[1] UN REPAS AU DÉSERT DE L'ÉGYPTE. [2] La lune dormait sur les sables. [3] La grande Thèbes, couvrant de ses ruines la plaine sans bornes, élevait çà et là ses portiques croulants, ses colonnades peintes, ses dieux tristement assis sur leurs troncs isolés qui entouraient jadis les nefs des temples aujourd'hui renversés, ses sphinx accroupis dans l'ombre comme des monstres nocturnes et fantastiques. [4] Rien n'indiquait la présence d'êtres vivants dans ce royaume de la mort rien que le glapissement des chacals qui rôdaient au milieu des décombres. [5] Un voyageur français s'était égaré dans les ruines ; l'admiration dont le ravissaient tant de merveilles, avait absorbé toute son attention ; grand ami des choses d'autrefois, et passionné surtout pour les antiquités égyptiennes, les statues, les bas-reliefs, les hiéroglyphes lui avaient fait oublier et dîner et compagnons ; et, quand vint le soir, il se trouva seul dans la vaste solitude. [6] La position était tant soit peu critique; la science et la bravoure n'habitent pas toujours de compagnie, et notre homme n'était rien moins que brave ; à chaque instant il croyait voir sortir de derrière la tête immobile de quelque sphinx le muffle pointu d'une hyène, ou la tête énorme d'un lion du désert. [7] Il fallait pourtant se mettre en quête, au risque de faire des rencontres peu agréables ; le pauvre voyageur erra longtemps en tremblant, enjambant tantôt un chapiteau vernissé, tantôt un pharaon gisant sur la poussière avec ses divinités ; enfin, il aperçut une flamme brillante qui tournoyait à quelque distance. [8] Il s'avança avec précaution vers une élévation qui semblait faite de main d'homme et dans laquelle s'ouvraient plusieurs excavations. [9] C'était de l'une d'elles que partait la lumière qu'il avait aperçue. [10] Il pensa que ses compagnons de route s'étaient sans doute réunis en ce lieu pour préparer le repas du soir; cependant, il jugea prudent de ne se diriger qu'obliquement vers cette espèce de grotte, et de pouvoir y jeter les yeux par avance sans être découvert lui-même de l'intérieur. [11] Ce ne furent pas les habits étroits des Francs, ni les longs caftans des soldats du Pacha qu'il aperçut, mais bien les manteaux blancs de cinq ou six Bédouins, maigres et basanés, étendus en silence autour d'un grand feu où rôtissait une gazelle. [12] Se retirer sans être entendu était bien difficile. [13] S'il était poursuivi et attrapé, l'affaire de notre homme devenait très mauvaise. [14] Il connaissait les us et coutumes des gens près desquels il se trouvait ; il eut du coeur en désespoir de cause, et, entrant d'un pas délibéré dans la caverne, il s'inclina devant le plus apparent des Arabes, et saisit le bas de son manteau, en leur adressant le *salam aleïkum* d'usage. [15] L'Ismaëlite, sans ôter sa pipe de sa bouche, lui fit signe de s'asseoir près de lui, et attendit que l'étranger jugeât à propos de révéler son nom et le motif de sa venue. [16] Le Français lui fit connaître en peu de mots sa situation et lui demanda l'hospitalité pour une nuit. [17] Allah est grand et sa main nourrit avec une égale générosité le croyant et l'infidèle. [18] Reste avec nous, étranger, tu prendras ta part de ce qu'il nous a envoyé aujourd'hui, et demain nous t'aiderons à retrouver tes frères. [19] Cependant la gazelle cuisait et se dorait peu à peu, et une odeur étrange, nauséabonde, inexplicable se répandait dans la grotte avec des flots de fumée suffocante. [20] Quelle en pouvait être la cause? [21] Le voyageur pensa à ces ingrédients d'espèce déshonnête dont le véridique M- de Voltaire attribua malicieusement le goût au prophète Ézéchiel dans ses déjeuners; mais non, ces déjections animales, desséchées, ne conservent que bien peu d'odeur, et, d'ailleurs, le feu n'en était point alimenté, car il se nourrissait de longues bûches d'une forme toute particulière et qui, à travers la fumée, ressemblaient à des figures humaines. [22] Le Français y fit peu d'attention, et, quand on lui servit poliment un morceau de filet de gazelle, ses dents aiguisées par un jeûne de vingt-quatre heures travaillèrent à l'envi de celles des Bédouins qui l'entouraient. [23] Cependant l'odeur bizarre et putride s'était tant soit peu communiquée à la viande, car il sentit par intervalle son estomac se soulever. [24] Tout à coup il jeta un regard sur le feu qui mourait, car il vit distinctement --- il vit une masse informe réduite en charbon, mais à l'extrémité de laquelle s'allongeait un pied d'homme noirci par les flammes. [25] Il pensa tomber à la renverse d'horreur et d'effroi. [26] Qu'a donc le Français ? lui demanda l'un de ses hôtes. [27] La bouche béante, les yeux égarés, le voyageur montrait de la main le cadavre. [28] Est-ce que tu ne connais (pas) cela, Français ? dit l'Arabe d'un air d'indifférence ; c'est un des Giaours qui reposent dans la montagne, embaumé et ceint de bandelettes depuis le temps du roi Salomon. [29] Il faut bien que ces infidèles servent à quelque chose après leur mort ! [30] Le Français se trouvait dans une tombe égyptienne ; il avait mangé de la gazelle à la momie !