https://fr.wikisource.org/wiki/Chronique_de_Guillaume_de_Nangis/R%C3%A8gne_de_Louis_IX_(1226-1270) [3,0] Guillaume de Nangis. Chronique. Règne de Louis IX (1226-1270). [3,1226] Vers l’Ascension du Seigneur, Louis (VIII) roi de France, et tous les croisés se mettant en route contre les Albigeois, arrivèrent à Avignon la veille de la fête de saint Barnabé apôtre. Cette ville était depuis sept ans soumise à l’excommunication, à cause de sa perverse hérésie ; le roi et les barons en ayant aussitôt formé le siège y souffrirent beaucoup de maux, mais enfin l’ayant vigoureusement pressée jusqu’à la fête de l’Assomption de sainte Marie, ils s’en emparèrent, et y établirent pour évêque un certain moine de Cluny. Là mourut dans le camp, frappé d’une pierre lancée d’un pierrier, Gui, comte de Saint-Paul. Thibaut, comte de Champagne, s’en retourna chez lui sans la permission du roi ni du légat. Le roi, après avoir fait détruire les murs de la ville et raser dans l’intérieur cent maisons fortifiées de tours, emmena son armée. Dans sa marche à travers cette province, les villes, les châteaux et toutes les forteresses jusqu’à quatre lieues de Toulouse, se rendirent pacifiquement à lui ; revenant ensuite en France il mit à la tête de tout ce pays le chevalier Imbert de Beaujeu. Pendant le retour du roi, moururent Guillaume, archevêque de Rheims, et le comte de Namur, parent du roi de France, et frère de Henri, empereur de Constantinople. Le roi Louis, lui-même, étant arrivé à Montpensier en Auvergne, tomba de son lit, et mourut à l’octave de la Toussaint ; il fut porté jusqu’à Saint-Denis en France, et enterré avec honneur auprès de son père ; il eut pour successeur au trône son fils Louis, qui, par l’habileté et la prudence de sa vénérable mère la reine Blanche, un mois après la mort de son père, à savoir le premier dimanche de l’Avent, fut, à l’âge de moins de quatorze ans, couronné à Rheims par les mains de l’évêque de Soissons, le siége de Rheims étant alors vacant. La même année, Ferrand, comte de Flandre, qui avait été pendant douze ans retenu à Paris dans la prison du roi de France, fut délivré au prix de beaucoup d’argent. Le pape Honoré étant mort, Grégoire IX, cent quatre-vingt-deuxième pape, gouverna l’Église de Rome. [3, 1227] Jean, autrefois roi de Jérusalem, quittant la France avec sa femme Bérengère, vint en Lombardie, et séjourna pendant quelque temps à Bologne. Le pape Grégoire l’ayant su, lui donna à défendre tout le territoire de l’Église de Rome. Louis, roi de France, par le conseil de la reine Blanche, sa mère, envoya dans la terre des Albigeois des évêques et un grand nombre de chevaliers, qui se rendirent dans le pays de Toulouse, et reçurent en leur pouvoir la ville de Toulouse et tout le comté. Hugues, comte de la Marche, Thibaut, comte de Champagne, et Pierre, comte de Bretagne, conspirant contre leur seigneur Louis, roi de France, conclurent une mutuelle alliance. Le roi, l’ayant appris, rassembla, par le conseil de sa mère la reine Blanche, une multitude incroyable de troupes, et s’avança promptement jusqu’aux carrières de Coursay. Le comte de Champagne, saisi de crainte à la vue de ces préparatifs, se repentit de son mauvais projet, et, se rangeant du parti du roi de France, se retira promptement de l’alliance des comtes de la Marche et de Bretagne. Le roi l’accueillit avec bonté, et, pour ne rien faire contre les droits, invita à se rendre à une troisième assemblée les deux autres comtes, qu’il avait déjà, par un édit royal, appelés à une conférence, mais qui avaient dédaigné d’y venir. Alors, réfléchissant à leur orgueil insensé et à la clémence du roi, ils vinrent le trouver à Vendôme, et firent satisfaction pour leurs méfaits. [3, 1228] Quelques barons de France, irrités de ce que le comte de Champagne, contre la volonté des comtes de la Marche et de Bretagne, et le traité qu’il avait conclu avec eux, s’était rapproché du roi de France, et avait révélé leurs abominables desseins, rassemblèrent une armée innombrable, entrèrent en ennemis, par l’Allemagne, sur le territoire du comte de Champagne, et incendièrent les villes, les châteaux et les villages. Comme ils assiégeaient Bar-sur-Seine sans vouloir obéir à l’ordre que leur donnait le roi de s’en éloigner, le roi rassembla une multitude d’hommes d’armes, et marcha promptement contre eux. Les barons, à la nouvelle de son arrivée, levèrent au plus vite le siège. Le roi, après avoir ainsi défendu son homme-lige contre leurs attaques, s’en retourna à Paris. Le pape Grégoire somma Frédéric, empereur des Romains, qui avait pris la croix depuis longtemps, d’accomplir son vœu et de s’embarquer pour aller au secours de la Terre-Sainte. Frédéric, ayant promis de le faire, marqua au pape et à la cour de Rome le jour certain de son départ ; c’est pourquoi le pape fit savoir ce jour à tous les croisés, et leur manda qu’ils se réunissent promptement, et se tinssent prêts à se rendre où, selon sa promesse, l’empereur devait s’embarquer. Pendant ce temps, l’empereur soumit quelques ennemis dans le royaume de Sicile, et, rassemblant dans un seul lieu de la Pouille les Sarrasins qui habitaient dans différents endroits du royaume de Sicile, il les renferma dans une seule ville, appelée Nocera des Sarrasins, et qu’il rendit tributaire. Pierre, comte de Bretagne, soutenu par le secours et les conseils de quelques barons de France, se révolta contre le roi Louis, et invita Henri, roi d’Angleterre, à passer la mer avec une très-grande multitude d’Anglais. Dès que le roi Louis en fut instruit, il rassembla une armée, et s’avança vers le château de Bellême, que le comte de Bretagne avait reçu en garde du roi Louis, et qu’il n’avait pas voulu rendre. Le roi forma le siège de ce château, qui fut tellement ébranlé par les coups des machines de guerre, qu’il menaçait ruine en plus d’un endroit. Les assiégés, saisis de crainte, se rendirent au roi de France. Alors le roi d’Angleterre craignant pour lui s’en retourna dans son royaume couvert de honte et d’ignominie, et le roi Louis se retira à Paris. Dans le même temps que Louis, le saint roi de France, s’empara du château de Bellême, Jean des Vignes, très valeureux chevalier, rassemblant une armée en Normandie, et la conduisant à la Haye-Pesnel, soumit cette ville au roi de France dans l’espace de peu de jours. La femme de Frédéric empereur des Romains, fille de Jean autrefois roi de Jérusalem, mourut, laissant un fils unique nommé Conrad, héritier dudit royaume de Jérusalem. Jeanne, comtesse de Flandre, étant morte, les comtés de Flandre et de Hainaut revinrent à sa sœur Marguerite, femme de Bouchard seigneur d’Avesnes. [3, 1229] Pierre, comte de Bretagne, affligé d’avoir perdu le château de Bellême, recommença de nouveau à infester les terres du roi de France. Le roi Louis irrité rassembla encore une armée contre lui, marcha vers le château d’Adou, l’assiégea et le prit d’assaut. Il se transporta ensuite vers un autre château appelé Chantoceaux qui se rendit à lui. Après avoir ainsi rabaissé Pierre, comte de Bretagne, le roi saint Louis gouverna en paix pendant plus de quatre ans le royaume de France. Le roi des Aragonais prit sur les Sarrasins les îles de Majorque et d’Iviça, et la ville de Valence, où saint Vincent fut martyrisé, et, en chassant les Sarrasins, il la consacra au nom chrétien. Sainte Elisabeth, fille du roi de Hongrie, et femme du landgrave duc de Thuringe, et saint Antoine, de l’ordre des frères Mineurs, brillèrent par leur sainteté. Une grande multitude de pélerins croisés s’étant, d’après l’ordre du pape Grégoire, rassemblés à Brindes pour passer dans la Terre-Sainte avec Frédéric, empereur des Romains, pendant qu’ils s’embarquaient avec lui, lui-même, s’échappant furtivement sur les galères, s’en revint à Brindes. Les pèlerins, naviguant par un vent favorable, abordèrent à Acre. Le pontife romain Grégoire, instruit de la fuite de l’empereur, l’excommunia, et ordonna que son excommunication fût annoncée à toute la chrétienté. Dans le temps où les pèlerins arrivèrent à Acre, mourut Coradin, soudan de Damas, laissant deux fils en tutelle. Une trêve fut alors accordée à la chrétienté. [3, 1230] Saint Louis, roi de France, fonda l’abbaye de Montréal, de l’ordre de Cîteaux, près de Beaumont-sur-Oise, dans l’évêché de Beauvais. Frédéric, empereur des Romains, envoya des députés au soudan de Babylone, et contracta avec lui des amitiés suspectes à la chrétienté. Il s’éleva à Paris une grande dissension entre les écoliers et les bourgeois. Des bourgeois avaient tué quelques clercs ; c’est pourquoi les clercs, quittant Paris, se dispersèrent dans différentes contrées du monde ; ce que voyant le roi saint Louis, il s’affligea grandement de ce que l’étude des lettres et de la philosophie, par où s’acquiert le trésor de la science, qui excelle et l’emporte sur tous les autres, s’était retirée de Paris. Elle était venue d’ Athènes à Rome, et de cette ville en France, avec les honneurs de chevalerie, par les soins de Charlemagne, à la suite de Denis l’Aréopagite, grec, qui le premier répandit à Paris la foi catholique. Ce très pieux roi, craignant qu’un si grand et un tel trésor ne s’éloignât du royaume, parce que la science et le savoir sont les trésors du salut, "sapienta et scientia", et de peur que le Seigneur ne lui dît « Comme tu as repoussé la science, je te repousserai, » manda auxdits clercs de revenir à Paris, les reçut à leur retour avec une grande clémence, et leur fit faire une prompte réparation par les bourgeois de tous les torts qu’ils avaient eus auparavant envers eux. En effet, si un trésor aussi précieux, aussi salutaire que celui de la sagesse, eût été enlevé au royaume de France, le lis, emblème des rois de France, serait étonnamment défiguré, car depuis que Dieu et notre Seigneur Jésus-Christ voulut que le royaume de France fût illustré plus particulièrement que les autres royaumes par la foi, la sapience et la chevalerie, les rois de France eurent coutume de porter sur leurs armes et leurs bannières une fleur de lis peinte à trois feuilles, comme pour dire à tout le monde que la foi, la science et l’honneur de la chevalerie, par la providence de Dieu, se trouvent davantage dans notre royaume que dans tous les autres. En effet, les deux feuilles pareilles, qui signifient la sapience et la chevalerie, gardent et défendent la troisième feuille, qui signifie la foi, et qui est placée plus haut au milieu des deux autres car la foi est gouvernée et réglée par la sapience, et défendue par la chevalerie. Tant que dans le royaume de France ces trois feuilles seront unies ensemble en paix, vigueur et bon ordre, le royaume subsistera mais si on les sépare, ou si on les arrache du royaume, le royaume divisé sera désolé et tombera. [3, 1231] Les députés de Frédéric, empereur des Romains, étant revenus du pays d’outre-mer, où ils avaient été envoyés vers le soudan de Babylone, l’empereur excommunié, s’inquiétant peu de l’excommunication du pape, prit, sans avoir reçu l’absolution, et à l’insu du pape, le chemin de Jérusalem. Il navigua par mer, et aborda à Chypre où il demeura jusqu’à ce que son sénéchal, qu’il envoya à Acre avec une grande muliuude d’hommes d’armes, lui annonçât la volonté du soudan de Babylone. Par le conseil du roi de France, saint Louis, et d’hommes religieux, le monastère de Saint-Denis en France fut réformé sous l’abbé Eudes ; les moines n’osaient le faire auparavant, à cause de la dédicace mystérieuse qu’on sait que ce monastère a reçue du Seigneur lui-même. [3, 1232] Simon, archevêque de Bourges, mourut, et eut pour successeur Philippe, auparavant évêque d’Orléans. Le sénéchal de Frédéric, empereur des Romains, envoyé à Acre, fit souffrir beaucoup de dommages aux pélerins chrétiens, et, sortant souvent en secret de la ville, tint conseil avec le soudan de Babylone et les Sarrasins. Connaissant leurs volontés, ainsi que le souhaitait son seigneur, il manda à Frédéric de venir promptement à Acre. Quittant aussitôt Chypre, Frédéric fit savoir au pape Grégoire qu’il était dans Acre au-delà de la mer, et le pria de le dégager du lien de l’excommunication. Mais le pape, sachant d’avance qu’il était uni avec les Sarrasins par une détestable alliance, et qu’il avait conclu avec le soudan un traité nuisible à la chrétienté, n’y voulut point consentir, et même le manda aux Templiers et aux Hospitaliers, auxquels il défendit expressément de se joindre à lui ou de lui porter secours. Ce que voyant l’empereur, il se fit d’abord, dit-on, couronner à Jérusalem et après avoir laissé des Sarrasins pour la garde du temple du Seigneur, et imploré du soudan une trêve de dix ans pour la chrétienté, il revint plein de ressentiment dans la Pouille où il s’empara tyranniquement des terres de l’Église de Rome, de l’Hôpital et du Temple, ainsi que des revenus qu’ils avaient dans son Empire, et fit souffrir de grands dommages au pape, aux cardinaux, et à tout le clergé un grand nombre de pertes. Un très saint clou du Seigneur, un de ceux qui avaient attaché à la croix son corps divin, et qui était resté, depuis le temps de Charles le Chauve, roi des Français et empereur des Romains, dans l’église de Saint-Denis en, France, à qui ce prince en avait fait présent, tomba comme on le tirait de son vase pour le donner à baiser, et fut perdu au milieu de la multitude de ceux qui voulaient le baiser, le 27 février. Mais, au premier jour d’avril suivant, les nombreux miracles qu’il opérait le firent trouver, et le saint jour du samedi saint il fut porté dans ladite église en une grande joie et triomphe. [3, 1233] Il s’éleva à Beauvais, ville de France, une dissension entre les premiers de la ville et les moindres bourgeois : Plusieurs des principaux bourgeois ayant été tués, un grand nombre des petits bourgeois furent pris et mis en prison dans différents endroits du royaume de France. Comme ce châtiment avait été ordonné par le roi saint Louis, en qualité de suzerain, Milon, évêque et comte de ladite ville, mit son evêché en interdit. Mais étant parti pour Rome à ce sujet, il mourut en chemin. Son successeur Geoffroi, poursuivant cette même cause, ne passa dans son évêché qu’un petit nombre de jours remplis d’affliction. Robert, qui succéda à celui-ci, fit la paix avec le roi, et leva ainsi l’interdit de son diocèse. Philippe comte de Boulogne, fils de Philippe roi de France, mourut et fut enseveli à Saint-Denis. Les frères Précheurs et les frères Mineurs, prêchant en France par l’ordre du pape, exhortèrent un grand nombre de barons, de chevaliers et de pélerins, de clercs et de laïques, a prendre la croix et à passer au secours de la Terre-Sainte. Mais, du consentement du pape Grégoire, ils différèrent leur embarquement de quatre ou cinq ans. [3, 1234] Le roi des Navarrais étant mort, Thibaut, comte de Champagne, son neveu par sa sœur, devint roi de Navarre. Saint Louis, roi de France, prit en mariage la fille du comte de Provence, nommée Marguerite, qui fut couronnée à Sens par les mains de Gautier, archevêque de Sens, vers le dimanche de l’Ascension. Robert, empereur des Grecs, ayant perdu tout ce qu’avait autrefois conquis son oncle, l’empereur Henri, à l’exception de Constantinople et de la province environnante, accablé par les siens d’un grand nombre d’outrages, mourut enfin sans postérité. Comme Baudouin, son frère, âgé de quinze ans, ne pouvait, dans un si grand désordre, s’opposer aux séditions des Grecs, les Français et les Latins qui demeuraient à Constantinople, par le conseil et le consentement du pape Grégoire, firent sacrer empereur pour sa vie, Jean autrefois roi de Jérusalem, et marièrent Marie sa fille, au jeune Baudouin héritier de l’Empire. Jean, accueilli avec honneur à Constantinople, soumit autant qu’il put les ennemis de l’Empire, et, défendant fidèlement son gendre Baudouin, le fit enfin élever avec sa femme à la dignité impériale pour gouverner sous lui. {- - -} [3, 1235] Il y eut en France, et surtout dans l’Aquitaine, une très grande famine, au point que les hommes mangeaient les herbes des champs comme des animaux. Le boisseau de blé, valait cent sols dans le Poitou, où un grand nombre de gens périrent de faim ou furent consumés par le feu sacré. {- - -} [3, 1236] Le Vieux de la Montagne, roi des Arsacides, envoya en France des messagers arsacides avec l’ordre de tuer le roi de France Louis. Mais, pendant leur voyage, Dieu changea son cœur, lui inspira des pensées de paix et non de meurtre. C’est pourquoi, après les premiers messages, il en envoya d’autres, le plus vite qu’il fut possible, pour mander au roi saint Louis qu’il se méfiât des premiers. Le roi depuis ce temps fit garder sa personne avec plus de soin, et par le moyen des seconds messagers découvrit les premiers. Le roi saint Louis, joyeux qu’ils eussent été reconnus, les honora tous par des présents, et les chargea d’un grand nombre de dons précieux pour leur roi en signe de paix et d’amitié. Ce méchant et cruel roi demeurait sur les confins d’Antioche et de Damas, dans des châteaux très fortifiés et bâtis sur des montagnes. Il était fort redouté des princes chrétiens et sarrasins, tant voisins qu’éloignés, parce que souvent il les faisait tuer indifféremment par ses envoyés. Il faisait élever dans ses palais quelques enfants de sa terre. Là on leur apprenait toutes les langues, et on leur enseignait à craindre leur seigneur par-dessus tout, et à lui obéir jusqu’à la mort, afin d’obtenir ainsi les joies du paradis. Quiconque périssait dans un acte d’obéissance, était honoré comme un ange, par les gens de la terre des Arsacides. Soumis ainsi à leur roi, ils faisaient périr beaucoup de princes sans aucune crainte de s’exposer à la mort. [3, 1237] Un grand nombre de barons et autres du royaume de France, qui avaient pris la croix à la suite des prédications des frères Prêcheurs et des frères Mineurs, se mirent en route pour Jérusalem, ayant à leur tête Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne. Lorsqu’ils furent arrivés au-delà de la mer, Pierre, comte de Bretagne, peu soucieux de leur commune entreprise, alla piller quelque autre terre. Comme il réussit dans son expédition, Amauri, comte de Montfort, Henri, comte de Bar, et d’autres fameux chevaliers, excités par la cupidité, tentèrent, sans égards aux intérêts communs, d’en faire autant que lui. Après avoir chevauché pendant toute la nuit, ils arrivèrent le matin dans des lieux sablonneux, près de Gaza. Épuisés de fatigue, ils furent pris, et presque tous livrés à la mort par les habitants de Gaza, que des espions avaient instruits d’avance de leur arrivée. On ne revit plus jamais dans la suite le comte de Bar, qui fut pris ou tué dans cette occasion. [3, 1238] Saint Louis, roi de France, fit chevalier, à Compiègne, le plus âgé de ses frères, que, peu de temps auparavant, il avait fait unir en légitime mariage à Mathilde, fille du duc de Brabant. Il céda alors à cedit frère, pour lui et sa postérité, le comté d’Arras avec ses appartenances. Frédéric, empereur des Romains, manda au roi de France Louis qu’il se rendrait à Vaucouleurs, pour avoir une entrevue avec lui, mais ayant appris dans la suite que le saint roi voulait conduire à sa suite deux mille chevaliers armés, avec une grande multitude d’hommes de pied et de serviteurs, il manda au roi, par un nouveau message, qu’il ne viendrait pas le jour fixé ni à l’endroit désigné. En effet, il avait espèré que le saint roi n’amènerait avec lui qu’un petit nombre de chevaliers ; ce qu’il desirait de toute son âme parce que, comme plusieurs le disaient méchant et perfide, il s’efforçait de machiner quelque chose contre le roi et le royaume. {- - -} [3, 1239] Saint Louis, roi de France, se fit apporter du pays de Constantinople, à Paris, la très sainte couronne d’épines dont le Christ, fils de Dieu, voulut être couronné dans la Passion qu’il endura pour nos péchés. Le jeudi après l’Assomption de la sainte Vierge mère du Seigneur, le roi et ses frères, marchant pieds nus au milieu des joyeux transports du clergé et du peuple, des hymnes et des cantiques pleins de douceur, la portèrent, depuis le bois de Vincennes, éloigné d’un mille de Paris jusqu’à la grande église de Sainte-Marie d’abord, et de là jusqu’à la chapelle de la maison du roi, qu’il avait fait nouvellement construire avec un admirable et somptueux travail. Dans le même temps, Jean, empereur de Constantinople accablé par ses ennemis et manquant d’argent, emprunta aux Vénitiens une somme et plaça pour gage, entre leurs mains, les instruments de la Passion du Seigneur à savoir, une très grande partie de la sainte croix, le fer de la lance dont fut percé le corps du Seigneur, et l’éponge qu’on lui présenta trempée de vinaigre. Ce qu’ayant appris, le très dévot Louis, roi de France, obtint, par promesse et par le don de l’empereur et de son gendre Baudouin, de faire porter à Paris ces grandes reliques rachetées de ses richesses, et les fit honorablement placer dans la chapelle de sa maison. Simon de Montfort, très vaillant chevalier de France, fils de Simon, comte de Montfort, qui mourut à Toulouse d’un coup de pierre lancée d’un pierrier, étant devenu ennemi de la reine de France, mère du très pieux roi Louis, s’enfuit en Angleterre auprès du roi Henri, qui le reçut avec bienveillance et lui donna sa sœur en mariage avec le comté de Leicester. Richard, comte de Cornouailles, frère du roi d’Angleterre Henri, étant parti pour la Terre-Sainte avec une grande armée, y trouva celle des Français dans un grand désordre. Touché de haute compassion pour la Terre-Sainte, il fit conclure une trêve mutuelle et un traité entre les Chrétiens et les Sarrasins, et fit délivrer fidèlement les prisonniers qu’ils tenaient. Amauri, comte de Montfort, délivré de la captivité des Sarrasins, mourut à Rome, où il était passé en revenant, et fut enseveli avec vénération dans la basilique de Saint-Pierre. Jean, son fils, lui succéda en son comté. [3, 1240] Frédéric, empereur des Romains, se révoltant plus violemment que de coutume contre l’Église de Rome, dressa des embûches à ceux qui se rendaient dans cette ville ; c’est pourquoi Jacques, évêque de Préneste, fut secrètement envoyé en France par le pape pour demander des secours. Comme il s’en revenait après avoir rempli sa mission, il fut pris par l’empereur. Dans le même temps le cardinal Othon fut pris aussi à son retour d’Angleterre, où le pape l’avait envoyé. Pendant que le pape s’efforçait de convoquer à Rome un concile d’évêques à ce sujet, un grand nombre d’évêques du royaume de France et d’autres pays furent également pris dans le chemin. Tandis que les prélats étaient ainsi pris, mis en prison, et opprimés par un grand nombre de tribulations, le pape Grégoire entra dans la voie de toute chair. Célestin IV, cent quatre-vingt-troisième pape de l’Église romaine, lui succéda. Le pape Célestin étant mort dix-sept jours après, le siège de l’Église de Rome fut pendant vingt-deux mois privé d’évêque. Il y eut à Crémone un très-fort orage, et il tomba sur le monastère de Saint-Gabriel un morceau de grêle sur lequel étaient représentées la croix et l’image du Sauveur, avec ces mots écrits en lettres d’or : Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Pendant que ce morceau de grêle, retournant à son premier état, fondait en eau, les moines dudit monastère lavèrent avec cette eau les yeux d’un certain moine, dont la vue s’éclaircit aussitôt. Saint Louis, roi de France, voyant l’Église de Dieu privée de tout secours humain, et touché de compassion pour les prélats du royaume, envoya vers l’empereur, le suppliant de les délivrer. N’acquiesçant pas d’abord à cette demande, l’empereur manda au roi qu’il ne s’étonnât pas si César tenait à la gêne ceux qui s’efforçaient de gêner César. Ce que voyant, le saint roi lui manda de nouveau qu’il ne fit pas trop usage de sa puissance, que le royaume de France n’était pas si faible qu’il dût risquer de le presser de l’éperon. L’empereur comprenant ces paroles, délivra, quoique malgré lui, tous les prélats, dans la crainte d’offenser le roi de France Louis. [3, 1241] Saint Louis, roi de France, fit chevalier, à Saumur, Alphonse, son frère, qu’il avait solennellement marié peu de jours auparavant à Jeanne, fille du comte de Toulouse, et lui accorda à perpétuité la terre d’Auvergne, du Poitou, et les terres des Albigeois. Il ordonna en cette ville à Hugues, comte de la Marche, de faire hommage à son frère, selon qu’il le devait, pour une terre qu’il avait dans le Poitou. Hugues, enflé du vent de l’orgueil, refusa de le faire ; c’est pourquoi le roi, violemment irrité, mais n’étant pas prêt pour le combattre, s’en retourna à Paris avec une grande indignation. [3, 1242] Saint Louis, roi de France, n’oubliant pas l’audace de Hugues, comte de la Marche, attaqua sa terre avec une grande multitude d’hommes d’armes. Il prit d’abord un château appelé Montreuil, situé dans le Gâtinais, la tour de Birge avec deux châteaux très fortifiés, Nogent et Fontenay, appartenants à Geoffroi de Lusignan qui tenait pour le parti du comte. Le saint roi fit détruire quelques autres châteaux, et s’empara ensuite de tout le pays jusqu’à Saintes. Il livra bataille devant cette ville audit Hugues, comte de la Marche, et à Henri, roi des Anglais que Hugues avait engagé à passer en France avec une grande multitude d’Anglais, parce qu’il avait pour femme la mère du roi d’Angleterre. Le roi Louis les vainquit puissamment, les mit en fuite, et leur fit un grand nombre de prisonniers. Le roi d’Angleterre, passant la Garonne, se retira à Blaye. Le lendemain les habitants de Saintes, réfléchissant à la fuite du roi et du comte, rendirent la ville au roi de France. Le comte de la Marche vint en suppliant à cette ville avec sa femme et ses fils, et répara tous ses méfaits envers le roi de France. Il abandonna, tout ce que le roi avait conquis sur lui, au comte de Poitou, auquel le comte de la Marche et tous ses partisans jurèrent de faire hommage. Le roi d’Angleterre, saisi d’une grande crainte, envoya des députés au roi de France, dont il ne put qu’à grand’peine obtenir une trêve de cinq ans. Il arriva aussi, par la volonté divine, que, dans la suite, les barons de France ne tentèrent plus rien contre leur roi, oint du Seigneur, car ils voyaient très manifestement que la main du Seigneur était avec lui. Les Tartares, après avoir ravagé la Géorgie, l’Inde et la Grande-Arménie, réunis tous ensemble, dévastèrent Arsaron première ville de Turquie et soumirent les Turcs et la Turquie jusqu’à Faustre et Iconium, ville royale. Un de leurs princes, nommé Bathon, ravagea la Pologne, la Hongrie et les pays situés près de la mer du Pont, la Russie, la Gazarie, avec trente autres royaumes, et parvint jusqu’aux frontières de la Germanie. Comme ils craignaient de passer la Hongrie, ayant sacrifié aux démons, ils en reçurent cette réponse « Allez en sûreté, parce que vous êtes précédés par l’esprit de discorde et d’incrédulité qui trouble les Hongrois et les empêchera de vous vaincre. » Il en fut ainsi, car, avant leur arrivée, le roi et les princes, le clergé et le peuple étaient dans de mutuelles dissensions ; c’est pourquoi ils ne voulurent pas se préparer au combat. Frappés de terreur à l’arrivée des Tartares, ils s’enfuirent çà et là, et un grand nombre furent tués. [3, 1243] Après que le siège apostolique eut vaqué pendant deux ans, Innocent IV, Génois de nation, fut le cent quatre-vingt-quatrième pape qui gouverna l’Église de Rome. En ce temps naquit Louis, l’aîné des fils de saint Louis, roi de France. Gautier Cornu, archevêque de Sens, mourut, et eut pour successeur Gilles Cornu, son frère. Eudes Clément, abbé de Saint-Denis, en France, fut créé archevêque de Rouen, et l’abbé de Cluny évéque de Langres. Yvelle, auparavant archevêque de Tours, fut fait archevêque de Rheims. Albert Cornu, évéque de Chartres, mourut, et eut pour successeur Henri de Gressey, archidiacre de Blois. [3, 1244] Le pape Innocent vint à Lyon, ville de France, pour y célébrer un concile. Vastachion et Azan, deux des principaux barons de la Grèce, qui étaient en discorde, s’étant mutuellement réconciliés, ce fut un accroissement à la puissance des ennemis de Jean empereur de Constantinople : c’est pourquoi l’empereur Jean, après avoir tenu conseil avec les siens, envoya en France le jeune empereur Baudouin son gendre, pour demander des secours et pour prendre possession, par l’aide et le conseil de son parent saint Louis, roi de France, du comté ou marquisat de Namur, et de la châtellenie de Courtenai, qui devaient lui revenir par la mort de son frère, le comte de Namur. Il envoya aussi avec lui ses trois fils, Alphonse, Jean et Louis, encore enfants, priant le roi de France Louis, et sa pieuse mère la reine Blanche, dont ils étaient arrière-petits-fils, de daigner les regarder et les recevoir comme leurs clients. Le roi saint Louis, les recevant avec honneur et bonté, leur porta une grande affection, et éleva très haut leur fortune. Quelques Infidèles nommés Chorasins, appelés et conduits par le soudan de Babylone, vinrent dans le royaume de Jérusalem, où ils défirent les Chrétiens, et le Seigneur permit qu’ils en tuassent devant Gaza une grande multitude. Dans cette occasion succombèrent non seulement la chevalerie du Temple, mais encore un grand nombre d’Hospitaliers, et beaucoup d’hommes puissants et nobles de la Terre-Sainte ; ensuite, s’emparant de Jérusalem, les Chorasins détruisirent le tombeau du Seigneur, et tuèrent un grand nombre de Chrétiens au dedans et au dehors de la sainte Cité. Vers la fête de la vierge sainte Luce, saint Louis, roi de France, demeurant a Pontoise, tomba dangereusement malade. Dans cette maladie, son âme fut tellement séparée de ses sens, que beaucoup le croyaient trépassé ; aussitôt qu’il revint à lui de cette extase, il demanda instamment et reçut la croix d’outre mer. Bientôt après, sa guérison remplit d’une grande joie les cœurs des Français. {- - -} [3, 1245] Le premier de mai, à la fête des apôtres Jacques et Philippe, naquit Philippe, fils de saint Louis, roi des Français. Vers la fête des apôtres Pierre et Paul, le pape Innocent tint à Lyon un concile dans lequel, après mûre délibération avec les prélats qui y étaient rassemblés, sur les crimes de Frédéric, empereur des Romains, il le déclara déchu de toutes ses dignités, l’en priva par une sentence, dégagea de leurs promesses tous ceux qui étaient liés envers ledit Frédéric par un serment de fidélité ou d’alliance, et donna le libre pouvoir, à ceux à qui dans l’Empire appartenait l’élection du roi des Romains, de procéder à un nouveau choix. Après ce concile, le pape envoya en France, en qualité de cardinal-légat du Siège apostolique, Eudes de Châteauroux, évêque de Frascati, afin d’exciter, par ses exhortations, les prélats, les barons et le peuple de ce royaume, à recevoir la croix du Seigneur, et les engager à s’embarquer pour aller au secours de la Terre-Sainte avec saint Louis, roi de France, qui avait pris la croix. {- - -} Le landgrave duc de Thuringe fut fait roi des romains par l’élection des princes d’Allemagne et par l’autorité du pape Innocent. Il fut prêché une croisade dans le Hainaut et dans la Flandre pour aller au secours du landgrave contre Henri, fils de l’empereur Frédéric déposé, qui s’efforçait de défendre en Allemagne le parti de son père. Saint Louis, roi de France, alla voir le pape Innocent à Lyon, et en revenant fit fiancer à son frère Charles la fille du comte de Provence, sœur de sa femme la reine Marguerite. [3, 1246] Les Turcs et les Arméniens, faisant alliance avec les Tartares, promirent de leur payer tous les ans pour tribut une grosse somme d’argent avec une grande quantité d’étoffes de soie. A la fête de la Pentecôte, le roi de France saint Louis fit chevalier son frère Charles, en lui donnant le comté d’Anjou. A Constantinople, l’empereur Jean étant mort, Baudouin, son gendre, revint de France et gouverna l’Empire. Le pape, encore dans le royaume de France, envoya un cardinal-légat en Italie pour combattre, par les armes spirituelles et temporelles, Frédéric empereur déposé. [3, 1247] A Iconium, ville de Turquie, comme un bateleur jouait sur la voie publique avec un ours, l’ours, levant la jambe, pissa sur une croix qui était sculptée près de là dans une muraille, mais il fut vu de tout le monde expirer aussitôt sur la place. Comme les Chrétiens qui demeuraient dans cette ville bénissaient et louaient Dieu sur cet événement, un Sarrasin s’indigna grandement de ce qu’ils glorifiaient Dieu sur le miracle qui venait d’être fait : c’est pourquoi, s’approchant de cet endroit, en mépris des Chrétiens et de la croix, il frappa du poing, mais son bras se sécha aussitôt, ainsi que toute sa main. Un autre Sarrasin, qui s’enivrait dans une taverne près de là, entendant les cris d’admiration et les louanges des Chrétiens à ce sujet, devenu tout-à-coup comme insensé, se moqua de tout cela, et, se levant de l’endroit où il buvait, voulut, en mépris de la chrétienté, pisser sur la croix ; mais il tomba frappé de mort subite. Saint-Edmond, évêque de Cantorbéry, dont le corps sacré reposait à Pontigny, monastère de France, ayant été canonisé par l’autorité apostolique, fut sorti de terre et placé au rang des saints. Le landgrave roi des Romains mourut et eut pour successeur Wiliquin ou Guillaume, comte de Hollande. [3, 1248] Saint Louis, roi de France, ayant pris le chemin d’outre-mer entre la Pentecôte et la fête de saint Jean, passa par la Bourgogne, et alla une seconde fois à Lyon visiter le pape Innocent et les cardinaux qui résidaient en cette ville ; ensuite, se séparant d’eux, il arriva, en suivant le Rhône, à la Roche du Gli. Comme le seigneur de ce château faisait souffrir à ceux qui passaient le Rhône d’illicites exactions, et les dépouillait injustement de leurs biens, il l’assiégea ; et, le château lui ayant été rendu assez promptement, il le fit démolir en partie. Ensuite, ayant reçu du seigneur de ce lieu la promesse qu’à l’avenir il renoncerait à ces injustices et à ces exactions illicites, il lui rendit son château. Etant arrivé au port d’Aigues-Mortes au mois de mars, il s’embarqua avec les siens le lendemain de la fête de l’apôtre saint Barthélemi. La comtesse d’Arras, femme de Robert frère du roi, étant enceinte, retourna en France, et y demeura jusqu’à ce qu’Alphonse, comte de Poitou, qui avait été laissé avec sa mère la reine Blanche pour la garde du royaume de France, passât dans la Terre-Sainte. Le roi, ayant pris terre à Chypre, y passa l’hiver avec sa suite, par le conseil des barons. Le roi de Chypre, et presque tous les nobles de cette île, animés par l’exemple des Français, prirent la croix. Le soudan de Babylone, qui se préparait à venir vers le pays de Damas, dans la terre des Chrétiens, ayant appris la nouvelle de l’arrivée du roi de France à Chypre, renonça à l’expédition qu’il projetait. Il existait aussi des inimitiés entre ce soudan, celui qui avait été soudan de Damas, et les gens d’Alep. Parmi les pélerins français, moururent à Chypre Robert, évêque de Beauvais ; Jean, comte de Montfort ; le comte de Vendôme, Guillaume de Mellot, et Guillaume des Barres, vaillans chevaliers ; Archambaud, seigneur de Bourbon ; le comte de Dreux, et beaucoup d’autres chevaliers, jusqu’au nombre de deux cent quarante. [3, 1249] Vers l’Ascension du Seigneur, saint Louis, roi de France, quittant Chypre où il avait passé l’hiver avec une multitude infinie de pélerins, aborda à Damiette, première ville de l’Égypte. Comme nos vaisseaux ne pouvaient approcher du rivage, à cause des bas-fonds de la mer, les Français, laissant leurs vaisseaux, s’avancèrent contre les Sarrasins, qui, gardant le rivage, tâchaient de nous empêcher de prendre terre, sautèrent dans la mer avec leurs armes, et se mirent dans l’eau jusqu’aux genoux. Fondant courageusement sur les Sarrasins, ils s’emparèrent du rivage, d’où ils repoussèrent les ennemis, dont ils tuèrent un grand nombre. Ensuite, les bateaux des Sarrasins s’étant emparés de l’embouchure du Nil, les nôtres les mirent en fuite, et prirent possession du rivage et du port ; et, le jour même qu’ils étaient venus, ils dressèrent leurs tentes sur le rivage. A la vue de ces succès, les Sarrasins de Damiette, miraculeusement saisis d’une terreur subite, quittèrent la ville, et s’enfuirent, le peuple pendant la nuit même, et les grands le lendemain matin, après avoir mis le feu de tous côtés. Les nôtres l’ayant aussitôt appris, l’armée se mit en marche, tous entrèrent en même temps et avec empressement dans la ville. Ils éteignirent le feu, et mirent une garnison du roi de France. La ville ayant enfin été purifiée, le roi de France saint Louis, le roi de Chypre, les barons de toute l’armée chrétienne, le légat et le patriarche de Jérusalem, avec tout le clergé, y entrèrent en procession, les pieds nus, et réconcilièrent la Mahomerie, qui longtemps auparavant, à l’autre prise de cette ville, avait été consacrée église de la sainte Vierge Marie. Après qu’on eut dans cette église rendu des actions de grâces au Dieu très haut pour les bienfaits qu’il accordait, le légat célébra une messe solennelle en l’honneur de sainte Marie mère de Dieu. Damiette ayant ainsi été prise par la volonté divine, huit jours après la Trinité, le roi de France et toute l’armée chrétienne y restèrent tout l’été jusqu’à ce que le Nil eût décru, dans la crainte que la hauteur de ses eaux ne leur fit éprouver des dommages, comme on lit qu’il arriva une fois aux Chrétiens dans les temps du roi de Jérusalem. Alphonse, comte de Poitou, frère de saint Louis, roi de France, qui avait été laissé avec sa mère pour la garde du royaume, en abandonnant le soin à ladite dame sa mère, la reine Blanche, prit le chemin d’outre-mer avec la femme de son frère Robert, comte d’Artois, et aborda à Damiette le dimanche avant la fête des apôtres saint Simon et saint Jude. Saint Louis, roi de France, ayant muni Damiette de vivres et de gens, quitta cette ville avec son armée le vingtième jour de novembre et marcha contre les Sarrasins qui s’étaient rassemblés en une grande armée à Massoure. Les nôtres ayant bien et courageusement combattu tout l’hiver dans ce pays contre les Sarrasins, dont ils tuèrent un grand nombre, et auxquels ils firent éprouver de grandes pertes, s’avancèrent un jour contre eux au combat sans précaution et sans ordre. Les Sarrasins, qui avaient repris des forces, entourèrent les nôtres de toutes parts et en firent un grand carnage. Dans cette affaire, Robert, comte d’Artois, frère de saint Louis, roi de France, s’étant imprudemment porté trop en avant, ne vit pas plus tôt la ville de Massoure ouverte, qu’il s’y précipita impétueusement avec les Sarrasins en fuite, et, par une témérité peu convenable, tombant entre les mains des ennemis, fut perdu pour ce monde. [3, 1250] Pendant que saint Louis, roi de France, combattait les Sarrasins à Massoure, par un secret jugement de Dieu, tout tourna au désavantage des nôtres car ils furent accablés de différentes maladies pestilentielles et d’une mortalité générale, qui s’étendait sur les hommes comme sur les chevaux ; au point qu’il y avait à peine quelqu’un dans l’armée qui ne pleurât ceux que la mort lui avait enlevés, ou allait lui enlever ; c’est pourquoi l’armée chrétienne épuisée périt en grande partie. La disette de vivres était telle qu’un grand nombre moururent de faim et d’inanition car les vaisseaux ne pouvaient passer de Damiette à l’armée à cause des barques des Sarrasins placées sur le fleuve. Les nôtres donc, pressés par ces incommodités, furent conduits par une inévitable nécessité â s’éloigner de ce lieu et à retourner vers le pays de Damiette, si le Seigneur le permettait. Mais le cinquième jour du mois d’avril, comme ils étaient en route pour s’en retourner, les Sarrasins, voyant qu’ils se retiraient, les attaquèrent bientôt vigoureusement avec une multitude infinie d’hommes d’armes. Il arriva, par la permission de Dieu, et peut-être en punition des péchés de quelques-uns, que le roi de France saint Louis tomba entre les mains des Sarrasins, et fut pris avec ses deux frères, Alphonse, comte de Poitou, et Charles, comte d’Anjou, et les autres qui s’en retournaient avec eux. Personne de ceux qui revenaient par terre ne put échapper, à l’exception d’un petit nombre, du légat et de quelques autres, qui peu de temps auparavant avaient quitté l’armée chrétienne. La plus grande partie de ceux qui revenaient par le fleuve furent aussi pris et tués. Dans le même temps, la reine de France Marguerite accoucha à Damiette d’un enfant appelé Jean, quelle fit surnommer Tristan, à cause de la tristesse qu’elle ressentit de la captivité de son mari et de ses frères, et des malheurs du peuple chrétien. Frédéric, empereur des Romains déposé, conduisit prisonnier dans la Pouille, et fit mourir dans la fange d’un cachot Henri son fils, qu’il avait auparavant fait couronner roi des Romains, et lequel était accusé auprès de lui de rébellion. Ensuite ayant assiégé avec de grandes forces, parmi les villes de Lombardie, celle de Parme, comme lui étant plus odieuse, il fut vaincu par le légat du pape Innocent et par les habitants de Parme, et après avoir perdu tous ses trésors et d’autres biens, il s’en retourna dans la Pouille. En traversant ce pays, attaqué d’une grave maladie, il termina son dernier jour. Après sa mort, son fils Conrad, qu’il avait eu de la fille de feu Jean, roi de Jérusalem, commença à dominer puissamment dans la Pouille et dans le royaume de Sicile. Le pape Innocent, ayant appris la mort de Frédéric, quitta Lyon et la France, et partit pour Venise, en Italie, où il demeura pendant longtemps. Le soudan de Babylone, Melech El-Vahen, dernier descendant de la race de Saladin, qui tenait prisonnier saint Louis, roi de France, fut tué par les siens. Alors le saint roi ayant donné une rançon et rendu Damiette aux Sarrasins, fut délivré avec ses frères et les autres prisonniers chrétiens. Après sa délivrance, il envoya en France ses deux frères, Charles et Alphonse, pour consoler leur mère. Lui même, passant à Acre, fit munir cette ville de remparts et de tours, et fit aussi fortifier Jaffa et Sidon, et quelques autres châteaux, de manière qu’ils pussent résister aux ennemis. Étant resté dans la Terre-Sainte pendant l’espace d’environ cinq ans, il racheta beaucoup de prisonniers chrétiens, et fit en outre beaucoup de bien. [3, 1251] Il arriva dans le royaume de France un événement surprenant, une chose nouvelle et inouie. Quelques chefs de brigands, pour séduire les gens simples et répandre la croisade parmi le peuple, annoncèrent, par des inventions pleines de fausseté, qu’ils avaient eu une vision d’anges, et que la sainte Vierge Marie leur était apparue et leur avait ordonné de prendre la croix, de rassembler une armée de pâtres et des hommes les plus vulgaires du peuple, que le Seigneur avait choisis pour marcher au secours de la Terre-Sainte et du roi de France, captif en ce pays. Ils représentaient, avec des images dessinées sur les bannières qu’ils faisaient porter devant eux, la teneur de cette vision. Passant d’abord par la Flandre et la Picardie, ils attiraient à eux, par leurs exhortations, les pâtres et le bas peuple des villages et des campagnes, de même que l’aimant attire le fer. Lorsqu’ils parvinrent en France, leur nombre s’était déjà tellement accru que, rangés par milliers et par centaines, ils marchaient comme une armée ; et, lorsqu’ils passaient dans les campagnes auprès des bergeries et des troupeaux de brebis, les pâtres abandonnant leurs troupeaux sans consulter leurs parents possédés de je ne sais quelle folie, s’enveloppaient avec eux dans le crime. Tandis que les pâtres et les simples y allaient dans une bonne intention, mais non selon la science, il y avait parmi eux un grand nombre de larrons et de meurtriers secrètement coupables de tous les crimes possibles, et par le conseil et la direction desquels la troupe était gouvernée. Lorsqu’ils passaient par les villages et les villes, ils levaient en l’air leurs masses, leurs haches et autres armes, et par là se rendaient si terribles au peuple, qu’il n’y avait personne de ceux à qui était confié le pouvoir judiciaire qui osât les contredire en rien. Ils étaient déjà tombés dans une telle erreur, qu’ils faisaient des mariages, donnaient des croix, et conféraient, du moins en apparence, l’absolution des péchés. Mais, ce qu’il y avait de pire, c’est qu’ils enveloppaient tellement avec eux dans leur erreur le bas peuple, qu’un grand nombre affirmaient, et que d’autres croyaient que les mets et les vins qu’on apportait devant eux ne diminuaient pas lorsqu’ils avaient mangé, mais semblaient plutôt augmenter. Le clergé apprit avec douleur que le peuple fût tombé dans une si grande erreur. Comme il voulut s’y opposer, il devint odieux aux pâtres et au peuple, qui conçurent pour les clercs une si injuste aversion, qu’ils en tuèrent plusieurs qu’ils trouvèrent dans les champs, et en firent, à ce que nous pensons, des martyrs. La reine Blanche, dont l’admirable sagesse gouvernait seule alors le royaume de France, n’aurait peut-être pas souffert que leur erreur fit de tels progrès, mais elle espérait que par eux il parviendrait du secours à son fils le roi saint Louis et à la Terre-Sainte. Lorsqu’ils eurent traversé la ville de Paris, ils crurent avoir échappé à tous les dangers, et se vantaient d’être des hommes de bien, ce qu’ils prouvaient par ce raisonnement qu’à Paris, la source de toute la science, jamais personne ne les avait contredits en rien. Alors ils commencèrent à se livrer plus violemment à leurs erreurs, et à s’adonner avec plus d’ardeur aux brigandages et aux rapines. Arrivés à Orléans, ils livrèrent combat aux clercs de l’université, et en tuèrent un grand nombre ; mais il y en eut aussi beaucoup de tués de leur côté. Leur chef, qu’ils appelaient le maître de Hongrie, étant arrivé avec eux d’Orléans à Bourges, entra dans les synagogues des Juifs, détruisit leurs livres, et les dépouilla injustement de tous leurs biens. Mais lorsqu’il eut quitté la ville avec le peuple, les habitants de Bourges les poursuivirent les armes à la main, et tuèrent le maître avec un grand nombre de gens de la troupe. Après cet échec, les autres se dispersèrent en différens lieux, et furent tués ou pendus pour leurs crimes le reste se dissipa comme une fumée. [3, 1252] Dans le Danemarck, le fameux Henri, roi de ce pays, fut jeté dans la mer par Abel son plus jeune frère, qui voulait régner à sa place. Mais Abel tira de ce meurtre peu d’honneur et de profit ; car, l’année suivante de son règne, ayant voulu soumettre les Frisons, il fut tué par eux. Le pape Innocent régla que tous les cardinaux de l’Église romaine, lorsqu’ils iraient à cheval, porteraient sur la tête un chapeau rouge, afin de les faire distinguer et reconnaître parmi les cavaliers qui les accompagneraient, voulant signifier par là que, dans la persécution de la foi et de la justice, l’Église romaine, qui est le chef de toutes les églises, devait, s’il était nécessaire, offrir aux coups sa tête plutôt que celle des autres. Alphonse et Charles, frères de saint Louis, roi de France, revinrent en France du pays d’outre-mer. Il s’éleva des troubles à Paris entre les clercs et les religieux qui étudiaient dans cette ville, à l’occasion d’un livre composé par maître Guillaume de Saint-Amour, chanoine de Beauvais, et ayant pour titre : Des dangers du monde. Mais maître Guillaume s’étant lui-même à ce sujet rendu à la cour de Rome, ce démêlé fut assoupi par le pape Innocent. Dans le même temps, Guillaume, abbé de Saint-Denis en France, sous la conduite de deux moines de ce monastère, envoya au roi de France saint Louis, qui demeurait dans le pays d’outre-mer, un vaisseau chargé d’étoffes de différentes couleurs et propres à faire des habits, de fromages et de volailles. Le saint roi reçut les deux moines avec une singulière joie, comme les messagers de son patron saint Denis. Comme ils étaient fatigués d’un si long voyage, il les retint longtemps avec lui, et leur offrit des présents, qu’ils ne voulurent point accepter. Ayant ensuite pris congé de lui, avec sa permission, ils revinrent chez eux sains et saufs, après avoir couru sur mer de grands dangers. [3, 1253] Naples, ville de la Pouille après avoir supporté pendant deux ans les assauts de Mainfroi, prince de Tarente, et fils de feu l’empereur Frédéric, qui l’avait eu d’une concubine, fut assiégée par Conrad, fils légitime dudit Frédéric. Après un siège de cinq mois, il la reçut, à certaines conditions conclues avec les citoyens, et en fit détruire entièrement tous les remparts et les meilleures maisons des citoyens. Il fit de même ensuite de Capoue et d’Aquino. Comme il suivait les traces de son père pour la persécution de l’Église, il mourut, frappé du juste jugement de Dieu, laissant un fils unique, nommé Conradin, encore en bas âge. Mainfroi, son frère, sous prétexte de se charger de la tutelle de son successeur Conradin s’empara du royaume de Sicile. Blanche, reine de France, mère du roi saint Louis, mourut, et fut enterrée à Pontoise, dans une abbaye de religieuses de l’ordre de Cîteaux, qu’elle avait elle-même fondée, avec la permission de son fils, le roi Louis. Alors, comme le roi saint Louis était absent, ses frères, les comtes Alphonse et Charles, furent chargés de la garde du royaume, car Louis et Philippe, fils du saint roi, n’étaient pas encore de tel âge qu’ils pussent ou sussent mettre la main aux choses sérieuses. Le pape Innocent, ayant appris la mort de Conrad, fils de Frédéric empereur déposé, entra, par le conseil de gens sages, dans le royaume de Sicile, et se rendit à Naples. Dans le même temps, un Turc, nommé Melech-El-Vahen devint soudan de Babylone. [3, 1254] Pendant que le pape Innocent équipait une armée contre Mainfroi, prince de Tarente, qui s’était emparé du royaume de Sicile, il termina son dernier jour à Naples. Après lui, Alexandre IV, né dans la Campanie, cent quatre-vingt-cinquième pape, gouverna l’Église de Rome. Le jeune Conradin, fils de Conrad, craignant la tyrannie de son oncle Mainfroi, s’enfuit secrètement dans la terre de Bavière, auprès du duc de Bavière, père de sa mère. Jean, fils aîné de Marguerite, comtesse de Flandre et du Hainaut, et de Bouchard, seigneur d’Avesnes, se révoltant contre sa mère, voulut lui enlever le comté de Hainaut qui lui appartenait par droit héréditaire ; c’est pourquoi sa mère, indignée, appela à son aide Charles, comte d’Anjou, frère de saint Louis roi de France, et, au mépris de son fils, lui donna et concéda ledit comté. Charles, acceptant le don de la comtesse, envoya aussitôt à Valenciennes, très fort château, qui était la capitale de tout le comté de Hainaut, une forte garnison de chevaliers, sous le commandement de Hugues de Beaugency, très valeureux chevalier. Ils s’emparèrent des portes d’entrée et des fortifications du château malgré la résistance des bourgeois de la ville, qui leur étaient contraires. Ensuite Charles, ayant levé en France une grande armée, qu’on pouvait estimer de cinquante mille hommes, entra en grande force dans le comté de Hainaut, et, prenant d’assaut ou à composition un grand nombre de forteresses et de villes, arriva à un château appelé Mons en Hainaut, et l’assiégea. Cependant Jean, fils de la comtesse, ne se tenait pas tranquille. Il rassembla devant Valenciennes Wiliquin de Hollande, roi des Romains, et plusieurs nobles du Brabant et de l’Allemagne, ses parents du côté de son père, et y forma une puissante armée. Hugues de Beaugency, capitaine des gens de Charles, Pierre de Bellême, et quelques autres, les ayant aperçus de la ville, ouvrirent témérairement les portes du château, et firent une sortie contre eux, dans le désir d’éprouver le courage des Teutons. Le combat s’étant engagé devant les portes, comme ils se virent en grand danger, ils se retirèrent avec précipitation dans la ville. Un vaillant chevalier de l’armée ennemie, nommé Stradiot, les ayant poursuivis, entra dans le château avec eux, entonnant je ne sais quel chant de guerre ; mais les portes étant retombées, il fut retenu en dedans. Charles, ayant appris ce qui se passait, et craignant pour les siens une trahison de la part des bourgeois de Valenciennes, envoya promptement au secours de ses gens Louis, comte de Vendôme, homme vaillant à la guerre, accompagné de quelques autres chevaliers. Ceux-ci, lorsqu’ils commencèrent à approcher de Valenciennes, firent déployer leurs bannières, afin que les leurs, apercevant leurs enseignes de la ville, ouvrissent les portes, et que l’armée ennemie, qui se tenait de l’autre côté au-delà du fleuve de l’Escaut, conçût de l’effroi de leur arrivée. Le roi Wiliquin, voyant qu’il ne pouvait pendant longtemps fournir des vivres à son armée, se retira avec ses gens du côté de Charles, qui assiégeait Mons. Comme les vivres et l’argent lui manquaient à lui et à ses gens, il fut placé dans la nécessité, ou de combattre sur-le-champ, ou de se rendre promptement, et annonça le jour du combat à Charles, qui le desirait autant qu’il était en lui. Mais comme il avait avec lui quelques barons de France, parents de Jean, tels que le comte de Blois, le comte de Saint-Paul, le seigneur de Coucy, ils ne voulurent pas permettre qu’on livrât combat. Charles conclut donc une trêve, et, laissant les choses dans cet état, se retira en France. Mais dans le même temps revint du pays d’outre-mer en France le saint roi Louis, fils de la paix et de la concorde, qui établit ensuite la paix entre eux. Haalon, très puissant prince des Tartares, s’empara de Bagdad, ville des Sarrasins, et résidence des califes, et fit mourir de faim le calife lui-même. Pendant qu’il était en proie à une violente faim, Haalon fit placer devant lui de l’or, pour lequel il avait été excessivement passionné, et lui dit « Mange ce mets, que tu as tant aimé. » [3, 1255] Wiliquin, roi des Romains, appelé aussi Guillaume, fut tué par les Frisons. Après sa mort, les électeurs s’étant divisés en deux partis, les uns élurent le roi d’Espagne, et les autres Richard, comte de Cornouailles, frère de Henri roi d’Angleterre. Mais enfin Richard, par le secours de ses richesses, fut couronné à Aix-la-Chapelle. Les habitants de Turin, par le conseil des habitants d’Asti, prirent pour leur seigneurie le comte de Savoie. L’Église romaine, mécontente de ce que la souveraineté de Turin lui avait été conférée par Guillaume, roi des Romains, et par l’église de cette ville, excommunia les habitants de Turin et d’Asti, en Lombardie, et fit confisquer par le saint roi de France Louis les biens qu’ils possédaient dans son royaume. Ladite ville de Turin fut assiégée par Boniface évêque de Lyon, et par Pierre de Savoie, frères dudit Thomas, mais ils ne purent s’en emparer ; Brancaléon de Bologne, serviteur de la ville de Rome, qui cultivait avec zèle la paix et la justice, fut, par le conseil de quelques cardinaux et nobles de Rome, dans une sédition qui s’était élevée, assiégé dans le Capitole. S’étant rendu, il fut mis en prison par le peuple ; mais ayant enfin été livré aux nobles, il fut emprisonné dans une certaine ville où on lui fit subir de mauvais traitements. S’il n’eût eu à Bologne des otages des Romains, les Romains l’eussent tué, parce que dans l’exercice de la justice, il n’avait pas épargné leurs habitudes de rapine. Les habitants de Bologne, quoique interdits par le pape, ne voulurent remettre leurs otages qu’à condition qu’on leur rendrait leur concitoyen. Marguerite, comtesse de Flandre et du Hainaut, voyant que Florent, comte de Hollande, fils du feu roi Wiliquin, défendait contre elle ses fils, Jean et Baudouin, qu’elle avait eus de Bouchard seigneur d’Avesnes, et les recevait en Hollande, leva contre eux, dans son pays, une armée considérable qui fut commandée par ses deux fils, Gui et son frère, nés du seigneur de Dampierre, les comtes de Guines et de Bar, et Hérard de Valéry, fameux et vaillant chevalier. Etant venus par mer au rivage de Hollande, trahis par un certain chevalier du parti ennemi, ils tombèrent au pouvoir du comte de Hollande. Le comte de Guines et les Frisons qui s’étaient réunis à cette expédition, non pour porter secours mais pour y faire du gain, enlevèrent Hérard de Valery et le comte de Bar ; mais ensuite, en ayant reçu de fortes sommes d’argent, ils les rendirent sains et saufs à leurs gens. [3, 1256] On vit se renouveler la discorde qui s’était élevée, parmi les frères Prêcheurs et Mineurs, et les autres religieux étudiants à Paris, contre maître Guillaume de Saint-Amour, chanoine de Beauvais, au sujet d’un livre par lui composé et intitulé Des dangers du monde. Le roi de France Louis, voulant les apaiser et, pacifier, envoya deux clercs à la cour de Rome, pour que le pape Alexandre terminât ces débats d’une manière convenable. Après beaucoup de discours de part et d’autre, le livre fut condamné et brûlé en présence du pape, dans l’église cathédrale d’Anagni, non à cause de l’hérésie qui y était renfermée, comme le disaient quelques-uns, mais parce qu’il paraissait exciter la sédition et le scandale parmi lesdits religieux. Gui, fils de îa comtesse de Flandre, et son frère, ainsi que tous les Flamands retenus en prison par Florent, comte de Hollande, furent délivrés par le secours de Charles, comte d’Anjou. Ledit Florent dut, d’après les conventions arrêtées, prendre en mariage la sœur du fils de la comtesse de Flandre ; et, aux prières de son frère saint Louis, roi de France, Charles, comte d’Anjou, moyennant une forte somme d’argent, céda entièrement Valenciennes et le comté de Hainaut. Il fut réglé entre les frères, fils de la comtesse de Flandre, qu’après la mort de leur mère, le comté de Hainaut reviendrait sans aucune contestation aux frères, du lit d’Avesnes, et que le comté de Flandre, avec les autres terres, resterait aux fils de Guillaume de Dampierre. Au mois de septembre, il y eut à Rome et à Anagni un si violent tremblement de terre, qu’à Rome une cloche de Saint-Sylvestre sonna d’elle-même, et qu’on entendit les tintemens. [3, 1257] Le soudan de Babylone, Melech-El-Vahen, de la nation des Turcs, après un règne de cinq ans, fut étouffé dans le bain par sa femme. Il eut pour successeur son fils Melech-Ememor qui, après avoir régné un an, fut renversé du trône par un de ses émirs appelé Sefed Cotos. Cet émir devint soudan, et fut appelé Melech-El-Vach. Charles, comte d’Anjou, ayant pris possession du comté de Provence, qui devait par droit de succession revenir sans contestation à sa femme, l’opulente ville de Marseille, soumise de droit à la domination des comtes de Provence, se souleva contre Charles. C’est pourquoi Charles prit les armes contre les Marseillais, et aidé du secours des Français, il eut bientôt fortement réprimé leur insolence et châtié leur orgueil. Brancaléon de Bologne, créé de nouveau sénateur de Rome, étant venu dans cette ville, en fit abattre les tours, à l’exception de la tour du comte de Naples, et emprisonna plusieurs nobles qui favorisaient l’Église. Henri, archevêque de Sens, mourut. [3, 1258] Marie, impératrice de Constantinople, venue en France afin d’y chercher du secours pour son mari le comte Baudouin, s’étant emparée du château de Namur, qui appartenait par droit de succession à Baudouin son mari, le comte de Limbourg, aidé de la ville de Namur, l’assiégea dans le fort. La comtesse de Flandre, le comte d’Eu, et deux autres frères de ladite impératrice, Jean et Louis, étant venus à son secours avec un grand nombre de chevaliers français, n’obtinrent que peu ou point de succès. C’est pourquoi elle fut obligée de se retirer, en attendant un temps plus favorable. En ce temps, moururent Guillaume de Bussy, évêque d’Orléans, et Guillaume Roland, évêque du Mans. Au mois de septembre, il y eut en plusieurs endroits de tels déluges de pluie, que les moissons germèrent dans les champs et dans les granges, et que les grappes de raisin ne purent parvenir à leur maturité nécessaire. Ensuite les vins furent tellement verts, qu’on ne les pouvait boire qu’avec déplaisance et en faisant la grimace. [3, 1259] Dans l’évêché de Paris, un monastère de soeurs Mineures fut fondé auprès de Saint-Cloud sur la Seine par la religieuse et illustre dame vierge Isabelle, soeur de saint Louis, roi de France, qui lui-même assigna à ce monastère des biens et des revenus suffisants pour l’entretien des sœurs. Ladite dame Isabelle prit en ce couvent l’habit de sœur ; et, vivant religieusement, couronna sa vie par une louable fin. Mainfroi, prince de Tarente, fils de feu l’empereur Frédéric, ayant feint la mort de son neveu Conradin, se fit couronner roi de Sicile contre le droit et l’ordre de l’Église romaine, dont relevait le royaume de Sicile. C’est pourquoi, et pour d’autres actes criminels et de graves offenses, qu’il serait trop long de rapporter ici, le pape Alexandre l’enchaîna par le lien de l’excommunication, le déclara déchu par l’autorité apostolique de la principauté de Tarente et de ses autres honneurs et dignités quelconques ; comme rebelle et ennemi de l’Église, comme ayant envahi ses droits, comme sacrilège ravisseur et détenteur, comme uni par une abominable alliance avec les Sarrasins, et reconnu publiquement pour leur complice, leur guide et leur protecteur. Henri, roi d’Angleterre, vint en France avec le comte de Glocester et un grand nombre de chevaliers et prélats de son royaume, et fit la paix avec saint Louis, roi de France. D’après l’expresse volonté de son frère Richard, roi des Romains, et le conseil des princes et barons d’Angleterre, il céda au roi de France toutes ses prétentions sur le duché de Normandie, les comtés d’Anjou, du Mans, de Touraine, de Poitou, et leurs fiefs. Saint Louis, roi de France, lui donna une grosse somme d’argent, et lui assigna, pour lui et ses successeurs, beaucoup de pays dans les diocèses de Limoges, de Périgueux, de Saintes et d’Agen, à condition que lui et les rois d’Angleterre ses successeurs, tiendraient en fief des rois des Français, ces terres, Bordeaux, Bayonne et toute la Gascogne, et que le roi d’Angleterre, inscrit au nombre des barons de France, serait appelé pair et roi d’Aquitaine. Le roi d’Angleterre alors fit hommage de tous ces fiefs à saint Louis, roi de France, en présence d’un grand nombre de prélats des deux royaumes. Dans le même temps, Louis, fils aîné de saint Louis roi de France, mourut, et fut enterré dans le monastère de Montréal, couvent de l’ordre de Cîteaux. Henri, roi d’Angleterre, assistait à ses funérailles. [3, 1260] Au temps de Pâques, saint Louis, roi de France, rassembla à Paris les barons, les prélats et les chevaliers de son royaume, parce que le pape lui avait écrit que les Tartares s’étant jetés sur le pays de la Terre-Sainte, avaient vaincu les Sarrasins, subjugué l’Arménie, Antioche, Tripoli, Damas, Alep et d’autres terres, et menaçaient de grands dangers la ville d’Acre et toutes les possessions chrétiennes dans ce pays. C’est pourquoi il fut ordonné dans cette assemblée de faire beaucoup de prières et de processions, de punir les blasphèmes envers Dieu, de réformer ses péchés et le superflu des mets et des habits. On ne permit d’autres jeux que l’exercice à l’arc et à l’arbalète. Une dissension s’étant élevée entre les rois de Hongrie et de Bohême, au sujet de quelques terres, ils rassemblèrent chacun une armée innombrable sur les frontières du royaume, et combattirent avec audace mais enfin le roi de Hongrie ayant été blessé, les Hongrois commencèrent à fuir, et outre ceux qui furent tués, quatorze mille furent submergés dans un fleuve qu’ils étaient obligés de traverser. Le roi de Bohême étant entré en Hongrie, le roi des Hongrois, qui s’était échappé, demanda la paix, et restituant les terres qui avaient occasioné cette discorde, il confirma pour l’avenir son amitié avec le roi de Bohême au moyen d’un mariage. Les Florentins d’Italie, ayant rassemblé une armée pour détruire la ville de Sienne, furent vaincus et pris par les chevaliers de Mainfroi, usurpateur du royaume de Sicile, et par le comte Jourdan, qui défendait là ville, laquelle avait été livrée à Mainfroi. La cité des Florentins fut prise et détruite en grande partie, et soumise à la domination des Siennois et de Mainfroi. En ce temps mourut Philippe, archevêque de Bourges, dont le Seigneur, après sa mort, révéla la sainteté par divers signes et miracles. Il eut pour successeur Jean de Souilly, doyen de l’église de Bourges. [3, 1261] Le pape Alexandre étant mort, Urbain IV, né à Troyes, en France, cent quatre-vingt-sixième pape, monta, à la fête de Saint-Urbain, au Siège apostolique. D’abord patriarche, de Jérusalem, il fit construire à Troyes, dans la maison de son père, une église d’un admirable travail, et y établit des chanoines réguliers auxquels il assigna de gros revenus. Baudouin, empereur des Grecs, ainsi que les Français et les Latins, furent chassés de Constantinople par les Grecs soutenus des Génois, en haine des Vénitiens. Les Grecs ayant ainsi renversé l’Empire, un d’eux nommé Paléologue fut créé empereur, et Baudouin exilé se retira en France dans le diocèse de Lyon. Un homme poussé par la cupidité tua un pélerin de Sainte-Marie, mère du Seigneur. Le couteau qui servit à ce meurtre, quoique fréquemment essuyé, frotté avec du sable et lavé avec de l’eau, ne cessa de dégoutter de sang que lorsque l’on eut trouvé et enterré le pèlerin et pendu l’homicide. {- - -} [3, 1262] Isabelle, fille du roi d’Aragon, fut fiancée, à Clermont en Auvergne, à Philippe, fils aîné de saint Louis roi de France. A l’occasion de ce mariage, le roi d’Aragon, en signe de la paix et concorde qu’il voulait conserver désormais avec le royaume de France, céda pour toujours aux rois des Français tout ce qu’il possédait dans les villes de Carcassonne et de Béziers, et à son tour, le roi de France abandonna aux rois d’Aragon toutes ses prétentions sur les comtés de Bésude, des Empories, du Roussillon, de Barcelone et de Catalogne. Les Marseillais, par les conseils, disait-on, et les secours de Boniface, seigneur d’un château très fortifié, et appelé Castellane, en Provence, se révoltèrent de nouveau contre leur seigneur Charles, comte d’Anjou et de Provence, et tuèrent cruellement ceux à qui il avait confié la garde de là ville. Charles l’ayant appris, rassembla de toutes parts des troupes françaises, et attaqua d’abord le château de Boniface, qui, fortement ébranlé par les coups de machines, se rendit bientôt. Ensuite il dompta tellement les Marseillais, accablés par un long siège, et épuisés par la disette de vivres, qu’ils furent forcés de se rendre à discrétion. Pour qu’une si audacieuse rébellion ne demeurât pas impunie, les chefs de cette sédition furent livrés à la rigueur des lois et décapités, et, s’emparant de la terre de Boniface, Charles le chassa lui-même du territoire de la Provence. Par ces succès, il se rendit terrible à ses ennemis, et acquit chez les nations étrangères une glorieuse renommée. [3, 1263] Henri, roi d’Angleterre, ayant, par le conseil des prélats et des grands, établi dans son royaume des statuts avantageux à l’État, et lui-même, ainsi que les prélats, les barons et les chevaliers de toute l’Angleterre, ayant, devant les prélats, juré par serment, et sous peine d’excommunication, de les observer inviolablement, ils exigèrent d’en faire autant Simon de Montfort, comte de Leicester, et beau-frère du roi Henri, qui ayant éprouvé leur inconstance, déjà manifestée par la révocation de statuts du même genre, et craignant que dans la suite ils ne revinssent de même sur ceux-ci, jura qu’il ne les révoquerait jamais. Dans la suite en effet, ayant imprudemment anéanti ces réglements, ils sommèrent Simon de faire comme eux : mais il voulait observer inviolablement la foi du serment ce qui occasiona entre eux des guerres et des dissensions. En effet, Henri roi d’Angleterre, et Richard roi des Romains, son frère, avec la plus grande partie des barons d’Angleterre, rassemblèrent pour ce sujet une armée contre ledit Simon. Mais Simon, accompagné du comte de Glocester, et des habitants de Londres qui avaient embrassé son parti, marcha avec ses fils à leur rencontre, et les attaqua vigoureusement par derrière, près d’une abbaye appelée Lewes ; il les mit tous en déroute, et prit au combat le roi Henri avec son fils Edouard, le roi des Romains et son fils Henri, et beaucoup d’autres, et les traita en cette occasion avec fidélité et les honneurs qu’il leur devait. Charles, comte d’Anjou et de Provence, frère de saint Louis roi de France, fut élu à vie sénateur de la ville de Rome. Saint Louis, roi de France, pressé du très pieux desir d’établir la paix entre Henri roi d’Angleterre, et ses barons, se rendit à Boulogne-sur- Mer avec Gui, cardinal-évêque de Sainte-Sabine, que le pape Urbain envoyait en Angleterre pour apaiser ladite discorde ; mais comme on ne le laissa pas entrer en Angleterre, saint Louis, roi de France, manda auprès de lui par des envoyés Simon de Montfort. Il eut avec lui une entrevue, dans laquelle, le voyant inflexible dans ses projets, il lui permit librement de s’en retourner chez lui. [3, 1264] Le pape Urbain, desirant faire cesser les cruautés de Mainfroi, usurpateur du royaume de Sicile, envoya Simon, prêtre-cardinal de Sainte-Cécile, offrir à Charles comte d’Anjou, frère de saint Louis roi de France, le royaume de Sicile, et les duchés de Pouille et de Calabre, avec la principauté de Capoue, pour être librement possédés par lui et sa postérité jusqu’à la quatrième génération, à condition qu’il prendrait les armes contre ledit Mainfroi, et délivrerait la sainte Église de ses tyranniques usurpations. Charles, joyeux, accepta bien volontiers ce don, et fils obéissant, se soumettant dévotement aux ordres apostoliques, prit les armes contre Mainfroi, et fit partout où il put des préparatifs pour son expédition. Mainfroi, à qui la conscience de ses crimes donnait la crainte qu’il ne sortit des frontières de France des troupes qui causassent sa ruine, fit entrer dans son parti, par des dons, des promesses et tout autre moyen qu’il put employer, la plus grande partie des villes d’Italie, et mit à la tête de cette confédération un de ses délégués, nommé Poilevoisin, de caractère semblable au sien, avec un grand nombre d’hommes d’armes, pour défendre les villes confédérées, et dépouiller ceux qui viendraient pour reconnaître le pays, et tous ceux qui se rendraient à la cour de Rome. Vers la fête de saint Remi, le pape Urbain étant mort, Clément IV, cent quatre-vingt-septième pape, gouverna l’Église de Rome. Marié d’abord, et ayant des enfants, il avait été un très fameux avocat et conseiller du roi de France. Sa femme étant morte, sa bonne conduite et sa science recommandable le firent nommer évêque du Puy en Yelay, ensuite archevêque de Narbonne, puis évêque-cardinal de Sainte-Sabine, et enfin pape. Adonné aux veilles, aux jeûnes et aux oraisons, on croit que ce fut à cause de ses mérites que Dieu fit cesser les nombreuses tribulations que souffrait l’Église dans son temps. A cette époque, florissaient à Paris d’illustres théologiens, frère Thomas d’Aquin, de l’ordre des Prêcheurs ; frère Bonaventure, de l’ordre des Mineurs ; et parmi les clercs séculiers, maître Gérard d’Abbeville, et maître Robert de Sorbonne, qui le premier institua à Paris les écoles de la Sorbonne. [3, 1265] Au temps de Pâques, Charles, comte d’Anjou et de Provence, s’embarquant soudainement du port de Marseille, se rendit à Rome, à travers les dangers de la mer et les embûches des ennemis ; ce que voyant, les Romains et tous ceux qui apprirent ce merveilleux passage disaient avec admiration « Que pensez-vous qu’il sera celui qui ne se laisse effrayer ni par les dangers de la mer, ni par les embûches des ennemis ? Sans doute la main de Dieu sera avec lui. » Il fut reçu avec honneur et de grands témoignages d’affection par le pape Clément et tout le peuple romain. D’abord il obtint pour sa vie le titre de sénateur de Rome, et bientôt fut oint de l’huile sainte par le souverain pontife, et couronné du diadème royal du royaume de Sicile, tandis que le peuple faisait retentir les cris de Vive le roi, vive le roi ! Edouard, fils aîné de Henri roi d’Angleterre, aidé, dit-on, de l’adresse du comte de Glocester, s’échappa, au moyen d’un cheval d’une vitesse extraordinaire, de la prison où le retenait Simon de Montfort, comte de Leicester, et rassembla contre ledit Simon et ses partisans une très grande armée. A la fête de saint Pierre-aux-Liens, Edouard et les siens ayant livré combat à Simon, le tuèrent avec son fils Henri et beaucoup d’autres. Gui, autre fils dudit Simon, fut blessé et pris ; et le roi Henri et d’autres, retenus prisonniers par ledit Simon furent délivrés. Ensuite Edouard vainqueur des habitants de Londres et de beaucoup d’autres villes, ne se conduisit pas d’après les promesses et les espérances qu’il avait données à un grand nombre de gens ; mais, se livrant à des cruautés, il fit mourir plusieurs personnes en prison, et, dépouillant les autres, partagea après, et distribua à ses adhérents une partie de leurs terres. Les moines d’une abbaye appelée Ens, près de laquelle avait été livré le combat, ramassèrent le corps dudit Simon, et l’emportèrent dans leur église pour l’enterrer. Les gens du pays affirment qu’un grand nombre de malades obtinrent à son tombeau le bienfait de la santé, témoignant ainsi que le Christ l’a accepté comme martyr. Une croisade ayant été prèchée dans le royaume de France contre Mainfroi de Sicile, Robert, fils de Gui, comte de Flandre, et gendre de Charles, alors roi de Sicile ; Bouchard, comte de Vendôme, et Gui, évêque d’Auxerre, ainsi qu’un grand nombre d’autres, prirent la croix, et se mirent en route vers la fête de saint Rémi. Ayant passé, les uns par les montagnes de l’Argentière, et les autres par la Provence, ils se réunirent tous ensemble à Asti, ville d’Italie. De là ils traversèrent la Lombardie ; et comme le marquis de Poilevoisin, et la ville de Crémone, et beaucoup d’autres, attachés au parti de Mainfroi, s’étaient préparés de tous leurs efforts à les combattre, eux-mêmes, prêts à livrer vaillamment bataille, détruisirent les châteaux ennemis de Crémone et de Brescia, et rejoignirent à Rome le roi Charles. [3, 1266] Au mois d’août, en France, il apparut avant l’aurore une comète qui lançait ses rayons vers l’orient. Une multitude innombrable de Sarrasins étant passés d’Afrique en Espagne par le détroit qui sépare ces deux contrées, se réunirent aux Sarrasins qui habitaient l’Espagne, et firent souffrir de grands maux aux Chrétiens mais ceux-ci s’étant rassemblés des différentes parties de l’Espagne, vainquirent les Sarrasins, quoiqu’au prix de beaucoup de sang. Les Français s’étant rassemblés à Rome pour secourir le roi Charles contre Mainfroi usurpateur du royaume de Sicile, le roi Charles quitta ladite ville avec les siens, et entra dans le territoire de ses ennemis. S’emparant de toutes les forteresses qu’il rencontra, il traversa le pont de Ceperano, qui était l’entrée de la Pouille et de la terre de Labour, et parvint jusqu’à San-Germano, où s’était acculée la plus grande partie de l’armée de Mainfroi, à cause des fortifications du lieu. Ils attaquèrent aussitôt la ville, et le très vailtant chevalier Bouchard, comte de Vendôme, ayant le premier donné l’assaut et pénétré dans la ville avec les siens, au moment où on s’y attendait le moins, ils s’emparèrent du château d’où ils forcèrent les ennemis de s’enfuir. Après la prise si imprévue et si soudaine de ce château, le roi Charles rassembla ses forces ; et, ayant fait prendre un peu de repos à son armée, poursuivit avec vigueur ses ennemis jusqu’à Bénévent, où ils se réfugièrent auprès de Mainfroi. Un vendredi du mois de février, leur ayant livré combat dans la plaine qui s’étend devant Bénévent, il défit leur armée. Mainfroi et beaucoup d’autres furent tués, et ses grands furent faits et retenus prisonniers. Peu de temps après, la femme de Mainfroi, avec ses enfants et sa sœur, furent remis au roi Charles, qui, s’étant emparé de Bénévent, réduisit à se rendre Leurterie, ville des Sarrasins. Dans le même temps, Henri, frère du roi d’Espagne, homme puissant et très expérimenté à la guerre, mais plein de scélératesse, et négligent observateur de la foi catholique, qui, pour une offense faite à son frère, s’était caché longtemps en fugitif auprès du roi de Tunis, à la nouvelle des triomphes de Charles sur Mainfroi et de sa puissance dans la Pouille, se rendit vers lui avec beaucoup de chevaliers éprouvés et choisis qui l’avaient suivi à son départ d’Espagne. Le roi Charles leur fit un gracieux accueil et leur accorda beaucoup d’honneurs, parce que Henri était de son sang, et à cause de sa puissance et de sa valeur à la guerre. Comme il était grandement occupé de la garde du royaume et de la terre qu’il venait d’acquérir, afin de les conserver en paix s’il lui était possible, voulant honorer davantage ledit Henri, il lui donna à remplir à sa place sa dignité de sénateur de Rome ; ce qui lui occasionna dans la suite des pertes et des désagrémens excessifs. [3, 1267] Botdar, soudan de Babylone et de Damas, après avoir ravagé l’Arménie, prit Antioche, où les Sarrasins égorgèrent ou prirent les hommes et les femmes, et réduisirent en un désert cette ville si fameuse. Saint Louis, roi de France, fit chevaliers à Paris, le jour de la Pentecôte, Philippe son fils aîné, et son neveu Robert, comte d’Artois, ainsi qu’un grand nombre d’autres ; et le lendemain il trouva convenable de les conduire en pélerinage vers saint Denis l’Aréopagite, patron des rois de France et apôtre de toute la France. Saint Louis, roi de France, et Matthieu, abbé de Saint-Denis en France, firent transporter ensemble dans ce monastère les rois de France qui reposaient en divers lieux. Les rois et les reines qui descendaient de la race de Charlemagne, élevés de terre de deux pieds et demi, furent placés avec leurs images taillées du côté droit du monastère, et ceux qui descendaient de la race du roi Hugues Capet furent placés à gauche. [3, 1268] Le pape Clément mourut. Après sa mort, le Siège apostolique resta vacant pendant deux ans et neuf mois, à cause de la dissension des cardinaux. C’est pourquoi le peuple de Viterbe, où résidait alors la cour, saisi de colère, tint les cardinaux renfermés jusqu’à ce qu’ils eussent élu un pape. En ce temps, naquit à Philippe, fils aîné de saint Louis roi de France, un fils qu’il nomma Philippe. Conradin, fils de Conrad, fils de Frédéric, empereur des Romains déposé, qui s’était réfugié, à cause de la tyrannie de son oncle Mainfroi, auprès du duc de Bavière, père de sa mère, ayant appris la mort dudit Mainfroi, éleva ses espérances jusqu’au trône de Sicile, et vint à Rome avec une grande multitude d’Allemands et un grand nombre de Romains et de Toscans s’étant réunis à lui, il fut reçu comme un empereur par les chevaliers romains. Il marcha sur les détestables traces de ses pères, et s’inquiéta peu de l’excommunication des pontifes romains. Ayant gagné Henri d’Espagne, qui remplissait la dignité de sénateur de Rome à la place de Charles, nouveau roi de Sicile, il rassembla contre ledit Charles une forte armée. Charles l’ayant appris, leva le siège de la ville de Leuterie, qui, après s’être rendue d’abord, l’avait ensuite attaqué, et marcha contre Conradin et les siens qui s’étaient déjà avancés vers Aquila, ville de Campanie, leur livra bataille dans le champ des Lions. Les gens du pays qui tenaient son parti, et les autres étrangers, ayant pris la fuite devant le sénateur Henri d’Espagne, Charles, avec ses Français qui étaient restés avec lui, défit les troupes que commandait Conradin, Henri revenant, après avoir mis en fuite et poursuivi les nationaux, et croyant déjà tenir Charles entre ses mains, fut vaincu par lui dans le combat, et n’échappa que par la fuite. Étant ensuite arrivé a Montcassin, il fut pris et remis au pouvoir du roi Charles. Comme il avait été pris dans un saint lieiu, ou, comme on le dit, de peur que l’abbé de Montcassin, qui le lui avait livré, ne fût accusé d’avoir manqué à sa règle, ou bien encore par respect pour son frère le roi d’Espagne, son parent, le roi Charles le fit seulement garder en prison. Conradin, qui s’était secrètement échappé, fut ensuite trouvé, et, par le jugement du roi Charles, eut la tête tranchée, ainsi que quelques autres hommes puissants de la famille de Mainfroi. Après quoi, en peu de jours, la Pouille, la Calabre et la Sicile se soumirent à la domination du roi Charles. Richard, roi des Romains, mourut ; mais comme le titre de roi de Rome demeura quatre ans vacant, nous compterons dans le règne de Richard les quatre années suivantes. [3, 1269] Blanche, fille de saint Louis roi de France, fut envoyée par son père en Espagne pour être mariée à Ferdinand, fils aîné du roi de Castille, aux conditions suivantes : comme Louis, roi de France, avait par sa mère un droit légitime sur le royaume d’Espagne, le premier fils qui dans la suite naîtrait de Blanche devait, sans qu’aucun de ses frères y put apporter préjudice, obtenir tranquillement le royaume de Castille, après la mort de son aïeul ou de son père. Saint Louis, roi de France, nullement effrayé par les dépenses et les fatigues que lui avait autrefois occasionées le voyage doutre-mer, se mit de nouveau en route an mois de mars pour aller au secours de la Terre-Sainte avec ses trois fils, Jean comte de Nevers, Pierre comte d’Alençon, et Philippe, l’aîné de tous ; son neveu Robert, comte d’Artois ; Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre, et beaucoup d’autres barons, chevaliers et prélats de son royaume, dont il abandonna le soin à Matthieu, abbé de Saint-Denis en France, homme religieux et prudent, et au sage et fidèle chevalier Simon de Clermont, seigneur de Nivelle. Mais pour qu’on recouvrât plus facilement la Terre-Sainte, le roi et les siens conçurent le projet de soumettre d’abord au pouvoir des Chrétiens le royaume de Tunis, qui, situé à moitié chemin, était un grand obstacle pour les pèlerins. Etant arrivés en ce pays, après d’énormes difficultés et de grands dangers conrus sur mer, ils s’emparèrent facilement aussitôt du port et de la ville de Carthage, située près de Tunis, et qui n’est plus maintenant qu’une petite ville. [3, 1270] Au mois d’août, à Carthage, vers les côtes de la mer, une grande mortalité fondit sur l’armée chrétienne, et, faisant d’excessifs progrès, enleva d’abord Jean comte de Nevers, fils du roi de France, ensuite l’évêque d’Albe légat de la cour de Rome, et enfin, le lendemain de la fête de l’apôtre saint Barthélemi, le saint roi de France Louis, avec un grand nombre d’autres, tant barons que chevaliers et gens du moyen peuple. Mais je ne crois pas devoir omettre ici avec quelle félicité le saint roi monta vers le Seigneur. En proie à la maladie, il ne cessait de louer le nom du Seigneur ; demandait autant qu’il le pouvait, en s’efforçant de parler, la faveur des saints qui le prottégeaient, et surtout de saint Denis martyr, son patron spécial en sorte que, comme il était à l’agonie, ceux qui l’entouraient l’entendirent plusieurs fois murmurer entre ses lèvres la fin de l’oraison qu’on chante sur saint Denis, à savoir « Accorde-nous, Seigneur, de mépriser les prospérités du monde, et de ne craindre aucune de ses adversités. » Et, priant pour le peuple qu’il avait amené avec lui, il disait « Sois, Seigneur, le sanctificateur et le gardien de ton peuple. » Il disait, en levant les yeux au ciel « J’entrerai dans ta maison, je t’adorerai à ton temple saint, et je me confesserai à toi, Seigneur. » Après ces paroles, il s’endormit dans le Seigneur. Tous les barons et les chevaliers alors présents jurèrent fidélité et hommage pour le royaume de France à Philippe, son fils, qui lui succéda dans le camp dressé sous les murs de Carthage. Comme l’armée des Chrétiens était dans la douleur de la mort de saint Louis, Charles roi de Sicile, fameux homme de guerre, vers lequel son frère Louis roi de France avait envoyé lorsqu’il vivait encore, arriva par mer avec une grande troupe de chevaliers. Son arrivée fut pour les Chrétiens un sujet de joie, et pour les Sarrasins un sujet de tristesse. Quoiqu’ils parussent bien supérieurs en nombre, les Sarrasins n’osaient cependant engager un combat général avec les Chrétiens, mais ils les incommodaient beaucoup par les piéges qu’ils leurs tendaient. Enfin, voyant que les Chrétiens préparaient leurs machines et différents instruments nécessaires pour combattre, et s’apprêtaient à assiéger Tunis par terre et par mer, ils furent saisis de crainte, et tachèrent de conclure un traité avec les nôtres. Parmi les conditions, les principales furent, dit-on, que tous les Chrétiens qui étaient retenus prisonniers dans le royaume de Tunis seraient mis en liberté, que des prédicateurs catholiques quelconques prêcheraient la foi chrétienne dans les monastères construits en l’honneur du Christ dans toutes les cités de ce royaume ; que ceux qui voudraient être baptisés le pourraient être tranquillement, et que le roi de Tunis, après avoir payé toutes les dépenses qu’avaient faites dans cette expédition les rois et les barons, rétablirait le tribut accoutumé qu’il devait au roi de Sicile. Le traité et les conditions ainsi établis et conclus de part et d’autre, le roi de France et les grands de l’armée chrétienne, voyant la diminution qu’éprouvait l’armée par la contagion de la maladie, résolurent, après avoir fait le serment de revenir dans la Terre-Sainte pour combattre les Sarrasins, de s’en retourner en France par le royaume de Sicile et la terre d’Italie, et ensuite, après avoir réparé leurs forces et couronné le roi de France, de se revêtir de courage contre les ennemis de la foi. Les Chrétiens, à leur tour, furent battus de tempêtes sur l’Océan beaucoup périrent dans le port de Trapani en Sicile, et plusieurs, après être débarqués, moururent en route, à savoir Thibaut, roi de Navarre, et sa femme, fille de saint Louis ; la reine de France, Isabelle d’Aragon ; Alphonse comte de Poitou, et sa femme ; et beaucoup d’autres chevaliers et barons d’un grand nom. Edouard, fils aîné de Henri, roi d’Angleterre, qui était venu plus tard que les autres au siège de Tunis, ne voulant pas encore, après le traité conclu avec le roi de Tunis, s’en retourner chez lui, résolut avec quelques chevaliers du royaume de France d’achever, s’il pouvait, l’accomplissement du voeu qu’il avait fait, et passa à Acre, en Syrie, pour secourir la chrétienté.