[1210.] Les grands et les évêques de la France entreprirent de nouveau une célèbre expédition contre les Albigeois. Ils rassemblèrent donc une armée, s'avancèrent vers la ville de Minerve, l'assiégèrent et la prirent. On permit à ceux des assiégés qui voulurent abjurer l'hérésie, de se retirer en liberté; mais on en trouva environ cent quatre-vingts qui aimèrent mieux se laisser brûler que d'abjurer l'hérésie. Ensuite on assiégea Termes, château très-fortifié. Là, un arbalétrier, ayant frappé d'un trait, sur la croix qu'il avait sur l'épaule, un pélerin qui portait des branchages pour combler les fossés, le trait rebroussa comme s'il eût frappé sur une pierre. De tous côtés, tous accoururent, et furent saisis d'admiration lorsqu'ils trouvèrent vivant celui qu'ils croyaient mort, car le coup l'avait renversé; mais on ne trouva aucune déchirure sur son vêtement, ni aucune blessure sur son corps. Les assiégés, fatigués enfin d'un long siége, s'étant enfuis dans la nuit, furent arrêtés par nos gardes, qui en égorgèrent tant qu'ils en trouvèrent. A Paris, quatorze hommes, dont quelques-uns étaient prêtres, furent convaincus d'hérésie. Dix d'entre eux furent livrés aux flammes, et quatre furent renfermés. Entre autres choses qu'ils enseignaient impudemment, ils prétendaient que le pouvoir du Père avait duré tant que la loi de Moïse avait été en vigueur, et que, comme il a été écrit que les anciens céderaient la place aux nouveaux venus après l'arrivée du Christ, 104tous les mystères de l'ancien Testament avaient été abolis, et la nouvelle loi avait été en vigueur jusqu'à ce temps, c'est-à-dire celui où ils prêchaient ces doctrines. Ils disaient que cette époque était la fin des mystères du nouveau Testament, que le temps du Saint-Esprit était arrivé, et que la confession, le baptême, l'eucharistie et les autres sacremens, sans lesquels il n'y a point de salut, ne seraient plus d'usage désormais; mais que chacun pouvait être sauvé s'il était inspiré par la seule grâce intérieure du Saint-Esprit, sans aucun acte extérieur. Ils étendaient si loin le pouvoir de la charité, qu'ils disaient qu'une action qui autrement aurait été un péché, ne l'était pas si elle était faite dans l'esprit de charité; c'est pourquoi ils se livraient, au nom de la charité, aux fornications, aux adultères et aux autres plaisirs des sens. Ils promettaient l'impunité aux femmes avec lesquelles ils péchaient, et aux simples qu'ils trompaient, et leur prêchaient Dieu comme bon seulement, et non comme juste. Henri, empereur des Grecs, ayant rassemblé une armée, parcourut la Grèce, soumit ce qui lui résistait, pacifia ce qui lui était soumis, et étendit de tous côtés les bornes de sa domination. Othon, empereur des Romains, selon le projet qu'il en avait conçu depuis long-temps, s'empara des châteaux et forteresses appartenant à l'Eglise romaine, prit Montefiascone et presque toute la Romanie; de là, passant dans la Pouille, il attaqua la terre de Frédéric, roi de Sicile, fils de l'empereur Henri, et prit un grand nombre de villes et de châteaux du fief de l'Eglise romaine. Des messagers ayant été envoyés de part et 105d'autre, comme l'empereur ne voulait en aucune manière rendre ce dont il s'était emparé, et faisait même dépouiller par des gens à lui, qu'il avait placés dans des châteaux, ceux qui se rendaient à Rome, le Pape convoqua un concile de ses cardinaux, dans lequel il lança contre lui une sentence d'excommunication; ensuite, comme Othon ne voulait pas revenir sur ses fautes, et continuait encore davantage à s'emparer des biens de l'Eglise et à interdire le passage à ceux qui se rendaient à Rome, le pape délia ses sujets du serment de fidélité envers lui, défendant, sous peine d'anathême, que personne l'appelât empereur, ou le regardât comme tel; c'est pourquoi Othon fut abandonné par le landgrave duc de Thuringe, l'archevêque de Mayence, l'archevêque de Trèves, le duc d'Autriche, le roi de Bohême, et beaucoup d'autres, tant ecclésiastiques que séculiers. Dans ce temps florissait, dans le territoire de Beauvais, Hélinand, moine de Froidmont, auteur d'une chronique exacte, prenant depuis le commencement du monde, et allant jusqu'à son temps; d'un livre sur le gouvernement des princes, et d'un autre intitulé: Lamentations d'un moine déchu. [1211.] L'empereur Othon ayant été, comme on l'a dit plus haut, réprouvé par l'autorité apostolique et privé de la dignité impériale, les barons d'Allemagne, par le conseil de Philippe, roi de France, élurent roi des Romains Frédéric, roi de Sicile, fils de feu l'empereur Henri et de Constance, sœur de feu Guillaume, roi de Sicile, et demandèrent au Pape de confirmer cette élection. Frédéric, appelé de Sicile, vint à Rome, et fut reçu avec honneur par les habitans de cette 106ville. Quittant Rome, il passa les Alpes, arriva en Allemagne, où presque tous l'accueillirent favorablement, et reçut à Mayence la couronne du royaume d'Allemagne. Etant ensuite venu à Vaucouleurs, château situé en Lorraine, sur la Meuse, Philippe, roi de France, lui envoya en cet endroit son fils Louis, pour qu'ils conclussent une mutuelle alliance, comme celle qui avait existé anciennement entre leurs prédécesseurs. Philippe, roi de France, étendit les limites de Paris depuis le Petit-Pont jusqu'au-delà de l'abbaye des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, et entoura de murs très-solides les jardins et les champs, de droite et de gauche. Un roi des Sarrasins, nommé Miramolin, entré avec une grande armée sur le territoire d'Espagne, et superbe en ses paroles, fit la guerre au roi de Castille et aux Chrétiens. Ceux-ci, aidés par les illustres rois d'Aragon et de Navarre, lui livrèrent bataille en la foi et au nom du Christ, et le vainquirent, avec l'aide de Dieu et de quelques chevaliers français. Dans ce combat, il ne périt que trente hommes du côté des Chrétiens, tandis que cent mille Sarrasins succombèrent. En signe de cette victoire, le roi des Aragonais envoya à Rome la bannière et la lance de Miramolin, qui ont été conservées jusqu'à présent dans la basilique de Saint-Pierre. Un grand nombre de gens marchèrent de nouveau du royaume de France contre les hérétiques Albigeois. S'étant réunis ensemble ils assiégèrent le château de Lavaur, assaillirent et pressèrent fortement les ennemis de la foi. Mais pendant qu'ils étaient arrêtés à ce siége, une troupe très-considérable des 107leurs ayant imprudemment passé auprès d'un château appelé Montjoire, furent pris par les ennemis, qui leur tranchèrent la tête. Une lumière céleste brilla pour révéler leur mérite, et un grand nombre de gens virent un globe de feu descendre du ciel sur leurs cadavres. Alors les évêques et les abbés s'assemblèrent en ce lieu, et y consacrèrent un cimetière dans lequel ils enterrèrent leurs corps. Ensuite Lavaur fut pris, et l'inexpugnable château de Pennes, en Agénois, fut assiégé et se rendit. Soixante-quatorze chevaliers trouvés dans le château, n'ayant pas voulu abandonner leur erreur, furent pendus à un gibet; ensuite on dressa un bûcher, et on donna à tous les autres le choix de revenir de leur erreur ou de périr dans les flammes. S'exhortant mutuellement, ils montèrent sur le bûcher, et aimèrent mieux être brûlés que d'abandonner leur secte perverse. Giraude, dame du château, qui déclara avoir conçu de son frère et de son fils, fut jetée dans un puits, qui fut aussitôt comblé par un amas de pierres lancées sur elle. A Limoges, une noble matrone mourut, et fut conservée enveloppée dans un linceul; mais pendant qu'on préparait les obsèques, ressuscitant tout-à-coup, elle dit que sainte Marie-Madeleine lui avait touché les lèvres, et qu'elle avait aussitôt repris ses esprits. A la fête de la Madeleine elle vint à Vézelai avec son linceul et un grand nombre de gens qui avaient été témoins de sa mort. En Espagne, la nuit de la Nativité du Seigneur, comme un prêtre qui couchait avec une femme osait chanter la première messe sans être contrit ni s'être confessé, et chantait l'Oraison dominicale après 108le sacrement accompli, tout-à-coup une colombe, volant avec impétuosité, mit son bec dans le calice, avala tout, et, arrachant l'hostie de la main du prêtre, s'envola. Il arriva à ce prêtre, à la seconde messe, la même chose qu'à la première. Saisi de crainte alors, et revenant sur lui-même, le cœur contrit, et après s'être confessé et avoir reçu la pénitence, il commença la troisième messe. Après l'Oraison dominicale, la colombe, introduisant, comme la première fois, son bec dans le calice, rejeta tout ce qu'elle y avait bu, et, en s'envolant, plaça les deux hosties au pied du calice. Ferrand, d'Espagne, fils du roi de Portugal, prit en mariage Jeanne, comtesse de Flandre, fille du comte Baudouin qui fut, comme il a été dit plus haut, empereur de Constantinople. La reine de Portugal, tante maternelle de Ferrand, femme de feu Philippe, comte de Flandre, s'était fallacieusement entremise pour ce mariage auprès du roi de France. [1212.] Renaud de Dammartin, comte de Boulogne-sur-Mer, excommunié pour avoir dépouillé les veuves et les orphelins, cherchant enfin des gens semblables à lui, passa aux excommuniés. Il s'allia avec l'empereur Othon, et Jean, roi des Anglais: c'est pourquoi Philippe, roi de France, lui ôta les comtés de Boulogne, de Mortain, de Dammartin et d'Aumale, que ledit comte Renaud tenait des dons du roi et de son pouvoir, et s'empara de toutes les dépendances de ces comtés. Le comte Renaud, repoussé ainsi de tout le royaume de France, se rendit vers le comte de Bar, son parent. Dans le même temps on sut que Raimond, comte 109de Toulouse, favorisait les hérétiques Albigeois; c'est pourquoi il fut donné à tous les nôtres permission de lui courir sus à lui et à ses propriétés, et il fut déclaré transfuge de la foi et ennemi public de l'Eglise. L'église cathédrale de Nevers fut brûlée. Philippe, roi de France, ayant convoqué à Soissons les prélats et les barons de son royaume, y donna en mariage au duc de Brabant Marie, sa fille, veuve de Philippe, comte de Namur. On y régla aussi, du consentement des barons, le projet de passer en Angleterre. Le motif qui excitait le roi à cette expédition était celui de rendre à leurs églises les évêques d'Angleterre exilés dans le royaume de France, de faire renouveler en Angleterre le divin office interrompu depuis sept ans, et de punir comme il le méritait, en le chassant entièrement du royaume, le laissant tout-à-fait sans terre, conformément à son nom, le roi Jean lui-même, qui avait tué son neveu Arthur, comte de Bretagne, avait pendu un grand nombre d'enfans qu'il avait pour otages, et commis d'innombrables crimes. Le seul Ferrand, comte de Flandre, refusa son secours au roi de France, Philippe, parce qu'il avait fait alliance avec Renaud, comte de Boulogne, par la médiation de Jean, roi d'Angleterre. Philippe, roi de France, chassa les mimes de sa cour, donnant cet exemple aux autres princes. [1213.] Philippe, roi de France, reçut en grâce la reine Isemburge, sa femme, dont il était séparé depuis plus de seize ans, et qu'il avait fait garder dans un château à Etampes. Cette réconciliation remplit 110d'une grande joie le peuple français. La flotte de Philippe, roi de France, équipée pour passer en Angleterre, étant prête, le roi se rendit avec une grande armée à Boulogne-sur-Mer. Ayant attendu pendant quelques jours en cette ville ses vaisseaux et ses hommes qui arrivaient de tous côtés, il passa jusqu'à Gravelines, ville située sur les frontières de la Flandre, où toute la flotte le suivit. Ferrand, comte de Flandre, qu'on y attendait, n'y vint pas, comme il avait été convenu, et ne satisfit en rien, quoiqu'à sa demande ce jour lui eût été fixé pour faire satisfaction. C'est pourquoi le roi, abandonnant le projet de passer en Angleterre, attaqua le territoire de Flandre, prit Cassel et Ypres, et tout le pays jusqu'à Bruges. Ayant traité cette ville selon son bon plaisir, il partit pour Gand, laissant un petit nombre de chevaliers et d'hommes d'armes pour la garde des vaisseaux qui l'avaient suivi par mer jusqu'à un port nommé Dam, et situé non loin de Bruges. Le roi avait le dessein, après la prise de Gand, de passer en Angleterre; mais comme il était occupé au siége de Gand, Renaud, comte de Boulogne, qui, à cause de ses méfaits, fuyant la présence du roi des Français, demeurait alors avec le roi d'Angleterre, et quelques autres envoyés secrètement par mer de la part du roi d'Angleterre, s'emparèrent d'une grande partie des vaisseaux du roi de France, et assiégèrent promptement le port et la ville de Dam. Le roi l'ayant appris, abandonna le siége de Gand, retourna vers Dam, en fit lever le siége, et força les assiégeans de fuir. Un grand nombre des siens cependant furent tués, submergés ou pris, et il perdit une très-grande partie 111de ses vaisseaux. Ayant fait décharger le reste des vaisseaux des vivres et autres différentes choses, il y fit mettre le feu, et livra aux flammes la ville et tous le pays d'alentour. Après avoir reçu des otages de Gand, d'Ypres, de Bruges, de Lille et de Douai, il retourna en France. Jean, roi d'Angleterre, sachant qu'il était haï de beaucoup de gens, et voyant sa puissance en danger, fut saisi d'une grande crainte, et voulant apaiser plusieurs personnes qu'il avait offensées, il apaisa d'abord le pape par des présens, ses sujets par la clémence, les prélats, et Etienne, archevêque de Cantorbéry, qu'il avait exilés, par la permission de revenir. Ayant obtenu du pape l'absolution, il lui soumit son royaume à titre de fief, se reconnaissant obligé, à raison de ce, de lui payer chaque année mille marcs, sept cents pour l'Angleterre, et trois cents pour l'Hibernie. Simon de Montfort, qui avait été laissé à Carcassonue contre les hérétiques Albigeois, assiégé dans un château appelé Muret, et situé non loin de Toulouse, par Raimond, comte de Toulouse, qui favorisait les hérétiques, et le roi d'Aragon, qui était venu à son secours, ainsi que par le comte de Foix, livra contre eux un admirable combat, car n'ayant que deux cent soixante chevaliers, cinq cents hommes d'armes, cavaliers et pélerins, et sept cents hommes de pied, sans armes, après avoir entendu la messe du Saint-Esprit et invoqué sa protection, il sortit du château et livra bataille aux ennemis; et, soutenus par la puissance divine, les siens tuèrent dix-sept mille ennemis et le roi d'Aragon lui-même. Il ne périt ce jour-là que huit hommes de l'armée de Simon. Ledit Simon, quoique très-vaillant dans les 112combats et, très-affairé, assistait cependant chaque jour à la messe et à toutes les heures canoniques. Jean, roi d'Angleterre, débarqua à La Rochelle avec une multitude d'hommes d'armes. Philippe, roi des Français, envoya contre lui son fils, Louis. Le roi, ayant lui-même rassemblé des troupes, se prépara à marcher en Flandre contre Ferrand. Geoffroi, évêque de Senlis, renonçant à l'épiscopat, se rendit à l'abbaye de Charlieu. Il eut pour successeur Guérin, frère profès de l'hôpital de Jérusalem, et conseiller spécial de Philippe, roi de France. Geoffroi, évêque de Meaux, renonça aussi à l'épiscopat, et se retira dans le monastère de Saint-Victor, à Paris, où il s'adonna plus particulièrement à la contemplation divine. Guillaume, chantre de Paris, lui succéda. [1214.] Jean, roi d'Angleterre, s'étant réconcilié avec le comte de la Marche et les autres grands d'Aquitaine, prit la ville d'Angers, et envoya ses coureurs au-delà de la Loire avec une troupe de chevaliers qui prirent auprès de Nantes Robert, fils aîné du comte de Dreux, lequel venait au secours de Louis, fils aîné de Philippe, roi de France. Enorgueilli par de tels succès, et croyant recouvrer le reste du territoire qu'il avait perdu, il passa la Loire et assiégea un château appelé la Roche-Moine. Louis, fils de Philippe roi de France, qui demeurait alors à Chinon, dans la Touraine, l'ayant appris, se hâta de marcher au secours des assiégés. Comme l'armée des Français n'était déjà plus éloignée du château que d'une seule journée, Jean, roi d'Angleterre, craignant pour lui, abandonna ses tentes, ses machines de guerre et la ville d'Angers, et repassant 113la Loire, retourna en Aquitaine, laissant derrière lui tout ce qu'il avait amené, comme Esaü errant et fugitif. Louis reprit possession de la ville d'Angers, et démolit les murs que Jean avait fait réparer. Dans le même temps que Louis, fils de Philippe, roi des Français, combattait dans le Poitou contre le roi d'Angleterre, son père était entré en ennemi sur le territoire de Ferrand, comte de Flandre, et ravageait tout jusqu'à Lille. Comme il revenait de Lille, Othon, empereur des Romains, qui avait été déposé, et neveu du roi d'Angleterre, étant venu à Valenciennes au secours de Ferrand, comte de Flandre, et n'étant éloigné du roi que de cinq milles, conduisit son armée de Mortain près de Tournai jusque près du pont de Bovines, afin d'attaquer à l'improviste l'arrière-garde du roi des Français. Le roi de France, ayant su qu'Othon venait avec une armée, ordonna à ses troupes de s'arrêter. Voyant ensuite que les ennemis, miraculeusement saisis de frayeur, ne venaient pas à sa rencontre, il ordonna de nouveau que les bataillons se rangeassent. Comme presque la moitié de son armée passait déjà le pont de Bovines, et que le roi lui-même, entouré d'une multitude de vaillans hommes, venait après son armée, les ennemis, frappés tout-à-coup comme d'épouvante et d'horreur, passèrent sur le flanc septentrional de l'armée, ayant devant les yeux le soleil plus ardent ce jour-là qu'à l'ordinaire. A la vue de ce mouvement, le roi des Français commanda de s onner la trompette et de prendre les armes, et rappela ses troupes qui marchaient en avant. Les ayant exhortées à défendre de tous leurs efforts la cou-114ronne de France, il s'élança aussitôt sur les ennemis. Que dirai-je? on combattit de part et d'autre avec une égale ardeur, pendant presque toute une journée. Philippe, renversé à terre, y demeura long-temps étendu; mais ayant enfin retrouvé un cheval, et soutenu par l'aide de Dieu, il vainquit l'ennemi sur tous les points. L'empereur Othon, le duc de Louvain, le comte de Limbourg, Hugues de Boves, tournant le dos, trouvèrent leur salut dans la fuite et abandonnèrent les bannières impériales. Ferrand, comte de Flandre, Renaud, comte de Boulogne, Guillaume, comte de Salisbury, et son frère, deux comtes d'Allemagne, et beaucoup de gens de grand nom, barons et autres, furent faits prisonniers. Il périt beaucoup de monde du côté d'Othon, et peu du côté du roi de France. Ainsi que le disaient ceux qui avaient été pris, le nombre des chevaliers d'Othon était de mille cinq cents, celui des autres hommes d'armes, bien équipés, était de cent cinquaate mille, outre la multitude du commun peuple; trois jours après, il devait avoir de plus cinq cents chevaliers et un nombre infini d'hommes de pied; mais le Dieu miséricordieux accomplit, sur le roi de France et les siens, le cantique de Moïse, car un des siens en poursuivait mille, et deux des siens en mettaient dix mille en fuite. Le roi de France ayant tout terminé envoya dans ses châteaux, sous une étroite garde, les ennemis prisonniers, et retourna, à Paris, où il amena Ferrand avec lui. Le clergé et le peuple l'accueillirent avec des larmes de joie et des acclamations jusqu'alors sans exemple. A la nouvelle de la victoire de Philippe, roi des 115Français, les Poitevins, saisis d'une grande frayeur, lui envoyèrent des députations, et s'efforcèrent de se réconcilier avec lui; mais le roi, qui avait éprouvé bien des fois leur perfidie, n'y consentit pas, rassembla une armée dans le Poitou, et s'avança près du lieu où était Jean, roi d'Angleterre. Le vicomte de Thouars l'ayant appris, fit tant, par le moyen du comte de Bretagne qui avait épousé sa mère, qu'il fut reçu en l'amitié du roi de France. Le roi des Anglais, éloigné de lui de dix-sept milles, ne pouvant fuir nulle part, et n'osant s'avancer pour lui livrer bataille en plaine, envoya Renoulf, comte de Chester, avec Robert, légat du Siége apostolique, pour traiter d'une trève. Le roi Philippe, selon sa bonté accoutumée, lui accorda une trève de cinq ans, et s'en retourna à Paris. [1215.] La victoire que Dieu avait refusée à l'empereur Othon près de Bovines fit qu'un grand nombre quittèrent son parti; en sorte que, cédant au sort, et ne pouvant secouer l'infortune, il alla vivre dans son patrimoine, c'est-à-dire en Saxe, dépouillé de l'Empire, et privé des consolations de ses amis. Attaqué enfin de la dysenterie, il convoqua les évêques et le reste du clergé, demanda avec larmes l'absolution, et mourut peu de temps après l'avoir reçue. Frédéric, roi de Sicile, qui, par l'ordre du pape Innocent, avait été couronné roi des Romains à Mayence, ayant appris qu'Othon était revenu de Flandre dans son pays, sans avoir obtenu de succès, fit marcher son armée, du pays de Souabe, où il demeurait alors, et étant arrivé à Aix-la-Chapelle, assiégea et prit d'assaut cette ville, où il fut de nouveau proclamé roi 116des Romains, le 25 juillet. Bientôt après, pour ne pas se montrer indigne de l'honneur que Dieu lui avait accordé, il prit le signe de la croix du Seigneur, dans l'intention de marcher avec d'autres au secours de la Terre-Sainte. Quelques grands du royaume d'Angleterre se révoltèrent contre leur roi Jean, à cause de quelques coutumes qu'il avait établies, et qu'il refusait d'observer lui-même, selon son serment: le commun peuple, à savoir la foule des paysans et un grand nombre de villes, se rangèrent du parti des grands. Ceux-ci, craignant cependant de ne pouvoir résister au roi Jean jusqu'à la fin, invitèrent par des messagers Louis, fils aîné du roi des Français, à leur porter secours, lui promettant la monarchie de toute l'Angleterre lorsqu'ils auraient chassé le roi. Louis, ayant reçu d'eux des otages, leur envoya un grand nombre de chevaliers. Au mois de septembre, de nobles hommes, tant du Brabant que de la Flandre, éprouvèrent un naufrage, et furent submergés en voulant passer en Angleterre au secours du roi, qui promettait une riche solde à ceux qui viendraient à son secours. Les ennemis du roi, joyeux de cet accident, en furent d'autant plus ardemment animés dans leur révolte contre lui, assurant qu'il apparaissait en toutes choses que la main de Dieu était contre le roi. Au mois de novembre, le pape Innocent tint à Rome un concile général, appelé le concile de Latran, auquel assistèrent quatre cent douze évêques, parmi lesquels il y eut deux patriarches, le patriarche de Constantinople et celui de Jérusalem. Le patriarche d'Antioche, retenu par une grave maladie, n'y put 117venir, mais il envoya à sa place l'évêque d'Antarados; le patriarche d'Alexandrie, placé sous la domination des Sarrasins, fit ce qu'il put, et envoya pour lui un diacre, son frère. On y vit les primats, soixante-onze métropolitains et plus de huit cents abbés et prieurs de couvens; on y vit en foule les envoyés de l'empereur des Romains, de l'empereur des Grecs, du roi des Français, du roi de Jérusalem, du roi d'Angleterre, du roi de Chypre, du roi d'Espagne, et d'autres rois et princes. Le saint synode décréta beaucoup de choses utiles, et en confirma beaucoup d'autres anciennement établies. Raimond, comte de Toulouse, et son fils Raimond furent condamnés comme hérétiques, et un grand nombre d'autres hérétiques et de leurs fauteurs furent frappés du glaive de l'anathême. On condamna un ouvrage ou traité sur la Trinité, que l'abbé Joachim avait écrit contre maître Pierre Lombard; et le dogme pervers, d'Amauri fut déclaré impie et hérétique. Dans le même temps, comme quelques-uns prétendaient que Denis l'Aréopagite était le même que Denis évêque de Corinthe, qui avait souffert le martyre en Grèce, où on l'avait enterré, et qu'il avait existé un autre Denis qui avait prêché la foi chrétienne en France à Paris; et que d'un autre côté, d'autres affirmaient qu'après la mort des apôtres Pierre et Paul, Denis était venu à Rome, et avait été envoyé en France par le pape saint Clément, successeur de l'apôtre Pierre, le pape Innocent, ne voulant adopter aucun des deux partis, mais desirant honorer l'église de Saint-Denis en France, y envoya, par les moines de ce monastère présens au concile, le corps de saint 118Denis évêque et confesseur de Corinthe, transporté de Grèce à Rome par un cardinal-légat, et acquitta des pénitences qui leur seraient ordonnées ceux qui, s'approchant des sacrées reliques du saint, se repentiraient sincèrement, et se confesseraient pendant quarante jours. [1216.] Simon de Montfort, laissé par les Français à Carcassonne contre les hérétiques Albigeois, vint en France demander du secours contre les Aragonais, qui lui livraient de fréquentes attaques à cause de la mort de Pierre, leur roi. Dans l'espace de peu de jours, il rassembla cent vingt chevaliers, qu'il ramena de France en s'en retournant. Galon, prêtre-cardinal de Saint-Marin, envoyé en France en qualité de légat, pressa instamment Louis, fils aîné de Philippe, roi de France, de se désister de son projet de passer en Angleterre contre Jean, roi de ce pays, et engagea son père, le roi Philippe, à dissuader son fils de cette expédition. Il lui annonça aussi la sentence d'excommunication portée par le pape contre tous les ennemis du roi d'Angleterre. N'ayant pas réussi de ce côté, il passa en Angleterre pour rétablir la paix, s'il pouvait, entre le roi et les grands d'Angleterre. Sur ces entrefaites, Louis, fils du roi de France, ayant équipé une flotte, passa en Angleterre, fut accueilli avec joie et respect par ceux qui l'avaient appelé, et reçut d'eux foi et hommage. Mais le cardinal Galon, combattant pour le roi d'Angleterre avec le glaive spirituel de saint Pierre, mit en interdit les terres des partisans de Louis, et enchaîna leurs personnes par les liens de l'anathême. Le onzième jour de juin, Henri, empereur de Cons-119tantinople, mourut à Thessalonique, la dixième année de son règne. Après sa mort, les Francs et les Latins élurent unanimement empereur des Grecs, et envoyèrent chercher en France par une solennelle députation, Pierre de Courtenai, comte d'Auxerre, parent de Philippe, roi de France, et beau-frère de feu l'empereur Henri. Ayant reçu les députés, il accepta l'élection, et vint à Rome avec sa femme Yolande, comtesse de Namur, laissant à Namur deux fils, qu'il avait eus d'elle. Le pape Innocent étant mort, Honoré III, Romain de nation, fut le cent quatre-vingt-unième pape qui gouverna l'Eglise de Rome. Jean, roi d'Angleterre, mourut. Son fils Henri, enfant de dix ans, lui succéda, et fut couronné roi par Galon, légat de l'Eglise romaine; c'est pourquoi Louis, fils du roi de France, se fiant aux Anglais, mit en liberté les otages qu'il en avait reçus, et, congédiant son armée, s'en retourna en France pour en rassembler une plus forte. [1217.] Louis, fils de Philippe, roi de France, ayant, après Pâques, rassemblé une multitude d'hommes d'armes, tant à cheval qu'à pied, repassa en Angleterre, fort mécontent de ce qu'un certain nombre de nobles de ce pays, au mépris de leurs sermens, avaient, en son absence, abandonné don parti et passé dans celui du nouveau roi. Pendant qu'il assiégeait Douvres, Thomas, comte du Perche, qui était venu à son secours, fut tué à Lincoln par la fourberie des Anglais. Dès que Louis l'apprit, s'apercevant par là de la trahison et de l'infidélité des Anglais, il brûla ses machines, et se transporta à Londres avec toute son armée; se voyant ensuite trahi par les barons anglais, en butte à la haine de tout le royaume, et toutes les portes 120fermées pour lui, et connaissant aussi les desseins de Galon, légat du Siége apostolique, qui faisait tous ses efforts pour s'opposer à lui et aux siens, il craignit que, s'il sortait de Londres pour combattre les Anglais, les portes ne lui fussent fermées à son retour; il traita donc, et retourna en France. Il eût remporté partout d'admirables, victoires, s'il eût rencontré la fidélité qui lui était due. Le pape Honoré sacra à Rome empereur et impératrice de Constantinople, Pierre, comte d'Auxerre, et Yolande, sa femme, comtesse de Namur et sœur de feu Henri, empereur des Grecs. Cette cérémonie eut lieu dans l'église de Saint-Laurent, hors des murs, de peur qu'elle ne parût leur donner aucun droit sur l'Empire romain. Neuf jours après son sacre, Pierre quitta la ville avec sa femme, qu'il envoya par mer à Constantinople, parce qu'elle était enceinte. A la tête de cent soixante chevaliers et de beaucoup d'autres hommes de guerre prêts à combattre, il voyagea par terre, et alla à Brindes au devant de Jean de Colonne, prêtre-cardinal, envoyé en qualité de légat dans la Romagne et le pays de Venise. Le cardinal s'étant joint à l'empereur pour passer en Grèce, il traversa la mer, et assiégea aussitôt la ville de Durazzo. Il avait promis par un acte aux Vénitiens de leur céder sur-le-champ cette ville, qu'ils disaient leur avoir été enlevée par la violence du duc, à condition que leur seigneur lui fournirait les moyens de s'en emparer. Après avoir inutilement passé un grand nombre de jours à assiéger cette ville, non sans une grande perte des siens, il fut forcé de lever le siége. Comme il se rendait à Constantinople, et qu'il se trouvait dans un chemin diffi-121cile à passer, entre des montagnes pleines de bois et des fleuves, il fut pris par trahison avec sa suite par Theodore, duc de Durazzo, qui lui avait promis de le conduire en sûreté. L'illustre femme de Simon de Montfort vint en France demander du secours contre les hérétiques Albigeois. Le comte de Toulouse et les Aragonnais avaient tellement resserré son mari, qu'ayant perdu quelques-uns de ses châteaux, à moins d'un prompt secours il avait à peine l'espérance de pouvoir conserver le reste. La même année il y eut un vent très-violent qui renversa beaucoup de maisons et d'églises, et déracina une infinité d'arbres. [1218.] Simon, comte de Montfort, ayant reçu du secours de la France, assiégea Toulouse. Pendant qu'on livrait un assaut, il mourut frappé d'une pierre lancée d'un pierrier. C'était un homme beau de corps, ferme dans sa foi et dans les combats, et digne d'une gloire éternelle. Gui, son fils, lui succéda dans son comté et dans la terre des Albigeois. Saint Guillaume, archevêque de Bourges, fut canonisé par le pape Honoré; son successeur Giraud mourut, et fut remplacé par Simon, chantre de Bourges. Hugues, duc de Bourgogne, mourut et fut enseveli à Cîteaux. Gautier, abbé de Pontion, fut fait évêque de Chartres. Au mois d'octobre les vignes et les arbres furent brûlés par une gelée excessive, au point que chacun affirmait n'avoir jamais rien vu ni entendu dire de pareil. [1219.] Henri, comte de Nevers, et Gautier, camérier du roi de France, un grand nombre de barons et d'évêques, de chevaliers et de gens du peuple, ayant pris la croix, passèrent la mer, et, vers la fête des apôtres 122Si mon et Jude, abordèrent à Damiette, où s'étaient rendus au mois de mai, avec une forte armée, Jean, roi de Jérusalem, et le duc d'Autriche, qui, négligeant les autres villes des Sarrasins, voulaient assiéger Damiette avec une puissante armée. Ils disaient en effet que, s'ils parvenaient à prendre cette ville, la Terre Sainte pourrait être facilement purgée des Gentils. Par la faveur de Dieu, la chose en était venue au point que les nôtres, avec des peines extraordinaires et beaucoup de pertes, s'étaient emparés d'une tour située sur un petit canal du Nil, et suffisamment munie de tout ce qui était nécessaire à sa défense. Comme il périssait un grand nombre de Chrétiens, les clercs firent des processions, et ordonnèrent à tous un jeûne de quatre jours au pain et à l'eau; car la veille de la fête de l'apôtre saint André, les flots de la mer s'élevant, étaient arrivés jusque dans le camp des fidèles, que d'un autre côté inondait le Nil débordé, dont ils avaient négligé de se garantir. C'est pourquoi leurs vaisseaux et leurs vivres furent grandement endommagés. Cette tempête dura pendant trois jours consécutifs. Quelques-uns furent en outre saisis de douleurs soudaines dans les pieds et les jambes. La chair de leurs gencives s'enfla entre leurs dents, et leur ôta la possibilité de mâcher. Un grand nombre d'entre eux moururent de ce mal, les autres ayant souffert jusqu'au printemps furent sauvés par une chaleur bienfaisante. A la fête de la vierge sainte Agathe, le Père de miséricorde et le Dieu de toute consolation daigna accorder aux siens, occupés au siége de Damiette, une glorieuse victoire; car quelques Chrétiens ayant passé le Nil pour assiéger la ville 123de toutes parts, le soudan de Babylone et les siens, qui avaient campé sur un des bords du fleuve avec une nombreuse armée, miraculeusement frappés de terreur, s'enfuirent avant l'aurore, abandonnant leurs tentes. Les nôtres l'ayant appris, passèrent aussitôt le Nil, s'emparèrent du camp des fuyards, où ils trouvèrent des dépouilles innombrables, et ainsi le lendemain matin Damiette fut complétement assiégée par les nôtres. Philippe, roi de France, rendit une ordonnance générale pour défendre aux Juifs du royaume de recevoir en gage des ornemens d'église, et de fournir de l'argent à un religieux sans le consentement de son abbé et du chapitre. Cette ordonnance réglait aussi qu'aucun Chrétien ne pourrait être forcé de vendre son héritage ou ses revenus pour dettes envers les Juifs; que deux parts de l'héritage ou des revenus du débiteur et de celui qui se portait caution seraient assignées au Juif. Jérusalem, qui paraissait fortifiée d'une manière inexpugnable, fut détruite par Conradin, fils de Saladin; les murs et les tours furent réduits en monceaux de pierre, à l'exception du temple du Seigneur et de la tour de David. Les Sarrasins formèrent le dessein de détruire le sépulcre du Seigneur, et le firent savoir par une lettre aux habitans de Damiette pour les consoler; mais personne n'osa y porter une main téméraire; car, ainsi qu'il est écrit dans l'Alcoran, le livre de leur foi, ils croient que Jésus-Christ notre Seigneur a été conçu et est né de la vierge Marie, et qu'il vécut sans péché, prophète et plus que prophète; ils soutiennent qu'il a rendu la vie aux aveu-124gles, guéri les lépreux, ressuscité les morts, et ils assurent fermement qu'il est monté aux cieux. C'est pourquoi, dans les temps de trève, leurs sages se rendant à Jérusalem, demandaient qu'on leur montrât les livres des Evangiles, et les baisaient et révéraient à cause de la pureté de la sainte loi enseignée par le Christ, et surtout à cause des évangiles de Luc, à savoir: «Gabriel fut envoyé,» paroles que leurs lettres répètent et commentent souvent. Après la mort de Simon de Montfort, frappé d'un coup de pierre à Toulouse, Louis, fils de Philippe, roi de France, à la tête d'une nombreuse armée de croisés levés dans toutes les parties de la France, marcha contre les hérétiques Albigeois et Toulousains. Il assiégea et prit d'abord le château de Marmande, fortifié par les hérétiques; après quoi il marcha vers Toulouse, qu'il assiégea et battit long-temps; mais trahi, dit-on, par quelques nobles de son parti, il fut forcé de revenir sans avoir rien fait. Après son retour, ceux des nôtres qui étaient restés souffrirent un grand nombre d'outrages de la part des hérétiques Toulousains, devenus plus audacieux que de coutume. Quelques-uns abandonnèrent les châteaux, que les hérétiques réduisirent en leur pouvoir par la trahison de plusieurs. Ceux des nôtres qui étaient occupés au siége de Damiette, livrant à cette ville de fréquens assauts par terre et par mer, l'attaquant par des machines, et la foudroyant par des pierres, passèrent l'été à faire tous leurs efforts pour s'en emparer. Mais les Sarrasins leur livraient des batailles rangées, et s'opposaient fortement à leur dessein, qui paraissait quel-125quefois sur le point d'être accompli. A la décollation de saint Jean-Baptiste, s'étant avancés avec orgueil et sans ordre pour combattre le Soudan, comme ils se fiaient en leurs forces, et non au Seigneur, un grand nombre d'entre eux succombèrent et périrent, non cependant sans quelque dommage pour l'armée des païens. Parmi les nôtres, furent faits prisonniers de nobles hommes, tels que Milon de Nanteuil, évêque de Beauvais; le vicomte de Sainte-Suzanne; Gautier, camérier du roi de France; et quelques autres Français puissans par la gloire de leurs armes; Ce jour-là, Jean, roi de Jérusalem, se conduisant courageusement, fut presque brûlé par le feu grégeois; mais le Dieu compatissant et miséricordieux sauva la vie à son chevalier, abaissant d'ailleurs l'orgueil des nôtres. Vers la fête de la Toussaint, quelques-uns de nos gens, envoyés pendant la nuit à une porte de la ville pour reconnaître l'état des assiégés, n'ayant aperçu au dedans aucune sentinelle, dressèrent des échelles, et montèrent sur les remparts. Ensuite ils ouvrirent les portes, prirent et tuèrent un petit nombre d'assiégés qui voulaient faire résistance. Ainsi donc fut prise par les nôtres, aux noues de novembre, la ville de Damiette, sans reddition, sans assaut ni sans violent pillage, aux yeux du soudan de Babylone, qui, miraculeusement frappé de terreur, n'osa pas, selon sa coutume ordinaire, attaquer les chevaliers du Christ, afin que la victoire fût attribuée à Dieu seul. Comme les nôtres n'osaient entrer dans la ville, dans la crainte que l'armée des païens, qui les entourait, ne s'emparât de leur camp, il arriva, par la volonté divine, que le Nil déborda, au point que les 126eaux rendirent le camp des nôtres inaccessible, Dieu manifestant évidemment par là que les élémens eux-mêmes s'opposaient et livraient combat aux insensés, en faveur des adorateurs du Christ. Le soudan s'en étant aperçu, mit le feu à son camp, et s'enfuit, craintif et confus. Les nôtres étant entrés dans la ville, trouvèrent les places jonchées des cadavres de gens morts de la peste et de la famine; car le Seigneur avait tiré son glaive sur eux; et sa main en avait tant fait périr que, depuis le commencement du siége, dans l'espace de vingt mois, il périt dans la ville soixante-dix mille païens; trois mille seulement demeurèrent vivans. On y trouva beaucoup de vivres, de l'or, de l'argent, des étoffes de soie, des pierres précieuses et d'autres richesses infinies. On fit un partage de tout cela, ainsi que de la ville, et chacun reçut ce qui lui convenait, d'après les prudentes décisions des hommes sages et du commun conseil de personnes choisies pour cette affaire. La domination de la ville fut donnée à perpétuité à Jean, roi de Jérusalem, pour augmenter son royaume. La ville ayant enfin été purifiée, Pélage, légat du Siége apostolique, accompagné du clergé et du peuple, au milieu des flambeaux et des luminaires, des hymnes et des cantiques, partit en procession, le jour de la Purification de sainte Marie, pour entrer dans la ville; et de la Mahomerie, purifiée avant par ses ordres, il fit une basilique qu'il consacra en l'honneur de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu. Il y établit un siége épiscopal, et, fondant en larmes et manifestant une grande dévotion, y célébra la messe au milieu du peuple. Cette ville, outre qu'elle était fortifiée par sa situation naturelle, 127etait entourée d'une triple muraille, très-solidement munie de nombreuses et hautes tours en brique: c'était la clef et le boulevard de toute l'Egypte, et on l'appelait autrefois Héliopolis. [1220.] Frédéric, roi de Sicile, fut couronné empereur par le pape Honoré. Robert de Meûn, évêque du Puy, fut tué par un certain chevalier qu'il avait excommunié pour des outrages par lui commis envers l'Eglise. Le peuple du Puy, gravement irrité, se souleva violemment contre les parens du chevalier, détruisit de fond en comble leurs châteaux et leurs maisons, et les condamna à un exil perpétuel. Yolande, impératrice de Constantinople, mourut, laissant un fils, nommé Baudouin, encore enfant. Comme l'empereur Pierre, son mari, était encore retenu en prison, les Francs et les Latins qui habitaient en Grèce invitèrent, par une députation solennelle, son fils, comte de Namur, à gouverner la Grèce. Méprisant l'honneur qu'on lui offrait, et qui lui était dû, il envoya aux Grecs Henri, son frère cadet. Ils le recurent gracieusement, et lui conférèrent le diadême et la dignité impériale. Au mois de juillet, le corps de saint Thomas, martyr, fut placé avec le plus grand soin, par Etienne, archevêque de Cantorbéry, dans une châsse d'or ornée de pierres précieuses et ciselée avec un travail admirable. Pierre, évêque de Paris, mourut à Damiette. Après sa mort, comme les chanoines de Paris ne pouvaient s'accorder sur l'élection, Guillaume, évêque d'Auxerre, fut, par l'ordre du pape Honoré, transféré au siége de Paris. Gui, fils de Simon de Montfort, qui avait succédé à feu son père dans la terre des Albigeois, fut igno-128minieusement tué par le comte de Saint-Gilles. Sa mort affligea d'une inconsolable tristesse tous les catholiques qui demeuraient dans ce pays. A la nouvelle de ce meurtre, Amauri, son frère, touché de douleur, jura dans le fond de son cœur qu'il ne quitterait le siége d'un certain château, que son frère avait assiégé, qu'il ne l'eût réduit en son pouvoir, soit par force, soit par reddition; mais ensuite, privé du secours des siens, il quitta ce château sans avoir accompli son projet. Après ce départ, ses affaires se trouvèrent en si fâcheux état, que presque tous les châteaux dont il avait été en possession auparavant tombèrent sous la domination des hérétiques. Par un miracle aussi grand, plus grand même que celui qui avait eu lieu au sujet de Damiette, le Seigneur donna aux Chrétiens rassemblés en ce lieu la ville de Thanis, en Egypte. Les nôtres ayant formé un dessein bien concerté, envoyèrent, à la fête de saint Clément, des éclaireurs chargés de se rendre sur des vaisseaux par le Nil, jusqu'à la ville de Thanis, pour enlever les vivres des premières maisons, et reconnaître avec soin l'état de ladite ville. Ceux-ci s'étant approchés de la ville, et n'ayant aperçu aucun défenseur sur les remparts ni sur les tours, s'y précipitèrent aussitôt, et la trouvèrent vide. Les habitans, à la nouvelle de la prise de Damiette, s'étaient enfuis, frappés d'une terreur extraordinaire, s'imaginant voir arriver toute l'armée des Chrétiens. Ce fut ainsi que le Seigneur en ce temps planta sa bannière en Egypte. Mais alors, par l'instigation du diable, il s'éleva une dissension entre Jean, roi de Jérusalem, et Pélage, cardinal de l'Eglise romaine. Le légat Pélage s'empa-129rait du commandement de toute l'armée, disant et s'efforçant de faire croire que rien n'avait été fait ou ne se faisait que par ses ordres. C'est pourquoi le roi Jean quitta Damiettc et se rendit en Syrie. [1221.] Les Tartares étant entrés dans la Géorgie et la grande Arménie, ravagèrent ces contrées et les soumirent à leur domination. A Damiette, Pélage, légat du Siége apostolique, voyant que le peuple innombrable de Dieu n'obtenait plus aucun succès depuis long-temps à cause de l'absence du roi Jean, le pria par une lettre d'avoir compassion de la chrétienté, et de revenir à Damiette le plus tôt possible. Le roi, acquiesçant volontiers à ses prières, s'en retourna aussitôt. Par sa volonté et le conseil du légat, à la fête des apôtres Pierre et Paul, le roi et le légat, avec une partie très-considérable de l'armée bien pourvue d'armes, et portant des vivres pour deux mois, sortirent de Damiette pour se rendre vers Babylone par terre et par mer. Arrivés à un certain endroit, éloigné de vingt-quatre stades de Babylone et d'autant de Damiette, où le Nil, se divisant en trois branches, donne naissance à trois grands fleuves, ils s'emparèrent d'un pont de vaisseaux que les Sarrasins avaient construit, et dressèrent leurs tentes dans une plaine qui s'étendait le long du fleuve. Le soudan voyant leur audace et leur grand nombre, tint conseil avec les siens, et prit la résolution de ne point combattre; mais il ordonna aussitôt aux siens de garder et de fortifier l'entrée des chemins, de peur qu'il ne pût arriver aux nôtres, de Damiette, des secours d'hommes ou de vivres. Il espérait par cet exécrable artifice faire périr le peuple de Dieu sans dommage 130pour les siens; ce qui arriva pour la juste punition de nos péchés. Les nôtres manquèrent de vivres, et le Nil, selon son cours ordinaire, occupa toute la terre où était l'armée chrétienne. Ainsi le peuple de Dieu, perdant la moitié de ses forces, enfoncé jusqu'aux genoux dans le limon déposé par les eaux fangeuses, fut forcé de rendre Damiette, à condition qu'une partie du bois de la croix du Seigneur, que Saladin, soudan de Damas, avait emportée de Jérusalem, serait rendue aux Chrétiens, qu'on concilierait une trève de huit ans, et que les Sarrasins mettraient en pleine liberté tous les Chrétiens captifs, et leur donneraient un sauf-conduit jusqu'à Acre. Ainsi Damiette, prise avec beaucoup de peines et de dépenses, et possédée pendant plus d'un an par les nôtres, fut rendue aux Sarrasins à la fête de la Nativité de la sainte Vierge Marie, mère du Seigneur. Manassès, évêque d'Orléans, mourut, et eut pour successeur Philippe, neveu de saint Guillaume, archevêque de Bourges. [1222.] Henri, comte de Nevers, qui était revenu du pays d'outre-mer avant la prise de Damiette, périt par le poison. Il fut d'abord enterré dans le château de Saint-Aignan, dans le territoire de Bourges, et ensuite dans le monastère de Pontigny, de l'ordre de Cîteaux. Il ne laissa qu'une fille, qui fut donnée en mariage à Gui, comte de Saint-Paul. Maître Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, mourut le jour même de son synode qui assista à son enterrement dans l'église de Sens. Maître Gautier Cornu lui succéda. Dans ce temps mourut aussi Guillaume, évêque de Paris, qui avait transporté une partie des 131moines de Cîteaux de l'abbaye de Saint-Antoine de Paris, à Auxerre, dans un lieu appelé Chelles. [1223.] Jean, roi de Jérusalem, excessivement affligé de la perte de Damiette et de l'épuisement des siens, passa du pays d'outre-mer en Italie pour demander du secours au pape. Il y fut reçu avec honneur par le pape Honoré et par Frédéric, empereur des Romains, auquel il donna en mariage, en présence du pape, sa fille, unique héritière du royaume de Jérusalem, avec tous ses droits sur ce royaume. L'empereur en eut dans la suite un fils appelé Conrad. Je cesse ici de parler du royaume de Jérusalem, parce que, bien que plusieurs aient, par droit de succession, porté le titre de rois de Jérusalem, aucun, jusqu'à nos jours, n'y a véritablement régné. Henri, fils de Frédéric, empereur des Romains, et de la sœur du roi d'Aragon, enfant âgé de dix ans seulement, fut, par l'ordre de son père, couronne roi d'Allemagne. Au commencement du mois de juillet, il apparut, pendant huit jours, avant le crépuscule de la nuit, dans le royaume de France, une comète, présage de malheurs. En effet, le roi Philippe, accablé depuis long-temps d'une fiêvre quarte, ô douleur! termina son dernier jour à Mantes, la veille des ides de juillet, après avoir mis toutes ses affaires en bon ordre. Le lendemain il fut enterré avec honneur dans le monastère de Saint-Denis en France, par le cardinal Conrad, évêque d'Ostie, qui était venu en qualité de légat dans la terre des Albigeois, et par vingt-quatre évêques et archevêques qui, par la volonté divine, se trouvaient là pour leurs affaires. Les obsèques se firent en présence de Jean de Brienne, roi 132de Jérusalem, qui partagea l'excessive douleur que causait cette mort infortunée à une innombrable multitude de chevaliers, de clercs et de peuple. Le même jour et à la même heure le souverain pontife de Rome, Honoré, étant dans une ville de la Campanie en Italie, célébra avec les cardinaux l'office des Morts pour ledit roi. Cette mort lui avait été miraculeusement révélée par un saint chevalier. Le roi étant donc enterré, Louis son fils fut, dans la vingt-sixième année de sa vie, le sixième jour d'août, couronné roi de France dans l'église de Rheims, avec Blanche sa femme, par Guillaume, archevêque de Rheims. Le premier dimanche de Carême, Jean, roi de Jérusalem, prenant le bâton de pélerin, partit pour Saint-Jacques en Galice. A son retour, le roi de Castille lui donna en mariage sa sœur Bérengère, nièce de Blanche, reine de France. Amaury, comte de Montfort, quittant le pays des Albigeois pour revenir en France à cause de la disette des vivres, abandonna Carcassonne, ville très-fortifiée, et d'autres châteaux conquis sur les hérétiques Albigeois avec des peines infinies. [1224.] Le sixième jour de mai, Louis roi de France, et Conrad cardinal du Siége apostolique, convoquèrent à Paris un concile général dans lequel le pape Honoré révoqua de sa propre autorité, par l'entremise dudit cardinal, l'indulgence accordée par le concile de Latran à ceux qui se croiseraient contre les hérétiques Albigeois, et reconnut Raimond, comte de Toulouse, pour vrai catholique. Le lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste, Louis, roi de France, rassembla une armée à Tours, d'où il 133marcha vers le château de Niort en Poitou, et assiégea le chevalier Savary de Mauléon, qui était dans ce château pour le défendre. Voyant la force du roi, Savary le lui rendit, à condition que lui et les siens pourraient se retirer la vie sauve. De là, après cette reddition, le roi s'avança vers Saint-Jean-d'Angely, dont les habitans vinrent au devant de lui, le reçurent pacifiquement et avec honneur, et lui jurèrent ensuite fidélité, ainsi qu'ils le devaient. De là, le roi, partant pour La Rochelle, assiégea cette ville; ayant fait dresser des machines, il livra pendant neuf jours de continuels assauts, et endommagea grandement les murs; mais Savary de Mauléon, et près de trois cents chevaliers qui étaient dans la ville, aidés des habitans et d'un grand nombre de serviteurs, se défendirent avec courage, et attaquaient souvent le roi et les siens. Cependant, considérant enfin qu'ils ne pouvaient recevoir de secours d'aucune part, ils rendirent la ville au roi et lui jurèrent tous fidélité, à l'exception de Savary, qui se retira avec les Anglais. Alors les Limousins, les Périgourdins, et tous les grands d'Aquitaine, à l'exception des Gascons qui habitaient au-delà de la Gascogne, promirent fidélité au roi, qui s'en retourna en France. A l'Octave de l'Assomption de Sainte-Marie, mere ou Seigneur, un concile fut, par l'autorité apostolique, célébré à Montpellier. Le pape Honoré donna ordre à l'archevêque de Narbonne d'écouter les conventions de paix que Raimond, comte de Toulouse, et les autres Albigeois, offraient à la sainte mère l'Eglise, et de lui mander ce qu'il y avait à faire. L'archevêque de Narbonne ayant convoqué les évêques, 134les abbés et tout le clergé de la province entière, reçut du comte de Toulouse et des autres barons, le serment de faire reconnaître dans tout le pays l'autorité de l'Eglise romaine, de rétablir les revenus du clergé, de faire promptement justice des hérétiques avoués et convaincus, et d'employer tout leur pouvoir à extirper de toute la province la perversité hérétique. Savary de Mauléon, qui avait passé en Angletenre avec les Anglais, ayant reconnu que, se défiant de lui, ils se préparaient à le perdre secrètement, prit une salutaire résolution, et, retournant en France, il se soumit, et fit hommage au roi Louis. [1225.] Au temps de Pâques, il vint en Flandre un homme vêtu en pélerin, qui se faisait passer pour Baudouin, empereur de Constantinople, qui avait disparu; et il prétendait avoir été délivré, comme par miracle, des prisons des Grecs. Un grand nombre de nobles de Flandre, l'ayant vu, se rangèrent de son parti, frappés de quelques particularités qu'il leur rapportait, ainsi que de plusieurs façons de parler et gestes familiers au comte Baudouin; mais Jeanne, comtesse de Flandre, qu'il avait privée du comté, se rendit vers le roi de France Louis, et le pria de la remettre en possession de son comté. Le roi ayant appris ce qui se passait, appela cet homme à Péronne, lui demanda qui l'avait fait chevalier, et dans quel endroit il avait fait hommage à son père le roi Philippe: comme il réclama un délai à ce sujet, et ne voulut point répondre, on lui ordonna de sortir du royaume de France dans l'espace de trois jours. Pendant qu'il s'en retournait il fut abandonné par les siens à Valenciennes. Enfin, s'étant enfui à travers la 135Bourgogne, sous le déguisement d'un marchand, il fut pris par un certain chevalier et livré à la comtesse de Flandre, dont les partisans lui infligèrent différens supplices et le pendirent enfin à un gibet. Comme le roi de France Louis avait rassemblé une armée à Chinon pour soumettre le vicomte de Thouars, en cette ville arriva vers lui, à la fête des apôtres Pierre et Paul, Romain, diacre-cardinal de Saint-Ange. Le légat étant arrivé en France, le roi pour l'amour de lui, accorda une trève au vicomte de Thouars jusqu'à la fête de sainte Madeleine, et, se rendant à Paris avec le légat, appela ses grands à une assemblée à laquelle se rendit le vicomte de Thouars, qui fit hommage au roi en présence du légat et des barons, et fit réparation de tous ses méfaits envers lui. Vers la Purification de la sainte Vierge Marie, Louis, roi des Français, et beaucoup de grands, d'archevêques et d'évêques, et un grand nombre d'autres du royaume de France, s'étant réunis à Paris, prirent la croix de la main du cardinal Romain pour aller combattre les hérétiques Albigeois.