[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] CHAPITRE PREMIER. Lorsque cette innombrable armée, composée des peuples venus de presque toutes les contrées de l'Occident, se fut rassemblée dans la Pouille, Boémond, fils de Robert, que l'on surnommait Guiscard, ne tarda pas à en être informé. Il faisait en ce moment le siège de la ville d'Amalfi. Il demanda au messager qui lui portait ces nouvelles le motif d'une telle expédition, et apprit que les Chrétiens allaient enlever Jérusalem, ou plutôt le sépulcre du Seigneur et les lieux saints, à la domination insultante des Gentils. On ne lui cacha point non plus les noms et le nombre considérable de ces hommes d'une grande distinction, qui, abandonnant, pour ainsi dire, les honneurs souverains, se portaient à cette entreprise avec une ardeur inconcevable. Il demanda s'ils transportaient des armes, des provisions, quelles enseignes ils avaient adoptées pour ce pèlerinage d'un genre nouveau, enfin quels cris de guerre leur serviraient de signe de ralliement. On lui répondit qu'ils portaient leurs armes à la manière des Français ; qu'ils faisaient coudre sur leurs vêtements, au dessus de l'épaule ou sur tout autre point, une croix faite de drap ou de toute autre étoffe, ainsi que cela leur avait été prescrit; qu'enfin ils avaient renoncé à toute diversité de cris de ralliement, comme n'étant qu'un témoignage d'orgueil, et que, pendant la guerre, ils s'écriaient tous avec la même humilité et la morne fidélité: Dieu le veut ! Touché jusqu'au fond du cœur en entendant ces réponses, et inspiré de Dieu, Boémond prit aussitôt sa résolution ; il fit apporter son plus beau manteau, en fit faire un grand nombre de petites croix, en prit une pour lui et distribua les autres à tous les siens, qui s'engagèrent par les mêmes vœux ; car les chevaliers qui le suivaient au siège d'Amalfi éprouvèrent aussi la même impulsion de cœur, et résolurent de suivre la route dans laquelle leur seigneur allait entrer. Il y en eut bientôt un si grand nombre que le frère de Boémond, Roger, comte de Sicile, s'en affligea infiniment, et se plaignit d'être si subitement privé, au milieu de ses opérations de siège, du secours de presque tous ses fidèles. Je dois maintenant rapporter en peu de mots l'origine de Boémond, et dire par quels degrés il était parvenu aux suprêmes honneurs. Robert, que l'on surnomma Guiscard, était originaire de Normandie, et de naissance assez obscure. Etant sorti de sa patrie, sans que je sache s'il la quitta volontairement ou s'il en fut expulsé, il se rendit à pied dans la Pouille, et se procura comme il put des chevaux et des armes pour se présenter en chevalier; puis, ayant rassemblé de tous côtés des brigands qui pussent le seconder dans ses entreprises, il s'empara d'abord de quelques châteaux, non sans s'entacher de quelques actes de trahison, fit de continuelles incursions contre plusieurs autres châteaux, s'en empara à force de persévérance, assiégea bientôt des villes riches, et les força de reconnaître sa puissance. Pour tout dire en peu de mots, cet homme, tout nouveau, étendit sa domination sur tant de lieux, remporta si bien la victoire sur tous ceux qu'il voulut attaquer, qu'on put faire pour lui ces vers composés pour son épitaphe: Il chassa de Rome celui que les Liguriens, Rome et le lac Léman reconnaissent pour roi ; savoir l'empereur Henri, homme célèbre par ses victoires innombrables et presque continuelles. Le Parthe, l'Arabe, la Phalange macédonienne ne protégèrent point contre Guiscard cet Alexis, prince des Grecs, dont j'ai déjà parlé souvent. Robert le vainquit à diverses reprises, et si le poison n'eût terminé brusquement sa carrière, l'on assure qu'en peu de temps il aurait placé sur sa tête la couronne de Constantinople, au milieu même de cette ville. Aujourd'hui tout le monde peut voir de ses propres yeux la puissance de son fils Boémond, qui, faisant oublier l'obscurité de ses ancêtres, s'est uni en mariage à la fille de Philippe, roi des Français, et a tenté de s'emparer de vive force du trône d'Alexis. Roger, frère de Boémond, retourna en Sicile, désolé d'avoir perdu si promptement presque tous ses fidèles, et de les voir partir pour Jérusalem. Boémond, après avoir rassemblé tous les approvisionnements nécessaires pour un si grand voyage, s'embarqua avec son armée, et, poussé par un vent favorable, alla aborder heureusement sur les côtes de la Bulgarie. Il avait à sa suite un grand nombre de braves chevaliers et des princes d'une grande distinction. On remarquait parmi ceux-ci Tancrède, fils d'un certain marquis, et, si je ne me trompe, d'une sœur de Boémond. Le frère de Tancrède, nommé Guillaume, était parti avant lui et avec Hugues-le-Grand. Il y avait encore dans la suite de Boémond un autre prince qui s'appelait Richard, homme très beau de sa personne, et que nous avons vu venir auprès du roi de France, député par Boémond pour lui demander en mariage sa fille Constance. Boémond et les siens étant entrés dans la Bulgarie y trouvèrent toutes sortes de vivres en grande abondance. Ils arrivèrent dans la vallée d'Andrinople, et s'y arrêtèrent pour attendre l'arrivée de leur flotte. Lorsque toute l'expédition fut réunie, Boémond tint conseil avec ses grands, et, du consentement de tous, il ordonna à ceux qui le suivaient de se conduire avec sagesse et douceur en traversant les pays habités par des nations chrétiennes, de ne point dévaster les terres de ceux pour l'amour desquels ils avaient entrepris ce voyage, de ne prendre que les choses dont ils auraient besoin pour leur subsistance, en n'excitant aucun trouble et en payant un juste prix. Ils partirent alors, et, allant de ville en ville, de campagne en campagne, de place en place, ils trouvèrent partout une grande facilité de commerce, et entrèrent bientôt dans la province dite Castorée; ils y célébrèrent la fête solennelle de la Nativité du Seigneur, et y demeurèrent quelques jours. Ils demandèrent aux habitants du pays la faculté de commercer pour leurs besoins, mais ceux-ci, saisis de crainte, la leur refusèrent, croyant qu'ils venaient en combattants et non en pèlerins, et qu'ils voulaient livrer toute la contrée au pillage et massacrer ceux qui l'habitaient. Alors l'armée de Boémond, tournant en fureur la modération qu'elle avait montrée jusqu'à ce jour, enleva les chevaux, les bœufs, les ânes, et tout ce dont elle eut besoin. Les pèlerins, en sortant de la Castorée, entrèrent dans la Pélagonie : ils y rencontrèrent un fort occupé par des hérétiques, l'attaquèrent de tous côtés, le forcèrent à se rendre, y mirent le feu, et brûlèrent aussi tous ceux qui y étaient enfermés. De là ils arrivèrent sur les bords du fleuve appelé Bardarius. Boémond se porta en avant avec une partie de ses chevaliers, et confia le reste de sa troupe à l'un de ses comtes. L'armée impériale qui résidait non loin de là, instruite de cette division, alla attaquer le comte, privé désormais du secours de Boémond qui l'avait devancé, et les compagnons du comte furent tous troublés par cette agression imprévue des ennemis. Le vaillant Tancrède en est aussitôt informé, il revient sur ses pas, plus prompt que la parole, se jette dans les eaux du fleuve, arrive à la nage auprès de ses compagnons qui venaient d'être attaqués, et rassemble en toute hâte deux mille hommes au plus, qui avaient traversé le fleuve sur ses traces. Il atteint les ennemis, qui déjà se battaient vigoureusement contre ses alliés, il les attaque avec la plus grande ardeur, et remporte bientôt la victoire. Un grand nombre des ennemis furent pris, conduits en présence de Boémond et chargés de fers. Boémond s'adressant à eux : Pourquoi, leur dit-il, poursuivez-vous mon peuple, qui est le peuple du Christ? Je ne médite point la guerre contre votre empereur. — Ils lui répondirent : Nous n'agissons point de notre propre mouvement. Nous nous sommes engagés au service pour gagner la solde de l'empereur, et il faut par conséquent que nous fassions tout ce qu'il nous prescrit. Aussitôt qu'il eut entendu ces réponses, l'excellent Boémond ordonna de les relâcher, sans les punir et sans leur imposer de rançon. Ce combat eut lieu le mercredi des cendres, que les Chrétiens appellent le commencement du jeûne. [3,2] CHAPITRE II. L'empereur Alexis, informé de la belle action de Boémond, manda à l'un de ses délégués, en qui il avait la plus entière confiance, de rendre les plus grands honneurs au magnanime duc et à son armée, et de les accompagner sur son territoire, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés en sa présence à Constantinople. A mesure que l'armée traversait les places et les villes de l'empire, un édit impérial prescrivait à tous les habitants d'apporter en hâte aux pèlerins toutes les choses qu'ils pourraient avoir besoin d'acheter. On s'empressait en effet de les fournir à l'armée de Boémond, afin qu'aucun de ceux qui s'étaient réunis à lui n'entrât dans les villes fermées de murailles. Les chevaliers voulurent tenter de pénétrer de vive force dans un château, où se trouvait en abondance tout ce qui pouvait leur être nécessaire en ce moment ; mais l'illustre Boémond le leur défendit, tant pour respecter les droits de ce territoire que pour ne point offenser l'empereur par une imprudence, et ne point violer le traité qu'il venait de conclure avec lui par l'entremise de ses délégués. Irrité contre ceux qui avaient déjà commencé cette sotte entreprise, et particulièrement contre Tancrède, il les empêcha de continuer. Cet événement s'était passé le soir. Le lendemain matin les habitants du château en sortirent précédés des bannières de la croix, et vinrent se présenter humblement et religieusement devant Boémond, qui les accueillit avec affabilité et douceur, les assura de sa bienveillance, et les renvoya tout joyeux. De là les pèlerins se rendirent dans une ville appelée Séora; ils y dressèrent leurs tentes, et rien ne leur manqua pendant qu'ils demeurèrent en ce lieu. Boémond se réconcilia avec deux préfets du palais, et, pour mieux exécuter son nouveau traité, et afin de maintenir les droits de la province, il donna l’ordre de restituer aux habitants tout ce qu'on leur avait enlevé. Ils arrivèrent ensuite sur le territoire d'une autre ville appelée Rusa : la population grecque se porta en foule et pêle-mêle à la rencontre du noble prince, et apporta à son armée tout ce qui pouvait être vendu à cette époque. Ils y dressèrent leur camp trois jours avant celui de la cène du Seigneur, Boémond, quittant alors son escorte particulière, se rendit à Constantinople, suivi seulement d'un petit nombre de chevaliers, pour avoir une conférence avec l'empereur. Tancrède conduisit l'armée, et, voyant ses provisions épuisées, trouvant des difficultés à se procurer les vivres nécessaires, il résolut de quitter la grande route et de se porter avec tous les siens dans un pays moins fréquenté par la foule des voyageurs, afin que les pèlerins pussent trouver en plus grande abondance les choses dont ils auraient besoin. Il sortit donc de la voie publique, et, attentif surtout à soigner les intérêts des pauvres, il entra dans une vallée où ils trouvèrent en grande abondance toutes sortes de vivres. Le peuple et Tancrède célébrèrent en ce lieu la Pâque du Seigneur, avec la dévotion convenable. Pendant ce temps, Alexis, instruit de l'approche de Boémond, ordonna de lui témoigner le plus grand respect à sort arrivée, et de lui fournir des logements dans le faubourg de la ville. Dès qu'il y fut entré, l'empereur l'invita à une conférence, Boémond se rendit secrètement auprès de lui, et en fut bien accueilli. Cependant le duc Godefroi, son frère Baudouin et le comte de Saint-Gilles, conduisant chacun une forte armée, arrivèrent aussi aux faubourgs de Constantinople. Mais le perfide Alexis, qui naguère s'était montré si empressé à solliciter des secours contre les Turcs, frémit de colère, et chercha dans le fond de son cœur par quels artifices il pourrait parvenir à hâter la ruine de ces chevaliers, par qui il se croyait menacé. Mais Dieu, qui protégeait la marche de ces pieux bataillons, les défendit si bien que le méchant ne put trouver aucune occasion de leur faire le mal qu'il désirait, et voyant au contraire qu'il lui était impossible d'y parvenir, le misérable éprouva de vives craintes. Les habitants de Constantinople s'effrayèrent aussi de l'affluence des pèlerins, et se rassemblèrent pour chercher le meilleur parti à prendre. Craignant que leur ville ne fût opprimée par la multitude des arrivants, et que leurs provinces ne fussent livrées à la dévastation, ils jugèrent nécessaire que l'empereur exigeât des Francs le serment de ne jamais rien entreprendre qui pût être nuisible à lui ou aux siens. Aussitôt que ce projet fut connu de nos princes, ils s'en moquèrent beaucoup, et en témoignèrent un grand mépris. Ils calculèrent avec raison que, s'il arrivait d'une manière quelconque que les premières armées vinssent à renoncer à leur entreprise, tant et de si illustres chevaliers, devenus pauvres et dénués de ressources, seraient nécessairement réduits à faire la guerre au perfide empereur, malgré les serments qu'ils auraient prononcés. Et quand même nous n'aurions aucun sujet de crainte pour l'avenir, disaient nos princes, ce serait pour nous une honte éternelle d'avoir été forcés par ces pauvres petits Grecs, les plus faibles des hommes, à prêter le serment qu'ils nous demandent, et il n'est pas douteux qu'ils ne manqueraient pas de dire que, bon gré mai gré, nous nous sommes soumis à leurs volontés. L'empereur, sur ces entrefaites, alla trouver le vaillant Boémond, dans l'espoir de séduire par ses présents celui qu'il redoutait le plus; car Boémond l'avait souvent vaincu, et Alexis désirait le gagner plutôt que tout autre, le regardant plus spécialement comme un rival dangereux. Il lui promit donc de lui donner en deçà de la ville d'Antioche un territoire d'une étendue de quinze journées de marche en longueur, et de huit journées en largeur. La fermeté de l'illustre Boémond échoua devant de telles offres. Aussitôt il prêta serment à l'empereur, et comme Hugues-le-Grand avait juré, cédant à la nécessité et à la séduction des sommes d'argent qui lui furent données, de même Boémond s'engagea, sous la condition cependant que si Alexis violait quelqu'une des stipulations arrêtées, lui-même se trouverait aussi dégagé des promesses auxquelles il souscrivait. Que si l'on demande pourquoi ce prince et plusieurs autres renoncèrent à leur ferme résolution, et prêtèrent serment à l'empereur, que l'on sache que ces seigneurs vinrent par là au secours de leurs compagnons d'armes qui étaient leurs frères dans le Seigneur, et qui se seraient trouvés dans une grande détresse, si on leur eût refusé leur solde quand il fallait aller au marché. De son côté Alexis s'engagea par serment envers les nôtres à partir avec eux à la tête de son armée, à les aider par terre et par mer, à donner des ordres pour que l’on portât de toutes parts les vivres que les pèlerins auraient besoin d'acheter, à les indemniser sans aucune réserve de toutes les pertes qu'ils pourraient éprouver, enfin à ne souffrir jamais, autant qu'il serait en son pouvoir, qu'aucun de ceux qui feraient partie de l'expédition fût vexé, maltraité ou massacré. [3,3] CHAPITRE III. Le comte de Saint-Gilles ayant établi son camp dans le faubourg de Byzance, même avant que tous les chevaliers de sa suite s'y fussent réunis, l'empereur commença par lui adresser un messager, pour l'inviter à faire lui-même comme avaient fait les autres, et à lui rendre hommage. Tandis que le tyran plein d'insolence lui faisait porter ces propositions astucieuses, l'illustre comte cherchait déjà dans sa sagesse les moyens de se venger des prétentions de ce méchant. Mais les princes, savoir le duc Godefroi, Hugues-le-Grand, Robert de Flandre et d'autres lui déclarèrent qu'ils ne porteraient jamais les armes contre un homme qui était censé appartenir à la chrétienté ; Boémond ajouta encore que, si le comte faisait la guerre à l'empereur, et refusait de lui prêter serment pour lui donner un gage de sécurité, lui-même prendrait le parti de ce dernier. Alors le comte, après avoir aussi tenu conseil avec les fidèles, jura à l'impie Alexis de respecter sa vie et ses dignités, et de ne travailler à sa ruine, ni directement, ni en prêtant secours à autrui ; mais lorsqu'on voulut lui reparler de la proposition de rendre hommage à l'empereur, il répondit qu'il aimerait mieux exposer sa tête aux plus grands dangers que s'engager d'une pareille manière. Cependant l'armée de Boémond s'approchait des tours de Constantinople. Tancrède ayant appris quels serments l'empereur exigeait des princes, se hâta de traverser le bras de Saint-Georges avec la presque totalité des forces qu'il conduisait. L'armée du comte de Saint-Gilles se dispersa, et dressa ses tentes dans les environs de la ville, et le comte se disposa à y faire quelque séjour. Boémond demeura auprès de l'empereur afin de veiller plus aisément à l'expédition de l'édit impérial, par lequel il devait être enjoint, aux peuples habitant au-delà de Nicée, de rassembler des vivres de toutes parts. Le duc Godefroi qui s'était porté en avant, arriva avec Tancrède à Nicomédie, ville fondée par Nicomède, qui, dit-on, remporta sur un illustre César une victoire qui ne fut point accompagnée du triomphe. Ces deux princes demeurèrent trois jours dans cette ville avec toutes leurs troupes. Le duc ayant appris que les routes présentaient de grands obstacles, et qu'une armée aussi nombreuse ne pourrait les traverser, dans l'état où elles se trouvaient, pour arriver à Nicée; sachant en outre qu'il serait impossible à un si grand rassemblement d'hommes de suivre les chemins qu'avaient suivis les compagnons de Pierre l'Ermite; le duc, dis-je, envoya en avant trois mille hommes armés de haches et de cognées, pour désencombrer les chemins, et les rendre plus praticables, en faisant des ouvertures sur les points trop étroits. La route, en effet, était inconcevablement difficile, tant à cause des pierres qui la couvraient, que des montagnes qui la dominaient à une hauteur effrayante. Ceux qui se portèrent en avant l'élargirent en taillant dans les rochers, et plantèrent des croix de fer et de bois sur des pieux élevés, afin d'établir des signaux pour maintenir les nôtres dans le bon chemin. Enfin les pèlerins arrivèrent à Nicée, métropole de toute la Romanie, capitale de la Bithynie, illustrée par un concile de trois cent dix-huit Pères, plus illustrée encore par l'orthodoxe assertion de l'égalité des trois personnes divines et la condamnation d'Arius ; et le 6 mai, le troisième jour après leur départ de Nicomédie, ils dressèrent leur camp sur le territoire de Nicée. On dit qu'avant l'arrivée de l'armée de Boémond, ils éprouvèrent une grande disette de pain, et qu'un seul pain se vendait depuis trente jusqu'à cinquante deniers. Mais Boémond amena à sa suite, par terre et par mer, une grande quantité de toutes sortes de vivres, et les armées eurent tout à coup en une extrême abondance toutes les choses nécessaires à la vie. [3,4] CHAPITRE IV. Le jour donc de l'Ascension du Seigneur, les Chrétiens commencèrent à se répandre de tous côtés autour des remparts de la ville, à construire des machines, à dresser des tours en bois, à préparer des javelots, et à attaquer avec des balistes les murailles et les tours, sur toute l'enceinte de la place. Les travaux furent entrepris et conduits avec une telle ardeur que dans l'espace de deux jours seulement les murailles se trouvèrent minées. Les Turcs qui occupaient la ville expédièrent des messagers à toutes les villes voisines pour demander du secours à leurs habitants, les invitant à se réunir, à s'avancer sans crainte par la porte du midi, qui n'était pas assiégée, et vers laquelle ils ne devaient rencontrer aucun obstacle pour entrer dans la place. Cependant, le jour même du sabbat qui suivit celui de l'Ascension du Seigneur, le comte de Saint-Gilles et l’évêque du Puy occupèrent les avenues de cette porte, et il arriva sur ce point un événement mémorable. Le comte, illustre par sa foi dans le Seigneur autant que par sa vaillance et son habileté à la guerre, et entouré d'une armée non moins bien exercée, vit bientôt en face de lui les bataillons auxiliaires des ennemis qui se rendaient en hâte vers la ville. Plein de courage et se confiant en la puissance divine, il attaqua et vainquit les Turcs, les mit en fuite, et leur tua la plus grande partie de leur monde. Repoussés honteusement, les Turcs rassemblèrent de nouvelles troupes pour recommencer le combat avec une nouvelle ardeur, et ils apportèrent en même temps des cordes, dans l'intention de saisir nos hommes et de les conduire enchaînés dans le pays du Khorasan. Enorgueillis par cette folle espérance, ils commencèrent à descendre l'un à la suite de l'autre, et à pied, du haut de la montagne qui domine la ville. Mais les nôtres les accueillirent avec des transports de joie comme il était convenable, et les Turcs leur laissèrent un grand nombre de leurs têtes en témoignage de la victoire qu'ils remportèrent sur eux. Après que les Turcs eurent pris la fuite, les nôtres lancèrent dans la ville avec leurs frondes et leurs batistes les têtes qu'ils avaient coupées, afin de répandre la terreur parmi les Gentils. Cependant l'évêque du Puy de bienheureuse mémoire et le comte Raimond de Saint-Gilles, toujours occupés de hâter la destruction de la ville, entreprirent d'attaquer une tour située dans le voisinage de leur camp, en faisant pratiquer des mines pour l'ébranler dans ses fondements. En conséquence, ils placèrent des fossoyeurs soutenus dans leurs travaux par des arbalétriers, des archers et des frondeurs Baléares. Ils dégagèrent le sol jusques aux fondements de la tour, appliquèrent des poutres et des pièces de bois sur les murailles déjà chancelantes, et, lorsque l'édifice se trouva entièrement miné par le bas, ils mirent le feu aux poutres. La nuit obscure amena l'heure du repos dans le camp ennemi. La tour, ne pouvant plus se soutenir tomba subitement en ruines, mais comme les heures de la nuit sont peu propres aux combats, les Francs suspendirent leurs efforts et n'attaquèrent pas les Turcs. Ceux-ci cependant remplis de sollicitude pour leur sûreté, se levèrent en toute hâte, et relevèrent la muraille avec une si grande solidité et une telle promptitude que le lendemain les nôtres ne purent plus trouver aucun moyen de leur faire le moindre mal. Sur ces entrefaites, le comte Robert de Normandie et le comte Etienne de Chartres dont j'ai déjà parlé, illustres tous deux par la gloire de leurs armes et par leurs richesses, arrivèrent au camp, suivis des chevaliers qui s'étaient rassemblés autour d'eux, et l'armée du Seigneur les accueillit avec des transports de joie. Boémond assiégea la ville de front, et Tancrède par le côté ; après lui, le duc Godefroi prit position, puis le comte de Flandre, puis le comte de Normandie, et enfin le comte de Saint-Gilles et l'évêque du Puy. On vit alors réunie en masse la fleur de la chevalerie française, illustre par sa noblesse, son habileté et la force de ses armes : tous ces chevaliers étaient ornés de leurs cuirasses et de leurs casques, et ceux qui ont l'habitude d'évaluer la force des armées pensèrent qu'ils étaient rassemblés au nombre d'environ cent mille. Je ne crois point que personne ait pu faire le compte de la population des gens de pied, non plus que de ceux qui étaient à la suite des chevaliers. Et non seulement ceux-ci remplissaient les devoirs que remplissent d'ordinaire les serviteurs ou les esclaves auprès des personnes de cette condition, mais, en outre, ils déployaient dans les sièges et dans les combats une ardeur et un courage de lion, comme peuvent le faire, dans d'autres occasions, les hommes les plus considérables, lorsqu'ils prennent les armes, ou tout autre instrument, pour faire la guerre, ou pour tenter quelque entreprise. Il serait impossible d'énumérer dans ce récit tous les hommes puissants par leurs armes qui se trouvèrent réunis à cette époque. Aucun point de la terre n'a jamais vu rassembler une si noble troupe. Quand même on passerait en revue tous les royaumes, quand on raconterait toutes les guerres qui ont été faites, on ne trouverait aucune armée qui pût être comparée à celle-ci pour l'illustration ou pour la force. Abandonnant les demeures de leurs pères, tous fuyaient les liens du mariage ; les gages qu'ils en avaient reçus étaient mis en oubli; rester dans leurs maisons eut été pour eux comme un châtiment. Tout chevalier n'était plus occupé que du désir brûlant de rechercher le martyre, et lorsque la foule entière cédait à cet entraînement, dans l'espoir de verser son sang, qui eût pu trouver un homme lâche? Chacun portait un cœur de lion. Tous se plaisaient à voir les murs de Nicée investis de toutes parts. La plaine était couverte de brillants chevaux, ornés de beaux caparaçons, qui brillaient et résonnaient de la manière la plus agréable : Ses rayons du soleil redoublaient d'éclat en se réfléchissant sur les cuirasses ; les casques et les boucliers, garnis de bronze doré, jetaient un éclat éblouissant. On voyait nos gens, semblables à la tempête, diriger contre les murailles les coups redoublés de leurs béliers. Les Francs opposaient leurs lances aux flèches des ennemis, et leurs épées portaient des coups plus rudes que ces armes d'os. Du haut des tours en bois on cherchait à chasser les Turcs loin de leurs murailles élevées. Là on combattait de plus près, des deux parts on se lançait des traits dont aucun ne frappait en vain. La mort renversait les combattants à l'improviste. L'espoir de gagner le Ciel redoublait le courage des nôtres ; et, lorsque leur sort s'accomplissait, ils se réjouissaient de la mort qui assurait leur récompense. Tout homme timide devenait intrépide, et acceptait avec joie l'espérance d'une meilleure vie. Les cœurs étaient exempts de toute ambition d'une vaine gloire. Chacun, en trouvant l'occasion d'illustrer son nom dans les combats, croyait ne la devoir qu'au Christ, et nul ne s'attribuait à lui-même tout ce qu'il pouvait faire d'honorable. Les compagnons d'Annibal massacrèrent les citoyens romains à trois reprises consécutives, et les firent tomber sous leurs coups comme les grains tombent sous la faux: mais, vaincus enfin, ils furent obligés de renoncer à la ville de leurs ennemis. Ici l'œuvre fut promptement accomplie, et toutes choses réussirent à souhait, parce que Dieu était avec les combattants. Une entreprise est justifiée par son heureuse issue. Ceux que la mort atteignit reçurent en partage la gloire du martyre. Quiconque se trouvait dans cette extrémité pensait que la peine remet le crime. Un lac s'étendait sur l'un des côtés de la ville ; à l’aide de ce lac les ennemis, montant sur leurs bateaux, sortaient de la place et y rentraient librement, transportant ainsi les bois, les fourrages et toutes les choses dont ils avaient besoin. Dans cette occurrence, nos grands, ayant tenu conseil, résolurent d'un commun accord d'adresser une députation au prince de Constantinople, pour l'inviter à envoyer un grand nombre de navires jusqu'à la ville et au port de Civitot, et à faire rassembler ensuite en ce lieu beaucoup de paires de bœufs pour transporter ces navires à travers les montagnes et les forêts, et les établir sur le lac. Aussitôt après la délibération, l'accomplissement de cette entreprise fut hâté par les ordres du prince, qui envoya en même temps ceux que l’on appelle les Turcopoles, et qui ne sont autres que les chevaliers de sa maison. Le jour même que les navires arrivèrent, en vertu des ordres de l'empereur, on demeura en silence ; mais, pendant la nuit, les bâtiments furent lancés sur le lac et montés par les Turcopoles, habiles dans le maniement des armes. Le matin la flotte s'étant formée s'avança tout doucement vers la ville, comme si elle eût été chargée de provisions qui lui fussent destinées. Les Turcs, qui la voyaient arriver, étaient dans l'étonnement, ne sachant encore si ces navires étaient les leurs ou ceux de l'empereur ; mais, lorsqu'ils les reconnurent pour ennemis, ils furent saisis d'une frayeur mortelle, et se répandirent en lamentations, tandis que les nôtres se livraient aux transports de leur joie et rendaient grâce au Seigneur de ses bienfaits. Dans cette malheureuse conjoncture; les ennemis perdirent tout courage, et, ne comptant plus désormais sur leurs forces ni sur celles de leurs auxiliaires, ils envoyèrent des députés à l'empereur, et lui promirent de lui remettre leur ville, s'il pouvait obtenir des Francs de les laisser sortir avec leurs femmes, leurs enfants et leurs effets. L'empereur accueillit ces propositions avec bienveillance, et, non content d'assurer aux Turcs l'impunité, il les attira à Constantinople pour se les attacher par les liens d'une tendre affection. En prenant cette perfide résolution, l'empereur avait principalement en vue d'avoir à sa disposition des hommes qu'il pût opposer avec succès aux Francs, si dans un moment quelconque ceux-ci se trouvaient en proie à quelque grand péril. Le siège de Nicée les occupa pendant sept semaines et trois jours, et dans cet intervalle un grand nombre reçurent la couronne du martyre. On ne saurait douter que ceux qui trouvèrent ainsi la mort en défendant la foi légitime n'aient été admis auprès du Seigneur dans les rangs de ceux qui gagnèrent jadis les récompenses célestes au prix de leur sang ; et je ne puis croire que ceux qui succombèrent aux horreurs de la famine (il en périt un grand nombre de cette manière dans le même lieu) soient demeurés en arrière des précédents. S'il est vrai, comme dit un prophète, qu'il vaut mieux mourir par le glaive que par la faim, on ne peut penser que ces derniers, qui certainement ont éprouvé de plus longues souffrances avant de mourir, soient privés de la couronne du martyre, [3,5] CHAPITRE V. Après la reddition de la ville, et après que les Turcs eurent été conduits à Constantinople, le despotique empereur, comblé de joie par cet événement, fit distribuer d'innombrables présents aux principaux seigneurs de notre armée, et répandit d'abondantes aumônes parmi les pauvres. Les personnes d'une condition moyenne, qui n'eurent aucune part à ces largesses, en éprouvèrent une extrême jalousie, et conçurent de la haine contre les princes. Et cependant ce n'était pas, jusqu'à un certain point, une offense qui leur fut faite, car les princes seuls avaient fait la guerre, eux seuls avaient poussé le siège et amené les résultats ; ils avaient fait transporter tous les gros matériaux, dresser les machines et les balistes, et, pour tout dire en un mot, ils avaient supporté tout le poids et la fatigue de l'entreprise. Le premier jour que l'armée sortit de Nicée après sa reddition, elle arriva devant un pont, dans les environs duquel elle s'arrêta pendant deux jours. Le troisième jour, dès les premières lueurs du crépuscule, nos pèlerins se levèrent, et, s'avançant en aveugles, à peine guidés par une lumière incertaine, ils se séparèrent à un embranchement de route, et marchèrent pendant deux jours entiers en deux corps détachés. Dans l'un de ces corps étaient Boémond, Robert de Normandie et Tancrède avec de nombreux chevaliers; tandis que le comte de Saint-Gilles, le duc Godefroi, l’évêque du Puy, Hugues-le-Grand et le comte de Flandre conduisaient à travers champs l'autre portion de l'armée. Enfin le troisième jour Boémond et ses compagnons rencontrèrent à l'improviste une multitude de Turcs, innombrable, terrible et presque irrésistible. Vous auriez vu ceux-ci se railler de la frayeur qu'ils supposaient que cette rencontre inopinée avait répandue parmi les nôtres, et, selon leur coutume, pousser leurs cris de guerre dans leur langage inconnu, avec des voix épouvantables. Attaqué par des forces immenses, l'illustre Boémond ne se laissa point intimider; il ordonna aussitôt de suspendre la marche, de déployer les pavillons, et de dresser un camp en toute hâte. Avant que ces ordres fussent exécutés, s'adressant à ses propres chevaliers : Si vous vous souvenez, leur dit-il, des devoirs de votre profession, voyez l'extrême danger qui nous presse, marchez vigoureusement à la rencontre des Turcs, défendez votre honneur en même temps que votre vie, et vous gens de pied, déployez les tentes en diligence. A peine avait-il dit ces mots, voilà que les Turcs les enveloppent subitement en voltigeant autour d'eux, leur lancent des dards, et combattent, selon leur usage, en fuyant et tirant des flèches sur ceux qui les poursuivent. Les Francs, fidèles à leurs résolutions et se souvenant de leur brillante valeur, faisaient les plus grands efforts pour résister avec vigueur aux fureurs de leurs ennemis, quoiqu'ils ne pussent s'empêcher de reconnaître leur extrême infériorité numérique. En cette occasion le comte de Normandie, se souvenant, comme il était convenable, de la valeur de son père et de l'illustration de ses aïeux, porta partout ses armes avec la plus grande activité, repoussa les ennemis, et donna l'exemple de la résistance à notre armée, qui ne laissait pas d'éprouver quelque sentiment de crainte. Dieu voulut aussi que les femmes qui accompagnaient les pèlerins leur fussent fort utiles en cette occurrence ; elles portaient sans cesse de l'eau aux chevaliers pour les rafraîchir ; mais leurs paroles et leurs exhortations avaient encore plus d'effet pour redoubler leur courage que l'eau qu'elles leur présentaient pour leur donner de nouvelles forces. Dès que Boémond eut reconnu l'extrême inégalité de ce combat, il expédia un messager à ceux qui suivaient une autre route, savoir à Raimond comte de Saint-Gilles, au duc Godefroi, à Hugues-le-Grand, à l'évêque du Puy et à leurs autres compagnons, pour les inviter à venir en toute hâte prendre part à la bataille: S'ils veulent, dit-il à son messager, voir le commencement d'un combat contre les Turcs, dis-leur qu'ils trouveront ce qu'ils souhaitent ; mais qu'ils se hâtent de venir. Bientôt Godefroi, le modèle de la chevalerie, et bien digne du titre de duc qu'il portait, et Hugues-le-Grand, vaillant comme il convenait à un homme issu d'une race de rois, doué ainsi que son père d'un courage semblable, pour ainsi dire, à celui du léopard, accoururent avec autant d'empressement qu'ils en eussent montré pour se rendre à un festin. L'évêque du Puy vint ensuite renforcer les bataillons chrétiens, non seulement par les troupes au milieu desquelles il s'avançait avec éclat, mais encore par ses exhortations et ses prières sacrées, et sa présence eût suffi pour les remplir d'ardeur s'ils eussent en quelque crainte. Plus chargé d'années, doué de plus d'expérience, et ayant par conséquent plus de maturité dans ses conseils, le comte Raimond de Saint-Gilles arriva enfin, entouré de ses compagnies de Provençaux. En voyant de près l'armée des ennemis, les nôtres furent frappés d'étonnement, ne pouvant concevoir parmi quelles nations, sur quelles terres on pouvait avoir rassemblé une si grande masse d'hommes. Il y avait parmi eux des Arabes, des Turcs et des Sarrasins : ces derniers étaient supérieurs aux autres en nombre autant qu'en noblesse ; le reste de l'armée ennemie se composait de troupes auxiliaires et de peuples moins renommés. Vous auriez vu les cimes des montagnes et les hauteurs des collines entièrement couvertes de ces essaims de profanes, et toute la plaine inondée de leurs innombrables corps. Alors les princes de notre armée adressèrent des paroles d'encouragement à ceux qui marchaient sous leurs ordres : Si vous avez consacré à Dieu, leur disaient-ils, vos services de chevaliers ; si vous avez dédaigné votre patrie, vos maisons, vos femmes, vos enfants, votre propre corps ; si même ces corps doivent être seuls exposés à un glorieux martyre ; dites-nous donc en quoi vous pourriez être effrayés à la vue de ceux qui sont devant nous, lorsque la confiance d'un seul d'entre vous en son Dieu est bien supérieure aux superstitions de tout ce vil peuple ? Si vous devez périr en ce lieu, le royaume céleste vous attend, vous mourrez d'une mort heureuse. Si vous devez vivre, la victoire vous est assurée, pourvu que vous vous reposiez dans votre foi. Après la victoire la gloire, après la gloire un nouveau courage, et enfin une extrême abondance par les richesses des ennemis. Ainsi donc, quoi qu'il arrive, vous trouvez partout une sécurité parfaite ; d'aucun côté il n'y a absolument rien à craindre. N'ayez par conséquent ni regrets, ni hésitation. Que vos esprits et vos corps s'attachent avec confiance à la croix du Seigneur. Prenez les armes pour marcher contre cet amas de paille, contre ces hommes si petits qu'ils en sont presque entièrement nuls. Après ces discours, les princes disposèrent les corps, chacun dans son rang. A l'aile gauche étaient le magnanime Boémond, le comte de Normandie, chevalier très vaillant, Tancrède et Richard. L'évêque du Puy s'avançait en même temps d'un autre côté à travers les montagnes, pour tourner l'armée turque. A la droite, le duc Godefroi, Robert de Flandre, Hugues-le-Grand et les autres princes se disposèrent à combattre pour le Christ. O Dieu rempli de bonté qui lis dans le fond des âmes, que de larmes furent répandues devant toi, au milieu de ces grands préparatifs ! Quelle pieuse componction! Combien de confessions s'élevèrent jusques à toi des cœurs de tous ces fidèles! Qui pourrait apprécier dignement les élans de courage qui animaient ces généreux guerriers, ne se confiant qu'en l'espoir qu'ils avaient en toi ? O Christ ! avec quels profonds sentiments de douleur les justes et les pécheurs élevèrent leurs cris vers vous ! Tous avaient pleuré, tous invoquaient encore le Christ très saint en poussant de religieux soupirs, lorsque voici l'étendard de la croix qui paraît marchant devant tous les rangs de ces hommes, remplis d'un courage, je ne dirai pas de lions, mais ce qui est plus convenable, de martyrs, et les bannières sont dirigées contre les ennemis. Bientôt les Arabes, les Persans, les Turcs farouches fuient de toutes parts, et présentent le dos aux peuples du Christ. Ils fuient, et leur misérable troupeau est renversé de tous côtés. Les Arabes se sauvent aussi rapidement que les lièvres. A mesure qu'ils s'échappent en déroute, on en fait un massacre prodigieux, et les glaives des nôtres ne peuvent suffire à donner la mort. L'épée de chaque chrétien s'émousse à force de frapper sur des membres humains, et les pèlerins font tomber leurs ennemis, comme la faux fait tomber la moisson. L'un abat une tête, l'autre coupe un nez, celui-ci perce un homme à la gorge, celui-là fait tomber les oreilles, ou ouvre le ventre à un infidèle. Tout ce qui se présente prend la fuite. Les mains sont saisies de stupeur, les bras se roidissent à force de carnage. Aucun des ennemis ne repousse les vainqueurs ; chacun préfère mourir sans se défendre, et, saisis d'une sorte de stupidité, les infidèles reçoivent en aveugles les coups qui viennent les frapper. On rapporte que les ennemis qui furent vaincus en cette journée étaient au nombre de quatre cent soixante mille, sans compter les Arabes dont la multitude était si grande, que les nôtres ne pouvaient même la concevoir. Dès le principe ils poussèrent des cris de désespoir, et tremblants ils se sauvèrent en toute hâte vers leurs tentes. Là, ayant pris tout ce qu'ils rencontrèrent sous leurs mains, ils s'enfuirent aussitôt. Les nôtres les poursuivirent vivement pendant une journée entière, se chargeant en même temps des dépouilles qu'ils leur ravissaient ; et après avoir versé des torrents de sang, ils se reposèrent au milieu des immenses sommes d'argent, des vêtements précieux et des nombreux bestiaux qu'ils avaient enlevés aux fuyards. Ce combat ou plutôt ce massacre des Arabes dura depuis la troisième heure jusqu'à la neuvième heure du jour. Deux de nos princes d'un nom respectable, un nommé Geoffroi, surnommé de Mont-Scabieuse, et Guillaume, frère de Tancrède, dont j'ai déjà parlé, et beaucoup d'autres encore dont les noms ne sont connus que de Dieu seul, succombèrent dans cette journée. C'est ici que nous reconnaissons pleinement les effets de la puissance du Christ, et qu'en voyant ce combat si inégal d'un petit nombre d'hommes contre des masses innombrables, nous sommes forcément amenés à en attribuer l'issue à son assistance spéciale. Car s'il a été dit dans les anciens écrits, au sujet des Juifs lorsqu'ils ne s'étaient pas encore séparés de Dieu, qu'un seul en poursuivait mille, et que deux en mettaient dix mille en fuite, il me semble qu'on peut le dire de même de cette victoire où les spéculations et les calculs humains étaient entièrement insuffisants pour faire triompher ce petit nombre sur une multitude incalculable. Mais peut-être quelqu'un objectera-t-il que l'armée ennemie n'était qu'une masse grossière formée du rebut de la population, de simples soldats rassemblés sans choix en tous lieux. Cependant les Francs eux-mêmes, qui affrontèrent un si grand danger, reconnaissent qu'ils n'ont vu aucune race d'hommes qui puisse être comparée à celle des Turcs, pour la finesse de l'esprit et pour la vaillance dans les combats; et de plus lorsque les Turcs commencèrent à se battre contre eux, ils furent presque réduits au désespoir, par l’étonnement que leur causèrent les armes dont ceux-ci se servaient, et dont les nôtres n'avaient aucune connaissance. Les Francs ne pouvaient non plus se faire aucune idée de leur extrême dextérité dans le maniement des chevaux et de la promptitude avec laquelle ils évitent les attaques et les coups de leurs ennemis, ayant l'habitude de ne combattre et de ne lancer leurs flèches qu'en fuyant. De leur côté, les Turcs se regardent comme ayant la même origine que les Francs, et pensent que la supériorité militaire appartient de droit à ces deux peuples parmi toutes les autres nations. [3,6] CHAPITRE VI. Tandis qu'ils étaient ainsi repoussés et fuyaient devant les Francs durant tout le jour et toute la nuit, le prince qui commandait à Nicée, et à qui la frayeur avait fait perdre la tête, s'étant échappé de cette ville après que le siège fut terminé, rencontra un corps de dix mille Arabes, qui lui dirent: Pourquoi donc prends-tu misérablement la fuite, frappé d'une si grande terreur? — J'avais cru, leur répondit-il, avoir dispersé et détruit entièrement les Francs. Je pensais avoir livré toutes leurs forces à une éternelle captivité, et tandis que j'espérais qu'ils n'arriveraient plus que par petites bandes, qu'il me serait facile de soumettre et d'emmener chargées de chaînes dans les terres lointaines, tout à coup j'ai vu paraître des armées tellement nombreuses, que leur immense multitude couvrait les plaines et les montagnes, et qu'il semblait que nos contrées ne dussent jamais en être délivrées. Ce qu'il disait au sujet des Francs qu'il avait réduits en captivité doit s'entendre de l'armée de Pierre l'Ermite, et cette immense multitude qui arriva ensuite, d'après le même récit, est l'armée qui avait récemment conquis la ville de Nicée. Ainsi donc, continua-t-il, lorsque nous avons vu ces peuples accourir en nombreux essaims, croissant sans cesse comme les grains dans les champs, nous n'avons point osé leur résister de vive force ; il n'y eût eu aucune sûreté dans une telle entreprise, et nous avons pensé qu'il valait mieux éviter d'un pied léger une mort si prochaine. Aussi, je l'avoue, quoiqu'éloigné maintenant, le cruel souvenir de ce que j'ai vu me trouble encore, et je redoute encore cette ardeur des Francs, dont je n'ai fait cependant qu'une expérience de quelques instants. Si vous vouliez vous confier à mes paroles, vous vous retireriez promptement de ces lieux ; car s'il vous arrive de tomber entre leurs mains, il n'est que trop certain que vous porterez doublement la peine de votre imprudence. Après avoir entendu ce discours, les Arabes jugeant qu'il convenait de s'en rapporter à ceux qui parlaient d'après ce qu'ils avaient vu, retournèrent promptement sur leurs pas et se dispersèrent dans toute la Romanie. Les nôtres cependant continuaient à poursuivre les Turcs dans leur fuite, et ceux-ci, en traversant les villes et les châteaux, se vantaient partout d'avoir vaincu les Francs, et trompaient les habitants des pays qu'ils parcouraient, en leur adressant ces paroles mensongères : Nous avons repoussé les bataillons chrétiens, ils ont perdu tout courage pour de nouveaux combats. Admettez-nous donc dans vos villes, accueillez avec reconnaissance ceux qui vous ont si bien défendus. Alors ils entraient dans les villes, pillaient les ornements des Églises, enlevaient les richesses renfermées dans les édifices publics, l’or et l'argent, et cherchaient à s'emparer des animaux de toute espèce et de toutes les choses dont ils pouvaient avoir besoin. Ils emmenaient aussi comme esclaves les fils des chrétiens, ce qu'ils ne pouvaient prendre, ils le livraient aux flammes et se portaient toujours en avant, dans la crainte d'être rejoints par les nôtres. Ceux-ci, cherchant partout les infidèles dans les lieux déserts et hors des routes fréquentées, entrèrent dans un pays inhabité, impraticable et dépourvu d'eau, et n'en sortirent qu'avec beaucoup de peine. La faim et la soif les dévoraient, ils ne pouvaient trouver aucune espèce de vivres, et n'avaient d'autre ressource, pour calmer leurs cruelles souffrances, que des gousses d'ail dont ils se frottaient les lèvres de temps en temps. Il est certain que plusieurs nobles chevaliers périrent dans ces lieux ; les chevaux mouraient aussi dans ces déserts inconnus, et les personnes faibles succombaient à la fatigue de la marche. Après avoir perdu un grand nombre de chevaux et de chariots, on fut forcé de charger les bœufs, les boucs, les béliers, et ce qui est plus étonnant encore, les chiens même, et chacun de ces animaux eut à transporter un fardeau plus ou moins pesant et proportionné à ses forces. De là les Chrétiens entrèrent dans une province abondamment pourvue de toutes les choses nécessaires à la vie, et arrivèrent devant la ville d'Iconium, illustrée par la résidence et par les écrits de Paul l'apôtre. Les habitants du pays les engagèrent à prendre leurs précautions, et à emporter de l'eau dans leurs outres, parce qu'ils devaient demeurer une journée entière sans en rencontrer une goutte, ils en prirent en effet, et arrivèrent ensuite sur les bords d'un fleuve, où ils s'arrêtèrent pendant deux jours. Ceux qui formaient l'avant-garde se rendirent de là à Héraclée, où une forte armée turque s'était rassemblée, pour attendre l'occasion favorable de jeter le désordre dans les troupes du Christ. Mais les nôtres ayant reconnu les ennemis, les attaquèrent avec leur intrépidité accoutumée, et ceux-ci prirent la fuite et partirent rapidement, comme la flèche lancée par l'arbalète. Alors les Chrétiens entrèrent dans la ville sans obstacle et y demeurèrent quatre jours. Là Tancrède, neveu de Boémond, et Baudouin, frère du duc Godefroi, se séparèrent de l'armée, non pour fuir les occasions de combattre, mais plutôt entraînés par leur bouillant courage, et pénétrèrent dans une vallée que les Turcs appellent dans leur langue Botentroh. Tancrède ne pouvant supporter un compagnon de voyage, se sépara du frère du duc Godefroi, et alla avec les siens attaquer la ville de Tarse, illustrée par la précieuse naissance de notre apôtre par excellence. Les Turcs sortirent de la ville pour marcher à la rencontre des arrivants et les combattre; mais, dès qu'ils se virent près de les atteindre, ils rentrèrent pour se mettre à l'abri derrière leurs remparts. Tancrède lança son cheval à leur poursuite et bloqua la porte de la ville, en dressant son camp à peu de distance. Baudouin arriva bientôt et s'établit d'un autre côté pour entreprendre aussi le siège : il demanda à Tancrède de l'admettre à prendre part à l'occupation de la place, et à y travailler avec son armée. Mais Tancrède, qui désirait établir à Tarse sa propre autorité et remporter seul la victoire, se refusa à cette demande, en témoignant une vive indignation. La nuit survint, et toute la population turque ne pouvant supporter le siège, et connaissant la valeur et l'opiniâtreté de celui qui l'attaquait, prit aussitôt la fuite. Ceux qui demeurèrent dans la ville, les infidèles du pays, c'est-à-dire ceux qui professaient le christianisme, se rendirent vers les nôtres cette même nuit, et les appelant à grands cris : Francs, leur dirent-ils, hâtez-vous d'entrer dans la ville ; les étrangers se sont enfuis, tant ils sont frappés de crainte et redoutent votre valeur. Dès que le jour parut, les principaux habitants livrèrent la ville volontairement, et ayant appris que les Chrétiens se disputaient entre eux à qui en prendrait possession : Nous choisissons, dirent-ils, pour notre chef celui que nous avons vu hier attaquer les Turcs avec tant d'ardeur. Mais Baudouin insistait toujours auprès de Tancrède, et lui demandait instamment d'entrer avec lui dans la ville, afin que chacun pût prendre dans le pillage une part proportionnée à ses forces. Tancrède lui répondit très sagement : Mon projet est de combattre les Turcs en tout lieu et non de dépouiller les Chrétiens, surtout puisqu'ils m'ont choisi librement, et ne veulent d'autre chef que moi. Quoi qu'il eût dit, Tancrède considérant que Baudouin était plus fort, et avait sous ses ordres une armée plus nombreuse, se vit forcé, bon gré mal gré, de lui céder pour le moment; il se retira et alla prendre possession de deux belles villes qui se rendirent à discrétion, Adène et Mamistra, et de plusieurs châteaux. Comme il est possible que je ne rencontre, dans la suite de mon récit, aucune autre occasion de parler de ce même Baudouin, je veux dire ici en peu de mots comment il parvint à une grande fortune. Suivant les rapports que m'en ont fait ceux qui ont vécu dans ces contrées, il y avait à Edesse, ville de Mésopotamie, un homme qui était parvenu à la dignité de duc, et qui conservait la province chrétienne qu'il gouvernait, moins en repoussant par la force des armes les invasions des Gentils qu'en la rachetant sans cesse à prix d'argent. Cet homme, déjà chargé d'années et d'infirmités, avait une femme aussi âgée que lui et point d'enfants. Ayant appris que les Francs étaient arrivés près des frontières de la Mésopotamie, il désira vivement de trouver parmi les nobles un homme qu'il pût adopter, et qui se chargeât de défendre, par les armes et avec ses troupes, le pays que lui-même ne gardait qu'à force de sacrifices d'argent. Un chevalier de sa maison, informé de ses projets, eut une conférence avec Baudouin lui-même. Il lui fit entrevoir l'espoir d'obtenir ce gouvernement, s'il consentait à être adopté par le vieillard: le comte prit confiance en lui et se rendit avec lui à Edesse. Accueilli avec beaucoup plus de bonté qu'il n'avait osé l'espérer, Baudouin fut adopté pour fils par le vieillard et sa femme ; et voici ce que l’on rapporte de la formule consacrée par l'usage de ce pays pour une adoption. Le vieillard le fit passer tout nu sous le vêtement de lin qu'il portait lui-même, et que nous appelons la chemise, il le serra dans ses bras et confirma cet engagement par un baiser. Sa femme en fit de même après lui. Ces cérémonies terminées, les principaux habitants de la ville, se souvenant de quelques injures qu'ils avaient reçues du vieillard, et le voyant déchu du faîte des honneurs dont il avait si longtemps joui, conspirèrent secrètement contre lui et assiégèrent le palais dans lequel il résidait avec Baudouin. Déjà son fils adoptif se disposait à résister aux assaillants avec le courage d'un Français; mais le vieillard, admirablement fidèle à son amitié, l'en empêcha, en lui assurant que les habitants ne le renverseraient pas lui-même, tandis qu'en cherchant à le défendre, Baudouin pourrait s'exposer personnellement à de grands dangers. A force de prières il détermina enfin Baudouin à renoncer à toute résistance, et comme ce dernier versait des larmes, répétant sans cesse qu'il aimait mieux mourir avec son père adoptif, le vieillard le repoussa, alla se mêler à la foule du peuple qui l'assiégeait, les supplia d'épargner du moins le nouveau prince, et d'accepter plutôt, s'il le fallait, le sacrifice de sa propre vie. En effet, il fut mis à mort, Baudouin se maintint par son courage dans le pouvoir que l'adoption lui avait conféré, et, se souvenant de la conspiration il eut soin de se faire garder par des chevaliers Français, et de n'employer que des serviteurs de la même race. Peu de temps après, et le jour même de la Nativité du Seigneur, les habitants tramèrent une seconde conspiration, pour se délivrer de leur nouveau prince. Baudouin fut aussitôt informé de ces manœuvres. Il donna l’ordre à tous les Français de sa suite, savoir, aux chevaliers d'assister aux cérémonies de l'église, revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques, et tout prêts pour le combat, et aux fantassins de se munir de leurs lances, de leurs glaives et de leurs haches, et de se montrer en tous lieux avec leurs armes. Les habitants reconnurent alors que le duc les avait prévenus, et lui-même se rendit à l'église et assista à l'office divin, au milieu d'une nombreuse escorte d'hommes armés. Ce jour-là cependant il garda le silence. Le lendemain il convoqua les Edessiens, dénonça la conspiration, et faisant intervenir les lois pour contraindre ceux qui y avaient pris part à le reconnaître, il ne laissa à aucun d'eux la possibilité de nier ses projets. Les principaux habitants étant ainsi convaincus, Baudouin fit couper les pieds aux uns, aux autres les mains, à d'autres le nez et les oreilles, à quelques-uns la langue et les lèvres; tous furent en outre soumis à la mutilation des eunuques, et envoyés de tous côtés en exil, chacun dans des lieux divers. Lorsqu'enfin il ne resta plus personne dans la ville qui pût soulever contre lui la masse des habitants, Baudouin commença à jouir en sécurité du bonheur de gouverner un si beau pays, il vivait au milieu des richesses et dans une grande prospérité, et commandait en outre dans plusieurs villes, parmi lesquelles on remarquait Séleucie, célèbre par son antiquité. Il a passé de ce gouvernement à celui du royaume de Jérusalem, après la mort de son frère Godefroi ; mais loin d'avoir trouvé dans ce changement aucun accroissement de félicité terrestre, il ne cesse de se livrer aux plus rudes travaux pour la gloire de Dieu, et de combattre sans relâche contre les Gentils.