[1,0] HISTOIRE DES CROISADES. LETTRE DE GUIBERT A LYSIARD, EVEQUE D? SOISSONS. Au Père et Seigneur de la sainte église de Soissons, évêque Lysiard, Guibert, à jamais son débiteur pour sa libéralité, offre toute sa tendresse et son unique affection. Comme quelques amis m'ont souvent demandé pourquoi je n'attachais pas mon nom à ce petit ouvrage, j'ai repoussé jusqu'à présent ces insinuations, craignant de souiller une sainte histoire en y joignant le nom d'un homme indigne. Jugeant toutefois que cette histoire, importante par elle-même, pourrait le devenir encore plus sous la protection d'un homme illustre, je suis enfin arrivé à vous, et j'ai mis un brillant luminaire en avant d'un ouvrage obscur par le nom de son auteur. Votre science dans les lettres, votre douceur toute particulière, et la sagesse de vos mœurs s'ajoutant à votre très antique noblesse, on doit croire que Dieu a voulu, dans ses sages dispensations, honorer les fonctions pontificales par l'éclat de vertus si dignes de respect. Que l'ouvrage suivant soit donc orné de votre nom si aimable ; que, mal fait en lui-même, il soit relevé par la faveur de celui pour qui il est écrit, et consolidé par l'autorité de l'office qui vous élève au dessus des autres. Certes, il ne manquait pas de prélats et d'autres hommes qui avaient pris connaissance de mon écrit, et des autres écrits que j'ai composés, ou qui en avaient entendu parler; mais, les laissant de côté, mon plus vif désir a été de recourir à vous. Vous aurez à considérer, en lisant cet ouvrage, que s'il m'arrive quelquefois de m'éloigner des usages de la grammaire vulgaire, je l'ai fait afin de réformer les vices, et le fond même d'un style toujours à fleur de terre, tel que celui dont on s'est servi dans les histoires antérieures, quand je voyais les campagnes, les villes, les bourgs se livrer avec ardeur à l'étude de la grammaire, je n'aurais pas voulu, autant du moins qu'il était en moi, rester à une trop grande distance des historiens de l'antiquité. Pensez enfin qu'au milieu des soins de mes affaires particulières et des procès auxquels je suis souvent tenu d'assister, j'étais toujours dévoré du désir de dicter, et, ce qui est plus important encore, de transcrire, et que, tandis que j'étais forcé d'entendre au dehors toutes sortes de choses, non sans en être cruellement importuné, il me fallait retenir fermement au dedans de moi la série des choses que j'avais entrepris de raconter. Que personne ne s'étonne si j'ai employé un style bien différent de celui dont je me suis servi dans mes Expositions de la Genèse, ou dans d'autres petites dissertations. Il est permis en effet, et même convenable, d'orner l'histoire d'un style élégant et soigné, tandis que les mystères des sujets saints ne doivent point être traités en un bavardage poétique, mais plutôt avec toute la simplicité de l'Église. Je vous demande donc de recevoir ce livre gracieusement, et de le conserver comme un monument élevé à jamais à la gloire de votre nom. PREFACE DE L’AUTEUR. En entreprenant d'écrire ce petit ouvrage, j'ai mis ma confiance, non dans ma science littéraire, laquelle est sans aucun doute infiniment légère, mais bien plutôt dans l'autorité d'une histoire toute spirituelle. Cette histoire, que j'ai toujours considérée comme accomplie par la seule puissance de Dieu, et par les mains des hommes qu'il a voulu choisir, je n'ai pas douté non plus qu'elle ne pût être écrite, même par les hommes grossiers qu'il lui plairait de désigner. Dieu ayant guidé ses serviteurs dans leur expédition, à travers tant d'obstacles, et ayant dissipé devant eux tant de périls toujours imminents, je n'ai pu hésiter à croire qu'il me ferait connaître la vérité sur les événements passés, de la manière qui lui conviendrait le mieux, et m'accorderait l'élégance du langage, selon les convenances du sujet. Il est vrai que cette histoire existait déjà, mais écrite en termes plus négligés que de raison, qui souvent d'ailleurs offensent les règles de la grammaire, et sont capables par leur insipidité habituelle de dégoûter fréquemment le lecteur. Sans doute, la nouveauté du sujet rend ce récit suffisamment intéressant à ceux qui sont peu instruits ou qui ne s'arrêtent pas à considérer le mérite du style et je reconnais que l’auteur n'a pas dû parler autrement que ces personnes-là ne comprennent. Mais ceux qui se plaisent à se nourrir d'éloquence s'endorment ou sourient, selon les paroles du poète, lorsqu'ils voient un récit peu soigné dans des sujets où il est certain que la narration eût dû être plus fleurie, lorsqu'ils rencontrent une relation succincte là où il eût fallu mettre de la faconde et une ingénieuse variété, lorsque l'histoire qu'on a entrepris de raconter se traîne péniblement, et dénuée de tout ornement ; enfin, ils prennent en dégoût le méchant discours d'un écrivain téméraire, lorsqu'ils en viennent à reconnaître qu'il eût fallu traiter son sujet d'une toute autre façon. Il n'est pas douteux que le langage des orateurs doit s'adapter toujours à la nature des objets dont ils s'occupent ; ainsi les faits de la guerre doivent être racontés avec une certaine âpreté de paroles, et ce qui se rapporte aux choses divines doit être dit d'un style plus doux et plus calme. Si mes moyens répondaient à ma volonté, je devrais dans cet ouvrage avoir satisfait à cette double condition, en sorte que l'orgueilleux dieu de la guerre ne trouvât rien dans mes récits qui fût indigne de ses illustres exploits, et que jamais, lorsqu'il s'agit de choses sacrées, la sagesse de Mercure ne rencontrât rien de contraire à la gravité que prescrit un tel sujet. Quoique je n'aie pu réussir à mettre ces préceptes en pratique, je ne saurais cependant reconnaître pour bon ce qu'a fait un autre écrivain, et encore moins suivre son exemple. Ainsi donc je m'expose, dans ma témérité insolente, et uniquement poussé par mon attachement à la foi, à encourir les jugements des étrangers; et peut-être, lorsqu'ils apprendront que je me suis livré à une telle entreprise, dans l'intention de faire une réforme, trouveront-ils la seconde expérience plus malheureuse que la première. Voyant que de tous côtés on se livre avec fureur à l'étude de la grammaire, et que le nombre toujours croissant des écoles en rend l'accès facile aux hommes les plus grossiers, j'ai eu honte de ne pas raconter, sinon comme j'aurais dû, du moins comme j'ai pu, la gloire de notre temps, et d'en abandonner l'histoire à la rouille d'un écrit tout-à-fait mal rédigé. Ayant vu le Seigneur faire de nos jours des choses plus merveilleuses qu'il n'en a fait en aucun siècle, et ces pierres précieuses enfouies dans la plus honteuse poussière, je n'ai pu souffrir plus longtemps de tels témoignages de mépris, et j'ai cherché, dans le langage que j'ai pu trouver, à retirer ces richesses, plus précieuses que l'or, de l'oubli dans lequel elles étaient jetées. Ce n'est pas cependant par le seul entraînement de mes pensées que j'ai osé entreprendre une pareille tâche; j'ai cédé aussi aux demandes de quelques personnes, qui m'en ont vivement exprimé le désir. Quelques-unes voulaient que j'écrivisse en prose, la plupart me demandaient de composer mon ouvrage en vers, sachant que dans ma jeunesse je m'étais livré à ce genre de travail, plus peut-être que je n'aurais dû. Maintenant plus avancé en âge et en expérience, je n'ai point cru qu'il fallût dire ces choses en un langage sonore, ni employer le retentissement de la versification ; j'ai pensé au contraire, si j'ose le dire, que s'il était un homme à qui Dieu daignât accorder la faveur d'écrire convenablement sur un tel sujet, cet homme devait chercher à prendre un ton plus grave que n'ont fait tous les historiens des guerres de Judée. Je ne nie point qu'après la prise de Jérusalem, et du moment où ceux qui ont assisté à cette grande expédition ont commencé à revenir dans leur patrie, j'avais formé le projet d'écrire cette histoire; quelques circonstances importunes m’en ont fait différer l'exécution. Mais puisqu’enfin, par la permission de Dieu, je ne sais si ce sera avec son approbation, j'ai trouvé le moyen d'accomplir ma volonté, je me suis engagé dans cette pieuse entreprise, peut-être pour être moqué de tous, mais dédaignant les éclats de rire et les plaisanteries de quelques-uns, pourvu qu'il me soit possible de réaliser, à travers toutes sortes de criailleries, les vœux depuis longtemps enfermés dans mon cœur. S'il est quelqu'un qui en rie, qu'il ne blâme pas cependant celui qui a agi selon ses facultés et dans de bonnes intentions, qu'il ne condamne pas trop précipitamment mon langage, et s'il le méprise absolument, qu'il laisse de côté une vaine contestation de paroles, qu'il refasse ce qui aura été mal fait, et qu'il nous donne des modèles pour bien écrire. Que si quelqu'un m'accuse d'avoir parlé quelquefois d'une manière un peu obscure, qu'il craigne de signaler lui-même la nullité de son intelligence; car, je tiens pour certain que, sur toutes les choses que j'ai dites dans cet ouvrage, nul homme un peu versé dans les lettres ne peut être fondé à me faire un tel reproche. Ayant donc voulu offrir dans cette histoire un modèle pour réformer les autres, je ne sais si l’on dira pour les gâter, j'ai cru d'abord devoir exposer les motifs et les circonstances qui rendaient urgente une telle expédition, tels que je les ai entendu énoncer, et, après avoir rapporté ces raisons, je suis entré dans le récit des événements. Les nombreuses différences que l'on trouvera entre mon rapport et ceux de l'auteur qui a écrit avant moi, et que j'ai suivi, je les ai puisées dans les relations des hommes qui ont assisté à cette expédition. Tout ce qui était rapporté dans ce livre, je l'ai comparé très souvent avec les paroles de ceux qui ont vu les faits, et je me suis assuré des discordances; quant à ce que j'ai ajouté, ou je l'ai appris de ceux qui ont vu, on j'en ai acquis la conviction par moi-même. Que si l'on reconnaît des choses rapportées autrement qu'elles n'ont été dans la réalité, vainement un rusé censeur voudrait-il m'accuser de mensonge; car je puis prendre Dieu à témoin que je n'ai absolument rien dit dans l'intention de tromper. Est-il donc étonnant que nous nous trompions, en rapportant des faits auxquels nous sommes étrangers, lorsque nous ne pouvons même, je ne dis pas exprimer par des paroles, mais seulement recueillir dans le calme de notre esprit, nos propres pensées et nos propres actions ? Que dirai-je donc des intentions, qui sont presque toujours tellement bien cachées que l'homme doué de l'esprit le plus pénétrant peut à peine les discerner en lui ? Ainsi, que l’on ne nous accuse point trop sévèrement, si nous tombons dans l’erreur par ignorance ; la seule chose digne d'un blâme irrémissible est de tresser artistement des faussetés, soit dans l'intention de tromper, soit par l'effet de toute espèce de corruption. J'ai rencontré de grandes difficultés au sujet des noms d'hommes, de provinces et de villes ; je sais même, et j'ai eu occasion de m'assurer que quelques-uns de ces noms de pays si éloignés, et par conséquent d'autant plus inconnus, ont été mal énoncés par l’auteur que j'ai suivi; et cependant je n'hésite point à les adopter dans leur imperfection. Par exemple, nous prononçons tous les jours le nom des Turcs, et nous donnons à un certain pays la dénomination toute nouvelle de Khorassan : partout où les noms antiques sont inconnus, comme ayant complètement disparu, nous avons évité toute recherche sur l'antiquité, quand même elle nous aurait mené à des résultats évidents, et nous n'avons voulu employer que les noms qui sont connus et répétés dans tout le public. Ainsi si je disais les Parthes, comme le veulent quelques personnes, et non les Turcs, le Caucase et non le Khorassan, en affectant ainsi de ne prendre que les dénominations bien authentiques, je deviendrais obscur, et m'exposerais au blâme qu'encourent ceux qui élèvent des contestations sur les noms même des provinces de leur pays. À ce sujet je dois surtout faire remarquer que, puisqu'il est certain que dans nos régions même, les provinces ont reçu aussi de nouveaux noms, nous ne devons pas hésiter à croire que les mêmes changements ont pu s'opérer dans les pays étrangers. Si des accidents quelconques font appeler maintenant Normandie la province qui était autrefois la Neustrie, Lorraine celle qui était auparavant l'Austrasie, pourquoi ne croirait-on pas que les mêmes variations ont pu arriver dans l'Orient? Selon l'assertion de quelques hommes, par exemple, l'antique Memphis d'Egypte est la même ville que l'on appelle maintenant Babylone. J'ai donc mieux aimé adopter en quelques occasions les dénominations vulgaires que demeurer obscur ou élever des contestations en donnant des noms différents. J'ai longtemps hésité au sujet du nom de l'évêque du Puy; à peine ai-je pu en être assuré, quand je suis arrivé à la fin de mon travail, car ce nom ne se trouvait pas dans l'exemplaire de l'ouvrage que j'avais à ma disposition. Que le lecteur ait quelque indulgence pour les négligences qu'il remarquerait dans mon style, sachant positivement que je n'ai eu pour composer que le temps qu'il me fallait pour écrire, que je n'ai pu par conséquent repasser avec soin mes tablettes, et que j'ai confié cet écrit au parchemin, dans l'état où il s'est trouvé, et honteusement couvert de ratures. J'ai donné à mon ouvrage un titre sans prétention, mais qui doit servir à honorer notre nation : "Gesta Dei per Francos", les Gestes de Dieu par les Francs. [1,1] HISTOIRE DES CROISADES. LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. Quelques hommes ont, non pas toujours, mais assez souvent, la mauvaise habitude de dénigrer les actions des modernes, et d'exalter les siècles passés. Sans doute on peut justement vanter chez les anciens un bonheur fondé sur la modération, et une activité dirigée par les conseils de la sagesse ; mais nul homme sensé ne saurait penser que l’on puisse, en aucune façon, mettre ces prospérités, toutes mondaines, au dessus d'aucune des vertus de notre temps. Si d'un côté des vertus sans tache ont brillé avec éclat parmi les anciens, d'un autre côté cependant les dons de la nature ne se sont point desséchés parmi nous, quoique nous soyons venus à la fin des siècles. On célèbre avec justice, à raison de la jeunesse de la race humaine, les choses qui se sont faites dans les temps antiques ; mais celles qui sont faites par des hommes grossiers, et qui ont amené de si brillants résultats, lorsque le monde va tombant en décrépitude, sont bien plus dignes d'être exaltées. Nous vantons les royaumes étrangers qui s'illustrèrent jadis par de grandes guerres, nous admirons les scènes de carnage de Philippe, et ses victoires toujours cruelles, et où le sang ne cessait de couler à grands flots ; nous célébrons en termes pompeux les fureurs d'Alexandre, parti de son petit foyer de Macédoine, pour aller embraser tout l'Orient ; nous évaluons les troupes de Xerxès au passage des Thermopyles, celles de Darius combattant Alexandre, d'après l'épouvantable anéantissement d'un nombre infini de nations. Nous admirons dans Trogue-Pompée, et dans plusieurs écrivains illustres, l'orgueil des Chaldéens, la véhémence des Grecs, la souillure des Égyptiens, la mobilité excessive des peuples d'Asie ; enfin nous considérons les premières institutions des Romains comme ayant servi utilement les intérêts généraux de l'État, et favorisé l'agrandissement de sa puissance. Et cependant, si l’on veut examiner à fond le caractère de ces temps divers, en même temps que tous les hommes vaillants y trouveront de justes sujets de vanter le courage de ceux qui y vécurent, on reconnaîtra aussi qu'il est juste de flétrir à jamais d'infamie cette fureur opiniâtre de faire partout la guerre, laquelle ne se fondait sur aucun autre motif que sur la passion de gouverner à monde. Regardons de près, et avec attention, à la lie fangeuse de ces siècles, que nous ne voyons que de loin, et nous pourrons reconnaître, pour emprunter la phrase ridicule d'un roi, que notre petit doigt même est plus gros que le dos de nos pères, et que nous les exaltons beaucoup plus qu'il n'est raisonnable de le faire. En effet, si nous examinons avec soin les guerres des Gentils, si nous recherchons l'histoire des royaumes envahis par la force de leurs armes, nous reconnaîtrons que leurs efforts, non plus que leurs succès, ne sauraient être, en aucune façon, comparés à ceux qui ont illustré les nôtres, par la grâce de Dieu. Nous avons appris que Dieu fut glorifié par le peuple Juif; mais nous devons reconnaître, par des preuves irrécusables, que comme Jésus-Christ a existé et prévalu jadis parmi nos ancêtres, de même il existe et prévaut aujourd'hui parmi les modernes. Les rois, les princes, les dictateurs, les consuls, rassemblèrent jadis les essaims des peuples pour aller combattre en tous lieux, et, par la puissance de leurs édits, ils levèrent de toutes parts et chez toutes les nations de très nombreuses armées. Mais les hommes qui formaient ces armées ne se réunissaient ainsi que lorsqu'ils y étaient contraints par la terreur. Que dirai-je donc de ceux qui, marchant sans maître, sans chef suprême, par la seule impulsion de Dieu, s'avançant, non seulement hors des frontières de leur pays natal et du royaume auquel ils devaient leur origine, mais en outre au-delà d'une multitude de nations intermédiaires qui parlent des langues diverses, partis enfin des extrémités de l'Océan Britannique, sont allés porter leur camp et leurs armes jusqu'au centre même de la terre? Je parle ici de la victoire incomparable remportée récemment dans l'expédition de Jérusalem, victoire tellement glorieuse aux yeux de quiconque n'est pas insensé, que nous ne saurions assez nous réjouir de voir acquis à notre siècle des titres d'illustration que n'ont point obtenus les siècles passés. Nos contemporains n'ont point été poussés à cette entreprise par le désir d'une vaine renommée, par l'avidité d'acquérir des richesses ou de reculer les limites de leur territoire, motifs sur lesquels se fondent ou se sont fondés presque toujours ceux qui portent ou ont porté leurs armes en quelque lieu que ce soit, en sorte qu'on est en droit d'appliquer à ces derniers ces paroles du poète : "Quis furor, o ciues, quae tanta licentia ferri Gentibus inuisis proprium praebere cruorem ? " (Lucain, La guerre civile, I, v. 8-9) et celles-ci encore : "Bella geri placuit nullos habitura triumphos." (Lucain, La guerre civile, I, v. 10) S'ils eussent pris les armes pour défendre la liberté ou la chose publique, certes ils trouveraient dans de tels motifs une honorable justification; car, lorsqu'on a lieu de craindre une invasion des nations barbares ou des Gentils, nul chevalier ne peut à bon droit se dispenser de combattre ; et à défaut de ces circonstances, on fait également une guerre légitime lorsqu'on entreprend de défendre la sainte Eglise. Mais comme les hommes avaient cessé d'être animés d'aussi pieuses intentions, comme leurs cœurs étaient exclusivement possédés du désir effréné d'acquérir, Dieu a suscité de notre temps des guerres saintes, afin d'offrir de nouveaux moyens de salut aux chevaliers et aux peuples, qui, à l'exemple des anciens païens, s'entredéchiraient et se massacraient les uns les autres, afin qu'ils ne se vissent plus contraints, pour renoncer au siècle, d'embrasser, selon la coutume, la vie monastique ou toute autre profession religieuse, mais que plutôt ils pussent, en demeurant dans leurs habitudes et en remplissant leurs devoirs accoutumés, parvenir, du moins jusqu'à un certain point, à mériter la faveur de Dieu. Ainsi, et par l'effet des inspirations de Dieu, nous avons vu les nations s'agiter, et, fermant leurs cœurs à toutes les influences des habitudes et des affections humaines, se lancer dans l'exil pour renverser les ennemis du nom du Christ, franchir le monde latin et les limites du monde connu, avec plus d'ardeur et de joie que n'en ont jamais montré les hommes en se rendant à un festin ou en allant célébrer des jours de fête. Les honneurs les plus grands, les seigneuries des châteaux et des villes étaient dédaignés ; les femmes les plus belles étaient méprisées comme des corps desséchés ou corrompus; les gages de l'union des deux sexes, plus précieux naguère que les pierres les plus précieuses, semblaient devenus des objets de dégoût; et, dans cette transformation subite de toutes les volontés, chacun se portait spontanément à une entreprise que nul homme n'eût pu imposer par la force, ni même faire réussir par les voies de la persuasion. Nulle personne ecclésiastique n'avait besoin de déclamer dans les églises pour encourager les peuples à cette expédition, car chacun proclamait ses vœux de départ dans sa maison ainsi qu'au dehors, et animait tous les autres par ses paroles autant que par son exemple. Tous montraient la même ardeur, et les hommes les plus dénués de ressources semblaient en avoir trouvé pour entreprendre ce voyage, autant que ceux à qui la vente de leurs immenses possessions ou leurs trésors depuis longtemps amassés assuraient les plus riches approvisionnements. On voyait s'accomplir dans toute leur exactitude ces paroles de Salomon : "Les sauterelles n'ont point de roi, et toutefois elles marchent toutes par bandes" (Proverbes, XXX, 27). Ici les sauterelles n'avaient fait aucun saut, aucunes bonnes œuvres, tant qu'elles étaient demeurées engourdies et glacées dans leur longue iniquité; mais, dès qu'elles furent embrasées par les rayons du soleil de justice, elles prirent leur vol par la simple impulsion de leur nature, abandonnant leurs maisons paternelles et leurs familles, adoptant de nouvelles mœurs, et se sanctifiant par l'intention. Elles n'eurent point de roi, car chaque fidèle n'eut d'autre guide que Dieu seul ; chacun se considérait comme l'associé de Dieu même, nul ne doutait que le Seigneur ne marchât devant lui, se félicitant d'entreprendre ce voyage par sa volonté et sous son inspiration, et se réjouissant de l'espoir de l'avoir pour appui et pour consolateur dans tous ses besoins. Et ce mouvement qui porte les sauterelles à sortir par bandes, qu'est-ce autre chose que l'impulsion spontanée qui détermine les peuples les plus nombreux à désirer une seule et même chose? Tandis que les invitations du siège apostolique semblaient presque spécialement adressées à la nation des Français, quel peuple, vivant sous le droit chrétien, ne sortit aussitôt par bandes, et, croyant devoir à Dieu la même fidélité que les Français, ne fit tous ses efforts pour s'associer à eux et prendre part à tous leurs périls ? On vit les Ecossais, sauvages chez eux et ne sachant faire la guerre, la jambe nue, vêtus de casaques de poil hérissé, portant leurs sacs pour les vivres suspendus sur leurs épaules, accourir en foule de leur pays couvert de brouillards, et ceux dont les armes eussent été ridicules, du moins par rapport aux nôtres, venir nous offrir le secours de leur foi et de leurs vœux. Je prends Dieu à témoin que j'ai entendu dire qu'il était arrivé, dans l'un de nos ports de mer, des hommes de je ne sais quelle nation barbare, qui parlaient un langage tellement inconnu que, ne pouvant se faire comprendre, ils mettaient les doigts l'un sur l'autre en forme de croix, montrant par leurs signes, à défaut de paroles, qu'ils voulaient partir pour la cause de la foi. Mais peut-être trouverai-je une meilleure occasion de parler de ces choses avec plus de détail. Maintenant je dois m'occuper de faire connaître quelle était à cette époque la situation de l'Eglise de Jérusalem ou d'Orient. [1,2] CHAPITRE II. La fidèle Hélène, mère de l'empereur Constantin, avait fait jadis construire des basiliques dans les lieux illustrés par des souvenirs de gloire, ou par le sang des martyrs, et avait institué dans chacune d'elles des services dignes de leur destination. L'histoire ecclésiastique nous apprend qu'après la mort des souverains que je viens de nommer, les établissements qu'ils avaient fondés se perpétuèrent longtemps dans l'empire Romain. Mais la foi des Orientaux, toujours chancelante, mobile, errant en tous sens à la recherche des nouveautés, et dépassant toujours les bornes de la véritable croyance, secoua l'autorité des premiers pères de l'Eglise. Les hommes même de ce pays, plus légers de corps, et par suite doués de plus de vivacité d'esprit, à raison de la pureté de l'atmosphère et du ciel sous lequel ils vivent, sont enclins à user sans cesse toutes les ressources de leur intelligence en de vaines imaginations, et, dédaignant de se soumettre à l'autorité de leurs ancêtres ou de leurs contemporains, ils vont sans cesse sondant l'iniquité, et l'iniquité n'a point de fond pour eux. De là des hérésies et de monstrueuses et funestes inventions en tout genre, qui ont formé un labyrinthe tellement inextricable que le territoire le plus inculte et le plus fertile à la fois ne pourrait présenter nulle part un plus grand amas de ronces ou d'orties. Que l’on parcoure les catalogues de toutes les hérésies, que l’on recueille tous les livres écrits par les anciens contre les hérésiarques, et je suis bien surpris si l’on en trouve guères, dans l’étendue du monde latin, autre part qu'en Orient et en Afrique. J'ai lu, je ne sais où, qu'il exista, si je ne me trompe, un hérétique breton nommé Pélasge ; mais personne, à ce que je crois, n'a jamais pu constater ses erreurs ni quelles conséquences elles ont produites. Mais les autres pays furent, par l'œuvre de leurs maîtres, la terre de malédiction, qui ne rend que des ronces et des chardons sous les mains de ceux qui la travaillent. Arius sortit d’Alexandrie et Manès de la Perse. Les fureurs de l'un déchirèrent et ensanglantèrent la robe de la sainte Église, demeurée jusque-là sans taches et sans plis, à tel point que la persécution même de Dèce ne saurait lui être comparée ni pour l’étendue ni pour la durée; car, non seulement la Grèce, mais en outre l'Espagne, l’Illyrie et l'Afrique, succombèrent complètement sous ses coups ; et les fables de l'autre, quelque ridicules quelles fussent, se présentèrent comme armées de prestiges qui fascinèrent de tous côtés les yeux même les plus exercés. Que dirai-je des Eunomiens, des Eutychiens, des Nestoriens et de mille autres sectes monstrueuses, qui s'élevèrent contre la foi des nôtres avec une folle obstination, sur lesquelles on eut tant de peine à remporter la victoire, et qui ne purent être exterminées que par le glaive et les verges? Si nous recherchons dans l'histoire ancienne l'origine des royaumes, si nous examinons la ridicule condition des rois dans l'Orient, nous ne pourrons assez nous étonner de la légèreté asiatique, en voyant les révolutions subites qui renversaient et élevaient tour à tour les princes de ces contrées. Que celui qui désirera mieux connaître cette honteuse mobilité repasse l'histoire des Antiochus et des Démétrius, changeant sans cesse d'Etats, expulsés et rappelés tour à tour, en sorte qu'on voit souvent celui qui la veille était en pleine prospérité dans son empire, victime le lendemain de l'extrême légèreté des peuples qui lui obéissaient, et non seulement privé de ses dignités, mais en outre exilé et rejeté loin du sol de la patrie. Cette inconsistance de mœurs ayant prévalu chez les Orientaux à l'égard de leur profession de foi, aussi bien que pour les affaires du monde, ils en sont venus maintenant à ce point de n'avoir presque plus rien de commun avec nous, pas même pour la célébration de l'Eucharistie et pour la soumission au siège apostolique. Ainsi, lorsqu'ils célèbrent les sacrements avec des pains fermentés, ils cherchent à défendre cet usage par un raisonnement auquel ils donnent les couleurs de la vraisemblance, disant que l'acte que l’on fait en toute sincérité de foi ne saurait être entaché par l'emploi d'une matière fermentée; que lorsque le Seigneur, mettant un terme aux anciennes cérémonies, mangea l'agneau avec le pain azyme et célébra le sacrement de son corps avec le même pain, c'était parce qu'il n'y en avait pas d'autre et parce qu'on ne pouvait, selon la loi qu'il accomplissait, en prendre d'autre ; l'emploi, inévitable en ces circonstances, du pain azyme ne leur paraît donc pas lié entièrement à l'institution du mystère, de même que le morceau trempé que Jésus donna à Judas n'était pas le signe de l'institution du sacrement, mais seulement le témoignage de la trahison de Judas, Mais si de tels raisonnements ou d'autres semblables peuvent être proposés, que diront du Saint-Esprit ceux qui, entretenant les restes de l'hérésie d'Arius, soutiennent en profanes que le Saint-Esprit est moindre que le Père et le Fils, et qui se séparant, par le sentiment et par l'action, des saints canons institués par leurs ancêtres et des pieux usages de l'Église d'Occident, mettent le comble à leur damnation en faisant un dieu boiteux, auquel ils infligent l'infirmité de leur propre nature? En effet, s'il faut, selon le précepte du fils de Dieu, baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et cela précisément parce qu'on affirme que ces trois personnes ne sont qu'un seul Dieu, si l’on affirme que l'une des trois, quelle que ce soit, est moindre que les deux autres, celle-là certes ne saurait être Dieu. Mais lorsque quelques uns des nôtres, excités par ces discussions qu'entretenaient les Grecs, eurent publié des livres pleins de lumière pour montrer comment procède le Saint-Esprit, ils dissipèrent ce troupeau de taureaux et de jeunes vaches qui avaient conspiré de chasser ceux qui ont été éprouvés comme l’argent. Et comme Dieu présente la pierre d'achoppement à ceux qui pèchent volontairement, la terre même d'Orient repoussa ses propres habitants, dès qu'ils commencèrent à perdre la connaissance de la véritable foi, et par la suite ils furent à juste titre entièrement exclus de toutes leurs possessions territoriales. Tandis qu'ils abandonnaient la foi de la Trinité, comme ceux qui sont dans la souillure et s'y enfoncent encore plus, ils en vinrent peu à peu à souffrir les plus grands dommages de la part des Gentils ; la peine du péché s'aggravant sans cesse, les étrangers les attaquèrent et leur enlevèrent le sol même de leur patrie, ou, s'il arriva que quelques uns des indigènes eussent la faculté d'y demeurer, ils furent du moins contraints de se soumettre et de payer tribut aux étrangers. Des villes d’une noblesse illustre, Antioche, Jérusalem et Nicée, des provinces même, la Syrie, la Palestine et la Grèce, d'où étaient sortis en abondance les premiers germes de la nouvelle grâce, perdirent entièrement leur vigueur primitive, tandis que les peuples qui tiraient de là leur origine, les habitants de l'Italie, de la Gaule et de la Bretagne étaient en pleine prospérité. Je ne parlerai point de tous les abus qui se sont élevés au milieu de ces églises tombant, pour ainsi dire, en lambeaux. Ainsi, par exemple, dans la plupart de ces contrées, nul n'est élevé aux fonctions du sacerdoce s'il n'a d'abord pris une femme, comme pour accomplir les paroles de l'apôtre saint Paul, au sujet de celui qui doit être élu et qui ne doit avoir qu'une femme, tandis qu'il a été constamment reconnu, par l'autorité de l'Église d’Occident, que ces paroles ne s'appliquent point à celui qui prend une femme et s'en sert, mais à celui qui a eu déjà une femme et l'a renvoyée. Je ne parlerai pas non plus de cet usage contraire à celui des Latins, selon lequel des personnes de l'un ou de l'autre sexe, qui ont l'honneur d'être chrétiennes, sont achetées indistinctement, enlevées comme de vils animaux, et, pour comble de cruauté, envoyées loin de leur patrie pour être vendues et livrées en esclavage aux Gentils. Un autre usage, pire encore que tous ceux-là, est généralement consacré parmi ces peuples par une loi de l'empire, laquelle, autorisant le dérèglement en quelque sorte à un prix déterminé, veut que les filles des citoyens soient livrées à la prostitution. Si un homme, par exemple, a trois ou quatre filles, l'une d'elles est exposée dans un lieu de débauche, et le produit honteux du déshonneur de ces malheureuses est attribué en partie (je ne sais dans quelle proportion) au fils du misérable empereur, tandis qu'on retient le reste pour les dépenses de celle qui s'est ainsi avilie. À ce récit, un cri d'horreur et d'effroi s'élève jusqu'au trône du Seigneur des armées. J'ai entendu dire en outre que, dans la plupart des mêmes lieux, les prêtres, auxquels est confié le soin de célébrer les divins sacrements, préparent le corps du Seigneur après leur repas et le présentent en communion à quiconque est encore à jeun. Mais tandis que ces peuples s'abandonnaient dans leur malice à ces erreurs et à d'autres semblables, et allaient marchant dans leurs égarements, Dieu établit sur eux un nouveau législateur, afin que les peuples sachent qu'ils ne sont que des hommes mortels. Ayant transgressé sciemment les limites dans lesquelles leurs pures s'étaient maintenus, ces hommes furent justement entraînés à se couvrir d'opprobre, en se livrant à des emportements inconnus même aux animaux. C'est ici le cas de rapporter avec quelque détail quelle fut l'autorité sur laquelle s'appuyèrent jadis les Orientaux, lorsqu'ils abandonnèrent le culte chrétien, pour rentrer dans le paganisme. [1,3] CHAPITRE III. C'est une opinion populaire qu'il exista jadis un homme, lequel, si je m'exprime bien, était nommé Mathomus (Mahomet), qui éloigna entièrement les peuples d'Orient de la croyance au Fils et au Saint-Esprit, leur apprit à ne reconnaître que la personne du Père, comme dieu unique et créateur, leur dit que Jésus n'était qu'un homme, et, pour terminer en peu de mots sur les dogmes qu'il enseigna, institua la circoncision, et lâcha les rênes à toutes sortes d'impuretés. J'ai lieu de croire que l'existence de cet homme profane ne remonte pas à une grande antiquité, par la seule raison que je n'ai pu découvrir qu'aucun docteur de l'Église ait écrit contre ses infamies. Comme je n'ai pas appris non plus que l'on ait rien écrit sur sa vie et sa conduite, nul ne doit s'étonner que je rapporte ici ce que j'ai entendu dire communément à son sujet, par quelques-unes des personnes qui parlent le mieux. Ce serait en vain que l’on voudrait établir une discussion pour reconnaître si ces rapports sont faux ou vrais, puisqu'il ne s'agit ici que de savoir quel fut ce nouveau précepteur qui ne s'est illustré que par de grands forfaits, et j'ajoute en outre que l'on peut en toute sécurité parler mai de celui dont la méchanceté a toujours été fort au dessus de tout le mal qu'on en dirait. [1,4] CHAPITRE IV. Un patriarche d'Alexandrie étant mort, je ne sais en quel temps, l'Église vacante se trouva, comme de coutume, partagée en un grand nombre d'avis divers, et plus chacun était entraîné par son penchant à favoriser la personne qu'il désirait faire nommer, plus il se prononçait avec ardeur contre ceux qui pensaient différemment. Non loin de là demeurait un ermite, en faveur duquel s'était réuni le plus fort parti. Quelques hommes des plus adroits qui allaient le visiter très souvent, afin de l'étudier plus à fond et de mieux connaître sa science et ses talents, découvrirent, par ses entretiens qu'il n'était pas d'accord avec eux dans sa manière d'entendre la foi catholique. Dès qu'ils eurent acquis cette assurance ils renoncèrent entièrement à l'élection qu'ils avaient entreprise, et travaillèrent, à leur grand regret, à le faire repousser. Dédaigné et blessé au vif dans ses sentiments, pour n'avoir pu s'élever au but de son ambition, l’ermite, semblable à Arius, médita dans son anxiété sur les moyens de répandre au dehors son perfide venin et de se venger en cherchant à tout hasard à pervertir les dogmes de l'Eglise catholique. Car les hommes qui n'ont d'autre but que d'obtenir une gloire mondaine sont blessés mortellement et rugissent avec fureur, lorsqu'ils se voient atteints d'une manière quelconque dans leur considération. Alors l'antique ennemi de l'homme, saisissant cette occasion de succès, alla trouver son misérable ermite, et lui parla en ces termes : Si tu veux obtenir quelque consolation à tes chagrins et exercer un ministère beaucoup plus grand que celui de patriarche, prends bien soin de remarquer, parmi ceux qui viendront bientôt à toi, un jeune homme vêtu de telle manière, portant tel visage, telle tournure et tel nom. Il a l'esprit ardent et propre à l'accomplissement de tes desseins : imprègne-le de la doctrine qui repose au fond de ton cœur ; il recueillera fidèlement tes enseignements, et les répandra au loin sous ta direction. Encouragé par ces prédictions, l’ermite rechercha dans la foule de ceux qui se rendaient auprès de lui, les signes qui lui avaient été indiqués, et ayant reconnu le jeune homme, il le traita affectueusement, lui souffla le poison qui le dévorait lui-même, et comme il était pauvre et ne pouvait, à cause de cela, prendre beaucoup d'autorité, l’ermite trouva moyen de lui procurer des richesses. Une femme très riche, qui avait perdu son mari, était demeurée depuis lors en état de veuvage : le misérable ermite résolut de l'unir à son disciple, et lui proposa de se marier une seconde fois. Elle lui répondit qu'elle ne connaissait personne avec qui elle put contracter une union sortable, et alors l'ermite lui déclara qu'il avait trouvé un prophète qui lui conviendrait parfaitement, et avec lequel, si elle voulait y consentir, elle pourrait à l’avenir vivre dans une complète félicité. Il s'attacha en même temps à éblouir l’esprit de cette femme en l'enveloppant de toutes sortes de séductions, et lui promettant que les dons prophétiques du jeune homme lui serviraient grandement dans le présent siècle et dans les siècles futurs ; il parvint ainsi à ouvrir son cœur à l'amour pour un homme qu'elle ne connaissait même pas. Séduite par l'espoir de connaître à l'avance tout ce qui devait arriver, cette femme s'unit donc à son devin, et Mahomet, naguère misérable, entouré maintenant de trésors magnifiques, se trouva, comme à l'improviste, élevé à une grande fortune, non sans doute sans en éprouver lui-même un étonnement inexprimable. Mais tandis qu'un seul et même lit recevait souvent le nouveau couple, il arriva que l'illustre prophète commença à être pris, sous les yeux, même de sa prophétesse, d'attaques, quelquefois très violentes, du mal d'épilepsie, que nous appelons vulgairement mal caduc, et sa femme même était remplie d'effroi en voyant ses yeux tournés, son visage décomposé, ses lèvres écumantes, et ses dents se choquant à grand bruit. Epouvantée de ces accidents inattendus, elle va trouver l’ermite, l'accuse de ses malheurs, et lui déclare, dans le trouble de son esprit, qu'elle aime mieux subir la mort que le supplice de vivre auprès d'un tel forcené ; puis elle l'accable de mille plaintes et lui reproche amèrement les mauvais conseils qu'il lui a donnés. Mais celui-ci, rempli d'une astuce incomparable: Femme légère, lui dit-il, tu es folle sans doute de regarder comme un affront ce qui fait précisément ton illustration et ta gloire. Que tu es dépourvue de pénétration! Tu ne sais donc pas que toutes les fois que Dieu s'insinue dans l'esprit des prophètes, toute la masse du corps humain est ébranlée, parce que l'infirmité de la chair ne peut soutenir l'union de la majesté divine ? Reviens enfin à toi, ne te laisse plus effrayer par ces visions extraordinaires, et vois au contraire avec reconnaissance ces bienheureuses convulsions du saint homme, surtout puisqu'en de tels moments l'esprit qui s'empare de lui lui enseigne toutes les choses qu'il nous convient de savoir et de faire dans l'avenir. Fortifiée par ces paroles, la femme légère cessa dès ce moment de trouver insupportable, et regarda même comme sacré et digne de respect, ce qui naguère lui avait paru si honteux et si méprisable. Cependant, et par l'intervention du diable, l'ermite hérétique remplit son élève de ses dogmes profanes, et, marchant devant lui comme son héraut, il le proclama et le fit accueillir partout comme prophète. Déjà sa renommée se répandait de toutes parts et lui faisait aux yeux de tous les hommes une grande célébrité; lorsqu'il vit que, dans les provinces environnantes, et même d'autres plus éloignées, les peuples se portaient avec zèle à recevoir ses enseignements, le prophète, tenant conseil avec son docteur, écrivit une loi par laquelle il permettait à ses sectateurs toutes sortes de turpitudes, afin de les mieux engager à sa suite. Puis il assembla une multitude infinie, et, afin de séduire plus sûrement ces cœurs encore incertains dans l'attente de la religion qu'il annonçait, il prescrivit à ceux qui le suivaient un jeûne de trois jours, les invitant à demander avec zèle à Dieu de leur accorder une loi, et leur déclarant en même temps que, s'il plaisait à Dieu de leur donner cette loi, il la leur donnerait d'une manière extraordinaire et inattendue. Mahomet possédait une vache qu'il avait accoutumée à le suivre, de telle sorte que, dès qu'elle entendait sa voix ou qu'elle le voyait, rien ne pouvait l'empêcher de courir à lui avec une ardeur irrésistible. Il attacha donc le petit livre qu'il avait écrit aux cornes de cet animal, et enferma ensuite celui-ci dans la tente qu'il habitait. Le troisième jour il parut au milieu du peuple qui s'était réuni autour de lui, et, montant sur un siège élevé, il commença à haranguer l'assemblée à haute voix. Mais à peine la vache l’eût-elle entendu parler, qu'elle sortit tout à coup de la tente voisine, et, s'avançant à travers la foule du peuple, portant le livre attaché sur ses cornes, elle vint se coucher aux pieds de l'orateur, comme pour lui faire ses félicitations. Tous les assistants furent remplis d'admiration, le livre fut aussitôt déroulé et présenté à la foule haletante d'impatience, et les désordres autorisés par cette loi coupable furent accueillis avec des transports de joie. Que dirai-je de plus? le livre miraculeusement offert fut célébré par des louanges infinies. On répandit de toutes parts, comme autorisée par le ciel même, la permission de se livrer sans retenue à tout l'emportement des sens, et plus on s'abandonnait à l'excès de ces prostitutions désormais permises, plus on en dissimulait l'infamie, en exaltant la grâce de Dieu, qui accordait, dans son indulgence, des temps plus faciles. Toute la sévérité du christianisme fut condamnée et livrée aux insultes publiques ; les préceptes d'honnêteté et de vertu qu'avaient répandus les évangiles furent taxés de dureté, d'exigence cruelle, et par contre ceux que la vache avait apportés furent appelés les préceptes généraux et reconnus comme seuls d'accord avec la liberté instituée par Dieu même. Ni l'antique loi de Moïse, ni la nouvelle loi catholique ne purent conserver aucun crédit ; tout ce qui avait été écrit avant la loi, sous la loi, sous le régime de la grâce, fut accusé d'une fausseté irrémédiable, et, pour me servir, quoique bien improprement, du langage du psalmiste, on répéta partout que Dieu n'avait point traité ainsi toutes les autres nations, et que depuis le commencement des siècles il n'avait manifesté ses jugements à nul autre peuple. La concession d'une plus grande liberté de se livrer aux désirs de la chair, et de s'abandonner à la volupté plus que ne font même les animaux, non par voie de mariage, mais par tous les excès d'une débauche effrénée, cette concession fut recouverte du prétexte de favoriser la naissance d'un plus grand nombre d'enfants. Mais, tandis que l'on ne mettait aucune borne à l'emportement des sens, même dans les relations les plus naturelles, on en vint bientôt à se livrer à des désordres qu'il n'est pas même décent de rapporter et que les bêtes brutes ignorent entièrement. Cependant ces honteuses et criminelles institutions détruisirent celles du christianisme, et aujourd'hui encore elles enveloppent presque entièrement les contrées les plus reculées de l'Afrique, de l'Egypte, de l'Ethiopie, de la Libye, et jusqu'à l'Espagne même, quoique plus rapprochée de nous. Racontons maintenant la fin de ce grand et merveilleux législateur. J'ai déjà dit qu'il était sujet à des attaques d'épilepsie : un jour qu'il se promenait seul, il tomba frappé de l’une de ces convulsions, et, tandis qu'il en était tourmenté, des pourceaux, l'ayant rencontré, le dévorèrent si complètement qu'on ne trouva que ses talons pour débris de tout son corps. Voilà donc cet excellent législateur qui, tandis qu'il cherche à ressusciter, ou plutôt qu'il ressuscite en effet le pourceau d'Epicure, que les véritables stoïciens, c'est-à-dire, les adorateurs du Christ, avaient mis à mort, pourceau lui-même, est livré aux pourceaux et dévoré par eux, afin que son ministère d'obscénité fût terminé, comme il était juste, par la fin la plus obscène. Et certes, lorsqu'il laissa ses talons, ce fut sans doute à bon droit, et afin qu'il demeurât aux âmes qu'il avait misérablement séduites un témoignage de sa perfidie et de ses turpitudes. Nous avons composé sur le sujet de ces talons un quatrain qui sera, selon l'expression d'un poète, "plus durable que l'airain, et plus élevé que les royales pyramides" (Horace, Odes, III, 30), afin que cet homme illustre, plus heureux désormais que tout pourceau, puisse dire aussi avec le même poète : "Je ne mourrai point tout entier, et une bonne portion de moi-même échappera à la mort" (Horace, Odes, III, 30). Voici ce quatrain. « Celui qui avait vécu en pourceau est dévoré par les dents des pourceaux; ses membres bienheureux, devenus les excréments des pourceaux, sont resplendissants. « Que celui qui veut l'adorer dignement porte à sa bouche les talons qui restent de lui, et à son nez ce que les pourceaux ont rendu. Que s’il y a quelque vérité dans la doctrine de la secte des Manichéens, au sujet de la purification des souillures, lorsqu'ils disent qu'il y a dans tout ce qu'on mange une certaine dose de divinité, mais que cette dose est souillée, qu'elle se purifie par la trituration des dents et par la digestion de l'estomac, et se convertit alors en une substance d'ange, laquelle sort ensuite du corps de l'homme par l'effet des nausées et des flatuosités ; combien d'anges peut-on croire qu'il ait été créé, lorsque ces pourceaux se furent repus de la chair de ce prophète! Mais, laissant de côté ces plaisanteries qui ne sont dites ici qu'en dérision des sectateurs de Mahomet, ajoutons que ces derniers ne le considèrent point comme un Dieu, ainsi que quelques personnes le pensent parmi nous, mais seulement comme un homme juste, et un patron par le moyen duquel les lois divines leur ont été communiquées. Ils disent en outre qu'il fut enlevé aux cieux, ne laissant à ses fidèles d'autre souvenir de lui que ses talons; et en conséquence ils les visitent encore avec une profonde vénération; enfin, et comme de raison, ils repoussent avec mépris l'opinion que leur maître ait été livré aux pourceaux et dévoré par eux. [1,5] CHAPITRE V. A la suite d'un long temps, et après que les erreurs du paganisme qu'ils avaient adopté se furent répandues sur un grand nombre de générations, les peuples des pays que j'ai déjà nommés envahirent la Palestine, Jérusalem et le sépulcre du Seigneur, et s'emparèrent aussi de l'Arménie, de la Syrie et d'une partie de la Grèce, presque jusqu'à la mer que l’on appelle le bras de Saint-Georges. Parmi tous les royaumes de l'Orient, l'empire de Babylone était le plus puissant depuis une haute antiquité, et avait subjugué un grand nombre d'autres empires. Celui des Parthes cependant, que nous appelons Turcs par corruption de langage, lui est supérieur, non par l’étendue du territoire (car il est plus petit), mais par le talent militaire, le caractère chevaleresque et la force d'âme qui distinguent ses habitants. L'empereur de Babylone avait donc occupé avec une grande armée les provinces que je viens de nommer; mais par la suite des temps il les perdit, lorsque les Turcs, devenus plus nombreux, eurent vaincu les Assyriens. Plus habiles et plus audacieux dans le maniement des armes, les Turcs serraient de près l'empire de Constantinople, et semblaient même sur le point de se précipiter pour mettre le siège devant cette dernière ville, lorsque l'empereur des Grecs, effrayé par leurs fréquentes menaces et leurs continuelles invasions, envoya des députés en France, et écrivit à Robert l'ancien, comte de Flandre, une lettre dans laquelle il lui exposa tous les motifs qui pouvaient le déterminer à secourir la Grèce dans ses périls. Il le sollicitait vivement, non qu'il crût qu'il put seul, quoique fort riche et capable de lever une grande armée, assurer le succès d'une telle entreprise, mais parce qu'il savait bien que, si un homme aussi puissant se mettait en route, le seul attrait de la curiosité ferait partir à sa suite, comme auxiliaires, un grand nombre d'individus de notre nation. Autant ce comte était habile pour les affaires de guerre, autant il avait l'esprit agréable et bien cultivé. Il était allé avant cette époque à Jérusalem pour y faire ses prières, et le hasard l'ayant conduit à Constantinople, il s'était entretenu avec l'empereur lui-même, et celui-ci ayant pris une grande confiance en lui, se détermina dans la suite à lui demander directement ses secours. Je ne crois pas devoir insérer en entier dans ce petit ouvrage la lettre que l'empereur écrivit à cette occasion, mais j'en rapporterai quelques fragments, toutefois en prêtant à l’auteur mes expressions et mon langage. L'empereur donc se plaignait dans cette lettre de ce que les Gentils, en détruisant le christianisme, s'emparaient des églises et en faisaient des écuries pour leurs chevaux, leurs mulets et leurs autres bêtes de somme : il était également vrai qu'ils employaient aussi ces églises à la célébration de leur culte, en les appelant des mahomeries ou mosquées et ils faisaient en outre dans ces mêmes lieux toutes sortes de turpitudes et d'affaires, en sorte que les églises se trouvaient transformées en halles et en théâtres. Il serait superflu, ajoutait-il, de parler des massacres des catholiques, puisqu'il est certain que ceux qui meurent dans la foi reçoivent en échange la vie éternelle, tandis que ceux qui leur survivent traînent leur existence sous le joug d'une misérable servitude, plus dure pour eux que la mort même, comme j'ai lieu de le croire. En outre les vierges fidèles, lorsqu'elles sont prises par eux, sont livrées à une prostitution publique; car ils n'ont aucun sentiment de respect pour la pudeur et ne ménagent point l'honneur des épouses. Les mères sont forcées de s'abandonner à la brutalité des hommes, sous les yeux même de leurs filles, et celles-ci se voient contraintes à chanter et à danser au milieu de telles horreurs. Mais! ô honte et douleur ! les mêmes maux sont réservés à ces filles, et ces nouvelles scènes de prostitution sont également célébrées au bruit des chants de leurs mères infortunées. Enfin tout ce qui porte le nom de chrétien est livré à ces infamies, et lorsqu'ils ont ainsi abusé de toutes les femmes (excès qui du moins peuvent trouver quelque excuse dans les penchants de la nature), les Gentils méconnaissent toutes les lois de l'humanité, celles même que les animaux ne transgressent point, et vont jusqu'à assouvir leur fureur sur les hommes. A cette occasion, et pour rapporter un exemple horrible, et à peine croyable, de cette perversité qui s'exerçait communément sur les individus de moyenne ou de basse condition, il raconte que les Gentils étaient allés jusqu'à abuser de la personne même d'un évêque. Et comment, ajoute-t-il, comment cette passion emportée, pire que toutes les autres espèces de folies, qui méconnaît tout sentiment de sagesse et de pudeur, qui s'entretient par sa propre impulsion, et se ranime d'autant plus ardemment qu'elle est plus fréquemment assouvie, pourrait-elle se modérer à l'égard de l'espèce humaine, lorsqu'elle se porte sur les animaux même, à des excès inouïs, qu'une bouche chrétienne ne saurait raconter ? Ainsi donc il ne suffit pas à ces misérables d'avoir autorisé par eux la pluralité des femmes, il faut encore qu'ils se livrent, dans leurs fureurs brutales, à des désordres plus honteux. Aussi n'est-il pas étonnant que Dieu n'ait a pu supporter patiemment de telles impuretés, et que la terre, selon l'antique usage, ait vomi au loin ces hommes de funeste conduite, excréments de la race humaine. En traitant longuement et avec beaucoup de lamentations le sujet du siège de Constantinople, qu'il redoutait par dessus tout et dont il était sans cesse menacé dès que ses ennemis auraient franchi le bras de Saint-Georges, l'empereur disait entre autres choses. Que si l’on ne voyait parmi les nôtres aucun autre motif de se porter à son secours, on s'y déterminât du moins pour défendre les six apôtres dont les corps avaient été ensevelis dans cette ville, pour empêcher les impies de les livrer aux flammes ou de les précipiter dans les gouffres de la mer; ensuite il faisait valoir l'illustration de la ville qu'il habitait, et disait qu'elle était bien digne d'être défendue par toutes sortes de moyens. Et certes, rien n'est plus vrai, car cette ville est illustrée non seulement par les monuments qui renferment les corps de ces saints, mais aussi par le mérite et le nom de celui qui l'a fondée, et qui, en vertu d'une révélation d'en haut, transforma un petit bourg antique en cette Cité, digne des respects du monde entier, seconde Rome, où tous les hommes de l'univers devraient accourir, s'il était possible, pour l'honorer de leurs éloges. Après avoir fait mention des apôtres, l'empereur poursuit et dit : Qu'il a aussi chez lui la tête du bienheureux Jean-Baptiste, laquelle, ajoute-t-il (quoique ce ne soit qu'une fausseté), est encore aujourd'hui recouverte de la peau et des cheveux, et ressemble à une tête de vivant. Si cette assertion était vraie, il faudrait donc demander aux moines de Saint-Jean-d’Angély quel est le Jean-Baptiste dont ils se vantent aussi d'avoir la tête, puisqu'il est certain, d'une part, qu'il n'a existé qu'un Jean-Baptiste et, d'autre part, qu'on ne saurait dire sans crime qu'un seul homme ait pu avoir deux têtes. A cette occasion, je crois devoir signaler une erreur pernicieuse sans doute, mais fort répandue, principalement dans les églises de France, au sujet des corps des Saints. Tandis que les uns se targuent de posséder le corps d'un martyr ou d'un confesseur de la foi, les autres prétendent aussi avoir ce même corps et cependant un corps entier ne saurait être en deux endroits simultanément. Ces prétentions contradictoires viennent toujours du tort que l'on a de ne pas laisser les Saints jouir en paix du repos qui leur est dû dans une tombe immuable. Je suis bien persuadé que ce n'est que par un sentiment de piété qu'on est dans l'usage de recouvrir leurs corps d'argent et d'or : mais l'étalage que l’on fait de leurs ossements, et l'habitude où l'on est de colporter leurs cercueils pour ramasser de l'argent, sont des preuves trop certaines d'une coupable avidité ; et ces inconvénients n'existeraient pas si l’on avait soin, ainsi qu'il fut fait pour le sépulcre du Seigneur Jésus, de sceller solidement les tombeaux qui renferment les corps des Saints. Reprenons maintenant la suite de notre narration. L'empereur disait après tout cela, que si les hommes de notre pays n'étaient pas déterminés à lui porter secours par le désir de mettre un terme à tant de maux, et par leur amour pour les saints, apôtres, du moins ils devaient se rendre à l'espoir de s'emparer de l'or et de l'argent que les Gentils possédaient en des quantités incalculables. Enfin il terminait par un autre argument, qu'il était bien inconvenant de proposer à des hommes sages et tempérants, et cherchait à attirer ceux qu'il sollicitait en exaltant la beauté des femmes de son pays : comme si les femmes grecques étaient douées d'une si grande supériorité en ce point qu'elles dussent incontestablement être préférées aux Françaises, et que ce motif pût seul déterminer une armée de Français à se rendre dans la Thrace. Mais lorsqu'il proposait de pareils arguments, cet odieux tyran eût dû se souvenir que les maux dont il se plaignait pour lui et pour les siens provenaient précisément de la même cause, puisqu'il avait ordonné par un édit célèbre, publié dans tout son empire, que tous ceux qui avaient plusieurs filles en livrassent une à la prostitution, et qu'une partie du produit de ce honteux trafic fût versée dans son propre fisc. Ajoutons encore qu'il prescrivit aussi par un autre édit que, dans les familles où il y aurait plusieurs fils, l'un d'eux fût réduit à l'état d'eunuque, énervant ainsi et rabaissant à la condition des femmes un grand nombre d'hommes, qui devenaient par là incapables de tout service militaire ; et pour mettre le comble à ces maux, détruisant ainsi en eux l'espoir de toute progéniture, et arrêtant un accroissement de population qui eût pu lui être utile contre ses ennemis. Aussi celui qui volontairement avait condamné les siens, se voyait-il réduit par un juste retour à implorer les secours des étrangers. Je dois dire en outre que ce n'était point en qualité de légitime héritier que cet empereur possédait la pourpre. Il était compté parmi les officiers du palais, sous le règne d'un prince, qui se nommait Michel, si je ne me trompe ; il commandait le corps le plus considérable des chevaliers de l'Occident, que leur valeur naturelle a rendus spécialement recommandables aux empereurs Grecs, et qui font plus particulièrement un service de garde auprès de leurs personnes. Il employa à son profit le courage des chevaliers qu'il commandait, et résolut de tenter quelque entreprise contre son prince même. En conséquence il envahit la ville de Constantinople, en se révoltant contre l'empereur, s'empara de sa personne, lui fit sur-le-champ crever les yeux, l'envoya dans une place forte ou il fut étroitement gardé, et usurpa tous ses droits à l'empire, sans avoir lui-même aucun titre à les posséder. Plus tard, cédant à la force des circonstances, que j'ai déjà rapportées, il sollicita les secours des Français ; mais lorsqu'il vit accourir tant de chevaliers et de seigneurs d'une haute illustration, si distingués en outre par leur sagesse et par leurs talents militaires, il se méfia de cette multitude d'étrangers et redouta surtout leur habileté. Quand ceux-ci furent parvenus au but de leurs efforts, l'empereur, en voyant leurs succès, conçut contre eux une plus vive inimitié ; et lorsqu'ils se furent emparés de Jérusalem, il craignit qu'ils n'en vinssent à tourner contre lui leurs armes victorieuses, attendu surtout qu'ils avaient appris à le reconnaître pour leur plus redoutable ennemi, parmi les nations dont ils étaient entourés, j'ai entendu dire aussi d'une manière positive que la mère de cet empereur, qui se mêlait de prédire l'avenir, lui avait annoncé fort souvent, même avant que l'on eût entrepris l'expédition d'Orient, qu'un homme originaire de la France lui enlèverait l'empire et la vie. Boémond cherchait peut-être à accomplir lui-même cette prédiction, lorsqu'il attaquait l'empereur si vivement, lui livrant de fréquents combats, le forçant souvent à prendre la fuite, lui enlevant même et soumettant à sa domination un grand nombre de ses provinces. On sait que Boémond est originaire de la Normandie, laquelle fait partie de la France ; et il a encore un titre bien plus formel à être considéré comme Français, puisqu'il a épousé la fille du roi des Français.