[0,0] LES ARGONAUTIQUES. [1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] Je chante ces mers sillonnées pour la première fois par les illustres fils des dieux, et le vaisseau fatidique qui, dirigeant sa course à travers les écueils mobiles, osa voguer à la recherche du Phase, en Scythie, et qui se reposa enfin dans l'Olympe étoilé. [1,5] Si le trépied de la prêtresse de Cumes, interprète de tes oracles, ô Phébus, a fait choix pour son séjour de ma chaste demeure ; si mon front est digne du laurier vert, inspire-moi. Et vous, qui êtes plus fameux pour avoir navigué sur cet Océan calédonien dont jadis les descendants d'Iule ont réveillé la colère, que si le premier vous eussiez franchi les mers. [1,10] Père vénéré, élevez-moi au-dessus du vulgaire, au-dessus de ce monde obscurci de vapeurs ; soyez propice au chantre des anciens héros et de leurs saints exploits. De vos fils, l'un redira, car il le peut, l'Idumée vaincue ; il redira son frère, noirci d'une noble poussière, et qui va semant la ruine et l'incendie dans les remparts de Solyme ; [1,15] l'autre vous dressera des autels et élèvera des temples à votre famille, lorsqu'un jour, astre lumineux, vous resplendirez dans l'Olympe. Et alors, ni la petite Ourse, étoile des vaisseaux tyriens, ni la grande, chère aux pilotes grecs, ne guideront plus sûrement que vous le navigateur, vînt-il de la Grèce, [1,20] de Sidon, ou des bords du Nil. Maintenant que votre sérénité accueille ce début, afin que nos chants remplissent toutes les cités du Latium ! Dès son enfance, Pélias régnait sur l'Hémonie : longue et pesante était pour ses peuples la terreur qu'il inspirait. Tous les fleuves qui se jettent dans la mer Ionienne étaient à lui ; pour lui la charrue déchirait les flancs de l'Othrys, de l'Hémus, [1,25] et les vallons de l'Olympe. Mais son coeur était sans repos ; il craignait le fils de son frère et les menaces des dieux : car ce fils doit être la cause de sa perte ; les devins l'ont prédit, et les victimes confirment chaque jour leurs sinistres présages. [1,30] Il s'inquiétait surtout de la haute renommée du prince, de cette jeune valeur importune à sa tyrannie. Pour prévenir le sort qu'il redoute, il cherche à se défaire du jeune fils d'Éson. Le choix seul du temps et des moyens le tient irrésolu. Plus de guerres nulle part ; dans les cités de la Grèce, plus de monstres : Hercule est couvert de la peau du lion néméen ; [1,35] l'Arcadie est sauvée des fureurs de l'hydre ; les deux taureaux ont mordu la poussière. Mais le courroux des flots, les dangers d'une mer sans limites, voilà ce qu'il lui faut. Calme et confiant, il aborde le jeune homme, et, donnant à ses paroles un air de sincérité, il lui dit : [1,40] "Il est une entreprise plus glorieuse que toutes celles de l'antiquité ; accepte-la, encourage-la. Tu sais comment Phrixus, né du sang dont nous sortons nous-mêmes, échappa aux autels où son père voulait l'immoler. Cependant le farouche Aétès, le maître de la Scythie et des rives glacées du Phase, l'assassina (honte au Soleil !) à la table de l'hospitalité, au milieu d'un festin solennel [1,45] et des convives épouvantés ; doublement ingrat envers sa famille et envers les dieux. La Renommée n'est pas la seule de qui j'ai appris ce forfait ; la victime elle-même, la victime m'apparaît gémissante, quand je cède à peine à un tardif sommeil ; son ombre ensanglantée, [1,50] celle d'Hellé, divinité des mers, sollicitent incessamment ma vengeance. Si j'avais mes forces d'autrefois, la Colchide serait déjà punie, et l'on verrait ici la tête et les armes de son roi. Mais les ans ont émoussé ma vigueur, et mon fils n'est point encore mûr, ni pour commander, ni pour tenter la mer et les combats. [1,55] Toi qui as déjà les soucis et les mâles pensées de l'homme, va, noble enfant ; rends à nos temples grecs la toison de Néphélé ; montre-toi digne de cette expédition périlleuse." Telles étaient les exhortations ou plutôt les ordres de Pélias. Il se tut ; [1,60] mais des Cyanées, ces écueils de la mer de Scythie, dont il connaissait trop bien les dangers ; mais du gardien de la toison, ce dragon monstrueux qui darde sa langue aux mille pointes, que la fille d'Aeétès attire hors de son antre par des enchantements, et nourrit chaque jour d'un miel empoisonné la veille, il n'en dit pas un mot. [1,65] Jason a de suite deviné le piège : la toison n'est qu'un prétexte ; c'est sa haine qui le livre à la fureur des mers. Et comment obéir ? quel moyen d'atteindre la Colchide ? Tantôt il voudrait les talonnières de Persée, tantôt l'attelage de dragons que donna Cérès au premier laboureur, à celui qui proscrivit le gland [1,70] et fit jaillir de la terre les moissons jaunissantes. Que va-t-il faire ? En appeler à un peuple léger qu'aigrit un despotisme sans fin, et aux grands, touchés depuis longtemps du sort d'Éson ? ou bien, sous les auspices de Junon et de la belliqueuse Pallas, obéir, affronter et dompter les vagues ? [1,75] Que si, triomphant de la mer, il pouvait rendre son nom fameux, ô Gloire ! c'est toi qui enflammes son coeur, toi au front toujours jeune, aux lauriers toujours verts, et qu'il voit, debout sur la rive du Phase, appeler ses jeunes compagnons. Enfin la Religion vient raffermir son âme et fixer ses incertitudes. Il lève pieusement ses mains vers le ciel : [1,80] "Reine toute-puissante, dit-il, quand Jupiter en courroux épanchait dans les airs de noirs torrents de pluie, si je te portai à travers les flots gonflés de l'Énipée, si je te mis à l'abri du péril, ne pouvant croire que tu fusses une déesse, [1,85] jusqu'à ce que le tonnerre, signe de la volonté de ton époux, t'ayant rappelée, tu disparus tout à coup à mes yeux épouvantés, guide-moi vers le Phase et la Scythie ; et toi, chaste Pallas, protège-moi : je donnerai cette toison à vos temples, [1,90] et mon père environnera vos autels de boeufs aux cornes dorées, et d'agneaux aussi blancs que la neige". Les déesses agréent sa prière. Soudain traversant l'Empyrée, elles prennent chacune une route différente. Minerve vole en toute hâte à Thespies, près de son cher Argus ; elle lui ordonne de construire un vaisseau, et d'abattre des chênes ; [1,95] elle-même le conduit dans les sombres forêts du Pélion. Junon répand dans toutes les villes de la Grèce et de la Macédoine le bruit que le fils d'Éson va tenter des mers inconnues, et que son vaisseau tout prêt se balance orgueilleusement sur ses rames, demandant des bras pour le mouvoir et l'immortaliser. [1,100] Tous brûlent de partir : ceux qui, chefs renommés, ont déjà fait leurs preuves aux combats ; ceux qui, dans la fleur de l'âge, n'ont pu se signaler encore et attendent leur coup d'essai ; ceux même que retiennent la culture et la charrue inoffensive, [1,105] voient les Faunes, les divinités des bois, les Fleuves aux cornes élancées, leur apparaître en plein jour, les encourager, leur vanter ce vaisseau dont la louange retentit dans toutes les campagnes. Bientôt Hercule est accouru d'Argos ; près de lui, le jeune Hylas porte gaiement et sans efforts sur ses épaules les flèches teintes des poisons enflammés de l'hydre, et l'arc du héros : [1,110] mais c'est en vain (son bras plierait sous un pareil fardeau) qu'il veut porter la massue. Pleine de dépit, la fille de Saturne les regarde partir, et renouvelle ainsi ses plaintes accoutumées : "Plût aux dieux que l'élite tout entière de la jeunesse grecque ne courût pas d'elle-même à ces nouveaux hasards, [1,115] mais qu'ils fussent ordonnés par mon Eurysthée ! Les tempêtes, la nuit, le redoutable trident m'eussent été des armes ; la foudre même, je l'eusse lancée malgré mon époux. Que cet Hercule du moins ne soit pas un des compagnons, le soutien peut-être de notre expédition ! Me fier à lui, devoir à cet orgueilleux un si haut service, c'est ce que je ne voudrai, ce que je ne pourrai jamais." [1,120] Elle dit, et détourne les yeux vers les rivages de la Thessalie. Elle y voit les guerriers, ardents au travail, amener le bois de toutes parts. La rive résonne des coups habilement frappés de la hache ; Argus fend les pins en planches amincies, qu'il assemble [1,125] et façonne en courbe à la chaleur d'un feu tempéré : les rames sont préparées, et Pallas cherche des antennes pour les attacher au mât. Bientôt le navire est achevé ; sa coque est pour longtemps impénétrable à l'eau ; ses fentes sont enduites de cire, et la déesse l'orne de diverses peintures. [1,130] On y voit Thétis, trompée dans son espoir, conduite dans les bras de Pélée par le dauphin qui nage sous son précieux fardeau ; son voile retombe sur son visage ; elle soupire, en pensant qu'Achille ne naîtra pas plus grand que Jupiter. Panopée la suit, et Doto sa soeur, [1,135] et Galatée aux bras nus, qui s'ébat dans les flots, en regagnant sa grotte : du haut du rivage de Sicile, Polyphème la rappelle en vain. Vis-à-vis sont les feux, les lits de verdure, les mets, les vins ; Pélée avec son épouse au milieu des dieux de la mer, et Chiron qui joue de la lyre après le festin. [1,140] Ailleurs est Pholoé, Rhoetus ivre fou, et le combat dont la vierge thessalienne fut la cause subite. Partout volent les coupes, les tables, les autels des dieux, et les vases, chefs-d'oeuvre de l'antiquité. On reconnaît là l'adroit Pélée et le fougueux Éson, brandissant l'un sa lance, l'autre son épée. [1,145] Nestor est monté sur le dos de Monychus, qui se débat vainement contre son cavalier ; Clanis lance à Actor un tison enflammé ; le noir Nessus s'enfuit, et, couché sur les tapis, Hippasus cache sa tête dans un vaisseau d'or vide. [1,150] Jason admire ces prodiges de l'art, et pourtant il se dit : "Malheureux nos pères et nos enfants ! Irai-je donc, trop prompt à obéir, lutter avec cet esquif contre les tempêtes ? et, seul, Éson redoutera-t-il pour son fils les fureurs de la mer ? N'entraînerai-je pas aussi dans ces hasards, dans ces périls, le jeune Acaste ? [1,155] Que Pélias fasse donc des voeux pour ce navire, invention de sa haine, et qu'il se joigne à nos mères pour conjurer les flots". Au milieu de ces incertitudes, l'oiseau de Jupiter fond à sa gauche du haut des airs, et saisit un agneau dans ses serres vigoureuses. Les bergers le poursuivent de loin de leurs clameurs effrayées, les chiens de leurs aboiements. [1,160] Mais déjà le ravisseur a repris son vol, il plane au-dessus de la mer Égée. Jason accepte l'augure, et, plein de joie, il marche vers le palais de l'orgueilleux Pélias. Le premier, le fils du roi court au-devant de lui, l'embrasse, et le presse fraternellement sur son coeur. "O Acaste," dit Jason, "ne crois pas que je vienne ici protester par des plaintes indignes de mon sang ! [1,165] je veux seulement t'associer à mon entreprise : Télamon, Canthus, Idas et le jeune fils de Tyndare ne sont pas plus que toi dignes de la toison d'Hellé. Que de terres, que de climats nous allons découvrir ! que de routes inconnues nous allons ouvrir au commerce des mers ! [1,170] Peut-être en ce moment ne considères-tu que le péril ; mais quand ma voile un jour reviendra triomphante, quand je reverrai ma chère Iolcos, quelle honte alors pour toi d'entendre le récit de nos travaux ! que de regrets de n'avoir pas vu ces nations que je te nommerai !" Acaste l'arrête à ces mots. "C'en est assez, dit-il, je suis prêt à te suivre [1,175] partout où tu m'appelles. Ne crois pas, ami, que l'oisiveté m'enchaîne, que le sceptre paternel m'inspire plus de confiance que toi. Laisse-moi seulement cueillir, sous tes auspices, mes premiers lauriers, et croître ma renommée à l'ombre de celle d'un frère. Bien plus, de peur que la tendresse paternelle, trop vivement alarmée, ne me retienne, [1,180] je tromperai sa vigilance, je serai là quand le vaisseau et vous serez prêts à partir." Il dit : Jason accueille avec bonheur ces promesses, ces élans d'une âme courageuse, et d'un pas impatient il retourne au rivage. Dociles à la voix, aux ordres de leur chef, [1,185] les Argonautes élèvent le vaisseau sur leurs épaules ; ils s'avancent ployés sur leurs genoux tendus ; ils entrent dans la mer, reprenant haleine et réglant leurs pas aux cris cadencés du matelot, aux accords harmonieux de la lyre d'Orphée ; puis ils dressent des autels sur la rive. À toi, souverain des mers, les premiers honneurs ; [1,190] à toi, à Glaucus, aux Zéphyrs, Ancée immole un taureau paré de bandelettes azurées, et à Téthis une génisse. Nul mieux qu'Ancée n'abat sous la hache le col épais des victimes. Jason prenant une coupe fait trois libations au dieu des mers, et dit : "O toi qui d'un signe ébranles l'écumeux empire, [1,195] qui embrasses de tes ondes le globe entier, pardonne-moi. Seul de tous les humains, je vais, je le sais, tenter une route qui leur est interdite, et mériter ta colère ; mais on m'en fait une loi, et je n'ai pas le fol orgueil de vouloir entasser des montagnes, pour ravir la foudre au puissant Jupiter. [1,200] Sois sourd aux voeux de Pélias, de cet homme qui conçut l'idée barbare de m'envoyer à Colques, pour me perdre avec mes compagnons. Je le ---. Reçois seulement sur tes flots apaisés Jason et son vaisseau chargé de rois." En disant ces mots, il couvre le brasier de lambeaux arrachés aux victimes. [1,205] Le feu, vainqueur de cet amas de viandes, avait déployé sa crinière enflammée ; il montait au-dessus des entrailles palpitantes, quand tout à coup, plein du dieu qui l'inspire, Mopsus paraît sur le rivage : son aspect frappe d'horreur ; ses cheveux sont dressés sur sa tête ; ses bandelettes sont en désordre ; il agite le laurier sacré : [1,210] il parle enfin ; sa voix est effrayante ; elle commande le silence. "Que vois-je ! s'écrie-t-il ; Neptune s'indigne de notre audace ; il convoque les dieux de la mer, cet immense sénat. Les voilà qui frémissent, qui l'exhortent à défendre les lois naturelles. Presse, ô Junon, presse ton frère dans tes bras, sur ton sein ! [1,215] et toi, Pallas, n'abandonne pas ton vaisseau ; apaise ton oncle, fléchis-le. Ils cèdent enfin ; et les flots ont reçu le navire. Mais que d'obscurités à éclaircir ! Que signifient ces roseaux qui voilent tout à coup la chevelure d'Hylas ? Pourquoi cette urne sur ses épaules ? Pourquoi ces vêtements azurés autour de ses membres de neige ? [1,220] D'où te viennent ces blessures, Pollux ? Quels feux exhalent les narines gonflées des taureaux ! Des casques d'abord, puis des javelots, puis des épaules sortent de terre : on se bat autour de la toison. Quelle est cette femme toute dégouttante de sang, qui fend les airs sur des dragons ailés ? [1,225] Qui donc égorge-t-elle ? Jason, malheureux, sauve ces enfants ! je vois un lit nuptial embrasé." Ces visions confuses du devin épouvantent les Argonautes et leur chef. Idmon, fils d'Apollon, qui tient de son père l'art d'expliquer les oracles des dieux, en interrogeant les flammes ou le frémissement des entrailles, ou le vol des oiseaux ; [1,230] Idmon, le visage serein, les cheveux sans désordre, plein de l'avenir et doucement inspiré, dit à ses compagnons et à Mopsus : "Si je comprends bien l'augure d'Apollon et le premier jet de la flamme, [1,235] j'entrevois une expédition pleine de périls ; mais ayons patience, et nous triompherons. Affermissez-vous donc nobles coeurs ! les doux embrassements de vos pères vous attendent au retour." Il dit, et verse des larmes ; car la flamme lui présageait aussi qu'il ne reverrait plus Argos. [1,240] Aussitôt Jason s'écrie : "Compagnons, si telle est la volonté des dieux, s'ils encouragent ainsi notre espoir, ayez la valeur et l'audace de vos aïeux. Pour moi, j'absous de sa tendresse le despote thessalien ; [1,245] je ne suspecte plus sa bonne foi. Ici, c'est un dieu qui parle ; c'est un dieu qui ordonne. Jupiter veut que le négoce et les entreprises des hommes unissent entre elles toutes les parties de son univers. Suivez-moi donc, amis ; conquérez au prix des hasards ce qui fera un jour le charme de nos vieux ans et le tourment de nos neveux. [1,250] Cependant, passons la nuit prochaine sur le rivage, dans les jeux et les doux entretiens." On obéit ; chacun s'étend sur l'algue molle ; parmi eux, on distingue surtout le héros de Tirynthe. Les serviteurs apportent les viandes fraîchement débrochées, et des corbeilles de pain. [1,255] Soudain Chiron descend des sommets du Pélion, portant Achille, dont les cris appellent son père. Au son de cette voix bien connue, Pélée se lève, et s'avance à grands pas. Il ouvre ses bras à son fils, qui s'y précipite, et reste longtemps suspendu à cette tête si chère. [1,260] Ce ne sont pas les coupes écumantes d'un vin généreux, ni leurs admirables sculptures, qui l'intéressent et le captivent : ce qui l'étonne, ce sont les guerriers ; il savoure le récit pompeux de leurs exploits ; il est tout yeux pour la peau du lion néméen. Pélée, qui le tient dans ses bras, le couvre de baisers ; [1,265] et regardant le ciel : "Si vous voulez, dit-il, que Pélée s'embarque exempt d'inquiétude, et souhaite des vents favorables, dieux, veillez sur cette tête. Toi, Chiron, fais le reste. Que l'enfant t'écoute avec admiration lui parler de guerre et du bruit des clairons ; qu'à la chasse et sous tes auspices, il porte les armes proportionnées à son âge, [1,270] et qu'il aspire bientôt à manier ma lance." Ce discours redouble l'ardeur des Argonautes ; ils brûlent de s'élancer sur les flots. Déjà la toison est à eux ; Argo revient triomphant et la poupe dorée. Mais le soleil est à son déclin ; tout le jour s'est écoulé dans l'allégresse, [1,275] et pour la première fois des feux indiquant la terre au navigateur sont allumés çà et là sur le rivage ; la nuit est venue. Le poète de Thrace en charme la durée par les doux accords de sa lyre. Il dit comment Phrixus, le front ceint de bandelettes, et près d'être immolé, fuit, sous un nuage protecteur, les injustes autels, [1,280] laissant Athamas assouvir sa rage sur son fils Léarque, et comment le bélier à la toison d'or le porta sur les flots attendris, avec Hellé suspendue aux cornes de l'animal. Sept fois l'Aurore avait reparu, sept fois la Lune avait traversé les ombres ; [1,285] déjà Sestos, vue de près, cessait de paraître confondue avec Abydos, lorsque Hellé, vainement échappée aux fureurs d'une marâtre, abandonne son frère, léguant au détroit son impérissable nom. Longtemps ses mains fatiguées cherchent à saisir la toison humide ; mais le poids de ses vêtements trempés d'eau l'entraîne, [1,290] et l'or de la toison glisse entre ses doigts. Quelle fut ta douleur, ô Phrixus, lorsque emporté loin de ta soeur par les flots rapides, tu ne vis plus que la tête de l'infortunée jetant un dernier cri, l'extrémité de ses mains, et sa chevelure éparse sur la surface de l'eau ? Aux repas et aux divertissements succède le silence, puis le sommeil. [1,295] Tous gisent étendus sur les lits ; seul l'impatient Jason ne dort point. Le vieil Éson et la vigilante Alcimède sont là, qui le contemplent, qui le pressent dans leurs bras ; il s'entretient doucement avec eux ; il s'efforce de calmer leurs inquiétudes. [1,300] Mais bientôt sa paupière appesantie a cédé au sommeil. C'est alors qu'il croit voir en songe la divinité protectrice du vaisseau, qui lui parle en ces termes : "Je suis un chêne de Dodone, consacré à Jupiter Chaonien ; je vais naviguer avec toi. Junon n'eût pu m'arracher de mon bois prophétique, [1,305] sans la promesse d'une place dans le ciel. Voici l'instant de partir ; allons, hâte-toi. Si, pendant notre longue navigation, le ciel inconstant te prépare quelques orages, sois sans crainte, et compte sur les dieux et sur moi." Elle dit. Effrayé de ce présage, quelque heureux qu'il soit, [1,310] Jason se lève précipitamment. Il voit sur les flots, ridés par les premiers feux du jour, tous ses compagnons à l'oeuvre : les uns ajustent au mât les antennes ; les autres essayent les rames, en effleurant les eaux ; [1,315] Argus, au haut de la proue, roule le câble de l'ancre. Les mères redoublent leurs gémissements, le courage même faillit au coeur des pères ; les larmes coulent ; les embrassements sont plus étroits. La douleur d'Alcimède est la plus vive ; ses cris plaintifs dominent ceux de toutes les autres femmes, autant que la trompette de Mars écrase la flûte idéenne. [1,320] "Mon fils, dit-elle, tu vas affronter des hasards indignes de toi, et nous nous séparons ! Mon coeur n'y était point préparé ; je ne craignais pour toi que la terre et les combats : c'est aux dieux d'un autre élément qu'il me faut adresser mes voeux. S'ils me sont agréables, si les destins te rendent à ma tendresse, [1,325] je pourrai jusque-là endurer la vie et de longues alarmes. Mais si la Fortune en ordonne autrement, aie pitié de nous, mort secourable, quand nous ne faisons que craindre encore sans avoir rien à pleurer ! Hélas ! comment aurais-je redouté Colques, et l'enlèvement de la toison de Phrixus ? Quels jours, quelles nuits d'inquiétudes et d'insomnie [1,330] je prévois désormais ! Que de fois, aux rauques mugissements des vagues, je mourrai de peur, en songeant aux orages de la mer de Scythie ! Le calme même de nos côtes, ô mon fils, ne me rassurera point sur ton sort. De grâce, viens m'embrasser encore ; parle, et que ta voix se grave en mes oreilles ; presse mes yeux de ta main chérie." [1,335] Ainsi se lamentait Alcimède. Éson, plus ferme, excite le courage de son fils : "Oh ! si j'avais ma vigueur d'autrefois, quand ce bras abattit Pholos du coup d'un cratère d'or plus pesant que celui dont il me menaçait, j'eusse le premier suspendu mes armes au mât de ce vaisseau, [1,340] et ma rame l'eût gaiement fait voler sur les ondes. Mais du moins les voeux d'un père n'ont pas été sans effet ; les dieux ont entendu mes prières. Tant de rois, et mon fils à leur tête, me rappellent qu'autrefois je guidai et je suivis leurs pareils. Maintenant il ne me reste plus qu'à attendre le jour (et puissé-je l'obtenir de Jupiter !), [1,345] le jour où je te recevrai vainqueur de la mer et du roi de Scythie, portant sur l'épaule la toison éblouissante, et, si jeune, éclipsant mes hauts faits." Il dit : Jason soutient sa mère renversée sur sa poitrine, et reçoit avec respect les embrassements du vieillard. [1,350] Trois fois la trompette avait sonné le triste signal, et mis fin aux adieux qui retardaient le départ. Chacun choisit son banc et saisit sa rame. Télamon est à la gauche, Hercule à la droite. Le reste se partage les autres places. [1,355] C'est d'abord l'agile Astérion, que le brillant Cométès, son père, plongea, au sortir du sein maternel, dans les eaux de deux fleuves, à l'endroit ou l'Énipée reçoit l'impétueux Apidan. Derrière lui sont Talaos, Léodocos, qui rame immédiatement après son frère ; tous deux envoyés par la noble Argos ; [1,360] Idmon, aussi d'Argos, qui partit malgré les menaces des augures ; car il est honteux pour un homme de craindre l'avenir. Là encore Iphitus, fils de Naubolus, domine le sommet des eaux qui lui fouettent le visage ; Euphémus, fils de Neptune, qui règne sur la bruyante Psamathé [1,365] et sur le Ténare toujours béant, sillonne l'élément paternel. Viennent ensuite, partis des doux rivages de Pella, Deucalion, adroit au javelot, et le noble Amphion, habile à manier l'épée ; tous deux fils d'Hypso, tous deux si semblables qu'elle ne peut ni ne veut les distinguer. Ici Clyménus ramenant avec force la rame vers sa poitrine, [1,370] et son frère Iphiclus ; Nauplius, dont le phare trompeur guidera bientôt, ô Capharée, les vaisseaux grecs contre tes rochers ; Oïlée, qui pleurera son fils frémissant de rage dans les flots de l'île d'Eubée, et foudroyé par une autre main que celle de Jupiter, font voler le navire. [1,375] Plus loin est Céphée, qui reçut, dans les mers de Tégée, Hercule affaissé sous le poids du sanglier d'Érymanthe ; Amphidamas son frère ; Ancée, fils de leur aîné, que celui-ci, trop vieux, aima mieux envoyer à sa place conquérir la toison ; Eurytion, dont les longs cheveux seront à son retour consacrés par son père sur les autels de Béotie ; [1,380] toi aussi, Nestor, que séduisit la destinée glorieuse de l'Argo, et qui verras un jour sans étonnement blanchir la mer sous les voiles sorties de Mycènes avec leurs mille pilotes ; Mopsus enfin, véridique interprète d'Apollon son père, [1,385] dont la robe blanche, tombant jusqu'aux pieds, recouvre ses brodequins de pourpre, dont le casque est ceint de bandelettes, dont le panache est un laurier. Du côté d'Hercule se placent encore Tydée, Périclyménus, fils de Nélée, fameux dans l'humble Méthoné, à Élis la ville aux coursiers rapides, à Aulone que les flots envahissent, [1,390] par son adresse à briser la figure de ses rivaux, aux combats du ceste. Toi aussi, fils de Péan, qui verras deux fois Lemnos, qui, maintenant digne héritier de la lance paternelle, porteras un jour les flèches d'Hercule, tu vas à Colques. Après lui vient Boutés, riche habitant de l'Attique, [1,395] qui nourrit des milliers d'abeilles, et voit avec orgueil leur troupe obscurcir le jour, dès qu'il ouvre ses ruches remplies de nectar, et dirige les essaims vers l'Hymette embaumé. Tu le suis, ô Phalérus, toi dont le bouclier retrace les terribles aventures ; [1,400] voilà bien le serpent qui tombe de l'arbre, qui t'environne trois fois de ses replis ; voici plus loin ton père qui bande son arc, qui a peur, et hésite sur le coup. Puis Éribotès, dont l'armure offrait d'effrayantes images, et Pélée, fier de l'appui de son épouse et de son beau-père. Ta lance, fils d'Éacus, étincelle du haut de la proue ; [1,405] elle s'élève au-dessus de toutes les autres autant que l'arbre qui l'a produite s'éleva jadis au-dessus des arbres du Pélion. Le fils d'Actor est le compagnon de Pélée ; Actor a laissé son fils dans l'antre de Chiron, pour y apprendre avec Achille à former des accords sur la lyre, à lancer de légères javelines, [1,410] et, sur le dos de leur maître docile, à monter à cheval. Celui-ci est Phlias, dont les cheveux flottants prouvent que la renommée ne s'est pas trompée en le faisant fils de Bacchus. Cet autre est Ancée ; sa mère, qui dut ce fils aux amours du roi de l'Océan, ne craint pas de le confier aux flots. [1,415] Erginus, aussi fils de Neptune, n'a pas moins d'assurance ; il connaît les dangers de la mer, les astres favorables, les vents qu'Éole tient emprisonnés dans ses antres. Tiphys, las de regarder l'Ourse, se fie à lui pour gouverner le vaisseau et pour observer le ciel. [1,420] Voici Pollux avec son ceste formé de bandes de cuir garni de plomb ; ce n'est sans doute que pour s'essayer, pour divertir l'équipage, en se livrant sur la rive à des combats simulés. Castor, plus habile à dompter un cheval, [1,425] laisse, en allant à la recherche de la toison, Cyllaros s'engraisser dans les pâturages d'Amyclée. Sur les épaules des deux frères flottent deux manteaux teints de la pourpre étincelante du Ténare, merveilleux ouvrages de leur mère, où l'on voit, brodés avec art, le Taygète aux sommets couronnés de bois, [1,430] l'Eurotas s'épanchant en flots d'or, et les deux coursiers blancs comme neige montés par ses fils, dont la poitrine offre l'image vivante du cygne paternel. Mais te voilà, Méléagre ; ton agrafe est détachée ; tes vêtements sont rabattus, [1,435] et tu étales tes puissantes épaules, ton orgueilleuse et large poitrine, tes bras rivaux de ceux d'Hercule. Quelle est cette nombreuse phalange ? C'est la lignée de Mercure : c'est Aethalidès prompt à bander son arc et à lancer ses flèches ; c'est toi encore, Eurytus, qui sais te faire jour avec l'épée au travers des ennemis ; c'est Échion, comme son père actif messager, [1,440] et qui doit annoncer aux différents peuples les desseins de son chef. Pour toi, Iphis, tu n'aideras point à ramener Argo ; il te laissera sur le triste rivage de la Scythie ; il regrettera ton adresse à manier cette rame désormais immobile à ton banc. Toi aussi, Admète, tu as quitté les campagnes de Phères, [1,445] heureuses de leur illustre pasteur ; car c'est là que l'ingrat Apollon expia le coup dont son arc frappa Stéropès. Que de fois, sortant des bois qu'elle aime, Diane pleura l'esclavage de son frère, alors qu'il cherchait le frais sous un chêne de l'Ossa, ou qu'il souillait misérablement sa chevelure dans l'eau fangeuse du Bébé ! [1,450] Droit sur sa rame, Canthus, que la flèche d'un barbare fera rouler dans la poussière d'Éa, laboure les flancs de Nérée. À ses pieds repose le noble bouclier que porta son père Abas, où l'on voit, fuyant entre les côtes sablonneuses de Chalcis, l'Euripe rouler ses flots en nappes d'or ; [1,455] et au centre, Neptune, qui sort du promontoire de Géraestos, tenant haut le mors à ses coursiers marins. Mais tu reviendras, Polyphème, sur la nef de Minerve ; tu verras aux portes de la ville le bûcher qui consumera les restes de ton père, et ses esclaves pieux ayant différé ses funérailles jusqu'à ton retour. [1,460] Idas sillonne l'onde avec une rame plus courte ; il occupe loin des autres le dernier banc. Son frère Lyncée, comme lui de la ville d'Arènè, est réservé pour de plus importants services. Il peut, de ses regards, percer à travers les abîmes de la terre, et surprendre le Styx silencieux. [1,465] Du milieu des flots, il dénoncera au pilote la vue du rivage ; il signalera les astres ; et lorsque Jupiter aura voilé d'ombres la voûte éthérée, seul Lyncée les pénétrera. On ne compte pas parmi les rameurs les fils d'Orithye ; Zétès et son frère ont soin des cordages adaptés aux vergues tremblantes. [1,470] Orphée de Thrace n'est pas non plus employé à la rame ; il se borne à apprendre aux rameurs à manoeuvrer en cadence, et à empêcher que les rames ne s'entrechoquent à la surface de l'eau. Jason dispense aussi des travaux de la jeunesse Iphiclus de Phylakè, [1,475] trop vieux pour y prendre part, mais qui donnera des avis salutaires et qui enflammera le courage des héros, en célébrant les exploits de leurs ancêtres. À toi, Argus, le soin général du vaisseau, présent de Pallas : c'est à ta science que Thespies l'a confié. À toi de veiller à ce que l'eau ne s'y introduise pas, [1,480] et à boucher les fentes avec de la poix ou de la cire. Le fils d'Hagnias, Tiphys, a l'oeil constamment tendu vers l'astre arcadien ; le premier, il eut le bonheur de tirer parti des étoiles fixes, et de régler la navigation sur l'aspect du ciel. Mais voici que, par un des chemins les plus courts de la montagne, [1,485] Jason, qui applaudit à sa ruse, voit, suivant son désir, accourir Acaste tout hérissé de ses armes, et remarquable par l'éclat de son bouclier. À peine est-il dans le vaisseau, mêlé à la foule qui le remplit, que Jason coupe le câble avec son épée. Tel, serrant contre son sein de jeunes tigres ravis par ruse à leur mère qui les avait un moment délaissés pour chercher sa pâture sur le mont Amanus, [1,490] le chasseur fuit rapidement les bois qu'il a ravagés, et presse son cheval qui tremble pour son maître ; tel fuit le vaisseau. Les mères, bordant le rivage, [1,495] suivent des yeux les blanches voiles et les boucliers étincelants aux rayons du soleil, jusqu'à ce que la vague ait dépassé le mât, et que l'immensité de l'espace leur ait dérobé la vue du vaisseau. Jupiter voit cette magnifique entreprise et ces immenses préparatifs ; [1,500] il s'en réjouit du haut de l'Olympe ; car il n'aime pas que l'homme soit inactif, comme au temps de Saturne. Tous les dieux partagent son allégresse, et surtout les Parques, qui entrevoient dans l'avenir du monde l'agrandissement de leur terrestre domaine. Mais, tremblant pour le roi de Scythie, le Soleil, son père, exhale ainsi ses inquiétudes : [1,505] "Souverain auteur de toutes choses, toi pour qui ma lumière, à chaque révolution d'année, parcourt et achève tant de fois sa carrière, est-ce là ta volonté ? Est-ce à ta voix et sous tes auspices que ce vaisseau grec fend les ondes ? Puis-je laisser éclater ma juste douleur ? Pour mettre mon fils à l'abri de l'envie que je redoutais, [1,510] ce n'est ni dans les contrées centrales de la terre, ni sur des plages trop fertiles, que j'ai placé sa demeure : qu'ils soient à Teucer, ces heureux pays ; à Libys, à vos Pélopides : mon fils n'a que des campagnes sillonnées par les horribles frimas, par des fleuves de glace. Je l'aurais relégué plus loin encore ; j'aurais porté plus avant son empire déshonoré, [1,515] si au-delà n'était cette zone glaciale et inhabitée qui repousse jusqu'à l'impétuosité de mes rayons. Quel tort fait aux Grecs une région barbare ? quel tort le Phase à tous les fleuves du monde ? quel tort mon fils à des peuples si éloignés ? Que lui reprochent-ils, les Argonautes ? A-t-il enlevé de force la toison ? [1,520] Il refusa au contraire de secourir Phrixus ; il ne vengea point l'attentat d'Ino, mais il retint le transfuge, en lui donnant avec sa fille une partie de son empire. Maintenant il a des petits-fils issus du sang des Grecs ; il nomme les Grecs ses gendres, et leur pays l'allié de sa famille. [1,525] Arrête, ô Jupiter ! rappelle ce vaisseau ; n'ouvre pas, pour mon malheur, la route des mers à ces aventuriers : les rives ombragées du Pô, et les larmes des Héliades à la vue de leur père, n'attestent que trop mes chagrins d'autrefois." À ce discours, Mars secoue la tête, frémissant de ce qu'on tente de ravir cette toison placée sous sa sauvegarde. Pallas et Junon murmurent sourdement. [1,530] Alors Jupiter : "Ce qui arrive a été réglé par nous depuis longtemps, et s'accomplit suivant l'ordre prescrit ; nous en décidâmes ainsi dès l'origine des choses. Nous n'avions pas encore de fils chez les humains, quand nous traçâmes leurs destinées ; nous n'avons pu qu'être juste, [1,535] en préparant, pour l'avenir, l'élévation des différents rois de la terre. Écoutez donc aujourd'hui ces lois dictées par notre sollicitude. Il y a bien des années que tout le pays qui longe les côtes immenses de l'Orient, depuis la mer d'Hellé jusqu'au Tanaïs, abonde en chevaux et est peuplé de guerriers. [1,540] Nulle nation n'a osé encore y porter la guerre, ni lutter de valeur et de renommée avec ses habitants : tel fut l'arrêt des destins ; tel a été notre amour pour ce pays. Mais le jour fatal approche à grands pas : nous abandonnons l'Asie chancelante ; déjà les Grecs nous demandent leur tour de régner. Nos oracles, nos chênes prophétiques, les mânes de leurs pères, [1,545] tout a précipité ces hommes sur les flots. À travers les mers et les tempêtes, ô Bellone, s'ouvrent pour toi de nouveaux chemins. Il ne s'agit pas seulement d'une toison, ni des colères qu'elle va soulever ; le rapt d'une jeune fille causera bien d'autres douleurs ; mais rien n'est plus arrêté dans notre pensée. Un berger phrygien viendra du mont Ida [1,550] rendre à la Grèce les mêmes présents, les mêmes colères et les mêmes douleurs. Que de flottes, que d'armées en mouvement pour deux amants ! Que d'hivers Mycènes passera dans les larmes sous les murs de Troie ! Que de chefs illustres, de héros, de fils des dieux on verra mourir ! L'Asie elle-même cédera à sa destinée. [1,555] Puis les Grecs auront leur fin ; et bientôt notre sollicitude se tournera vers d'autres peuples. Ouvrez-vous, lacs, forêts et montagnes ; barrières des flots, rompez-vous : que la crainte et l'espoir partagent le monde. En changeant la face des lieux et des empires, nous verrons [1,560] quel peuple régnera le plus longtemps sur le monde, quel peuple méritera que nous lui en abandonnions les rênes." Tournant alors les yeux vers la mer Égée, il aperçoit Hercule et les fils de Léda, et dit : "Héros, gagnez le ciel : c'est en combattant le farouche Japet, dans les champs phlégréens, que j'ai conquis l'empire de l'univers. [1,565] Il est pénible et rude le chemin que je vous ai tracé ; mais mon fils Bacchus qui dompta la terre, Apollon qui l'habita longtemps, l'ont tous deux remonté." Il dit, et lance à travers l'espace un éclair flamboyant, qui sillonne l'éther dans toute son étendue. Arrivée près du vaisseau, [1,570] la flamme se sépare en deux jets, et va se fixer paisiblement aux fronts des Tyndarides, prenant tout à coup cette teinte pourprée et douce que béniront un jour les malheureux matelots. Cependant Borée a déjà vu, du haut du mont Pangée, [1,575] le navire voguer à pleines voiles ; furieux, il s'élance vers l'Éolie, île caverneuse de la mer de Tyrrhène. Les forêts gémissent sous son vol impétueux ; les moissons sont renversées ; les flots se gonflent. Dans la mer de Sicile, à l'endroit où le Pélore fuit à l'horizon, [1,580] est un affreux rocher dont la crête tantôt s'allonge vers la nue, tantôt est refoulée jusqu'au fond de l'abîme. Près de lui, et aussi hérissé de récifs et d'antres creux, est une autre terre, séjour d'Acamas et de Pyracmon aux membres nus. C'est dans ces îles que les Vents, les Ouragans, les Tempêtes fécondes en naufrages, ont choisi leur demeure ; [1,585] c'est de là qu'ils s'élancent sur la terre et les mers ; c'est de là qu'ils bouleversaient jadis tous les éléments, alors qu'ils n'étaient point encore soumis à l'empire d'Éole, que l'arrivée soudaine des vagues de l'Océan séparait Calpé de la Libye, que l'Italie alarmée perdait la Sicile, [1,590] et que la mer pénétrait à. travers les montagnes. Mais depuis, le maître des dieux tonna sur les Vents épouvantés, et força leur ligue séditieuse d'obéir à un roi. Une double enceinte d'airain et de rocs amoncelés domptent leur fougue. Quand cette fougue va jusqu'à la fureur, [1,595] et qu'Éole ne peut plus les contenir, de lui-même il leur ouvre les portes, leur livre passage, et apaise ainsi leurs farouches murmures. La nouvelle que lui apporte Borée le fait sauter à bas de son trône : "Éole, dit celui-ci, quel attentat ai-je vu du haut du mont Pangée ! De jeunes Grecs ont fabriqué à coups de hache une machine d'une nouvelle espèce, [1,600] que meuvent d'immenses voiles, et avec laquelle ils se flattent insolemment de commander aux flots. Et cependant je n'ai pu comme autrefois soulever les mers jusque dans leurs abîmes, captif et enchaîné que je suis ! De là l'audace de ces hommes et leur confiance dans leur navire, car ils savent que Borée a un maître. Laisse-moi submerger ces Grecs [1,605] et leur téméraire vaisseau. Peu m'importent mes fils ; réprime seulement l'orgueil des hommes, tandis qu'ils sont encore près du rivage thessalien, et que d'autres pays n'ont point aperçu leurs voiles." Les Vents frémissent à ce discours, et demandent la tempête. [1,610] Le fils d'Hippotas lance contre la porte un violent tourbillon ; soudain s'échappent tout joyeux les coursiers de la Thrace, le Zéphyre, le Notus aux sombres ailes, avec sa lignée de nuages et sa chevelure chargée de pluie ; l'Eurus, au front souillé de sables jaunissants. Ils portent les tempêtes, [1,615] et, tous ensemble roulent avec fracas les flots contre le rivage. L'empire du trident n'est pas seul agité ; le ciel est en feu ; le tonnerre gronde ; la nuit enveloppe l'espace de ténèbres épaisses. La rame échappe aux mains ; le vaisseau tourne, et prête le flanc au choc des vagues mugissantes ; [1,620] un tourbillon emporte la voile qui flotte au-dessus du mât ébranlé. Quelle fut alors la terreur des Argonautes, quand le ciel étincelait d'éclairs dont les feux éblouissants tombaient autour du vaisseau ; quand l'antenne, tristement penchée, se relevait dégouttant l'eau ramassée dans sa chute ? [1,625] Novices encore, ils méconnaissent l'orage, et croient que telle est la mer. "Voilà pourquoi, se disent-ils dans leur morne frayeur, nos pères ont craint d'attenter aux flots par leurs téméraires avirons. À peine quittons-nous le rivage, voyez comme la mer Égée frémit et se soulève ! [1,630] Est-ce ici que les Cyanées s'entrechoquent ? ou bien est-il encore une mer plus effroyable ? O terre, n'espère plus en la mer, et qu'un nouveau divorce t'en sépare à jamais !" Puis ils répétaient le même discours, et pleuraient à l'idée d'un trépas sans honneur. Le vaillant Hercule regarde ses flèches, sa massue, armes impuissantes ; d'autres échangent de lugubres adieux, [1,635] joignent leurs mains, et promènent des yeux fatigués sur ce lamentable tableau. Soudain la carène se fend, et reçoit dans ses flancs une immense masse d'eau. Le vaisseau tourmenté, tantôt pivote sous le souffle de l'Eurus, [1,640] tantôt est enlevé par le Notus à l'haleine stridente. La mer bouillonnait tout alentour, quand Neptune, le trident en main, lève la tête au dessus des flots, et dit : "Les larmes de Pallas et celles de ma soeur ont dompté ma résistance, et sauvent aujourd'hui ce vaisseau ; viennent plus tard, encouragés par cet exemple, ceux de Tyr et de l'Égypte ; [1,645] et alors que de voiles déchirées par les vents ! que d'importunes clameurs sur toute l'étendue de mon empire ! Ni mon fils Orion, ni le Taureau et ses cruelles Pléiades, ne seront la cause des nouvelles catastrophes qui menacent les malheureux humains : toi seule, Argo, les leur prépares ; et toi, Tiphys, car tu l'auras mérité, [1,650] nulle mère ne te souhaitera le tranquille Élysée et le séjour des mânes pieux." Il dit, rend le calme à la mer et à ses rivages, et chasse les Vents ; avec eux se dissipent la sombre fureur des flots, les nuées pesamment chargées d'eau, et la pluie qui se traîne à la suite. Sitôt qu'ils sont rentrés dans leurs cavernes d'Éolie, [1,655] l'azur des cieux reparaît, Iris déploie sa ceinture, les nuages se réfugient au sommet des montagnes ; et le vaisseau, soulevé du fond de l'abîme par Thétis et Nérée, reprend son aplomb sur les flots apaisés. Jason, se couvrant les épaules du manteau sacré, [1,660] prend une coupe d'or. C'était un gage d'hospitalité, qu'en échange d'un carquois Éson avait reçu jadis de Salmonée, avant que celui-ci, follement impie, et rival du dieu qui lance le tonnerre sur l'Athos et sur le Rhodope, n'eût fabriqué cette machine à quatre dards, vaine image de la foudre de Jupiter, [1,665] avec laquelle il incendiait les hautes forêts de Pise et les malheureuses campagnes de l'Élide. Jason fait avec cette coupe des libations à la mer, et s'écrie : "Dieux de la mer et des tempêtes, vous dont l'empire est égal à celui du ciel ; et toi, Neptune, que le sort fit roi de cet empire et de ses divinités à double forme, [1,670] soit que cette nuit orageuse ait été l'effet du hasard, ou de ces lois qui, pour équilibrer les forces du monde, font soulever les mers quand les cieux s'abaissent ; soit que l'aspect inattendu de ce navire et de nos guerriers ait excité subitement ta colère, je suis assez puni. [1,675] Reviens à de meilleures pensées ; permets que je ramène un jour mes compagnons dans leur patrie, et que j'embrasse moi-même le seuil de la maison paternelle. Alors, dans nos cités plus qu'en aucun lieu du monde, on verra tes saints autels arrosés du sang des plus grasses victimes ; et ton image redoutable debout sur son char, [1,680] précédé d'un énorme triton soutenant le frein de tes coursiers." Il dit, et toutes les voix, toutes les mains s'élèvent en signe d'approbation. Ainsi, quand la colère du ciel et les feux de Sirius, dévastateur des campagnes de la Calabre, font peser sur les moissons et sur les troupeaux leur funeste influence, la foule éperdue des laboureurs se rassemble dans la forêt antique, [1,685] et répète les prières qu'adresse aux dieux le pontife vénéré. Soudain les Zéphyrs descendent mollement ; la nef vogue à pleines voiles et fend les eaux, dont elle fait jaillir l'écume sous le triple airain de la proue. Tiphys est au gouvernail, près de lui, silencieux, l'équipage s'apprête à obéir. [1,690] Tels, autour du trône de Jupiter, sont rangés, le front bas et l'oreille attentive, les Vents, la Pluie, la Neige, les Orages mêlés de tonnerre et d'éclairs, et les Fleuves encore simples fontaines. Mais une frayeur soudaine et plus poignante que toutes les autres, un souvenir de funeste augure, troublent l'âme de Jason. [1,695] Il a, par un cruel stratagème, enlevé le fils au roi, Acaste à Pélias, tandis qu'il a laissé son père Éson avec toute sa famille, livrés sans défenses, sans armes, sans appui, à la vengeance et à la mort, et que lui-même est loin et en sûreté. Sans doute que le tyran va donner cours à sa fureur ; Jason l'appréhende ; et ce n'est pas en vain ; l'avenir le fait trembler. [1,700] Bientôt, frémissant de rage, Pélias aperçoit, du haut d'une éminence, la voile insolente. Mais comment donner cours à son ardente colère ? Courage, puissance, tout est inutile : la fureur des soldats expire sur le rivage contre cette barrière des flots, où se réfléchissent seulement leurs armes et leurs torches enflammées. Ainsi, quand l'agile Dédale, [1,705] suivi de son compagnon aux ailes moins étendues, s'élançant du sommet de la Crète, fuyait, nuage d'une forme nouvelle, sa patrie fertile en métaux, les soldats de Minos frémissaient en vain, en vain ses cavaliers perdaient leurs regards dans l'espace ; tous revinrent à Gortyne, leurs carquois intacts. [1,710] Pélias, renversé sur le seuil de l'appartement d'Acaste et penché sur son lit, baise les pas, les moindres vestiges de son fils, et les balaye de ses cheveux blancs. "Et toi aussi mon fils," dit-il, te figures-tu ton père désolé ; entends-tu ses sanglots, et reconnais-tu la ruse qui t'a précipité dans ces périls où la mort t'environne de toutes parts ? [1,715] Malheureux, comment, vers quels rivages, aller à ta poursuite ? Ce barbare ne dirige point sa course en Scythie, ni à l'embouchure du Pont ; mais, impitoyable aux chagrins de ma vieillesse, il te persécute, toi, mon enfant, qu'a séduit l'amour d'une gloire mensongère. Si la mer était accessible à de pareils vaisseaux, [1,720] ne pouvais-je te donner une flotte et des guerriers ? O ma maison, ô mes pénates si mal gardés par ma postérité !" Il dit ; et, terrible dans sa fureur et dans ses menaces. "C'est ici, ravisseur, s'écrie-t-il, c'est ici que sont tes blessures ; ici qu'il te reste un père et des larmes." [1,725] Puis il va et vient dans son palais, rugissant, et méditant les plus horribles forfaits. Tel, quand Bacchus, exhalant contre les Bistoniens son terrible et légitime courroux, épouvantait l'Hémus et les cimes du Rhodope de ses mille fureurs, Lycurgue faisait fuir devant soi, sous ses longs portiques, sa femme et ses enfants. [1,730] Cependant Alcimède offrait un sacrifice au roi des enfers et aux mânes du Styx, pour évoquer es ombres, et en obtenir, au milieu de ses inquiétudes sur son illustre fils, des révélations plus heureuses. Elle y conduisit Éson, qu'assiégeaient les mêmes soucis, les mêmes craintes, et qui fut facilement entraîné. [1,735] Tandis que le sang coule à flots dans les fosses, et va se mêler aux ondes du ténébreux Phlégéthon, une vieille magicienne de Thessalie, poussant des cris tumultueux, évoque les aïeux d'Éson et le petit-fils de Pléioné. À sa voix, des spectres accourent ; celui de Créthée, regardant son fils et sa bru plongés dans la tristesse, goûte le sang des victimes, et dit : [1,740] "Cessez de craindre ; il vole sur les flots ; à mesure qu'il avance, Éa tremble de plus en plus ; mille prodiges, les oracles des dieux la frappent de terreur, elle et les farouches Colchidiens. Quelles destinées l'attendent ! quelle terreur il sème parmi les nations ! [1,745] Bientôt, fier des dépouilles de la Scythie et de l'amour de ses filles, il va revenir. Plût aux dieux qu'alors ma tombe se rouvrît ! Mais le roi médite contre toi de sinistres desseins ; il agite ses armes fratricides ; il aiguise sa colère. Délivre donc ton âme ; brise les liens qui l'enchaînent à ce corps esclave ; [1,750] viens ; tu es à moi : voici la foule des ombres vénérées ; voici Éole voltigeant autour de leurs grottes mystérieuses qui t'appellent dans les sacrés bocages." Alors dans le palais, parmi les serviteurs d'Éson, s'élève un cri lugubre, immense. Les voûtes retentissent de la nouvelle que le roi vient de rassembler des troupes, et qu'il leur a donné ses ordres. [1,755] La prêtresse quitte précipitamment les autels, le bois qui en alimentait la flamme, et dépouille ses vêtements. Effrayé de ce désordre subit, Éson regarde autour de soi. Que fera-t-il ? Tel un lion, serré de près par la troupe des chasseurs, hésite, contracte ses mâchoires et fronce ses sourcils, Éson est dévoré d'inquiétudes. [1,760] Ceindra-t-il une impuissante épée, et, à l'âge où il est, l'armure de sa jeunesse ? Excitera-t-il le zèle des grands et d'un peuple inconstant ? Alcimède étendant les bras et pressant son époux sur son sein : "Moi aussi, dit-elle, vous me ferez partager votre destinée, quel que soit le danger qui approche ; je ne vous survivrai pas ; [1,765] sans vous, je ne reverrai pas Jason. Assez longtemps j'ai supporté la vie, puisque j'ai pu le voir partir, et ne pas succomber de douleur." Des pleurs accompagnent ces paroles. Éson réfléchit alors comment il préviendra les menaces de Pélias, comment il cherchera une mort digne de lui. Son fils, sa maison, [1,770] le sang d'Éole, lui font un devoir de périr glorieusement, et non sans combat. Un second fils d'un âge encore tendre occupe aussi sa pensée ; il veut que ce fils apprenne à connaître les grands courages et les grandes actions, et se souvienne un jour du trépas de son père. Il ordonne alors de reprendre le sacrifice. [1,775] Sous le feuillage d'un cyprès antique était encore un taureau, au poil couleur de rouille, aux cornes ornées de bandelettes d'azur, au front garni de branches d'if, triste, haletant, fatigué de la place qu'il occupe et effrayé du spectre qu'il a vu. La magicienne, suivant l'usage de cette race détestable, [1,780] l'avait réservé comme la dernière victime, et la plus digne de Pluton. Elle apaise la triple déesse, et conjure pour la dernière fois les divinités du Styx, en prononçant au rebours la formule de ses enchantements ; car le noir nocher des enfers n'eût point, sans cette condition, admis les ombres dans sa barque, et les eût laissées à l'entrée du Tartare. [1,785] Éson voit le taureau destiné à clore le sacrifice ; il le voue à la mort, et, la main posée sur ses cornes, il prononce ces dernières paroles : "Vous qui, docile aux ordres de Jupiter, avez couru glorieusement la carrière de la vie, vous dont j'ai connu les noms aux camps, dans les conseils, [1,790] et que la renommée a divinisés parmi vos illustres descendants ; et toi, mon père, qui as quitté le séjour des ombres, pour être témoin de ma mort et souffrir ici des douleurs que tu avais oubliées, ouvrez-moi l'asile de l'éternel repos, et que cette victime qui me précède m'en aplanisse le chemin. [1,795] Vierge qui dénonces les crimes à Jupiter, et qui vois tous les humains d'un oeil impartial ; divinités vengeresses, Justice, Tisiphone la plus terrible des Furies, entrez dans le palais du roi ; portez-y vos torches dévorantes ; que la peur égare ce tyran farouche ; qu'il pense déjà voir non seulement mon fils [1,800] qui le poursuit de son glaive, et son vaisseau triomphant, mais aussi les flottes, les étendards de la Scythie et les rois du Pont indignés qu'on ait violé leurs rivages ; qu'il ne cesse de courir en tremblant vers la mer, de crier aux armes ; que la mort ne vienne pas trop tôt lui ouvrir un refuge contre ses terreurs, ni le soustraire à mes imprécations ; [1,805] mais qu'il soit témoin du retour des Argonautes ; qu'il les reconnaisse à l'éclat de la toison : je serai là pour l'insulter, pour battre des mains, pour triompher à sa face. Et s'il est quelque trame mystérieuse, quelque attentat inouï, quelque mort inconnue, qu'il y succombe honteusement, le perfide vieillard ; [1,810] qu'il en soit flétri jusque dans la tombe. Que ni la guerre, ni le fer d'un ennemi ; que jamais surtout, je vous en conjure, l'épée de mon fils ne verse son indigne sang ; qu'il soit massacré par les siens, déchiré par les mains les plus chères, et qu'on ne puisse pas même ensevelir ses débris. Qu'il expie ainsi, ce roi, et ma mort, et les maux, hélas ! de tous ceux qu'il a poussés sur les flots !" [1,815] Soudain accourt la plus terrible des Furies, tenant deux coupes fumantes du sang du taureau. Éson et son épouse les saisissent, et en boivent avec avidité la liqueur. Un bruit s'élève ; bientôt, l'épée nue, se précipitent les satellites de Pélias, [1,820] exécuteurs de ses ordres barbares. ils voient les vieillards se débattre entre la vie et la mort, celle-ci peser déjà sur leurs paupières, et le sang rejeté inonder leurs vêtements ; alors c'est contre toi qu'ils tournent leur rage, enfant qui entres à peine dans la vie, qui ne comprends de tout ce spectacle et ne vois, pâle d'effroi, que la mort des tiens ; [1,825] c'est toi qu'ils envoient les rejoindre. Éson, près d'expirer, en frémit d'horreur, et le ressentiment le suit jusqu'au séjour des ombres. Sous l'axe de la terre, et sans nul contact avec le monde supérieur, est le Tartare, empire de Pluton. Jamais il ne pourrait approcher du ciel, celui-ci tombât-il, et quand même Jupiter, dissolvant les éléments, [1,830] voudrait en replonger la masse dans leur confusion primitive ; car alors le vaste chaos qui l'environne engloutirait dans ses abîmes et la matière et l'univers écroulé. Là sont de toute éternité, deux portes : l'une, qu'une inflexible loi tient toujours ouverte, reçoit les peuples et les rois ; [1,835] l'autre, qu'il est défendu d'approcher et de franchir, s'ouvre rarement d'elle-même, pour quelque illustre chef à la poitrine couverte de blessures, qui jadis orna ses palais de casques et de chars guerriers, qui fit son étude du soulagement des hommes, qui pratiqua la justice, et ne connut ni la crainte ni la cupidité ; ou pour quelque ministre des dieux, [1,840] portant la robe sans tache et les bandelettes sacrées. Tous ont pour guide le petit-fils d'Atlas, aux talons ailés, qui brandit devant eux une torche enflammée. La clarté illumine au loin la route ténébreuse, jusqu'à ce qu'enfin ils arrivent dans ces délicieuses retraites, dans ces bocages et ces campagnes où brille toujours le soleil, [1,845] où le printemps dure toute l'année, où les danses, les chants et la poésie ne laissent plus à former un seul désir aux pieux habitants de ce séjour. C'est dans ces demeures éternelles que Créthée conduit son fils et sa bru. Il leur montre, à gauche, la vaste porte par où doit sortir le châtiment qui attend Pélias. Ici, le bruit immense, la foule qui se précipite, [1,850] les honneurs que les juges des enfers décernent à la vertu, tout excite leur admiration.