[0] LETTRE n° 1948. Didier Erasme de Rotterdam au très distingué Seigneur Jean (de) Vlatten, Salut ! (1) C’est une tâche particulièrement rude mais c’est une fonction tout à fait digne d’un roi, très distingué seigneur, que de veiller au bien de l’Etat par ses conseils avisés et sincères. Homère qui l’avait assurément compris, appelait « Bouléphore », c’est-à-dire « porte-conseils », celui qui tenait entre ses mains la responsabilité du pouvoir. (2) Et de fait, personne parmi les mortels ne saurait rendre de services plus éclatants à sa cité ni à son pays. Cela est vrai de tout temps, certes, mais ce l’est particulièrement de notre siècle, où je ne sais par quel fatal bouleversement, tout est sens dessus dessous dans tous les domaines. Examine par exemple l’état de la religion chrétienne ! Ou songe à la condition des princes et de leurs états ! Observe, si tu préfères, le fonctionnement de l’enseignement et l’évolution des belles-lettres : tout est tellement désorganisé qu’aucune autre époque ne saurait mieux illustrer la vérité de ce fameux adage grec : « Chose sacrée que le conseil !». (3) Certes il pourrait sembler effronté, voire criminel d’oser te déranger au milieu de cette si belle occupation, à laquelle tu te consacres avec la plus grande loyauté, une admirable diligence et une habileté tout aussi remarquable ! (4) Mais je crois qu’Horace n’avait pas tort d’adresser à son lecteur cette recommandation : « Mêle une courte folie à ta sagesse » (Horace, Odes, IV, 12, 25) ! (5) Aussi, voici pour toi, de la part d’Erasme, un petit livre, qui détournera quelque temps ton esprit de ses préoccupations pénibles et ingrates. A vrai dire « ces sornettes », comme le précise aussi notre poète, sont quand même de nature à provoquer des réflexions sérieuses ! (5b) Car loin d’être sans rapport avec les questions d’intérêt public, je crois bien qu’elles te regardent au premier chef, toi qui exerces la plus haute responsabilité sur l’organisation de l’enseignement dans la ville d’Aix la Chapelle. (6) En effet, tant à cause du laxisme de beaucoup d’érudits, que des habitudes pernicieuses qu’on a adoptées, il se trouve que les belles-lettres, qui avaient commencé à s’épanouir en d’assez riches floraisons, déclinent désormais un peu partout. (6b) Et comme si cela ne suffisait pas, on a vu apparaître depuis un certain temps des hommes qui travaillent à introduire parmi nous quelque chose comme une nouvelle secte. (7) Ils se nomment eux-mêmes « Cicéroniens » et rejettent avec un intolérable mépris tous ceux qui ne reproduisent pas dans leurs œuvres les traits caractéristiques de Cicéron. (7b) Ils détournent les jeunes gens de lire tout autre auteur que le seul Marcus Tullius, les poussent à n’imiter que lui de la manière la plus scrupuleuse, et à ne vouloir s’égaler qu’à lui seul. (7c) Personne ne rend pourtant plus mal les qualités de Cicéron que ces gens-là, qui se vantent de ce titre avec tant d’arrogance et tirent si vaine gloire de la fumée dont ils s’entourent. (8) Quel désastre pour les études s’il était admis une fois pour toutes qu’il ne faut lire ni imiter aucun autre auteur que Cicéron ! (9) Mais je flaire qu’autre chose encore se trame sous le couvert de ce titre, et plus précisément je soupçonne qu’on veut de chrétiens nous faire redevenir païens. (9b) Pour moi, au contraire, la seule priorité est que les belles lettres proclament la gloire de Jésus Christ notre Seigneur et notre Dieu, avec cette même richesse de langue, cette clarté et cet éclat dont Cicéron n’a cessé de faire preuve pour traiter de questions profanes. (10) Et je vise plus directement quelques jeunes hommes qui nous reviennent d’Italie et plus particulièrement de Rome, passablement touchés de cette affection. (11) C’est pourquoi il m’a semblé que je ne ferais pas une chose inutile pour l’affermissement de la foi, mais que ce serait aussi une action profitable pour les études de la jeunesse si je consacrais à cette question un petit opuscule tout simple. (11a) Mon intention n’est pas de détourner de l’imitation de Cicéron les jeunes aspirant à la maîtrise de l’éloquence —qu’y aurait-il de plus insensé que cela ? — mais je veux plutôt montrer de quelle manière on pourrait arriver à imiter vraiment Cicéron, tout en associant la très grande éloquence de cet homme admirable à la foi chrétienne. (12) J’ai traité ce sujet sous la forme d’un dialogue, afin de ne pas trop ennuyer les lecteurs et en même temps avec l’espoir que mon opinion s’insinue plus facilement dans le cœur de ces jeunes gens, parmi les passions qui les affectent. (13) Porte toi bien ! (14) Bâle, le 14 février 1528.