113 À Jan Sixtin. Oxford, 28 octobre < 1499• > DÉSIRÉ ÉRASME DE ROTTERDAM A DOM SIXTIN, FRISON, SALUT Ta loyale franchise, Sixtin, ne saurait le moins du monde être soupçonnée de flatterie ; le témoignage très sérieux du prieur Io Richard et de John Colet t'en défendrait à suffisance indépendam- ment même de ta conduite personnelle, et ta conduite indépen- damment du témoignage de qui que ce fût ; elle est en effet tout à fait nette de toute tache, et atteste un tel éloignement pour la feinte et le fard que la simplicité elle-même ne saurait être plus 15 simple et la liberté plus libre. Je croirais volontiers toutefois qu'on se moque de moi quand je suis loué par toi avec un tel excès et pour une chose de si peu d'importance, insignifiante au point de ne pas exister. J'ai honte, ainsi m'aide Dieu, que les petits vers dont tu parles, je ne sais au juste lesquels, exhalés sans souci et presque 20 sans intention, en essayant une nouvelle plume, soient non seule- ment qualifiés de poème, mais encore loués comme un poème savant ; si tu l'avais blâmé, rien qu'à ce titre il m'aurait paru excellent. En effet, des broutilles de cette sorte, les grands artistes ne les jugent même pas dignes de leur censure. Et c'est déjà un 25 éloge modeste que d'être blâmé par des hommes semblables à toi. Mais toi, Sixtin, tu admires mes broutilles plus que futiles, au point que tu crois percevoir le charrue attique là où je sens une odeur de bouc ; et ce qui pour moi révèle une sorte de barbarie scythe atteste pour toi le charme admirable du génie. Et c'est à 30 partir de ces copeaux que tu estimes pouvoir, s'il plaît aux Muses, me comparer aux Anciens. Je le répète, je penserais qu'on se moque de moi si ce n'était pas Sixtin qui m'écrit ainsi. Qu'est-ce d'autre en effet que de mettre, comme dit Quintilien, les cothurnes d'Hercule à un pygmée et de faire un aigle d'un moustique 1 ? Et cependant, car je ne veux pas méconnaître totalement ton 5 compliment, il y a en effet quelque chose d'attique dans mes vers. Ils sont économes de sentiments et ne les effleurent guère ; ils se tiennent totalement à l'écart de ces mouvements qu'on appelle les passions ; on n'y trouve aucune tempête, aucun torrent qui franchit ses rives, aucune exagération. Les mots y sont employés 10 avec sobriété. Ils restent en deçà de la mesure plus volontiers qu'ils ne la dépassent et ils aiment mieux se briser sur le rivage que, de se confier à la haute mer. Ils n'ont aucun fard, mais leur couleur naturelle qui est à vrai dire — qu'y puis-je ? -- celle d'un vieil homme au teint de fouine 2 ; ils cachent si bien tout artifice que 15 fusses-tu Lyncée 3, tu n'en saurais découvrir aucun. Et sur ce point je mérite même d'être loué plus que les Attiques. Car eux dissimu- lent leur art au point de tromper les autres, et moi au point de me tromper moi-même. Eux prennent simplement soin que rien ne dépasse, que rien ne vienne en avant ; si un auteur, si un lecteur 20 quelque peu endormi ne s'en aperçoit pas, un homme attentif et, plus sûrement encore, un rival reconnaîtra l'endroit où, comme dit Horace, l'auteur a longtemps sué et fait de vains efforts 4. Mes vers au contraire, si quelqu'un est assez fou pour vouloir en extraire tout le suc, c'est alors qu'il y sentira le moins d'artifice. Jusque là 25 j'ai fait oeuvre d'atticiste. Car, de même que le héros d'Ennius a voulu être un philosophe modeste b, de même moi j'essaie d'atticiser sans excès. Je suis épouvanté lorsque j'entends Théophraste atteint par le sarcasme d'une vieille femme, qui lui dit que sa diction est trop attique 6. C'est pour fuir ce reproche que je sème 3o sur mon atticisme un scythicisme à la manière d'Anacharsis. C'est seulement après avoir bu qu'imitant Ennius je me suis risqué à parler de la guerre et à harceler la Muse antique' ; je n'écris à jeûn que des vers si raisonnables qu'on n'y relève aucune trace d'Apollon. 35 Je m'en repens si peu que je suis grandement heureux d'avoir ce point commun avec Cicéron 8, n'en pouvant au surplus avoir aucun autre. Sois sûr, Sixtin, que tout ce que je dis là vient du fond de mon coeur, car qu'est-ce qui m'empêche de dire en riant la vérité 9 ? Je suis tombé dans une tradition poétique complète- ment desséchée, décharnée, exsangue, vide de suc, en partie à cause de la pauvreté de notre génie, en partie par une ridicule 5 affectation. Cicéron a raison de penser que rien autant que le lieu n'est capable de modifier les intelligences 10. Comme enfant, j'ai écrit, non pour des Consentins 11 mais pour des Hollandais, c'est- à-dire pour les oreilles les plus épaisses du monde. J'ai chanté pour Midas, en me pliant à leur goût avec un scrupule excessif ; je suis 10 arrivé à ce résultat de ne plaire ni à eux ni aux lettrés. J'essayais de peindre deux murs avec un seul pot de couleur, en charmant des ignorants par la simplicité de ma diction, en comptant sur son élégance et son piquant pour ne pas déplaire tout à fait aux doctes. Ce calcul qui alors me semblait habile eut de fâcheux résultats. 15 J'écris avec trop de science pour gagner le suffrage de ceux qui ne savent rien, avec trop peu de science pour être approuvé de ceux qui savent beaucoup. Voilà, très savant Sixtin, comment je juge mes vers ; ton amitié pour moi m'est chère dans la mesure même où sur ce point je 20 m'écarte de ton sentiment, car ce qui lui manque du côté de l'exac- titude est compensé par l'excès de ton amitié pour moi. Et moins je suis d'accord sur ce que tu m'attribues, plus je dois reconnaître que tu m'aimes. C'est pourquoi un éloge venu d'un homme très aimant et très sincère m'a été des plus agréables; s'il était mérité, 25 je devais le considérer comme un témoignage ; s'il ne l'était pas, comme une grâce. J'ai donc accepté la grâce, étant loué sans l'avoir mérité. Car ce qui est donné à qui l'a mérité est un droit, non une grâce. Et cependant tout mon désir est que l'éloge que tu fais de moi soit des plus vrais ou du moins me paraisse tel ; il me réjouit à tel 3o point que moi, qui suis pointilleux à l'excès, je commencerai à me plaire à moi-même pour t'avoir plu à toi, c'est-à-dire à Roscius 12 ; celui qui ne lui a pas inspiré de dégoût ne doit pas être mis au dernier rang. Et je m'efforce de m'en imposer par un enthymème fallacieux. Pourquoi, me dis-je, te condamner toi-même si tu es 35 quelque chose aux yeux de Sixtin ? S'il t'admire, c'est qu'il ment ou qu'il se trompe. Mais un homme très loyal ne ment pas ; un homme très savant ne se trompe pas, ni un homme d'un jugement des plus aigus. Mais il aime, et ceux qui aiment sont aveugles. Il aime, mais pour avoir examiné. Et qu'aime Sixtin en moi, sinon les lettres ? S'il a vu juste à mon égard et s'il m'aime à ce titre, il n'est pas aveuglé ; s'il se trompe, il ne saurait même pas m'aimer, une fois supprimée la chose qui était la seule raison de son amour. 5 S'il n'aime pas et loue à tort, dans ce cas ou bien il me flatte ou bien il se moque ; si ces défauts sont aussi étrangers à la conduite de Sixtin que la lâcheté à celle d'Hercule, il a donc loué avec autant d'exactitude que d'amitié. Voilà à quelle subtilité je recours pour me flatter. Mais, en re- lo vanche, accepter des louanges si pompeuses paraîtrait impudence ; je n'ai cependant pas envie de revenir sur ce que j'ai écrit ; je tiens, selon le vieil adage, le loup par les oreilles et je me sens incapable soit de le lâcher, soit de le faire prisonnier. Accepter l'éloge, c'est me faire la part trop belle ; le démentir, c'est trop 15 réduire la tienne. Le refuser, c'est en enlever autant à ta bonne foi et à ta sagesse ; l'accepter, c'est m'arroger plus que je ne mérite. Si je reçois ce qui m'est donné, je me conduis avec la plus grande insolence, non seulement au jugement des autres, mais aussi au mien propre. Si je le décline, je mets le plus évidemment du monde 20 ta sagesse et ta loyauté en accusation, en te donnant l'air d'avoir vu peu clair ou formulé peu sincèrement ce que tu avais pensé. Voilà dans quels défilés je suis tombé, si bien que si j'évite Scylla ce sera pour choir en Charybde, à savoir en étant ridicule si j'ac- cueille tes éloges et blessant si je les rejette. 25 C'est pourquoi mon avis sera, très charmant Sixtin, que doréna- vant tu ne loues ton Érasme que d'une façon allégorique (tu es assez habile aux finesses qui arrangent ces choses-là) ou du moins en présence d'autrui seulement. En effet lorsque tu me loues à moi-même, tu m'offres le présent à coup sûr le plus agréable (qu'y 30 a-t-il de plus désirable que d'être loué par un homme que tout le monde loue ?) mais que je ne puis accepter sans rougir ni refuser sans te faire injure. Devant les autres fais de moi un dieu si tu veux, sans risque pour l'un ni pour l'autre. Je n'appartiens pas en effet à cette espèce de gens qui aiment mieux être mesurés à l'aune des 35 autres qu'à la leur propre, qui ne descendent jamais en eux-mêmes, qui évitent de ramener sur leur poitrine la poche de la besace qui pend sur leur dos 13, qui dépendent tout entiers de l'approbation d'autrui et, à la manière des paons, se dilatent à la voix de ceux qui les flattent. Serais-je même de cette catégorie, une louange que 40 je n'entendrais pas ne saurait me nuire. Et, après tout, ceux devant qui tu sonneras de la trompette pour ton petit ami, s'ils ajoutent foi à tes paroles, ils auront de moi meilleure opinion ; s'ils ne te croient pas, ils n'auront du moins aucune raison d'en avoir une plus mauvaise. En ce qui te concerne personnellement, ils te jugeront, si tu les persuades, un homme loyal, totalement dépourvu de jalousie devant les talents des autres ; si tu ne les persuades pas, on louera du moins ta courtoisie, puisque tu aimes mieux louer chez les autres des vertus imaginaires que de poursuivre leurs vices réels. Tu le vois, dans chaque hypothèse il y a là quelque 5 profit et aucun risque de dommage. Celui toutefois qui loue un ami en sa présence, même s'il le fait par excès d'amitié, vois quel inconvénient il lui apporte par son service maladroit. Il paraîtra placer ce petit compliment avec l'espoir de le recevoir en retour grossi d'intérêts, comme font ceux qui louent afin d'être loués Io en récompense, ou bien afin de flatter son interlocuteur, ou bien pour servir les intérêts de son amour en se faisant bien voir. Tout cela fait qu'il est supposé avoir dit des choses insignifiantes ou en tous cas inférieures à la vérité. De là résulte que celui qui est loué, s'il garde le silence, aura l'air d'accepter volontiers un éloge, même 15 immérité ; et d'en désirer un plus précis s'il le repousse. S'il retourne éloge pour éloge, on s'exclamera aussitôt : « Le mulet frotte le mulet ». Mais tandis que je poursuis trop longtemps ce sujet, j'en viens à oublier mon atticisme. Et à quoi tendent, diras-tu, ces longs dis- 20 cours ? À te faire comprendre, mon cher Sixtin, que ton compliment, ainsi que je te l'ai dit, m'a été très agréable ; soit que je m'en réjouisse, si je le mérite, ce que je ne pense pas, comme du témoignage d'un homme très savant ; ou, si je ne le mérite pas, comme attestant l'amitié d'un homme qui m'est très attaché. 25 Pour éviter cependant de donner à ces profanes étrangers aux Muses, c'est-à-dire hostiles au jeu musical, un prétexte à calomnier les lettres, luttons le mieux possible par un échange de lettres, mais conformément à des principes tels que, si l'un de nous ren- contre quelque nouveauté au cours d'une lecture, nous la mettions 30 en commun ; ou, encore, discutons de quelque sujet qui soit digne du jeu littéraire ; ou bien égayons l'austérité de nos études par des plaisanteries ou d'agréables récits ; nous dirons ensuite les bagatelles que tu voudras, pour compenser ce que la façon d'écrire de notre profession a de solennel et de trop banal. Mais holà, Sixtin, entends 35 bien ce que je veux dire, loue-moi, ou au contraire injurie-moi : tout plutôt que le silence. Tu me demandes d'exciter mes Muses ; sache qu'il faudrait, pour les réveiller, la baguette de Mercure. Et je ne sais pas si c'est léthargie ou sommeil ; quoiqu'il en soit, mieux vaut, je pense, 40 qu'elles dorment ; elles sont sottes, bruyantes, bavardes, impor- tunes. Il n'y a rien de plus dangereux que d'inviter Pan à chanter. Elle vous assassinera, dès qu'elle aura commencé, décidée «à ne lâcher la peau sinon gorgée de sang, la sangsue ! » 14 Je les ai récemment réveillées, alors qu'elles étaient en colère, d'un sommeil de plus de dix ans, je les ai forcées à chanter les louanges d'enfants royaux 18. Elles ont prononcé, de mauvais gré et à demi endormies, je ne sais quelle cantilène si somnolente 5 qu'elle est capable d'endormir le premier venu. Elle m'a vivement déplu, et je n'ai pas demandé mieux que de les laisser se rendormir. Démontrer que les hommes de la Germanie ne sont, pour l'intel- ligence, inférieurs en rien aux Italiens, si quelqu'un le peut, c'est assurément toi, Sixtin. La Frise, mère féconde d'illustres génies, Io une Afrique, dirais-je, toujours occupée à produire un nouveau miracle, semble t'avoir mis au monde comme un Hannibal, pour que tu puisses disputer aux Romains l'hégémonie de la science. Tu as en toi, Sixtin, des dons tels qu'il n'est rien que nous n'en puissions espérer. Un génie ardent, actif, robuste, viril ; une mémoire 15 étendue, attentive, rapide ; un courage toujours prêt, orienté dans toutes les directions ; une parole sonore et déliée ; des moeurs à la hauteur de ces vertus : tu apparais né entre toutes choses pour les lettres. Ajoute à cela que tu n'es pas venu tard aux études, comme c'est le cas pour la plupart, mais que tu as été élevé comme 20 dans le giron des Muses, nourri, au lieu de lait, de pure littérature. Et tu es à un âge où si aujourd'hui seulement devait commencer ton initiation aux études, on serait encore en droit d'attendre le plus excellent de ton génie si brillant, de ta mémoire si heureuse, de ton infatigable activité. Tu en es arrivé au point d'avoir laissé 25 les plus nombreux derrière toi, tandis que fort peu te précèdent. C'est pourquoi, de tout ton courage, Sixtin, prépare-toi et montre- toi soit un Hannibal pour égaler les Italiens par le génie, soit un Hercule pour dompter les monstres qui, hélas, attaquent les bonnes lettres. Je serai là pour te regarder et pour t'applaudir. Ton poème 3o m'a fait le même effet que le mien, m'as-tu dit, à toi. Le prieur Charnock y a trouvé autant de plaisir qu'il a d'affection pour ta personne. Tu es pour moi, tu peux m'en croire, Sixtin, l'homme le plus cher du monde. Porte-toi bien. Oxford. Fête de Simon et Jude 16.