[40,0] XL. L'Ichthyophagie. Le Boucher, le Poissonnier. [40,1] (Le Boucher) Dis-moi, sot poissonnier, n'as-tu pas encore acheté une corde? [40,2] (Le Poissonnier) Une corde, boucher? [40,3] (Le Boucher) Oui, une corde. [40,4] (Le Poissonnier) Et pourquoi faire? [40,5] (Le Boucher) Pourquoi faire, sinon pour te pendre? [40,6] (Le Poissonnier) Que d'autres en achètent; moi, je ne suis pas encore assez las de la vie. [40,7] (Le Boucher) Mais tu en seras bientôt las. [40,8] (Le Poissonnier) Qu'un dieu tourne plutôt ce présage contre le devin ! De quel malheur s'agit-il? [40,9] (Le Boucher) Si tu ne le sais pas, je vais te le dire. Vous êtes menacés, toi et les tiens, d'une famine pareille à celle de Sagonte, et il ne vous restera plus qu'à vous pendre. [40,10] (Le Poissonnier) Qu'entends-je, boucher? Que ces paroles retombent sur nos ennemis ! Comment se fait-il que de boucher tu sois devenu tout à coup un oracle pour deviner un si grand malheur? [40,11] (Le Boucher) Ce n'est point de la divination; ne te flatte pas, la preuve est à la porte. [40,12] (Le Poissonnier) Tu me fais mourir; dis-moi ce que tu sais. [40,13] (Le Boucher) Je vais te le dire à ton grand désespoir. Il est venu de la cour de Rome un édit qui permet à chacun dorénavant de manger ce qu'il voudra. Que te reste-t-il donc à toi et à ton ordre, sinon de mourir de faim avec votre marée pourrie ? [40,14] (Le Poissonnier) Je n'empêche nullement les gens de se nourrir, si bon leur semble, de limaces ou d'orties. Est-ce qu'il est défendu de manger du poisson ? [40,15] (Le Boucher) Non, mais il est permis à qui voudra de manger de la viande. [40,16] (Le Poissonnier) Si tu mens, tu mérites mieux que moi d'etre pendu; si tu dis vrai, c'est plutôt toi qui dois te procurer une corde, car pour moi j'ai lieu de compter désormais sur un gain plus abondant. [40,17] (Le Boucher) Oui, une si grande abondance de jeûne que tu en auras tout ton soûl, ou si tu veux une prédiction plus agréable, tu vivras désormais beaucoup plus proprement et tu ne moucheras plus, comme tu fais, avec le coude ton nez morveux et bourgeonné de gale. . [40,18] (Le Poissonnier) Oh ! c'est trop fort, l'aveugle se moque du borgne ! comme si, chez les bouchers, il y avait quelque chose de plus propre que cette partie du corps qui passe pour échapper à tous les soins de propreté. Plùt à Dieu que ce que tu m'annonces fût vrai ! Mais je crains que tu ne me jettes dans une fausse joie. [40,19] (Le Boucher) Tout ce que je t'annonce n'est que trop vrai. Mais d'où vient que tu te promets un gain plus abondant? [40,20] (Le Poissonnier) Parce que je sais qu'il est dans le caractère de l'homme de désirer passionnément ce qui est défendu. [40,21] (Le Boucher) Ensuite ? [40,22] (Le Poissonnier) Parce que beaucoup de gens s'abstiendront de viande une fois qu'ils seront libres d'en manger, et qu'il n'y aura point de bon repas sans poisson, comme cela se pratiquait chez les anciens. Je suis donc bien aise que l'on ait permis l'usage de la viande; plût au ciel que l'on eût interdit en même temps l'usage du poisson ! On en mangerait bien plus. [40,23] (Le Boucher) Le souhait est assurément pieux. [40,24] (Le Poissonnier) Je le formerais, ce souhait, si comme toi je ne considérais que le profit de l'argent, pour l'amour duquel tu voues au diable ton âme grossière et carnivore. [40,25] (Le Boucher) Tu es bien salé, mais tes paroles ne le sont guère. [40,26] (Le Poissonnier) Quel motif a décidé les Romains à abroger la loi sur la viande, observée depuis tant de siècles ? [40,27] (Le Boucher) Il y a longtemps que l'expérience leur conseillait cette mesure. Ils ont compris, ce qui est vrai, que les poissonniers empoisonnent l'État, infectent la terre, l'eau, l'air, le feu et autres éléments, et qu'ils corrompent les corps des mortels, car l'usage du poisson remplit le corps d'humeurs putrides qui engendrent les fièvres, les phthisies, les gouttes, les épilepsies, les lèpres, enfin toutes les maladies. [40,28] (Le Poissonnier) Dis-moi donc, Hippocrate, pourquoi dans les villes bien policées est-il défendu de tuer des taureaux et des cochons dans l'enceinte des murs ? On ferait beaucoup mieux, pour la santé des citoyens, de n'égorger aucune bête. Pourquoi assigne-t-on aux bouchers un lieu déterminé? C'est dans la crainte qu'en se mêlant aux habitants, ils n'empestent toute la ville. Est-il un genre d'infection plus pestilentiel que le sang corrompu et la sanie des animaux ? [40,29] (Le Boucher) Ce sont de vrais parfums, si on les compare à la puanteur des poissons. [40,30] (Le Poissonnier) Pour toi, peut-être, ce sont de vrais parfums; mais ce n'est pas l'avis des magistrats qui vous chassent de la ville. Quant à l'odeur agréable que respirent vos boucheries, on en a la preuve dans ceux qui passent devant en se bouchant le nez, et dans cette opinion générale qu'il vaut mieux avoir pour voisine dix maquereaux qu'un seul boucher. [40,31] (Le Boucher) Mais vous, pour laver votre marée pourrie, ni lacs ni rivières ne vous suffisent, et c'est le cas de dire que vous perdez l'eau inutilement. Le poisson sent toujours le poisson, même si on l'enduit de parfums. Quoi d'étonnant qu'ils infectent une fois morts, puisque vivants ils sentent généralement mauvais aussitôt qu'ils sont pris? Les viandes confites dans la saumure se conservent plusieurs années, et, loin de sentir mauvais, elles prennent un goût aromatique. Assaisonnées de sel commun, elles durent longtemps sans se corrompre; durcies à la fumée ou à l'air, elles ne contractent point de mauvaise odeur. Qu'on fasse tout cela au poisson, il sentira toujours le poisson. Conclus de là qu'il n'y a point de puanteur comparable à l'infection des poissons, puisqu'ils corrompent jusqu'au sel que la nature nous a donné pour empêcher la putréfaction, grâce à la propriété qu'il a de fermer et de resserrer, écartant à la fois tout ce qui pourrait nuire au dehors et séchant au dedans les humeurs qui pourraient amener la putréfaction. Pour les poissons seuls le sel n'est plus le sel. Peut-être des gens trop délicats, en passant devant nos maisons, se bouchent le nez; mais personne n'a le courage de s'asseoir dans une barque qui contient votre marée. Si par hasard un voyageur rencontre des charrettes chargées de marée, comme il s'enfuit, comme il se bouche le nez, comme il crache et recrache! S'il vous était possible d'amener en ville de la marée saine, de même que nous y apportons les viandes des boeufs tués, la loi ne dormirait pas; que dire maintenant d'une marée qui est pourrie, même lorsqu'on la mange? D'ailleurs, que de fois ne voyons-nous pas les inspecteurs des marchés faire jeter vos denrées à la rivière, et vous punir d'une amende? Cela arriverait encore plus souvent si ces inspecteurs, corrompus par vous, ne mettaient l'intérêt privé au-dessus de la santé publique. Et ce n'est point là le seul tort que vous faites à l'État, vous empêchez par une coupable conspiration que d'autres amènent en ville du poisson frais. [40,32] (Le Poissonnier) Comme si on n'avait jamais vu un boucher frappé d'amende pour avoir vendu soit un porc malsain, dont la langue tachée indiquait le mal de la lèpre, soit un mouton étouffé dans l'eau et dans la boue, ou bien pour avoir lavé et enduit de sang frais des quartiers de viande rongés par les vers! [40,33] (Le Boucher) Mais on ne cite de nous aucun trait pareil à celui qui vous est arrivé dernièrement: une seule anguille cuite dans un pâté a fait périr neuf convives. Voilà les jolis mets dont vous garnissez la table des citoyens ! [40,34] (Le Poissonnier) Tu me parles d'un accident que personne ne peut éviter si la fatalité le veut. Mais il vous arrive presque tous les jours de vendre pour des lapins des chats engraissés; vous vendriez des chiens pour des lièvres, n'étaient leurs oreilles et leurs pattes velues. Que dire des pâtés composés de chair humaine? [40,35] (Le Boucher) Tu me reproches ce que tu blâmais en moi, les accidents et les vices des hommes. Ceux qui commettent ces choses-là en sont responsables; moi je compare un métier avec un métier. Différemment il faut condamner aussi les jardiniers qui parfois, sans le savoir, vendent pour de la salade de la ciguë ou de l'aconit ; il faut condamner également les apothicaires qui parfois, au lieu d'un remède, donnent du poison. Le métier le plus irréprochable est exposé à de pareils dangers. Vous autres, quand vous accompliriez tous les devoirs de votre profession, ce que vous vendez est du poison. Si vous vendiez une torpille, un serpent d'eau ou un lièvre marin mêlé dans les filets avec les autres poissons, ce serait un accident et non un crime; on ne pourrait pas plus vous le reprocher qu'on ne reproche au médecin de tuer quelquefois le malade qu'il soigne. Le mal que vous faites serait supportable si vous vous débarrassiez de votre pourriture seulement pendant les mois d'hiver; la rigueur de la saison diminuerait la contagion. Mais vous ajoutez aux chaleurs de l'été un foyer de corruption; vous rendez l'automne, nuisible par lui-même, plus nuisible encore. Quand l'année se renouvelle, et que les humeurs stagnantes se mettent en mouvement non sans danger pour le corps, vous régnez tyranniquement pendant deux grands mois, et vous gâtez l'enfance de l'année qui renaît par les approches de la vieillesse. Et tandis que la nature s'efforce de rajeunir par de nouveaux sucs les corps purgés des sucs insalubres, vous leur inoculez de la vraie pourriture, de la vraie puanteur; si le corps est malade, vous aggravez son état, ajoutant le mal au mal, et de plus corrompant les bons sucs du corps. Passe encore si vous n'altériez que les corps; mais comme la différence des aliments vicie les organes de l'âme, il en résulte que vous viciez même les âmes. Ces mangeurs de poissons ressemblent presque aux poissons; ils sont pâles, ils sentent mauvais, ils sont stupides et muets. [40,36] (Le Poissonnier) O le nouveau Thalès ! Quel esprit ont donc ceux qui se nourrissent de bettes? l'esprit d'une bette? Quel esprit ont ceux qui mangent du boeuf, du mouton et de la chèvre ? l'esprit d'un boeuf, d'un mouton et d'une chèvre ? Vous vendez du chevreau comme un mets délicieux, et cependant cet animal étant sujet à l'épilepsie engendre cette maladie dans ceux qui se régalent de sa viande. Ne vaudrait-il pas mieux apaiser par de la marée les cris de l'estomac? [40,37] (Le Boucher) Ce n'est pas là le seul mensonge de ceux qui ont écrit sur l'histoire naturelle. Mais quand ils diraient la pure vérité, pour les corps maladifs les meilleures choses sont souvent très funestes. Nous vendons du chevreau eux étiques et aux phthisiques, et non aux épileptiques. [40,38] (Le Poissonnier) Si l'usage du poisson est si pernicieux à la santé, pourquoi les prélats et les princes nous permettent-ils de vendre nos denrées pendant toute l'année, tandis qu'ils vous obligent à chômer une bonne partie de l'année ? [40,39] (Le Boucher) Que m'importe? Cela vient peut-être de la méchanceté des médecins, qui auront voulu grossir leur gain. [40,40] (Le Poissonnier) Que parles-tu de la méchanceté des médecins, puisqu'ils sont les plus grands ennemis du poisson ? [40,41] (Le Boucher) A vrai dire, mon bon ami, s'ils agissent ainsi, ce n'est ni par intérêt pour vous, ni par amour du poisson, auquel ils se gardent bien de toucher; ils font leurs propres affaires. Plus il y a de toux, de fièvres et de maladies, plus leur récolte est abondante. [40,42] (Le Poissonnier) Je ne veux pas me faire ici l'avocat des médecins; ils sauront bien se venger eux-mêmes si jamais tu tombes dans leurs filets. Pour la défense de ma cause, il me suffit d'invoquer la vie sainte des anciens, l'autorité des hommes les plus respectables, la majesté des évèques, la coutume générale des nations chrétiennes. Si tous ces gens-là te paraissent atteints de folie, j'aime mieux être fou avec eux que sage avec les bouchers. [40,43] (Le Boucher) Tu refuses d'être l'avocat des médecins, je ne veux pas non plus me faire l'accusateur ou le censeur des anciens et de la coutume générale. J'ai pour habitude de respecter ces choses-là et non de les attaquer. [40,44] (Le Poissonnier) A ce compte-là, tu es un boucher plus politique que pieux, si je te connais bien. [40,45] (Le Boucher) Selon moi, la sagesse consiste à n'avoir rien à démêler avec ceux qui ont la foudre en mains. Cependant je ne tairai pas ce que je pense d'après mes bibles, que je lis quelquefois traduites en langue vulgaire. [40,46] (Le Poissonnier) Te voilà devenu maintenant de boucher théologien! [40,47] (Le Boucher) Je crois que les premiers humains qui naquirent de l'argile humide furent d'un tempérament sain et vigoureux. Leur longévité en est la preuve. Je crois ensuite que le paradis était un lieu d'une situation très avantageuse et d'un climat très salubre. Dans un tel endroit, de tels corps, en respirant les émanations de l'air, des plantes, des arbres et des fleurs qui répandaient partout de suaves parfums, ont pu vivre sans nourriture, surtout lorsque la terre d'elle-même produisait tout en abondance sans la sueur de l'homme, et qu'il n'y avait ni maladie ni vieillesse : car la culture d'un pareil jardin était plutôt un plaisir qu'un travail. [40,48] (Le Poissonnier) Ce que tu dis là est vraisemblable. [40,49] (Le Boucher) Parmi toutes les productions variées de ce jardin si fertile, un seul arbre fut interdit. [40,50] (Le Poissonnier) C'est très vrai. [40,51] (Le Boucher) Et cela uniquement afin de faire acte d'obéissance envers le maître et le créateur. [40,52] (Le Poissonnier) Parfaitement. [40,53] (Le Boucher) Je crois aussi que la terre, jeune, produisait tout avec plus de fécondité et d'un meilleur goût qu'elle ne fait aujourd'hui qu'elle est vieille et presque épuisée. [40,54] (Le Poissonnier) D'accord. [40,55] (Le Boucher) Et surtout dans le paradis. [40,56] (Le Poissonnier) Probablement. [40,57] (Le Boucher) Manger y était donc un plaisir et non un besoin. [40,58] (Le Poissonnier) Oui. [40,59] (Le Boucher) Et l'abstinence de la viande était un acte d'humanité et non de sainteté. [40,60] (Le Poissonnier) Je ne sais pas. Je lis que l'usage de la viande a été permis après le déluge; je ne lis pas qu'il ait été défendu auparavant. Or à quoi bon le permettre s'il était déjà permis? [40,61] (Le Boucher) Pourquoi ne mangeons-nous point de grenouilles? Ce n'est pas qu'elles soient défendues, c'est que nous ne les aimons pas. Que sais-tu si Dieu n'a point désigné par là une nourriture que la faiblesse humaine recherchait, et non qu'il permettait? [40,62] (Le Poissonnier) Je ne suis pas devin. [40,63] (Le Boucher) Pourtant, aussitôt après la création de l'homme, nous lisons : "Vous régnerez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre". Que signifie ce droit de propriété, s'il n'est pas permis de les manger? [40,64] (Le Poissonnier) O le cruel maître! Que ne dévores-tu aussi tes serviteurs et tes servantes, tes enfants et ta femme? Par la même raison, pourquoi ne manges-tu pas ton pot de chambre, dont tu es propriétaire? [40,65] (Le Boucher) Écoute-moi à ton tour, sot poissonnier. On se sert des autres choses, et le mot de propriété n'est pas vain. Le cheval me transporte sur son dos, le chameau porte des charges; mais que faire des poissons si on ne les mange pas? [40,66] (Le Poissonnier) Comme si les poissons n'offraient pas mille remèdes ! D'ailleurs, une foule de choses ont été créées uniquement afin de charmer les regards de l'homme et de le pénétrer d'admiration pour le Créateur. Tu ne croiras peut-être pas que les dauphins transportent l'homme sur leur dos. Enfin il y a des poissons qui nous annoncent l'approche de la tempête, comme l'oursin. N'aimerais-tu pas à avoir un pareil serviteur dans ta maison? [40,67] (Le Boucher) Mais quand je t'accorderais qu'avant le déluge il était défendu de manger d'autres aliments que les fruits de la terre, il n'y avait pas grand mérite à s'abstenir d'une nourriture dont le corps n'éprouvait pas le besoin, et qui réclamait la main cruelle du boucher. Tu avoueras que l'usage de la viande a été permis d'abord à cause de la faiblesse des tempéraments. Le déluge avait amené le froid, et nous voyons aujourd'hui que ceux qui naissent dans les pays froids mangent beaucoup plus que les autres; ensuite, l'inondation avait détruit ou détérioré les productions de la terre. [40,68] (Le Poissonnier) Soit. [40,69] (Le Boucher) Et cependant après le déluge on vivait au delà de deux cents ans. [40,70] (Le Poissonnier) Je le crois. [40,71] (Le Boucher) Pourquoi donc Dieu, après avoir accordé à des corps robustes une permission pleine et entière, l'a-t-il limitée, pour des corps faibles et d'une vie plus courte, à un certain genre d'animaux, suivant les préceptes de Moïse? [40,72] (Le Poissonnier) Comme si c'était à moi de rendre compte de ce que Dieu fait! Je crois cependant que Dieu a agi en cela comme font les maîtres qui restreignent leur indulgence envers leurs serviteurs, quand ils voient que ceux-ci abusent de leur bonté. C'est ainsi que lorsqu'un cheval est trop fougueux, on lui donne des fèves et de l'avoine, on lui administre peu de foin, et on le dompte avec le mors et à coups d'éperons. Le genre humain avait abjuré tout respect et s'était jeté dans tous les déréglements, comme s'il n'y avait absolument point de Dieu. C'est alors qu'on inventa les bornes de la loi, les barrières des cérémonies, les freins des menaces et des commandements, afin de ramener les hommes au bien. [40,73] (Le Boucher) Pourquoi les barrières de cette loi ne subsistent-elles plus aujourd'hui? [40,74] (Le Poissonnier) Parce que la rigueur de la servitude chamelle a disparu depuis que par l'Évangile nous avons été adoptés pour fils de Dieu; on a restreint les commandements quand on a joui des trésors de la grâce. [40,75] (Le Boucher) Puisque Dieu appelle son testament éternel, et puisque le Christ a déclaré ne point violer la loi; mais l'accomplir, de quel front ceux qui sont venus après ont-ils osé abroger une bonne partie de la loi? [40,76] (Le Poissonnier) Cette loi n'avait point été donnée aux gentils; aussi les Apôtres n'ont-ils pas voulu leur imposer la gêne de la circoncision, dans la crainte que, comme les Juifs font encore aujourd'hui, ils ne missent l'espoir de leur salut dans des pratiques corpotelles plutôt que dans la confiance et l'amour envers Dieu. [40,77] (Le Boucher) Laissons les gentils. Pourquoi l'Écriture sainte dit-elle clairement que si les Juifs embrassaient la foi évangélique, ils seraient affranchis de la servitude de la loi de Moïse? [40,78] (Le Poissonnier) Parce que les Prophètes l'avaient prédit, lorsqu'ils promettent un testament nouveau et un coeur nouveau, et qu'ils montrent Dieu repoussant les fêtes des Juifs, détournant la tête de leurs victimes, détestant leurs jeûnes, rejetant leurs offrandes, désirant un peuple circoncis de coeur. Le Seigneur lui-même a confirmé leurs promesses lorsque, offrant à ses disciples son corps et son sang, il appelle cet acte un testament nouveau. Si rien de l'ancien n'était aboli, pourquoi nommer celui-ci nouveau? Le Seigneur a abrogé le choix des aliments des Juifs non pas, il est vrai, par son exemple, mais par son jugement, lorsqu'il déclare que l'homme n'est point souillé par les aliments qu'il introduit dans son estomac et qu'il rejette par l'évacuation. Il expose sa manière de voir à saint Pierre dans une vision. D'ailleurs saint Pierre n'a-t-il point partagé avec saint Paul et d'autres les aliments communs que la loi leur interdisait? Saint Paul en parle dans toutes ses Épîtres, et il est hors de doute que les usages adoptés aujourd'hui par les chrétiens nous sont parvenus comme transmis de mains en mains par les Apôtres. Les Juifs n'ont donc pas été affranchis, mais sevrés de la superstition de la loi, comme d'un lait habituel et familier qui n'était plus de saison. La loi n'a point été abrogée, on en a retranché seulement la partie qui était inutile. Les feuilles et les fleurs promettent la naissance du fruit; quand celui-ci charge l'arbre, on ne désire plus les fleurs. Un père ne regrette point l'enfance de son fils lorsqu'il le voit parvenu à l'âge mur. On ne se met point en quête de lanternes ni de flambeaux quand le soleil s'est montré à l'horizon. Le gouverneur n'a pas lieu de se plaindre lorsque son élève, devenu adulte, revendique sa liberté et tient à son tour son gouverneur sous se dépendance. Le gage cesse d'être un gage quand les promesses ont été réalisées. L'épousée, avant d'être conduite à l'époux, se console en lui envoyant des lettres, elle baise les petits présents qui viennent de lui, embrasse ses portraits; mais du moment où elle a pu jouir de son époux, elle néglige ce qu'elle aimait passionnément auparavant par amour de lui. Ainsi les Juifs eurent d'abord beaucoup de peine à rompre avec leurs habitudes, comme un enfant accoutumé au lait et qui, déjà grand, réclame avec instance la mamelle et refuse un aliment solide. II a donc fallu les arracher pour ainsi dire par force à ces figures, à ces ombres, à ces consolations temporaires, afin qu'ils se convertissent complétement à celui que cette loi leur avait promis et dépeint. [40,79] (Le Boucher) Qui se serait attendu à tant de théologie de la part d'un poissonnier? [40,80] (Le Poissonnier) Je fournis de poisson le couvent des dominicains de notre ville; il arrive qu'ils dînent souvent chez moi, et moi chez eux; c'est dans leurs disputes que j'ai recueilli cela. [40,81] (Le Boucher) Certes, au lieu d'être marchand de poisson salé, tu mériterais de vendre du poisson frais. Mais, dis-moi, si tu étais juif (je ne sais pas trop si tu ne l'es pas), et que tu fusses en danger de mourir de faim, mangerais-tu de la viande de porc, ou préférerais-tu la mort? [40,82] (Le Poissonnier) Je sais ce que je ferais; je ne sais pas encore ce que j'aurais à faire. [40,83] (Le Boucher) Dieu a porté cette double défense. "Tu ne tueras point, et tu ne mangeras point de viande de porc". En pareil ces, lequel des deux commandements doit céder à l'autre? [40,84] (Le Poissonnier) Premièrement, il n'est pas certain que Dieu, en défendant l'usage du porc, ait voulu que l'on endurât la mort plutôt que de soutenir sa vie à l'aide de cet aliment. Car le Seigneur lui-même excuse David d'avoir mangé les pains sacrés, contrairement au précepte de la loi. Ensuite, dans l'exil de Babylone, les juifs négligèrent beaucoup de choses que la loi avait prescrites ... Par conséquent je suis d'avis qu'une loi que la nature elle-même a faite, et qui pour cela est perpétuelle et inviolable, doit être préférée à celle qui n'a pas toujours existé et qu'il a fallu ensuite abroger. [40,85] (Le Boucher) Pourquoi donc a-t-on loué les frères Macchabées d'avoir mieux aimé mourir dans de cruels tourments que de goûter de la chair de porc? [40,86] (Le Poissonnier) Sans doute parce que cet acte exigé par le roi impliquait l'abjuration de toute la loi judaïque, comme la circoncision, qua les juifs s'efforçaient d'imposer aux gentils, contenait la profession de toute la loi, de même que des arrhes données obligent à exécuter le contrat dans son entier. [40,87] (Le Boucher) Ainsi donc, si cette partie grossière de la loi a été supprimée avec raison depuis l'apparition de la lumière de l'Évanglle, comment se fait-il que nous voyons aujourd'hui reparaître soit les mêmes choses, soit d'autres plus pénibles encore, surtout lorsque le Seigneur appelle son joug léger, et que saint Pierre, dans les Actes des Apôtres, qualifie la loi des juifs de loi dure, que ni eux ni leurs pères ne pouvaient supporter? On a supprimé la circoncision, mais on lui a substitué le baptême, dont les conditions sont peut-être plus dures. La circoncision était remise au huitième jour, et si dans l'intervalle l'enfant venait à mourir, le voeu de la circoncision tenait lieu de la circoncision. Chez nous, à peine l'enfant est-il sorti de l'enveloppe du ventre de sa mère que nous le plongeons tout entier dans une eau froide qui a longtemps séjourné, pour ne pas dire croupi, dans un bassin de pierre; et si le premier jour, si même au sortir du sein il meurt, sans qu'il y ait de la faute des parents et des amis, le malheureux est voué à la damnation éternelle. [40,88] (Le Poissonnier) On le dit. [40,89] (Le Boucher) On a supprimé le sabbat; non, on ne l'a point supprimé, on en a fait le jour du dimanche. Quelle différence y a-t-il? Le loi de Moïse prescrit quelques jours de jeûne; nous en avons ajouté un grand nombre d'autres. Dans le choix des aliments combien les juifs étaient plus libres que nous, puisqu'ils pouvaient manger toute l'année du mouton, des chopons, des perdrix et des chevreaux! On ne leur interdisait aucune sorte de vêtements, excepté ceux tissus de laine et de lin. Maintenant, outre tant de formes et de couleurs de vêtements prescrites et interdites, on a imaginé la tonsure qui, elle aussi, a ses variétés, sans parler du fardeau de la confession, du poids des constitutions humaines, des dîmes de toute nature, du mariage resserré par des liens plus étroits, des nouvelles lois de parenté, et d'une foule d'autres choses qui font que sous ce rapport la condition des juifs n'était guère plus avantageuse que la nôtre. [40,90] (Le Poissonnier) Tu te trompes lourdement, boucher; le joug du Christ ne se mesure point d'après la règle que tu imagines. Le chrétien est astreint à des devoirs plus nombreux et plus difficiles, il encourt une peine plus sévère; mais la puissance de la foi et de la charité qui le soutient lui rend agréables les devoirs qui par leur nature sont les plus pénibles. [40,91] (Le Boucher) Cependant lorsque autrefois le Saint-Esprit, descendu du ciel sous la forme de langues de feu, eut rempli abondamment du don de la foi et de la charité le coeur des croyants, pourquoi a-t-on diminué le fardeau de la loi comme pour des âmes faibles et succombant sous une charge excessive? Pourquoi saint Pierre, tout animé qu'il était du Saint-Esprit, appelle-t-il ce fardeau intolérable? [40,92] (Le Poissonnier) On en a retranché une partie dans la crainte que le judaïsme, comme il avait fait d'abord, n'effaçât la gloire de l'Évangile, et que la haine de la loi n'aliénât les gentils du Christ. Il y avait parmi les gentils beaucoup d'esprits faibles exposés à un double danger : l'un, de croire que sans l'observation de la loi on ne pouvait pas être sauvé; l'autre, d'aimer mieux rester dans le paganisme que d'accepter le joug de la loi de Moïse. Il fallait attirer ces âmes faibles par une certaine amorce de liberté. Ensuite, pour ménager ceux qui prétendaient qu'on ne pouvait pas être sauvé par la profession de l'Évangile, sans l'observation de la loi, on supprima ou l'on transforma la circoncision, le sabbat, le choix des aliments et autres pratiques de ce genre. Quant à ce que dit saint Pierre, qu'il n'avait pu supporter le fardeau de la loi, on doit l'appliquer non au personnage qu'il remplissait alors, puisque rien ne lui était intolérable, mais aux juifs faibles et grossiers qui mordaient avec dégoût au pain d'orge, n'ayant pas encore goùté la moelle de l'esprit. [40,93] (Le Boucher) Tu raisonnes, je l'avoue, avec une grande simplicité. Cependant, il me semble qu'aujourd'hui encore il n'existe pas moins de motifs de supprimer ces pratiques exclusivement charnelles, en tant qu'arbitraires et non obligatoires. [40,94] (Le Poissonnier) Pourquoi cela? [40,95] (Le Boucher) Dernièrement j'ai vu sur une grande toile la configuration de tout l'univers; j'ai constaté là combien était petite la portion du monde qui professe purement et sincèrement la religion du Christ. Elle comprend la partie occidentale de l'Europe; celle qui est au nord; une troisième partie, située tout à fait au midi, et une quatrième partie du côté de l'Orient, bornée par la Pologne. Le reste du monde renferme ou des barbares qui diffèrent peu de la brute, ou des schismatiques, ou des hérétiques, ou l'un et l'autre à la fois. [40,96] (Le Poissonnier) N'as-tu pas vu les terres australes et des îles éparses marquées d'emblèmes chrétiens? [40,97] (Le Boucher) Oui, et j'ai su qu'on avait emporté de là du butin; je n'ai pas ouï-dire qu'on y eût introduit le christianisme. Or, puisque la moisson est si abondante, il me paraît très sage, pour propager la religion chrétienne, d'agir comme les Apôtres, qui ont fait disparaître le fardeau de la loi de Moïse dans la crainte que les gentils ne se rebutassent, et, afin d'attirer les esprits faibles, de supprimer certaines obligations sans lesquelles le monde a été sauvé jadis, et pourrait être sauvé aujourd'hui encore, pourvu que l'on ait la foi et la charité évangélique. De plus, je vois et j'entends beaucoup de gens qui mettent toute la piété dans les lieux, les vêtements, les aliments, les jeûnes, les gestes, les chants, et qui jugent leur prochain d'après cela, contrairement au précepte de l'Évangile. Il s'ensuit que tout devant être ramené à la foi et à la charité, ces deux vertus sont étouffées par ces pratiques superstitieuses: car il est bien éloigné de la foi évangélique, celui qui compte sur ces démonstrations, et il est bien éloigné de la charité chrétienne, celui qui pour le boire ou le manger, en quoi chacun est libre, irrite son frère, pour la liberté duquel le Christ est mort. Que de luttes amères ne voyons nous pas entre les chrétiens? Que de chicanes violentes pour un vêtement ceint ou teint différemment, pour un aliment fourni par les eaux ou fourni par les pâturages! Si ce mal n'atteignait qu'un petit nombre, on pourrait le mépriser; mais nous voyons aujourd'hui tout l'univers ébranlé par ces fatales discordes. Si l'on supprimait tout cela, nous vivrions en meilleur accord, négligeant les cérémonies, uniquement préoccupés de l'enseignement du Christ, et les autres nations embrasseraient plus vite la religion unie à la liberté. [40,98] (Le Poissonnier) Hors de la maison de l'Église il n'y a point de salut. [40,99] (Le Boucher) D'accord. [40,100] (Le Poissonnier) Quiconque ne reconnaît point le pontife romain est hors de l'Église. [40,101] (Le Boucher) Je ne dis pas non. [40,102] (Le Poissonnier) Mais ce n'est point le reconnaître que de négliger ses prescriptions. [40,103] (Le Boucher) Aussi j'espère bien que ce pontife, du nom de Clément, le plus clément des hommes par son caractère et sa piété, afin d'attirer plus facilement toutes les nations dans le giron de l'Église, adoucira tout ce qui jusqu'à présent a paru empêcher quelques peuples de faire alliance avec le saint-siége, et qu'il aimera mieux consulter l'intérêt de l'Évangile que de revendiquer en tout son droit. J'entends chaque jour de vieilles plaintes au sujet des annates, des indulgences, des dispenses, des autres exactions et des charges qui pèsent sur les Églises; mais je pense que ce pape arrangera tout de telle sorte que désormais celui qui continuera de se plaindre sera un impudent. [40,104] (Le Poissonnier) Plût à Dieu que tous les monarques en fissent autant ! Je ne doute point que le christianisme étroitement uni n'acquière un grand développement, quand les nations barbares comprendront qu'on les appelle non à la servitude humaine, mais à la liberté évangélique, et qu'on ne les recherche pas pour les piller, mais pour les associer au bonheur et à la sainteté. Dès qu'elles se seront unies à nous et qu'elles nous auront reconnu des moeurs vraiment chrétiennes, elles offriront d'elles-mêmes plus qu'aucune force ne pourrait leur extorquer. [40,105] (Le Boucher) Je crois que cela serait bientôt fait si l'horrible Discorde, qui a engagé dans une guerre funeste les deux plus puissants monarques de la terre, s'en allait au diable. [40,106] (Le Poissonnier) Et moi, je m'étonne que cela ne soit pas fait depuis longtemps : car on ne peut rien imaginer de plus humain que le roi François, et je pense que les précepteurs de l'empereur Charles lui ont inculqué que plus la fortune a agrandi les frontières de son empire, plus il doit redoubler de clémence et de bonté. Ajoutons que la douceur et la bienveillance sont des vertus particulières à son âge. [40,107] (Le Boucher) Tous deux ne laissent rien à désirer. [40,108] (Le Poissonnier) Qui retarde donc le voeu général de l'univers? [40,109] (Le Boucher) Les jurisconsultes disputent encore sur les frontières. Tu sais que les intrigues de la comédie se terminent toujours par un mariage; c'est aussi par là que les princes finissent leurs tragédies; mais dans les comédies les mariages se font subitement, tandis que parmi les grands c'est une affaire qui demande de grands efforts. Et quelquefois il veut mieux cicatriser plus tard la plaie que de laisser se former un nouvel ulcère. [40,110] (Le Poissonnier) Crois-tu que ces sortes de mariages soient de solides liens de concorde? [40,111] (Le Boucher) Je le voudrais bien; mais je vois que c'est de là que naissent généralement la plupart des guerres, et si une guerre s'allume, le parent venant en aide au parent, l'incendie se propage sur une plus vaste étendue et s'éteint plus difficilement. [40,112] (Le Poissonnier) Je l'avoue, et je reconnais que ce que tu dis là est très vrai. [40,113] (Le Boucher) Mais te semble-t-il juste que, à cause des contestations des jurisconsultes et des lenteurs des traités, le monde entier souffre tant de maux? Aujourd'hui il n'y a de sûreté nulle part, et les malfaiteurs peuvent tout se permettre, attendu que l'on n'est ni en guerre ni en paix. [40,114] (Le Poissonnier) Il ne m'appartient pas de parler des desseins des princes; mais, si l'on me faisait empereur, je sais bien ce que je ferais. [40,115] (Le Boucher) Eh bien, nous te faisons empereur et même pape, si tu veux. Que feras-tu? [40,116] (Le Poissonnier) Fais-moi plutôt empereur et roi de France. [40,117] (Le Boucher) Allons, sois l'un et l'autre. [40,118] (Le Poissonnier) Sitôt que le voeu de la paix aurait été formé, je proclamerais une trêve dans tous mes États, je congédierais mes troupes et je menacerais de la peine de mort quiconque toucherait à la poule d'autrui. Après avoir ainsi pacifié les choses dans mon intérêt ou, pour mieux dire, dans celui du public, je transigerais au sujet des frontières de mes États ou des conditions du mariage. [40,119] (Le Boucher) N'as-tu pas des noeuds d'alliance plus solides qu'un mariage? [40,120] (Le Poissonnier) Si fait. [40,121] (Le Boucher) Voyons-les. [40,122] (Le Poissonnier) Si j'étais empereur, je conclurais ainsi sans retard avec le roi de France : "Frère, lui dirais-je, un mauvais génie a excité cette guerre entre nous; toutefois nous ne nous sommes point battus pour la vie, mais pour la domination. Vous vous êtes conduit en brave et vaillant guerrier que vous êtes. La fortune m'a favorisé, et elle vous a fait de roi prisonnier. Ce qui vous est arrivé aurait pu m'arriver; et votre malheur est pour nous tous une leçon de la condition humaine. Nous avons éprouvé combien ce genre de lutte était préjudiciable à l'un et à l'autre. Eh bien ! luttons entre nous d'une autre façon. Je vous accorde la vie, je vous accorde la liberté; au lieu d'un ennemi, je vous prends pour mon ami. Oublions tous les maux passés; retournez vers les vôtres libre et sans rançon; gardez ce qui est à vous; soyez bon voisin; qu'il n'y ait désormais entre nous qu'une lutte, savoir lequel des deux vaincra l'autre en fidélité, en bons offices et en bienveillance; ne disputons point à qui régnera sur un plus vaste empire, mais à qui administrera le plus saintement ses États. Dans le premier conflit j'ai gagné la réputation d'un homme heureux; celui qui triomphera dans le second remportera une gloire bien plus brillante. Le renom de ma clémence me procurera plus de véritable gloire que si j'avais annexé toute la France à mes États; et le bruit de votre reconnaissance vous vaudra plus d'honneur que si vous m'aviez chassé de toute l'Italie. Ne m'enviez pas la gloire que j'ambitionne; je veux à mon tour seconder la vôtre de telle sorte que vous ne rougirez point d'être le debiteur d'un ami". [40,123] (Le Boucher) Certes, ce serait le moyen de s'attacher non seulement la France, mais tout l'univers. Car, si, par des conditions iniques, on cicatrise cet ulcère au lieu de le guérir, je crains que bientôt, la plaie venant à se rouvrir, le vieux pus ne s'échappe avec plus de danger. [40,124] (Le Poissonnier) Quelle magnifique gloire, que d'applaudissements cette humanité procurerait à Charles dans tout l'univers ! Quelle nation ne se soumettrait de bon coeur à un prince aussi bon et aussi clément? [40,125] (Le Boucher) Tu as fait l'empereur avec beaucoup de succès; maintenant, fais le pape. [40,126] (Le Poissonnier) Il serait trop long d'entrer dans les détails; je vais abréger. J'agirais de telle sorte que le monde entier reconnût que le chef de l'Église n'avait d'autre ambition que la gloire du Christ et le salut de tous les mortels. Cette conduite désarmerait avec raison la haine attachée au nom de pape et procurerait à ce dernier une gloire solide et éternelle. Mais, en attendant, nous sommes, comme l'on dit, tombés en bas de l'âne, et nous voilà bien loin de notre sujet. [40,127] (Le Boucher) Je te ramènerai bientôt dans le chemin. Tu dis donc que les lois des papes obligent tous ceux qui appartiennent à l'Église? [40,128] (Le Poissonnier) Oui. [40,129] (Le Boucher) Sous peine de l'enfer? [40,130] (Le Poissonnier) On le dit. [40,131] (Le Boucher) Les lois des évêques aussi? [40,132] (Le Poissonnier) Je crois que oui, dans leur diocèse respectif. [40,133] (Le Boucher) Les lois des abbés également? [40,134] (Le Poissonnier) Je serais embarrassé de le dire, car ils acceptent d'administrer sous certaines conditions, et ils ne peuvent pas imposer des constitutions à leurs subordonnés sans l'autorité de l'ordre entier. [40,135] (Le Boucher) Et si l'évêque acceptait ses fonctions aux mêmes conditions? [40,136] (Le Poissonnier) J'en doute. [40,137] (Le Boucher) Ce que l'évêque a décidé, le pape peut-il le casser? [40,138] (Le Poissonnier) Oui. [40,139] (Le Boucher) Ce que le pape a décrété, personne ne peut-il l'abroger? [40,140] (Le Poissonnier) Personne. [40,141] (Le Boucher) D'où vient donc que les sentences des papes ont été cassées sous prétexte qu'ils n'étaient pas suffisamment instruits, et que les constitutions des premiers ont été abrogées par leurs successeurs parce qu'elles s'écartaient de la piété? [40,142] (Le Poissonnier) Ces décisions-là étaient subreptices et passagères : car le pape, comme homme, est sujet à l'ignorance de la personne ou du fait; mais ce qui émane de l'autorité d'un concile général est un oracle divin et a autant de poids que les Evangiles, ou du moins presque autant. [40,143] (Le Boucher) Est-il permis de douter des Évangiles? [40,144] (Le Poissonnier) Que dis-tu là? On ne peut pas même douter des conciles réunis régulièrement sous l'inspiration du Saint-Esprit, terminés, publiés et reçus. [40,145] (Le Boucher) Mais qu'objecter à ceux qui doutent de la compétence du concile? Ainsi je vois que le concile de Bâle est rejeté par beaucoup de gens, et que celui de Constance n'a pas l'approbation de tous; j'entends parmi ceux qui passent aujourd'hui pour orthodoxes, sans parler du dernier concile de Latran. [40,146] (Le Poissonnier) Doute qui voudra, à ses risques et périls; pour moi, je ne veux pas douter. [40,147] (Le Boucher) Saint Pierre a donc eu le pouvoir de créer de nouvelles lois? [40,148] (Le Poissonnier) Oui. [40,149] (Le Boucher) Saint Paul et les autres apôtres l'ont-ils eu aussi? [40,150] (Le Poissonnier) Ils l'ont eu chacun dans leur Église, qu'ils tenaient de saint Pierre ou du Christ. [40,151] (Le Boucher) Les successeurs de saint Pierre ont-ils le même pouvoir que saint Pierre lui-même? [40,152] (Le Poissonnier) Pourquoi pas? [40,153] (Le Boucher) On doit donc autant de respect au bref du pape qu'aux Épîtres de saint Pierre, et autant de déférence aux constitutions des évêques qu'aux Épîtres de saint Paul? [40,154] (Le Poissonnier) Je crois même qu'il leur est dû encore plus de respect s'ils commandent et s'ils règlementent avec autorité. [40,155] (Le Boucher) Mais est-il permis de douter que saint Pierre et saint Paul aient écrit sous l'inspiration du Saint-Esprit? [40,156] (Le Poissonnier) Non, quiconque en doute est hérétique. [40,157] (Le Boucher) Penses-tu de même à l'égard des brefs et des constitudons des papes et des évêques? [40,158] (Le Poissonnier) Je pense de même à l'égard du pape; quant aux évêques, je suis incertain; seulement il est bon de ne juger mal de personne, à moins d'une évidence absolue. [40,159] (Le Boucher) Pourquoi le Saint-Esprit souffre-t-il qu'un évêque se trompe plutôt qu'un pape? [40,160] (Le Poissonnier) Parce que le péril qui menace la tête est plus grave. [40,161] (Le Boucher) Si les constitutions des prélats ont tant d'autorité, que signifient donc ces menaces sévères du Seigneur défendant dans le Deutéronome de ne rien ajouter ni ôter à la loi? [40,162] (Le Poissonnier) On n'ajoute point à la loi en en développant le sens caché, en indiquant ce qui a trait à l'observation de la loi; et on n'en retranche rien en la mettant à la portée des auditeurs, en dévoilant certaines choses et en en cachant d'autres, selon les nécessités du temps. [40,163] (Le Boucher) Les constitutions des pharisiens et des scribes obligeaient-elles? [40,164] (Le Poissonnier) Je ne pense pas. [40,165] (Le Boucher) Pourquoi cela ? [40,166] (Le Poissonnier) Parce qu'ils avaient le droit d'enseigner, et non de faire des lois. [40,167] (Le Boucher) Quel pouvoir te semble le plus grand, de faire des lois humaines ou d'interpréter les lois divines? [40,168] (Le Poissonnier) De faire des lois humaines. [40,169] (Le Boucher) Je pense différemment. En effet, celui qui a le droit d'interpréter possède dans son jugement l'autorité de la loi divine. [40,170] (Le Poissonnier) Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire. [40,171] (Le Boucher) Je vais m'expliquer plus clairement. La loi divine commande de venir en aide à ses parents. Un Pharisien interprète que ce que l'on dépose dans le trésor du temple, on le donne à son père, attendu que Dieu est le père de tous les hommes. La loi divine n'est-elle point victime de cette interprétation ? [40,172] (Le Poissonnier) Assurément cette interprétation-là est fausse. [40,173] (Le Boucher) Mais du moment où on leur a confié le droit d'interpréter, comment reconnaîtrai-je celui qui donne la véritable interprétation, surtout s'ils sont en désaccord entre eux? [40,174] (Le Poissonnier) Si le sens commun ne te satisfait pas, suis l'avis des prélats; c'est le plus sûr. [40,175] (Le Boucher) L'autorité des pharisiens et des scribes a donc passé aux théologiens et aux prédicateurs? [40,176] (Le Poissonnier) Oui. [40,177] (Le Boucher) Mais j'entends répéter tous les jours ces mots : "Écoutez, c'est moi qui vous le dis", par des gens qui n'ont jamais mis le pied dans les écoles de théologie. [40,178] (Le Poissonnier) Écoute-les tous avec candeur, mais avec discernement, pourvu qu'ils ne fassent pas qu'extravaguer. Dans ce cas il est bon que le public se lève en les sifflant, afin qu'ils reconnaissent leur démence. D'ailleurs, il faut se fier à ceux qui ont obtenu le titre de docteur. [40,179] (Le Boucher) Mais parmi ceux-là même j'en trouve quelques-uns beaucoup plus ignorants et plus fous que ceux qui sont complètement illettrés, et parmi les plus savants je vois une controverse étonnante. [40,180] (Le Poissonnier) Choisis ce qu'il y a de meilleur; laisse aux autres ce qui est inexpliqué, en adoptant toujours les opinions qui ont pour elles le consentement des grands et de la multitude. [40,181] (Le Boucher) Je sais que cette méthode est la plus sûre. Il y a donc des constitutions iniques, de même qu'il y a des interprétations fausses? [40,182] (Le Poissonnier) Je laisse à d'autres de voir s'il y en a; je crois qu'il peut y en avoir. [40,183] (Le Boucher) Anne et Caïphe avaient-ils le pouvoir de faire des lois? [40,184] (Le Poissonnier) Oui. [40,185] (Le Boucher) Leurs constitutions sur n'importe quel objet obligeaient-elles sous peine de l'enfer? [40,186] (Le Poissonnier) Je ne sais pas. [40,187] (Le Boucher) Supposons qu'Anne ait décidé qu'en revenant du marché personne ne se mettrait à table sans s'être lavé le corps, celui qui négligerait cette formalité commettrait-il un crime digne de l'enfer? [40,188] (Le Poissonnier) Je ne crois pas, à moins que le mépris de l'autorité publique n'aggravât la faute. [40,189] (Le Boucher) Tous les préceptes de Dieu obligent-ils sous peine de l'enfer? [40,190] (Le Poissonnier) Je ne pense pas : car Dieu a défendu tout péché, même véniel, si l'on en croit les théologiens. [40,191] (Le Boucher) Le péché véniel même conduirait peut-être en enfer, si Dieu dans sa miséricorde ne soulageait notre faiblesse. [40,192] (Le Poissonnier) C'est probable, je n'oserais l'affirmer. [40,193] (Le Boucher) Pendant l'exil des Israélites à Babylone, il y en eut beaucoup qui, sans parler d'autres préceptes de la loi, omirent le circoncision. Furent-ils tous damnés? [40,194] (Le Poissonnier) Dieu le sait. [40,195] (Le Boucher) Si un juif, mourant de faim, mangeait en cachette de la viande de porc, commettrait-il un crime? [40,196] (Le Poissonnier) A mon sens, la nécessité excuserait le fait, puisque David a été défendu par la bouche du Seigneur pour avoir, contrairement au précepte de la loi, mangé les pains sacrés, dits pains de proposition, et non seulement il en mangea lui-même, mais il en nourrit encore les profanes compagnons de sa fuite. [40,197] (Le Boucher) Si quelqu'un était réduit à la nécessité ou de périr de faim ou de commettre un vol, lequel choisirait-il de la mort ou du vol? [40,198] (Le Poissonnier) Peut-être dans ce cas n'y aurait-il point vol. [40,199] (Le Boucher) Hein? qu'entends-je? Un oeuf n'est point un oeuf? [40,200] (Le Poissonnier) Surtout s'il prenait avec l'intention de rendre et de désintéresser le propriétaire aussitôt qu'il le pourrait. [40,201] (Le Boucher) Si quelqu'un était menacé de périr, à moins de porter un faux témoignage contre son prochain, lequel des deux devrait-il choisir? [40,202] (Le Poissonnier) La mort. [40,203] (Le Boucher) Si en commettant un adultère on pouvait sauver sa vie? [40,204] (Le Poissonnier) La mort serait préférable. [40,205] (Le Boucher) Si par une simple fornication on peut éviter la mort? [40,206] (Le Poissonnier) Plutôt mourir, comme l'on dit. [40,207] (Le Boucher) Pourquoi ici un oeuf ne cesse-t-il point d'être un oeuf, surtout si l'on ne fait ni violence ni outrage ? [40,208] (Le Poissonnier) On fait outrage au corps de la jeune fille. [40,209] (Le Boucher) Si l'on peut se sauver par le parjure? [40,210] (Le Poissonnier) Il faut mourir. [40,211] (Le Boucher) Par un simple mensonge, sans faire de tort à personne? [40,212] (Le Poissonnier) On enseigne que la mort est préférable; mais je croirais que, pour une nécessité grave ou en vue d'une grande utilité, un pareil mensonge n'est point un crime, mais tout au plus une faute très légère; seulement il est à craindre, en ouvrant la porte aux mensonges, qu'on ne s'habitue à en commettre de dangereux. Supposons le cas où par un mensonge innocent on pourrait sauver les corps et les âmes de toute sa patrie, quel sera le choix de l'homme pieux? Fuira-t-il le mensonge? [40,213] (Le Boucher) Je ne sais pas ce que feraient les autres, mais moi je ne craindrais pas de dire quinze des mensonges d'Homère; après quoi, j'effacerais cette petite tache avec de l'eau bénite. [40,214] (Le Poissonnier) Moi, j'en ferais autant. [40,215] (Le Boucher) Par conséquent, tout ce que Dieu commande ou interdit n'oblige pas sous peine de l'enfer? [40,216] (Le Poissonnier) Je ne pense pas. [40,217] (Le Boucher) L'obligation se mesure donc, non d'après l'auteur de la loi, mais d'après l'objet qu'elle vise, car il y a des choses qui cèdent à la nécessité et d'autres qui n'y cèdent point. [40,218] (Le Poissonnier) C'est juste. [40,219] (Le Boucher) Si un prêtre en danger de mort pouvait être sauvé en se mariant, que choisira-t-il? [40,220] (Le Poissonnier) La mort. [40,221] (Le Boucher) Puisque la loi divine cède à la nécessité, pourquoi cette loi humaine joue-t-elle le rôle du dieu Terme, et ne daigne-t-elle faire aucune concession? [40,222] (Le Poissonnier) Ce n'est point la loi qui fait obstacle, c'est le voeu. [40,223] (Le Boucher) Si quelqu'un avait fait voeu d'aller à Jérusalem et qu'il ne pût accomplir ce voeu qu'avec la certitude de perdre la vie, faudra-t-il qu'il aille ou qu'il meure? [40,224] (Le Poissonnier) Il faudra qu'il meure, à moins d'obtenir du pape la dispense de son voeu. [40,225] (Le Boucher) Pourquoi exempte-t-on de ce voeu-là et pas de l'autre? [40,226] (Le Poissonnier) Parce que l'un est solennel et l'autre privé. [40,227] (Le Boucher) Que veut dire solennel? [40,228] (Le Poissonnier) Ce que l'on a coutume de faire. [40,229] (Le Boucher) Le second voeu que l'on fait tous les jours n'est donc pas solennel? [40,230] (Le Poissonnier) On le fait, mais en particulier. [40,231] (Le Boucher) Par conséquent, si un moine faisait profession en particulier devant son abbé, le voeu ne serait point solennel? [40,232] (Le Poissonnier) Tu plaisantes. On exempte d'un voeu privé d'autant plus aisément qu'on peut le rompre avec moins de scandale, et que celui qui le fait, le fait avec l'intention de changer d'avis si cela lui plaît. [40,233] (Le Boucher) Ceux qui, en particulier, font voeu de chasteté perpétuelle, le font donc avec cette intention ? [40,234] (Le Poissonnier) Ils le devraient. [40,235] (Le Boucher) Leur voeu est donc tout à la fois perpétuel et non perpétuel? Si un chartreux était réduit à la nécessité de manger de la viande ou de mourir, lequel des deux choisira-t-il? [40,236] (Le Poissonnier) Les médecins prétendent que les viandes les plus substantielles ont leur équivalent dans l'or potable et les perles. [40,237] (Le Boucher) Lequel est le plus avantageux de secourir un moribond avec des perles et de l'or, et de sauver au prix de ces choses la vie de beaucoup de gens ou de donner un poulet à un malade. [40,238] (Le Poissonnier) Je ne sais pas. [40,239] (Le Boucher) Pourtant le poisson et la viande ne comptent point parmi les aliments dits substantiels. [40,240] (Le Poissonnier) Laissons les chartreux à leur juge. [40,241] (Le Boucher) Parlons en général. L'observation du sabbat est gravée dans la loi de Moïse soigneusement, fréquemment et en beaucoup de mots. [40,242] (Le Poissonnier) Oui, [40,243] (Le Boucher) Eh bien ! secourrai-je une ville en danger en violant le sabbat ou ne la secourrai-je pas? [40,244] (Le Poissonnier) Ah çà ! me prends-tu pour un juif? [40,245] (Le Boucher) Oui, et pour un juif circoncis. [40,246] (Le Poissonnier) Le Seigneur a tranché lui-même cette difficulté : le sabbat a été institué dans l'intérét de l'homme et non à son préjudice. [40,247] (Le Boucher) Cette loi prévaudra donc dans toutes les constitutions humaines? [40,248] (Le Poissonnier) Oui, à moins qu'il n'y ait empêchement. [40,249] (Le Boucher) Mais si l'auteur de la loi, loin de vouloir qu'elle oblige sous peine de l'enfer, entend n'inculper personne et n'attache à sa constitution que la valeur d'une exhortation? [40,250] (Le Poissonnier) Mon bon ami, la mesure de l'obligation de la loi ne dépend point de celui qui la fait. Il a usé de son pouvoir en faisant une loi; quant à savoir à quoi elle oblige ou n'oblige pas, cela dépend de Dieu. [40,251] (Le Boucher) Pourquoi donc entendons-nous tous les jours nos curés crier en chaire : "Demain, il faudra faut jeûne sous peine de la damnation éternelle", si nous ne savons pas comment oblige la loi humaine? [40,252] (Le Poissonnier) Ils font cela pour effrayer davantage les récalcitrants, car je pense que c'est à eux que ces paroles s'adressent. [40,253] (Le Boucher) Je ne sais pas s'ils épouvantent les récaltitrants par de tels propos; toujours est-il qu'ils jettent les faibles dans l'inquiétude ou dans le danger. [40,254] (Le Poissonnier) Il est difficile de ménager les uns et les autres. [40,255] (Le Boucher) La coutume et la loi ont-elles la même force? [40,256] (Le Poissonnier) La coutume en a quelquefois plus. [40,257] (Le Boucher) Ainsi donc, quoique ceux qui établissent la coutume n'aient nullement l'intention de tendre un piège à personne, elle oblige néanmoins bon gré, mal gré. [40,258] (Le Poissonnier) Je le crois. [40,259] (Le Boucher) Elle peut imposer un fardeau, elle ne peut pas l'ôter. [40,260] (Le Poissonnier) Parfaitement. [40,261] (Le Boucher) Tu vois donc maintenant combien il est dangereux que les hommes fassent de nouvelles lois sans y être invités par une nécessité pressante ou par une grande utilité. [40,262] (Le Poissonnier) Oui. [40,263] (Le Boucher) Quand le Seigneur dit : "Gardez-vous bien de jurer", rend-il passible de l'enfer quiconque jure? [40,264] (Le Poissonnier) Je ne crois pas : car c'est un conseil et non un précepte. [40,265] (Le Boucher) Mais comment le saurai-je, puisque le Seigneur n'a rien défendu avec plus de soin et de sévérité que de jurer? [40,266] (Le Poissonnier) Les docteurs te l'apprendront. [40,267] (Le Boucher) Et quand saint Paul donne un conseil, n'oblige-t-il pas sous peine de l'enfer? [40,268] (Le Poissonnier) Non. [40,269] (Le Boucher) Pourquoi cela? [40,270] (Le Poissonnier) Parce qu'il ne veut pas tendre un piège aux faibles. [40,271] (Le Boucher) Il dépend donc de l'auteur de la loi de lier ou de ne pas lier sous peine de l'enfer. Et c'est agir saintement que de prendre garde de ne pas faire tomber les faibles dans le piège de certaines constitutions. [40,272] (Le Poissonnier) Oui. [40,273] (Le Boucher) Et si saint Peul a usé de cette précaution, à plus forte raison les prêtres doivent-ils le faire, puisqu'on ne sait pas au juste en vertu de quel esprit ils agissent. [40,274] (Le Poissonnier) D'accord. [40,275] (Le Boucher) Tu disais pourtant tout à l'heure qu'il ne dépendait pas de l'auteur de la loi de déterminer son obligation. [40,276] (Le Poissonnier) Il s'agit maintenant d'un conseil et non d'une loi. [40,277] (Le Boucher) Rien n'est plus facile que de changer le mot. Ne volez point, est-ce un précepte? [40,278] (Le Poissonnier) Oui. [40,279] (Le Boucher) Ne résistez en aucune façon au méchant? [40,280] (Le Poissonnier) C'est un conseil. [40,281] (Le Boucher) Cependant cette seconde recommandation ressemble plus à un précepte que la première. Du moins il dépend des évêques de vouloir que leurs règlements soient un précepte ou un conseil. [40,282] (Le Poissonnier) Oui. [40,283] (Le Boucher) Tout à l'heure tu soutenais énergiquement le contraire. En effet, celui qui ne veut pas que sa constitution oblige personne, sous peine de crime, veut assurément qu'elle serve de conseil et non de précepte. [40,284] (Le Poissonnier) C'est vrai; mais il ne faut pas que le public le sache, dans la crainte qu'il ne s'écrie aussitôt que c'est un conseil qu'on peut se dispenser de suivre. [40,285] (Le Boucher) Mais, en attendant, que feras-tu de tant de consciences faibles si malheureusement troublées par ton silence? Mais voyons, dis-moi, les savants ne peuvent-ils point reconnaître à de certaines marques si une constitution a la valeur d'un conseil ou d'un précepte ? [40,286] (Le Poissonnier) Ils le peuvent, à ce que l'on m'a dit. [40,287] (Le Boucher) Ne puis-je pas connaître le mystère? [40,288] (Le Poissonnier) Si fait, pourvu que tu n'ailles pas le répéter. [40,289] (Le Boucher) Ah ! tu parleras à un poisson. [40,290] (Le Poissonnier) Si l'on dit simplement : "Nous exhortons, nous arrêtons, nous mandons", c'est un conseil; lorsqu'on dit : "Nous ordonnons, nous commandons strictement", surtout si l'on y joint des menaces d'excommunication, c'est un précepte. [40,291] (Le Boucher) Si je dois à mon boulanger, et que, ne pouvant pas le payer, j'aime mieux fuir que d'être jeté en prison, est-ce que je commets un péché mortel? [40,292] (Le Poissonnier) Je ne pense pas, à moins que tu n'aies pas la volonté de payer. [40,293] (Le Boucher) Pourquoi suis-je donc excommunié? [40,294] (Le Poissonnier) Cette foudre épouvante les méchants et ne brûle point les innocents. Tu sais que chez les anciens Romains il y avait aussi des lois dures et menaçantes, faites uniquement dans ce but. Ainsi cette loi des Douze Tables qui enjoignait de couper en deux le corps du débiteur, dont il n'existe aucun exemple parce qu'elle avait été faite non pour servir, mais pour effrayer. Et de même que la foudre n'agit point sur la cire et le lin, mais sur le bronze, ces sortes d'excommunications n'agissent pas sur les malheureux, mais sur les récalcitrants. Toutefois, pour parler franchement, appliquer à des choses frivoles la foudre confiée par le Christ, c'est faire en quelque sorte ce que les anciens appelaient "verser de l'huile parfumée sur des lentilles". [40,295] (Le Boucher) Le père de famille a-t-il dans sa maison le même droit que l'évêque dans son diocèse? [40,296] (Le Poissonnier) Oui, proportion gardée. [40,297] (Le Boucher) Et ses ordres obligent-ils pareillement? [40,298] (Le Poissonnier) Pourquoi pas? [40,299] (Le Boucher) Je défends de manger des oignons; celui qui ne m'obéira pas sera-t-il compromis devant Dieu? [40,300] (Le Poissonnier) C'est à lui de le voir. [40,301] (Le Boucher) Dorénavant je ne dirai plus aux miens: J'ordonne, mais : Je recommande. [40,302] (Le Poissonnier) Tu feras sagement. [40,303] (Le Boucher) Mais je m'aperçois que mon voisin est sur le point de se perdre; je le prends à part et je l'engage à se retirer de la compagnie des ivrognes et des joueurs; celui-ci, méprisant mes conseils, se met à mener une vie plus déréglée qu'auparavant : dans ce cas, est-il lié par mes recommandations? [40,304] (Le Poissonnier) Sans doute. [40,305] (Le Boucher) Donc, ni en conseillant, ni en exhortant, nous n'évitons le piège. [40,306] (Le Poissonnier) Du tout, le piège n'est pas dans l'avertissement, mais dans ce qui en fait le sujet : car si vous invitez votre frère à porter des souliers et qu'il n'en fasse rien, il ne sera coupable d'aucun crime. [40,307] (Le Boucher) Je ne te demanderai pas jusqu'où obligent les prescriptions des médecins. Le voeu oblige-t-il sous peine de l'enfer? [40,308] (Le Poissonnier) Oui. [40,309] (Le Boucher) Toute espèce de voeux? [40,310] (Le Poissonnier) Sans exception, pourvu qu'ils soient licites, légitimes et libres. [40,311] (Le Boucher) Qu'entends-tu par libre? [40,312] (Le Poissonnier) Ce qui n'est point arraché par la nécessité. [40,313] (Le Boucher) Qu'est-ce que la nécessité? [40,314] (Le Poissonnier) C'est la crainte qui frappe l'homme de coeur. [40,315] (Le Boucher) Même le stoïcien qui, "si l'univers brisé venait d s'écrouler sur lui, en recevrait les débris sans s'émouvoir"? [40,316] (Le Poissonnier) Montre-moi ce stoïcien-là et je te répondrai. [40,317] (Le Boucher) Mais, raillerie à part, la crainte de la faim ou de l'infamie frappe-t-elle l'homme de coeur? [40,318] (Le Poissonnier) Pourquoi pas? [40,319] (Le Boucher) Si une fille non émancipée se marie secrètement à l'insu de ses parents, qui ne le permettraient pas s'ils le savaient, le voeu sera-t-il légitime? [40,320] (Le Poissonnier) Oui. [40,321] (Le Boucher) Je ne sais pas s'il le sera, mais assurément ce voeu est du nombre de ceux qui, quoique véritables, doivent étre cachés pour ne pas scandaliser les faibles. Si une jeune fille qui s'est mariée avec le consentement de ses parents se voue à la congrégation de Sainte-Claire, secrètement et malgré ses parents, le voeu sera-t-il licite et légitime? [40,322] (Le Poissonnier) S'il a été solennel. [40,323] (Le Boucher) Est-ce un voeu solennel que l'on prononce dans les champs, au fond d'un monastère? [40,324] (Le Poissonnier) On le considère comme tel. [40,325] (Le Boucher) Si la même personne, chez elle, devant quelques témoins, fait voeu de chasteté perpétuelle, ce voeu ne sera-t-il pas légitime? [40,326] (Le Poissonnier) Non. [40,327] (Le Boucher) Pourquoi? [40,328] (Le Poissonnier) Parce qu'un voeu plus saint s'y oppose. [40,329] (Le Boucher) Si cette même jeune fille vend un petit champ, le contrat sera-t-il valide? [40,330] (Le Poissonnier) Je ne pense pas. [40,331] (Le Boucher) Et il sera valide si elle se place elle-même sous la puissance d'autrui? [40,332] (Le Poissonnier) Si elle se consacre à Dieu. [40,333] (Le Boucher) Est-ce que le voeu privé ne consacre pas l'homme à Dieu? Celui qui reçoit le saint sacrement du mariage ne se consacre-t-il pas à Dieu ? Ceux que Dieu a joints se vouent-ils au diable? Le Seigneur a dit des époux seuls : "Ceux que Dieu a joints, l'homme ne les séparera pas". En outre, quand un jeune garçon ou une jeune fille simple est jetée dans un monastère par les menaces de ses parents, la dureté de ses tuteurs, les coupables instigations des moines, les caresses et les mauvais traitements, leur voeu est-il libre ? [40,334] (Le Poissonnier) S'ils sont capables de dol. [40,335] (Le Boucher) Cet âge est le plus capable de dol puisqu'on peut le plus facilement le tromper. Si je formais la résolution de m'abstenir de vin les vendredis, cette résolution m'obligerait-elle autant qu'un voeu ? [40,336] (Le Poissonnier) Je ne pense pas. [40,337] (Le Boucher) Quelle différence y a-t-il donc entre une résolution arrêtée et un voeu formé par une pensée secrète ? [40,338] (Le Poissonnier) L'intention d'obliger. [40,339] (Le Boucher) Tu disais tout à l'heure que cette intention n'était pas admise dans ce cas. Je forme une résolution si je puis la tenir, et je fais un voeu, que je puisse ou ne puisse pas le tenir? [40,340] (Le Poissonnier) Tu y es. [40,341] (Le Boucher) Je suis devant un mur où je vois des nuages peints, c'est-à-dire rien. Est-ce que dans la résolution il faut également tenir compte de l'objet? [40,342] (Le Poissonnier) Oui. [40,343] (Le Boucher) Et de mème que pour un simple avis on doit éviter le mot de loi, il ne faut pas prononcer ici le mot de voeu ? [40,344] (Le Poissonnier) Parfaitement. [40,345] (Le Boucher) Si le pape défendait de contracter mariage au-dessous du septième degré de parenté, celui qui épouserait sa parente au sixième degré commettrait-il un crime? [40,346] (Le Poissonnier) Je le crois; du moins il risquerait de le faire. [40,347] (Le Boucher) Si l'évèque ordonnait à ses administrés de n'avoir commerce avec leur femme que le lundi, le jeudi et le samedi, celui qui verrait la sienne secrètement les autres jours commettrait-il un crime ? [40,348] (Le Poissonnier) Je le crois. [40,349] (Le Boucher) S'il défendait de manger des oignons ? [40,350] (Le Poissonnier) Quel rapport cela a-t-il avec la piété? [40,351] (Le Boucher) Parce que les oignons provoquent les appétits sensuels. Ce que je dis des oignons, admettons que je l'aie dit des roquettes. [40,352] (Le Poissonnier) J'hésite. [40,353] (Le Boucher) Pourquoi hésites-tu ? D'où vient aux lois humaines le pouvoir d'obliger ? [40,354] (Le Poissonnier) De ces paroles de saint Paul : "Obéissez à vos préposés". [40,355] (Le Boucher) D'après cela, la constitution des évêques et des magistrats oblige donc tout le monde? [40,356] (Le Poissonnier) Pourvu qu'elle soit équitable, juste et légitimement faite. [40,357] (Le Boucher) Mais qui jugera si elle réunit ces conditions? [40,358] (Le Poissonnier) Celui qui l'a faite, car c'est à l'auteur de la loi de l'interpréter. [40,359] (Le Boucher) Il faut donc obéir sans examen à toute espèce de constitution ? [40,360] (Le Poissonnier) Oui. [40,361] (Le Boucher) Comment ! si un préposé fou et impie rend une loi impie et inique, il faudra s'en rapporter à son jugement, et le public, qui n'a point le droit de juger, obéira? [40,362] (Le Poissonnier) A quoi bon rêver des choses qui ne sont pas? [40,363] (Le Boucher) Celui qui aide son père, mais qui ne l'aiderait pas si la loi ne l'y forçait, accomplit-il la loi? [40,364] (Le Poissonnier) Je ne crois pas. [40,365] (Le Boucher) Pourquoi cela? [40,366] (Le Poissonnier) D'abord, il ne répond pas à l'intention de celui qui a fait la loi; ensuite, il ajoute à sa volonté impie l'hypocrisie. [40,367] (Le Boucher) Celui qui jeûne, mais qui ne jeûnerait pas si l'Église ne l'ordonnait, satisfait-il à la loi? [40,368] (Le Poissonnier) Tu changes et l'auteur et l'objet de la loi. [40,369] (Le Boucher) Compare donc un juif jeûnent les jours prescrits, mais qui ne jeûnerait pas si la loi ne l'y forçait, avec un chrétien observant le jeûne imposé par les hommes, mais qui ne l'observerait pas si la loi était abrogée; ou, si tu préfères, un juif s'abstenant de viande de porc et un chrétien s'abstenant de viande et de laitage le vendredi. [40,370] (Le Poissonnier) Je crois qu'il faut user d`indulgence envers la faiblesse qui résiste un peu à la loi, mais non envers celui qui de propos délibéré repousse la loi et murmure contre elle. [40,371] (Le Boucher) Tu avoues cependant que les lois divines n'obligent pas toujours sous peine de l'enfer. [40,372] (Le Poissonnier) Pourquoi ne l'avouerais-je pas? [40,373] (Le Boucher) Tu n'oses point avouer qu'il y a une loi humaine qui n'oblige pas sous la même peine, et tu laisses l'homme dans le doute. Tu vois donc bien que tu as plus de déférence pour les lois des hommes que pour celles de Dieu. Le mensonge et la calomnie sont essentiellement des vices, défendus par Dieu; cependant tu avoues qu'il y a une sorte de mensonge et de calomnie qui n'oblige pas sous peine de l'enfer; et celui qui pour une raison quelconque fait gras le vendredi, tu n'oses pas le délivrer de la peine de l'enfer? [40,374] (Le Poissonnier) Il ne m'appartient pas d'absoudre ni de condamner personne. [40,375] (Le Boucher) Si les lois divines et humaines obligent pareillement, quelle différence y a-t-il donc entre les unes et les autres? [40,376] (Le Poissonnier) La voici : celui qui viole la loi humaine pèche immédiatement contre l'homme (si tu me permets d'employer les fleurs de la scolastique) et médiatement contre Dieu; pour celui qui viole la loi divine, c'est le contraire. [40,377] (Le Boucher) Qu'importe que tu m'aies versé d'abord du vinaigre ou de l'absinthe, si je dois boire l'un et l'autre? Ou bien qu'importe que la pierre qui m'a blessé aille par contre-coup frapper mon ami, ou réciproquement? [40,378] (Le Poissonnier) Je dis ce que j'ai appris, [40,379] (Le Boucher) Et si la mesure de l'obligation se règle d'après l'objet et les circonstances dans l'une et l'autre loi, quelle différence y a-t-il entre l'autorité de Dieu et celle des hommes? [40,380] (Le Poissonnier) Cette demande est impie. [40,381] (Le Boucher) Cependant beaucoup de gens croient qu'il y a une grande différence. Dieu a fait une loi par l'organe de Moïse, et il n'est pas permis de la violer; il en fait par l'organe des papes, ou du moins d'un concile: quelle différence y a-t-il entre les unes et les autres? La loi de Moïse a été rendue par un homme, nos lois sont rendues par des hommes. Et on semble attacher moins d'importance à ce que Dieu a prescrit par Moïse seul, qu'à ce que le Saint-Esprit déclare par un nombreux concile d'évêques et de savants. [40,382] (Le Poissonnier) Il n'est pas permis de douter de l'esprit de Moïse. [40,383] (Le Boucher) Saint Paul a rempli les fonctions d'évêque. Quelle différence y a-t-il donc entre les préceptes de saint Paul et ceux d'un évéque? [40,384] (Le Poissonnier) C'est que saint Paul a écrit, sans contredit, sous l'inspiration du Saint-Esprit. [40,385] (Le Boucher) Cette autorité des écrits, jusqu'où s'étend-elle? [40,386] (Le Poissonnier) Je ne crois pas qu'elle s'étende au delà des apôtres, sauf que l'autorité des conciles est inviolable. [40,387] (Le Boucher) Pourquoi n'est-il pas permis de douter de l'esprit de saint Paul? [40,388] (Le Poissonnier) Parce que l'unanimité de l'Église s'y oppose. [40,389] (Le Boucher) Est-il permis de douter des évèques? [40,390] (Le Poissonnier) On ne doit pas porter sur eux un jugement téméraire, à moins d'un cas évident de simonie ou d'impiété. [40,391] (Le Boucher) Et des conciles? [40,392] (Le Poissonnier) Il n'est pas permis d'en douter, s'ils ont été réunis et tenus régulièrement, sous l'invocation du Saint-Esprit. [40,393] (Le Boucher) Il y a donc des conciles où l'on ne rencontre pas ces conditions? [40,394] (Le Poissonnier) Il peut y en avoir. Sans cela les théologiens n'auraient point ajouté cette exception. [40,395] (Le Boucher) Il paraît donc que l'on peut aussi douter des conciles? [40,396] (Le Poissonnier) Je ne crois pas, lorsqu'ils ont été admis et approuvés par le consentement et l'opinion des nations chrétiennes. [40,397] (Le Boucher) Depuis que nous avons dépassé les bornes dans lesquelles Dieu a voulu circonscrire cette autorité saciée et inviolable de l'Écriture, je vois encore une autre différence entre les lois divines et humaines. [40,398] (Le Poissonnier) Laquelle? [40,399] (Le Boucher) Les lois divines sont immuables, excepté celles qui paraissent avoir été faites temporairement en guise d'avertissement ou de correction, dont les prophètes ont prédit le désuétude suivant le sens charnel, et dont les apôtres ont enseigné l'abandon. Ensuite, parmi les lois humaines il y en a quelques-unes d'iniques, de folles, de dangereuses; aussi sont-elles abrogées soit par l'autorité des supérieurs, soit par la négligence unanime du public. Rien de semblable dans les lois divines. En outre, la loi humaine s'éteint naturellement quand l'objet pour lequel elle a été faite cesse d'exister; par exemple si une ordonnance enjoignait à chacun de fournir tous les ans une contribution pour bâtir un temple; le temple achevé, la rigueur de la loi s'éteint. De plus, la loi faite par les hommes n'est une loi qu'autant qu'elle est approuvée de ceux qui en feront usage. La loi divine ne doit pas être discutée et ne peut pas être abrogée. Si Moïse, su moment de publier sa loi, recueillit les suffrages du peuple, ce n'est point que la chose fût nécessaire, c'était pour obtenir plus de soumission : car il y aurait de l'impudence à braver une loi que l'on aurait approuvée par son suffrage. Enfin, comme les lois humaines, qui prescrivent généralement des pratiques corporelles, servent de guides pour la piété, leur rôle parait devoir cesser quand l'homme, ayant atteint la vigueur de l'esprit, n'a plus besoin de semblables lisières, pourvu qu'il évite soigneusement de ne point scandaliser les faibles, superstitieux de bonne foi. C'est comme si un père prescrivait à sa fille impubère de ne point boire de vin pour mieux garder sa virginité jusqu'à son mariage; celle-ci, devenue grande et en possession de mari, n'est plus liée par l'ordre de son père. Beaucoup de lois ressemblent aux médicaments, lesquels changent et font place à d'autres suivent les circonstances, de l'aveu même des médecins qui, s'ils employaient toujours les mêmes remèdes légués par les anciens, tueraient plus de gens qu'ils n'en guériraient. [40,400] (Le Poissonnier) Tu entasses une foule de choses parmi lesquelles il y en a quelques-unes que j'approuve, d'autres que je désapprouve, et d'autres que je ne comprends pas. [40,401] (Le Boucher) Si la loi de l'évêque sent évidemment la simonie, par exemple, s'il ordonne que chaque curé achètera deux fois par an, moyennant un ducat d'or, le droit d'absoudre des cas dits épiscopaux, afin d'extorquer davantage aux siens, penses-tu qu'il faille lui obéir ? [40,402] (Le Poissonnier) Oui, sous réserve de crier contre l'iniquité de la loi, sans jamais en venir à la sédition. Mais que signifie ce boucher interrogateur? A chacun son métier. [40,403] (Le Boucher) Ces sortes de questions nous mettent souvent à la torture pendant les repas; quelquefois la discussion s'échauffe jusqu'aux coups et au sang. [40,404] (Le Poissonnier) Se batte qui voudra : pour moi, je suis d'avis que les lois de nos pères doivent être accueillies avec respect et observées religieusement comme venant de Dieu, et qu'il n'est ni prudent ni pieux de concevoir ou de semer de mauvais soupçons sur l'autorité publique. S'il se présente quelque mesure tyrannique qui toutefois n'entraine point à l'impiété, il vaut mieux la supporter que lui opposer une résistance séditieuse. [40,405] (Le Boucher) J'avoue que ce système sauvegarde parfaitement les intérêts de ceux qui ont le pouvoir en mains. Je pense comme toi, et je ne leur porte point envie; mais je voudrais bien connaître un système qui sauvegardât la liberté et les intérêts du public. [40,406] (Le Poissonnier) Dieu n'abandonnera pas son peuple. [40,407] (Le Boucher) Mais en attendant, que devient cette liberté de l'Esprit que les Apôtres promettent d'après l'Évangile, que saint Paul annonce tant de fois, en s'écriant "que le royaume de Dieu ne consiste point dans le boire et le manger; que nous sommes des fils affranchis du pédagogue; que nous n'obéissons plus aux éléments de ce monde", et dans une foule d'autres passages; que devient, dis-je, cette liberté, si les chrétiens sont chargés de plus de constitutions que les juifs, et si les lois des hommes obligent plus étroitement que la plupart des préceptes transmis par Dieu? [40,408] (Le Poissonnier) Je vais te le dire, boucher. La liberté des chrétiens ne consiste point à pouvoir faire tout ce qu'ils veulent, sans tenir compte des constitutions humaines; mais, grâce à la ferveur de l'Esprit qui les dispose à tout, ils font avec joie et avec empressement ce qui leur est prescrit; en un mot, ils sont des fils plutôt que des esclaves. [40,409] (Le Boucher) Fort bien, mais il y avait sous la loi de Moïse des fils, et il y a sous l'Évangile des esclaves ; je crains même que la plus grande partie des hommes ne le soient, car ceux-là sont esclaves qui remplissent leur devoir forcés par la loi. Quelle différence y a-t-il donc entre la nouvelle et l'ancienne loi? [40,410] (Le Poissonnier) A mon sens, il y en a une très grande. Ce que l'ancienne a enseigné sous des voiles, la nouvelle l'a mis sous les yeux; ce que l'une a annoncé sous des énigmes, l'autre l'a montré clairement; ce que celle-ci a promis d'une manière un peu obscure, celle-là l'a révélé en grande partie; l'une avait été donnée à un seul peuple, l'autre enseigne le salut à tous les peuples indistinctement; la première a communiqué à quelques prophètes et à des hommes d'élite sa grâce extraordinaire et spirituelle, la seconde a répandu abondamment sur des personnes de tout âge, de tout sexe et de tout pays, toutes sortes de dons : langues, guérisons, prophéties, miracles. [40,411] (Le Boucher) Que sont donc devenus les miracles? [40,412] (Le Poissonnier) Ils ont cessé, ils ne sont point morts; soit qu'on n'en ait plus besoin depuis que la doctrine du Christ est publiée, soit que pour la plupart, chrétiens de nom seulement, nous manquions de la foi qui est l'architecte des miracles. [40,413] (Le Boucher) S'il est besoin de miracles pour les incrédules et les sceptiques, aujourd'hui le monde est plein de ces gens-là. [40,414] (Le Poissonnier) Il y a une incrédulité qui se trompe de bonne foi, témoin celle des juifs murmurant contre saint Pierre, parce qu'il avait admis à la grâce de l'Évangile la famille de Corneille; témoin celle des gentils qui pensaient que la religion qu'ils avaient reçue de leurs pères était salutaire et qui considéraient la doctrine des Apôtres comme une superstition étrangère; ceux-ci se convertirent à la vue des miracles. Aujourd'hui ceux qui ne croient point à l'Évangile, dont la lumière brille avec tant d'éclat dans tout l'univers, ne se trompent pas de bonne foi; mais, aveuglés par leurs mauvaises passions, ils ne veulent pas comprendre pour faire le bien; ceux-là aucun miracle ne les ramènerait à de meilleurs sentiments. Il s'agit maintenant de guérir; plus tard viendra le moment de punir. [40,415] (Le Boucher) Bien que tu aies avancé beaucoup de choses qui semblent assez probables, je ne veux cependant pas m'en rapporter à un poissonnier; j'irai trouver un théologien très savant; tout ce qu'il décidera sur chaque point, je le tiendrai pour un oracle divin. [40,416] (Le Poissonnier) Lequel? Pharêtre? [40,417] (Le Boucher) Celui-ci radote de bonne foi et avant l'âge; il est digne de prècher devant de vieilles folles. [40,418] (Le Poissonnier) Blite? [40,419] (Le Boucher) Puis-je croire un sophiste aussi bavard? [40,420] (Le Poissonnier) Amphicole? [40,421] (Le Boucher) Je ne croirai jamais les décisions d'un homme auquel, pour mon malheur, j'ai confié mes viandes. Pourrait-il de bonne foi résoudre des problèmes celui qui de très mauvaise foi ne s'est point encore acquitté de sa dette? [40,422] (Le Poissonnier) Lémant? [40,423] (Le Boucher) Je ne demande point aux aveugles de m'indiquer le chemin. [40,424] (Le Poissonnier) Qui donc? [40,425] (Le Boucher) Puisque tu veux le savoir, c'est Céphale, homme nourri dans les trois langues, qui connaît à merveille les belles-lettres et qui a fait une étude longue et approfondie des saintes Écritures et des anciens théologiens. [40,426] (Le Poissonnier) Je vais te donner un meilleur conseil. Va aux enfers; tu y trouveras le rabbin Druin qui, avec la hache de Ténédos, tranchera toutes les questions. [40,427] (Le Boucher) Va devant pour me frayer la route. [40,428] (Le Poissonnier) Mais, raillerie à part, est-il vrai, comme tu le dis, qu'on a donné la permission de faire gras? [40,429] (Le Boucher) Je plaisantais pour te faire enrager. D'abord, si le pape le voulait tout de bon, l'ordre des Poissonniers se soulèverait. Ensuite le monde est plein de pharisiens qui n'ont d'autres titres à la sainteté que ces sortes de pratiques; ils ne souffriraient point qu'on leur enlevât la gloire qu'ils ont acquise, et ils ne permettraient pas que des gens au-dessous d'eux eussent plus de liberté qu'ils n'en ont eu. Il ne serait même pas dans l'intérêt des bouchers que l'on permît le libre usage des aliments. Notre commerce serait soumis à plus d'éventualités; maintenant le gain est plus certain, avec moins de risques et moins de travail. [40,430] (Le Poissonnier) Tu as parfaitement raison; le même inconvénient rejaillirait sur nous. [40,431] (Le Boucher) Je suis bien aise d'avoir enfin trouvé quelque chose qui mit d'accord le poissonnier et le boucher. Maintenant je vais parler à mon tour sérieusement. De même qu'il conviendrait peut-être de n'astreindre le peuple chrétien qu'à un petit nombre de constitutions, attendu que quelques-unes sont pour la piété d'une utilité médiocre ou nulle, pour ne pas dire nuisibles, il ne faut pas non plus être du parti de ceux qui rejettent absolument toutes les constitutions humaines et n'en font aucun cas. Ils font même beaucoup de choses par cela seul qu'il leur est défendu de les faire. Cependant je ne puis m'empêcher d'être étonné des jugements à contre-sens des hommes dans la plupart des cas. [40,432] (Le Poissonnier) Moi aussi je ne puis me défendre d'en être surpris. [40,433] (Le Boucher) Nous jetons feu et flamme au moindre soupçon que les constitutions et l'autorité des prêtres courent risque de perdre un peu de leur importance, et nous nous endormons quand il est à craindre ouvertement qu'en accordant trop à l'autorité des hommes, nous accordions à l'autorité divine moins qu'il ne faut. De la sorte, nous évitons Scylla sans redouter Charybde, qui est plus dangereux. On doit rendre aux évêques l'honneur qui leur est dû; qui le nie? surtout s'ils sont fidèles à leur nom. Mais il est impie de rejeter sur les hommes les honneurs dus à Dieu seul, et, à force de révérer l'homme, de ne point révérer Dieu suffisamment. Dieu doit être honoré dans le prochain, il doit être vénéré dans le prochain; mais en attendant il faut prendre garde que par ce moyen Dieu ne soit frustré de l'honneur qui lui est dû. [40,434] (Le Poissonnier) Nous voyons de même beaucoup de gens avoir tant de confiance dans les cérémonies corporelles que, s'appuyant sur elles, ils négligent ce qui est du ressort de la vraie piété. Ils attribuent à leurs mérites ce qu'ils doivent à la libéralité divine, s'arrêtent là d'où ils devaient marcher vers la perfection et calomnient le prochain pour des choses qui par elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises. [40,435] (Le Boucher) De plus, si dans le même cas il y a deux choses dont l'une soit supérieure à l'autre, nous prenons toujours parti pour la plus mauvaise. Le corps et ce qui tient au corps est partout plus estimé que ce qui tient à l'âme. Tuer un homme est considéré avec raison comme un grand crime; mais corrompre l'esprit de l'homme par une doctrine perverse, par des instigations de vipère est un jeu. Si un prêtre laisse pousser ses cheveux ou s'il revêt l'habit d'un laïque, on le traîne en prison, on le punit sévèrement; s'il boit dans un mauvais lieu, s'il fréquente les prostituées, s'il joue aux jeux de hasard, s'il corrompt les femmes d'autrui, s'il n'ouvre jamais les livres saints, il n'en est pas moins une colonne de l'Église. Je n'excuse point le changement d'habit, mais je blâme l'inconséquence de jugement. [40,436] (Le Poissonnier) Et encore s'il omet de réciter ses heures, l'anathème le frappe; s'il prête à usure, s'il commet des actes de simonie, il est impuni. [40,437] (Le Boucher) Si l'on voit un chartreux vêtu d'un autre habit que le sien, ou mangeant de la viande, quelle abomination ! quelle horreur ! on tremble que la terre, venant à s'entr'ouvrir, n'engloutisse à la fois le regardant et le regardé. Si l'on voit ce même chartreux ivre, déchirant par des propos calomnieux la réputation d'autrui, trompant par des fourberies manifestes un voisin pauvre, on n'éprouve plus la même irritation. [40,438] (Le Poissonnier) Si quelqu'un voyait un franciscain avec une ceinture sans noeuds, un augustin avec une ceinture de laine au lieu de cuir, un carme sans ceinture, un chevalier de Rhodes avec ceinture, ou encore, un franciscain chaussé et un croisier déchaussé, ne soulèverait-il pas, comme l'on dit, les mers de Tyr? [40,439] (Le Boucher) Je crois bien; dernièrement, chez nous, de deux femmes que l'on aurait cru sensées, l'une a fait une fausse couche et l'autre est tombée en syncope, parce qu'elles avaient aperçu un chanoine, aumônier d'un couvent de religieuses, qui se promenait dans le voisinage, mais cependant en public, sans que sa robe de lin fût recouverte du manteau noir. Pourtant ces mêmes femmes avaient vu souvent des oiseaux de cette espèce buvant, chantant, dansant, pour ne pas dire le reste, et elles n'avaient pas eu la moindre nausée. [40,440] (Le Poissonnier) Il faut peut-être pardonner au sexe. Tu connais sans doute Polythrescus. Il était dangereusement malade d'une phthisie. Les médecins lui avaient longtemps conseillé de manger des oeufs et du laitage, mais en vain; l'évéque l'y exhortait vivement. Comme c'était un homme non sans instruction et qui était bachelier en théologie, il paraissait disposé à mourir plutôt que d'obtempérer au conseil de ses deux médecins. Les médecins et ses amis résolurent donc de le tromper. On prépare un breuvage d'oeufs et de lait de chèvre, auquel on donna le nom de lait d'amandes. Il le prit volontiers, et, continuant de le faire pendant quelques jours, il commença à aller mieux, jusqu'à ce qu'une jeune fille révélât le stratagème. Aussitôt il se mit à vomir ce qu'il avait avalé. Or, ce personnage, superstitieux pour du lait, ne se fit aucun scrupule de nier avec un faux serment l'argent qu'il me devait. Il avait déchiré sécrètement avec l'ongle sa signature que je lui avais présentée de bonne foi. On déféra le serment; je perdis mon procès. Il prête serment de si bonne grâce qu'on eût dit qu'il aurait voulu recevoir tous les jours de pareilles citations. Quoi de plus à rebours que cette manière de voir? Il péchait contre l'esprit do l'Église en n'obéissant point au prètre et aux médecins, et cet homme, si faible pour du lait, avait la conscience ferme dans un parjure manifeste. [40,441] (Le Boucher) Il me revient en mémoire une anecdote que dernièrement un dominicain raconta devant un nombreux auditoire, pour adoucir par un agréable récit l'amertume de son sermon : car il expliquait le vendredi saint la mort du Seigneur. Une religieuse avait été violée par un jeune homme; la grossesse déclara le fait; on convoqua la communauté sous la présidence de l'abbesse. Le prévenue fut mise en accusation. Elle n'avait point à nier la cas; la preuve était forcée. Elle eut recours à la question de qualité, ou, si tu aimes mieux, elle rejeta la faute sur un autre. "J'ai été violentée par plus fort que moi". - Mais, au moins, avez-vous crié? - "Je l'aurais fait, dit-elle, si au dortoir il n'était pas défendu de rompre le silence". Admettons que ce soit un conte, mais avouons qu'il se passe bien des choses plus folles que celle-là. Je vais te dire maintenant ce que j'ai vu de mes propres yeux. Je tairai le nom de l'homme et du lieu. J'avais pour allié un prieur, le second de l'abbé, de l'ordre de Saint Benoit, mais du nombre de ceux qui ne mangent point de viande, sauf hors du lieu qu'ils appellent le grand réfectoire. Ce prieur passait pour savant et tenait beaucoup à passer pour tel; il avait près de cinquante ans. Lutter à qui boira la plus, s'égayer dans le vin, était son occupation journalière. Tous les douze jours il allait aux bains publics; là, il avait soin de se purger les reins. [40,442] (Le Poissonnier) Avait-il de quoi suffire à ces dépenses? [40,443] (Le Boucher) Il possédait six cents florins de revenu. [40,444] (Le Poissonnier) O l'enviable pauvreté ! [40,445] (Le Boucher) Le vin et la débauche le rendirent phthitique. Les médecins désespérant de le sauver, l'abbé lui commanda de manger de la viande, en ajoutant ce mot terrible : "sous peine de désobéissance". On le força difficilement de goûter sur son lit de mort de la viande dont il ne se privait pas depuis tant d'années. [40,446] (Le Poissonnier) Le prieur était digne d'un tel abbé. Mais je devine quels sont ceux dont tu parles; je me souviens, en effet, d'avoir entendu raconter cette histoire par d'autres. [40,447] (Le Boucher) Devine. [40,448] (Le Poissonnier) L'abbé n'est-il point grand et gros, un peu bègue? Le prieur n'était-il pas d'une taille petite, mais droite, le visage amaigri? [40,449] (Le Boucher) Tu as deviné. [40,450] (Le Poissonnier) Je vais te rendre la pareille. Je te raconterai un fait que j'ai vu moi-même dernièrement, dont je n'ai pas été seulement témoin, mais auquel j'ai, pour ainsi dire, présidé. Deux moinesses étaient allées visiter leurs parents. En arrivant à leur destination, elles s'aperçurent que le domestique avait laissé par mégarde le livre de prières, suivant la coutume de l'ordre et du lieu dans lequel elles vivaient. Grand Dieu, quoi, trouble! Elles n'osaient pas souper sans avoir récité les prières du soir, et elles ne voulaient pas se servir d'un autre livre que le leur. En attendant, toute la maison mourait de faim. Bref, le domestique s'en retourne à cheval, et rapporte au milieu de la nuit le livre oublié. On récite les prières, et il était près de dix heures quand nous soupâmes. [40,451] (Le Boucher) Jusqu'à présent je ne vois rien de bien répréhensible. [40,452] (Le Poissonnier) Tu n'as encore entendu que la moitié de l'histoire. Pendant le souper, ces vierges commencèrent à s'égayer par le vin; à la fin, le repas retentit d'éclats de rire et de plaisanteries peu pudiques; mais personne ne se conduisit avec plus de licence que ces deux moinesses, qui n'avaient pas voulu se mettre à table sans avoir récité leurs prières selon la formule dé l'ordre. Après le repas, jeux, danses, chansons, je n'ose dire le reste. Mais je crains bien que cette nuit il ne se soit passé quelque chose de peu virginal, à en juger par les préludes, tels que jeux lascifs, signes de tète et baisers. [40,453] (Le Boucher) J'impute cette perversité moins aux vierges qu'aux prêtres chargés de les diriger. Mais, tiens, je vais payer ton anecdote par une anecdote, ou plutôt tu entendras une histoire dont j'ai été témoin oculaire. Ces jours derniers, on jeta en prison quelques personnes qui avaient osé cuire du pain le dimanche, parce que par hasard elles en manquaient. Assurément je ne condamne pas le fait, mais je confrôle le jugement. Quelque temps après, la jour du dimanche des Rameaux, je fus obligé d'aller au village voisin. Là, vers quatre heures de l'après-midi, je fus frappé d'un spectacle, dois-je dire risible ou pitoyable ? Je ne crois pas que les Bacchanales aient rien eu de plus honteux. Les uns chancelaient d'ivresse çà et là, comme un vaisseau privé de son pilote est ballotté par les vents et les flots. Il y en avait qui tenaient leurs camarades sous le bras pour lessoutenir, mais eux-mêmes n'étaient guère solides; d'autres tombaient coup sur coup, et se relevaient difficilement; quelques-uns étaient couronnés de feuilles de chêne. [40,454] (Le Poissonnier) Des feuilles de pampre convenaient mieux; il fallait encore y ajouter le thyrse. [40,455] (Le Boucher) Un vieillard qui faisait Silène était porté en guise de fardeau sur les épaules, dans la posture où l'on enterre les cadavres, les pieds les premiers; seulement on le portait penché en avant, dans la crainte que, penché en arrière, il ne fût étouffé par ses vomissements. Il vomissait horriblement sur les jambes et les talons de ses derniers porteurs. Parmi ceux-ci il n'y en avait pas un qui ne fût ivre; la plupart riaient, mais d'un rire auquel on reconnaissait aisément l'absence de la raison. Ils étaient tous possédés de la fureur de Bacchus. C'est dans cette pompe qu'ils firent leur entrée dans la ville, et cela en plein jour. [40,456] (Le Poissonnier) Où avaient-ils puisé cette folie? [40,457] (Le Boucher) Au village voisin, le vin se vend un peu moins cher qu'à la ville; quelques compagnons de bouteille s'y étaient rendus afin de s'enivrer à moins de frais et plus copieusement; mais ils ne dépensèrent pas moins d'argent et attrapèrent plus de démence. Si ces gens là avaient goûté à un oeuf, on les aurait traînés eu prison comme s'ils eussent commis un parricide. Eh bien, quoique, indépendamment de l'omission du semon, indépendamment de l'oubli des vèpres dans un jour aussi saint, ils aient commis en public tant d'intempérance, personne ne les a punis, personne ne les a eus en horreur, [40,458] (Le Poissonnier) Il ne faut donc pas s'étonner si, au milieu des villes, dans les cabarets voisins du temple, les plus grands jours de fête, on boit, on chante, on danse, on se bat avec tant de bruit et de tumulte qu'il est impossible de suivre la messe et d'entendre le sermon. Si ces mêmes individus avaient, dans le même temps, raccommodé un soulier, ou s'ils avaient goûté de la viande de porc le vendredi, on les eût accusés d'un crime capital. Et cependant le dimanche a été institué surtout pour permettre d'entendre la doctrine évangélique; et s'il est défendu de raccommoder des souliers, c'est pour laisser le temps de parer les âmes. Ce renversement de la raison n'est-il pas étrange ? [40,459] (Le Boucher) Il est monstrueux. Dans la loi du jeûne, il y a deux choses : l'abstinence de nourriture et le choix des aliments. Personne n'ignore que la première est un précepte divin, ou du moins conforme aux intentions de Dieu, tandis que la seconde est non seulement d'invention. humaine, mais de plus elle est presque en opposition avec la doctrine apostolique, quoi qu'on dise pour l'excuser. Eh bien, là encore : par un jugement à rebours, souper est un fait universellement impuni; mais goûter à un aliment défendu par l'homme; permis par Dieu et par les apôtres, est un crime capital. S'il n'est pas absolument certain que la jeûne ait été ordonné par les apôtres, il a du moins été recommandé par leur exemple et par leurs écrits; quant à l'interdiction des aliments que Dieu a créés pour que l'homme en fit usage en le remerciant, combien de sots raisonnements ne faudra-t-il pas pour la défendre devant le tribunal de saint Paul? Et cependant on soupe copieusement partout dans tout l'univers sans que personne en soit scandalisé ; si un malade goûte à un morceau de poulet, la religion chrétienne est en danger. En Angleterre, pendent le carème, on fait un bon souper tous les deux jours, personne ne s'en étonne; si quelqu'un, tourmenté de la fièvre, trempe ses lèvres dans un bouillon de poulet, on l'accuse de commettre plus qu'un sacrilège. Dans ce même pays, pendant le carême, qui pour les chrétiens est le plus ancien et le plus saint des jeûnes, on soupe impunément, comme je viens de le dire, et si, passé le carême, tu veux souper un vendredi, personne ne le souffrira. Si tu demandes pourquoi, on te répondra que c'est l'usage du pays. Ils maudissent celui qui ne respecte pas la coutume de l'endroit, et ils se pardonnent à eux-mêmes de ne point respecter la plus vieille coutume de toute l'Église. [40,460] (Le Poissonnier) On ne doit point approuver celui qui, sans motif, n'observe pas la coutume du pays où il vit. [40,461] (Le Boucher) Je n'incrimine pas ceux qui partagent la carême entre Dieu et leur ventre, mais je constate leur fausse manière d'envisager les choses. [40,462] (Le Poissonnier) Quoique le dimanche ait été institué principalement afin que le public pût se réunir en commun pour entendre la parole de l'Évangite, celui qui n'assiste point à la messe est abominable; celui qui néglige le sermon pour aller jouer à là paume est sans reproche. [40,463] (Le Boucher) On croirait commettre un crime horrible en recevant l'eucharistie sans s'être rincé la bouche; mais on ne craint pas de le faire avec un coeur impur et souillé par de mauvaises passions. [40,464] (Le Poissonnier) Combien de prêtres qui aimeraient mieux mourir que de dire la messe avec un calice et une patène non bénite par l'évêque, ou que de la dire en habits de tous les jours ! Mais, parmi ceux qui pensent de la sorte, combien en voyons-nous qui ne craignent point d'approcher de la sainte table encore ivres des orgies de la nuit dernière ! Quel tremblement, si par hasard ils touchent le corps du Seigneur avec la partie de la main qui n'a point été consacrée par l'huile sainte ! Que ne les voit-on aussi scrupuleux pour ne point offenser le Seigneur par un coeur criminel ! [40,465] (Le Boucher) Nous ne touchons point les vases sacrés, et si par hasard cela nous arrive, nous croyons commettre un crime abominable; mais, en attendant, avec quelle tranquillité ne violons-nous pas les temples vivants du Saint-Esprit ! [40,466] (Le Poissonnier) La loi humaine défend d'admettre au ministère sacré le bâtard, le boiteux et le borgne. Là-dessus nous sommeil très difficiles. Et cependant nous admettons pêle-mêle des ignorants, des joueurs, des ivrognes et des soldats homicides. "Nous ne voyons pas, dira-t-on, les maladies de l'âme". Je ne parle pas de vices secrets, je parle de vices qui sont plus visibles que les difformités du corps. [40,467] (Le Boucher) Il y a des évêques qui ne se réservent de leurs fonctions que les comptes et autres vils détails; le soin de prêcher, qui est le premier devoir de l'évêque, ils l'abandonnent aux plus indignes, ce qu'ils ne feraient pas s'ils n'étaient point imbus d'une fausse manière de voir. [40,468] (Le Poissonnier) Quiconque viole un jour de fête institué par un évêque, n'importe lequel, est emmené devant les tribunaux. Et certains satrapes qui, malgré tant de constitutions des papes et des conciles, au mépris de tant de foudres, empêchent les élections des chanoines, annulent les immunités des ecclésiastiques, ne respectant pas même les maisons fondées par les aumônes d'hommes pieux pour le soulagement des vieillards, des malades et des indigents, certains satrapes, dis je, croient remplir tous les devoirs du chrétien en sévissant contre les prévaricateurs des choses les plus légères. [40,469] (Le Boucher) Il vaut mieux laisser de côté les satrapes, et parler de viande et de marée. [40,470] (Le Poissonnier) Tu as raison. Revenons donc au jeûne et aux poissons. J'ai ouï dire que les lois des papes exceptaient spécialement les enfants, les vieillards, les malades, les invalides, ceux qui supportent de lourds travaux, les femmes enceintes, les nourrices, et celles qui ont une faible santé. [40,471] (Le Boucher) Moi aussi je l'ai souvent entendu dire. [40,472] (Le Poissonnier) J'ai de plus entendu dire qu'un excellent théologien qui, je crois, se nomme Gerson, ajoute que s'il se présente un ces qui ait de l'analogie avec ceux que les lois pontificales exceptent d'une façon spéciale, le commandement devient également nul. Car il y a certains tempéraments qui rendent l'abstinence de nourriture plus mortelle qu'une maladie évidente; et il y a des infirmités ou des maladies qui, sans être apparentes, sont réellement très dangereuses. Par conséquent, celui qui se connaît n'a pas besoin de consulter le prêtre, de même que les enfants ne le consultent point, parce que leur état les exempte de la loi. Et ceux qui obligent à jeûner ou à faire maigre les enfants, les vieillards et les malades, pèchent doublement: d'abord contre la charité fraternelle, ensuite contre l'intention des papes, qui ne veulent pas envelopper dans une loi ceux à qui nuirait l'observation de cette loi. Dans tout ce que le Christ a institué, il a eu en vue la santé de l'âme et du corps. Et aucun pape ne s'attribue un pouvoir assez grand pour compromettre par sa constitution la vie de quelqu'un. Ainsi celui qui pour ne pas manger le soir contracte l'insomnie, et qui par suite de l'insomnie risque de tomber dans le délire, celui-là est homicide de soi-même contre l'esprit de l'Église et contre la volonté de Dieu. Les princes, chaque fois que leur intérêt le commande, menacent par leurs édits de la peine capitale. Je ne limite point leur pouvoir, je dis seulement qu'ils agiraient avec plus de sûreté en n'infligean la peine de mort que pour les motifs exprimés dans les divines Écritures. Dans tout ce qui est mal, le Seigneur éloigne beaucoup de l'extrème limite, ainsi pour le parjure en défendant expressément de jurer, et pour l'homicide en défendant de se mettre en colère, tandis que nous, par la constitution humaine, nous poussons vers l'extrême limite de l'homicide que nous nommons nécessité. Chaque fois qu'il y a un motif plausible, il est du devoir de la charité d'engager de soi-même le prochain à user des aliments que réclame la faiblesse du corps. Et, à défaut d'un motif apparent, il est de la charité chrétienne d'interpréter favorablement un acte qui peut être fait de bonne foi, à moins que celui qui mange n'affecte un mépris évident pour l'Église. Le magistrat civil a raison de punir ceux qui mangent, par orgueil méprisant et par esprit de révolte; mais ce que chacun doit manger chez soi pour sa santé est l'affaire des médecins et non des magistrats. S'il y a des gens pervers qui cherchent par ce moyen à exciter du trouble, qu'on les accuse de sédition, mais non celui qui a pourvu aux besoins de sa santé sans violer la loi divine ni la loi humaine. Certes, on ne saurait prétexter dans ce cas l'autorité des papes, dont la bonté est si grande que, devant un motif raisonnable, ils vous engagent eux-mêmes à faire ce qu'exige la santé et vous arment de bulles contre les mauvaises langues. Enfin, par toute l'Italie on laisse vendre de la viande dans certaines boucheries, sans doute dans l'intérêt de ceux que cette loi n'oblige point. J'ai même entendu dire en chaire à des théologiens très peu pharisiens : "Il ne faut pas craindre à l'heure du souper de manger un pain et de boire un demi-setier de vin ou de bière, à cause de la faiblesse du corps humain". Puisqu'ils se reconnaissent assez de pouvoir pour accorder à des gens valides une collation à la place du souper, et cela contrairement au précepte de l'Église qui a prescrit le jeûne, et non une collation, pourquoi n'osent-ils point permettre le souper à ceux dont la faiblesse l'exige, alors que les papes ont déclaré d'une manière formelle qu'ils le trouvaient bon? Si quelqu'un maltraite son corps, on dit que c'est du zèle, car chacun se connaît, mais où est la piété, où est la charité de ceux qui, contre la loi naturelle, contre la loi divine, contre le sens de la loi pontificale, poussent à la mort ou à une maladie pire que la mort leur frère faible, simple d'esprit et débile de corps? [40,473] (Le Boucher) Ce que tu dis là me rappelle une chose que j'ai vue, il n'y a pas deux ans. Tu connais Éros, cet homme d'un âge déjà avancé, qui a la soixantaine. Sa santé, plus fragile que le verre, est encore accablée de maladies journalières des plus atroces et de travaux d'esprit extrêmement pénibles qui suffiraient pour abattre un Milon; en outre, par une disposition secrète de son tempérament dès l'enfance, il a une telle répugnance pour le poisson et il supporte si peu l'abstinence de nourriture qu'il n'a jamais pu s'y exposer sans mettre sa vie en danger; enfin il est abondamment pourvu de bulles pontificales contre les langues des pharisiens. Dernièrement, sur l'invitation de ses amis, il vint visiter la ville d'Éleuthéropole, qui ne répond pas tout à fait à son nom. C'était pendant le carême. Éros accorda un jour ou deux aux épanchements de l'amitié. Dans l'intervalle il vécut de poisson pour ne scandaliser personne, bien qu'il eût sans nécessité un bref du pape l'autorisant à manger de tout ce qu'il voudrait. Il ressentit bientôt les atteintes de la maladie qui lui était habituelle, maladie plue cruelle que la mort; il se disposa à partir, et il était temps, à moins qu'il ne préférât garder le lit. Alors quelques personnes, se doutant qu'il accélérait son départ parce qu'il ne pouvait pas supporter de faire maigre, firent en sorte que Glaucoplute, homme très instruit et qui jouissait dans ce canton de la plus grande autorité, invita Éros à déjeuner chez lui. Éros, déjà las de la foule qu'il ne pouvait éviter dans l'hôtellerie, accepta, mais à la condition qu'il n'y aurait pour tout apprêt que deux oeufs qu'il mangerait debout, après quoi il monterait à cheval. On le lui promit. Arrivé là, il vit sur la table un poulet. Éros, mécontent, ne toucha à rien autre qu'aux oeufs, puis, mettant fin au repas, il monta à cheval, accompagné de quelques savants. L'odeur de ce poulet parvint, je ne sais comment, aux sycophantes. lis répandirent un bruit aussi affreux que si dix hommes avaient été empoisonnés. Cette nouvelle ne retentit pas seulement dans cette ville; le bruit en courut presque le même jour vers d'autres cités situées à trois journées de distance. Comme cela arrive ordinairement, la rumeur publique avait enchéri sur la vérité; on disait que si Éros n'eût pris promptement la fuite, il aurait été appelé devant le magistrat. Cette allégation était fausse, mais il était vrai que Glaucoplute avait dû fournir des explications au magistrat qui les lui avait demandées. En admettant qu'Éros souffrant, comme je l'ai dit, eût fait gras même en public, qui aurait pu s'en scandaliser? Et pourtant dans cette même ville, pendant tout le carême et surtout les jours de fête, on boit jusqu'à s'enivrer, on crie, on danse, on se bat, on joue près du temple au point qu'il est impossible d'entendre le sermon, et personne ne s'en scandalise. [40,474] (Le Poissonnier) Quelle fausseté de jugement! [40,475] (Le Boucher) Écoute une histoire qui ressemble à celle-ci. Il y a environ deux ans, le même Éros se rendit pour sa santé à Ferventia; je l'y accompagnai par obligeance. Il logea dans la maison d'un vieil ami qui l'avait souvent invité par lettres. C'était un homme très puissant et l'un des dignitaires de cette église. Vint le jour du poisson, aussitôt Éros se sentit indisposé; il fut assiégé d'une foule de maladies: fièvre, maux de tète, vomissement, gravelle. Bien que l'hôte vit son ami en danger, il n'osa pas néanmoins lui offrir une bouchée de viande. Pourquoi cela? Il savait combien de motifs l'y autorisaient, il connaissait la bulle, mais il craignait les langues des hommes. Bientôt le mal fit tant de progrès que la viande n'aurait pu y remédier. [40,476] (Le Poissonnier) Que fit Éros? Je connais son caractère, il mourrait plutôt que de causer à un ami le moindre désagrément. [40,477] (Le Boucher) Il se renferma dans se chambre et y vécut trois jours à la façon. Son repas se composait d'un oeuf et d'un verre d'eau sucrée. Dès que la fièvre eut cessé, il monta à cheval, emportant ses vivres avec lui. [40,478] (Le Poissonnier) Quels vivres? [40,479] (Le Boucher) Du lait d'amandes dans une bouteille et des raisins secs dans un petit sac. Arrivé chez lui, la gravelle se déclara, et il garda la lit un mois entier. Eh bien, ce départ-là fut suivi également d'un bruit de viande aussi dangereux que peu fondé, lequel fut apporté jusqu'à Paris, non sans un nombreux cortège de beaux mensonges. Quel remède imagines-tu contre de pareils obstacles? [40,480] (Le Poissonnier) Que chacun verse son pot de chambre sur la tête de ces gens-là, et que, si l'on vient à les rencontrer, on passe devant eux en se bouchant le nez, afin qu'ils reconnaissent ainsi leur folie. [40,481] (Le Boucher) Du moins cette impiété pharisaïque devrait être sévèrement châtiée par les blâmes des théologiens. Mais que penses-tu d'un tel hôte ? [40,482] (Le Poissonnier) Il me paraît un homme sage, qui sait que, pour les causes les plus frivoles, le public soulève quelquefois de terribles tempêtes. [40,483] (Le Boucher) Admettons qu'il ait agi sagement, et interprétons en bonne part la crainte de cet homme vertueux; mais combien en est-il qui, dans un cas semblable, laissant mourir leur frère, invoquent pour prétexte la coutume de l'Église et le scandale du public, lorsque, par la vie honteuse qu'ils mènent ouvertement dans l'orgie, la débauche, le luxe, l'oisiveté, le mépris absolu des études sacrées, les rapines, les simonies, les fraudes, ils ne craignent nullement de scandaliser le public? [40,484] (Le Poissonnier) Il y en a qui sont exactement comme cela : ce qu'ils nomment piété est une cruauté horrible et impie. Mais je trouve plus cruels ceux qui, au lieu de laisser un homme dans le péril où il est tombé accidentellement, inventent des périls comme autant de piéges, et poussent notoirement une foule de gens à la perte de leur corps et de leur âme, surtout s'ils ne sont revêtus d'aucune autorité publique. [40,485] (Le Boucher) J'attends que tu t'expliques. [40,486] (Le Poissonnier) Il y a une trentaine d'années, j'ai vécu dans un collège de Paris qui tire son nom du vinaigre [40,487] (Le Boucher) C'est le nom de la Sagesse. Mais que dis-tu là? Un poissonnier a vécu dans un collège aussi acide? Je ne m'étonne plus s'il possède tant de questions de théologie; car, à ce que j'ai ouï dire, les murs eux-mêmes y ont l'esprit théologique. [40,488] (Le Poissonnier) C'est comme tu le dis; cependant, sauf un corps infecté d'humeurs viciées et une très grande quantité de poux, je n'en ai rien rapporté. Mais je continue mon récit. Dans ce collège régnait alors Jean Standonck, homme dont le zèle n'était point blâmable, mais qui manquait complétement de jugement. En effet, on doit le louer grandement d'avoir songé aux pauvres en se rappelant sa jeunesse, qu'il avait passée dans une extrême pauvreté. Et, s'il avait assisté les jeunes gens pauvres en leur fournissant seulement les moyens d'étudier sans leur faciliter les amusements, il aurait mérité des éloges; mais il ne s'y prit point ainsi. On était couché si durement, nourri si grossièrement et avec tant de parcimonie, accablé de tant de veilles et de travaux, que, dans l'espace d'une année, dès le premier essai, parmi une foule de jeunes gens doués d'un heureux naturel et donnant les plus belles espérances, les uns moururent, les autres devinrent aveugles, ou fous, ou lépreux; j'en connais moi-même quelques-uns. Il n'y en eut aucun dont la santé ne fût compromise. N'est-ce point là de la cruauté envers le prochain? Non content de cela, il fit prendre à ses élèves le manteau et le capuchon, et leur interdit entièrement l'usage de la viande. Et il a transplanté dans des pays lointains les séminaires de ce genre ! Si chacun obéissait à son entraînement comme celui-ci l'a fait, de pareilles gens finiraient par envahir le monde entier. Telle a été d'abord l'origine des monastères, qui menacent aujourd'hui les pontifes et les monarques. Se glorifier de la conversion de son prochain, c'est un sentiment pieux; mettre sa gloire dans ses vêtements ou dans sa nourriture, c'est agir en pharisien. Soulager la pauvreté du prochain, c'est faire acte de piété; veiller à ce qu'il ne fasse point tourner en luxe la libéralité des gens de bien, c'est avoir de l'ordre. Mais pousser son frère, par de telles privations, vers les maladies, vers le délire, vers la mort, c'est de la cruauté, c'est un parricide. Il n'y a peut-être pas volonté de tuer, mais il y a homicide. Quelle est donc l'indulgence due à de pareilles gens? Celle qu'on accorde au médecin qui, par une ignorance crasse, a tué son malade. Quelqu'un dira : "Personne n'oblige ces jeunes gens à embrasser ce genre de vie; ils y viennent volontairement, ils prient instamment qu'on les admette, et ceux qui ne sont pas contents peuvent s'en aller". O réponse digne d'un Scythe ! Prétend-on que des jeunes gens sauront mieux ce qui leur convient qu'un homme instruit, usé par l'expérience, et d'un âge avancé? C'est l'excuse que pourrait donner au loup le chasseur qui, le sentent affamé, l'a attiré dans ses rets par l'appât de la nourriture. Celui qui à un homme mourant de faim présenterait un mets insalubre ou mortel, lui dira-t-il, pour s'excuser : "Personne ne vous a forcé de manger : c'est librement et de gaieté de coeur que vous avez dévoré ce qu'on vous présentait". L'autre ne répondrait-il pas avec raison : "Vous ne m'avez pas donné de la nourriture, mais du poison"? La nécessité est un rude éperon, la faim est un cruel tourment. Arrière donc ces mots magnifiques : "Le choix était libre". Non, c'est exercer une grande violence que d'employer de pareils tourments. Cette cruauté n'a pas seulement perdu des pauvres, elle a fait mourir beaucoup de fils de riches et a gâté de nobles caractères. Réprimer par de sages moyens les écarts de la jeunesse, c'est agir en père. Mais au cour de l'hiver on donne aux postulants un petit morceau de pain, avec ordre d'aller boire au puits, qui contient une eau malsaine et dont la fraîcheur, le matin, suffirait à donner la mort. Je connais beaucoup de personnes qui, aujourd'hui, ne peuvent pas se débarasser des maladies qu'elles ont contractées là. Il y avait des chambres à coucher dont le sol était bas, le plâtre pourri, et que le voisinage des latrines rendait très dangereuses. Tous ceux qui les ont habitées ont attrapé ou la mort ou une maladie mortelle. Je passe sous silence le supplice horrible du fouet, qu'on inflige même aux innocents. C'est, disent-ils, pour dompter la fierté; ils nomment fierté la dignité du caractère, qu'ils étouffent tant qu'ils peuvent afin de rendre les jeunes gens aptes à la vie claustrale. Que d'oeufs pourris on y mangeait! que de vin gâté on y buvait ! La situation s'est peut-être améliorée, mais trop tard peut ceux qui sont morts ou qui traînent un corps vicié. Je ne dis pas cela par mauvais vouloir contre ce collège; mais j'ai cru devoir relever ces faits pour empêcher que, sous ombre de religion, des hommes cruels ne corrompent un âge tendre et inexpérimenté ! Si je voyais que tous ceux qui prennent le capuchon en devinssent meilleurs, j'exhorterais tout le monde à s'encapuchonner; mais il en est autrement. Il ne faut donc pas détruire, pour ce genre de vie, les sentiments élevés d'un âge qui se développe, mais plutôt former son coeur à la piété. Pour moi, je ne suis jamais entré dans un monastère de chartreux sans y rencontrer un ou deux moines tout à fait fous ou en train de le devenir. Mais il est grand temps, après une si longue digression, de revenir à notre sujet. [40,489] (Le Boucher) Nous ne nous sommes nullement écartés du sujet; nous avons traité la question même, à moins qu'il ne te vienne à l'esprit quelques idées que tu veuilles ajouter à ce que nous avons dit sur les constitutions humaines. [40,490] (Le Poissonnier) Selon moi, ce n'est point accomplir un précepte humain que de ne pas se conformer à l'intention du législateur. En effet, celui qui, les jours de fête, s'abstient seulement du travail des mains, sans assister à la messe ni au sermon, viole le jour de fête, en négligeant les devoirs pour lesquels le jour de fête a été institué. On n'a interdit une occupation bonne que pour en prescrire une meilleure. Aussi ceux qui, au lieu de leurs travaux ordinaires, s'adonnent à la boisson, à la débauche, à l'ivrognerie, aux rixes et au jeu, violent doublement le jour de fête. [40,491] (Le Boucher) Je crois aussi que la récitation du bréviaire a été prescrite aux prêtres et aux moines afin que cet exercice les habituât à élever leur âme vers Dieu. Celui qui ne s'acquitte point de cette tâche commet un péché mortel; mais celui qui marmotte seulement les mots du bout des lèvres, sans faire attention à ce qu'il prononce, ou qui même ne prend pas la peine d'étudier la langue sans laquelle il lui est impossible de comprendre ce qu'il lit, celui-là, dis-je, passe pour un homme de bien, et se juge tel. [40,492] (Le Poissonnier) Je connais quantité de prêtres qui considèrent comme un crime impardonnable d'avoir omis une partie de leur bréviaire ou d'avoir récité par mégarde l'office de la Sainte Vierge au lieu de celui de saint Paul. Cependant ces mêmes prêtres comptaient pour rien le jeu, la débauche et l'ivrognerie, que défendent également les lois divines et humaines. [40,493] (Le Boucher) Et moi, j'en ai vu plusieurs qui auraient préféré mourir plutôt que de dire la messe, si par hasard ils avaient avalé une bouchée ou si, en se rinçant la bouche, quelques gouttes leur étaient tombées dans l'estomac. Cependant ces mêmes prêtres déclaraient nourrir tant de haine contre leurs ennemis que si l'occasion s'en présentait ils les tueraient; et ils ne craignaient pas de s'approcher avec de telles dispositions de la sainte table du Christ. [40,494] (Le Poissonnier) Et pourtant dire la messe à jeun est un précepte humain; oublier son ressentiment avant de s'approcher de la sainte table est une loi divine. [40,495] (Le Boucher) Quelle fausse idée nous nous faisons du parjure ! Celui qui affirme par serment avoir payé une dette est réputé infâme s'il est convaincu du contraire, et l'on ne taxe point de parjure le prêtre qui vit ouvertement d'une manière impudique, après avoir juré publiquement d'observer la chasteté. [40,496] (Le Poissonnier) Que ne chantes-tu cette chanson-là aux vicaires des évêques, qui jurent devant l'autel que tous ceux qu'ils présentent à l'ordination ils les ont reconnus aptes sous le rapport de l'âge, du savoir et des moeurs, quand souvent, dans le nombre, deux ou trois à peine sont passables, et le reste est tout au plus bon pour la charrue? [40,497] (Le Boucher) On inflige une peine à celui qui, poussé par une raison quelconque, fait un faux serment, et l'on ne punit point ceux qui ne disent pas trois mots sans commettre un parjure. [40,498] (Le Poissonnier) Ceux-ci ne jurent pas sérieusement. [40,499] (Le Boucher) A ce compte-là tu pourras défendre un assassin, en disant qu'il n'a pas tué sérieusement. On ne doit commettre un parjure ni pour rire ni sérieusement. Tuer un homme pour rire serait un crime plus affreux que de le tuer étant poussé par la colère. [40,500] (Le Poissonnier) Que serait-ce si l'on pesait à la même balance le serment des princes à leur avénement ? [40,501] (Le Boucher) Et quoique les infractions à ces serments soient choses extrémement sérieuses, comme elles sont pour ainsi dire à la mode, on ne les compte pas pour des parjures. Meme plainte au sujet des voeux. Le voeu du mariage est sans contredit de droit divin, et cependant il est rompu par les voeux de la vie monastique qui est d'invention humaine. [40,502] (Le Poissonnier) Il n'y a point de voeu plus religieux que celui du baptême. Cependant le moine qui change d'habit ou de lieu est poursuivi comme s'il avait empoisonné son père, il est arrêté, emprisonné, quelque-fois même il est mis à mort pour l'honneur de l'ordre; tandis que ceux dont toute la vie est diamétralement contraire aux voeux du baptême, c'est-à-dire qui sont complètement esclaves des richesses, des appétits sensuels et des pompes de ce monde, on les estime, on ne les accuse pas d'avoir violé leur voeu, on ne leur en fait point un reproche, on ne les traite point d'apostats, et ils passent pour chrétiens. [40,503] (Le Boucher) Tel est le jugement du public sur le bien et le mal et sur les privilèges de la fortune. Quelle honte suit la jeune fille qui a failli ! Cependant la langue menteuse et médisante, l'âme gâtée par la haine et l'envie sont beaucoup plus criminelles. Dans quel pays le moindre vol n'est-il pas puni plus sévèrement que l'adultère? Personne ne se lie volontiers avec un homme diffamé pour vol; on se fait gloire d'être l'ami d'un homme couvert d'adultères. Personne ne voudrait marier se fille au bourreau qui, moyennant salaire, est l'instrument de la loi comme le juge lui-même; mais nous ne détestons point l'alliance d'un soldat qui tant de fois, malgré ses parents, souvent contre la défense expresse du magistrat, s'est esquivé pour s'enrôler en mercenaire, qui s'est souillé de tant d'impudicités, de vols, de sacriléges, d'homicides et autres crimes qui se commettent généralement pendant la campagne, lorsqu'on va à l'armée et quand on en revient, nous le prenons pour gendre, une jeune vierge devient amoureuse de cet être pire que le bourreau, et nous jugeons glorieuse la noblesse acquise par le crime. Celui qui vole une pièce de monnaie est pendu; ceux qui dépouillent nombre de gens, en fraudant le trésor public, par les monopoles, par les usures, par mille artifices et fourberies, jouissent d'une grande considération. [40,504] (Le Poissonnier) Celui qui fait prendre du poison à un seul individu subit la peine édictée par la loi contre les empoisonneurs; ceux qui, en gâtant le vin ou l'huile, empoisonnent le public, agissent impunément. [40,505] (Le Boucher) Je connais des moines tellement superstitieux que si par hasard le saint habit leur manquait, ils se croiraient entre les mains du diable; mais ils ne craignent point les griffes du diable lorsqu'ils mentent, qu'ils calomnient, qu'ils s'enivrent, qu'ils sont dévorés d'envie. [40,506] (Le Poissonnier) Nous pouvons voir parmi nous bien des laïques de même force : ils ne croient pas leur demeure à l'abri des coups du démon s'ils ne se sont procuré de l'eau bénite, du feuillage bénit et un cierge; mais ils ne craignent point d'y insulter Dieu tous les jours de mille manières et d'y adorer le diable. [40,507] (Le Boucher) Combien de gens ont plus de confiance dans la Vierge mère ou dans saint Christophe que dans le Christ lui-même ! Ils honorent la Mère par des images, des chandelles et des cantiques; ils offensent outrageusement le Christ par leur vie impie. Les matelots en détresse invoquent la Mère du Christ, ou saint Christophe ou tout autre saint plutôt que le Christ lui-même. Et ils croient se rendre la Vierge propice en lui chantant le soir un cantique qu'ils ne comprennent pas, le "Salve Regina", au lieu de craindre qu'elle ne s'imagine que l'on se moque d'elle par de tels chants, lorsqu'ils passent toute la journée et une grande partie de la nuit à tenir des conversations obscènes, à s'enivrer et à commettre des actes qu'on n'ose rapporter. [40,508] (Le Poissonnier) C'est ainsi que le soldat en danger de mort pense plutôt à saint Georges ou à sainte Barbe qu'au Christ. Quoique le culte le plus agréable aux saints soit l'imitation des vertus par lesquelles ils ont plu au Christ, nous ne nous soucions nullement de leur rendre ce culte-là. Nous croyons que saint Antoine nous sera très favorable, si nous nourrissons en son honneur quelques pourceaux sacrés, ou si nous le faisons peindre lui-même sur les portes et sur les murs de nos maisons avec son cochon, son feu et sa clochette; mais nous ne craignons pas, ce qui est le plus à craindre, qu'il ne maudisse nos demeures où règnent les vices que ce saint homme a toujours détestés. Nous comptons les rosaires et les salutations en l'honneur de la Vierge, que ne comptons-nous plutôt en son honneur l'orgueil dompté, les passions réprimées, les injures pardonnées! Voilà les cantiques qui réjouissent la Mère du Christ; voilà les hommages qui nous attireront les bonnes grâces de tous deux. [40,509] (Le Boucher) De même celui qui est dangereusement malade songe plutôt à saint Roch ou à saint Denis qu'au Christ, le seul rédempteur du genre humain. Bien plus, ceux qui expliquent en chaire les saintes Écritures, qu'on ne peut bien comprendre et bien enseigner sans l'inspiration du Saint-Esprit, aiment mieux invoquer le secours de la Vierge mère que le Christ lui-même ou l'Esprit du Christ. Et l'on soupçonne d'hérésie quiconque ose murmurer contre cette coutume qu'on appelle louable. Cependant il y a une coutume bien plus louable, c'est celle des anciens qu'ont adoptée les Origène, les Basile, les Chrysostôme, les Cyprien, les Ambroise, les Jérôme, les Augustin, qui invoquent souvent l'Esprit du Christ et qui n'implorent jamais le secours de la Vierge. Et l'on ne s'indigne pas contre ceux qui ont osé changer une coutume si sainte fondée sur la doctrine du Christ et des apôtres et sur les exemples des saints pères. [40,510] (Le Poissonnier) Pareille erreur est partagée par beaucoup de moines, qui se persuadent que saint Benoît leur sera propice tant qu'ils porteront son capuchon et son manteau (quoique je ne croie pas que ce saint homme ait jamais porté un habit aussi ample et aussi cher), et qui ne craignent point sa colère en n'ayant rien de commun avec lui dans leur conduite. [40,511] (Le Boucher) Celui qui porte une robe grise et une ceinture de chanvre est frère de saint François; comparez les moeurs, il n'y a rien de plus opposé ! Je parle de la plupart, et non de tous. Ce langage peut s'appliquer à tous les ordres et à tous les états. De la dépravation des jugements provient une fausse confiance, et de cette même source naissent des scandales hors de propos. Qu'un franciscain qui, par hasard, aura perdu sa corde, se montre avec une ceinture de cuir; qu'un augustin paraisse avec une ceinture de laine, ou que le moine qui doit être ceint marche sana ceinture, quelle abomination ! comme il est à craindre que les femmes n'avortent à ce spectacle! Et, pour de semblables bagatelles, quelle rupture de la charité fraternelle! que de haines violentes ! que de médisances empoisonnées ! Le Seigneur crie contre cela dans l'Évangile, et l'apôtre saint Paul en parle avec non moins de force; les théologiens et les prédicateurs devraient tonner là contre. [40,512] (Le Poissonnier) Oui, sans doute, mais dans le nombre il y en a beaucoup qui ont intérêt à entretenir dans de telles dispositions, non seulement le public, mais les princes et les évêques. D'autres n'en savent pas plus là-dessus que le public, ou, s'ils sont plus éclairés, ils dissimulent, aimant mieux servir leur ventre que Jésus-Christ. Il s'ensuit que le public, gâté de toutes parts par de faux jugements, met sa confiance où il y a un danger réel, tremble où il n'y a pas de danger, s'arrète quand il faut marcher, et s'avance quand il faut reculer. Essayez-vous d'ébranler cette fausse doctrine, on crie à la sédition; comme si c'était agir en séditieux que de vouloir détruire par de meilleurs remèdes un état maladif qu'un médecin ignorant a longtemps entretenu et presque tourné en tempérament. Mais il faut couper court à des plaintes qui ne finiraient pas. D'ailleurs, il est à craindre que, si le public s'aperçoit de notre colloque, on n'invente un nouveau proverbe, parce qu'un poissonnier et un boucher se mêlent de ces choses-là. [40,513] (Le Boucher) Je riposterai par ce vieil adage : Souvent un jardinier donne un très bon avis. Dernièrement, je raisonnais là-dessus après un dîner auquel assistait sous de mauvais auspices un individu déguenillé, couvert de poux, pâle, maigre, décharné, le teint cadavéreux. Il avait à peine trois cheveux sur le crâne; chaque fois qu'il parlait, il fermait les yeux : on disait que c'était un théologien. Il m'appela disciple de l'antechrist et balbutia une foule d'autres injures. [40,514] (Le Poissonnier) Que lui as-tu répondu? rien? [40,515] (Le Boucher) Je lui ai souhaité un grain de bon sens dans sa sotte cervelle, si toutefois il avait une cervelle. [40,516] (Le Poissonnier) Je serais bien aise d'apprendre cette histoire en détail. [40,517] (Le Boucher) Tu l'apprendras si tu veux venir dîner jeudi. Tu auras du veau en pâté si mortifiéa et si tendre que tu n'auras qu'à le sucer. [40,518] (Le Poissonnier) Je te le promets, à la condition que, vendredi, tu dîneras chez nous. Je te ferai voir que les poissonniers ne mangent pas toujours de la marée pourrie.