[25] LES HÔTELLERIES. (BERTOLPHE, GUILLAUME). (BERTOLPHE) - D'où vient que, pour nombre de voyageurs, l'usage s'est établi de faire à Lyon une halte de deux à trois jours ? Pour moi, une fois en route, je ne m'arrête point avant de parvenir au bout du trajet. (GUILLAUME) - Et moi, par contre, je m'étonne que l'on puisse s'arracher à cette ville. (BERTOLPHE) - Pourquoi donc ? (GUILLAUME) - Parce qu'il s'y trouve un endroit dont les compagnons d'Ulysse eussent été impuissants à se détacher, car des sirènes y vivent. Jamais personne ne fut à son propre foyer mieux traité que dans cette hôtellerie lyonnaise. (BERTOLPHE) - Comment cela ? (GUILLAUME) - Il y avait toujours à table quelque dame qui égayait le repas par ses facéties et ses bons mots. D'ailleurs, les femmes de Lyon sont admirablement faites. Tout d'abord se présentait la mère de famille, qui, après les salutations, nous priait de nous maintenir en bonne humeur et de réserver au menu le meilleur accueil. Elle cédait la place à sa fille, personne attrayante, d'un caractère et d'un caquet si enjoués qu'elle aurait déridé Caton lui-même. Ajoutez qu'elles vous parlaient non point comme à des étrangers, mais comme à des gens de connaissance et à des familiers. (BERTOLPHE) - Je reconnais bien là l'urbanité de la nation française. (GUILLAUME) - Comme, vu la nécessité de vaquer aux soins domestiques et de congratuler les nouveaux arrivants, la présence de ces dames ne pouvait se prolonger indéfiniment, une adolescente, entraînée à toute espèce de propos badins, demeurait à nos côtés, renvoyant à elle seule les traits qu'on lui décochait de toute part et animant la conversation jusqu'au retour de la fille, car la mère prenait déjà de l'âge. (BERTOLPHE) - Bon ! mais quelle chère y fait-on ? car le ventre ne s'emplit pas à bavarder. (GUILLAUME) - Excellente, sans contredit. Je m'étonne même que l'on arrive à traiter ainsi des hôtes contre si modique écot. Le repas terminé, on s'appliquait à tenir chacun en haleine par des propos divertissants, précaution certaine contre l'ennui. Bref, il me semblait être chez moi, et non point en déplacement. (BERTOLPHE) - Et dans les chambres ? (GUILLAUME) - Ce n'étaient qu'entrées de jeunes filles rieuses, à l'humeur badine et folâtre. Elles s'informaient en outre si nous n'avions pas de linge sale, et, si oui, elles le lavaient et le rapportaient blanc comme neige. Que vous dire encore ? on ne rencontrait en tout lieu que jouvencelles et dames, sauf à l'écurie, et encore, les jeunes filles y faisaient-elles souvent irruption. Elles embrassaient les voyageurs sur le départ et prenaient congé d'eux avec autant d'affection que si tous étaient leurs frères ou de proches parents. (BERTOLPHE) - Ces coutumes plaisent peut-être aux Français ; quant à moi, je préfère les usages allemands, que je tiens pour plus virils. (GUILLAUME) - Il ne m'est jamais advenu de visiter l'Allemagne. Je vous prie donc, si ce n'est point abuser, de me dire quel accueil on y fait aux étrangers. (BERTOLPHE) - J'ignore si l'accueil est partout le même ; je vous conterai ce que j'ai vu personnellement. Nul ne se présente pour saluer l'arrivant, de peur de paraître le circonvenir : façons qu'ils jugent basses, viles et indignes de la décence germanique. A vos clameurs répétées, quelqu'un, par la lucarne du poêle où ils se tiennent presque jusqu'au solstice d'été, finit par passer le chef, à peu près comme la tortue risque la tête hors de sa carapace. Il faut s'enquérir près de ce quidam s'il vous donne à loger, et, à moins d'un signe négatif de sa part, vous devez en inférer qu'une place vous est concédée. Lui demande-t-on où se trouve l'écurie, il se borne à l'indiquer du geste. Vous pouvez alors bouchonner à loisir votre monture, car pas un domestique n'y prêtera la main. Toutefois, si l'hôtellerie est plus achalandée, un garçon vous montrera l'écurie et même la place la moins commode pour votre cheval, les meilleures étant réservées en effet aux voyageurs à venir, et de préférence aux gentilshommes. Élevez-vous la moindre protestation, on vous rétorque sur l'heure : « Si cela ne vous plaît pas, mettez-vous en quête d'une autre hôtellerie. » Dans les villes, on ne vous baille le foin que parcimonieusement et comme à regret, encore vous le compte-t-on presque au prix de l'avoine. Une fois votre cheval soigné, vous vous transportez tout entier, c'est-à-dire avec vos bottes, vos bagages et votre boue, dans le poêle, qui est la salle commune. (GUILLAUME) - En France, on vous assigne une pièce pour vous débarrasser de vos bottes, faire votre toilette, vous réchauffer, et même prendre quelque repos, si bon vous semble. (BERTOLPHE) - Rien de pareil en Allemagne. C'est dans le poêle que vous ôterez vos bottes pour chausser des souliers, que vous changerez de chemise, s'il vous vient cette fantaisie. Vous suspendrez au poêle vos hardes détrempées par la pluie, et vous vous en rapprocherez vous-même, si vous prétendez vous sécher. De l'eau est là, à la disposition de qui désire se laver les mains, mais la plupart du temps si propre qu'il faut ensuite se mettre à la recherche d'une autre eau pour se purifier de cette ablution. (GUILLAUME) - Gloire à ces gens que les raffinements n'ont pas encore efféminés ! (BERTOLPHE) - Êtes-vous arrivé à quatre heures de l'après-midi, vous ne dînerez pourtant pas avant neuf et parfois même dix heures. (GUILLAUME) - Pour quelle raison ? (BERTOLPHE) - Ils ne préparent rien avant d'avoir vu tout leur monde, afin de s'en tirer avec un seul service. (GUILLAUME) - Ils visent à l'économie. (BERTOLPHE) - Vous y êtes. II arrive donc fréquemment que dans le même poêle s'entassent de quatre-vingts à quatre-vingt-dix personnes, piétons, cavaliers, négociants, bateliers, charretiers, marmots, femmes, tant sains qu'égrotants. (GUILLAUME) - Ce qui s'appelle à la lettre une communauté. (BERTOLPHE) - Celui-ci peigne sa tignasse ; celui-là éponge sa sueur ; cet autre décrotte ses guêtres ou ses bottes ; cet autre enfin a des renvois d'ail. Bref, la confusion des langues et des individus n'y est pas moins parfaite que jadis à la tour de Babel. Si, parmi les voyageurs, ils en distinguent un dont quelque détail extérieur trahit le rang, tous rivent sur lui leurs regards, et, sans ciller, le dévisagent comme une nouvelle espèce d'animal qui viendrait de l'Afrique. Même à table, ils se retournent pour ne pas le perdre de vue et ne cessent de le fixer, au point qu'ils oublient de manger. (GUILLAUME) - A Rome, Paris ou Venise, nul ne s'étonne de rien. (BERTOLPHE) - Cependant, il ne sied point de demander quoi que ce soit. Quand il se fait déjà tard et qu'il est vain d'attendre d'autres voyageurs, entre un valet chenu à barbe blanche et au crâne tondu, l'air rogue et l'accoutrement sordide. (GUILLAUME) - Voilà les échansons qu'il faudrait aux cardinaux romains ! (BERTOLPHE) - Cet homme dénombre du regard et tout bas combien de personnes se trouvent dans le poêle, et, plus il en découvre, plus il pousse le feu, quelque incommode que puisse être déjà la chaleur du soleil. Ces gens s'imaginent en effet que la meilleure manière de traiter les hôtes est de les faire mijoter tous dans leur sueur. Si quelqu'un, peu accoutumé à cette touffeur, s'avise d'entre-bâiller la fenêtre pour ne pas suffoquer, on lui crie aussitôt : « Fermez ! » Et s'il répond : « Je n'en puis plus !» on lui rétorque : « Cherchez donc une autre hôtellerie ! » (GUILLAUME) - Pour moi, rien ne me semble aussi dangereux que de respirer à tant de personnes le même air chaud, à plus forte raison si le corps est en sueur, et dans un lieu où l'on mange et où l'on doit séjourner plusieurs heures. Je passe sous silence les renvois d'ail, les pets, les haleines fétides. Il en est qui souffrent d'infirmités cachées, et point de maladie qui n'emporte avec elle sa contagion. Le plupart, je gage, ont le mal espagnol, ou, comme certains l'appellent, le mal français, bien qu'il soit commun à toutes les nations ; et ceux-là sont, à mon sens, non moins à redouter que les lépreux. (BERTOLPHE) - Les Allemands sont des vaillants qui se gaussent de tout cela et n'en tiennent aucun compte. (GUILLAUME) - Mais cette vaillance cause, en attendant, le malheur de beaucoup. (BERTOLPHE) - Que faire ? Telle est leur coutume, et le propre d'une âme constante est de ne point s'écarter de l'usage établi. (GUILLAUME) - Mais, il y a quelque vingt-cinq ans, rien ne connaissait chez les Brabançons autant de vogue que les étuves publiques. Or, elles sont partout éteintes aujourd'hui, car cette lèpre nouvelle nous a appris à nous en abstenir. (BERTOLPHE) - Écoutez la suite. Le Ganymède barbu paraît de nouveau et recouvre de nappes autant de tables qu'il juge suffisant pour le nombre de convives. Mais, ô Dieu éternel ! ce ne sont point nappes de Milet, mais bien toiles de chanvre, que l'on jurerait décrochées des vergues d'un navire. Il estime qu'il y aura, pour le moins, huit personnes par tablée. Ceux qui sont déjà au courant des moeurs locales prennent place chacun où il lui plaît ; car on ne fait aucune différence entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur. (GUILLAUME) - Voilà bien l'égalité à l'antique, aujourd'hui bannie de ce monde par les tyrans. A mon avis, le Christ en usait ainsi avec ses disciples. (BERTOLPHE) - Une fois tout le monde assis, ce louche Ganymède réapparaît et compte encore les convives. Il rentre tout de suite pour poser devant chacun une assiette en bois, une cuiller du même métal et un verre ; puis, peu de temps après, il apporte du pain, que chacun nettoie, histoire de passer le temps, en attendant que la soupe achève de cuire ; et cela traîne parfois de la sorte une bonne heure. (GUILLAUME) - Et dans l'intervalle, aucun des convives ne réclame la suite ? (BERTOLPHE) - Aucun, tout au moins de ceux qui connaissent la coutume du pays. Enfin on apporte le vin. Mon Dieu ! quelle piquette ! Les sophistes ne devaient point en boire d'autre, tant il est aigre et dilué. Si l'un des hôtes demande, même en proposant de payer un supplément, qu'on lui verse d'un autre cru, on fait mine d'abord de ne pas comprendre, et on le regarde comme si l'on désirait sa mort. Insiste-t-il, il s'attire cette réponse : « Tant et tant de comtes et de margraves ont logé céans, et pas un ne s'est plaint de mon vin. S'il n'est pas de votre goût, cherchez une autre hôtellerie. » Ils ne tiennent, en effet, pour des hommes que les gentilshommes de leur nation, et il n'est point de lieu où ils n'exposent leurs écussons. Enfin la soupe est cuite, et elle s'engouffre dans les estomacs qui crient famine. Bientôt le reste du menu est servi en grande pompe. Vient, en premier lieu, une panade nageant dans du jus de viande, ou, si cest un jour maigre, dans du jus de légumes. Suit un deuxième ragoût, puis quelque viande réchauffée ou des salaisons recuites. Après quoi, apparaît la bouillie, et, bientôt, quelque plat de résistance. Le ventre une fois plein, on vous apporte du rôti ou du poisson cuit à l'eau, dont il ne faut guère médire, mais qui, fort chichement servi, ne fait sur la table qu'un bref séjour. C'est dans cet ordre qu'ils règlent tout le repas, et, à l'instar des acteurs dramatiques qui intercalent des choeurs dans leurs scènes, ils font alterner panades et ragoûts, en ayant soin toutefois que le dernier acte soit le meilleur. (GUILLAUME) - C'est agir en bons poètes. (BERTOLPHE) - Malheur si, au cours du repas, quelqu'un s'avisait de dire : « Enlevez ce plat, personne n'en veut ! » Il faut demeurer à table tout le temps prescrit, qu'ils doivent, je pense, mesurer à la clepsydre. Enfin se présente le barbu, ou bien l'hôtelier en personne, aussi piètrement accoutré que ses gens, et qui s'informe de vos désirs. Sur ce, on apporte du vin un peu plus délectable. Ils aiment, en effet, les francs buveurs, bien que l'écot soit le même pour celui qui a lampé beaucoup de vin et pour celui qui n'y a guère touché. (GUILLAUME) - Le tour d'esprit de ce peuple est étonnant. (BERTOLPHE) - Il arrive même souvent que le vin ingurgité par quelques-uns vaut deux fois le prix de leur repas. Mais, avant d'achever de décrire ce festin, je serais impuissant à vous donner une idée du tintamarre et du brouhaha, quand la boisson commence à échauffer tout ce monde. En un mot, le tumulte est assourdissant. Souvent on laisse entrer des bouffons. Vous auriez peine à vous imaginer quel attrait les Allemands trouvent à cette sorte d'hommes, sans contredit la plus exécrable de toutes. Leurs chansons, leurs facéties, leurs clameurs, leurs danses, leurs entrechats font que le poêle semble prêt à s'écrouler et qu'on ne s'entend plus parler. Cependant toute l'assistance paraît dans le ravissement, et, bon gré mal gré, il faut demeurer là fort avant dans la nuit. (GUILLAUME) - Achevez enfin la narration de ce repas dont la longueur ne tarderait guère à m'ennuyer. (BERTOLPHE) - J'y viens. Une fois avalé le fromage, qu'ils n'aiment que putrescent et fourmillant de vers, s'avance le barbu en question, porteur d'une assiette en bois où il a tracé à la craie quelques cercles et demi-cercles. Taciturne et lugubre - on dirait un nouveau Caron - il la met sur la table. Qui est au courant de ce dessin, y dépose son écot, imité par un second, puis un troisième, jusqu'à ce que l'assiette soit pleine. L'homme compte les personnes qui ont versé de l'argent, et additionne tout bas ce qu'il y a dans le plat. Si la somme y est, il fait oui de la tête. (GUILLAUME) - Et s'il y avait de l'argent en trop ? (BERTOLPHE) - Il le rendrait peut-être ; la chose s'est vue quelquefois. (GUILLAUME) - Nul ne proteste contre cette manière inique de compter ? (BERTOLPHE) - Nul qui ait son bon sens, car il s'entendrait dire tout à trac : « Quel homme êtes-vous ? Vous ne payez pas plus que les autres. » (GUILLAUME) - Le peuple dont vous me parlez est une race d'hommes libres ! (BERTOLPHE) - Si, lassé du voyage, quelqu'un demande son lit en sortant de table, on le prie d'attendre que tous les autres aillent se coucher. (GUILLAUME) - Cela me paraît ressembler à la république de Platon. (BERTOLPHE) - Alors on présente à chacun son nid, qu'on ne saurait vraiment appeler qu'une chambre à coucher, car il ne s'y trouve que des lits, sans rien d'autre que l'on puisse employer ou dérober. (GUILLAUME) - Y a-t-il au moins de la propreté ? (BERTOLPHE) - La même qu'au repas, et les draps n'ont sans doute pas été lavés depuis six mois. (GUILLAUME) - Et qu'advient-il cependant des chevaux ? (BERTOLPHE) - Ils sont traités de la même manière que les hommes. (GUILLAUME) - Et ces coutumes sont de règle partout ? (BERTOLPHE) - Dans certains endroits on se montre plus civil ; en d'autres, l'accueil est encore plus rude que je vous l'ai conté : mais, en général, les choses se passent de la sorte. (GUILLAUME) - Que diriez-vous si maintenant je vous rapportais de quelle manière on reçoit les hôtes dans cette région de l'Italie appelée la Lombardie, en Espagne, en Angleterre et au pays de Galles ? Les Anglais s'en tiennent pour une part aux usages français, et, pour l'autre, aux coutumes germaniques, étant donné qu'ils sont un composé de ces deux nations. (BERTOLPHE) - Je vous en prie, parlez-moi de ces pays où jamais je n'eus l'occasion de mettre le pied. (GUILLAUME) - Le temps, pour l'instant, me fait défaut. Le nocher m'a, en effet, prescrit de me présenter à trois heures, si je ne voulais être planté là. Or, il a déjà mes bagages. Une autre fois, nous aurons tout loisir de bavarder.