[53] LE PETIT SENAT OU L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. CORNÉLIE, MARGUERITE, PERRETTE, JULIE, CATHERINE. (CORNÉLIE) - Je vois un heureux présage pour notre classe et pour toute la République des femmes, dans votre empressement à venir si nombreuses à notre réunion d'aujourd'hui. De là, ma ferme espérance que Dieu suggérera à chacune d'entre nous des pensées qui siéent à notre commune dignité et nous soient profitables à toutes. Vous savez, je pense, combien nos intérêts ont souffert de ce fait que les hommes traitent de leurs affaires dans des assemblées quotidiennes, alors que, assidues à la quenouille et au métier à tisser, nous négligeons notre cause. Les choses en sont venues à ce point qu'il n'y a parmi nous aucune discipline dans la façon de gérer nos affaires, que les hommes nous considèrent tout juste comme des machines à plaisir, et ne nous reconnaissent qu'en rechignant le titre d'êtres humains. Si nous continuons comme nous avons commencé, devinez vous-mêmes comment cela finira, car je craindrais d'émettre quelque parole de mauvais augure. Que nous fassions bon marché de notre dignité, passe encore ; mais il nous faut avoir l'oeil sur notre sûreté, et ce roi éminemment sage nous a légué cette maxime : "La maison est sauve, là où on tient souvent conseil". Les évêques ont leurs chapitres, les hordes de moines leurs conciliabules, les militaires leurs corps de garde, les larrons leurs complots. Le peuple des fourmis lui-même tient des congrès. De tous les animaux, les femmes sont les seules qui ne s'unissent jamais. (MARGUERITE) - Si, et plus souvent qu'il ne convient. (CORNÉLIE) - Ce n'est pas encore le moment d'interrompre. Laissez-moi pérorer, et chacune dira ensuite son mot en temps et lieu. Nous n'innovons pas, d'ailleurs ; nous faisons revivre un exemple ancien. En effet, il y a treize cents ans, si je ne m'abuse, Héliogabale, empereur de grand renom... (PERRETTE) - Belle renommée, certes, que d'être connu pour avoir été halé au bout d'un croc et jeté aux égouts ! (CORNÉLIE) - Encore une interruption ! Si nous mesurons à cette règle l'éloge ou le blâme, il faut donc traiter le Christ de scélérat, parce qu'il a été mis en croix, et Domitien d'honnête personnage, parce qu'il mourut dans son lit. Le crime le plus atroce que l'on ait reproché à Héliogabale, c'est d'avoir jeté à terre ce feu sacré sur lequel veillaient les Vestales, et d'avoir dressé dans son oratoire privé les effigies de Moïse et du Christ, que par dérision on nommait Chrestus. Ce même Héliogabale décréta qu'à l'imitation de l'Empereur, qui rassemblait ses familiers en sénat où se discutaient les affaires publiques, l'Augusta, sa mère, aurait, pour traiter les questions intéressant son sexe, un sénat particulier, que les hommes désignaient sous le nom de petit sénat, par raillerie ou pour le distinguer de l'autre. Cet exemple, abandonné depuis tant de siècles, il y a belle lurette que les faits eux-mêmes nous conseillent de l'instaurer. Et que nul ne se mette martel en tête si l'apôtre Paul interdit à la femme de prendre la parole dans cette assemblée qu'il appelle Église. Il n'avait en vue qu'une réunion masculine ; ici, c'est une assemblée de femmes. D'ailleurs, si nos consoeurs devaient toujours se taire, à quel usage la nature nous a donc gratifié d'une langue non moins alerte que celles des hommes, et d'une voix non moins sonore que la leur. Et encore, leur timbre plus rauque fait songer plus que le nôtre au braiment de l'âne. Il sied donc que toutes nous menions cette affaire avec tant de sérieux que ces messieurs ne la taxent pas de nouveau de petit sénat, ou ne s'en aillent pas inventer quelque nom plus outrageant, selon leur mode d'user de causticité à notre égard. Pourtant, leurs délibérations nous paraîtraient plus que féminines si nous nous permettions de les qualifier en termes exacts. Nous voyons que les monarques n'ont depuis tant d'années d'autre occupation que de guerroyer ; nul accord ne règne entre les théologiens, les prêtres, les évêques et les fidèles. Autant d'hommes, autant d'opinions, et l'inconstance masculine est plus grande que la nôtre. Pas de concorde entre les cités, ni entre voisins. Si les rênes du pouvoir nous étaient abandonnées, le train de ce monde deviendrait, sauf erreur, plus supportable. Il ne sied peut-être pas à une femme de taxer d'imbécillité des gens de si haute condition ; mais il est permis, ce me semble, de citer ce texte de Salomon au chapitre treizième des Proverbes : "L'orgueil ne produit que des querelles, mais la sagesse est avec ceux qui ne font rien sans tenir conseil". Mais trêve aux préambules. Pour que tout se fasse dans l'ordre, avec décence et sans tumulte, il faut en premier lieu décider quelles femmes seront admises à la réunion, et lesquelles en seront écartées. En effet, une cohue trop nombreuse est plutôt une bagarre qu'une assemblée, et un groupe restreint a je ne sais quoi de tyrannique. Je propose de ne recevoir ici aucune jeune fille, car il pourra se dire un tas de choses que leurs oreilles ne doivent pas entendre. (JULIE) - A quel signe les reconnaître ? Tiendrons-nous pour vierges toutes celles qui en portent la couronne ? (CORNÉLIE) - Non. Je suis d'avis qu'il ne faut accepter que les femmes mariées. (JULIE) - Mais on compte des pucelles parmi les femmes mariées, celles dont l'époux est impuissant. (CORNÉLIE) - Rendons au moins cet hommage à l'état conjugal de considérer comme femmes faites toutes celles qui sont en puissance de mari. (JULIE) - D'autre part, si nous n'écartons que les jeunes filles, il restera toujours une tourbe immense qui, numériquement, ne diminuera guère. (CORNÉLIE) - Seront également exclues celles qui auront été mariées plus de trois fois. (JULIE) - Pour quelle raison ? (CORNÉLIE) - Parce qu'elles méritent la retraite, comme ayant fait leur temps. Je pense de même de celles qui ont plus de soixante-dix ans. Il sera statué que, parlant de son mari, nulle ne se permettra des personnalités trop vives ; les généralités seront tolérées, avec mesure toutefois et sans aucun excès. (CATHERINE) - Pourquoi retenir ici notre langue sur nos maris, alors que nous sommes leur unique sujet de conversation ? Chaque fois que mon Titus s'applique à paraître un gai luron à table, il raconte ce qu'il a fait la nuit avec moi, ce que j'ai dit, et il n'est pas rare qu'il en ajoute de son cru. (CORNÉLIE) - Si nous voulons avouer la vérité, notre honneur dépend de nos maris. Les livrer aux risées ne reviendrait-il pas à nous déshonorer nous-mêmes ? Bien que nous ayons contre eux pas mal de justes griefs, tout bien pesé, notre condition est néanmoins préférable à la leur. A la poursuite de la fortune, ils courent, non sans risque pour leur tête, les terres et les mers. Que la guerre éclate, à l'appel du clairon, les voilà bardés de fer et rangés en bataille, pendant que nous demeurons assises et en sûreté au foyer. Commettent-ils quelque manquement aux lois, on les frappe avec plus de rigueur, et l'indulgence est acquise à notre sexe. Enfin, il dépend beaucoup de nous que nos maris soient à notre goût. Il reste à régler l'ordre des préséances, pour éviter de tomber dans le travers fréquent des porte-parole royaux, princiers et pontificaux qui, dans les conciles, gâchent trois bons mois avant de pouvoir siéger. Je propose donc de céder le pas aux nobles dames, et, parmi elles, marcheront en tête celles qui comptent quatre quartiers ; à leur suite, celles qui en ont trois ; puis, celles qui en ont deux ; enfin, celles qui n'en ont qu'un, et, en dernier lieu, celles qui en ont tout juste un demi. Dans chaque catégorie, la place sera marquée par l'ancienneté de la maison. Les bâtardes se tiendront à la queue de leur classe respective. Les roturières viendront au deuxième rang, où la préséance reviendra à celles qui ont mis au monde le plus d'enfants. A toutes conditions égales, l'âge interviendra comme arbitre. En troisième lieu, nous admettrons celles qui n'ont pas encore enfanté. (CATHERINE) - Où fourrez-vous les veuves ? (CORNÉLIE) - Leur place sera parmi les mères, si elles ont des enfants, et à la queue, si elles furent stériles. (JULIE) - Quel rang assignez-vous aux femmes des prêtres et des moines ? (CORNÉLIE) - Nous en délibérerons à la prochaine séance. (JULIE) - Que ferez-vous de celles qui font commerce de leur corps ? (CORNÉLIE) - Nous ne tolérerons pas que notre sénat soit souillé par une pareille promiscuité. (JULIE) - Et les femmes entretenues ? (CORNÉLIE) - Leur cas n'est pas si simple, et nous en discuterons à tête reposée. Il faut maintenant décider comment nous voterons nos décrets : aux points ou aux cailloux, au suffrage oral, à main levée, ou en nous rangeant de part et d'autre de la salle ? (CATHERINE) - De même que les points, les cailloux permettent la fraude. S'il faut se déplacer pour voter, nous soulèverons trop de poussière avec ces longues traînes que nous portons. Il vaut mieux donc que chacune donne son avis à haute voix. (CORNÉLIE) - Il est difficile de compter les voix. Puis, il faut éviter que l'assemblée ne dégénère en cohue. (CATHERINE) - Pour parer à toute omission, rien ne se fera sans secrétaires. (CORNÉLIE) - Tout est donc réglé pour le nombre. Mais par quel moyen empêcher le brouhaha ? (CATHERINE) - Que nulle ne parle sans y être invitée, et seulement à son tour. Celles qui contre-viendront à cette loi seront expulsées du sénat. Seront en outre condamnées à se taire pendant trois jours, celles qui divulgueront à la légère ce qui se trame ici. (CORNÉLIE) - Jusqu'à présent, nous ne nous sommes occupées que de la méthode. Écoutez maintenant sur quels sujets nous devons discuter. Il faut tout d'abord veiller à notre dignité. Elle dépend au premier chef de la toilette, dont le code a été à ce point négligé qu'à grand'peine on arrive de nos jours à établir une différence entre les nobles et les roturières, les femmes mariées, les jeunes filles et les veuves, entre la matrone et la maquerelle. On a si bien abdiqué toute pudeur que n'importe qui s'affuble comme il lui plaît. Nous voyons mainte femme du peuple, et de la plus basse condition, en atours de soie pure, à petits plis, à fleurettes ou à rayures ; en mousseline, en brocart ou en lamé d'argent, avec de la zibeline ou du maroquin ; et leurs maris pendant ce temps rapetassent des souliers dans une échoppe. Elles ont les doigts chargés d'émeraudes et de diamants, car aujourd'hui tout le monde dédaigne les perles. Je ne parle pas des colliers d'ambre ou de corail, ni des souliers dorés. Comme s'il ne suffisait pas à une femme de peu de porter, par considération pour son sexe, une ceinture de soie, et de relever d'un galon de cette même étoffe les franges de sa robe ! La pratique actuelle engendre deux maux : les ressources des ménages vont en s'épuisant, et le rang de classe, sauvegarde de notre dignité, se trouve confondu. Si les roturières se prélassent en des carrosses ou des litières incrustées d'ivoire et capitonnées du drap le plus fin, que restera-t-il pour les nobles et les grandes dames ? Et si la personne mariée tout au plus à un chevalier traîne une queue de quinze aunes, que fera l'épouse d'un duc ou d'un comte ? Mais ce qu'il y a encore de plus inadmissible, c'est notre étonnante légèreté à inventer sans cesse de nouvelles modes. Jadis, deux rubans pendant du hennin à longue pointe servaient à distinguer des roturières les dames de condition. Pour prévenir toute confusion, celles-ci adoptèrent des chaperons fourrés de vair, que la femme du commun s'appropria immédiatement. La mode changeant, on porta des voiles de tulle noir, auxquels, non contentes de les copier, les femmes simples eurent l'audace d'ajouter des franges d'or, voire des pierres précieuses. Autrefois, celles de la noblesse étaient les seules à tirer en arrière leurs cheveux du front et sur les tempes, pour se coiffer en chignon. Cela ne dura guère, et bientôt la première venue en fit autant. Elles ramenèrent alors leurs cheveux sur le front ; mais les bourgeoises imitèrent aussitôt leur exemple. Il fut un temps où les femmes titrées étaient les seules à avoir des gardes du corps et des hérauts, et, parmi eux, quelque favori qui leur tendait la main pour se lever, leur prêtait le bras droit pour les aider à marcher, et cet honneur n'était accordé qu'à un homme bien né. Maintenant que toutes les matrones sans exception suivent cet usage, elles tolèrent n'importe qui pour cet office ou bien pour porter leur traîne. Jadis aussi, on saluait les nobles en les embrassant ; mais elles n'admettaient pas tout un chacun à ce baiser, et ne tendaient même pas la main à tous indistinctement. De nos jours, des individus qui puent le cuir courent embrasser une dame dont le blason marque la pleine et entière noblesse. Le sang ne compte plus pour rien dans les alliances. Les gentislhommes épousent des roturières, et des manantes prennent mari dans la noblesse. De là naît une progéniture hybride. Il n'est pas de femme, si basse que soit son extraction, qui se fasse scrupule d'user de tous les fards d'une dame bien née, alors que les personnes du commun devraient se contenter d'essence de bière nouvelle, ou de jus d'écorce fraîche, ou de quelque autre ingrédient peu coûteux, pour laisser aux grandes dames le rouge, la céruse, l'antimoine et les autres couleurs plus élégantes. Et quel désordre dans les repas, aux lieux publics ou promenades ! Il arrive fréquemment qu'une épouse de marchand ne daigne pas céder le pas à une femme issue de père et de mère nobles. Les faits eux-mêmes nous engagent depuis longtemps à régler définitivement cet état de choses. Et cette tâche, nous pouvons entre nous la mener rondement à bon terme, puisqu'elle n'intéresse que le sexe féminin. Car nous avons d'autres questions à traiter avec les hommes, qui nous écartent de toute haute fonction, et, nous tenant uniquement pour des blanchisseuses et des cuisinières, gèrent toutes les affaires à leur idée. Concédons-leur donc les charges publiques et le soin de faire la guerre. Laquelle de nous supportera plus longtemps que, dans les armoiries, le blason de l'épouse figure toujours à gauche, même si elle a trois quartiers de plus que son mari ? L'équité voudrait en outre que la mère eût voix au chapitre, quand il s'agit d'établir ses enfants. Peut-être même arriverons-nous à occuper à notre tour des fonctions publiques, mais seulement celles qu'on exerce à l'intérieur des cités et qui n'exigent pas le port des armes. Voilà, en résumé, les questions sur lesquelles nous devons, il me semble, délibérer. Que chacune y réfléchisse à part soi, afin que nous puissions régler toute chose par décret ; et si l'une de vous trouve quelque autre idée, qu'elle en fasse part demain à l'assemblée. Nous nous réunirons en effet quotidiennement, jusqu'à la fin du congrès. Nous nous adjoindrons quatre secrétaires qui coucheront sur papier tout ce qui sera dit. Nous confierons la questure à deux dames chargées d'accorder ou d'ôter la parole. Que cette séance ne compte que pour un essai.