[63,0] LXIII. L'Épicurien. HÉDONE, SPUDÉE. [63,1] (Hédone) Que chasse mon ami Spudée, ainsi tout penché sur un livre et marmottant je ne sais quoi ? [63,2] (Spudée) En effet je chasse, Hédone; mais je ne fais absolument que chasser. [63,3] (Hédone) Quel est ce volume que vous avez dans les mains ? [63,4] (Spudée) Les dialogues de Cicéron sur la fin du bonheur. [63,5] (Hédone) Il vaudrait bien mieux chercher le commencement du bonheur que la fin. [63,6] (Spudée) Mais Marcus Tullius appelle la fin du bonheur un bonheur parfait qui, une fois atteint, ne laisse plus rien à désirer. [63,7] (Hédone) Cet ouvrage est des plus savants et des plus éloquents; mais croyez-vous en avoir retiré quelque avantage en ce qui concerne la connaissance de la vérité? [63,8] (Spudée) Le seul fruit que je crois en avoir retiré, c'est que, maintenant, je suis encore plus incertain qu'auparavant sur la fin. [63,9] (Hédone) C'est aux cultivateurs à disputer sur des confins. [63,10] (Spudée) Je ne puis m'expliquer comment, sur un point si important, parmi de si grands hommes, il règne un tel conflit d'opinions. [63,11] (Hédone) C'est que l'erreur est féconde, tandis que la vérité est une. Comme ils ignorent le principe fondamental de la question, ils conjecturent et s'écartent tous du vrai. Mais quelle est l'opinion qui vous semble se rapprocher le plus de la vérité? [63,12] (Spudée) Quand j'entends Cicéron les attaquer, toutes me déplaisent; mais quand je l'entends les défendre, je deviens tout a fait sceptique. Toutefois les stoïciens me semblent s'écarter le moins de la vérité; après eux, selon moi, viennent les péripatéticiens. [63,13] (Hédone) Pour moi, nulle secte ne me plaît autant que celle des épicuriens. [63,14] (Spudée) Pourtant, de toutes les sectes, il n'y en a pas une qui soit plus unanimement condamnée. [63,15] (Hédone) Laissons de côté l'odieux des noms; qu'Épicure ait été tel qu'on veut qu'il soit; considérons la chose en elle-même. Il met le bonheur de l'homme dans la volupté, et il estime la plus heureuse le vie qui a le plus de plaisir et le moins de tristesse. [63,16] (Spudée) Oui. [63,17] (Hédone) Que pouvait-on dire de plus saint que cette sentence? [63,18] (Spudée) Au contraire, tout le monda s'écrie que c'est la parole d'une brute, et non d'un homme. [63,19] (Hédone) Je sais, mais on se trompe dans le nom des choses. Si nous parlons suivant la vérité, les plus grands épicuriens sont les chrétiens qui vivent pieusement. [63,20] (Spudée) Ils ressemblent bien plus aux cyniques, car ils se macèrent par le jeûne, et ils pleurent leurs fautes : ou ils sont pauvres, ou leur générosité envers les indigents les appauvrit; ils sont opprimés par les puissants, et deviennent un objet de moquerie pour le plus grand nombre. Si le plaisir procure le bonheur, ce genre de vie paraît être à cent lieues des voluptés. [63,21] (Hédone) Admettez-vous l'autorité de Plaute? [63,22] (Spudée) S'il dit vrai. [63,23] (Hédone) Écoutez donc le mot d'un esclave très vicieux, mot plus sage que tous les paradoxes des stoïciens. [63,24] (Spudée) Voyons. [63,25] (Hédone) Il n'y a rien de plus malheureux qu'une mauvaise conscience. [63,26] (Spudée) Je ne rejette pas le mot, mais qu'en concluez-vous? [63,27] (Hédone) S'il n'y a rien de plus malheureux qu'une mauvaise conscience, il s'ensuit qu'il n y a rien de plus heureux qu'une bonne conscience. [63,28] (Spudée) Votre conclusion est juste, mais enfin dans quel pays trouverez-vous cette conscience complètement étrangère au mal ? [63,29] (Hédone) J'appelle mal ce qui rompt l'amitié entre Dieu et l'homme. [63,30] (Spudée) Et je crois qu'il y a bien peu de gens purs de cette espèce de mal. [63,31] (Hédone) Pour moi, je considère comme purs ceux qui sont purifiés. Ceux qui ont nettoyé leurs taches par la lessive des larmes, par le nitre de la pénitence ou par le feu de la charité, non seulement la péchés ne leur nuisent pas, mais souvent même ils sont pour eux la cause d'un grand bien. [63,32] (Spudée) Je connais le nitre et la lessive; je n'ai jamais entendu dire que le feu nettoyât les taches. [63,33] (Hédone) Cependant, si vous allez dans les ateliers d'orfèvrerie, vous verrez que l'or est purifié par le feu. D'ailleurs, il y a une sorte de lin qui, jeté dans le feu; ne brûle pas, mais acquiert plus d'éclat que s'il était blanchi dans l'eau: aussi l'appelle-t-on vif. [63,34] (Spudée) Certes, voilà un paradoxe plus paradoxal que tous les paradoxes des stoïciens: Vivent-ils d'une façon voluptueuse, mi que le Christ a appelés bienheureux parce qu'ils pleurent ? [63,35] (Hédone) Aux yeux du monde ils semblent pleurer, mais en réalité ils goûtent d'ineffables délices, et, comme l'on dit, tout enduits de miel, ils vivent si agréablement que, comparés à eux, Sardanapale, Philoxène, Apicius et tout autre voluptueux célèbre, ont mené une vie triste et misérable. [63,36] (Spudée) Ce que vous dites là est extraordinaire et incroyable. [63,37] (Hédone) Faites-en l'expérience, et vous avouerez cent fois que tout te que je dis est vrai. Néanmoins, je crois pouvoir vous démontrer que cette assertion n'est point contraire à la vérité. [63,38] (Spudée) Préparez-vous. [63,39] (Hédone) Je le ferai, si auparavant vous m'accordez certaines choses. [63,40] (Spudée) Pourvu que vos demandes soient justes. [63,41] (Hédone) Je payerai les intérêts si vous fournissez le capital. [63,42] (Spudée) Voyons. [63,43] (Hédone) Premièrement, vous m'accorderez sans doute qu'il y a de la différence entre l'âme et le corps. [63,44] (Spudée) Autant qu'entre le ciel et la terre, entre l'immortel et le mortel. [63,45] (Hédone) Ensuite, que les faux biens ne doivent pas être considérés comme des biens. [63,46] (Spudée) Pas plus que l'ombre ne doit être prise pour le corps, et que les prestiges de la magie ou les illusions des songes ne doivent être tenus pour des vérités. [63,47] (Hédone) Jusque-là vous répondez bien. Vous m'accorderez sans doute encore ceci, qu'il n'y a de vrai plaisir que pour un esprit sain. [63,48] (Spudée) Pourquoi non? On ne jouit pas du soleil si les yeux sont enflammés, ni du vin si la fièvre gâte le palais. [63,49] (Hédone) Et Épicure lui-méme; si je ne me trompe, ne voudrait pas d'un plaisir qui serait suivi d'un tourment bien plus grand et d'une plus longue durée. [63,50] (Spudée) Je ne pense pas qu'on agisse autrement pour peu qu'on ait le sens commun. [63,51] (Hédone) Vous ne nierez pas non plus que Dieu est le souverain bien, et qu'il n'y a rien de plus beau, de plus aimable et de plus doux que lui. [63,52] (Spudée) Pour nier cela, il faudrait être plus inhumain que les Cyclopes. Après? [63,53] (Hédone) Vous venez de m'accorder que nul ne vit plus agréablement que celui qui vit pieusement, et que nul ne mène une vie plus misérable et plus triste que celui qui vit d'une façon impie. [63,54] (Spudée) Je vous ai donc accordé plus que je ne pensais. [63,55] (Hédone) On ne doit pas redemander, comme dit Platon, ce qui a été donné légitimement. [63,56] (Spudée) Soit! [63,57] (Hédone) La petite chienne qui est idolâtrée, qui mange les meilleurs morceaux, qui est couchée mollement, qui ne fait que jouer et folâtrer, ne vit-elle pas agréablement? [63,58] (Spudée) Oui. [63,59] (Hédone) Souhaiteriez-vous une pareille vie? [63,60] (Spudée) Y songez-vous? à moins que je ne voulusse être au lieu d'un homme un chien. [63,61] (Hédone) Vous avouez donc que les plus grands plaisirs viennent de l'âme comme de leur source. [63,62] (Spudée) C'est évident. [63,63] (Hédone) La puissance de l'âme est si grande que souvent elle ôte le sentiment de la douleur physique; quelquefois elle rend agréable ce qui par soi-même est amer. [63,64] (Spudée) Nous voyons cela tous les jours dans les amants, pour qui il est doux de veiller et de faire sentinelle pendant les nuits d'hiver à la porte de leur maîtresse. [63,65] (Hédone) Songez maintenant, si l'amour humain, qui nous est commun avec les taureaux et les chiens, a tant d'empire, combien est plus puissant cet amour céleste, émané de l'esprit du Christ, qui a tant de force qu'il rend aimable la mort même, la chose la plus terrible de toutes. [63,66] (Spudée) Je ne sais pas ce que les autres éprouvent intérieurement; il est certain que ceux qui s'adonnent à la vraie piété sont privés de bien des plaisirs. [63,67] (Hédone) Lesquels? [63,68] (Spudée) Ils ne s'enrichissent pas, ils ne parviennent pas aux honneurs, ils ne font point bonne chère, ils ne dansent pas, ils ne chantent pas, ils ne sentent pas les parfums, ils ne rient pas, ils ne s'amusent pas. [63,69] (Hédone) Il ne fallait pas faire mention ici des richeses et des honneurs, qui ne procurent point une vie agréable, mais plutôt inquiète et agitée; parlons du reste, qui préoccupe surtout ceux qui ont à coeur de vivre agréablement. Ne voyez-vous pas journellement des ivrognes, des fous et des extravagants rire et danser? [63,70] (Spudée) Oui. [63,71] (Hédone) Est-ce que vous croyez: qu'ils vivent agréablement? [63,72] (Spudée) Puisse un pareil bonheur échoir à nos ennemis! [63,73] (Hédone) Pourquoi cela? [63,74] (Spudée) Parce qu'ils n'ont pas l'esprit sain. [63,75] (Hédone) Vous aimeriez donc mieux vous pencher sur un livre à jeun que de vous réjouir de cette façon? [63,76] (Spudée) A coup sûr, j'aimerais mieux bêcher la terre. [63,77] (Hédone) En effet, toute la différence qui existe entre le fou et l'ivrogne, c'est que le sommeil guérit la folie de l'un, et que le secours de la médecine soulage difficilement l'autre. Le fou ne diffère de la brute que par la forme du corps, mais les êtres que la nature a faits brutes sont moins à plaindre que ceux qui se sont abrutis pas leurs passions bestiales. [63,78] (Spudée) J'en conviens. [63,79] (Hédone) Vous paraissent-ils raisonnables et sensés ceux qui, pour des fantômes et des ombres de voluptés, négligent les vrais plaisirs de l'âme et s'attirent de vrais tourments? [63,80] (Spudée) Du tout. [63,81] (Hédone) Ce n'est pas le vin qui les enivre, mais l'amour, la colère, l'avarice, l'ambition et autres mauvaises passions. Cette ivresse est bien plus dangereuse que celle du vin. Le Syrus de la comédie, quand il a cuvé son petit vin, parle sensément; mais l'âme enivrée par une passion coupable revient à elle-même bien difficilement. Durant combien d'années le coeur est tyrannisé par l'amour, la colère, la haine, la débauche, la mollesse et l'ambition ! Combien de gens voyons-nous, depuis leur jeunesse jusqu'à l'âge le plus avancé, ne jamais se réveiller ni se remettre de l'ivresse de l'ambition, de l'avarice, de la débauche et de la mollesse ! [63,82] (Spudée) J'en connais beaucoup trop de cette trempe-là. [63,83] (Hédone) Vous m'avez accordé que les faux biens ne devaient pas être considérés comme des biens. [63,84] (Spudée) Je ne me rétracte pas. [63,85] (Hédone) Et il n'y a de vrai plaisir que celui qui naît des vrais biens. [63,86] (Spudée) D'accord. [63,87] (Hédone) Ce ne sont donc pas les vrais biens que le commun des hommes poursuit par tous les moyens possibles ? [63,88] (Spudée) Je ne pense pas. [63,89] (Hédone) Si c'étaient les vrais biens, ils n'échoiraient qu'aux bons et rendraient heureux ceux dont ils seraient le partage. Or, qu'est-ce que le plaisir? Vous semble-t-il vrai celui qui résulte non des vrais biens, mais des fausses apparences des biens ? [63,90] (Spudée) Nullement. [63,91] (Hédone) Cependant le plaisir fait que l'on vit agréablement. [63,92] (Spudée) Oui. [63,93] (Hédone) La vie n'est donc véritablement agréable que pour celui qui vit pieusement, c'est-à-dire qui jouit des vrais biens. Or la piété seule rend l'homme heureux, car elle seule lui concilie Dieu, la source du souverain bonheur. [63,94] (Spudée) Je suis presque de votre avis. [63,95] (Hédone) Maintenant, voyez à combien de parasanges sont du plaisir ceux qui passent généralement pour n'aimer que les plaisirs. Premièrement, leur âme est impure et corrompue par le ferment des passions, en sorte que toute la douceur qui s'y glisse se change aussitôt en amertume, de même que quand la source est corrompue, l'eau ne peut pas ne pas être fade. Ensuite, il n'y a de vrai plaisir que celui qui est goûté par un esprit sain. Pour l'homme en colère il n'est rien de plus agréable que la vengeance ; mais ce plaisir se change en douleur dès que la maladie a quitté l'âme. [63,96] (Spudée) Je ne conteste pas. [63,97] (Hédone) Enfin ces plaisirs dérivent des faux biens, d'où il s'ensuit que ce sont des illusions. Que diriez-vous si vous voyiez quelqu'un, trompé par la magie, manger, boire, danser, rire, applaudir, sans que rien de ce qu'il croit voir n'existe réellement? [63,98] (Spudée) Je dirais que c'est un insensé et un malheureux. [63,99] (Hédone) J'ai assisté moi-même quelquefois à un pareil spectacle. Il y avait un prêtre qui connaissait à fond l'art de la magie. [63,100] (Spudée) Il ne l'avait pas appris dans les livres sacrés. [63,101] (Hédone) Non, dans les livres les plus exécrables. Quelques femmes de la cour l'avaient souvent prié de leur donner à dîner, lui reprochant sa lésine et sa parcimonie; il consentit et les invita. Elles vinrent à jeun afin de manger de meilleur appétit. Elles se mirent à table; en fait d'apprêts magnifiques, rien ne paraissait manquer; elles se rassasièrent abondamment. Le repas terminé, elles remercièrent le maître de maison et se retirèrent chacune chez soi. Mais bientôt leur estomac se mit à crier; elles se demandèrent par quel prodige, au sortir d'un dîner si splendide, elles avaient faim et soif. La chose finit par se savoir et se tourna en risée. [63,102] (Spudée) Et avec raison. Il aurait mieux valu calmer son estomac chez soi avec des lentilles que de se régaler de vaines visions. [63,103] (Hédone) Eh bien, je trouve cent fois plus ridicule que le commun des hommes s'attache, au lieu des vrais biens, au fausses apparences des biens, et se plaise à des illusions qui ne se tournent point en risée, mais en larmes éternelles. [63,104] (Spudée) Plus j'y regarde de près, moins votre langage me paraît dénué de bon sens. [63,105] (Hédone) A présent, accordons un instant le nom de plaisir à des choses qui en réalité ne le méritent pas. Appelleriez-vous un vin doux celui qui contiendrait beaucoup plus d'aloès que de miel? [63,106] (Spudée) Non, pas même s'il ne contenait que quatre onces d'aloès. [63,107] (Hédone) Ou bien souhaiteriez-vous d'avoir la gale, parce qu'on éprouve à se gratter un certain plaisir? [63,108] (Spudée) Non, si j'étais dans mon bon sens. [63,109] (Hédone) Essayez donc maintenant de calculer en vous-même combien d'amertume se mèle à ces plaisirs d'un faux nom que causent l'amour impudique, la débauche, la gourmandise et l'ivrognerie. Je ne parle pas de ce qui est le plus important de tout, des remords de conscience, de l'inimitié avec Dieu, de l'attente du supplice éternel. Est-il un seul de ces plaisirs, dites-moi, qui n'entraîne avec soi un long cortège de maux étrangers? [63,110] (Spudée) Lesquels? [63,111] (Hédone) Laissons encore de côté l'avarice, l'ambition, la colère, l'orgueil, l'envie, qui sont des maux tristes de leur nature; confrontons ceux qui se recommandant par la jouissance. Quand à de trop grandes libations succèdent la fièvre, le mal de tête, les coliques de ventre, l'obscurcissement de l'intelligence, le déshonneur, la perte de la mémoire, les vomissements, la ruine de l'estomac, le tremblement du corps, Épicure lui-même trouverait-il que ce plaisir fût très désirable? [63,112] (Spudée) Il dirait qu'il faut le fuir. [63,113] (Hédone) Quand les jeunes gens, en fréquentant les femmes de mauvaise vie, attrapent, comme c'est l'habitude, cette nouvelle lèpre que quelques-uns, par euphéisme, appellent le mal napolitain, qui les fera mourir tant de fois pendant leur vie et qui les changera à tout jamais en un cadavre vivant, ne vous semblent-ils pas joliment vivre en épicuriens ? [63,114] (Spudée) Courir aux chirurgiens. [63,115] (Hédone) Supposons maintenant qu'il y ait équilibre entre la jouissance et la douleur, voudriez-vous souffrir du mal de dents aussi longtemps qu'a duré le plaisir de la boisson ou du libertinage? [63,116] (Spudée) Franchement, j'aimerais mieux me passer de l'un et de l'autre, car acheter le plaisir par la douleur, ce n'est point un gain, mais une compensation; en cela, ce qui est préférable, c'est l'analgésie, que Cicéron a osé appeler l'insensibilité. [63,117] (Hédone) Or la jouissance du plaisir défendu, outre qu'elle est bien moindre que la souffrance qu'elle amène, ne dure qu'un instant, tandisque la lèpre contractée cause d'horribles tourments pendant toute la vie, et force à mourir cent fois avant qu'il soit permis de rendre l'âme. [63,118] (Spudée) Épicure ne reconnaîtrait point de tels disciples. [63,119] (Hédone) La sensualité a ordinairement pour compagne l'indigence, triste et lourd fardeau; la débauche entraîne à sa suite la paralysie, le tremblement des nerfs, la lippitude, la cécité, la lèpre, que sais-je encore? N'est-ce pas un beau marché que de troquer un plaisir ni vrai ni pur, et, de plus, de courte durée, contre tant de maux si cruels et si longs? [63,120] (Spudée) Quoique la souffrance ne s'y méle pas, je jugerais le plus insensé des hommes le marchand qui échangerait des pierres précieuses contre du verre. [63,121] (Hédone) Vous en dites autant de celui qui perdrait les vrais biens de l'âme pour les faux plaisirs du corps. [63,122] (Spudée) Oui. [63,123] (Hédone) Revenons maintenant à un calcul plus exact. La fièvre ou l'indigence n'accompagnent pas toujours la sensualité, et la nouvelle lèpre ou la paralysie n'accompagnent pas toujours l'abus de l'acte vénérien; mais le remords de la conscience, qui, nous venons d'en convenir, est ce qu'il y a de plus triste, sait toujours le plaisir défendu. [63,124] (Spudée) Quelquefois même il le précède, et il aiguillonne l'âme au sein du plaisir. IL y a pourtant des gens que l'on dirait privés de ce sentiment. [63,125] (Hédone) Ils n'en sont que plus malheureux, car qui n'aimerait mieux sentir la douleur que d'avoir un corps stupide et privé de sentiment ? J'admets que la fougue des passions, comme une sorte d'ivresse, ou que l'habitude du vice, comme une certaine callosité, ôte à quelques personnes pendant leur jeunesse le sentiment du mal; quand elles arrivent à la vieillesse, et que, outre mille incommodités dont les fautes de leur vie passée ont gardé le trésor, la mort, que nul ne peut éviter, les épouvante de près, la conscience les tourmente d'autant plus cruellement qu'elle s'est tue davantage pendant toute leur vie, et alors, bon gré, mal gré, leur âme se réveille. La vieillesse, qui par elle-même est triste à cause des infirmités naturelles auxquelles elle est exposée, n'est-elle pas plus misérable et même plus laide s'il s'y joint l'aiguillon du remords? Les repas, les parties de table, les amours, les danses, les chansons, tout ce qui paraissait agréable au jeune homme, déplaît au vieillard. Cet âge n'a d'autre soutien que le souvenir d'une vie irréprochable et l'espérance d'une vie meilleure; ce sont là les deux bâtons sur lesquels s'appuie la vieillesse. Si vous les retirez et qu'à leur place vous mettiez, comme un double fardeau, le souvenir d'une vie coupable et le désespoir du bonheur futur, je le demande, quel animal peut-on imaginer de plus affligé et de plus malheureux? [63,126] (Spudée) En vérité, je n'en vois pas, lors même qu'on m'objecterait la vieillesse du cheval. [63,127] (Hédone) On peut dire alors : "Les Phrygiens ont de la raison trop tard", et on reconnaît la vérité de ces sentences : "La tristesse succède à la joie" - "Il n'y a point de plaisir égal à la joie du coeur"; - "La joie de l'esprit rend les corps pleins de vigueur, la tristesse du coeur dessèche les os"; - "Tous les jours du pauvre sont mauvais" (c'est-à-dire tristes et malheureux); "l'âme tranquille est comme un festin continuel". [63,128] (Spudée) On fait donc bien de s'y prendre de bonne heure et d'amasser un viatique pour la vieillesse à venir. [63,129] (Hédone) L'Écriture mystique n'est point assez rampante pour mesurer le bonheur de l'homme par les biens de la fortune; le vrai pauvre est celui qui est dénué de toute vertu et qui doit à la fois son âme et son corps à Pluton. [63,130] (Spudée) Celui-là est un exacteur implacable. [63,131] (Hédone) Le vrai riche est celui à qui Dieu est propice. Que peut-on craindre avec un tel protecteur? Les hommes? la puissance de tous les hommes peut moins contre Dieu qu'un moucheron contre l'éléphant de l'Inde. La mort? elle est pour les âmes pieuses le passage à la béatitude éternelle. L'enfer? mais l'homme pieux dit aec confiance à Dieu : "Quand même je marchercais au milieu de l'ombre de la nuit, je ne craindrai aucun mal parce que vous êtes avec moi". Pourquoi craindre les démons quand on porte dans son coeur celui qui fait trembler les démons? Car l'Écriture, vraiment irréfragable, affirme en plus d'un endroit que l'âme de l'homme pieux est le temple de Dieu. [63,132] (Spudée) En vérité, je ne vois pas par quelles raisons on pourrait réfuter ces idées, bien qu'elles semblent s'écarter beaucoup du sens commun. [63,133] (Hédone) Comment cela? [63,134] (Spudée) Parce que, d'après votre raisonnement, un franciscain mènerait une vie plus voluptueuse qu'un autre qui abonderait en richesses, en honneurs, bref en jouissances de tout genre. [63,135] (Hédone) Ajoutez, si vous voulez, le sceptre d'un monarque, ajoutez la couronne pontificale, et, de triple qu'elle est, centuplez-la, si vous ôtez le témoignage d'une bonne conscience, je dirai hardiment que ce franciscain, pieds nus, ceint d'une corde à noeuds, vêtu pauvrement et grossièrement, usé par le jeûne, les veilles et les fatigues, qui ne porte pas un liard sur lui, s'il a une conscience pure, vit plus délicieusement que mille Sardanapales réunis en un seul homme. [63,136] (Spudée) D'où vient donc que nous voyons les pauvres ordinairement plus tristes que les riches? [63,137] (Hédone) Parce que la plupart sont doublement pauvres. Il est vrai que la maladie, la privation de nourriture, les veilles, les fatigues, la nudité, affaiblissent le corps; néanmoins la gaieté de l'âme éclate non seulement à travers ces maux, mais même au sein de la mort. Car, bien que l'âme soit attachée à un corps mortel, comme elle est d'une nature plus puissante, elle transforme en quelque sorte le corps en elle, surtout si, au vif enthousiasme de sa nature, se joint l'énergie de l'esprit. C'est pour cela que l'on voit souvent des hommes vraiment pieux éprouver plus de joie en montant que d'autres en étant à table. [63,138] (Spudée) Oui, je l'ai remarqué plus d'une fois avec étonnement. [63,139] (Hédone) Il n'est pourtant pas étonnant qu'il y ait une joie invincible là où se trouve Dieu, la source de toute joie. Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire que l'âme de l'homme vraiment pieux se réjouisse continuellement dans un corps mortel, puisque, si on la plongeait au fond de l'enfer, elle ne perdrait rien de sa félicité? Là où est l'âme pure est Dieu; là où est Dieu est le paradis; là où est le ciel est la félicité; la où est la félicité est la vraie joie et la franche gaieté. [63,140] (Spudée) Toutefois ils vivraient plus agréablement s'ils échappaient à certains inconvénients et s'ils goûtaient des amusements qu'ils négligent ou qui leur sont refusés. [63,141] (Hédone) Quels inconvénients voulez-vont dire? Sont-ce ceux qui, par une loi commune, sont attachés à la condition humaine, tels que la faim, le soif, la maladie, la fatigue, la vieillesse, la mort, la foudre, les tremblements de terre, les inondations, les guerres? [63,142] (Spudée) J'entends aussi ceux-là. [63,143] (Hédone) Mais nous parlons des mortels et non des immortels. Et cependant, même au milieu de ces maux, la condition des gens pieux est beaucoup plus supportable que celle de ceux qui recherchent les plaisirs du corps par tous les moyens possibles. [63,144] (Spudée) Comment cela? [63,145] (Hédone) Premièrement, comme ils sont exercés à la patience et à la résignation, ils supportent mieux que les autres ce que l'on ne peut éviter; ensuite, comme ils savent que toutes cet choses sont envoyées par Dieu pour expier les péchés ou pour exercer la vertu, ils les reçoivent non seulement avec résignation, mais encore avec joie, comme des fils obéissants, de la main d'un père bienveillant, et, de plus, ils le remercient soit pour une correction clémente, soit pour un inestimable profit. [63,146] (Spudée) Mais plusieurs attirent sur eux les souffrances physiques. [63,147] (Hédone) Mais beaucoup de gens emploient les remèdes des médecins pour conserver ou recouvrer la santé du corps. D'ailleurs, attirer sur soi les souffrances, telles que l'indigence, la mauvaise santé, la persécution, l'infamie, sans que la charité chrétienne nous y pousse, ce n'est point de la piété, mais de la folie. Quant à ceux qui sont frappés pour le Christ et pour la justice, qui oserait les appeler malheureux, puisque le Seigneur lui-même les qualifie de bienheureux et ordonne que l'on se réjouisse à cause d'eux. [63,148] (Spudée) Toutefois ces choses-là ne laissent pas de produire une impression douloureuse. [63,149] (Hédone) Oui, mais que dissipent aisément d'un côté la crainte de l'enfer, de l'autre l'espoir de la béatitude éternelle. Dites-moi, si vous étiez persuadé de n'être jamais malade et de n'éprouver aucune infirmité pendant toute votre vie, à la condition de permettre qu'on vous piquât une seule fois la surface de la peau avec la pointe d'une épingle, n'endureriez-vous pas volontiers et avec joie une si petite douleur? [63,150] (Spudée) Si fait. Bien plus, si j'étais sûr de ne jamais souffrir pendant ma vie du mal de dents, je permettrais de bon coeur qu'on enfonçât l'épingle plus avant, et même qu'on me perçât les deux oreilles avec une alène. [63,151] (Hédone) Pourtant toutes les afflictions qui surviennent dans cette vie sont plus légères et plus courtes en comparaison des tourments éternels que ne l'est la piqûre momentanée d'une aiguille en comparaison de la vie de l'homme, si longue qu'elle soit, car il n'y a aucune analogie entre le fini et l'infini. [63,152] (Spudée) Vous avez parfaitement raison. [63,153] (Hédone) Maintenant, si quelqu'un vous garantissait que vous seriez exempt de toute incommodité pendant toute votre vie, à la condition de diviser une seule fois la flamme avec la main, contre la défense de Pythagore, ne le feriez-vous pas volontiers? [63,154] (Spudée) Je le ferais même cent fois, pourvu que le prometteur ne me trompe point. [63,155] (Hédone) Dieu ne saurait tromper. Eh bien, cette sensation de la flamme, comparée à toute la vie de l'homme, est plus longue que toute cette vie comparée à la béatitude céleste, quand même elle excéderait l'existence de trois Nestors. Car ce mouvement de la main, si court qu'il soit, représente quelque portion de cette vie, tandis que la vie entière de l'homme ne représente aucune portion de l'éternité. [63,156] (Spudée) Je n'ai rien à objecter. [63,157] (Hédone) Pour ceux qui courent vert l'éternité de toute leur âme et avec foi, puisque le passage est si court, croyez-vous donc qu'ils soient tourmentés par les chagrins de la vie? [63,158] (Spudée) Non, pourvu qu'ils aient la conviction profonde et le ferme espoir d'y arriver. [63,159] (Hédone) Je passe maintenant aux amusements que vous leur reprochiez de négliger. Ils s'abstiennent des danses, des festins, des spectacles; ils ne méprisent ces plaisirs que pour en goûter d'autres bien plus agréables; ils ne se divertissent pas moins, mais autrement. "L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu et le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment". Le bienheureux Paul a connu quels sont les chants, les danses, les transports de joie, les festins des âmes pieuses, même dans cette vie. [63,160] (Spudée) Mais il y a des plaisirs permis que les gens pieux s'interdisent. [63,161] (Hédone) L'usage immodéré des plaisirs même permis est illicite; à cela près, ceux qui paraissent mener une vie dure l'emportent pour tout le reste. Quel spectacle peut-on voir de plus magnifique que la contemplation de ce monde? Elle procure infiniment plus de plaisir aux hommes chers à Dieu qu'aux autres. Ces derniers, en contemplant d'un oeil curieux cet admirable ouvrage, ont l'esprit inquiet parce qu'il y a une foule de choses dont ils ne comprennent pas la cause. Dans certains cas, à l'exemple de Momus, ils murmurent contre l'ouvrier et traitent souvent la nature de marâtre au lieu de mère. Ce reproche en paroles seulement atteint la nature, mais en réalité il rejaillit sur celui qui a créé la nature, si tant est qu'il existe une nature. Mais l'homme pieux considère d'un oeil religieux et simple, avec un grand plaisir de l'âme, les ouvrages du Seigneur et de son père, admirant chaque chose, ne blâmant rien, mais rendant grâces pour tout en songeant que tout cela a été créé pour l'homme : aussi adore-t-il dans chaque chose la toute-puissance, la sagesse et la bonté du Créateur, dont il reconnaît la main dans les objets créés. Supposez un peu qu'il existe réellement un palais tel que celui qu'Apulée a imaginé pour Psyché, ou, s'il est possible, plus magnifique et plus beau; invitez-y deux spectateurs, l'un étranger, venu seulement pour voir l'autre, esclave ou fils de celui qui a construit cet édifice : lequel se réjouira le plus, de l'étranger, à qui le palais importe peu, ou du fils, qui considère dans cet édifice, avec un vif plaisir, le génie, les richesses et la magnificence d'un père bien-aimé, surtout s'il songe que tout cet ouvrage a été fait pour lui? [63,162] (Spudée) Votre demande n'a pas besoin de réponse, mais beaucoup de gens dont la conduite n'est pas pieuse savent que le ciel et ce qui est sous le ciel ont été créés pour l'homme. [63,163] (Hédone) Presque tout le monde le sait, mais tout le monde n'y pense pas, et, si l'on y pense, celui-là goûte plus de plaisir qui aime davantage l'ouvrier, de même que quiconque aspire à la vie céleste regarde le ciel avec plus de joie. [63,164] (Spudée) Ce que vous dites-là est vraisemblable. [63,165] (Hédone) Quant au plaisir de la table, il ne consiste pas dans les aaprêts somptueux ni dans l'art des cuisiniers, mais dans la santé et l'appétit. Gardez-vous donc de croire que Lucullus, avec ses perdrix, ses faisans, ses tourtereaux, ses lièvres, ses scares, ses silures et ses murènes, dîne plus agréablement que l'homme pieux avec du pain bis, des herbes ou des légumes, ayant pour toute boisson de la petite bière on de l'eau rougie. Celui-ci reçoit ses aliments comme des mets fournis par un père bienveillant; son repas a pour assaisonnement l'oraison; il est sanctifié par la prière qui le précède, par la sainte lecture qui l'accompagne, restaurant l'âme mieux que la nourriture ne répare le corps, et par l'action de grâces qui le termine; enfin, il se lève de table non gorgé, mais ranimé; non chargé, mais restauré, et restauré d'esprit et de corps. Croyez-vous que ceux qui étalent de vulgaires friandises prennent leurs repas plus agréablement? [63,166] (Spudée) Mais le plaisir de l'amour est la jouissance suprême, si l'on en croit Aristote. [63,167] (Hédone) Là encore l'homme pieux remporte non moins que pour la table. Voici comment : plus la tendresse que l'on porte à son épouse est vive, plus l'acte conjugal est doux. Or il n'en est point qui aiment leurs épouses avec plus de tendresse que ceux qui les aiment comme le Christ a aimé l'Église, car ceux qui les aiment pour le plaisir ne les aiment pas. Ajoutez que plus l'acte conjugal est rare, plus il est agréable. Cette vérité n'a point échappé à un poète non pieux qui a dit : "Un usage modéré rend le plaisir plus vif". D'ailleurs l'union des sexes n'offre que la minime partie du plaisir; il consiste surtout dans la vie commune, qui ne peut être nulle part plus agréable qu'entre ceux qui sont unis sincèrement par la charité chrétienne et qui s'aiment d'une tendresse réciproque. Dans les autres, souvent, à mesure que la volupté s'éteint, l'amour disparait. La charité chrétienne acquiert d'autant plus de force que le plaisir de la chair décroît. Ne vous ai-je point persuadé que nul ne vit plus agréablement que celui qui vit pieusement? [63,168] (Spudée) Plût à Dieu que tout le monde en fût persuadé de même ! [63,169] (Hédone) Si les épicuriens sont ceux qui vivent agréablement, il n'y a point d'épicuriens plus vrais que ceux qui vivent saintement et pieusement. Et si nous faisons attention à la valeur des mots, personne ne mérite mieux le surnom d'Épicure que le chef adorable de la philosophie chrétienne, car, en grec, g-epikouros veut dire "celui qui secourt". Quand la loi de nature était presque effacée par les vices, que la loi de Moïse excitait les passions au lieu de les guérir, et que le tyran Satan régnait impunément dans le monde, seul le Christ apporta un secours efficace au genre humain qui allait périr. Ils se trompent donc grandement ceux qui disent que le Christ était de sa nature triste et mélancolique et qu'il nous a invités à un genre de vie maussade. Au contraire, lui seul a montré la vie la plus agréable de toutes et la plus remplie d'une volupté vraie, pourvu qu'elle soit exempte de la pierre de Tantale. [63,170] (Spudée) Quelle est cette énigme? [63,171] (Hédone) Vous allez rire de la fable, mais cette plaisanterie a un fond sérieux. [63,172] (Spudée) Voyons cette plaisanterie sérieuse. [63,173] (Hédone) Ceux qui se sont plu jadis à déguiser les préceptes de la philosophie sous le voile des fables racontent qu'un certain Tantale fut invité à la table des dieux, qu'ils représentent comme très somptueuse. Avant de congédier son hôte, Jupiter, croyant qu'il était de sa générosité que son convive ne partit point sans un cadeau, lui permit de demander ce qu'il voudrait, en l'assurant que tout ce qu'il demanderait lui serait octroyé. L'imbécile Tantale, qui mesurait le bonheur de l'homme sur les jouissances de la gourmandise, souhaita de pouvoir s'asseoir à une pareille table pendant toute sa vie. Jupiter consentit, et le voeu fut ratifié. Tantale s'assied à la table garnie de toute sorte de friandises; on lui sert le nectar; il ne manque ni de roses ni de parfums capables de récréer la narines des dieux; à ses côtés se tient debout l'échanson Ganymède ou quelqu'un qui lui ressemble; les Muses l'entourent en faisant entendre des chants mélodieux; Silène danse d'une façon comique, et les bouffons ne font point défaut; en un mot, tout ce qui peut charmer les sens de l'homme se trouve là; mais, au milieu de tout cela, Tantale est assis, triste, soupirent et inquiet, ne s'égayant pas, ne touchant pas aux plats. [63,174] (Spudée) Pourquoi cela? [63,175] (Hédone) Parce qu'au-dessus de se tête était suspendue à un cheveu une pierre énorme qui menaçait de tomber. [63,176] (Spudée) Je me serais retiré de cette table. [63,177] (Hédone) Mais son voeu était devenu obligatoire, car Jupiter ne se laisse point fléchir aussi aisément que notre Dieu, qui casse les voeux dangereux des mortels pourvu qu'ils se repentent. D'ailleurs, sans cela, cette mème pierre qui empêche Tantale de manger l'empêche aussi de se retirer, car il a peur, au moindre mouvement qu'il ferait, d'étre écrasé par la chute de la pierre. [63,178] (Spudée) La fable est amusante. [63,179] (Hédone) Écoutez maintenant ce qui ne vous amusera pas. Le commun des hommes demande aux choses extérieures la vie heureuse, qui ne consiste que dans la paix de l'âme, car ceux dont la conscience est coupable ont au-dessus de leur tète une pierre bien plus lourde que celle de Tantale. Il y a plus, cette pierre n'est point suspendue, elle presse, elle écrase leur âme, qui n'est point tourmentée par une vaine crainte, mais qui s'attend d'heure en heure à être précipitée dans l'enfer. Je le demande, y a-t-il dans les choses humaines un plaisir assez grand pour pouvoir égayer véritablement une âme écrasée sous une pareille pierre ? [63,180] (Spudée) Non, certes; il n'y a que la démence ou l'incrédulité. [63,181] (Hédone) Si les jeunes gens qui, rendus fous par les plaisirs comme par le breuvage de Circé, prennent pour le vrai bonheur des poisons emmiellés, réfléchissaient à cela, avec quel soin ils veilleraient à ne point commettre par étourderie ce qui tourmentera leur âme pendant toute la vie? Que ne feraient-ils point pour préparer à leur vieillesse future ce viatique : une bonne conscience et une réputation sans tache ? Qu' y a-t-il de plus misérable que cette vieillesse qui, quand elle regarde en arrière, voit avec une vive horreur combien sont belles les choses qu'elle a dédaignées, et combien sont affreuses celles qu'elle a aimées? Puis, quand elle regarde en avant, elle voit approcher le dernier jour, et avec lui les supplices éternels de l'enfer. [63,182] (Spudée) J'estime les plus heureux ceux dont le premier âge a été exempt de souillure, et qui, progressant toujours dans la pratique de la piété, sont arrivés jusqu' au terme de la vieillesse. [63,183] (Hédone) Viennent ensuite ceux qui sont revenus de boum heure des folies de la jeunesse. [63,184] (Spudée) Mais quel conseil donnez-vous à ce malheureux vieillard ? [63,185] (Hédone) Il ne faut désespérer de personne tant qu'il respire; je lui conseille de recourir à la clémence du Seigneur. [63,186] (Spudée) Mais plus la vie a été longue, plus s'est accru le monceau des crimes dépassant déjà le sable qui est sur le bord de la mer. [63,187] (Hédone) Mais les miséricordes du Seigneur surpassent de beaucoup les grains de sable. Quoique le sable ne puisse être compté par l'homme, son nombre est limité, tandis que la clémence du Seigneur ne connaît ni borne ni fin. [63,188] (Spudée) Mais le temps manque à qui va mourir bientôt. [63,189] (Hédone) Moins il aura de temps, plus il criera ardemment. Devant Dieu il suffit du temps nécessaire pour opérer le trajet de la terre au ciel. Or, une prière même courte pénètre dans le ciel, pourvu qu'elle soit lancée de toute la force du coeur. La pécheresse de l'Évangile fit pénitence, dit-on, pendant toute sa vie; mais le larron, sur le point de mourir, obtint du Christ en très peu de mots l'accès du paradis. Si le vieillard crie de toute son âme : "Ayez pitié de moi, mon Dieu, suivant votre grande miséricorde", le Seigneur ôtera la pierre de Tantale; "il fui fera entendre une parole de consolation et de joie, et ses os, humiliés" par la contrition, "tressailleront d'allégresse", parce que ses péchés lui seront pardonnés.