[26,0] COLLOQUE XXVI : LE REPAS POÉTIQUE. HILAIRE, LÉONARD, CRATON, CONVIVES, MAARGUERITE, CARIN, EUBUI.E, SBRULE, PARTHÉNIUS, RAT, DOMESTIQUE d'HILAIRE. {HILAIRE} Ces apprêts sont mesquins, mais l'intention ne laisse rien à désirer. {LÉONARD} Vous inaugurez ce dîner sous de tristes auspices. {HILAIRE} Du tout; arrière les tristes auspices. Pourquoi pensez-vous cela ? {LÉONARD} Les ïambes sanglants ne conviennent point à un repas. {CRATON} Bravo! les Muses sont avec nous, les vers coulent sans qu'on s'en doute. {HILAIRE} Si vous aimez mieux les trochées rapides, en voici. Communs sont ces apprêts, mais l'intention ne laisse rien à désirer. D'ailleurs, les ïambes, nés jadis pour la lutte et le combat, ont fini par servir à tous les sujets. Quels beaux melons ! ces melons sont venus dans mon jardin. Voici des laitues pommées, d'un suc très tendre, qui répondent à leur nom. Quel homme sensé ne préférerait ces mets délicieux aux sangliers, aux murènes et aux gelinottes ? {CRATON} Si dans un repas poétique il est permis de dite la vérité, ce que vous appelez des laitues, ce sont des bettes. {HILAIRE} Dieu nous garde d'un pareil malheur! {CRATON} C'est la vérité. Examinez la forme : où est ce suc laiteux ? où sont ces doux piquants? {HILAIRE} Vous me donnez des doutes. Hé! faites venir ms servante. Marguerite, Tisiphone, quelle fantaisie t'a prise de nous servir des bettes au lieu de laitues? {MARGUERITE} Je l'ai fait à dessein. {HILAIRE} Que dis-tu, sorcière? {MARGUERITE} J'ai voulu voir si parmi tant de poètes il y en aurait un qui sût distinguer une laitue d'une bette, car je sais que vous, vous ne le pouvez pas. Dites-moi franchement qui s'est aperçu que c'étaient des bettes. {LES CONVIVES} Craton. {MARGUERITE} Je devinais bien que ce n'était pas un poète. {HILAIRE} Si tu me joues encore un pareil tour, au lieu de Marguerite, je t'appellerai maraude. {LES CONVIVES} Ah ! ah ! ah ! {MARGUERITE} Ces sobriquets ne me font ni chaud ni froid. Souvent il change mon nom vingt fois par jour. Quand il veut m'amadouer, il m'appelle Galatée, Euterpe, Calliope, Callirhoé, Mélisse, Vénus, Minerve, que sais-je encore? S'il est en colère, je deviens aussitôt Tisiphone, Mégère, Alecto, Méduse, Baucis, et tout ce que lui suggère sa bile enflammée. {HILAIRE} Va-t'en d'ici avec tes bettes, maraude. {MARGUERITE} Pourquoi m'avez-vous donc fait venir ? {HILAIRE} Pour que tu t'en retournes d'où tu viens. {MARGUERITE} Un vieux proverbe dit qu'il est plus aisé d'évoquer le démon que de le chasser. {LES CONVIVES} Ah! ah! ah ! très bien! Comme cela s'adresse à vous, Hilaire, il faut un vers magique pour la chasser d'ici. {HILAIRE} Il est tout prêt : "Cantharides, fuyez, car le loup vous poursuit". {MARGUERITE} Que dites-vous, Ésope ? {CRATON} Prenez garde, Hilaire, elle vous appliquera un soufflet. C'est comme cela que vous la chassez, par votre vers grec ? Oh! le beau magicien! {HILAIRE} Que pensez-vous d'elle, Craton? J'aurais chassé avec ce vers dix princes des démons. {MARGUERITE} Je me moque de vos vers grecs. {HILAIRE} Il faut donc, à ce que je vois, employer le fuseau magique ou, si cela ne suffit pas, le caducée de Mercure. {CRATON} Ma chère Marguerite, tu sais que la race des poètes est inspirée, je n'ose dire emportée; je te prie donc de remettre cette dispute à un autre temps, et, par égard pour moi, de bien nous traiter pendant ce repas. {MARGUERITE} Que m'importent ses vers ! Le plus souvent, quand il faut aller au marché, il n'a pas le sou, et il chante tout de même des vers. {CRATON} Les poètes sont comme cela. Mais, voyons, de grâce; fais ce que je te dis. {MARGUERITE} Je veux bien le faire pour vous, parce que je sais que vous êtes un brave homme qui ne vous êtes jamais cassé la tête dans ces sortes de folies; et je me demande par quelle fatalité vous vous trouvez au milieu de cette bande. {CRATON} A quoi devines-tu cela ? {MARGUERITE} A votre gros nez, à vos yeux brillants, à votre embonpoint. Regardez-moi le nez de celui-ci et son rire sardonique. {CRATON} Je t'en supplie, ma mignonne, oublie ta colère en ma faveur. {MARGUERITE} Je me retire, mais je ne tiens pas à ce qu'aucun des autres m'en sache le même gré. {HILAIRE} Est-elle partie ? {MARGUERITE} Pas si loin qu'elle ne vous entende. {RAT} Elle est dans la cuisine, marmottant entre ses dents je ne sais quoi. {CRATON} Vous avez une servante qui n'est point muette. {HILAIRE} On dit qu'une bonne servante doit être douée de trois qualités : il faut qu'elle soit fidèle, laide et farouche, ce qu'on appelle communément méchante. Fidèle, elle n'amoindrit pas votre bien; laide, les amants ne la recherchent pas; farouche, elle défend aisément les intérêts de son maître, car il faut quelquefois se servir non seulement de la langue, mais encore des mains. De ces trois qualités, ma servante en a deux : elle est laide et méchante; pour sa fidélité, j'en doute. {CRATON} Nous avons entendu sa langue et je craignais pour vous ses mains. {HILAIRE} Approchez les vôtres de ces melons. C'en est fait des laitues, car, si je commandais maintenant qu'on m'en apportât, je suis bien sûr qu'on me servirait des chardons. Voici une autre espèce de melons pour ceux qui la préfèrent. Voici des figues fraîches qui viennent d'être détachées de leur mère; le lait du pédoncule en fait foi. Après les figues on boit ordinairement de l'eau, pour ne point charger l'estomac. En voici de la très fraîche qui sort d'une source des plus limpides et qui est bonne pour tempérer le vin. {CRATON} Je ne sais trop si je dois tempérer le vin par l'eau, ou l'eau par le vin, tant ce vin a l'air d'avoir été puisé à la même fontaine des Muses. {HILAIRE} Ce vin est fait pour aiguiser le génie des poètes; vous autres grossiers (crassi), vous aimez le grossier (crassis). {CRATON} Plût à Dieu que je fusse le riche Crassus ! {HILAIRE} Pour moi, j'aimerais mieux être Codrus ou Ennius,. Mais, puisque j'ai le bonheur de posséder tant de convives pleins d'érudition, je me donnerai bien garde de les congédier sans être plus savant. Il y e dans le prologue de l'Eunuque un passage qui embarrasse beaucoup de gens. La plupart des manuscrits contiennent ces mots : "Sic estimet, sciat Responsum, non dictum esse, quia laesit prior, Qui bene uertendo, et eas describendo male, etc" "... qu'il se dise bien que ce n'est pas une attaque, mais une riposte, puisqu'il est le premier offenseur. C'est lui qui, par une traduction exacte, mais mal écrite, a fait de bonnes pièces grecques de mauvaises pièces latines." {Térence, L'Eunuque, Prologue, v. 5-6} Je ne trouve pas dans ces phrases un sens spirituel et digne de Térence. Le poète dont il s'agit n'a point porté les premiers coups en traduisant mal des comédies grecques, mais en critiquant celles de Térence. {EUBULE} Suivant le proverbe : "Qui chante le plus mal commencera le premier". Quand j'étais à Londres chez Thomas Linacre, qui est très versé dans toutes les branches de la philosophie, ce qui ne l'empêche pas de connaître à fond ces minuties des grammairiens, il me montre un manuscrit fort ancien, où on lisait : "Sic existimet, sciat, Responsum, non dictum esse, quale sit, prius Qui bene uertendo, et eas describendo male, Ex Graecis bonis, Latinas fecit non bonas. Idem Menandri Phasma nunc nuper dedit". "Qu'il soit convaincu, qu'il sache bien que je ne l'attaque pas, mais que je lui riposte en déclarant que par une traduction exacte mais mal écrite, il a fait de méchantes pièces latines avec de bonnes comédies grecques, et qu'il a donné dernièrement le Fantôme de Ménandre". Il faut arranger la phrase de telle sorte que "quale sit" indique au exemple qui va être fourni à l'appui de ce qui précède. Térence menaçait de faire à son tour la critique des pièces de celui qui l'avait critiqué. Et il déclare que ce n'est point là une injure, mais une riposte. Celui qui attaque lance l'injure; celui qui pare l'attaque riposte. Il promet de citer un exemple, "quale sit", ce que les Grecs rendent par οἷον, et les Latins par "quod genus", ou "ueluti", ou "uidelicet", ou "puta". Ensuite il expose sa critique dans laquelle l'adverbe "prius" répond à un autre adverbe qui suit comme par opposition," nuper"; de même que le pronom qui répond eu mot "idem". Il condamne totalement les anciennes pièces de Lavinius, puisqu'elles étaient déjà effacées de la mémoire des hommes. Dans celles qu'il avait données dernièrement, il relève certains passages. Cette leçon me parait vraie; elle résume, à mon avis, le véritable sens du poète comique, à moins que le sénat et le peuple poétiques ne pensent différemment. {LES CONVIVES} Au contraire, nous nous rallions tous à votre sentiment. {EUBULE} Je désire à mon tour vous demander un petit renseignement très simple. Comment scande-t-on ce vers : "Ex Graecis bonis Latinas fecit non bonas?" Comptez sur vos doigts. {HILAIRE} Je crois que, suivant l'usage des anciens, l's s'élide pour faire du second pied un anapeste. {EUBULE} Je serai, de votre avis si l'ablatif ne se terminait en "is", syllabe naturellement longue; par conséquent, en retranchant le consonne, la voyelle n'en reste pas moins longue. {HILAIRE} Vous avez raison. {CRATON} Si quelqu'un d'illettré et d'inconnu rentrait, il croirait assurément, à nous voir allonger les doigts, que nous imitons le jeu des paysans. {LÉONARD} A ce que je vois, nous allongeons vainement les doigts; vous, tirez nous d'embarras si vous le pouvez. {EUBULE} Voyez combien une toute petite chose peut quelquefois tourmenter des hommes très érudits : la préposition "ex" appartient à la fin du vers précédent : "Qui bene uertendo, et eas describendo male ex Graecis bonis Latinas fecit non bonas". De cette façon, il n'y a plus de difficulté. {LÉONARD} Par les Muses! c'est vrai. {CARIN} Puisque nous nous sommes mis à compter sur nos doigts, je voudrais que quelqu'un me divisât en pieds ce vers de l'Andrienne : "Sine inuidia laudem inuenias, et amicos pares". "On obtient des éloges sans exciter la jalousie, et l'on se fait des amis". J'ai souvent essayé de le faire, sans succès. {LÉONARD} "Sine in" est un ïambe; "uidia", un anapeste; "laudem in" un spondée; "uenias", un anapeste; et "ami", encore un anapeste. {CARIN} Voilà déjà cinq pieds, et il reste trois syllabes dont la première est longue, en sorte que vous ne pouvez faire ni un ïambe ni un tribraque. {LÉONARD} Vous avez parfaitement raison. Nous sommes dans un mauvais pas; qui nous en tirera? {EUBULE} Personne na vous en sortira mieux que celui qui vous y a mis. Voyons, Carin, si vous savez quelque chose, ne cachez rien devant des amis sincères. {CARIN} Si ma mémoire ne me trompe pas, je crois avoir lu dans Priscien que, chez les comiques latins, la consonne "u" s'élide comme une voyelle; ainsi, par exemple, dans ce mot "enimuero", la partie "eni" forme souvent un anapeste. {LÉONARD} Scandez-le-nous donc. {CARIN} Volontiers. "Sine inedi" est un procéleusmatique, à moins que l'on ne préfère élider "i" par contraction, de même que Virgile met "aureo" pour "auro" à la fin d'un hexamètre; dans ce ras, le premier pied sera un tribraque "dia lac" est un spondée; d'inveni un dactyle; as et a un dactyle; "micos" un spondée; "pares" un ïambe. {SBRULE} Cratin nous a parfaitement tirés de ce mauvais pas. Mais il y a dans la même scène un passage que personne, je crois, n'a remarqué. {HILAIRE} Citez-le, je vous prie. {SBRULE} Simon y parle en ces termes : "Sine ut eueniat, quod uolo, In Pamphilo ut nihil sit morae, restat Chremes". {HILAIRE} Qu'est-ce qui vous choque là? {SBRULE}"Sine" est un terme de menace; or dans ce qui suit rien ne se rapporte à des menaces. Je suppose donc que le poète a écrit : "Sin eueniat, quod uolo", afin que "sin" réponde au "si" qui précède : "Si propter amorem uxorem nolit ducere". Le vieillard propose deux partis contraires : si Pamphile, par amour pour Glycère, refuse de se marier, j'aurai lieu de lui adresser des reproches; si, au contraire, il ne refuse pas, il ne me restera plus qu'à gagner Chrémès. Du reste, l'interpolation de Sosie et la colère de Simon contre Dave ont allongé la digression. {HILAIRE} Rat, apporte-moi le livre. {CRATON} Vous confiez un livre à un rat ? {HILAIRE} Plus sûrement que du vin. Que je meure si Sbrule n'a pas dit vrai ! {PARTHENIUS} Donnez-moi le livre pour que je vous montre une autre difficulté. Dans le prologue de l'Eunuque, ce vers est faux : "Habeo alia multa, quae nunc condonabuntur". Car, bien que les comiques latins surtout prennent beaucoup de liberté dams ce genre de poésie, je ne sache pas qu'ils aient jamais terminé un vers ïambique par un spondée. Peut-étre doit-on lire "condonabitur", impersonnellement, ou "condonabimus", en changeant le nombre de la personne. {MARGUERITE} Voilà bien les poètes! A peine sont-ils à table qu'ils comptent sur leurs doigts et prennent un livre. Il vaut mieux réserver pour le dessert les exercices litéraires. {CRATON} Marguerite ne nous donne pas un bien mauvais conseil, obéissons-lui; quand notre estomac sera rassasié, nous reprendrons nos exercices; on attendant allongeons les doigts dans le plat. {HILAIRE} Admirez le luxe d'un poète. Voici des oeufs de trois façons : bouillis, rôtis, frits; ils sont tout frais, il n'y a pas deux jours qu'ils ont été pondus. {PARTHENIUS} Pour moi, je ne puis pas supporter le beurre; s'ils sont frits à l'huile, je m'en régalerai. {HILAIRE} Petit, va demander à Marguerite s'ils sont frits au beurre ou à l'huile. {RAT} Ni à l'un ni à l'autre, dit-elle. {HILAIRE} Ni au beurre ni à l'huile ? A quoi donc? {RAT} A la lessive, à ce qu'elle dit. {CRATON} Telle demande, telle réponse. Est-il donc si difficile de distinguer le beurre de l'huile ? {CARIN} Surtout pour des gens qui distinguent si aisément la laitue de la bette. {HILAIRE} Voici l'ovation, le triomphe viendra plus tard. Hé ! petit, regarde bien partout; ne vois-tu rien qui manque? {RAT} II manque bien des choses. {HILAIRE} Ces oeufs ont besoin d'un assaisonnement qui en tempère la chaleur. {RAT} Lequel voulez-vous ? {HILAIRE} Dis à Marguerite qu'elle nous envoie du jus de vrilles de vigne pilées. {RAT} Je vais le lui dire. {HILAIRE} Pourquoi reviens-tu les mains vides ? {RAT} Elle répond qu'on ne tire pas de jus d'une vrille. {LÉONARD} Quelle servante! {SBRULE} Nous assaisonnerons du moins nos oeufs par la conversation. Dans les Épodes d'Horace j'ai rencontré un passage qui n'est pas altéré quant au texte, mais qui a été mal interprété non-seulement par Mancinellus et par d'autres plus modernes, mais par Porphyrion lui-même. Ce passage est dans Ie poème où Horace chante la palinodie à la sorcière Canidie : "Tuusque uenter Pactumeius, et tuo Cruore rubros obstetrix pannos lauit, Utcunque fortis exilis puerpera". "Pactuméius est ton fils, et la matrone lave les linges rougis de ton sang, toutes les fois que, courageuse accouchée, tu sautes du lit! " {Horace, Épodes, XVII, 50} Tous pensent que "exilis" est ici un nom, tandis que c'est un verbe. Je vais citer les paroles de Porphyrion, si toutefois on doit croire qu'elles sont de lui : "Exilis", dit-il, représente Canidie comme rendue laide par l'accouchement ; Horace entend par "exilitas" la maigreur naturelle du corps. C'est une erreur honteuse de la part d'un si grand homme, de n'avoir point remarqué que la mesure du vers répugnait à ce sens là, car le quatrième pied n'admet pas un spondée. Le poète dit, en plaisantant, que Canidie a réellement accouché, quoiqu'elle n'ait pas été longtemps malade, et qu'elle ne se soit pas alitée à la suite de ses couches, mais qu'elle ait aussitôt sauté à bas du lit, comme font certaines femmes robustes. {HILAIRE} Nous vous remercions, Sbrule, d'avoir si bien assaisonné nos oeufs. {LÉONARD} On lit quoique chose d'analogue dans le premier livre des Odes, à celle qui commence par "Tu ne quaesieris". Tous les manuscrite portent cette leçon : "Neu Babylonios Tentaris numeros, ut melius quidquid erit pati". Les anciens interprètes sautent par-dessus ce passage comme s'il ne présentait aucune difficulté ; Mancinellus seul, sentant que la. phrase est imparfaite, recommande d'y ajouter "possis". {SBRULE} Avez-vous trouvé là-dessus quelque chose de mieux? {LÉONARD} Je ne sais pas, mais il me semble qu'Horace a imité les formes de la langue grecque, ce qu'aucun poète ne fait ni plus souvent ni plus volontiers. A l'exemple des Grecs, qui joignent généralement l'infinitif aux prépositions g-hohs et hohste, Horace a dit "ut pati" pour "ut patiaris". Du reste, la conjecture de Mancinellus n'est point à dédaigner. {HILAIRE} Ce que vous dites là est tout à tait de mon goût. Cours vite, Rat; et apporte le restant. {CRATON} Quelles sont ces friandises d'un nouveau genre ? {HILAIRE} C'est du concombre coupé en petites tranches, avec du bouillon de courge. Tout cela est bon pour lâcher le ventre. {SBRULE} Voilà un repas vraiment médicinal ! {HILAIRE} Soyez indulgente. Tout h l'heure vous aurez une poule de ma basse-cour. {SBRULE} Noue changerons votre nom, et, au lieu d'Hilaire, nous vous appellerons Apicius. {HILAIRE} Allons ! riez maintenant tant que vous voudrez; demain peut-étfe vous ferez sérieusement l'éloge de ce repas. {SBRULE} Pourquoi cela? {HILAIRE} Parce que vous sentirez que ce repas a été parfaitement assaisonné. {SBRULE} Par la faim? {HILAIRE} Justement. {CRATON} Savez-vous, Hilaire, l'emploi dont je voudrais que vous vous chargeassiez? {HILAIRE} Je le saurai quand vous me l'aurez dit. {CRATON} On chante h l'église des hymnes qui ne sont pas mal faites, mais que des ignorants ont altérées en plusieurs endroits; je voudrais que vous prissiez la peine de nous les rectifier. Pour en citer un exemple, nous chantons : "Hostis Herodes impie, Christum uenire quid times?" La transposition d'un seul mot a produit deux fautes dans le ven. Car "hostis", qui tonne un trochée, n'est pas de mise dans un vers ïambique, et "Hero", étant un spondée, ne peut pas être admis au second pied. Il n'est pas douteux que le vers s'écrivait primitivement ainsi : "Herodes, hostis impie" D'ailleurs l'épithète impie se marie mieux avec "hostis" qu'avec "Herodes". Ensuite comme "Herodes" est un mot grec, l' g-eh se change en e au vocatif, comme g- Sohkratehs,, g-hoh g-Sohkrates; de même que dans g-Agamemnon g-oh se change en o. Nous chantons ainsi cette autre hymne : "Iesu corona uirginum, Quem mater illa concepit, Quae sola uirgo parturit". Il n'est pas douteux qu'il faut prononcer "concipit"; car l'hypallage donne de la grâce au style, et il serait ridicule d'être choqué de "concipit", puisque "parturit" vient après. {HILAIRE} J'ai rencontré moi-même beaucoup de passages de ce genre, et je ne serai pas fâché un jour de consacrer quelque temps à cette affaire. Du reste, dans cette hymne, saint Ambroise me paraît avoir beaucoup de grâce, car il finit le dimètre par un mot de trois syllabes et place ordinairement la césure à la fin du mot. Cela lui arrive trop souvent pour y voir un effet du hasard. Si vous en voulez un exemple : "Deus creator", c'est là une penthémimère', on chante ensuite "Omnium", -- "Polique rector", puis "uestiens. — Diem decoro", puis "lumine, — Noctem soporis", puis "gratia". Mais voici une poule assez grasse, qui, pondant dix ans m'a pondu des oeufs et fait éclore des poulets. {CRATON} Elle méritait qu'on ne la tuât pas. {CARIN} S'il est permis de mêler ici les études sérieuses, j'ai une question à proposer. {HILAIRE} Pourvu qu'elle ne soit pas trop sérieuse. {CARIN} Du tout. Je me suis mis dernièrement à lire les Lettres de Sénèque et, comme l'on dit, j'ai échoué, tout de suite au milieu du port. Le passage est dans la première lettre : "Et si uolueris, inquit, attendere, magna uitae pars elabitur male agentibus, maxima nihil agentibus, tota aliud agentibus". "... si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait." Il affecte dans cette phrase je ne sais quelle finesse que je ne saisis pas bien. {LÉONARD} Je la devinerai, si vous voulez. {CARIN} Parfaitement. {LÉONARD} Personne ne pèche continuellement. Toutefois une grande partie de la vie se consume dans le luxe, la volupté, l'ambition et les autres vices, et une partie beaucoup plus grande se consume à ne rien faire. Or, "nihil agere" ne signifie pas vivre dans l'oisiveté, mais s'occuper de choses frivoles qui ne contribuent nullement au bonheur. De là le proverbe : "Il vaut mieux ne rien faire que de s'appliquer à des riens". Mais la vie entière se consume à faire tout autre chose que ce que l'on devrait faire. "Aliud agere" signifie n'être pas attentif à ce que l'on fait. Le vie s'use donc complétement, parce qu'en obéissant au vice nous ne faisons pas ce-que nous devrions; qu'en nous attachant à des frivolités, nous ne faisons pas ce que nous devrions; qu'en étudiant le philosophie, comme nous le faisons négligemment et en baillant, sans y apporter plus d'attention qu'à une bagatelle, nous ne faisons pas ce que nous devrions. Si cette explication ne vous satisfait pas, rangez cette pensée de Sénèque parmi celles qu'Aulu-Gelle blâme dans cet écrivain comme étant trop recherchées. {HILAIRE} Elle me satisfait beaucoup. (Mais attaquons vaillamment la poule. Je ne veux pas vous tromper; il n'y a plus rien de prêt.) Car elle cadre avec ce qui précède : "La perte la plus honteuse est celle qui vient de notre négligence". Or, il développe sa pensée dans cette phrase à trois membres. Mais un peu plus loin il me semble qu'il y a une faute : "Mortem non prospicimus". "Magna pars eius iam praeteriit". Je crois qu'il faut lire : "Mortem prospicimus", car nous regardons de loin les objets qui sont éloignés, tandis que la mort est en grande partie derrière nous. {LÉONARD} Puisque les philosophes se permettent quelquefois de faire des excursions dans les prairies des Muses, on nous pardonnera peut-être de faire un tour, pour nous distraire, en leur domaine. {HILAIRE} Pourquoi pas? {LÉONARD} En relisant dernièrement le traité d'Aristote intitulé : "Des arguments des sophistes", dont le sujet intéresse également les rhéteurs et les philosophes, j'ai vu que les traducteurs avaient commis des fautes énormes. Il est certain que ceux qui ne savent pas le grec doivent ici se tromper grossièrement en plusieurs endroits. Aristote parle de cette sorte d'ambiguité qui provient d'un mot dont les significations sont différentes: " ὅ τι μανθάνουσιν οἱ ἐπιστάμενοι· τὰ γὰρ ἀποστοματιζόμενα μανθάνουσιν οἱ γραμματικοί · τὸ γὰρ μανθάνειν ὁμώνυμον, τό, τε ξυνιέναι χρώμενον τῇ ἐπιστήμῃ, καὶ τὸ λαμβάνειν τὴν ἐπιστήμην.". {Aristote, La Logique. La réfutation des sophistes. Première section, IV, 3} "... Ceux qui savent, apprennent; car les grammairiens apprennent les choses qu'ils font réciter de mémoire. C'est qu'apprendre est un homonyme, et signifie également faire comprendre en se servant de la science et acquérir la science". On a ainsi traduit ce passage : "Quoniam discunt scientes: Nam secundum os grammatici discunt. Discere enim aequiuocum, ad intelligere eum, qui utitur disciplina, et accipere disciplinam". {HILAIRE} J'ai cru que vous parliez hébreu et non latin. {LÉONARD} Quelqu'un de vous a-t-il entendu ici le moindre mot équivoque? {HILAIRE} Non. {LÉONARD} Quelle folie que de vouloir traduire ce qui est intraduisible? Je ne sais pas si le "discere" des Latins répond au g-manthanein des Grecs, qui veut dire recevoir la science ou la transmettre. Je crois. plutôt que g-manthanein est un mot à double sens chez les Grecs, comme "cognoscere" l'est chez les Latins. Celui qui sait une chose la connaît, et le juge connaît d'un procès quand il l'instruit. C'est ainsi, je crois, qu'en grec g-manthanein s'applique au maître qui donne des leçons aux enfants, et aux entants qui reçoivent ces leçons. Ensuite avec quelle grâce le traducteur a rendu : g-ta g-gar g- apostomatizomena g-manthanousin g-hoi g-grammatikoi, par "Nam secundum os grammatici discunt" lorsqu'il aurait dû traduire : "Nam grammatici quae dictant, docent" C'était au traducteur à substituer ici un autre exemple en reproduisant non les mêmes termes, mais la même idée. D'ailleurs je soupçonne qu'en cet endroit le texte grec est un peu altéré; il faudrait lire : "ὁμώνυμον τῷ τε ξυνιέναι καὶ τῷ λαμβάνειν" Aristote donne plus bas un autre exemple d'ambiguïté provenant non des différents sens d'un même mot, mais d'une construction différente : "τὸ βούλεσθαι λαβεῖν με τοὺς πολεμίους", on a traduit : "Velle me accipere pugnantes", au lieu de mettre : "Velle me capere hostes". Si on lit g-boulesthe, la phrasa devient plus claire : "Vultis me capere hastes?" car le pronom peut ou précéder ou suivre le verbe "capere". S'il précède, le sens sera : "Vultis, ut ego capiam hostes?" S'il suit, on dira : "Vultis, ut hostes me capiant?" Aristote soumet un autre exemple du même genre : "ἆρα ὅ τις γινώσκει, τοῦτο γινώσκει" c'est-à-dire : "An quod quis nouit, hoc nouit." L'ambigulté est dans g-touto; pris à l'accusatif, le sens sera : "Quidquid alicui cognitum est, id illi cognitum esse"; pris au nominatif, cela voudra dire : "Quam rem quis intelligit, ea intelligit?" Comme si rien ne pouvait être connu, sans connaître à son tour. Aristote cite encore un autre exemple: "ἆρα ὅ τις ὁρᾷ τοῦτο ὁρᾷ; ὁρᾷ δὲ τὸν κίονα· ὥστε ὁρᾷ ὁ κίων" "an quod quis uidet, id uidet? sed uidet columnam, columna igitur uidet". L'ambiguïté est encore dans g-touto, comme nous venons de le remarquer. Ces phrases pouvaient être traduites tant bien que mal à des oreilles latines; la phrase suivante ne pouvait être rendue en aucune sorte : "ἆρα ὃ σὺ φῂς εἶναι, τοῦτο σὺ φῂς εἶναι; φῂς δὲ λίθον εἶναι· σὺ ἄρα φῂς λίθος εἶναι" Cette phrase a été traduite ainsi : "Putas quod tu dicis esse, hoc tu dicis esse: dicis autem lapidem esse, tu ergo lapis dicis esse". Je le demande, y a-t-il dans ces paroles l'ombre de sens commun? L'ambiguité dépend en partie des formes de la langue grecque; et elle existe dans la majeure et la mineure. La majeure offre de plus une seconde équivoque dent les deux mots g-ho et g-touto : pris au nominatif, le sens sera : "Quidquid te dicis esse, hoc tu es"; pris à l'accusatif, cela fera : "Quamcunque rem tu dicis esse, eam dicis esse". C'est d'après ce sens qu'Aristote établit sa mineure : g-lithon g-phehs g-einai; mais c'est d'après le premier sens qu'il tire sa conclusion : g-su g-ara g-phehs g-lithos g-einai. Catulle a osé une fois imiter les tours de la langue grecque : ""Phaselus iste, quem uidetis, hospites, Ait fuisse nauium celerrimus". Car c'est ainsi qu'on lisait ce vers dans les plus anciennes éditions. Les commentateurs qui ignorent cela doivent nécessairement commettre bien des bévues. Cette phrase qui suit immédiatement ne peut pas être rendue clairement en latin : "Καὶ ἆρά ἔστι σιγῶντα λέγειν; διττὸν γὰρ ἐστὶ τό σιγῶντα λέγειν, τό τε τὸν λέγοντα σιγᾷν". Voici comment cela a été traduit: "Et putes, ut tacentem dicere? Duplex enim est, tacentem dicere, et hunc dicere tacentem, et quae dicuntur". Est-ce que cela n'est pas plus obscur que les feuilles de la Sibylle? {HILAIRE} Le grec ne me parait pas très clair. {LÉONARD} Je vais expliquer, autant que je puis le deviner : "An possibile est tacentem dicere?" Cette interrogation a un double sens; l"un est faux et absurde, l'autre peut être vrai. Car il est impossible que celui qui parle ne dise pas ce qu'il dit, c'est-à-dire qu'il se taise en parlant; mais il peut se faire que celui qui parle taise celui qui parle. Du reste cet exemple retombe dans la forme qu'Aristote expose plus bas. Une chose qui m'étonne encore c'est qu'ensuite, dans le genre d'ambiguïté qui naît de l'union de plusieurs mots, les manuscrits grecs ont changé "saeculum" en "litterae" : g-epistasthai g-ta g-grammata, quand les manuscrits lados portent : "scire saeculum". Il en résulte ce double sens : ou que le siècle même connaît quelque chose, ou que quelqu'un connaît le siècle. Mais il est plus naturel d'écrire g-aiohna ou g-kosmon que g-grammata, car il est absurde de dire que les lettres savent quelque chose, tandis qu'il n'y a point d'absurdité à dire que notre siècle sait quelque chose ou que quelqu'un connaît son siècle. Un peu plus loin, là où Aristote cite un exemple de l'ambiguité qui provient de l'accent, le traducteur n'a pas craint de substituer aux paroles d'Homère des expressions de Virgile, comme il aurait dû faire dans l'exemple : "Quidquid dicis esse, hoc est". Aristote rapporte ces paroles d'Homère : "οὐ καταπύθεται ὄμβρῳ". Avec l'esprit rude et l'accent circonflexe sur g-ou cela veut dire : "Cuius computrescit pluuia"; avec l'accent aigu sur g-ou cela veut diire : "Non computrescit pluuia". Ce passage est tiré du XXIIIe chant de l'Iliade. Le second exemple est: "Διδόμεν δέ οἱ εὖχος ἀρέσθαι". En plaçant l'accent sur la pénultième cela veut dire : "concede illi"; en le mettant sur la première syllabe g-didomen cela veut dire "damus" . Or le poète n'entend pas que Jupiter dise : "concedimus illi"; Jupiter ordonne au Songe même de déclarer à celui à qui on l'envoie qu'il lui permet de jouir de son voeu, car g-didomen est mis pour g-didonai. A ces deux citations d'Homère les traducteurs ont substitué des vas latins, témoin ce passage des Odes d'Horace : "Me tuo longas pereunte noctes Lydia, dormis." En mettant l'accent sur "me" bref, et en faisant "tu" grave, on obtient un seul mot "metuo", qui veut dire je crains. Cette ambiguité ne dépend pas seulement de l'accent, mais encore de la construction.. Le second exemple a été emprunté à Virgile : "Heu quia nam tanti cinxerunt aethera nymbi!" Là encore l'ambiguité résulte de la construction. {HILAIRE} Tout cela, Léonard, est assurément ingénieux et digne d'être connu, mais je crains que ce repas ne paraisse plus sophistique que poétique; une autre fois, si vous le voulez bien, nous emploierons tout un jour à chasser aux arguments dans les Arguments. {LÉONARD} C'est-à-dire que nous chercherons du bois dans la forêt et de l'eau dans la mer. {HILAIRE} Où est mon Rat? {RAT} Le voici. {HILAIRE} Dis à Marguerite qu'elle serve le dessert. {RAT} J'y vais. {HILAIRE} Tu reviens les mains vides? {RAT} Elle dit qu'elle n'a pas songé au dessert, et qu'il y a assez longtemps que l'on est à table. {HILAIRE} Je crains que si nous philosophons ici davantage elle ne vienne renverser notre table, comme fit Xantippe avec Socrate. Il vaut donc mieux que nous prenions le dessert dans le jardin; nous nous promènerons, noms badinerons tout à notre aise, et chacun cueillera sur l'arbre le fruit qui lui plaira. {LES CONVIVES} L'idée est excellente. {HILAIRE} Il y a là une petite source plus agréable que tous les vins du monde. {CARIN} Comment se fait-il que votre jardin est plus propre que la cour? {HILAIRE} C'est que j'y suis plus souvent. Si quelque chose vous fait plaisir, ne ménagez pas mes richesses horticoles. Il me semble que nous nous sommes assez promenés; si nous nous asseyions sous ce tilleul et si nous invoquions les Muses? {PARTHENIUS} Très volontiers. {HILAIRE} Le jardin lui-même fournira le sujet. {PARTHENIUS} Si vous marchez le premier, nous vous suivrons. {HILAIRE} Je veux bien. C'est agir à rebours que d'avoir un jardin orné de choses délicieuses et de ne cultiver son esprit ni par la science ni par la vertu. {LÉONARD} Nous croirons à la présence des Muses si vous rendez cette pensée en vers. {HILAIRE} Il m'est bien plus facile de tourner de la prose en vers que de changer de l'argent en or. {LÉONARD} Parlez donc. {HILAIRE} Celui dont le jardin est tout émaillé de fleurs, et qui laisse son esprit inculte sans l'orner d'aucun talent, celui-là agit à rebours. Voilà des vers forgés sans le secouru d'Apollon ni des Muses. Mais ce serait charmant si chacun de vous rendait cette pensée en différents genres de vers. {LÉONARD} Quel sera le prix accordé au vainqueur ? {HILAIRE} Cette corbeille pleine de pommes, ou de prunes, ou de cerises, ou de nèfles, ou de poires, ou d'autres fruits qui plairont mieux. {LÉONARD} Qui sera l'arbitre du combat ? {HILAIRE} Qui, sinon Craton ? Par conséquent lui seul ne combattra pas afin de mieux entendre. {CRATON} Je crains que vous n'ayez un juge pareil à celui qu'eurent jadis le coucou et le rossignol, quand ils luttèrent ensemble pour la gloire du chant. {HILAIRE} Si vous agréez à tous, cela suffit. {LES CONVIVES} L'arbitre nous agrée. Léonard, commencez. {LÉONARD} Celui dont le jardin garni de plantes, de fleurs, d'arbres fruitiers de toute espèce, offre aux yeux mille agréments, et qui néglige de cultiver son esprit par les beaux-arts et les vertus, celui-là me paraît avoir un jugement faux et de travers. J'ai dit. {HILAIRE} Carin ronge ses ongles; attendons-nous à quelque chose de soigné. {CARIN} Aucune Muse ne m'inspire. Celui qui s'applique d'embellir son jardin de fleurs et de fruits, et qui néglige d'orner son esprit des plus belles connaissances, celui-là, à mon avis, travaille à rebours. {HILAIRE} Ce n'est pas en vain que vous avez rongé vos ongles. {EUBULE} Puisque c'est mon tour, je ne veux pas ne rien donner. Celui qui vise à parer son jardin de mille ornements, et qui laisse son esprit inculte au lieu de le polir par les arts, celui-là agit à contre-sens.. {HILAIRE} Sbrule n'a pas besoin d'être stimulé; chez lui les vers jaillissent si naturellement, que souvent il en fait sans y penser. {SBRULE} Celui dont le jardin soigneusement entretenu est émaillé de fleurs, et qui ne cultive point son esprit par les arts, travaille à rebours. Occupez-vous d'abord de l'intelligence. {PARTHENIUS} Celui qui s'attache à parer son jardin de fleurs variées, et qui ne cultive point son esprit par les arts libéraux, agit à contre-sens. {HILAIRE} Voyons maintenant à qui le jardin fournira le plus de sentences. {LÉONARD} Que ne doit-on pas attendre d'un sujet si riche? Ce rosier seul me suggérera ce que je vais dire. De même que la beauté de la rose est de courte durée, la jeunesse passe vite; vous vous hâtez de cueillir la rose avant qu'elle ne se fane, tl vaut mieux faire en sorte que votre jeunesse ne s'écoule pas sans fruit. {HILAIRE} Voilà un thème très propre à être mis en vers. {CARIN} De même que parmi les arbres chaque espèce a ses productions particulières, parmi les hommes chaque individu a ses qualités spéciales. {EUBULE} De même que la terre cultivée produit une foule de richesses à l'usage de l'homme, et. négligée, se couvre d'épines et de ronces; de même l'esprit humain, si on le cultive par l'étude, fait éclore maintes vertus, mais si au contraire on le néglige, il est envahi par toutes sortes de vices. {SBRULE} Un jardin, pour être beau, doit être cultivé tous les ans; l'esprit, une fois cultivé par l'étude, fleurit et reverdit perpétuellement. {PARTHENIUS} De même que la beauté des jardins ne détourne point l'esprit de l'étude, mais l'y invite plutôt, nous devons chercher les jeux et les amusements qui ne sont point opposés aux lettres. {HILAIRE} A merveille! je vois un essaim de sentences. Passons maintenant aux vers; mais, avant de nous mettre à l'oeuvre, je crois que ce serait un exercice délicat et fructueux de traduire la première sentence en autant de vers grecs que nous lui avons consacré de vers latins. Léonard commencera, lui à qui les Muses grecques sont depuis longtemps familières. {LÉONARD} Je commettrai cette folie si vous l'ordonnez. {HILAIRE} Je vous l'ordonne et je vous le commande. {LÉONARD} Celui dont le jardin est paré de belles fleurs et dont l'esprit, tout à fait vide de connaissances, est inculte, celui-là ne pense peint sagement, car il met le mauvais au-dessus du bon. J'ai conduit la danse, me succède qui voudra. {HILAIRE} Carin. {CARIN} Non, Hilaire. {LÉONARD} Mais je vois venir Marguerite, elle apporte je ne sais quelles friandises. {HILAIRE} Si elle le faisait, une Furie me tromperait bien. Qu'est-ce que tu apportes? {MARGUERITE} De la moutarde, pour assaisonner votre dessert. N'avez-vous pas de honte de babiller si tard? Venez ensuite, vous autres poètes, déblatérer contre la loquacité des femmes. {CRATON} Marguerite a raison. ll est temps que chacun rentre dans son nid. Une autre fois nous consacrerons une journée tout entière à ce noble genre de combat. {HILAIRE} Mais à qui adjugez-vous le prix? {CRATON} Pour le moment je me l'adjuge à moi-même, car il n'y a pas d'autre vainqueur que moi. {HILAIRE} Comment pouvez-vous remporter la victoire, sans avoir pris part au combat? {CRATON} Vous avez combattu, mais vous n'avez point vidé le combat. Moi, ce que pas un de vous n'a pu faire, j'ai vaincu Marguerite. {CARIN} Hilaire, sa réclamation est juste, qu'il porte la corbeille.