[15,0] LE REPAS PROFANE. CHRISTIAN, AUGUSTIN, ÉRASME ET D'AUTRES CONVIVES. {AUGUSTIN} - Pour moi, je fais peu de cas des stoïciens et de leurs jeûnes. Mes louanges et mon approbation vont plutôt à Épicure qu'à Diogène, ce cynique qui se nourrissait de légumes crus et d'eau claire. Aussi, je ne m'étonne nullement que, roi chéri de la Fortune, Alexandre ait mieux aimé être Alexandre que Diogène. {CHRISTIAN} - Moi non plus, bien que chétive créature, je ne voudrais pas troquer ma philosophie contre celle de Diogène ; peut-être que ton Catius s'y serait aussi refusé. Les philosophes contemporains sont plus raisonnables ; ils se bornent à disputer à la manière des stoïciens, et, pour leur genre de vie, rendraient des points à Épicure lui-même. Je range la philosophie au premier rang des choses excellentes, à condition de s'y adonner avec modération. Je n'approuve pas qu'on en abuse. C'est en effet une matière aride, stérile et austère. Un malheur m'arrive-t-il, ou suis-je malade, je me rabats immédiatement sur la philosophie comme sur un médecin, et à peine ai-je recouvré la santé que de nouveau j'y renonce. {AUGUSTIN} - Je partage ton avis, et tu as bien philosophé. Salut donc à toi, philosophe, non de l'école du Portique, mais de celle de la cuisine. {CHRISTIAN} Qu'avez-vous donc, Érasme, que vous n'êtes pas gai? Que signifie ce front rembruni, ce silence? M'en voulez-vous de vous recevoir d'une façon trop frugale? {ÉRASME} Au contraire, je suis fâché que vous ayez fait pour moi tant de dépense. Augustin vous avait défendu de ne pas faire de fête pour lui; vous voulez que nous ne revenions plus dorénavant, car on ne donne un tel repas que lorsqu'on ne veut en donner qu'un. Quels convives tenez-vous donc à recevoir? Vous avez préparé un repas non pour des amis, mais pour des grands seigneurs. Nous prenez vous pour des gloûtons? Ce n'est point là donner un repas, c'est gorger tes gens pour trois jours. {CHRISTIAN} Vous aussi vous faites donc comme Déméa ? Vous discuterez demain tout à votre aise; aujourd'hui, je vous en prie, ressemblez à Micion. Demain, quand nous serons à jeun, nous discuterons sur la dépense; à présent, il ne faut entendre que de pures bagatelles. {AUGUSTIN} Christian, lequel aimez-vous le mieux du boeuf ou du mouton? {CHRISTIAN} Je préfère un boeuf, mais je crois le mouton plus salutaire. L'esprit de l'homme est ainsi fait qu'il désire passionnément ce qu'il y a de plus pernicieux. {AUGUSTIN} Les Français sont très friands de cochon. {CHRISTIAN} Les Français aiment ce qui coûte peu. {AUGUSTIN} Sous ce rapport-là seulement je suis Juif, car je ne déteste rien autant que le cochon. {CHRISTIAN} Et avec raison, car rien n'est plus insalubre; en cela je ne pense pas comme les Français, mais comme les Juifs. {ÉRASME} Quant à moi, j'aime autant le mouton que le cochon, mais d'une manière différente. Je mange avec plaisir du mouton, parce que je l'aime; je ne touche pas au cochon, tout en l'aimant, dans la crainte qu'il ne m'incommode. {CHRISTIAN} Érasme, vous ètes un homme aimable et spirituel. En vérité, le m'étonne de la grande diversité des goûts humains. Et, pour citer Horace, il me sembfe voir trois convives qui ne s'entendent pas, et dont le palais réclame des mets tout différents. {Horace, Épîtres, II, 2, 61} {ÉRASME} Quoique, au dire d'un poète comique, il y ait autant d'opinions que d'hommes et que chacun ait sa manière de voir, on ne me fera pas croire que les caractères sont plus variés que les palais. Vous en trouverez à peine deux qui aient les memes goûts. J'en ai vu plusieurs qui ne pouvaient pas même sentir le beurre et le fromage. Il y en a à qui la viande donne des nausées; celui-ci s'abstient de bouilli, celui-là de rôti. Beaucoup préfèrent l'eau au vin. Et, chose incroyable, j'ai connu quelqu'un qui ne touchait ni au pain ni au vin. {CHRISTIAN} De quoi vivait donc ce malheureux? Que mangeait-il? {ÉRASME} Il mangeait de tout le reste: viande, poisson, légumes, fruits. {CHRISTIAN} Vous voulez que je croie cela? {ÉRASME} Si bon vous semble. {CHRISTIAN} Je le crois, mais à condition que vous me croirez à votre tour quand je mentirai. {ÉRASME} Je veux bien, pourvu que vous mentiez discrètement. . {CHRISTIAN} Comme s'il y avait rien de plus impudent que votre invention. {ÉRASME} Que diriez-vous si je vous montrais le personnage? {CHRISTIAN} Ce doit étre un individu maigre et décharné. {ÉRASME} Au contraire, on dirait un athlète. {CHRISTIAN} Pourquoi pas un Polyphème ? {ÉRASME} Je suis surpris que cela vous étonne, quand il y a tant de gens qui mangent du poisson durci à l'air en guise de pain, et d'autres chez qui des racines d'herbe tiennent lieu de pain. {CHRISTIAN} Je le crois; mais continuez vos mensonges. {ÉRASME} Je me souviens d'avoir vu, pendant mon séjour en Italie, quelqu'un qui se passait de boire et de manger; le sommeil l'engraissait. {CHRISTIAN} Quelle impudence ! Je ne puis m'empêcher de répéter ces paroles du Satirique : C'est alors que leurs poumons vomissent d'énormes mensonges. {Juvénal, Satires, VII, 100} Vous poétisez. Vous faites maintenant le poète, car je n'ose dire que vous mentez. {ÉRASME} Je mentirais si Pline, qui est un auteur très digne de foi, n'avait écrit qu'un ours s'était engraissé d'une manière étonnante en ne faisant que dormir pendant quatorze jours, d'un sommeil si profond que les coups ne pouvaient pas même le réveiller. {Pline l'Ancien, L'Histoire naturelle, VIII, 54} Pour vous surprendre davantage, j'ajouterai ce que dit Théophraste, que si l'on conserve pendant ce nombre de jours la viande de l'ours, même cuite, elle revit. {CHRISTIAN} Je crains que le Parménon de Térence ne puisse pas garder cela ; pour moi, je vous crois aisément. Je vous servirais un morceau de cerf, si j'étais poli. {ÉRASME} D'où tenez-vous cette venaison? D'où vous vient ce gros gibier ? {CHRISTIAN} Midas, l'homme le plus généreux de la terre, et qui m'aime beaucoup, m'en a fait cadeau; mais ces sortes de cadeaux me reviendraient souvent moins cher en l'achetant. {ÉRASME} Pourquoi cela ? {CHRISTIAN} Parce qu'il faut donner aux domestiques plus que cela ne coûterait au marché. {ÉRASME} Qui vous y oblige? {CHRISTIAN} Le plus despotique des tyrans. {ÉRASME} Quel est-il? {CHRISTIAN} L'usage. {ÉRASME} Assurément, ce tyran impose souvent aux mortels les lois les plus injustes. {CHRISTIAN} Midas, selon sa coutume, a tué ce cerf à la chasse avant-hier. Et vous, étes-vous toujours passionné pour cet exercice? {AUGUSTIN} Je l'ai compiétement abandonné, et je ne fais plus la chasse qu'aux lettres. {CHRISTIAN} Mais il me semble que les lettres fuient. plus vite que les cerfs. {AUGUSTIN} Toutefois, pour les atteindre, nous avons deux chiens excellents, savoir : l'admiration et le travail opinâtre. A force d'admirer on prend l'amour de l'étude et, comme l'a dit un poète très éloquent, "un travail opiniâtre triomphe de tout". {Virgile, Les Géorgiques, I, 145} {CHRISTIAN} Vous conseillez en ami, Augustin, comme toujours ; aussi je ne cesserai pas, je ne m'arreterai pas, je ne me lasserai pas que je ne sois arrivé au but. {AUGUSTIN} Ce cerf vient fort à propos. Pline raconte, au sujet de cet animal, quelque chose d'admirable. {CHRISTIAN} Quoi, je vous prie? {AUGUSTIN} Chaque fois qu'il dresse les oreilles, il a l'ouïe très fine; mais s'il les baisse, il est sourd. {Pline l'Ancien, L'Histoire naturelle, VIII, 50} {CHRISTIAN} Cela m'arrive souvent. Car s'il est question de recevoir des écus, nul n'entend mieux que moi. Je fais sien comme la Pamphile de Térence, je-dresse las oreilles. Mais si on me parle de débourser, je les baisse aussitôt. {AUGUSTIN} Je vous loue d'agir comme vous le devez. {CHRISTIAN} Voulez-vous cette cuisse de lièvre ? {AUGUSTIN} Servez-vous. {CHRISTIAN} Aimez-vous mieux le râble? {AUGUSTIN} Cet animal n'a d'appétissant que les flancs et les cuisses. {CHRISTIAN} N'avez-vous jamais vu de lièvre blanc? {AUGUSTIN} Souvent. Pline prétend que l'on rencontre dans les Alpes des lièvres blancs qui, à ce que l'on croit, se nourrissent de neige pendant l'hiver. Pline a du vérifier le fait. Si la neige blanchit la peau du lièvre, il faut nécessairement qu'il ait l'estomac blanc. {Pline l'Ancien, L'Histoire naturelle, VIII, 81} {CHRISTIAN} Pour moi, cela ne me parait pas vraisemblable. {AUGUSTIN} Écoutez quelque chose de plus étonnant, dont vous avez peut-étre entendu parler. Le même Pline atteste que chaque lièvre possède les deux sexes, et que la femelle engendre sans le mâle. Ce fait est garanti par beaucoup de gens, surtout par. les chasseurs. {Pline l'Ancien, L'Histoire naturelle, VIII, 81} {CHRISTIAN} C'est comme vous le dites. Mais goûtons, si vous le voulez, de ces lapins, qui sont gras et tendres. J'en servirais à cette demoiselle si j'étais assis auprès d'elle. Augustin, occupez-vous, s'il vous plaît, de votre voisine; vous vous entendez fort bien à servir les Grâces. {AUGUSTIN} Je comprends ce que vous voulez dire, moqueur. {CHRISTIAN} Aimez-vous l'oie ? {AUGUSTIN} Je l'aime assez, car je ne suis pas difficile. Mais cette oie, je ne sais pourquoi, ne me plait nullement; je n'ei jamais rien vu de plus. sec; elle est plus sèche que de la pierre ponce ou que la belle-mère de ce Furius, sur lequel Catulle plaisante tant. On la dirait de bois. Ma foi, autant que je puis croire, c'est un vieux soldat qui s'est miné par des veilles excessives, car on dit que de tous les animaux l'oie est le plus vigilant. Assurément, si mes conjectures ne me trompent pas, cette oie est du nombre de celles qui, pendant que les chiens et les gardes étaient endormis, ont défendu jadis le Capitole romain. {CHRISTIAN} Vous dites bien vrai, car je crois qu'elle date de cette époque. {AUGUSTIN} Il en est de même de cette poule : ou elle a eu un engraisseur avare, ou elle a aimé, ou du moins elle a vécu en proie à la jalousie, maladie qui afflige surtout cette sorte d'animaux. Ce chapon s'est beaucoup mieux engraissé. Voyez ce qu'occasionnent les soucis. Si de notre ami Théodoric, qui est un coq, nous faisions un chapon, il engraisserait bien plus vite. {THÉODORIC} Je ne suis pas coq. {AUGUSTIN} J'avoue que vous n'êtes ni un Galle, prêtre de Cybèle, ni un coq de basse-cour, mais vous êtes peut-ètre un Français, coureur de belles. {CHRISTIAN} Qu'est-ce que cela veut dire? {AUGUSTIN} Je vous laisse à deviner cette énigme. J'ai fait le Sphinx; soyez Oedipe. {CHRISTIAN} Dites-moi franchement, Augustin, n'avez-vous jamais eu de liaison avec les Français? N'avez-vous eu avec eux aucun rapport, aucun commerce? {AUGUSTIN} Non, jamais. {CHRISTIAN} Vous n'en valez pas mieux. {AUGUSTIN} Mais j'ai eu quelques liaisons avec les Françaises. {CHRISTIAN} Voulez-vous du foie d'oie, que les anciens aimaient par-dessus tout? {AUGUSTIN} Je n'ai rien à refuser de ce qui vient de votre main. {CHRISTIAN} Ne comptez pas sur ce qui faisait le régal des Romains. {AUGUSTIN} Quoi? {CHRISTIAN} Des artichauts, des escargots, des tortues, des couleuvres, des champignons, des bolets, des truffes. {AUGUSTIN} Pour,moi, je préfère une rave à tout cela. Vous êtes libéral, vous êtes généreux, Christian. {CHRISTIAN} Personne ne touche à ces perdrix ni à ces colombes. Demain est un jour de jeûne prescrit par l'église; munissez-vous contre la faim. Lestez le navire contre la tempête qui le menace. La guerre approche, garnissez-vous l'estomac. {AUGUSTIN} Plût à Dieu que vous n'eussiez pas prononcé ces mots, nous nous serions sortis de table plus gais. Vous nous rendez malheureux avant le temps. {CHRISTIAN} Pourquoi cela? {AUGUSTIN} Parce que j'ai moins de répugnance pour le serpent que pour le poisson. {CHRISTIAN} Vous n'êtes pas le seul. {AUGUSTIN} Qui nous a procuré ce désagrément? {CHRISTIAN} Qui a enseigné à donner en remède l'aloès, l'absinthe et la scammonée? {AUGUSTIN} Ces remèdes-là se donnent aux malades. {CHRISTIAN} Les autres se donnent à ceux qui se portent trop bien. Il vaut quelquefois mieux ètre malade que d'avoir trop de santé. {AUGUSTIN} Il me semble que les Juifs d'autrefois étaient traités avec moins de rigueur; je me passerais facilement d'anguille et de porc, à condition de pouvoir me gorger de chapons et de perdrix. {CHRISTIAN} En général ce n'est pas le fait, mais l'intention qui nous distingue des Juifs. Ceux-ci ne touchaient pas à de certains aliments comme à des choses immondes et pouvant souiller l'àme. Nous qui savons que tout est pur pour les coeurs purs, nous privons cependant de nourriture la chair rebelle, comme un cheval fougueux, afin qu'elle soit plus docile à la voix de l'esprit. Nous corrigeons quelquefois par les rigueurs de l'abstinence l'usage immodéré des choses agréables. {AUGUSTIN} J'entends; mais à ce compte-là on pourrait plaider pour la circoncision du prépuce, car elle émousse la sensation de la volupté, et cause de la douleur. Si tout le monde détestait le poisson autant que moi, j'oserais à peine condamner un parricide à un supplice aussi atroce. {CHRISTIAN} Il y en a qui aiment mieux le poisson que la viande: {AUGUSTIN} Le poisson convient donc à ceux qui mangent par gourmandise et non par raison de santé. {CHRISTIAN} En effet, j'ai oui dire qu'autrefois les Esopus et les Apicius mettaient leur principal luxe dans le poisson. {AUGUSTIN} Alors quel rapport y a-t-il entre un régal et une pénitence? {CHRISTIAN} Tout le monde n'a pas des murènes, des cares ni des esturgeons. {AUGUSTIN} Il n'y aura donc de punis que les pauvres, qui ont assez de peine à se nourrir de viande. Car il arrive souvent que quand l'Église leur permet d'en manger, leur bourse ne le leur permet pas. {CHRISTIAN} Cette défense est vraiment inhumaine. {AUGUSTIN} Si l'usage de la viande interdit au riche se change en un régal,, et si le pauvre peut rarement manger de la viande, même quand cela lui est permis, et encore moins du poisson qui conte ordinairement plus cher, à qui profitera cette défense? {CHRISTIAN} A tout le monde. Les pauvres pourront se nourrir d'escargots et de grenouilles, croquer des oignons et des poireaux. Les gens d'une.fortune médiocre retrancheront quelque chose de leur ordinaire. Si les riches saisissent cette occasion pour satisfaire leur sensualité, ce sera la faute de leur-gourmandise et non celle des constitutions de l'Église. {AUGUSTIN} Vous parlez à merveille; mais en attendant exiger que les pauvres, qui élèvent leur famille à force de sueurs, et qui demeurent loin des rivières et des lacs, soient privés de viande, c'est leur faire subir la famine ou plutôt.la boulimie. Or, si nous en croyons Homère, le genre de mort le plus triste est de périr de faim: {CHRISTIAN} Homère, qui était aveugle, en a jugé ainsi; mais aux yeux des chrétiens celui qui meurt bien n'est point à plaindre. {AUGUSTIN} Soit : mais cependant il est inhumain d'exiger de quelqu'un qu'il meure. {CHRISTIAN} Les pontifes n'interdisent pas l'usage de la viande dans le but de faire mourir les hommes, mais afin de leur infliger une légère punition s'ils ont pêché, et, par la suppression des aliments substantiels, de rendre leurs corps moins rebelles à l'esprit. {AUGUSTIN} Un usage modéré de la viande produira le même effet. {CHRISTIAN} Mais dans une si grande variété de tempéraments on ne peut pas prescrire une sorte de viande déterminée, on peut prescrire un genre d'aliment. {AUGUSTIN} II y a des poissons qui sont très nourrissants; il y a des viandes qui le sont très peu. {CHRISTIAN} Mais en général les viandes sont plus nourrissantes. {AUGUSTIN} Voyons, dites-moi, si vous aviez un voyage à faire, lequel aimeriez-vous le mieux d'un cheval vif et emporté, ou d'un cheval malade, qui, bronchant à chaque pas; jettera son cavalier à terre? {CHRISTIAN} Pourquoi me demandez-vous cela ? {AUGUSTIN} Parce que l'usage du poisson, si corrompu par les humeurs, expose notre corps à de grandes maladies qui l'empêchent d'obéir à l'esprit. {CHRISTIAN} Quelles maladies? {AUGUSTIN} La goutte, la fièvre, la lèpre, la jaunisse. {CHRISTIAN} Comment le savez-vous? {AUGUSTIN} Je m'en rapporte aux médecins; j'aime mieux cela que d'en faire l'expérience. {CHRISTIAN} Ces cas sont peut-étre rares. {AUGUSTIN} Je les crois nombreux. Or, puisque l'âme agit par les organes matériels du corps, qui subissent l'impression des humeurs bonnes ou mauvaises, quand ces instruments sont viciés, elle ne peut pas manifester se puissance comme elle le veut. {CHRISTIAN} Je sais que les médecins condamnent fort l'usage du poisson, mais nos pères en ont jugé autrement, et la religion commande de leur obéir. {AUGUSTIN} Lis religion commandait aussi autrefois de ne point violer le sabbat, mais il était plus important de sauver un homme que d'observer le sabbat. {CHRISTIAN} Chacun doit veiller à sa conservation. {AUGUSTIN} Au contraire, si nous en croyons saint Paul, on ne doit pas chercher son avantage, mais celui des autres. {CHRISTIAN} Mais d'où vient ce nouveau théologien à table? Quel est ce nouveau notre maître pour nous? {AUGUSTIN} C'est que je déteste le poisson. {CHRISTIAN} Quoi donc? Est-ce que vous ne faites pas maigre? {AUGUSTIN} Si fait, mais en murmurant et à raison d'un grand détriment. {CHRISTIAN} La charité supporte tout. {AUGUSTIN} Qui, mais elle exige le moins possible. Si elle supporte tout, pourquoi ne souffre-t-on pas que nous nous nourrissions des aliments que permet la liberté évangélique? Pourquoi ceux à qui Dieu a fait promettre tant de fois l'amour du prochain exposent -ils les corps de tant d'hommes à des maladies mortelles, et leurs âmes à la damnation éternelle, pour une chose qui n'est pas défendue par le Christ et qui en elle-même n'est pas nécessaire? {CHRISTIAN} Quand la nécessité veut qu'on passe outre, adieu le règlement, adieu le voeu du législateur. {AUGUSTIN} Mais pour les esprits faibles le scandale subsiste toujours; le scrupule d'une conscience méticuleuse ne s'efface pas. D'ailleurs, on ne sait guère comment déterminer cette nécessité. Est-ce quand le mangeur de poisson commence à rendre l'âme? Il est trop tard pour donner de la viande à un mourant. Est-ce quand la fièvre épiale s'est emparée de tout le corps? Ce n'est pas la peine de choisir des mets. . {CHRISTIAN} Que voudriez-vous donc que l'on prescrivit? {AUGUSTIN} Je sais bien ce que je ferais si l'on. me confiait la dictature dè l'Église. {CHRISTIAN} Que feriez-vous? {AUGUSTIN} Si j'étais souverain pontife, j'engagerais tous les fidèles à vivre constamment dans la sobriété, mais surtout aux approches des jours de fête. Du reste, je laisserais chacun libre de manger ce qui lui conviendrait pour sa santé, pourvu qu'il en usât modérément et avec actions de grâces; et je ferais en sorte, tout en relâchant ces prescriptions charnelles, d'augmenter l'étude de la vraie piété. {CHRISTIAN} Certes, votre proposition me paraît si belle que nous devrions vous faire pape. {AUGUSTIN} Vous riez, mais pourtant cette tête aurait bien la force de porter une tiare. {CHRISTIAN} Prends garde, en attendant, que cette opinion ne soit consignée dans les articles des Parisiens. {AUGUSTIN} Tout ce que nous disons sera écrit dans le vin, comme on doit faire des propos de table. Maïs voilà assez de théologie pour un repas. Nous sommes à table, nous ne sommes pas à la Sorbonne. ' {CHRISTIAN} Qui empêche d'appeler Sorbonne un lieu où l'on absorbe bien? {AUGUSTIN} Absorbons donc et ne disputons point, si nous ne voulons pas faire dériver Sorbonne de sorber et non d'absorber. {CHRISTIAN} Maintenant, hôtes très bienveillants, trouvez bon, je vous en, prie, ce petit dîner, tout maigre qu'il soit. Montrez-vous gais et de bonne humeur, malgré la pauvreté et la frugalité du repas. C est en comptant sur votre bonté que j'ai osé vous inviter en amis. Assurément, votre arrivée et votre présence me comblent de plaisir et de joie. {LES CONVIVES} Votre dîner, excellent Christian, nous paraît de toutes façons délicat et somptueux. Vous n'avez qu'un tort, s'est de vous excuser. Il n'a pas de plus magnifique qu'il le tallait. Un repas véritablement copieux et recherch6 se compose de mets simples, qu'assaisonnent la gaiieté, le rire, les bons mots et les plaisanteries; rien de tout cela a manqué à notre repas. {CHRISTIAN} Mais je songe au nombre des convives qui, au dire de Varron, ne doit pas être au-dessous de trois ni plus de neuf. En effet, les Grâces, qui président à la douceur et à l'amitié, sont au nombre de trois, et les Muses, ces reines des beaux-arts, sont ou nombre de neuf. Cependant je vois ici dix invités, sans compter tes jeunes filles. {AUGUSTIN} Il ne pouvait donc rien arriver de mieux. Nous sommes un peu plus sages que Varron lui-même, car nous avons invité trois jeunes filles charmantes, qui ressemblent aux trois Grâces; puis, comme Apollon est censé ne jamais quitter le cheeur des neufs Muses, nous avons ajouté avec raison un dixième convive. {CHRISTIAN} Vous parlez poétiquement. Si j'étais près d'un laurier, je vous en tresserais une couronne, et vous seriez un poète lauréat. {AUGUSTIN} Si j'étais couronné de mauves, j'aurais le ventre rauché. Je ne m'atttibue pas tant d'honneur. Cet honneur est trop grand pour moi. Je ne me juge pas digne d'un tel honneur. {CHRISTIAN} Ne voulez-vous pas aussi faire pour moi ce que je ferai pour vous? {LES CONVIVES} Si fait, et de bon coeur. {CHRISTIAN} Vous viderez donc ce verree chacun à votre tour, en prenant exemple sur moi. Je commence par vous l'offrir, Midas. {MIDAS} J'accepte avec plaisir. On dit communément "Après vous". Je ne refuse pas. Je n'ai rien à vous rofuser. {CHRISTIAN} Vous le ferez ensuite passer aux autres. {MIDAS} Érasme, je bois la moitié de la coupe à votre santé. {ÉRASME} A le vôtre. Grand bien vous fasse! Que cela vous profita! Prosit, tibi Proficiat serait un terme un peu dur. {CHRISTIAN} Mais pourquoi la coupe s'urrête-t-elle? Pourquoi ne circule-t-elle pas? Le vin nous manquerait? Où as tu les yeux, pendard? Vite, apporte deux setiers du mème vin. {LE VALET} Érasme salut; il y a quelqu'un à la porte qui veut vous parier. {ÉRASME} Qui est-ce? {LE VALET} Il dit qu'il est le domestique de More ; que son maître est arrivé d'Angleterre, et qu'il désire que vous alliez le voir, attendu qu'il doit partir de grand matin pour l'Allemagne. {ÉRASME} Christian, que l'on fasse le compte, car il faut que je m'en aille. {CHRISTIAN} C'est moi, très docte Érasme, qui réglerai le compte de ce dîner; ne vous en inquiétez pas. Je vous remercie d'avoir daigné assister à notre repas. mais il est fâcbeux que vous nous quittiez avant que la pièce ne soit terminée. {ÉRASME} Que reste-t-il encore, sinon que je dise : portez-vous bien et applaudissez ? {CHRISTIAN} Eh bien, trouvons le bon, puisque vous allez non du cheval à l'âne, mais de vos amis à ceux que vous aimez te plus. {ÉRASME} Je vous remercie également de la bonté que vous avaz eue de m'inviter à ce repas infiniment agréable. Adieu, excellents amis. Buvez bien et vivez agréablement.