[47,0] XLVII. L'HYMEN FUNESTE ou L'UNION MAL ASSORTIE. PÉTRONE, GABRIEL. [47,1] (PÉTRONE) D'où venez-vous, Gabriel, avec cet air sombre? Sortez-vous de l'antre de Trophonie? [47,2] (GABRIEL) Non, je sors de la noce. [47,3] (PÉTRONE) Je n'ai jamais vu de visage qui sentît moins la noce. Quand on revient de la noce, on a ordinairement pour six jours de gaieté et de bonne humeur, les vieillards même rajeunissent de dix ans. Quelle noce voulez-vous donc dire? Sans doute celle de le mort avec Mars. [47,4] (GABRIEL) Non, celle d'un jeune homme de bonne famille avec une jeune fille de seize ans, qui ne laisse rien à désirer ni pour le beauté, ni pour les moeurs, ni peu la naissance, ni pour la fortune, et qui, en un mot, était digne d'épouser Jupiter. [47,5] (PÉTRONE) Oh! une si jeune fille à un si vieux barbon ! [47,6] (GABRIEL) Les rois ne vieillissent pas. [47,7] (PÉTRONE) D'on vient donc cette tristesse? Vous portez peut-être envie à l'époux, qui a ravi en vainqueur la proie que vous convoitiez? [47,8] (GABRIEL) Oh! pas de tout. [47,9] (PÉTRONE) Serait-il arrivé quelque chose de semblable à ce que l'on raconte du festin des Lapithes? [47,10] (GABRIEL) Nullement [47,11] (PÉTRONE) Quoi ! la liqueur de Bacchus a-t-elle fait défaut? [47,12] (GABRIEL) Au contraire, il y en avait de reste. [47,13] (PÉTRONE) Il n'y avait pu de joueurs de flûte? [47,14] (GABRIEL) Il y avait même des joueurs de violon, de lyre, de trompette e de cornemuse. [47,15] (PÉTRONE) Quoi donc? Hyménée n'y était pas? [47,16] (GABRIEL) C'est en vain que mille voix l'ont appelé. [47,17] (PÉTRONE) Les Grâces non plus? [47,18] (GABRIEL) Pas l'ombre d'une Grâce; ni Janoa qui préside à l'hymen, ni la belle Vénus, ni Jupiter gamélien. [47,19] (PÉTRONE) En vérité, vous me parlez d'une union tout à fait sinistre et impie, ou plutôt d'un hymen funeste. [47,20] (GABRIEL) Vous en diriez bien d'autres si vous y aviez assisté. [47,21] (PÉTRONE) On n'a donc pas dansé? [47,22] (GABRIEL) Non, on a cloché pitoyablement. [47,23] (PÉTRONE) Aucune divinité propice n'a donc égayé cette noce? [47,24] (GABRIEL) Il n'y avait là d'autre divinité que celle que les Grecs nomment Psora. [47,25] (PÉTRONE) Voilà une noce qui a dû donner des démangeaisons. [47,26] (GABRIEL) Oui, avec croûtes et pus. [47,27] (PÉTRONE) Mais pourquoi, mon cher Gabriel, ce récit vous fait-il verser des larmes? [47,28] (GABRIEL) Cette aventure, cher Pétrone, arracherait des larmes même à une pierre. [47,29] (PÉTRONE) Je le crois, si une pierre l'avait vue. Mais, de grâce, quel est ce si grand malheur? Ne me le cachez point, ne me tenez pas plus longtemps en suspens. [47,30] (GABRIEL) Vous connaissez Lampride Eubule? [47,31] (PÉTRONE) Il n'y a pas un homme dans cette ville qui soit meilleur et plus heureux. [47,32] (GABRIEL) Vous connaissez aussi sa fille Iphigénie? [47,33] (PÉTRONE) Vous avez nommé la fleur de la jeunesse. [47,34] (GABRIEL) Oui. Savez-vous qui elle a épousé? [47,35] (PÉTRONE) Je le saurai quand vous me l'aurez dit. [47,36] (GABRIEL) Elle a épousé Pompilius Blennus. [47,37] (PÉTRONE) Ce Thrason on qui tue tout le monde par ses rodomontades? [47,38] (GABRIEL) Lui-même. [47,39] (PÉTRONE) Il est depuis longtemps célèbre dans cette ville, principalement par deux choses : ses mensonges et son mal, qui n'a pas encore de nom, quoiqu'il ait les noms de bien des gens. [47,40] (GABRIEL) C'est un mal très orgueilleux qui ne le cèderait ni à la lèpre, ni à l'éléphantissis, ni au lichen, ni à la goutte, ni à la mentagre, s'il a'agissait de disputer le prix. [47,41] (PÉTRONE) Les médecins le disent. [47,42] (GABRIEL) Je n'essayerai point, Pétrone, de vous dépeindre cette. jeune fille,. puisque vous la connaissez, quoique la parure ajoute beaucoup de charme à la beauté naturelle. Mon cher Pétrone, vous l'auriez prise pour une déesse; tout lui allait à ravir. Ensuite nous vîmes paraître cet heureux époux, le nez tronqué, traînant une jambe, mais avec moins de grâce que ne font les Suisses, les mains rudes, l'haleine forte, les yeux abattus, la tête enveloppée, rendant du pus par le nez et par les oreilles. Les autres portent des anneaux aux doigts, celui-ci en porte jusque sur sa jambe. [47,43] (PÉTRONE) Qu'est-il arrivé aux parents pour confier une telle fille à un pareil monstre? [47,44] (GABRIEL) Je ne sais, si ce n'est qu'aujourd'hui la plupart semblent avoir perdu l'esprit. [47,45] (PÉTRONE) Il est sans doute fort riche? [47,46] (GABRIEL) Il est puissamment riche, mais de dettes. [47,47] (PÉTRONE) Si cette jeune fille avait fait périr par le poison ses aïeuls paternels et maternels, quel plus cruel supplice pouvait-on lui infliger? [47,48] (GABRIEL) Quand elle aurait pissé sur les cendres de son père, elle en serait assez punie en étant forcée de donner un seul baiser à un semblable monstre. [47,49] (PÉTRONE) C'est mon avis. [47,50] (GABRIEL) Je trouve que c'est un acte plus barbare que de l'avoir exposée nue aux ours, aux lions ou aux crocodiles. Car ces amimaux féroces auraient épargné une si rare beauté, ou la mort aurait promptement terminé ses souffrances. [47,51] (PÉTRONE) Vous dites vrai. C'est agir absolument comme Mézence, qui, au dire de Virgile, accouplait des cadavres à des vivants, joignant mains contre mains et bouche contre bouche. D'ailleurs, Mézence, si je ne me trompe, n'aurait pas poussé la barbarie jusqu'à unir à un cadavre une jeune fille aussi aimable, et il n'y a point de cadavre auquel on ne préférât être uni plutôt qu'à ce cadavre si infect. Son haleine est un vrai poison; ses paroles sont une peste; son contact, c'est la mort. [47,52] (GABRIEL) Songez un peu, Pétrone, au plaisir que doivent causer ses baisers, ses embrassements, ses ébats nocturnes et ses caresses. [47,53] (PÉTRONE) J'ai entendu quelquefois la théologiens raisonner sur le mariage mal assorti. C'est bien ce mariage-là que l'on peut à bon droit qualifier de mal assorti; on dirait une perle euchâssée dans du plomb. Mais ce qui m'étonne, c'est l'audace de cette jeune fille; alors qu'à son âge la vue d'un fantôme ou d'un revenant fait presque mourir d'épouvante, osera-t-elle embrasser la nuit un pareil cadavre? [47,54] (GABRIEL) Elle a pour excuses l'autorité de ses parents, les instances de ses amis, la candeur de son âge. Pour moi, je ne puis comprendre la folie de ses parents. Quel est le père qui voudrait marier sa fille à un lépreux, si laide qu'elle fût? [47,55] (PÉTRONE) II n'y en a pas un assurément, pour peu qu'il eût un grain de bon sens. Si j'avais une fille qui fût louche, boîteuse, aussi difforme que le Thersite d'Homère, et en même temps sans dot, je ne voudrais point d'un pareil gendre. [47,56] (GABRIEL) Ce mal est plus hideux et plus dangereux que la lèpre. Il se communique plus vite, revient de temps en temps et souvent tue, tandis que la lèpre permet quelquefois de vivre jusgu'à une extrème vieillesse. [47,57] (PÉTRONE) Les parents ignoraient peut-étre la maladie du futur? [47,58] (GABRIEL) Non, ils la connaissaient fort bien. [47,59] (PÉTRONE) S'ils en voulaient tant à leur fille, que ne l'ont-ils cousue dans un sac de cuir et jetée dans l'Escaut? [47,60] (GABRIEL) Certainement l'extravagance eût été moindre. [47,61] (PÉTRONE) Quelle qualité leur recommandait ce prétendant? Se distingue-t-il par quelque talent? [47,62] (GABRIEL) Par une foule de talents. Il est joueur intrépide, buveur invincible, libertin fiefféf, passé maître dans l'art de nier et de mentir, dissipateur hors ligne, débauché effréné; bref, tandis que les écoles n'enseignent que sept arts libéraux, il possède à lui seul plus de dix arts illibéraux. [47,63] (PÉTRONE) Il doit pourant y avoir eu quelque chose qui fait recommandé aux parents. [47,64] (GABRIEL) Pas autre chose que le glorieux titre de chevalier. [47,65] (PÉTRONE) Quel chevalier qu'un homme auquel une maladie honteuse permet à peine de se tenir en selle ! Il a sans doute une fortune considérable? [47,66] (GABRIEL) Il en avait une médiocre, mais, grâce à son inconduite, il ne lui reste plus qu'une petite tourelle, d'où il sort pour piller, et encore est-elle si bien meublée que vous ne voudriez pas y nourrir vos porcs. En attendant, il a sans cesse à la bouche châteux forts, droits féodaux et autres mots retentissants; il affiche partout ses armoiries. . [47,67] (PÉTRONE) Quel est son blason? . [47,68] (GABRIEL) Trois éléphants d'or sur champ de gueules. [47,69] (PÉTRONE) En effet, l'éléphant convient à l'éléphant. Cet homme doit aimer le sang. [47,70] (GABRIEL) Il aime encore plus le vin. Il adore la vin rouge; c'est ce qui vous a fait croire qu'il était sanguinaire. [47,71] (PÉTRONE) Sa trompe lui sert donc pour boire? [47,72] (GABRIEL) Parfaitement. [47,73] (PÉTRONE) Ainsi ses armoiries le représentent comme un grand et sot vaurien et un sac à vin; car le rouge n'est pas le symbole du sang, mais du vin, et l'éléphant d'or atteste que tout rot qu'il a volé a été englouti dans la boisson. [47,74] (GABRIEL) C'est cela. [47,75] (PÉTRONE) Quelle dot ce Thrason a-t-il donc apporté à son épouse? [47,76] (GABRIEL) Quelle dot? Une très grande ... [47,77] (PÉTRONE) Comment, une très grande! un dissipateur? [47,78] (GABRIEL) l.aissez-moi achever : une très grande, dis-je, et très mauvaise maladie honteuse. [47,79] (PÉTRONE) Que je meure si je n'aimerais pas mieux marier ma fille à un cheval plutôt qu'à un tel chevalier! [47,80] (GABRIEL) Et moi j'aimerais mieux marier la mienne à un moine. Ce n'est point là épouser un homme, mais le cadavre d'un homme. Si vous aviez été témoin de ce spectacle, dites-moi, auriez-vous retenu vos larmes? [47,81] (PÉTRONE) Comment aurais-je fait, puisque j'ai peine à les retenir sur un simple récit? Des parente peuvent-ils rester sourds à tout sentiment de la nature, au point de livrer en esclavage à un pareil monstre leur fille unique, d'une telle beauté, d'un caractère si aimable, et cela pour un blason menteur? [47,82] (GABRIEL) Cependant ce crime, le plus cruel, le plus barbare et le plus impie de tous, est aujourd'hui même un jeu pour les grands, quand il serait à désirer que ceux qui naissent pour gouverner l'État fussent doués de la santé la plus florissante. Le tempérament influe sur le moral, et il est hors de doute que cette maladie dessèche le cerveau de l'homme. Il en résulte que l'État est administré par des gens qui ne se portent bien ni au physique ni au moral. [47,83] (PÉTRONE) Ceux qui président au gouvernement de l'État doivent non seulement être sains d'esprit et de corps, mais encore exceller en beauté et en dignité. Car, bien que les princes se recommandent avant tout par la sagesse et l'intégrité, les dehors ne sont point à dédaigner dans celui qui commande aux autres. S'il est cruel, la laideur lui attire encore plus de haine; si, an contraire, il est juste et bon, la vertu qui émane d'un beau corps n'en plaît que mieux. [47,84] (GABRIEL) Fort bien. [47,85] (PÉTRONE) Ne déplore-t-on pas le malheur de celles dont les maris, après les noces, attrapent la lèpre ou la mal caduc? [47,86] (GABRIEL) Sans doute, et avec raison. [47,87] (PÉTRONE) Quelle folie donc de livrer sa fille à un homme plus que lépreux ! [47,88] (GABRIEL) C'est plus que de la folie. Si un seigneur voulait élever des chiens, je le demande, ferait-il couvrir une femelle de race par un chien galeux et mou? [47,89] (PÉTRONE) Il veillerait au contraire soigneusement à lui adjoindre un chien de race dans la crainte de former des hybrides. [47,90] (GABRIEL) Et si un général voulait accroitre sa cavalerie, ferait-il saillir une belle jument par un cheval malade et abâtardi? [47,91] (PÉTRONE) Il ne recevrait pas même ce cheval malade dans l'écurie commune, de peur que son mal ne se communiquât aux autres. [47,92] (GABRIEL) Cependant ils ne prennent pas garde à l'homme qu'ils donneront à leur fille, et d'où naîtront des enfants appelés non seulement à hériter de tous leurs biens, mais encore à gouverner l'État. [47,93] (PÉTRONE) Le paysan lui-même n'accouple pas tout taureau avec la génisse, ni tout cheval avec la jument, ni tout porc avec la truie, quoique le taureau soit fait pour la charrue, le cheval pour la voiture et le porc pour la cuisine. [47,94] (GABRIEL) Voyez combien les jugements des hommes sont absurdes. Si un roturier baisait par force une jeune fille noble, on verrait là un outrage punissable par la guerre. [47,95] (PÉTRONE) Par une guerre acharnée. [47,96] (GABRIEL) Et ces mêmes personnages, de gaieté de coeur et de propos délibéré, donnent à un monstre abominable tout ce qu'ils ont de plus cher, commettant à la fois un double sacrilège envers leur famille et envers l'État. [47,97] (PÉTRONE) Si an prétendant, bien portant d'ailleurs, boîte un peu, on n'en veut point pour gendre, et cette maladie affreuse est comptée pour rien dans les promesses de mariage. [47,98] (GABRIEL) Si quelqu'un marie sa fille à un franciscain, quelle abomination l comme on plaint le triste sort de la jeune fille l Pourtant, l'habit ôté elle a un mari dont les membres sont valides, tandis que celle-ci passera sa vie entière avec un cadavre à demi vivant. Si une fille épouse un prêtre, on plaisante sur l'oint, mais celle-ci a pris un mari oint d'une bien autre façon. [47,99] (PÉTRONE) C'est à peine si les ennemis feraient cela aux jeunes filles prises à la guerre, ou la pirates à celles qu'ils ont enlevées par on crime, et des parents le font à leur fille unique sans que le magistrat leur donne un curateur ! [47,100] (GABRIEL) Le médecin peut-il secourir un frénétique s'il est atteint lui-même de frénésie ? [47,101] (PÉTRONE) Il est étrange que les princes, dont le devoir est de veiller au salut de l'État en ce qui concerne le corps, ne cherchent aucun ramède à ce mal, quoiqu'il n'y ait rien de plus important a de plus précieux que la santé. Cette horrible peste envahit la majeure partie de l'univers, et ils s'endorment comme si cela ne les regardait pas. [47,102] (GABRIEL) Il faut parler respectueusement des princes. Approchez l'oreille, je vais vous dire tout bas deux mots ... [47,103] (PÉTRONE) O malheur ! puissiez-vous ne pas dire vrai ! [47,104] (GABRIEL) Combien de sortes de maladies pensez-vous que puissent causer des vins corrompus et gâtés de mille façons ? [47,105] (PÉTRONE) Des maladies innombrables, si l'on en croit les médecins. [47,106] (GABRIEL) Les édiles veillent-ils à cela? [47,107] (PÉTRONE) Ils ne veillent qu'a percevoir les impôts. [47,108] (GABRIEL) Celle qui épouse un malade mérite peut-être son malheur, parce qu'elle se l'est attiré elle-même; néanmoins, si j'étais prince, je prononcerais leur séparation de corps. Mais si une fille se mariait à un homme atteint de cette lèpre, qui se serait faussement déclaré sain, et que l'on me nommât souverain pontife, je romprais ce mariage, s'appuyât-il sur cet contrats en forme. [47,109] (PÉTRONE) Sots quel prétexte? L'homme ne peut pu rompre un mariage régulièrement contracté. [47,110] (GABRIEL) Quoi ! vous trouvez régulier un mariage contracté frauduleusement? Le contrat est nul si la jeune fille trompée épouse un esclave qu'elle croyait libre. L'homme que celle-ci a épousé est esclave de très rigoureuse dame Psora, esclavage d'autant plus triste que cette maîtresse n'affranchit personne et que pas une lueur de liberté ne console du malheur de la servitude. [47,111] (PÉTRONE) Voilà un bon prétexte. [47,112] (GABRIEL) En outre, il n'y a de mariage qu'entre vifs. Ici, c'est un mort qu'on épouse. [47,113] (PÉTRONE) Voilà encore un prétexte. Mais vous n'empêcherez pas sans doute les galeuses d'épouser des galeux, suivant ce vieil adage: Qui se ressemble s'assemble. [47,114] (GABRIEL) Si cela dépendait de moi, dans l'intérêt de l'État, je les laisserais se marier, et ensuite je les brûlerais. [47,115] (PÉTRONE) Alors vous vous conduiriez en Phalaris et non en prince. [47,116] (GABRIEL) Est-il donc un Phalaris le médecin qui coupe quelques doigts ou qui brûle une partie du corps pour l'empêcher de périr tout entier? Je ne vois pas là de la cruauté, mais de la pitié. Plût à Dieu qu'on eût fait cela à l'origine du mal ! La mort d'un petit nombre aurait assuré le salut de tout l'univers. On trouve un exemple de ce fait dans l'histoire de France. [47,117] (PÉTRONE) Il serait plus humain de les châtrer et de les séquestrer. [47,118] (GABRIEL) Mais que feriez-vous aux femmes? [47,119] (PÉTRONE) Je leur donnerais des ceintures de chasteté. [47,120] (GABRIEL) On empêcherait ainsi que les mauvais corbeaux ne fissent de mauvais oeufs; mais je vous avouerai que ce remède est plus humain, à condition que vous m'avouerez que l'autre est plus sûr; car les eunuques éprouvent aussi des désirs, et d'ailleurs le mal ne se communique pas d'une seule leçon, il se transmet aux autres par un baiser, par une conversation, par un attouchement, en étant à table. De plus, ce mal a cela de particulièrement fatal que quiconque en est atteint n'a pas de plus grand plaisir que de communiquer sa lèpre au plus grand nombre possible. En les séquestrant, ils peuvent s'enfuir, ils peuvent en imposer soit à le faveur de la nuit, soit en s'adresssant à des gens qui ne les connaissent pas : avec les morts il n'y a rien à craindre. [47,121] (PÉTRONE) J'avoue que votre remède est plus sûr, mais je ne sais pas s'il convient à la charité chrétienne. [47,122] (GABRIEL) Voyons, dites-moi, quels sont les plus dangereux des simples voleurs ou de ces gens-là? [47,123] (PÉTRONE) J'avoue que l'argent est d'un bien moindre prix que le santé. [47,124] (GABRIEL) Et cependant, nous chrétiens, nous pendons les voleurs au gibet; on n'appelle pas cela de la cruauté, mais de la justice, et, au point de vu de l'État, c'est un acte d'humanité. [47,125] (PÉTRONE) Mais dans ce cas on punit celui qui a porté préjudice. [47,126] (GABRIEL) La autres, sans doute procurent des avantages! Mais admettons que beaucoup de gens aient contracté cette maladie nullement par leur faute, quoiqu'il y en ait bien peu qui ne la doivent à la débauche; les jurisconsultes enseignent qu'on a quelquefois le droit de faire mourir des innocents lorsqu'il y va du salut de l'Ëtat. C'est ainsi que les Grecs, après la prise de Troie, tuèrent Astyanax, fils d'Hector, dans la crainte qu'il ne recommençât la guerre. On ne considère pas comme un crime, après la mort d'un tyran, d'égorger ses enfants innocents. Nous autres chrétiens, qui sommes toujours en guerre, ne savons-nous pas que la majeure partie des maux qu'elle entraîne retombent sur ceux qui ne sont point coupables? Il en est de même dans ce qu'on appelle les représailles. L'agresseur est en sûreté, et l'on dépouille le marchand qui, lors d'être en faute, ignore même ce qui s'est fait. Si nous employons de telsremèdes dans des cas d'une importance secondaire, que pensez-vous que l'on doive faire lorsqu'il s'agit de la chose la plus horrible de toutes? [47,127] (PÉTRONE) Je suis vaincu par l'évidence. [47,128] (GABRIEL) Réfléchissez encore à ceci: en Italie, au premier symptôme de peste, on ferme les maisons; ceux qui servent les malades sont séquestrés. Il y en a qui traitent ces mesures de barbares, tandis qu'elles sont pleines d'humanité : car, grâce à cette vigilance, le mal s'apaise en ne faisant que quelques victimes. N'est-ce pas un grand acte d'humanité que de sauver la vie de tant de milliers d'hommes? Il y en a qui trouvent inhospitaliers la Italiens, qui, en temps de peste, ferment, le soir, leurs portes au voyageur, et l'obligent à passer la nuit à la belle étoile; mais c'est un acte d'humanité d'assurer le bien général au préjudice d'un petit nombre. Certains individus s'estiment très courageux et officieux parce qu'ils osant s'approcher des pestiférés sans avoir rien à faire auprès d'eux; mais comme, en rentrant au logis, ils apportent la contagion à leur femme, à leurs enfants, à leurs domestiques, quoi de plus fou que ce courage? quoi de plus inofficieux que cet office qui consiste à soubaiter le bonjour à un étranger pour mettre en danger de mort tout ce qu'on a de plus cher? Cependant la peste est bien moins dangereuse que le mal dont nous parlons; elle se communique plus rarement et n'atteint presque jamais les vieillards; ceux qu'elle frappe, elle les délivre tout d'un coup ou elle les rend à la santé, plus sains même qu'ils n'étaient auparavant. Mais la psora, qu'est-ce autre chose qu'une mort continuelle, ou, pour mieux dire, une sépulture? Ceux qu'elle frappe sont enveloppés de linges et d'emplâtres, comme des cadavres. [47,129] (PÉTRONE) Rien n'est plus vrai. On devrait du moins prendre contre une mal aussi funeste les mêmes précautions que contre les lépreux. Si c'est trop exiger, on ne devrait pas se faire raser, on bien être à soi-même son barbier. [47,130] (GABRIEL) Mais si tous les deux fermaient la bouche? [47,131] (PÉTRONE) Le mal se communique par le nez. [47,132] (GABRIEL) Il y a encore un remède à cela. [47,133] (PÉTRONE) Lequel? [47,134] (GABRIEL) C'est de faire comme les alchimistes; de prendre un masque qui permette aux jeux de voir par de petits trous vitrés, et qui facilite la respiration de la bouche et de nez au moyen d'un tuyau qui, passant sous les aiselles, s'étand derrière le dos. [47,135] (PÉTRONE) Cela irait au mieux s'il n'y avait rien à craindre du contact des doigts, du linge, du peigne et des ciseaux. [47,136] (GABRIEL) Il vaut donc mieux laisser descendre sa barbe jusga'mx genoux. [47,137] (PÉTRONE) C'est mon avis. Ensuite on fera un édit interdisant d'être à la fois barbier et chirurgien. [47,138] (GABRIEL) Vous réduisez les barbiers à mourir de faim. [47,139] (PÉTRONE) Ils diminueront leurs dépenses et ils raseront à un prix un peu plus élevé. [47,140] (GABRIEL) Soit. [47,141] (PÉTRONE) Il sera défendu par une loi de boire dans un gobelet commun. [47,142] (GABRIEL) Cette loi ne sera pas bien reçue en Angleterre. [47,143] (PÉTRONE) Défense de coucher à deux dans le même lit, à l'exception du mari et de la femme. [47,144] (GABRIEL) D'accord. [47,145] (PÉTRONE) Défense aux hôteliers de faire coucher les voyageurs dans du draps qui auront servi. [47,146] (GABRIEL) Que ferez-vous aux Allemands, qui les lavent à peine une fois par an? [47,147] (PÉTRONE) Ils stimuleront leurs blanchisseuses. En outre, il faudra abolir, malgré son ancienneté, l'image de saluer par un baiser. [47,148] (GABRIEL) Même dans les temples? [47,149] (PÉTRONE) Chacun mettra sa main devant l'image. [47,150] (GABRIEL) Et dans la conversation? [47,151] (PÉTRONE) On évitera ces paroles d'Homère : approchant la tête de près et à son tour celui qui écoute serrera les lèvres. [47,152] (GABRIEL) Pour toutes ces lois les Douze Tables suffiraient à peine. [47,153] (PÉTRONE) Mais, en attendant, que conseillez-vous à cette infortunée jeune femme? [47,154] (GABRIEL) Quel conseil puis-je lui donner, sinon d'accepter son malheur afin d'être moins malheureuse, d'opposer la main aux baisers de son mari et de coucher avec lui armée? [47,155] (PÉTRONE) Où courez-vous de ce pas? [47,156] (GABRIEL) Droit à mon cabinet. [47,157] (PÉTRONE) Quoi faire? [47,158] (GABRIEL) Au lieu de l'épithalame qu'on m'a demandé, je vais écrire une épitaphe.