[17,0] L'APOTHÉOSE DE CAPNION. POMPIL1US, BRASSICAN. [17,1] {Pompilius} D'où venez-vous avec cette coiffure de voyage? {Brassican} De Tubingue. {Pompilius} N'y a-t-il tien de nouveau là-bas? {Brassican} En vérité, je m'étonne de voir à quel point tout le monde a soif de nouveautés. J'ai pourtant entendu à Louvain un certain chameau prêcher qu'il fallait fuir tout ce qui était nouveau. {Pompilius} Voilà une parole digne d'un chameau. Cet homme-là, si toutefois on peut l'appeler un homme, méritait de ne jamais changer ses vieux souliers ni ses vieilles chausses, de ne manger que des oeufs pourris et de ne boire que du vin tourné. {Brassican} Mais, pour tout dire, il n'est pas tellement amoureux des vieilles choses qu'il préfère la sauce de le veille à celle du jour. {Pompilius} Laissons là ce chameau. Dites-moi si vous apportez quelque chose de nouveau. {Brassican} Oui, j'en apporte, mais, comme disait l'autre, du mauvais. {Pompilius} Cependant ce nouveau sera un jour vieux. Il suit de là que si toutes les vieilles choses sont bonnes et toutes les nouvelles mauvaises, ce qui est bon aujourd'hui sera un jour mauvais, et ce qui est mauvais aujourd'hui sera un jour bon. {Brassican} Oui, d'après la doctrine du chameau. Il en résulte que tel qui autrefois était un mauvais fou parce qu'il était jeune, est aujourd'hui un bon fou parce qu'il a vieilli. {Pompilius} Voyons, dites-moi de quoi il s'agit. {Brassican} Ce grand savant dans les trois langues, ce phénix d'érudition, Jean Reuchlin, est décédé. {Pompilius} En êtes-vous sûr? {Brassican} Plus sûr que je ne voudrais. {Pompilius} Mais quel mal y a-t-il à laisser à jamais dans la mémoire de la postérité un nom très honorable et à quitter les maux de cette vie pour partager le sort des bienheureux? {Brassican} Qui vous fait dire cela? {Pompilius} L'évidence. Après une pareille vie, il ne pouvait mourir autrement. {Brassican} Vous en seriez encore plus convaincu si vous saviez ce que je sais. {Pompilius} Quoi? je vous prie. {Brassican} Il m'est défendu de le répéter. {Pompilius} Pourquoi cela? {Brassican} Parce que celui qui m'a confié ce secret y a mis pour condition le silence. {Pompilius} Confiez le moi sous la même condition, je vous promets de tenir parole. {Brassican} Ces sortes de promesses m'ont déjà bien souvent trompé; néanmoins je vais vous dire la chose, d'autant plus qu'elle est de nature à intéresser tous les gens de bien. II y a à Tubingue un membre de l'ordre des Franciscains qui passe aux yeux de tout le monde, excepté aux siens, pour un modèle de sainteté. {Pompilius} C'est là une grande preuve de véritable sainteté. {Brassican} Vous le reconnaitriez et vous avoueriez que c'est vrai, si je vous disais son nom. {Pompilius} Et si je le devinais? {Brassican} Voyons. {Pompilius} Approchez l'oreille. {Brassican} A quoi bon, puisque nous sommes seuls ? {Pompilius} C'est l'usage ... {Brassican} C'est bien lui. {Pompilius} C'est un homme d'une sincérité parfaite. Toutes ses paroles sont pour moi des oracles. {Brassican} Écoutez donc avec confiance toute sa conversation. Notre cher Reuchlin était malade assez dangereusement, mais on avait l'espoir qu'il guérirait; ce grand homme aurait dû ne connaître ni la vieillesse, ni le maladie, ni la mort. Un matin, je fus voir mon Franciscain pour qu'il calmât mon chagrin par ses propos, car je souffrais de la maladie de mon ami que j'aimais comme un père. {Pompilius} Oh ! qui ne l'eût pas aimé à moins d'être un monstre? {Brassican} Cher Brassicen, me dit mon Franciscain, bannissez tout chagrin de votre âme : notre ami Reuchlin n'est plus malade. — Comment! m'écriai-je, il a donc recouvré tout d'un coup la santé? car, il y a deux jours, les médecins ne promettaient rien de bon. — Il a recouvré la santé, répliqua-t-il, mais de telle sorte que désormais il n'aura plus à craindre de retomber malade. Ne pleurez pas (il voyait couler mes larmes) avant de tout savoir. Je ne l'avais pas vu depuis six jours, mais chaque jour, dans mes prières, je recommandais son salut au Seigneur. Cette nuit, quand je me fus mis au lit après matines, j'eus un songe agréable et doux. {Pompilius} Mon esprit me présage je ne sais quoi d'heureux. {Brassican} Votre esprit n'est point mal avisé. Je me suis vu, dit-il, debout vers un petit pont, qui conduisait à une prairie des plus riantes. Le vert, plus brillant que l'émeraude du gazon et du feuillage, flattait tellement l'oeil, les petites étoiles des fleurs déployaient une si riche variété de couleurs, tout était si odorant, que les prairies en deçà du ruisseau qui séparait cette pelouse fortunée ne semblaient ni vivre ni verdir; on eût dit que la mort, l'horreur et l'infection y régnaient. Pendant que je considérais attentivement ce spectacle, Reuchlin vint justement à passer; en passant, il me souhaita le bonjour en hébreu. Il avait atteint le milieu du pont avant que je l'eusse aperçu; je voulus aller à lui, il se retourna pour m'en empêcher. Ce n'est pas encore temps, dit-il, vous me suivrez dans cinq ans. En attendant, soyez témoin et spectateur de ce qui passe. Alors je lui demandai : Reuchlin était-il nu ou habillé, seul ou accompagné? — Il n'avait, me dit-il, d'autre vêtement qu'une robe très blanche; à sa blancheur éclatante on aurait dit une robe de damas; derrière lui marchait un enfant d'une rare beauté, qui avait des ailes; je l'ai pris pour son bon génie. {Pompilius} N'y avait-il pas à sa suite quelque mauvais génie? {Brassican} Si fait, il y en avait plusieurs, au dire du Franciscain. Au loin, par derrière, dit-il, suivaient des oiseaux d'un plumage entièrement noir, mais qui, en déployant leurs ailes, montraient des plumes plutôt grises que blanches. Ils ressemblaient, ajouta-t-il, à des pies par la couleur et par la voix; seulement ils étaient seize fois plus gros qu'une pie, presque de la taille d'un vautour; ils avaient une crête sur la tète, le bec et les serres recourbés, le ventre proéminent; on les aurait pris pour les Harpies s'ils n'avaient été que trois. {Pompilius} Que faisaient ces furies? {Brassican} Elles importunaient de leurs cris, dit-il, le héros Reuchlin, et elles auraient fondu sur lui si elles avaient pu. {Pompilius} Qui les en empêcha? Brauican. Reuchlin, s'étant retourné, fit devant elles le signe de la croix avec la main et leur dit : "Allez où vous devez être, mauvaises pestes. Qu'il vous suffise de tourmenter les humains; maintenant que je suis au nombre des immortels, votre démence ne peut rien contre moi". A peine avait-il prononcé ces paroles, dit le Franciscain, que ces hideux oiseaux disparurent, mais en laissant une puanteur auprès de laquelle les excréments étaient de la marjolaine et du nard. Il jurait qu'il aimerait mieux descendre eux enfers que de sentir une seconde fois un pareil parfum. {Pompilius} Maudites soient ces pestes! {Brassican} Écoutez le récit du Franciscain, "Pendant que je considérais tout cela, dit-il, avec attention, saint Jérôme, qui s'était approché du pont, s'adressait à Reuchlin en ces termes : "Salut, très saint collègue. Je suis chargé de vous recevoir et de vous conduire dans le séjour des habitants du Ciel, que la bonté divine a assigné à vos pieuz travaux". En même temps il étendit une robe dont il revêtit Reuchlin. "Dites-moi, lui demandai je, quel était le costume de saint Jérôme? quel extérieur avait-il? Était-il aussi vieux qu'on le représente? Portait-il un froc? Avait-il un chapeau et un manteau de cardinal? Était-il suivi d'un lion ? — Rien de tout cela, me dit-il. Sa figure riante annonçait la jeunesse, et, loin d'être repoussante, elle respirait beaucoup de noblesse. Quel besoin avait-il là de la compagnie du lion que les peintres lui ont adjoint? Il portait une robe qui lui descendait jusque sur les talons; on aurait dit un cristal éblouissent. Elle ressemblait à celle qu'il avait donnée à Reuchlin. Elle était toute parsemée de langues de trois couleurs. Les unes portaient une topaze; les autres une émeraude, les troisièmes un saphir. C'était resplendissant et la disposition y ajoutait beaucoup de grâce." {Pompilius} Je suppose que c'était l'emblème des trois langues qu'ils possédaient à fond. {Brassican} Il n'y a pas de doute. Car sur les franges, disait-il, on voyait des inscriptions dans les caractères des trois langues, peints de couleurs différentes. {Pompilius} Saint Jérôme était-il sans suite? {Brassican} Sans suite? dites-vous. Toute cette plaine était envahie par des myriades de génies, qui remplissaient l'air comme ces tout petits corpuscules nommés atomes que nous voyons voltiger dans les rayons du soleil, si toutefois on peut emprunter une comparaison à un sujet aussi bas. On n'aurait pu voir ni le ciel ni la plaine si tout n'avait été lumineux. {Pompilius} A merveille ! je félicite Reuchlin. Ensuite, que s'est-il passé? {Brassican} Saint Jérôme, dit-il, accompagnant Reuchlin placé à sa droite par honneur, le conduisit au milieu de la pelouse. Là s'élevait une colline, au sommet de laquelle tous deux se donnèrent un doux baiser. Pendant ce temps en haut le Ciel s'entr'ouvrit sur une veste étendue, déployant une magnificence inénarrable, auprès de laquelle toutes les merveilles d'ici-bas étaient sans prix. {Pompilius} Ne'pourriez-vous pas me donner une description de ce spectacle? {Brassican} Comment ferais-je, moi qui ne l'ai pas vu ? Celui qui en a été témoin prétendait qu'aucune parole ne saurait en donner la moindre idée. Il disait seulement qu'il était prit à souffrir mille morts pour pouvoir jouir une seconde fois de ce coup d'oeil, ne fut-ce qu'un tout petit moment. {Pompilius} Et à la fin? {Brassican} Du ciel entrouvert descendit une grande colonne d'un feu éclatant mais doux; ces deux saintes âmes s'y attachèrent et furent transportées au Ciel, pendant que les choeurs des anges faisaient entendre une si ravissante mélodie que le Franciscain affirmait ne pouvoir jamais songer à cette volupté sans fondre en larmes. Il s'exhala ensuite l'odeur la plus suave. Quand le sommeil l'eut quitté, si toutefois on peut appeler cela un sommeil, il était comme en délire; il réclamait son pont et sa prairie; il ne parlait, il ne s'occupait pas d'antre chose. Les anciens du couvent, ayant jugé que ce fait n'avait rien de fabuleux (car on sut que Reuchlin avait cessé de vivre à la même heure où cette vision était apparue à ce saint homme), rendirent d'unanimes actions de grâes à Dieu, qui rémunère par de larges récompenses les bonnes actions des justes. {Pompilius} Il ne nous reste donc plus qu'une chose à faire : c'est d'inscrire le nom de ce très saint homme sur le calendrier des saints. {Brassican} Je l'eusse fait, même sans le récit du Franciscain, et c'est en lettres d'or que j'aurais mis son nom à côté de saint Jérôme. {Pompilius} Que je meure si je n'en fais autant sur mon calendrier. {Brassican} En outre, je lui élèverai une statue d'or dans mon oratoire à côté des grands saints. {Pompilius} Et moi je lui élèverais dans le mien une statue de diamant si ma fortune répondait à mes désirs. {Brassican} Il sera placé dans ma bibliothèque à côté de saint Jérôme. {Pompilius} Il sera mis aussi dans la mienne. Brasskan. Par reconnaissance, tous ceux qui aiment et cuitivent les langues et les belles-lettres, surtout les lettres sacrées, devraient en faire autant. {Pompilius} Reuchlin mérite assurément cet honneur. Mois n'éprouvez-vous pas un scrupule en voyant qu'il n'a pas encore été mis au nombre des saints par l'autorité du pontife romain? {Brassican} Qui a canonisé (c'est le terme qu'on emploie) saint Jérôme? Qui saint Paul? Qui la Vierge mère ? Lesquels ont laissé auprès des âmes pieuses le souvenir le plus saint : de ceux que leur insigne piété, que les monuments de leur vie et de leur génie recommandent à l'affection de tous, ou de Catherine de Sienne que Pie Il a mise au nombre des saintes, en faveur de son ordre et de Rome? {Pompilius} Vous avez raison. Il n'y a de véritable culte que celui que l'on rend spontanément aux défunts qui ont mérité le Ciel par leurs vertus et dont les bienfaits se font sentir perpétuellement. {Brassican} Eh bien ! pensez-vous que la mort de ce grand homme soit à déplorer? Il a vécu longtemps, si cet avantage contribue au bonheur des humains; il a laissé des monuments do son génie qui ne périront jamais; il a voué par ses bonnes actions son nom à l'immortalité; maintenant, exempt de maux, il jouit du Ciel et converse avec saint Jérôme. {Pompilius} Mais il a bien souffert pendant sa vie. {Brassican} Saint Jérôme a beaucoup souffert également. C'est un bonheur de souffrir pour le bien de la part des méchants. {Pompilius} C'est vrai, saint Jérôme a été fortement persécuté par les méchants en vue du bien. {Brassican} Ce que Satan fit autrefois par les scribes et les pharisiens contre le Seigneur Jésus, il le fait encore aujourd'hui à l'aide de nouveaux pharisiens contre des hommes infiniment respectables, qui par leurs veilles ont bien mérité du genre humain. Maintenant Reuchlin récolte amplement ce qu'il a semé. C'est b nous qu'il appartient de sanctifier sa mémoire, de célébrer ses louangea et de l'invoquer de temps en temps par ces paroles : O âme sainte, soyez propice aux langues, soyez propice à ceux qui les cultivent; protégez les langues pures, confondez les mauvaises langues qu'infecte k poison de l'enfer. {Pompilius} Oui, je le ferai et j'engagerai vivement les autres à en faire autant. Mais je ne doute pas que plusieurs ne désirent, puisque c'est l'usage, une petite prière pour célébrer la mémoire de ce pieux héros. {Brassican} Vous voulez parler de ce qu'on nomme collecte ? {Pompilius} Oui. Brauican. J'en avais préparé une, même avant sa mort. {Pompilius} Récitez-la-moi, je vous prie. {Brassican} Dieu, ami du genre humain, qui par l'entremise de votre serviteur choisi, Jean Reuchlin, avez rétabli dans te monde le don des langues que vous aviez jadis accordé à vos apôtres par la grâce du Saint-Esprit pour prêcher l'Évangile, faites que, dans toutes les langues, tout le monde célèbre en tout lien la gloire de votre fils Jésus, et confondez les langues des faux apôtres qui, u coalisant pour bâtir la tour impie de Babel, s'efforcent d'obscurcir votre gloire pour exalter la leur, lorsque toute gloire n'appartient qu'à vous seul conjointement avec votre fils unique Jésus notre Seigneur, et le Saint-Esprit dans l'éternité des siècles. Ainsi soit-il. {Pompilius} Voilà une prière charmante et pieuse; que je meure si je ne la récite pas tous les jours ! Je me félicite de cette rencontre, qui m'a permis d'apprendre de vous une si heureuse nouvelle. {Brassican} Jouissez longtemps de ce bonheur et portez-vous bien. {Pompilius} Portez-vous bien, vous aussi. {Brassican} Je ferai en sorte.