[0] PARTIE IV : Difficulté d'imiter Cicéron. [p66,463] Bulephorus : Mais en attendant ne voudrais tu pas réfléchir avec moi sur ce point, mon cher Nosopon ? Songe à la foule des livres de Cicéron qui ont disparu ! A commencer par La République, cette œuvre divine dont un fragment a survécu, je ne sais par quel hasard, avec pour effet principal de nous tourmenter l’esprit du regret des autres livres : quelle n’étaient pas sa teneur et son niveau ! Cela nous permet d’évaluer, comme on dit le lion à ses griffes ! Je ne parlerai pas pour l’instant des volumes de lettres, si nombreuses, des discours innombrables détruits par l’injure du temps, des trois livres dans lesquels Tiron, à ce qu’on dit, a rassemblé les plaisanteries et les bons mots de Cicéron, ni du naufrage de tous les autres écrits de cet homme. {464} Comment pourras-tu donc être un Cicéronien accompli, alors qu’il y a tant d’œuvres de lui que tu n’auras pas pu lire ? {465} Ajoute à ceci le fait que Cicéron n’a pas traité de tous les sujets. {466} Par conséquent, s’il nous faut parler des questions qu’il n’a pas abordées, où irons-nous donc chercher le matériau de notre discours ? {467} Faudra-t-il que nous descendions aux Champs Elysées pour lui demander par quels mots il aurait exprimé tout cela ? {468} Nosoponus : Je ne traiterai que des sujets qui peuvent être développés en termes cicéroniens. {469} Bulephorus : Mais dis-moi : {470} est-ce que tu ne juges pas que Cicéron est le plus prestigieux des orateurs ? {471} Nosoponus : Il est bien plus que « le plus prestigieux des orateurs» ! {472} Bulephorus : Mais dis-moi : {473} est-ce que tu ne considères pas Apelle comme le meilleur des peintres ? {474} Nosoponus : C’est ce qu’on dit et je le crois. {475} Bulephorus : Est-ce que tu nommerais vraiment « disciple d’Apelle » un peintre qui ne saurait pas représenter tous les objets possibles, mais seulement ceux qu’Apelle aurait peints avant lui ; {476} et à plus forte raison un peintre qui n’aurait pas vu toutes les peintures sorties des mains du maître? [p68,477] Hypologus : Qui soutiendrait cela ? A part un homme capable d’apprécier ce peintre dont Horace se moque : payé un certain prix pour peindre un naufrage, il peignit un cyprès ! Son commanditaire s’en indignant, il lui demanda s’il voulait qu’il rajoute quelque chose au sommet du cyprès ! {478} Bulephorus : Etre Cicéronien, qu’est-ce d’autre que d’être en tous points semblable à Cicéron ? {479} Nosoponus : Rien d’autre ! {480} Bulephorus : Et il te paraît vraiment ressembler à Cicéron celui qui ne sait parler que de sujets bien définis ? {481} Nosoponus : Continue ! {482} Bulephorus : A mes yeux on ne devrait même pas le considérer comme digne du titre d’orateur ! {483} S’il est vrai que Cicéron a pu parler de toute question d’une manière excellente, pour moi ne sera Cicéronien que celui qui sera capable de traiter brillamment n’importe quel sujet, exactement de la même façon que l’on ne saurait ressembler parfaitement à Apelle si l’on ne peut retracer de son pinceau aussi bien les formes des dieux, que celle des hommes, de tous les animaux vivants et finalement de toutes les choses. {484} Nosoponus : Et pourtant, je trouve plus beau d’écrire trois lettres dans la langue de Cicéron, que cent volumes, d’une langue raffinée, peut-être, mais s’écartant quand même du pur style cicéronien. {485} Bulephorus : Mais, Nosopon, si ton opinion fait son siège dans notre esprit, je crains que nous ne devenions jamais des Cicéroniens, mais, pire encore, que nous ne paraissions à Cicéron lui-même, bien « insensés » ! {486} Réponds moi je te prie en toute bonne foi : à ton avis, faut-il imiter Cicéron tout entier ou un Cicéron mutilé? {487} Nosoponus : Cicéron tout entier, tout ce qu’il en reste, et lui seul ! {488} Bulephorus : Comment l’imiter tout entier, lui qui ne s’est pas exprimé dans sa totatalité ? {489} Autre remarque : comment l’imiter tout entier, lui qui nous est arrivé mutilé, dans cette partie de son œuvre qui nous l’a fait connaître, et qui est réduite tout au plus à sa moitié. {490} Ajoute à cela que certaines des œuvres qui nous sont parvenues, ne le satisfaisaient pas toujours ! [p70,491] Songe par exemple au De inventione : en lui substituant l’Orateur, il l’a pour ainsi dire condamné ! {492} Il qualifie son discours Pour la défense de Dejotarus de « mince contribution ». 493] En plus de cela, dans les livres qu’il a écrits, mais qu’il n’a pas révisés, Cicéron lui même n’est pas Cicéronien ! Les chapitres du De legibus, entre beaucoup d’autres, sont de cette sorte. {494} Comment ferons-nous donc pour imiter « dans sa totalité, si grande ou si petite soit-elle», un auteur que nous n’avons conservé que mutilé et tronqué, et inégal à lui-même dans quelques unes de ses oeuvres restées à l’état brut ! {495} A moins que tu veuilles suivre l’exemple de cet artiste qui imite les tableaux juste esquissés par Apelle ou les statues non polies de Lysippe et qui espère ainsi devenir un autre Lysippe ou un autre Apelle ? {496} Si Apelle lui-même voyait cela, lui qui dit-on était d’un cœur franc et sincère, ne s’écrierait-il pas : « Que fais-tu là ‘triste copieur’ ? {497} Il n’y a rien d’Apelle là-dedans ! » {498} Voyons maintenant, si quelqu’un se proposait de reproduire une célèbre statue de Lysippe, dont la rouille aurait dévoré le menton et la bouche, – à moins que l’artiste n’ait tout simplement pas mis la dernière main à cette partie de son ouvrage –, se refuserait-il à prendre modèle sur un autre artiste pour la partie manquante ? Est-ce qu’il préfèrerait par hasard la copier telle qu’elle est, corrompue et imparfaite, pour ne pas déchoir par rapport au modèle auquel il s’est voué, plutôt que de compléter ce qui lui manque à partir d’une statue d’un autre sculpteur ? {499} Nosoponus : Comme on dit « à l’impossible nul n’est tenu ! » {500} Bulephorus : Ce proverbe conviendra bien mieux, Nosopon, à ceux qui prennent aux autres auteurs de quoi réparer ce qui chez est abîmé chez Cicéron. Ils préfèreraient, bien sûr, que tout vienne de lui seul, soit parce que c’est plus pratique, soit parce que personne ne l’a mieux dit que lui ; mais quand ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent, ils empruntent à d’autres. [p72,501] Que dire ? L’œuvre de Cicéron nous est parvenue non seulement tronquée et en lambeaux, mais encore tellement dégradée que s’il ressuscitait aujourd’hui, lui-même ne pourrait, me semble-t-il, ni reconnaître ses écrits, ni restaurer ceux que les bibliothécaires et demi-savants ont corrompus par leur ignorance et leur manque de soin. Politien attribue principalement ce malheur aux Allemands. Je ne voudrais pas les défendre ici, mais je pense que ce dommage n’en est pas moins l’œuvre de demi-savants (petits philologues) italiens, plus audacieux qu’érudits, qui l’ont surchargée de tout autant de corrections ! {502} Je ne vais pas ici mentionner tous les livres mis dans le berceau des œuvres de Cicéron, et faussement etiquetés de son nom ! {503} Les quatre livres de la Rhétorique à Herennius en sont un exemple. Certes ils sont d’un homme qui ne manque pas de culture, mais qui paraît balbutier (begayer) si on le compare à Cicéron ! {504} Parmi les discours aussi, il s’en trouve qui n’ont pas été écrits par Cicéron lui-même, mais qui ont été élaborés, de toute évidence, par quelque homme instruit dans le but de s’exercer à l’art oratoire. {505} On a récemment ajouté à leur liste le Pro Valerio, qui regorgeait de solécismes. Il s’en faut en effet de beaucoup qu’on puisse le considérer comme une œuvre de Cicéron ! {506} Et il ne manque pas non plus de gens pour lire la Déclamation de Porcius Latro contre Catilina comme un discours de Cicéron. {507} C’est pourquoi, si nous nous sommes consacrés coeur et âme à l’imitation de Cicéron, et de lui seul, avec l’intention de reproduire sans discrimination tout ce que nous avons trouvé chez lui, ne nous sommes nous pas exposés au risque énorme, [p74,507] alors que nous nous nous infligeons cette torture depuis si longtemps, d’adopter des expressions gothiques ou des solécismes teutons pour des fleurs de l’art Cicéronien et de nous mettre à les imiter? {508} Nosoponus : Que les Muses détournent de nous ce malheur! {509} Bulephorus : Je crains bien, mon cher Nosopon, que cela ne nous arrive bien souvent, lorsque les Muses somnolent ! {510} Ce n’est pas la première fois, tu peux me croire, que nous voyons se jouer un tour de ce genre! {511} Tiens par exemple ! Un fragment sorti d’une oeuvre de Cicéron ! On l’avait affublé du nom d’un savant germanique : comme ils en ont ri ! combien de fois ils l’ont décrié pour sa barbarie, ceux qui se prenaient pour de véritables cicéroniens! {512} Inversement, on avait fait paraître quelque texte confectionnné la veille ; on lui avait accolé le nom de Cicéron, tout en prétendant qu’on avait découvert l’original dans une bibliothèque très ancienne : que de louanges! Comme ils ont adoré la langue divine et le style inimitable de Cicéron! {513} Qu’ajouter d’autre ? Les érudits ne le nient pas : on trouve dans les écrits de Cicéron des solécismes inacceptables. Du même genre que ceux qui aujourd’hui comme autrefois échappent aux hommes de lettres, quand leur réflexion passe d’un sujet à l’autre et qu’ils se souviennent davantage de l’idée précédente que des mots exacts. De là vient que la fin d’une phrase ne correspond pas aux premiers mots ! {514} Ainsi par exemple : « M’attardant plus longtemps que prévu à Athènes parce que les vents n’offaient pas la possibilité de lever l’ancre, mon intention était de t’écrire ». {515} Au début, ce qu’il avait en tête était « je voulais » ou « j’avais décidé ». Un peu plus tard c’est « il était dans mon intention » qui lui a plu. Ces expressions produisent le même sens, mais ne s’accordent pas bien, du point de vue grammatical, aux débuts de la proposition. [p76,516] Bien plus, Aulu-Gelle (XV,6) porte à notre connaissance un passage du De Gloria, (livre II), où de toute évidence, Cicéron se trompe en attribuant quelques vers du septième livre de l’Iliade à Ajax alors que, dans le poème, ils sont prononcés par Hector ! {517} Cela aussi, nous nous efforcerons de l’imiter ? {518} C’est assurément là ce qu’il faut faire, si nous imitons Cicéron « tout entier » ! {519} En plus de cela on a observé, et on a transmis à la postérité quelques expressions que Cicéron a employées, et qu’aucun savant n’a jamais conseillé d’imiter ! Il dit par exemple « in potestatem esse » au lieu de « in potestate esse ». {520} Et, je veux bien l’admettre, il se peut que ce « m » résulte, dans le manuscrit autographe, d’une bavure de la plume, ou d’un autre accident du même genre, ou encore c’est un copiste à moitié endormi qui l’a introduit dans les manuscrits suivants. {521} Encore un exemple : dans un décret de Marc Antoine, Marcus Tullius n’a-t-il pas décrié, et traité de barbare comme une expression jamais entendue de mémoire de Romain, l’adjectif « piissimus », superlatif de « pius », alors qu’on le rencontre couramment chez les auteurs les plus reconnus de la bonne latinité ? {522} Il reprocha de même à Marc Antoine comme un solécisme d’avoir écrit « facere contumeliam » (faire outrage) sur le schéma grammatical de « facere injuriam » (faire injure), qui se dit en bon latin. Mais Térence lui-même, un très grand auteur, d’une excellente romanité si je ne me trompe, fait dire à Thaïs : « Si moi je méritais cet outrage au plus haut point, pour toi du moins, il n’était pas digne de me le faire » (traduction volontaire par le verbe « faire »). Or, je crois bien que contumeliam (outrage) est sous- entendu dans cette expression, (comme complément du verbe faire). {523} De même Cicéron s’abstient d’utiliser les superlatifs « novissime » et « novissimus » comme étant du mauvais latin, alors que Marcus Caton et Salluste n’hésitent pas à s’en servir. {524} Aulu-Gelle atteste que Cicéron fait preuve d’un tel scrupule pour beaucoup d’autres expressions, dont les auteurs de bonne latinité usent fréquemment aussi bien avant qu’après lui. {525} On rapporte aussi qu’il mettait deux « s » après une voyelle longue comme dans « caussa », « vissae », « remissi » pour « causa », « visae », « remisi ». [p78,526] Nous qui voulons imiter « Cicéron tout entier » allons nous donc nous priver de ces formes qui, contre l’avis de tous les hommes instruits, n’ont déplu qu’à Cicéron, et à lui seul ? Irons-nous au contraire suivre ces exceptions qu’aucun savant n’a jamais voulu imiter ni même jamais pu justifier ? {527} Hypologus : C’est justement là le propre de ceux qui sont amoureux que de couvrir de baisers jusqu’aux verrues de celle qu’ils aiment ! {528} Bulephorus : Bon ! S’il nous faut restituer Cicéron dans sa totalité, écrirons-nous nos vers à son exemple « Sans l’aide de Muse aucune ni d’Apollon aucun »? (sic !) {529} Nosoponus : J’exclus sa poéssie. {530} Bulephorus : En excluant sa poésie, ne risques-tu pas d’exclure une bonne partie de sa culture littéraire? {531} D’un autre côté, qu’est ce qui nous empêche d’étendre cette exception aux qualités oratoires où Cicéron est supplanté par d’autres, comme on le fait pour le genre poétique où il est inférieur à beaucoup, pour ne pas dire à tous ? {532} Que de vers il mêle à ses écrits ! Des vers d’Homère, de Sophocle ou d’Euripide, qu’il rend assez mal, en iambes, sans respecter l’original grec mais en usant de cette liberté que se sont autorisée les comiques latins. {533} Toi, si tu veux faire quelque chose de comparable, hésiteras-tu à rendre les vers avec plus de talent (si tu en as), et moins de licence, de peur de ne pas ressembler à Cicéron d’assez près ? {534} Est-ce que, pourtant, il ne désohonore pas la prose lui qui y mêle des vers qu’il s’est appropriés en les traduisant, mais qui ne s’harmonisent pas à la tonalité d’ensemble du texte ? {535} Ensuite, du moment que Cicéron a parsemé ses livres de vers d’Ennius, de Naevius, de Pacuvius et de Lucilius, de toute cette vieillerie rugueuse (horror) et qui respire l’inélégance, auras-tu des scrupules à mettre semblablement dans les tiens les vers [p80,535] – à vrai dire si peu semblables ! – de Virgile, d’Horace, d’Ovide, de Lucain ou de Perse, dont les œuvres ont gagné en élégance et en savoir ce qu’elles ont perdu en rudesse? {536} Craindras-tu vraiment dans ce cas d’avoir l’air de ne pas ressembler à Marcus Tullius? {537} Nosoponus : Ce qu’il y a de certain c’est que nous ne ferons rien pour nous éloigner de celui que nous nous efforçons de prendre pour modèle de toutes les façons! {538} Bulephorus : Mais en quoi est-ce nécessaire de lui ressembler toujours et en toutes les façons, alors qu’il vaut souvent mieux lui être égal et qu’il est même plus facile parfois de le surpasser que de rester à sa hauteur ? Je veux dire qu’il est plus facile parfois d’écrire mieux que lui que comme lui ! {539} Nosoponus : Parler mieux que Cicéron ? Les Muses mêmes, à mon sentiment, ne le sauraient ! {540} Hypologus : Peut-être le pourraient-elles, à condition de bander toute leur énergie et d’écrire de nuit, sans manger, à la lueur d’une pauvre lanterne ? {541} Bulephorus : Ne te trouble pas Nosopon, Je t’en prie ! {542} Nous avons passé un contrat, Non ? Tu m’as bien accordé une fois pour toutes le droit de dire ce qui me semble bon ? {543} Un homme qui se serait livré et consacré à Cicéron autant que nous jusqu’à ce jour, ne courrait-il pas le risque de se laisser aveugler par son amour et de regarder avec autant d’admiration les défauts que les qualités de Cicéron ou bien même de reproduire jusqu’à ses défauts, en toute connnaissance de cause ? {544} Nosoponus : Par Hercule ! Des défauts chez Cicéron ? {545} Bulephorus : Des défauts ? Aucun s’il se trouve que le solécisme est un défaut chez les autres écrivains, mais pas chez Cicéron ! {546} En tout cas, nous l’avons déjà dit, les érudits relèvent bien des solécismes dans les écrits de Marcus Tullius ! {547} Aucun défaut ! Si les défaillances de la mémoire ne constituent pas un défaut ! Et cela aussi les érudits l’ont bien montré. {548} Aucun défaut encore, si ce n’est pas un défaut d’accabler jusqu’à celui que l’on défend sous les louanges immodérées de ses propres mérites : or c’est ce que Cicéron n’a pas cessé de faire au cours de la défense de Milon, si l’on en croit le témoignage d’Ascanius Pédanius. Selon lui, il n’est pas un passage où Cicéron ne se soit montré à la limite du désagréable par cette insistance, [p82,548] « se glorifiant non sans raison », comme le dit élégamment Sénèque, « mais sans fin ». {549} Et je ne sais pas laquelle de ces deux attitudes manque plus de tenue : se glorifier sans cesse ou invectiver les autres ? {550} Par quelque justification qu’on défende ces pratiques, on ne pourra pas nier que, sous cet aspect au moins, on pourra trouver un meilleur exemple chez d’autres orateurs ! {551} Nosoponus : Laissons de côté la question de la morale individuelle : notre discussion s’est élevée à propos de ses forces et de ses vertus oratoires. {552} Bulephorus : J’aurais bien volontiers laissé tout cela de côté, si les théoriciens de l’art oratoire ne s’efforçaient eux-mêmes de prouver qu’on ne peut être un bon orateur si l’on n’est pas en même temps homme de bien. {553} Mais allons ! Est-ce que ce n’est pas une faute, à ton avis, dans l’agencement des mots quand un terme commence par les mêmes syllabes qui terminent le mot précédent, comme s’il jouait à lui faire écho ? {554} Par exemple, si l’on disait "ne mihi dona donato" (approximativement « ne me donne dons à moi») ; "ne uoces referas feras" ( approx-t. « ne me nomme noms barbares (sens de citer) » ; "ne per imperitos scribas scribas Basso" ? (Approx-t . «Quand tu écris à Bassus ne fais pas écrire par des scribes de basse main !). {555} Nosoponus : Je le reconnais, cet agencement des mots manque d’art et de pertinence. {556} Bulephorus : Mais pourtant on mentione un vers de notre très cher Cicéron qui a ce caractère : "O fortunatam natam me consule Romam". (« O Rome fortunée, sous mon consulat née ! ») ; {557} Nosoponus : Je t’ai déjà dit que j’excluais sa poésie! {558} Buléphore : Oh moi je veux bien! Mais alors supprime au moins ton fameux : « Cicéron tout entier » {559} Mais tu n’es pas encore quitte ! {560} Bulephorus : (suite) Voici justement chez Quintilien une formule tout exprès pour toi, pas vraiment plus heureuse du point de vue de l’arrangement des mots ! Elle est tirée de la prose de Cicéron : « Res mihi invisae visae sunt, Brute », ou au cas où tu préfèrerais la prononciation de Cicéron : "invissae vissae sunt". [p84,561] Je ne voudrais pas en plus dénigrer les deux molosses qui gardent la clausule ! {562} Nosoponus : Cela lui a échappé ! C’est une lettre à l’un ses proches. {563} Bulephorus : Je n’ai rien là-contre ! Je te demande seulement si tu estimes vraiment qu’il faut imiter cela ? {564} Tu avoueras sans doute qu’on peut dire mieux ? {565} Nosoponus : Je ne sais pas. {566} Bulephorus : A quoi bon rappeler ici le choc si fréquent des voyelles, qui produit de discordants hiatus ? {567} Et cela par hasard, les savants ne l’ont pas non plus souligné chez Cicéron ? {568} Tu me diras : il ne faisait pas attention ! Je n’objecte rien à cela ! Avouons seulement qu’il y a des défauts qu’on ne trouve pas chez les autres, ou qu’ils y sont moins marqués. {569} Laisse-moi encore te demander : est-ce que tu connais un auteur si vigilant et si talentueux qu’il ne s’est jamais laissé aller à somnoler en aucun passage ? {570} Nosoponus : Comment cela ne leur arriverait-il pas ? Ce sont des hommes ! {571} Bulephorus : Tu comptes donc Cicéron au nombre des hommes ? {572} Nosoponus : parfois ! {573} Bulephorus : Trouveras-tu donc plus sage d’imiter Tullius somnolant, que Salluste, ou Brutus, ou César l’esprit parfaitement en éveil ? {574} Hypologus : Qui ne préfèrerait imiter celui qui a l’esprit en éveil ? {575} Bulephorus : N’est-ce pas ainsi que Virgile a imité Homère, corrigeant beaucoup, délaissant aussi plus d’un passage ? {576} N’est ce pas ainsi qu’il a fait avec Hésiode ? si bien qu’il n’est pas un endroit où il ne le surpasse ? {577} N’est ce pas ainsi qu’Horace s’est fait l’émule des lyriques grecs, prenant à chacun ce qu’il avait de plus élégant, jusqu’à les laisser tous derrière lui ? [p86,578] Moi, dit-il, « comme l'abeille du Matinus, Contente de cueillir le suc du thym avec beaucoup de fatigue, je compose humblement mes vers laborieux dans les bois et sur les bords du frais Tibur. » {579} N’est-ce pas ainsi qu’il a imité Lucilius le satiriste, négligeant sciemment certains aspects pour prendre aux autres ce qui méritait mieux d’être imité ? {580} Bulephorus : A quoi bon en énumérer d’autres ? {581} Est-ce que Marcus Tullius lui-même a tiré toute sa merveilleuse éloquence d’un seul modèle ? {582} N’a-t-il pas plutôt retourné en tous sens, philosophes, historiens, orateurs, comiques, tragiques lyriques, grecs aussi bien que latins, pour finalement assembler, construire, parachever sa phrase divine, à partir de ces écrivains de toute sorte ? {583} Si nous sommes tentés d’imiter Cicéron en tous points, alors, imitons aussi cet aspect là de son œuvre ! {584} Hypologus : Ce n’est pas absurde ce qu’il dit là, je trouve, Nosopon ! {585} Bulephorus : Allons ! N’est-ce pas Cicéron lui-même qui nous a enseigné que l’essence de l’art est de dissimuler l’art ? {586} Il est bien froid, et il n’inspire pas confiance et on le craint comme un piège, le discours qui étale les dessous de son art. {587} Qui ne craindrait et ne se tiendrait à l’écart d’un homme qui sous le fard se prépare à imposer sa violence à nos esprits ? {588} C’est pourquoi si nous voulons imiter Cicéron avec talent, il faut avant tout dissimuler cette imitation même que nous en faisons ! {589} Mais celui qui ne s’écarte jamais des contours que Cicéron a délimités, qui organise ses mots, ses figures, ses rythmes en se calquant sur lui, imitant même parfois des détails qui ne devraient pas l’être, comme certains disciples de Platon [p88,589] qui, marchaient les épaules en arrière, pour copier l’allure du maître ; ou comme certains élèves d’Aristote, qui tentaient de restituer en parlant ce léger bégaiement qu’Aristote avait, nous disent les livres : à qui un tel orateur, qui fait si bien montre de son zèle à imiter, donnera-t-il l’impression de parler du fond du cœur ? Quelle sorte de louange espère-t-il recueillir enfin ? {590} Sans doute celles qu’obtiennent les assembleurs de centons : {591} ils charment peut-être, mais pas longtemps et seulement des gens qui ont du temps à perdre ! Par ailleurs, ils n’instruisent pas, ils n’émeuvent pas, ils ne persuadent pas ! La plus grande louange qu’ils peuvent récolter se résume à ceci : « il connaît bien son Virgile ! Il s’et donné beaucoup de mal à assembler sa marquetterie » ! {592} Nosoponus : Plus mon imitation brillera, plus je passerai pour cicéronien ! {593} Et c’est le comble de mes vœux ! {594} Bulephorus : Ce que tu dis est vrai, si nous nous préparons à l’éloquence pour en faire étalage, et non pour la pratiquer réellement. {595} Il y a, à vrai dire, une très grande différence entre l’acteur et l’orateur. {596} Pour l’acteur il lui suffit de plaire, l’orateur lui cherche aussi à être utile, si c’est un homme de bien. S’il ne l’est pas il ne pourra même pas conserver le nom d’orateur. {597} Nous avons suffisamment démontré, je crois, qu’il y a chez Cicéron des défauts à éviter, que certains points chez lui laissent à désirer, qu’il se rencontre aussi dans ses écrits des éléments sur lesquels il est distancé par d’autres, qui sur ces mêmes points ont le talent plus heureux. {598} Mais accordons lui sans mesquinerie qu’il n’y a aucune sorte de qualité oratoire, ni aucun genre d’ornement dans lequel il ne soit au moins égal sinon supérieur à tous les autres. La différence est que chez les autres orateurs certains ornements ressortent davantage du fait de leur rareté ; chez Cicéron ils reluisent moins, si l’on peut dire, du fait du nombre et de la densité des ornements ! C’est exactement comme si tu voulais observer quelques étoiles précises : [p90,598] ce serait beaucoup plus facile si elles étaient peu nombreuses à luire, que si cette portion du ciel était entièrement constellé d’étoiles plus brillantes les unes que les autres ! {599} De la même manière si tu contemplais un vêtement entièrement cousu de pierreries, leur détail retiendrait moins ton attention. {600} Nosoponus : Celui qui s’est totalement imprégné des œuvres de Cicéron, ne peut que reproduire (du) Cicéron ! {601} Bulephorus : Nous voilà revenus au même point ! {602} Je reconnaîtrai pour éloquent celui qui saura imiter Cicéron avec talent, mais qui l’imitera dans sa totalité, exceptés ses défauts. Et même pour ne pas être plus injuste qu’il ne faut, (pour faire bonne mesure) avec ses défauts mêmes, mais tout entier ! {603} Nous supporterons ce qu’il a d’un peu vain, nous supporterons cette main gauche qui ne cesse de caresser son menton et ce cou long et trop mince, nous supporterons cette tension qui force continuellement sa voix, nous supporterons ce tremblement inconvenant et peu viril qui accompagne chaque début de plaidoirie, nous supporterons ces débauches de plaisanteries et tous les autres détails par lesquels Cicéron a déplu, tant aux autres qu’à lui-même, pourvu que tous ces travers restituent aussi les qualités par lesquelles il les a couverts et même compensés. {604} Nosoponus : Puisse ce bonheur m’échoir avant l’heure ultime ! {605} Bulephorus : C’est à cela que nous travaillons, Nosopon ! {606} Mais vois quelle multitude de choses on embrasse par ces quelques mots : « Tout Cicéron ». {607} Cependant, ô Muses, quelle pauvre petite proportion de Cicéron ils nous restituent ces singes de Cicéron, qui au prix de quelques particules, formules, tropes et clausules ramassées ici et là ne réussissent qu’à faire miroiter sous nos yeux l’éclat de sa peau ! Et encore ce n’est qu’une pellicule brillante qu’ils portent plaquée sur eux. {608} Cela me fait penser à ces orateurs qui, dans le temps, cherchaient à imiter le style attique : ils ne parvenaient qu’à être secs, sans vigueur, et froids, avec leur bras toujours sous leur manteau, comme le fait remarquer Cicéron, et ils n’atteignaient en aucun cas à la finesse, à la clarté, à la grâce des orateurs attiques. [p92,609] Quintilien a bien raison de se moquer de certains orateurs qui prétendaient se faire passer pour des frères naturels ( frères germains) de Cicéron parce qu’ils terminaient ici et là une clausule en « esse videatur », sous prétexte que cette formule lui avait échappé une fois ou deux ! Les voilà promus cicéroniens s’ils avaient developpé une période de quelque ampleur, ce que Cicéron a fait quelquefois il est vrai, particulièrement dans ses exordes ! {610} Et aujourd’hui leurs pareils ne manquent pas non plus. Ils ont une telle conscience d’eux-mêmes qu’ils se croient, comme ils le disent, des « seconds Cicérons », pour peu que le premier mot de leur discours soit « Quanquam » (quoique) ou « Etsi » (même si) ou « Animaduerti » ( j’ai remarqué) ou « Cum » (lorsque ; alors que) ou « Si », sous prétexte que Marcus Tullius a ouvert le De Officiis par ces mots : « Quamquam te, Marce fili », suivis d’une période qu’il a bien du mal à clore avant la neuvième ligne ! Le discours Pour la loi Manilia commence lui aussi par « Quanquam mihi semper ». {611} Le Pro Milone, ce discours si estimé, se range sous les auspices de ces mots : « Etsi uereor, iudices », (Quoique je craigne, messieurs les juges) ; la douzième Philippique à son tour y a recours : « Etsi minime decere uidetur » ( Quoiqu’il paraisse peu convenable… ), de même le Pro Rabirius commence par ces mots : « Etsi, Quirites » ; quelques lettres ont le même début. {612} Et je me demande même s’ils n’attribuent pas à Cicéron le traité de la Rhétorique à Herennius parce que l’exorde commence par « Etsi »! {613} Autre chose maintenant : Cicéron commence le livre cinq du De Finibus par ces mots : « Cum audiuissem Antiochum, Brute » (Comme j’avais écouté les leçons d’Antiochus, …). Les Tusculanes commencent ainsi : « Cum defensionum laboribus …» (Comme je me trouvais libéré de mes tâches d’avocat…), et le quatrième livre de ce même ouvrage « Cum multis in locis nostrorum hominum ingenia ». (D’une part j’ai coutume d’admirer les talents et vertus de nos pères en de nombreux domaines… ) ; Le Pro L. Flacco commence ainsi « Cum in maximis periculis » (Lorsqu’au milieu des plus grands périls) ; De même le Pro domo sua, prononcé devant le collège des pontifes, [p94,613] « Cum multa diuinitus » (D’une part beaucoup de choses ont été inspirées à nos ancêtres par les dieux) ; une fois encore dans le Pro Plancio « Cum propter egregiam » (Comme je voyais, qu’ à cause de la remarquable loyauté …) ; Il faut ajouter à cela le premier livre du De la nature des dieux « Cum multae res in philosophia » (D’une part il subsiste dans la philosophie beaucoup de problèmes non encore résolus…), Le songe de Scipion enfin : « Cum multae res in Africa ». {614} Sa plaidoirie pour Rabirius commence ainsi : « J’ai remarqué Messieurs les juges … » De même l’essai sur le paradoxe des stoïciens, dédié à Brutus s’ouvre sur « J’ai remarqué Brutus ». {615} Le discours Pour L. Cornelius Balbus, commence par Si : « Si auctoritas patronorum » de même le Pro P. Sestio : « Si quis antea, iudices » ; le Pro Caecina : « Si quantum in agro », le Pro Archia poeta : « Si quid est in me ingenii ». Son interrogatoire In Vatinium testem commence de même par « Si tua tantummodo, Vatini » ; son discours aux Chevaliers Avant de partir en exil débute en ces termes: « Si quando inimicorum » ; son discours aux sénateurs, Après son retour s’ouvre sur : « Si, patres conscripti, vestris » ; dans le Pro M- Caelio il attaque par : « Siquis iudices » ; son discours De prouinciis consularibus commence lui aussi par : « Siquis uestrum, patres conscripti ». {616} Or que pourrait-il y avoir de plus ridicule, et de plus différent du véritable Cicéron que de ne rien avoir à présenter de plus Cicéronien que de telles particules dans l’exorde de son discours? {617} D’ailleurs si l’on interrogeait Cicéron à leur propos, si on lui demandait pourquoi il a commencé son exorde par telle ou telle de ces conjonctions il répondrait, je crois bien, comme Homère, dans les Îles Fortunées, répondit à Lucien qui lui demandait pourquoi il avait voulu que le premier mot de l’Iliade soit « Mênin » (la colère) – cette question tourmentait en effet les grammairiens depuis des générations – : « il se trouve que c’est ce mot-là qui m’est alors venu à l’esprit ». {618} D’une effronterie tout à fait comparable sont ceux qui se considèrent comme « plus que cicéroniens » sous prétexte qu’ils insèrent de temps en temps «etiam atque etiam (encore et encore) » au lieu de « vehementer » « beaucoup » et « maiorem in modum » (dans une assez grande mesure) pour dire « valde » (très) ; « identidem » (à plusieurs reprises) au lieu de « subinde » (sans cesse) « cum … tum » (d’une part … d’autre part et plus particulièrement) chaque fois que les éléments mis en balance ne sont pas d’une égale importance, et « tum… tum » (tantôt… tantôt) chaque fois que leur poid est égal. Ils disent « Tuorum in me meritorum » ( de tes mérites à mon égard) ; « Quid quaeris » (qu’est ce que tu veux de plus?) au lieu de « in summa » (en somme) ou « breuiter » (bref) ; « Non solum peto, uerum etiam oro contendoque » ( je ne vous le demande pas seulement, mais je vous en prie et vous en conjure) ; « Antehac dilexisse tantum, nunc etiam amare mihi uideor » (Jusqu’à ce moment il me semble que j’avais seulement de l’affection pour toi, mais maintenant je crois que je t’aime vraiment bien) ; « Valetudinem tuam cura et me, ut facis, ama » (Prends soin de ta santé et continue à m’aimer bien, comme tu le fais) ; « Non ille quidem uir malus, sed parum diligens » (Ce n’est pas que ce soit un mauvais homme, mais il manque par trop de sérieux) ; Il semble que cette formule a tellement plu à Cicéron qu’on la trouve plusieurs fois répétée dans la même page ! [p96,619] C’est pareil pour le pronom « illud » quand il s’en sert pour indiquer non ce qui précède, mais ce qui suit immédiatement. {620} Dans ses lettres il dit une fois ou deux « cogitabam in Tusculanum » je songeais à (me rendre à) Tusculum. Pour cette simple raison, il se prend pour un cicéronien celui qui ne cesse de dire « Romam cogitabam » au lieu de ce qui devait être au départ : «in animo habebam proficisci Romam» (j’avais dans l’intention de me rendre à Rome) ou encore «Statueram proficisci Romam » (j’avais décidé de partir pour Rome) {621} Marcus Tullius n’inscrit pas le numéro de l’année dans l’en-tête de ses lettres ; il se contente d’indiquer le jour du mois : et bien sûr, à leurs yeux, on ne sera pas un cicéronien si l’on indique l’année à partir de la naissance du Christ, ce qui est pourtant souvent nécessaire et toujours utile ! De même ils ne tolèrent pas que l’auteur d’une lettre fasse figurer, par respect, le nom de son destinataire avant le sien propre, comme on dirait : « Carolo Caesari Codrus Urceus salutem » (A l’empereur Charles, Codrus Urceus adresse ses salutations). {622} Ils trouvent tout aussi scandaleux d’ajouter le titre ou une distinction à un nom propre, comme : « Incluto Pannoniae Bohemiaeque regi Ferdinando Velius salutem dicit » (A l’illustre Ferdinand, roi de Pannonie et de Bohême, Velius adresse son salut). {623} Ils ne peuvent pardonner à Pline le Jeune de qualifier de « suum » l’ami à qui il écrit (son cher ami), puisqu’on ne retrouve, selon eux, aucun exemple de ce fait chez Cicéron. {624} On bannit de même comme trop peu cicéronien celui qui résume en tête de sa missive les points importants de la lettre à laquelle il s’apprête à répondre, parce que selon eux, on ne trouve nulle part chez Marcus Tullius, cette façon de faire, que quelques érudits ont commencé à adopter en suivant l’usage des administrations princières (chancelleries). {625} Je connais quelques écrivains taxés de solécismes parce qu’ils ont utilisé dans leur formule de salutation S.P.D. ( Salutem Plurimam Dicit, c’est-à-dire : un tel adresse ses meilleures salutations) au lieu de SD (salutem dicit : adresses ses salutations). Les cicéroniens affirment qu’on ne trouve pas cette formule chez Cicéron. {626} Mais d’autres encore pensent qu’il est typiquement cicéronien d’inscrire la formule de salutation non au recto mais au dos la lettre, parce que de cette façon, on indique au porteur à qui il faut la porter, mais on lui rappelle aussi ainsi de ne pas oublier ses devoirs de politesse ! {627} Comme il faut peu de chose pour perdre la palme du Cicéronien ! {628} Mais on passera encore bien moins pour cicéronien si l’on ose saluer en ces termes : « Hilarius Bertulphus souhaite à Leuinus Panagathus le Salut pour sa personne tout entière! » ou encore : « Salut pour l’éternité …! » {629} Et celui qui commencera sa lettre par ces mots : « Grâce, Paix [p98,629] et miséricorde te viennent de Dieu le père et de notre Seigneur Jésus Christ ! » sera encore plus loin du titre ! De même si au lieu de « Veillle à bien te porter » on termine sa lettre par : « Que le Seigneur Jésus te protège ! » ; ou encore « Que le Seigneur, auteur du salut absolu, te garde sain et sauf ! » {630} Quels ricanements, quels éclats de rire s’élèveront du côté des Cicéroniens ! {631} Pourtant : quel sacrilège aurons nous commis ? {632} Ne sont-ce pas là des mots bien latins ? Ne sont-ils pas élégants ? Ne sonnent-ils pas bien ? et même ne brillent-ils pas avec éclat ? {633} Si on s’intéresse maintement au sens : nos salutations n’en ont-elles pas beaucoup plus que « Salut ! » ou « Porte toi bien ! » ? {634} Quoi de plus banal que de dire « salut ! » {635} Le maître fait cette politesse à son esclave ; l’ennemi à son ennemi ! Qui d’ailleurs pourrait croire que ces expressions sont du bon latin : {636} « un tel dit le salut à un tel » ou « un tel invite un tel à se garder sauf », si l’usage ne nous recommandait ces vieilles formules ? {637} Voilà pour le début de nos lettres. {638} Passons maintenant aux formules d’adieu : nous disons « Vale ! porte-toi bien ! » même à ceux à qui nous souhaitons du mal ! {639} Comme les formules chrétiennnes sont plus riches de sens, pourvu qu’on soit vraiment chrétien du fond du cœur ! {640} « Grâce » désigne le pardon gratuit (sans contrepartie) de nos mauvaises actions ; « Paix » désigne le repos de la conscience et la joie de savoir que Dieu nous traite avec bienveillance plutôt qu’avec colère ; « Miséricorde » désigne les dons variés du corps et de l’esprit dont le Saint Esprit, dans sa bonté comble mystérieusement les siens ; et afin d’augmenter nos raisons d’espérer que ces dons nous soient accordés pour toujours on ajoute : « de la part de Dieu le père et de notre Seigneur Jésus Christ » {641} Lorsque on entend « Père » on se débarrasse de toute crainte servile, parce qu’on se sent appelé à partager l’amour du père pour son fils ; lorqu’on entend « Seigneur » on se sent raffermi contre les forces de Satan, {642} car Il n’ira pas abandonner ce qu’Il a racheté si chèrement ; et, à Lui seul, Il est plus fort que toutes les cohortes de Satan réunies. {643} Qu’y a-t-il de plus doux que ces paroles pour celui qui ressent déjà ces dons en lui ? Qu’y a t-il de plus utile que cet encouragement pour celui qui n’est pas encore entré dans cet amour ? [p100,644] On peut donc dire que du point de vue des mots, nous ne sommes pas vaincus : nous sommes plutôt vainqueurs ; et pour ce qui est de la pensée nous l’emportons de loin. {645} Ne reste plus maintenant que l’angle de la convenance et de la bienséance, qu’il faut partout observer plus que tout. {646} Mais comment nos formules ne conviendraient elles pas bien mieux au Chrétien que ces « Salut ! » et autres « Porte toi bien » ! {647} Il suffirait que disparaisse cette illusion puérile : « Oui mais Cicéron n’a pas parlé comme cela ! » {648} Qu’y a-t-il là d’étonnant puisqu’il ne connaissait pas l’objet dont on parle. {649} Combien de milliers de choses y-a-t-il dont nous avons à parler tous les jours, et dont Cicéron n’a pas eu l’ombre d’une idée, même en songe ? {650} Mais s’il vivait à notre époque, il parlerait comme nous. {651} Ne les trouves-tu pas pas bien froids, ces imitateurs qui veulent rendre l’éloquence cicéronienne par l’observation tatillonne de tels détails et qui, sans mettre en valeur les vertus divines de l’homme ne l’imitent que par les rythmes, les figures, les formules, les expressions, qui lui plaisaient ou qui lui revenaient tout simplement assez souvent sous la plume ? {652} Ces critiques-là ne s’appliquent pas à toi, Nosopon, je le sais bien ! Mais puisque la conversation est tombée sur les imitateurs de Cicéron, il ne m’a pas paru hors de propos d’y faire allusion quand même ! [p102,653] D’ailleurs nous devrions haïr cette sorte d’homme, tant pour nous que pour Cicéron lui-même. Nous qui nous efforçons de faire ressortir le véritable Cicéron, nous devrions les haïr parce qu’ils attirent sur nous la dérision et la médisance, dans la mesure où c’est à l’aulne de leur sottise que nous sommes jugés. Quant à Cicéron sa réputation est salie par ces imitateurs dont nous avons parlé, de la même manière que celle du bon précepteur est mise à mal par ses mauvais élèves, celle de l’homme honnête par ses enfants malhonnêtes, celle de la belle femme par un peintre malhabile. {654} Quintilien, déjà, avait bien vu cela. Il déplorait en effet que la réputation de Sénèque fût entachée par le zèle immodéré d’un certain nombre de ses imitateurs qui ne reproduisaient que ses tics, si bien que ceux qui n’avaient pas lu Sénèque se faisaient une opinion de son éloquence par le biais de leurs écrits. {655} Personne ne se vante plus ni ne se réclame davantage du renom de ses anciens professeurs et du nom de ses ancêtres [p104,655] que les élèves indociles et les enfants indignes, qui cherchent ainsi à se donner une réputation de vertu en la prenant aux autres, parce qu’ils ne réussissent pas à la bâtir sur leur propres qualités. Il en va de même du nom de Cicéron : personne ne brûle davantage de s’en couvir que ceux qui lui ressemblent le moins ! {656} J’ai connu des médecins, notablement ignares dans l’art qu’ils professaient, qui, pour augmenter leurs honoraires, se targuaient d’être les disciples de tel médecin célèbre, qu’ils avaient à peine vu. Et si on leur demandait pourquoi ils administraient, en dépit de toutes les règles de l’art, tel ou tel remède à leurs malades, ils avaient l’habitude de répondre en haussant le ton : « Serais-tu plus savant qu’un tel ? eh bien c’est lui que je prends pour maître ! » {658} Mais à vrai dire, celui qu’ils invoquaient ainsi ils ne l’imitaient pratiquement pas si ce n’est pour ce qu’il aurait mieux valu éviter qu’imiter : par exemple, la brusquerie de ses réponses aux patients qui le consultaient, ou son caractère revêche, ou encore une certaine dureté dans la manière de se faire payer ses honoraires. {659} Dans quelle disposition d’esprit crois-tu que cet illustre médecin devait se trouver à l’égard de tels disciples ? {660} Hypologus : Sans doute leur en voulait-il énormément! A moins qu’il ne tînt absolument aucun compte de sa réputation ! {661} Bulephorus : Et dans quelle disposition d’esprit crois-tu que se trouvaient les véritables et authentiques élèves de ce même médecin à l’égard de ces soi-disant disciples? {662} Hypologus : Ils leur voulaient sans doute autant de mal ! parce que les gens les considéraient, eux les disciples véritables, comme aussi mauvais que ces vantards et ces imposteurs, dont ils avaient fait l’expérience. {663} Mais si tu permets que j’interrompe ton discours, je te réponds que tu vas comprendre le tableau ! {664} Bulephorus : Vas-y ! {665} Hypologus : Un homme un jour avait vu Erasme écrire avec une plume qu’il avait rallongée d’un petit morceau de bois, parce qu’elle était trop courte. Il se mit aussitôt à ficeler un petit bout de baguette à l’extrémité de ses plumes : il avait ainsi l’impression d’écrire comme Erasme ! {666} Mais continue, je t’en prie ! [p106,667] Bulephorus : Ton petit conte ne manque pas de charme ni de pertinence ! {668} Mais, si tu permets, je vais continuer sur ma lancée. Ne nous arrive-t-il pas d’entendre les pères de famille gronder leurs fils pour leurs mauvaises moeurs et leur adresser ces reproches : « Vous me déshonorez et me rendez odieux à tous mes concitoyens ; vous ternissez la gloire de vos ancêtres. J’ai honte d’avoir de tels enfants. Si vous continuez ainsi, je vais vous déshériter ! » {669} Ne nous arrive-t-il pas d’entendre quelquefois un homme s’emporter d’une manière comparable contre son frère et lui reprocher les dommages que sa propre réputation subit du fait de ses mauvaises mœurs ? {670} Il est probable que Cicéron se trouve dans cet état d’esprit à l’égard de ces singes ridicules ; c’est dans cette même disposition qu’il faut que nous soyons à leur égard, nous qui faisons tout pour être considérés comme ses fils légitimes. {671} Nosoponus : Dans une affaire aussi prestigieuse ce n’est pas rien (que) d’attraper ne serait-ce que l’ombre de cette gloire. {672} Bulephorus : Admettons que cela signifie quelque chose pour ceux qui se trouvent contents qu’on les appelle des ombres de Cicéron ! Pour ma part je ne voudrais même pas qu’on me dise l’ombre d’Apollon ! {673} Je préfèrerais encore être un Crassus vivant que d’être l’ombre de Cicéron. {674} Mais pour en revenir à notre propos, imagine un orateur qui réussisse à restituer tout Cicéron dans ses mots, ses figures, ses rythmes – Je me demande même combien seraient seulement capables de cela ! – : en tout cas, quelle minuscule partie de Cicéron aura-t-il réussi à s’approprier ? {675} Admettons qu’il parvienne dans son imitation de Cicéron à obtenir ce que Zeuxis a réussi à peindre dans ses corps de femmes. {676} Il a su à rendre leurs traits, leur teint, leur âge, et, faisant preuve par là d’une exceptionnelle maîtrise de son art, il a réussi à suggérer quelque émotion, les montrant tour à tour souffrant, ou en colère, ou saisies de crainte, bien éveillées ou somnolant. {677} Celui qui fait preuves de telles capacités, n’a-t-il pas réalisé toutes les possibilités de l’art ? [p108,678] Il a fait passer, dans toute la mesure du possible, la figure vivante d’un être humain dans une image muette. {679} et on ne peut rien exiger de plus d’un peintre. {680} On reconnaît (la forme de) celle qui est peinte, on voit son âge et son humeur, peut-être même son état de santé. Ajoutons-y ce tour de force que certains peintres ont réalisé, si l’on en croit les livres : un physionomiste peut reconnaître dans le tableau le caractère du modèle, ses mœurs et combien il lui reste à vivre. {681} Mais comme l’homme véritable est cruellement absent de tout cela ! {682} Tout ce qui peut se conjecturer en s’en tenant à la surface de la peau a été exprimé, {683} certes ! mais comme l’homme est constitué d’une âme et d’un corps, quelle infime portion d’une seule partie de lui-même est là-dedans ? et encore est-ce la moins bonne des deux ! {684} Où est le cerveau, où est la chair ? où sont les veines ? où sont les muscles et les os ? Où sont les organes ? Où le sang, le souffle et le phlegme ? Où donc sont la vie, le mouvement et les sens ? Où sont la voix et la parole ? Où sont enfin l’esprit, l’intelligence, la mémoire et la réflexion qui sont le propre de l’homme ? {685} De même que pour un peintre les caractéristiques principales de l’homme sont impossibles à imiter, de même aucune recherche ne peut mener aux qualités les plus hautes de l’orateur : il nous faut les tirer de nous-mêmes. {686} S’il réalise déjà la seule chose que son art promet, on n’exige rien d’autre du peintre ; pour nous au contraire qui voulons imiter Cicéron tout entier, les exigences sont bien plus grandes. {687} Que la statue par laquelle nous voulons représenter Marcus Tullius vienne à manquer de vie, de geste, de sentiment, de nerfs et d’os : y aura-t-il quelque chose de plus froid que notre imitation ? {688} Mais elle sera bien plus ridicule encore si nous reproduisons les boutons, les verrues, les cicatrices ou tout autre difformité du corps dans le seul but de faire voir à notre lecteur que nous avons lu Cicéron ! [p110,689] Hypologus : Il n’y a pas très longtemps un peintre de ce genre nous donna bien à rire ! {690} Il avait entrepris, d’après nature, un portrait de notre ami Murius et comme il ne parvenait pas à rendre la véritable figure de notre homme, il cherchait ce qu’il pouvait avoir de remarquable dans son corps ou dans sa manière de se vêtir. {691} Il avait commencé son tableau en été, et il était en grande partie achevé. Il avait peint l’anneau que portait Murius, sa bourse et sa ceinture ; il représenta alors avec soin le bonnet qu’il avait sur la tête. Puis remarqua une cicatrice qu’il avait sur l’index de la main gauche : il la reproduisit avec précision ; c’est alors qu’il observa à la main droite une protubérance remarquable, là où la main s’attache au bras comme une péninsule : il se garda bien de l’omettre ! Dans le sourcil droit quelques poils se rebiffaient : il rendit cela aussi ; il représenta de même, au coin gauche de la bouche, une cicatrice qui témoignait d’une ancienne blessure. {692} Un jour qu’il était retourné chez Murius — il revenait fréquement à son modèle — il constata que sa barbe avait été coupée : il lui refit un nouveau menton ! quand la barbe eut un peu repoussé, comme cela lui plaisait mieux, il lui changea encore une fois le menton ! {693} Entre temps Murius avait été pris d’une petite fièvre, qui lui avait laissé en se retirant, un bouton bourgeonnant sur la lèvre, comme cela arrive souvent en pareil cas : le peintre reproduisit le « bouton de fièvre ». {694} enfin vint l’hiver. On prit un autre bonnet : notre peintre modifia son portrait ; on prit une veste d’hiver, garnie de fourrure : il peignit la nouvelle veste. Le froid avait altéré son tient et resserré sa peau, comme cela se produit en hiver : le peintre refit la peau. Enfin survint un rhume, qui se porta sur l’oeil gauche. Comme Murius se mouchait souvent, ce rhume lui faisait le nez un peu plus gros et beaucoup plus rouge qu’à l’accoutumée : le peintre lui peignit donc un nouvel œil et un nouveau nez. {695} S’il le voyait un jour non peigné, il cherchait à rendre le désordre de ses cheveux, s’il le voyait à nouveau peigné, il lui réarrangeait sa chevelure ! Murius somnolait-il, pendant qu’il peignait ? il le représentait endormi. Avait-il pris, sur le conseil de son médecin, quelque potion, qui le vieillissait un tant soit peu : il lui refaisait la figure. [p112,696] S’il avait pu rendre la nature véritable et profonde de cet homme, il n’aurait pas eu besoin de recourir à tous ces expédients. {697} C’est pourquoi si nous imitions Cicéron de cette manière-là, Horace n’aurait-il pas raison de s’écrier contre nous : « O imitateurs ! Bande d’esclaves ! Combien de fois vous m’avez fait rire avec votre remue-ménage et combien de fois railler! » {698} Mais imagine maintenant que nous ayons su reproduire de la plus heureuse manière dans Cicéron tout ce qu’un peintre achevé sait reproduire d’un homme : où serait pourtant ce cœur que Cicécon met à ce qu’il fait ? où serait cette richesse de contenu, cette efficacité d’invention ? cette disposition méthodique? Où serait cette ingéniosité à faire ressortir les points importants? Où verrait-on cette manière si avisée de manier les arguments ? Où cette chaleur quand il s’agit d’émouvoir les passions? Où cette facilité à plaire ? Où cette mémoire toujours si efficace et si vive ? Où retrouverait-on cette connaissance des choses élevées ? Où cet esprit enfin qui respire même dans ses écrits ? Où cette inspiration qui leur apporte cette énergie si particulière et si secrète ? [p114,699] Si toutes ces choses lui manquent comme elle sera froide l’image de celui que nous aurons voulu imiter ! {700} Nosoponus : Tu parles bien Buléphore, mais à quoi vise tout cela si ce n’est à détourner les jeunes gens de l’imitation de Cicéron ? {701} Bulephorus : Ne t’énerve pas Nosopon ! C’est tout le contraire ! {702} Ce que je dis vise bien plutôt à mépriser et rejeter les gesticulations insensées de certains singes, pour pouvoir imiter Cicéron, avec succès et tout entier, dans la mesure où c’est possible. {703} Nosoponus : Sur ce point là assurément nous faisons la même chose ! {704} Bulephorus : Mais si on ne s’y prenait pas avec habileté, à force de chercher à l’imiter sincèrement mais sans succès, nous finirions par ne plus ressembler du tout à Cicéron. Voilà ce qui arriverait ! {705} Sache-le bien : il n’y a rien de plus dangereux que d’aspirer à devenir tout le portrait de Cicéron. {706} Cela n’a pas réussi aux Géants d’avoir des vues sur le trône de Jupiter. {707} Le seul fait d’avoir provoqué les dieux a apporté la mort à plus d’un ! « C’est une œuvre pleine de péril et d’incertitudes », que d’imiter cette langue divine et supérieure à la nature humaine. {709} Peut-être qu’un nouveau Cicéron peut encore naître ; le devenir personne ne le peut ! {710} Nosoponus : Qu’est-ce que tu as encore en tête ? {711} Bulephorus : Voilà ce que je veux dire : si ses qualités sont très élevées, en revanche elles sont très proches d’être des défauts ! {712} En outre, quand on imite, il est impossible de ne pas s’écarter insensiblement du modèle que l’on cherche simplement à imiter, si l’on ne s’étudie pas aussi à le dépasser. {713} C’est pourquoi plus on aspirera à lui ressembler comme à un portrait, plus grand sera le risque de s’éloigner de lui ! {714} Nosoponus : Je ne comprends pas vraiment bien ce que tu veux dire. {715} Bulephorus : Je vais faire en sorte que tu comprennes. {716} Les médecins ne proclament-ils pas qu’une excellente santé physique est la chose la plus périlleuse parce qu’elle très proche de la mauvaise santé ? {717} Nosopon Je l’ai entendu dire. {718} Et après ? [p116,719] Bulephorus : La monarchie absolue n’est-elle pas très proche de la tyrannie ? {720} Nosoponus : C’est ce qu’on dit. {721} Bulephorus : Et pourtant il n’y a rien de mieux que la monarchie absolue, à condition qu’elle se tienne éloignée de la tyrannie. {722} Et la plus grande libéralité n’est-elle pas très proche de ce vice qu’est la prodigalité ? {723} Et la plus grande sévérité n’est-elle pas voisine de la dureté ? {724} Nosoponus : tout à fait ! {725} Bulephorus : Et les débordements de gaîté et d’amabilité sont-il si éloignés de la bouffonerie et de l’inconséquence ? {726} Nosoponus : Cesse d’énumérer tous les exemples que tu as encore en tête. Imagine-toi que j’ai donné mon accord pour chacun d’eux en particulier. {727} Bulephorus : Mais avant tu écouteras encore ces vers d’Horace « Je fais effort pour être concis : je deviens obscur ; à chercher l'élégance, je perds la force et le souffle ; qui veut atteindre le sublime, tombe dans l'enflure … ». {728} De même ceux qui se piquent d’atticisme, finissent par devenir secs à défaut d’être subtils et et spirituels. Ceux qui recherchent le style Rhodien, sont relâchés ; ceux qui affichent un style asiatique en deviennent boursoufflés. {729} On loue la brièveté chez Salluste : à l’imiter trop scrupuleusement, ne risque-t-on pas, d’aboutir à un style elliptique et haché ? {730} Nosoponus : Peut-être {731} Bulephorus : On vante chez Démosthène un emploi si mesuré et si juste des mots et des arguments qu’on ne pourrait rien en retrancher. {732} Nosoponus : C’est l’avis de Quintilien. {733} Bulephorus : Si l’on s’attache à imiter strictement cette qualité, afin de passer pour un « Démosthénien » on risque de dire moins qu’il ne conviendrait. {734} On loue chez Isocrate l’agencement des mots et les rythmes : celui qui emploierait toutes ses forces à obtenir ces effets, ne s’exposerait-il pas au danger de devenir lassant à force de disposer ses mots trop minutieusement et ne risquerait-il pas de susciter une certaine méfiance par l’étalage de sa technique ? [p118,735]} De Sénèque on loue l’abondance : l’imitateur imprudent et enthousiaste court le risque de se montrer en fin de compte redondant et de dépasser la mesure au lieu de produire le style abondant qu’il recherche. {736} Si on imitait de trop près la gravité de Brutus, on n’obtiendrait qu’un style austère et âpre. {737} On loue l’enjouement de Crispus ; son émule se met en péril : d’agréable ne finira-t-il pas par devenir inconsistant et sans poids ? {738} J’en ai connu qui s’efforçaient de rendre dans leurs poèmes cette merveilleuse aisance qui caractérise Ovide : ils n’arrivaient qu’à débiter des vers sans force et sans souffle. {739} Et pour ne pas t’ennuyer en énumérant un par un tous les auteurs, je vais t’expliquer en général ce qu’il me reste à dire. {740} Chez certains domine la finesse d’argumentation : celui qui la recherche à toute force risque d’aboutir soit à la froideur soit à l’obscurité. {741} Chez d’autres nous admirons le savant négligé de l’art : celui qui s’efforce de le reproduire a toutes les chances de tomber dans une sorte d’expression commune ou plutôt de badinage ordinaire. {742} Un autre brille par l’observation extrème des règles de l’art : celui qui s’efforcerait de reproduire cette manière, aboutirait à coup sûr à une sorte de discours théâtral. {743} La sécheresse est très proche de la sobriété attique ; La fluidité et l’abondance verbales ne sont pas loin du bavardage ! {744} En voulant susciter les passions par une indignation excessive, l’orateur donne l’impression de fureur. De même l’élévation du style poussée à l’extrême produit l’impression d’arrogance ; l’impression de malhonnêteté résulte d’une trop grande assurance. . {745} Nosoponus : Tu proclames des évidences ! {746} Bulephorus : Oui, mais de toutes ces caractéristiques certaines ressortent tellement chez les auteurs qu’il faudrait les tenir pour des défauts si elles n’étaient compensées par les qualités qui s’y joignent. Ainsi chez Sénèque, son style si haché et la densité excessive de ses formules [p120,746] se pardonnent du fait de certaines qualités, telles que la pureté de ses principes, l’éclat des mots, la hauteur des sujets traités, le caractère enjoué du discours. On ne louerait pas non plus le style d’Isocrate si sa clarté d’expression et la dignité de ses formules ne plaidaient pour lui. {747} Nosoponus : Je n’ai rien entendu de faux jusqu’ici, pourtant je ne vois pas encore à quoi tend tout cela. {748} Bulephorus : Rien d’étonnant à cela ! {749} Chez Cicéron, en particulier, les caractéristiques de cette sorte sont si nombreuses que l’imitation scrupuleuse et exclusive de son style me semble dangereuse, dans la mesure où nous ne pourrions pas imiter ces qualités par lesquelles tantôt il les rachète tantôt il les couvre. {750} Nosoponus : Mais de quelles choses veux-tu donc parler ? {751} Bulephorus : Son style est si fluide qu’il peut passer à certains endroits pour relâché et prosaïque ; son vocabulaire est si luxuriant qu’il peut sembler redondant ; il observe si soigneusement les règles de l’art qu’il ressemble plus à un déclamateur, qui cherche la gloire de l’artiste aux dépens de la bonne foi, qu’à un orateur ; quand il pousse ses attaques il use d’une telle liberté de parole qu’il pourrait passer pour médisant ; il se répandait si souvent en plaisanteries que Caton se moquait de lui, bien qu’il fût consul ! Il se montrait à l’occasion si flatteur qu’il en paraissait vil. Il se montrait tellement calme et maître de lui que les caractères les plus sévères le trouvaient mou et peu viril. {752} Admettons que chez Cicéron ces tendances ne soient pas des défauts, du fait de sa remarquable et heureuse nature, à laquelle tout ce qu’il fait finit par s’accorder. Admettons même que ce soient des qualités : elles sont quand même là ; avec leur excès ! Aux yeux d’un juge partial, du fait de leur proximité avec eux, elles ne manqueraient pas de présenter quelque ressemblance avec des défauts ! Pourtant, Cicéron contrebalance toute espèce de critique par des qualités si nombreuses et si extraordinaires que, de l’avis de tous, il passerait pour un calmoniateur et un effronté celui qui essaierait de critiquer quelque chose à son style. [p122,753] Mais ce ne sont pas ces qualités-là que nous nous étudions à reproduire ; et d’ailleurs si nous en croyons Fabius (Quintiien), elles sont inimitables, et ne peuvent se trouver ni dans un modèle, ni dans des préceptes : il faudrait les demander à Minerve ! {754} Et pourtant si celles-là manquent à notre discours, que vaudra l’imitation de ces autres caractéristiques que nous avons mentionnées ? {755} Nous en concluons donc qu’il n’est rien de plus dangereux à imiter que Cicéron, non seulement pour cette raison qu’il est un très grand orateur, dont le génie est sans conteste, (c’est à ce titre que Flaccus (Horace) déconseillait à quiconque de rivaliser avec Pindare, de peur de subir sans aucun doute le sort d’Icare !) mais aussi parce que la plupart des qualités chez lui sont poussées si haut qu’elles sont très proches de devenir des défauts. {756} C’est là sans doute qu’on est le plus en danger de se précipiter dans l’abîme ! {757} Nosoponus : Mais tout à l’heure on était pourtant tombé d’accord sur le fait que les qualités les plus éminentes se prêtaient le mieux à l’imitation, pour cette raison que, de toute évidence, même si on s’éloigne un peu de celui que l’on veut imiter, on en retirera quand même le mérite d’un style correct. {758} Bulephorus : Une chose est de reproduire les mêmes traits et une autre est d’en produire qui leur ressemblent ; c’est une chose d’imiter un modèle, c’en est une autre de s’en rendre esclave au point de ne rien savoir faire d’autre que d’en suivre le tracé. {759} Enfin c’est déchoir (démériter) par rapport à son modèle que de ne pas rendre aussi les caractéristiques qui échappent à la critique. {760} Mais pourtant, Fabius (Quintilien) présentes ces dernières comme quasiment inimitables, même pour les esprits les plus heureusement doués. {761} Nosoponus : Mais moi c’est pareil ! Je ne reçois pour candidats à cette gloire que les esprits tout à fait extraordinaires et proches des dieux ( presque divins), à qui il faudrait pourtant encore un travail infatigable pour qu’ils aient seulement l’espoir de pouvoir reproduire avec succès la phrase cicéronienne. [p124,762] Bulephorus : Je veux bien te croire ! Mais ils sont si rares qu’il ne vaut pas la peine d’en tenir compte ! {763} Certains, de nos jours, poussent la subtilité jusqu’à établir une distinction entre l’imitation et l’émulation. {764} L’imitation vise il est vrai à la ressemblance alors que l’émulation vise à la victoire. {765} C’est pourquoi si on a pris pour modèle Cicéron, et rien que lui, non seulement dans le but de l’imiter mais avec l’intention de le vaincre il ne faut pas se contenter de le dépasser, mais il faut encore le laisser loin derrière soi. {766} Faute de quoi, si tu voulais ajouter à l’abondance de son style, tu deviendrais redondant ; ajoute à sa liberté tu friseras l’insolence ; à ses plaisanteries : te voilà bouffon ! touche aux harmonies et rythmes de son discours : tu seras chanteur et non plus orateur. {767} C’est pourquoi si tu t’étudies à égaler Cicéron il y a de fortes chances que tu ne t’exprimes beaucoup moins bien que lui-même, parce que tu ne sauras pas atteindre les divines qualités par lesquelles notre homme compense celles de ses manières qui sont des défauts, ou peu s’en faut, tandis que tout le reste, évidemment, tu arriveras à l’atteindre ; si au contraire tu cherches à le dépasser, et même si tu arrives à te mettre à son niveau pour les qualités qu’on ne saurait atteindre par l’étude et l’effort, même dans ce cas, tout ce que tu pourras ajouter au style de Cicéron, dont nous avons me semble-t-il prononcé en toute conscience, sera quand même fautif, tant il est vrai que l’on ne peut rien ajouter à l’éloquence de Cicéron pas plus qu’on ne peut retrancher à celle de de Démosthène. {768} Tu vois le danger, Nosopon ! {769} Nosoponus : Le danger ne me fait pas peur du tout pourvu qu’il me soit donné d’atteindre à ce degré de gloire : qu’on me nomme cicéronien ! {770} Bulephorus : Même si tu méprises tous ces périls, il reste un dernier point qui m’inquiète, si tu ne répugnes pas à l’entendre ... {771} Nosoponus : Use de notre accord à ta convenance ! [p126,772] Bulephorus : Crois-tu vraiment qu’un homme mériterait qu’on le dise éloquent, s’il ne parlait pas de façon adaptée ? {773} Nosoponus : Certainement pas ! C’est même la vertu principale de l’orateur que de parler de manière adéquate. {774} Bulephorus : Mais cette adéquation, selon quels critères l’évalueras-tu ? {775} Ne dépend-elle pas en partie du sujet dont on parle ; en partie de la personnalité des auditeurs et de l’orateur ; en partie des lieux, des temps et des autres circonstances ? {776} Nosoponus : Tout à fait ! {777} Bulephorus : Mais selon toi le cicéronien ne doit-il pas être un orateur de premier ordre ? {778} Nosoponus : Commment ne le serait-il pas ? {779} Bulephorus : Dans ce cas alors on ne considérera pas comme cicéronien celui qui au théâtre disserterait des paradoxes des Stoïciens ou des arguties de Chrisippe ? Que dire de celui qui en plein tribunal, dans un débat où il y va de la vie de quelqu’un, s’abandonnerait au plaisir de plaisanter ? Ou de celui qui parlerait de cuisine en usant des termes et les figures du style tragique ? {780} Nosoponus : Un orateur de cette sorte serait aussi ridicule qu’un acteur qui danserait sur des airs d’atellane en costume de tragédien ! Aussi ridicule que celui qui vêtirait un chat d’une robe de soirée en soie jaune, ou un singe d’une toge de pourpre ! Ridicule autant que celui qui voudrait parer Bacchus ou Sardanapale de la dépouille du lion ou de la massue d’Hercule ! {781} Une prestation, aussi magnifique soit-elle par elle-même, ne mérite aucune louange, si elle n’est pas adaptée à la situation. {782} Bulephorus : Tu réponds comme il faut et sans fard ! {783} Marcus Tullius, qui fut en son temps le meilleur orateur, n’aurait donc pas été le meilleur s’il avait parlé de la même manière à l’époque de Caton le Censeur ou de Scipion ou d’Enius? [p128,784] Nosoponus : Leurs oreilles n’auraient pas supporté cette diction élégante et cadencée, habituées qu’elles étaient à des tons plus rudes. {785} C’était bien le style de ces gens là qui convenait aux mœurs de ces temps-là ! {786} Bulephorus : Tu dirais donc que le discours est comme le vêtement des choses ? {787} Nosoponus : Je l’affirme ; à moins que tu ne préfères dire qu’il en est la peinture. {788} Bulephorus : Le costume qui va bien à un enfant ne conviendrait donc pas à un vieillard ? Celui qui sied une femme ne conviendrait pas à un homme ? Celui qu’on met aux noces ne conviendrait pas à un jour d’enterrement, et celui qu’on portait aux nues il y a cent ans ne susciterait plus l’admiration de nos jours ? {789} Nosoponus : C’est le moins qu’on puisse dire ! Tout le monde l’accueillerait à coups de sifflets et d’éclats de rire. {790} Prends les peintures : non pas les très vieux tableaux, mais ceux qui ont été peints il y a une soixantaine d’année, peut-être ; regarde les costumes des femmes de la cour et des notables : si quelqu’un se produisait en public ainsi vêtu il se retrouverait bombardé de pommes pourries par les enfants et les bouffons ! {791} Hypologus : C’est fort vrai ce que tu dis ! {792} Qui tolèrerait aujourd’hui de voir les femmes honnêtes porter ces cornes, ces pyramides, ces cônes démesurément allongés, plantés sur le sommet de leurs têtes, avec leurs fronts et leurs tempes soigneusement épilés, sans un cheveu presque jusqu’au milieu du crâne ? Et les hommes ? Supporterait-on aujourd’hui de les voir avec leurs chapeaux à bourrelet terminés d’une immense queue en plume, leurs manches à crevées, leurs bourrelets gonflant les entournures de leurs épaules, la tête rasée deux doigts au dessus de leurs oreilles ? Qui supporterait de leur voir ces tuniques à peine assez longues pour descendre jusqu’aux genoux, presque trop courtes pour cacher les génitoires ; et ces souliers prolongés de becs démesurés ? et cette chaîne d’argent qui reliait le genou au talon ? {793} Et notre costume, qui aujourd’hui paraît des plus honnêtes, n’aurait pas paru moins excentrique en ces temps-là ! [p130,794] Nosoponus : Pour ce qui est du vêtement nous sommes d’accord ! {795} Bulephorus : Parmi les peintres, prenons maintenant Apelle, si tu veux bien, qui peignait en général les plus beaux tableaux tant des hommes que des dieux de son temps : si par quelque hasard il revenait en notre siècle et peignait les Allemands sous les dehors qu’il prêtait autrefois aux Grecs, s’il représentait les rois comme il peignit Alexandre le grand, alors que ceux d’aujourd’hui n’ont rien de commun avec ce monarche : ne dirait-on pas de lui qu’il les a mal peints ? {796} Nosoponus : Si ! parce qu’il les aurait peints d’une manière inadaptée. {797} Bulephorus : Si quelque peintre peignait Dieu le Père dans le même costume qu’Apelle peignait autrefois Jupiter, ou s’il peignait Jésus Christ sous les traits d’Apollon, estimerais-tu son tableau ? {798} Nosoponus : Absolument pas ! {799} Bulephorus : Et s’il représentait de nos jours la Vierge, mère de Dieu, comme Apelle autrefois figurait Diane, ou s’il peignait Sainte Agnès, une vierge, avec cette silhouette qu’il prêta à sa Vénus Anadiomène que tous les auteurs ont tant célébrée, ou encore Sainte Thècle avec cette beauté qu’il a donnée à la courtisane Laïs : dirais-tu que que c’est un véritable Apelle ? {800} Nosoponus : Je ne crois pas ! {801} Bulephorus : Et si quelque sculpteur ornait nos églises de statues du même genre que celles dont Lysippe autrefois orna les temples des dieux, dirais-tu de lui qu’il est un second Lysippe ? {802} Nosoponus : Je ne dirais pas cela. {803} Bulephorus : Pourquoi ne le dirais-tu pas ? {804} Nosoponus : Parce que ses statues ne seraient pas en accord avec la réalité. {804} Je dirais la même chose d’un peintre qui donnerait à un âne l’allure d’une antilope (ou buffle !) ou à un épervier une apparence de coucou, quelque soin et habileté qu’il mît par ailleurs à ce tableau. [p132,806] Hypologus : Pour ma part je n’appellerais pas non plus « un peintre honnête » un artiste qui rendrait beau en peinture un homme laid en réalité. {807} Bulephorus : Quoi ? Même si par ailleurs il faisait preuve du plus grand art ? {808} Hypologus : Je ne dirais pas que son tableau manque d’art mais je dirais qu’il est mensonger, {809} tout simplement parce qu’il aurait pu peindre autrement s’il l’avait voulu. {810} Du reste il a préféré flatter celui qu’il a représenté, ou même se moquer de lui. {811} Alors qu’en dis-tu ? Penses-tu que ce peintre-là est un honnête artisan ? {812} Nosoponus : A supposer qu’il le soit, il ne le montre pas dans cette œuvre. {813} Bulephorus : Tu crois quand-même que c’est un homme de bien ? {814} Nosoponus : Pas plus homme de bien que bon artisan {815} s’il est vrai que l’essence de l’art est de représenter à la vue la chose telle qu’elle est. {816} Bulephorus : Pour cela on n’a pas vraiment besoin de l’éloquence cicéronienne ! {817} Vos rhéteurs, en effet, permettent à l’orateur de mentir quelquefois, de sublimer les choses triviales par le choix des mots, d’abaisser de même les choses grandioses, ce qui relève de la prestidigitation ! Elle l’autorise aussi à s’insinuer insidieusement dans les esprits, et enfin, à leur faire violence, en suscitant en eux toute sorte de passions, ce qui relève de la sorcellerie ! {818} Nosoponus : C’est vrai, mais seulement quand l’auditeur mérite qu’on le trompe ! {819} Bulephorus : Nous parlerons de cela plus tard. C’est une autre histoire. {820} Pour l’instant il me suffit que tu n’apprécies pas un vêtement qui ne s’adapte pas bien au corps et que tu condamnes une peinture qui n’est pas conforme à la chose qu’elle prétend vouloir représenter. {821} Nosoponus : Mais à quelle conclusion aboutira cette introduction que tu nous sers là, à la mode socratique ? [p134,822] Bulephorus : J’y arrivais justement mon cher Nosopon. {823} Nous sommes bien d’accord, toi et moi, sur le fait que de tous les orateurs Cicéron est celui qui parle le mieux? {824} Nosoponus : Nous sommes d’accord. {825} Bulephorus : On ne mériterait pas le si beau titre de cicéronien, si l’on ne pouvait parler aussi bien que Cicéron ? {826} Nosoponus : Tout juste ! {827} Bulephorus : De plus on ne ne parlerait même pas « bien » si on ne parlait pas de façon adéquate ? {828} Nosoponus : On est d’accord là-dessus aussi. {829} Bulephorus : Oui mais parler d’une façon adéquate, cela ne peut se faire que si notre langage cadre avec les personnes et les réalités du temps. {830} Nosoponus : De toute évidence. {831} Bulephorus : Mais quoi ? {832} La situation générale de notre siècle te semble-t-elle correspondre au mode de vie de ces temps anciens où vécut Cicéron, alors que tout s’est transformé en des sens si divers ? La religion, le pouvoir, les magistratures, l’Etat, les lois, les mœurs, les goûts, et même la face de l’homme ! Qu’est-ce qui n’a pas changé ? {833} Nosoponus : Rien n’est resté pareil. {834} Bulephorus : Mais quel front faut-il avoir pour oser exiger de nous que nous parlions en toutes choses à la manière de Cicéron ? {835} Qu’on nous rende d’abord Rome telle qu’elle était autrefois : qu’on nous rende le sénat et la curie, les Pères conscrits, l’ordre équestre, le peuple réparti en tribus et centuries ! Qu’on nous rende le collège des augures et celui des haruspices, les grands pontifes, les flamines et les vestales ! Qu’on nous rende les édiles, les préteurs ; les tribuns de la plèbe, les consuls, les dictateurs et les Césars ; les comices, les lois, les sénatus-consultes et les plébiscites ; les statues, les triomphes et les ovations ; les supplications, les temples les sanctuaires, les lectisternes, les cérémonies avec leurs rites ; les dieux et les déesses, le Capitole et le feu sacré ! Qu’on nous rende enfin les provinces, les colonies, les municipes et les alliées de la ville maîtresse du monde ! {836} En outre, alors qu’en tous points du globe le théâtre des affaires humaines est totalement bouleversé quel orateur pourrait de nos jours « parler de manière adéquate » si ce n’est celui qui chercherait à ressembler le moins possible à Cicéron ? [p136,837] Tant l’époque que nous traversons me semble avoir évolué en un sens opposé ! {838}Toi tu affirmes que personne ne peut être un bon orateur s’il n’imite Cicéron mais la réalité, quant à elle, nous crie à plein gosier que personne ne peut « bien parler » s’il ne se tient à distance prudente de l’exemple de Cicéron. {839} De quelque côté que je me tourne tout est changé ! Je me tiens sur une autre scène ; c’est un autre théâtre que j’ai sous les yeux ; un autre monde même ! {840} Que faut-il que je fasse ? {841} Moi qui suis chrétien, je dois parler devant des chrétiens de la religion chrétienne ! Est-ce que, pour parler comme il faut, je vais aller m’imaginer que je vis à l’époque de Cicéron et que je prononce un discours au Capitole pour les Pères conscrits, devant le le Sénat au grand complet ? Est-ce que je vais aller mendier quelques particules, quelques figures et quelques clausules dans les discours qu’il a prononcés au sénat ? {842} Il me faut faire un sermon devant une multitude composée de toute sorte de gens : j’y vois des jeunes filles, des femmes mariées et des veuves. Il faut que je leur parle des mérites du jeûne, de la pénitence, des bienfaits de la prière, de l’utilité de l’aumône, de la sainteté du mariage, du mépris des choses qui passsent, de l’étude des Saintes Ecritures : comment l’éloquence de Cicéron me serait-elle de quelque secours ? Dans la mesure où les choses dont nous avons à parler lui étaient inconnues, il n’a pas pu faire usage des mots qui ont été inventés après sa mort, au fur et à mesure que naissaient des réalités nouvelles ! {843} Ne le trouverais-tu pas bien froid l’orateur qui irait coudre à de telles matières quelques haillons arrachés à Cicéron ? {844} Ce que je vais ici te raconter, ce ne sont pas des histoires colportées par la rumeur : ce sont des choses que j’ai entendues de mes oreilles et que j’ai vues de mes yeux. {845} A cette époque régnaient à Rome, deux orateurs qui surpassaient tous les autres par l’éclat de leur éloquence : Petrus Phedrus et Camillus. Ce dernier venait en seconde position du point de vue de l’âge, mais il était bien le plus grand par les ressources de son éloquence, n’était que l’autre occupait déjà la plus haute place dans ce domaine. [p138,846] Aucun d’entre eux pourtant, si je ne me trompe n’était Romain de naissance. {847} On avait donc confié à un orateur quelconque la charge de prononcer le sermon sur la mort du Christ, en ce jour sacré que l’on nomme « Parascève », et cela devant le Souverain Pontife. Quelques jours auparavant, j’avais été invité par des connaisseurs à venir écouter ce discours. « Garde-toi de manquer cela! » me disaient-ils « pour une fois tu entendras comment sonne la langue des Romains dans la bouche d’un Romain ! » {850} : Je m’y trouvai donc, dévoré de curiosité debout le plus près possible de la chaire, pour que rien ne m’échappât ! {851} Jules II lui-même assistait à la cérémonie, ce qu’il faisait fort rarement, pour des raisons de santé, je suppose. L’assemblée des cardinaux était au grand complet et outre la foule des inconnus se trouvaient là aussi la plupart des savants qui vivaient à Rome à cette époque. {852} Je ne dévoilerai pas le nom de l’orateur, pour ne pas avoir l’air de vouloir ruiner la réputation de cet homme honnête et cultivé. {853} Il se trouvait dans le même état d’esprit que toi maintenant, Nosopon, briguant tout simplement la palme de l’«éloquence cicéronienne ». {854} L’exorde et la péroraison, qui à elle seule était presque plus longue que le discours tout entier, furent entièrement consacrés aux louanges de Jules II, que l’orateur appelait Jupiter très grand et très bon (Optimus Maximus) ! Il proclamait que le Pape, qui portait et brandissait de sa droite toute puissante les carreaux à trois pointes de « la foudre inévitable », réalisait d’un simple signe de tête tout ce qu’il voulait. {856} Il répétait que tout ce qui s’était fait au cours des années précédentes dans les Gaules, en Allemagne, en Espagne, au Portugal, en Afrique, en Grèce ne s’était accompli que sur un signe de sa tête. {857} Et tout cela fut dit à Rome, par un Romain ! sortit d’une bouche romaine, avec un accent romain ! [p140,858] Mais quel rapport y avait-il entre tout cela et Jules II, le chef de la religion chrétienne, le vicaire du christ, le successeur de Saint Paul et de Saint Pierre ? {859} Quel rapport avec les cardinaux, les évèques et les autres représentants des apôtres ? {860} Quant au sujet qu’il avait choisi de traiter, qu’y avait-il en soi de plus sacré, de plus vrai, de plus admirable, de plus sublime de plus propre à soulever les émotions ? {861} Avec un tel sujet quel prédicateur (même simplement armé d’une éloquence populaire) ne saurait tirer des larmes aux hommes, auraient-ils un cœur de pierre ! {862} La démarche de ce discours consistait à faire voir tout d’abord la mort du Christ sous l’aspect d’un deuil affligeant, puis bientôt en renversant les effets de son éloquence à nous la montrer comme un triomphe plein de gloire. Tout ceci naturellement pour nous donner un échantillon de cette habileté stupéfiante avec laquelle Cicéron pouvait, comme il le voulait, entraîner l’âme de ses auditeurs dans les tourbillons de n’importe quelle passion. {863} Hypologus : Et alors. A-t-il réussi ? {864} Bulephorus : En ce qui me concerne, pour ne rien te cacher, plus il jouait sur le clavier des émotions tragiques que les rhéteurs appellent « pathê » plus je riais ! {865} Et je n’ai vu dans toute cette assemblée personne devenir plus triste d’une demi-larme quand il amplifiait avec toutes les hyperboles que lui offrait son éloquence les tourments indignes qu’a subis le Christ, pourtant si totalement innocent. Inversement je n’ai pas vu un seul homme se montrer un tant soit peu plus joyeux quand il se donnait à corps perdu dans sa tâche de nous rendre la mort du Christ triomphale, admirable et glorieuse. {866} Il faisait appel aux Décius et à Quintus Curtius, qui s’étaient voués aux dieux infernaux pour le salut de la République ; il allair chercher de même Cécrops, Ménécée, Iphigénie et nombre d’autres à qui le salut et la gloire de la patrie avait été plus chers que leur propre vie. [p142,867] Il déplorait d’un ton plein de douleur le fait que, tandis qu’à ces hommes courageux, qui avaient porté secours à la République au péril de leur vie, l’Etat avait officiellement montré sa gratitude en érigeant pour les uns une statue d’or en plein forum, en votant pour les autres les honneurs réservés aux dieux, le Christ lui, en guise de récompense n’avait obtenu de la part de l’ingrate nation juive que le droit de porter sa croix, de souffrir de cruels supplices et de subir la plus grande indignité. {868} Et il cherchait à provoquer notre pitié à l’égard de cet homme bon et innocent, si dévoué à sa nation, dans les mêmes termes qu’il aurait déploré la mort de Socrate, ou celle de Phocion, que l’ingratitude de leurs concitoyens avait contraints à boire la ciguë alors qu’ils n’avaient commis aucun crime. On aurait dit qu’il déplorait le sort d’Epaminondas, qui pour prix de ses glorieux exploits fut conduit à plaider sa cause et défendre sa tête auprès de ses concitoyens (Thébains) ; il pleurait sur Scipion qui après avoir rendu tant de bons et loyaux services à la République dut partir en exil, ou encore sur Aristide contre qui le peuple athénien vota l’ostracisme, lui ordonnant de s’exiler parce qu’il ne supportait pas sans jalousie le surnom de « juste » qu’on lui donnait publiquement. {869} Dis moi je t’en prie : que peut-on dire de plus froid et de moins adapté que cela? {870} Et pourtant cet orateur s’efforçait de rivaliser avec Cicéron dans la mesure de ses moyens ! {871} Cela mis à part, nulle mention du dessein secret du Très Haut, qui a voulu dans une logique sans exemple, racheter le genre humain de la tyrannie du diable, par le moyen de la mort de son fils unique. Nulle mention de ce que veulent dire les Mystères de notre religion : que signifie mourir avec le Christ, être enseveli avec Lui et ressusciter avec Lui ? {872} Il déplorait Son innocence, il s’étendait sur l’ingratitude des Juifs, mais notre malice il ne la déplorait pas ! ni notre ingratitude ! Nous qui avons été rachetés de la sorte, nous qui avons été comblés de tant de bienfaits, nous qui sommes appelés à une si grande félicité par la bonté sans exemple de Dieu, et qui pourtant, chacun à notre mesure, remettons le Christ en croix, en retombant volontairement sous la tyrannie de Satan, en nous faisant esclaves de la cupidité, du luxe, des plaisirs, de l’ambition ! Nous qui sommes plus voués à ce monde (matériel) que ne le furent jamais les païens, à qui Dieu n’avait pas encore révélé cette philosophie céleste. [p144,873] Mais inversement, plus il mettait d’efforts à nous faire exulter de joie, plus j’avais envie de pleurer en l’entendant comparer les triomphes de Scipion, de Paul Emile, de César, et la divinisation des empereurs romains, avec le triomphe de la croix. {874} S’il avait eu l’intention de magnifier la gloire de la croix par son éloquence, il aurait dû se proposer pour exemple non pas Cicéron mais Saint Paul! {875} Lui au moins, comme il exulte, comme il s’élève, comme il domine royalement chaque fois qu’il en vient à prêcher la gloire de la croix ! Il triomphe de toutes les valeurs du monde, comme s’il les regardait depuis le ciel ! Qu’ajouter d’autre ? {876} Il parla en si bon romain, ce Romain-là, que je n’entendis pas un mot de la mort du Christ ! {877} Et pourtant, à en croire les cicéroniens, notre ambitieux qui aspirait tellement à l’éloquence cicéronienne, avait fait un très beau discours, alors qu’il n’avait presque rien dit de son sujet, — qu’il ne paraissait d’ailleurs ni comprendre ni aimer —, alors qu’il ne s’y était pas adapté et n’avait soulevé aucune émotion. {878} Son seul mérite était d’avoir prononcé son latin avec l’accent romain, et d’avoir aussi reproduit quelques traits de Cicéron. {879} On aurait pu admirer cette performance comme une preuve de goût et d’intelligence si un discours de cette sorte avait été tenu dans une école, par un enfant devant d’autres enfants ! {880} Mais qu’estce que cela pouvait bien apporter à un tel jour, à un tel auditoire, à un tel sujet? Je te le demande ! {881} Nosoponus : Mais il a bien un nom celui dont tu parles !