ÉRASME, Oeuvres choisies. Présentation, traduction et annotations de Jacques CHOMARAT. Les Antibarbares. C'est à « moins de vingt ans » qu' Érasme a composé sous ce titre un discours contre les ennemis des belles-lettres, moines et théologiens qui, selon l'adolescent, oppriment les études, depuis la fin de l' Empire romain. Par la suite il développa l'ouvrage et lui donna la forme d'un dialogue: celui-ci, achevé, avait quatre livres dont seul le premier parut en 1520. Les personnages sont: Érasme lui-même, son ami Jacques Batt, secrétaire de la ville de Bergen, un autre ami Guillaume Herman, le maire de Bergen et un médecin; tous déplorent la décadence, mais ne l'expliquent pas de la même façon. La discussion a lieu à la campagne, en Brabant, à Halsteren. BATT. Donc je ne remonterai pas plus haut pour chercher quels malheurs, quels responsables, quelle époque, quelles étapes ont amené la culture antique des sommets jusqu'aux profondeurs du Tartare où elle se trouve; vous aviez commencé à le faire tout à l'heure, mais peut-être aurons-nous une meilleure occasion; d'ailleurs l'important n'est pas de savoir par quel accident on est tombé dans le puits, mais comment, une fois tombé, on peut en sortir! Donc nous allons aider les lettres antiques contre leurs modernes ennemis; il y a trois catégories principales que je vois s'en prendre à elles. Les premiers souhaitent la destruction totale de la république des lettres; d'autres, sans vouloir la complète disparition de son empire, s'efforcent de rétrécir son territoire ; les derniers désirent le maintien de la république, à condition qu'elle ait perdu ses forces, qu'ils y installent leur propre tyrannie, qui'ils abrogent ses lois, pour y introduire des magistrats et des usages étrangers. Ceux que je considère comme les premiers sont des gens tout à fait incultes; par jalousie et par stupidité (laquelle l'emporte, je ne sais) sous prétexte de religion, ils maudissent la totalité de la littérature qu'ils appellent la poésie. Ceux que j'entends par les seconds ont un savoir d'ignorants: ils acceptent tant bien que mal toutes les autres études, c'est-à-dire leurs spécialités, mais les lettres d'humanité, sans lesquelles tout savoir est aveugle, leur inspirent plus d'horreur que le serpent. Comme derniers qui désignerais-je, sinon ceux qui admirent et applaudissent n'importe quelle sorte de littérature, avant tout la poésie et l'éloquence, à la seule condition d'être personnellement tenus pour des poètes et des orateurs, ce qu'ils ne sont pas du tout. Il ne serait pas facile, soit dit en passant, de juger lesquels de ces ennemis sont les plus dommageables et les plus funestes pour la république des lettres, auxquels elle est redevable de la plus grande part de ses désastres. En effet les premiers (ne les sous-estimons pas) ont beau ne posséder ni le moindre armement ni la science de la guerre, puisqu'il s'agit d'une multitude sauvage et barbare rassemblée au hasard venant des bois et des monts, ils n'en sont pas moins peut-être les ennemis les plus redoutables. A la façon de bêtes enragées, ils ne marchent pas au combat, ils s'y ruent d'un cœur farouche, leur folie furieuse leur sert de bravoure. Quatre choses surtout font leur force: leur fureur, par où ils surpassent les Andabates, leurs cris plus assourdissants que ceux de Stentor chez Homère, leur nombre supérieur à celui de l'armée de Xerxès, enfin une espèce de bouclier en imitation de piété derrière lequel ils sont constamment abrités et qu'ils opposent seul à toutes les sortes de traits. Ce sont eux bien sûr qui, étrangers à toute littérature, brûlent de rage contre la gloire des lettrés et croient qu'il est particulièrement beau et pieux d'aboyer contre les plus belles études auxquelles se consacrent les autres, et il est extraordinaire de voir avec quel savoir-faire ils couvrent leur ignorance, leur jalousie ou leur superbe sous le manteau de la candeur et de la piété. La seconde catégorie, un peu mieux équipée, nous attaque de loin et de près. De loin avec des armes de jet, mais tout à fait dérisoires car ils lancent contre nous de l'étoupe, de la fumée et du fumier. De près ils nous visent avec des poignards, mais qui sont en plombe. Ils proposent la paix, mais à des conditions toutes pleines d'orgueil: que notre savoir soit complet sans les lettres d'humanité - sans lesquelles il n'y a point de lettres du tout, - telle est la borne imposée. Ils interdisent toute élégance; tout ce qu'eux-mêmes n'ont pas appris; ce qu'il y a de plus pénible avec eux, c'est qu'il est impossible de les attraper. Ils ne s'arrêtent nulle part, plus prompts à fuir que les Parthes eux-mêmes, ils disent tantôt oui, tantôt non, ils tournent le dos, avec une plaisanterie ils s'échappent et à la façon de Protée « ils se transforment en mille choses étonnantes ». Quant aux derniers on les prendrait peut-être pour des ennemis peu redoutables, car ils pèchent par zèle, non par haine, mais moi je les considère comme les plus nuisibles de tous, et de loin. En effet les autres nous attaquent enseignes déployées, on les tient à distance des remparts, mais ceux-ci sont à l'intérieur de la place, au coeur de notre défense, leurs armes et leurs insignes ont l'air d'être ceux d'amis, mais ils préparent le trépas éternel de la république sous l'apparence trompeuse du dévouement, et plus ils s'appliquent à libérer la patrie, plus honteuse est la servitude dans laquelle ils la détiennent. Donc nous devons presque aimer les premiers qui détestent les lettres, mais sans porter la main sur elles. Les seconds sont moins nuisibles car ils sont restés à l'écart des meilleures, c'est-à-dire la poésie et l'éloquence, comme s'ils étaient satisfaits de leur lot. Les derniers, en voulant tout savoir, ont tout bouleversé, tout souillé, tout anéanti. On a bien raison de le dire : il n'est parfois pire service qu'un service importun. En cherchant à secourir les lettres en difficulté, ils les ont complètement anéanties par leur zèle funeste. Ils auraient dû évaluer leurs forces, examiner leurs capacités avant de se lancer dans une entreprise aussi ardue. Mais ils ont préféré faire comme Phaéthon qui, cocher incompétent, renversa à son grand dam le char paternel qu'il essayait de diriger. Aussi sots que Phaéthon ils méritent une fin aussi rigoureuse ou même davantage. Car par l'effet de leur irréflexion la véritable philosophie d'autrefois a été réduite à de pures balivernes, à des sornettes. A cause d'eux nous déplorons la perte d'innombrables monuments des auteurs anciens; si les écrivains, foisonnent d'autant plus de fautes qu'ils sont plus savants, c'est à ces gens que nous le devons; si l'ancienne théologie a tellement dégénéré, la faute en est à eux seuls; si les grammairiens, n'écrivent et n'enseignent que pure barbarie, ils en sont responsables; enfin, si les plus incapables de s'exprimer, dans l'une et l'autre sorte de littérature, sont regardés comme les plus savants, c'est leur oeuvre ; traitant l'un de grammaire, l'autre de rhétorique, l'autre de dialectique, un autre de physique, un autre de théologie, commentant les meilleurs auteurs, qu'ils obscurcissent au lieu de les éclairer, qu'ils souillent au lieu de les faire valoir, s'efforçant de corriger ce qu'ils ne comprennent pas, traduisant de bon grec en mauvais latin car ils ignorent les deux langues également, semant ainsi, dis-je, la confusion à qui mieux mieux, ils ont par leurs nuisibles services tout mélangé, tout corrompu, tout détruit. Plus ils mettaient d'application à rendre service, plus ils ont causé de dégâts, comme un homme aux mains enduites de merde qui voudrait enlever la poussière sur une étoffe de pourpre: plus il s'appliquerait, plus il ferait de mal. Mais renvoyons ceux-ci à plus tard (car la question demanderait, semble-t-il, un débat presque sans fin) et attaquons les autres armées en un même nombre d'affrontements; et maintenant je vais vous amener à jurer que je suis plus savant que Pyrrhus lui-même. Ceux de la cohorte rustique il nous suffira de les disperser à l'aide seulement de soldats armés en hâte, de les dépouiller de leur bouclier en simili-piété, et de les mettre en fuite, ce qui ne sera pas une grande affaire. En effet c'est une multitude sans expérience de la guerre, formée de vieillards, qui, comprenant que leur vie s'est gaspillée dans les excès de table, jalousent sottement les jeunes qui prennent leur départ pour des occupations meilleures. Donc nous les obligerons d'abord avec de très solides raisons, véritables armes de jet, à prendre la fuite, puis, s'ils reviennent au combat, selon leur habitude, nous les transpercerons avec les témoignages des saintes Écritures qui sont nos épées. Après cela quand ils seront écrasés sous la quantité des exemples nous les chasserons aussi de leur camp, et ceci achevé, nous attaquerons les derniers ennemis dans le même assaut, le même élan. Mais pour le moment nous devons d'abord appeler au combat les premiers dès que les féciauz et le père patrat, auront accompli les rites auxquels conviendrait, je crois, un discours de ce genre, si l'affaire était sérieuse. Discours des féciaux. De quel droit enfin, vous les Goths, êtes-vous sortis de votre territoire, non seulement pour occuper les provinces des Latins (je veux dire les disciplines libérales), mais aussi pour oser attaquer jusqu'à la ville maîtresse du monde, Latinité ? Quelle injustice avez-vous subie ? Que désirez-vous ? Si c'est la guerre qui vous plaît, réglez l'affaire par une guerre ouverte, donnez-nous la possibilité de combattre. Si au contraire vous vous défiez du combat, cessez de nous fatiguer, quittez notre sol, débarrassez ce pays, restez chez vous. Mais si vous préférez le titre d'ennemis à celui de brigands, sortez de vos cachettes, engagez-vous dans un corps à corps, que l'on mette fin aux haines par une lutte publique: si vous êtes vaincus, tenez-vous tranquilles, ou bien si vous êtes vainqueurs nous vous céderons la place.