Hymne pour un éblouissement. Signorelli, refuge et source ... Un pélérinage toscan me conduit tous les ans, depuis longtemps, - il me semble que c'est depuis toujours -, à me laver l'esprit. C'est pourtant du côté d'Orvieto que le vent purificateur a soufflé cette année. Orvieto n'est pas en Toscane. Il ne fait pas partie de ce "polygone étoilé" où flamboient les duomi de Sienne, de San Gimigniano, de Volterra, de Monte Oliveto Maggiore. Un geyser de feu qui retombe non en cendres mais en grâces et en caresses. Si dans nos étés toscans nous avions négligé Orvieto, ce n'était pas par distance à l'égard de l'Ombrie, de Todi, d'Arezzo, d'Urbino, d'Assise. C'était souvent, pas toujours, parce que nous étions découragés par les maudits échafaudages destinés à une restauration sans fin et qui contraignaient à deviner plutôt qu'à voir les fresques de Luca Signorelli dans la chapelle de San Brizio, dans la cathédrale d'Orvieto. Des fresques dont nous savions tout, sur lesquelles nous avions tout lu, qui avaient une existence grâce à tous les musées imaginaires mais que nous n'avions jamais vues. Comme si les échafaudages avaient anticipé l'ère du virtuel. Souvenez-vous des Piero della Francesca d'Arezzo et des Masaccio de Florence. Tout le monde en parlait et avec quel talent, avec quelle science, alors que de moins en moins de gens avaient pu les contempler. J'ai des raisons de me souvenir des échafaudages qui pendant si longtemps m'ont empêché de voir la lutte de Jacob avec l'Ange, à Saint-Sulpice. Je suis reconnaissant à Catherine Trautmann d'avoir hâté la restauration des fresques de Delacroix. Une partie de mon destin s'est jouée devant ces fresques, et l'on devine alors avec émotion admirative, ma vraie gratitude en lisant le livre infiniment précieux de Jean-Paul Kauffmann [La lutte avec l'Ange]. Donc le dévoilement, c'est-à-dire la seconde naissance, la re-naissance, la re-création. Eh bien battez tambours, résonnez musettes, la chapelle San Brizio de la cathédrale d'Orvieto peut être contemplée, admirée, étudiée! Ces fresques commencées par Fra Angelico en 1440 et reprises par Signorelli sont enfin "dévoilées". Quel mot! Arracher le voile, découvrir les visages non pour enlever le masque mais pour révéler leur secret. Le secret n'est pas le mystère. J'admire que le somptueux et nouveau musée de Naples expose enfin le fameux "Christ voilé", qui, lui, couvre de tendresse et de mystérieuses clartés le corps en Passion. Alors Signorelli de Cortona (il est tout de même toscan), je ne suis pas encore délivré de son imprégnation. Cette succession de scènes qui caracolent et qui explosent pour raconter l'histoire de l'Antéchrist, la résurrection de la chair, le couronnement des élus et le reste. C'est comme une illustration souverainement libre et même capricieuse de la "Divine Comédie". Cette visite agresse. Que sais-je du grand poème de Dante? Je me souviens que j'avais lu au moins la moitié de "l'Enfer", que j'avais entendu le romancier André Chamson, dans son bureau du Petit Palais dont il était le conservateur, nous réciter "le Paradis", qu'il connaissait aussi bien que la poésie félibrige de Mistral. Mais ce Dante n'annonçait en rien pour moi ce que Signorelli préfigure ici, c'est-à-dire rien de moins que Michel-Ange, les études des nudités grecques, cette exaltation des muscles en mouvement. Cet hommage au corps pour raconter l'au-delà et pour décrire tout aussi bien l'Apocalypse que la Création du monde. Il faut rester des heures entières. Nous l'avons fait. Il faudrait des journées. En tout cas, plus question de comprendre la chapelle Sixtine du Vatican sans avoir vu la chapelle de San Brizio. Certains ont dit que Signorelli manquait de spiritualité. Ces gens-là, pourtant tellement plus savants que je n'ai jamais espéré l'être, n'ont pas dû lire saint Augustin. Ils ne savent pas comment certains hommes de foi font sans cesse le chemin qui, depuis la sensualité, se dirige vers l'âme. Comment dire? Si j'ai besoin aujourd'hui, ici, de parler de Signorelli, ce n'est pas que je sois soudain saisi par l'outrecuidance d'enseigner quoi que ce soit. Mais je suis enchanté à l'idée d'inciter à voir ou à revoir la chapelle à des lecteurs qui cette fois penseront peut-être à moi autrement qu'en se demandant ce que j'aurais à dire de l'arrestation des opposants tunisiens ou encore des menaces, mais oui, qui pèsent sur "le Monde des débats / Le Nouvel Observateur". Oui, autrement, grâce à Signorelli. Car que peut-on rêver de mieux en cette vie que d'être associé à de belles choses? Luca de Cortona comme refuge et comme source, pourquoi lui? Pourquoi en ce moment? Ce ne pourrait être qu'un hasard: je serais tombé sur le génie et sur le chef-d'oeuvre dont j'avais besoin? Dont j'arrive aujourd'hui à penser que le les attendais dans leur vérité enfin révélée? On est tout sauf passif dans cette chapelle. L'admiration, loin de terrasser, incite à tous les éveils, tous les réveils, toutes les mises en question. Pourquoi l'Antiquité (Charon et le Styx) est-elle aussi présente que l'évocation chrétienne du purgatoire? Pourquoi les Prophètes et les rois d'Israël ont-ils à ce point obsédé les bâtisseurs de cathédrales? Eux n'ont jamais oublié que, selon le mot de Jean-Paul II, "en définitive, tout a commencé avec le judaïsme". Et c'est vrai qu'à Chartres les saints sont souvent juchés sur les épaules des Prophètes. On se dit aussi que la foi catholique a bien de la chance puisque, dans le même élan, elle inspire de tels chefs-d'eouvre et se voit justifiée par eux. L'art joue ici le rôle que Descartes accorde à Dieu: celui de garantir et l'essence et l'existence. Lorsqu'un jour on se demandera ce qu'il reste du catholicisme apostolique et romain (non pas de la chrétienté), je pense que l'on dira: les cathédrales. Et, selon moi, on n'oubliera ni Orvieto ni Signorelli. Entre autres questions, on s'interroge aussi sur nos sincérités devant l'art. La beauté de ces fresques s'impose comme une évidence. Mais aurions-nous, aurais-je été saisi par elles sur le moment, en l'an 1500? Signorelli n'a jamis été maudit, semble-t-il. Il était entouré d'amis, de disciples, de compagnons d'atelier à Orvieto comme à Cortona, où il est né. Peut-être y a-t-il eu des époques où, comme le dit depuis Fiesole le grand historien d'art Bernard Berenson, les artistes ne créaient qu'en communion avec le peuple. On se souvient du beau récit selon lequel la société de Sienne attendait l'exécution par le peintre Duccio di Buoninsegna d'un retable qui devait éclairer - aux deux sens du mot car elle était très sombre - la cathédrale par les ors d'une Vierge en majesté. Lorsque le maître a déclaré que l'oeuvre était terminée, c'est tout un petit peuple siennois qui est venu en procession la chercher pour l'installer ensuite dans le lieu qui l'attendait. Soit! Mais me serais-je à ce point extasié à l'époque sur cette "élue" qui, dans la fresque du "Couronnement" de Signorelli, a passé l'épreuve du purgatoire et tend un visage de Botticelli vers un ciel où elle paraît découvrir un amant? Nous étions quelques-uns seulement dans cette chapelle, quel privilège! Mais nous nous demandions si nous aurions été sûrs, à la fin du XIXe siécle, de ne pas faire partie de ce jury auquel on doit l'exlusion des grands impressionistes - qui se sont réunis ensuite dans le Salon des Refusés. Qui d'entre nous a deviné dès son apparition le destin du noir ches Soulages? Combien sommes-nous à savoir distinguer un faux, à devenir des experts dont les arrêts trancheront dans les salles des ventes? Aurions-nous d'ailleurs moins de plaisir si nous savions qu'un faux est un faux? Et que devient alors ce plaisir s'il lui faut se nourrir d'une information si extérieure, si culturelle et en définitive si technique? Tous ces corps qui s'entremêlent, s'imbriquent et s'enchevêtrent dans "la Fin du monde" et "les Foudroyés", sur le mur nord de la chapelle, que Signorelli a peint avec une sorte de désespoir perfectionniste et de douleur rageuse parce qu'il venait de perdre son fils Antonio, victime de la peste qui s'est abattue en 1500 sur Orvieto; tous ces déchaînements qui proclament le tromphe de la mort et qui rappellent Breughel, Cranach ou même le Rodin des "Portes de l'Enfer", en aurions-nous perçu la force au moment de leur apparition? J'en suis arrivé à apprendre ce que je savais déjà et qui est peut-être vrai pour d'autres: que je n'ai jamais été qu'un dilettante ébloui. Mais quel apaisement de pouvoir parler cette semaine non pas de la bêtise violente des hommes, histoire d'une banalité décidément affligeante, mais de ces quelques créateurs par lesquels, sans cesse, le monde est sauvé!