Une guerre inédite Désormais, il faut non seulement abattre l'ennemi mais tenter de se rendre populaire auprès de ceux que l'on bombarde... La démocratie peut-elle faire la guerre, fût-ce en état de légitime défense, sans renier ses principes et se mettre en danger elle-même ? La démocratie exige la transparence et la guerre la censure. La première est fondée sur le débat d'idées, la seconde se complaît dans l'unanimité. L'une appelle l'extension des libertés, l'autre leur restriction. A ces contradictions, déjà éprouvées lors des deux guerres mondiales du XXe siècle, s'en ajoute désormais une nouvelle : la démocratie est devenue synonyme des droits de l'homme et la guerre synonyme de destruction massive des humains. Longtemps, la mort des ennemis, civils et militaires confondus, fut accueillie avec des cris de joie. Dans le seul but d'abattre le moral des populations allemandes, la RAF, les 13 et 14 février 1945, largua 3 000 tonnes de bombes sur Dresde, faisant quelque 135 000 victimes. Et ne parlons même pas des bombardements atomiques sur Hiroshima (6 août 1945) et Nagasaki (9 août), qui firent plus de 100 000 morts, sans parler des séquelles subies par les survivants. Si les mots ont un sens, il s'agissait bel et bien de terrorisme à grande échelle sur les populations civiles. Rares furent ceux qui, comme Camus, protestèrent contre la barbarie de ces bombardements massifs et aveugles. Certes, l'objectif ultime de toute guerre fut toujours psychologique, puisqu'il s'agit, selon Clausewitz, d'un « acte de violence destiné à contraindre l'adversaire de se plier à notre volonté ». Mais à cet objectif classique s'en ajoute désormais un nouveau qui est de gagner les faveurs de l'opinion internationale. Les efforts des Américains pour tuer le moins possible de civils afghans ne correspondent pas seulement à un progrès de la conscience ; il s'agit en outre, et peut-être d'abord, de prévenir les relations d'hostilité des musulmans, susceptibles de déstabiliser le Pakistan et l'Arabie Saoudite. La transformation des conflits actuels en gigantesques opérations de communication est nouvelle dans ses procédés ; elle n'en reste pas moins conforme à l'essence psychologique de la guerre. Dans le cas de l'Afghanistan, il faut même aller plus loin et tenter d'être populaire auprès de ceux que l'on bombarde. La nouvelle sensibilité, issue de la philosophie des droits de l'homme, implique en effet que les populations civiles ne sont pas complices de leurs dictateurs mais qu'au contraire elle en sont les principales victimes. Il s'agit donc de dissocier les Irakiens de Saddam Hussein, les Serbes de Milosevic, les Afghans du couple sanglant Omar-Ben Laden. Dans le cas de l'Irak, la prolongation des sanctions a abouti à un échec total. Dans l'ex-Yougoslavie, le résultat a été infiniment meilleur puisque les bombardements ont convaincu les Serbes de se débarrasser de Milosevic. Qu'en sera-t-il dans le cas de l'Afghanistan ? Il est peu probable que les Américains arrêteront cette guerre avant d'avoir obtenu des résultats tangibles contre le terrorisme international. Ce n'est d'ailleurs pas souhaitable. Un succès moral de Ben Laden serait, qu'on le veuille ou non, le signal d'une formidable régression de la civilisation. Les jolis coeurs qui proclament que « cette guerre n'est pas la nôtre » me font penser à ces salariés qui refusent de faire grève mais acceptent sans troubles de conscience les augmentations qui en résultent. La priorité est donc de soulager au maximum les Afghans en organisant, à l'entrée de l'hiver, une aide internationale contre les conséquences de la faim et du froid qu'elles vont subir. Des couloirs humanitaires sont-ils possibles, compte tenu de la nature des communications dans un pays où toutes les vallées sont des axes stratégiques ? Ou faut-il songer à des ponts aériens ? Dans quelles zones ? Redoutables problèmes politiques et même théoriques. On comprend que les ONG se plaignent du mélange des genres entre les activités guerrières et les actions humanitaires. Mais le moyen de faire autrement ? Cette guerre n'est pas ­ ou pas encore ­ un heurt de civilisations mais elle pose à la civilisation tout court des problèmes inédits dont dépend sa survie dans l'esprit des populations.