Si la riposte militaire aux attentats conduit les opinions publiques musulmanes à se rapprocher des islamistes, alors on aura fait le jeu des fanatiques. I - LE VAINQUEUR MEDIATIQUE IL était normal, nécessaire, indispensable que l’on fût indigné par les attentats des islamo-terroristes du 11 septembre dernier. Il est naturel, raisonnable, inévitable que l’on se pose la question de l’efficacité des ripostes à ces attentats. Ce n’est pas faire preuve d’antiaméricanisme ni manquer à la solidarité que de rappeler les résultats de la guerre du Golfe: Saddam Hussein est toujours là et ses partisans dans le monde, musulmans ou non, restent nombreux. Il est même impérieux de fixer avec plus d’exigence les objectifs qui justifient la coalition antiterroriste: faire en sorte qu’après les ripostes notre action justicière ne ramène pas vers les terroristes ceux qui les condamnaient au lendemain des attentats. Il s’agit de savoir si, non contents d’avoir fourni à Ben Laden, dans le passé, des armes qu’il a su retourner contre les Etats-Unis et l’Occident, nous allons contribuer à faire de lui le héros de tous ceux qui se considèrent, à tort ou à raison, directement ou non, comme des victimes de la politique américaine. Pour nous, Français, ce n’est pas un problème indifférent lorsqu’on entend sur nos stades siffler "la Marseillaise" et crier "Vive Ben Laden". Si minoritaires et désavoués qu’ils soient, il faut souligner que les manifestants du Stade de France sont nés non pas en Algérie mais en France, et que s’ils trouvent refuge dans l’extrémisme, c’est parce que l’on n’a pas su leur inculquer le désir de devenir des patriotes français. L’événement de dimanche soir, on l’a partout répété, ce n’est pas le discours de George W. Bush, c’est l’apparition sur nos écrans d’Oussama Ben Laden. Avec son regard de velours, son allure de prophète gandhiste, de professeur de yoga invitant à laisser entrer en nous les forces cosmiques. En robe immaculée comme la soutane d’un Père blanc, saisi sur fond de grotte comme un ascète du Ier siècle. D’une douceur franciscaine pour annoncer l’entrée en enfer des infidèles et leur châtiment éternel. Cet angélisme pour annoncer qu’une malédiction éternelle s’abattra sur les Américains, "ces tueurs qui ont joué avec le sang, l’honneur et les lieux saints de l’islam", sur "les troupes de Satan comme sur les partisans du diable qui font alliance avec elles". Les propos défilent sur un ton calme pour donner une bénédiction aux auteurs des attentats qui ont fait 6.000 victimes civiles à New York. Et puis l’habileté redoutable du politique arrive paisiblement: l’insécurité régnera aux Etats-Unis tant qu’il n’y aura pas de paix en Palestine et tant que les forces américaines stationneront sur la terre sainte d’Arabie Saoudite. Ainsi Ben Laden est-il passé, sans que les Occidentaux le soulignent mais sans que cela échappe à tous les musulmans, du nihilisme aveugle à la responsabilité politique. Il devient un chef de guerre et il tient tête au chef de la superpuissance américaine comme jadis Staline, Mao, Nasser et même Saddam Hussein. Mieux que les autres, il exploite la haine des Etats-Unis. Sauf que lui n’est à la tête d’aucun Etat. II - LES DEUX ARMES DE BEN LADEN On dira que ce n’est pas parce qu’un ennemi est habile et sait se faire entendre qu’il cesse d’être un ennemi. Il faudrait dire le contraire: c’est parce qu’il demeure un ennemi qu’il faut empêcher qu’il se fasse entendre. Or il faut être clair sur les deux instruments de propagande utilisés par Ben Laden pour justifier la barbarie de ses moyens et l’obscurantisme de sa philosophie. La présence des troupes américaines sur la terre du Prophète blesse les musulmans les plus modérés. Un ancien président tunisien de la Ligue des Droits de l’Homme demande ce que les chrétiens penseraient si le Vatican était gardé par des forces musulmanes. Cet argument n’est pas forcément convaincant mais l’homme qui le formule en est convaincu. Et d’autre part, il y a Israël. L’Etat hébreu n’était pas né lorsque l’islam radical a émergé, il y a quatre-vingt-dix ans. Au moment où l’on situe les premiers préparatifs des attentats du 11 septembre, c’est-à-dire il y a deux ans environ, aucune Intifada n’avait encore provoqué des représailles insupportablement disproportionnées de la part des Israéliens. Les communiqués n’annonçaient pas toutes les heures la mort de jeunes manifestants palestiniens. Il était au contraire question de l’éventualité d’une paix, et c’est cette éventualité qui inspirait les fureurs des partisans de la guerre sainte. D’ailleurs, en Algérie, où il n’y avait ni sionistes ni croisés, les massacres succédaient aux massacres. Le sort des Palestiniens ne suscitait aucun sentiment de solidarité chez les islamistes. Enfin, on peut dire qu’Arafat a raté une occasion historique de faire la paix et que jamais un président des Etats-Unis n’a été aussi proche des Palestiniens que Bill Clinton. Mais une fois tout cela dit, il faut accepter le fait que, désormais, l’absence d’accord au Proche-Orient nourrit le ressentiment de millions et de millions de musulmans, et que les Etats-Unis et leurs alliés ne pourront mener à bien leur action psychologique sinon militaire s’ils n’avancent pas, comme pendant la guerre du Golfe, vers un accord entre Israéliens et Palestiniens. Or cet accord serait possible sans la résistance actuelle d’Ariel Sharon qui ne peut pourtant plus dire qu’"Arafat est un Ben Laden" maintenant que le président de l’Autorité palestinienne est ouvertement combattu par les islamistes. S’il est un geste que les Israéliens devraient faire sans tarder, c’est de retirer leurs forces de certaines colonies de peuplement qui constituent des forteresses de provocation. C’est ainsi, et seulement ainsi, que les Israéliens pourraient se montrer solidaires de la lutte des Etats-Unis. Faute de quoi, ils seront accusés de compromettre toute la stratégie en principe promusulmane et antiterroriste de la coalition. III - NOS ALGERIENS ET LA GUERRE Que les Etats-Unis fassent preuve, depuis l’implosion de l’Union soviétique, d’un excès de puissance qui peut indisposer les uns, humilier les autres et révolter d’autres encore, on le constate tous les jours. Mais lorsque les Etats-Unis sont attaqués ou affaiblis, c’est l’Occident qui se sent en péril. De Gaulle, qui n’avait pas précisément un faible pour les Américains, a été le premier à manifester sa solidarité spectaculaire et chaleureuse à John Kennedy pendant "la crise des missiles" à Cuba en 1962. Mais encore une fois, non seulement il est permis mais il est indispensable d’exiger des garanties sur la conduite de la guerre. Les Européens l’ont fait dans les Balkans. Ils peuvent le faire encore mieux aujourd’hui car les Etats-Unis ont besoin de nous: le concept de coalition dépend de la solidarité des alliés. L’une des conséquences les plus fâcheuses de l’intervention américaine serait qu’elle pût arrêter ou freiner l’élan autocritique qui s’est emparé d’une partie des élites musulmanes après le 11 septembre. Ben Laden n’aura échoué que si, du fait de son interprétation assassine du message coranique, il suscite en réaction une révision de la lecture des textes sacrés. Une enquête d’opinion nous apprend que les musulmans de France sont de plus en plus religieux: raison de plus pour les inviter à partager notre conception de la pratique religieuse, fruit de notre passé de lutte en faveur de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Davantage: le grand acquis de la République en France était d’avoir su jusqu’à présent faire s’épanouir des individus qui, le cas échéant, n’hésitaient pas à choisir les valeurs de la nation plutôt que celles de leur communauté. Or on ne peut pas dire que les jeunes Algériens de France qui ont provoqué, samedi dernier, l’interruption du match France-Algérie se soient comportés comme des citoyens responsables et intégrés. IV - UN MONDE ANGLO-SAXON Réalité évidente: il n’y a pas encore une Europe, mais il y a un monde anglo-saxon. Il n’y a pas encore de patriotisme européen, mais il y a bel et bien un patriotisme anglo-saxon. Il se vérifie dans les grandes occasions. Dans les épreuves. Devant la menace commune. Le Britannique Tony Blair est devenu l’ambassadeur de la coalition américaine dans le monde entier avant "la frappe", pour devenir ensuite le porte-parole de la Maison-Blanche. L’enthousiasme des Canadiens, le zèle des Australiens et, last but not least, la ferveur des Allemands devraient donner une fois de plus à méditer. Sur ce dernier point, l’ancien chancelier allemand, Helmut Schmidt, a consacré un chapitre de son dernier livre à la nécessité, pour la construction de l’Europe, de voir Berlin s’éloigner un peu plus de Washington et se rapprocher un peu plus de Bruxelles. On parle beaucoup des "civilisations" en ce moment, mais au lieu de disserter une fois de plus sur le choc éventuel de l’Occident et de l’islam –qui, pour un pays comme la France, aboutirait simplement au chaos– il vaudrait mieux s’interroger sur les liens qui, à l’intérieur de l’Occident, unissent de manière indéfectible les Anglo-Saxons sous le double leadership de Washington et de Londres. Depuis qu’ils n’ont plus d’empire, les Britanniques ne choisissent pas, comme Churchill, le grand large aux dépens de l’Europe. Ils optent sans la moindre hésitation pour les Etats-Unis. Margaret Thatcher l’avait dit avec force. Tony Blair fait preuve, lui, d’une équivalente inconditionnalité. Cette donnée est rarement présente dans les dissertations sur l’Europe et dans les spéculations géopolitiques. Mais elle n’est nullement ignorée à Pékin, à Moscou, à New Delhi et surtout, en ce moment, à Islamabad. On dira que la guerre du Golfe s’est déroulée en Irak et que celle d’aujourd’hui se passe en Afghanistan: deux régions où les Britanniques se sont longtemps enracinés. Mais loin d’aviver des conflits d’intérêts, la menace afghane ne fait qu’unir davantage les Britanniques et les Américains. Lorsqu’il s’agit d’une communauté d’intérêts aussi évidente que celle qui unit l’Europe et les Anglo-Saxons dans la coalition antiterroriste, on ne peut pas se plaindre de l’intimité américano-britannique. Mais même dans ce cas, l’Europe non anglo-saxonne ne devrait pas se résigner à la passivité car, sans elle, non seulement la coalition n’a pas de sens mais les objectifs mêmes du combat peuvent être compromis.