Coeur chaud, tête froide. La solidarité que l'Europe doit aux Etats-Unis n'implique pas l'alignement. Quelles suites faut-il donner aux attentats antiaméricains du 11 septembre ? Cette question, qui n'appelle aucune réponse évidente, divise les partisans d'une riposte rapide et brutale, et ceux qui recommandent de réfléchir avant d'agir. Ces derniers se recrutent surtout en Europe, où une majorité de gouvernements et d'opinions publiques mettent Washington en garde contre une précipitation dont les conséquences pourraient être catastrophiques pour tous, à commencer par les Etats-Unis eux-mêmes. Mais les conseils de prudence sont, en ce moment, mal compris par une majorité d'Américains, atteints dans toutes leurs fibres par les massacres du mardi noir. Et on peut les comprendre. Comment écouter des appels à la modération quand on panse des blessures aussi profondes et douloureuses ? Entre 5.000 et 6.000 victimes directes, autant de familles endeuillées, une nation bafouée par la destruction des symboles qui font une partie de sa fierté, la découverte subite de sa vulnérabilité par un pays qu'on disait invincible : tant de souffrances à vif n'incitent ni à la retenue ni à la réflexion. Les sondages le montrent : une majorité d'Américains souhaitent une riposte rapide et de grande ampleur. Beaucoup d'entre eux lui donneraient volontiers le caractère d'une vengeance. Ils sont prêts, pour cela, a consentir des sacrifices importants. Non seulement financiers, mais en termes de vies humaines. Cet état d'esprit explique au moins en partie les déclarations du président américain, appelant à la « croisade » dans le cadre d'« une lutte monumentale entre le Bien et le Mal ». George W Bush est sensible à l'opinion comme le sont tous les responsables politiques. Mais il l'est d'autant plus que, mal élu face à son challenger démocrate, il ne jouissait pas, jusqu'aux tragiques événements du 11 septembre, d'une confiance et d'une estime augurant une grande carrière présidentielle. Les attentats et le formidable sursaut patriotique qu'ils soulèvent peuvent changer ce destin jusqu'ici peu prometteur. Mais, quand les Américains dans l'épreuve se serrent les coudes et que tous les regards se portent vers la Maison-Blanche, son locataire se dit qu'il décevrait en tenant des propos nuancés, qui seraient taxés de faiblesse par le plus grand nombre de ses compatriotes. Cette rhétorique guerrière que nous, Européens, pouvons considérer comme une démagogie de bas étage appuyée de références religieuses hors de propos, résulte, aux Etats-Unis, d'un engrenage presque fatal entre une émotion extrême, les attentes qu'elle suscite et les réponses que le chef de l'Etat est prêt - ou non - à leur apporter. Aujourd'hui, aux Etats-Unis, il n'est pas bon de passer pour une « mauviette ». A un tel engrenage, seule pourrait échapper une personnalité particulièrement forte et inspirée. Mais c'est en vain qu'on la chercherait, en ce moment, dans le bureau ovale de la Maison-Blanche. Comme l'esprit de vengeance de l'opinion et la rhétorique guerrière du président s'alimentent mutuellement, on peut craindre qu'à force de vouloir « faire quelque chose » rapidement, les Etats-Unis fassent n'importe quoi. Ce « n'importe quoi », que nous conjurions déjà la semaine dernière, consisterait en des actions militaires sans discernement, qui frapperaient bien davantage de victimes civiles innocentes que de coupables présumés. Ce danger trace, pour l'Europe, un cap dont elle ne doit pas dévier. 1. Oui, les Européens doivent aux Etats-Unis une solidarité sans faille dans toutes les initiatives qui concourront à identifier, rechercher, arrêter, juger les responsables des attentats. Ils ne peuvent en aucun cas rester impunis, sous peine d'encourager la multiplication d'actes du même type. Une lutte active contre le terrorisme est de notre propre intérêt. Elle doit s'exercer à long terme et mérite qu'on lui consacre les moyens nécessaires, avec les consequences financières qui peuvent en résulter. Mais elle devra, en même temps, éviter le piège de l'Etat-policier, qui viderait nos démocraties de leurs valeurs essentielles. Or cet équilibre n'est pas facile à réaliser. 2. Non, les Européens ne doivent pas suivre les Etats-Unis dans une « croisade » qui les entraînerait, de près ou de loin, à un « choc des civilisations » entre chrétiens et musulmans. Nous ne pouvons davantage leur emboîter le pas dans une campagne miliaire aveugle. A cela, plusieurs raisons. D'abord, ce serait faire le jeu des terroristes. Les inspirateurs des attentats n'attendent en effet que deux choses. Que l'hyperpuissance blessée se lance dans une répression sauvage, ce qui, à leurs yeux, justifierait a posteriori l'horreur qu'ils viennent d'infliger à l'Amérique. Et, surtout, que la réaction américaine jette dans leurs bras de nouvelles générations de désespérés, prêts à tout pour détruire le « Grand Satan ». D'autre part, un alignement strict de l'Europe sur l'attitude de Washington priverait la communauté internationale de la diversité d'analyses et du recours politique dont elle a le plus grand besoin au moment où il devient manifeste que les Etats-Unis ne peuvent plus décider seuls pour les affaires du monde. Enfin, l'Europe doit cultiver son indépendance d'action et d'esprit pour devenir, plus qu'autrefois, l'indispensable trait d'union entre les Etats-Unis et le reste du monde. A l'heure où tout démontre qu'il faut, également, rechercher les causes du terrorisme et entreprendre de les éradiquer, notre position médiane sur l'échiquier international est indispensable pour jeter des ponts entre les sociétés qui ne se comprennent plus. Plus que dans sa puissance militaire, la force de l'Amérique sera de s'engager dans une réflexion nouvelle sur les rapports internationaux. Nous pouvons l'y aider.