Les nouveaux barbares Sous les décombres encore fumants des symboles de la puissante Amérique, il s'agit désormais de démêler l'écheveau géopolitique des réseaux intégristes. Or, il faut se rendre à l'évience: nous les avons nous-mêmes nourris et alimentés pendant des années. D'abord, l'effroi devant l'ampleur de la tuerie. Puis l'indignation, la rage. Ensuite, la réflexion. Mais la réflexion tout de même. A partir de ce fait brut, quasiment inimaginable: ils étaient armés de couteaux et de cutters; ils ont attaqué et détruit le Pentagone. Ils étaient une poignée; ils ont frappé au coeur de l'empire: le symbole de sa puissance militaire et le symbole de sa puissance financière. Qui? Démosthène les appelait les «barbares», c'est-à-dire ceux quii étaient radicalement étrangers au type de civilisation que représentait Athènes, et il annonçait obsessionnellement qu'ils étaient déjà "aux portes de la Cité". Les barbares... Il faut prendre ce terme dans son acception originelle de ceux qui "ne parlent pas", donc "ne pensent pas" comme nous. Et, en effet, ce qui s'est passé le 11 septembre 2001 à New York et à Washington, les deux centres névralgiques de l'Amérique hégémonique, résume à sa façon le processus qui mit trois siècles a installer la barbarie au coeur de l'Empire romain. D'un côté, la puissance des puissances qui règnait sur l'univers, sa force militaire inimaginable, ses légions devenues presque invincibles, une concentration inouïe de richesses, l'ensemble du monde connu - ou civilisé - de la Bretagne aux confins du Sahara, de l'Espagne au Proche-Orient, qui s'habille à la romaine, construit ses villes a la romaine, parle et écrit à la romaine. El, dans les péripéties de cette "civilisation", dans ses marges, les "autres", les chevelus, les adorateurs de dieux implacables et guerriers, les hurleurs, les dépenaillés, les sans-le-sou, les barbares! Or, les barbares l'emportèrent. Non pas parce qu'ils battirent Rome, mais parce qu'ils s'installèrent dans Rome. Parce qu'ils devinrent Rome. Parce qu'ils furent portés par Rome elle-même. Comme les "nouveaux barbares". Rome utilisa les barbares pour résister à ses ennemis: n'est-ce pas ce que l'Occident a fait au cours de sa confrontation avec l'Union soviétique? Et, même après l'écroulement du communisme. Rome, peu à peu, se mit à penser comme les barbares: l'Occident n'a-t-il pas évolué de la même façon en s'adonnant à un matérialisme de l'argent roi compensé par un néo-obscurantisme clérical? Rome abandonna la république pour l'Empire. L'Occident aussi! Examinons froidement ces deux points: qui, par exemple, a financé, armé, manipulé l'islamisme radical? Entre 1979 et 1989, c'est la CIA qui, au Pakistan, entraîna les activistes islamistes qui, ensuite, se retrouvèrent dans la nébuleuse de Ben Laden. Ensuite, ce sont les services secrets pakistanais, très liés à la CIA, qui prirent le relais et permirent que la région de Peshawar devînt La Mecque de l'internationale terroriste armée. C'est le principal allié des Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, qui favorisa, entretint et assista la plupart des mouvements intégristes dans le monde arabe, dont le FIS en Algérie, d'où a surgi le GIA. Le milliardaire saoudien Ben Laden rompit avec Riyad parce qu'il n'accepta pas l'installation des « troupes » américaines « impies » en Arabie Saoudite à l'occasion de la guerre du Golfe. Mais c'est tout de même sa société de BTP qui construisit la plus importante des bases où s'installèrent les GI. Et, jusqu'en août dernier, le chef des services de renseignement saoudiens était l'un de ses proches. Ce sont les pays du Golfe qui arrosèrent, et arrosent toujours, un peu partout les groupes fondamentalistes. C'est Ariel Sharon qui, non seulement permit l'émergence du Hezbollah en envahissant le Liban, mais également soutint l'idée folle qu'il fallait favoriser le Hamas pour affaiblir l'OLP. George W. Bush, jusqu'ici en panne de manichéisme, vient de ressusciter le vieux thème reaganien de lutte à mort entre le bien et le mal. Et l'on admettra que, si le bien riest pas toujours aussi bien que ça, le mal, lui, est tout à fait mal. Mais, hier, ce mal était justifié, utilisé, favorisé par le camp du bien. Ben Laden a trouvé un refuge en Afghanistan et y a installé ses camps d'entraînement. Mais où se trouve le véritable centre propagandiste et logistique de l'internationale intégriste? A Londres! Toutes les opérations de désinfonnation, tous les faux témoignages, tous les thèmes de propagande partent de là. Les publications intégristes y ont leur siège. La première tentative d'utilisation d'un avion de ligne détourné contre une cible civile (en l'occurrence le centre de Paris) fut le fait du GIA algérien, en 1994. Or, c'est peu dire que cette mouvance terroriste, proche de Ben Laden, dont certains des anciens cadres furent formés en Afghanistan, bénéficia, dans certains milieux occidentaux, d'une évidente indulgence; que sa propagande rencontra, dans quelques médias, des oreilles complaisantes; qu'on en vint à l'exonérer de ses crimes les plus épouvantables (peut-être comprendra-t-on mieux pourquoi Marianne n'a cessé de combattre cette dérive!). N'a-t-on pas eu tendance à minimiser l'importance qu'avaient prise, en France même, les réseaux fondamentalistes les plus radicaux? Pendant la guerre des Balkans, qui s'est inquiété de la constitution d'une brigade internationale islamiste dans le sillage de l'organisation Ben Laden, et dont certains des chefs viennent d'ailleurs d'être inculpés de crimes de guerre par le TPI? Le mal étant le Serbe, tout le reste, à l'époque, était le bien. Quand des extrémistes, issus de la même mouvance, se lancèrent furieusement, à partir de la Tchétchénie, à l'assaut du Daguestan, l'Occident réagit-il avec la même intransigeance qu'à l'invasion du Koweït? Non, il s'en lava les mains. Nous intervînmes au Kosovo et en Macédoine, mais qu'a-t-on fait pour soutenir la lutte héroïque du commandant Massoud contre l'effroyable régime des talibans longtemps soutenu par Washington? Rien! Combien de radios dites « libres », combien de sites Internet, combien de mosquées sont-elles, en Europe même, contrôlées par l'islamisme radical? Sait-on que la télévision privée, financée par le Qatar, qui couvre l'ensemble de l'Afrique du Nord et qui est la lus regardée également dans certaines de nos cités, fait certes le procès légitime des gouvernements arabes « dictatoriaux», mais d'un point de vue ouvertement intégriste! L'intégrisme armé et massacreur - qui, il y a deux semaines, ensanglantait le Proche-Orient et l'Algérie, organisait un attentat suicide contre Massoud en Afghanistan, tandis qu'un jeune homme, chez nous, à Béziers, s'en réclamait pour légitimer sa violence de frustration -, frap- pait aussi aux Philippines, au Nigeria, en Indonésie au Cachemire, au Tadjikistan et dans le Caucase. Mais il a fallu la destruction des deux tours du World Trade Center pour qu'il soit soudain proclamé que cette « internationale » menait une véritable guerre contre la démocratie. Que faisait-elle donc jusqu'ici? Les « nouveaux barbares »... L'expression a également un autre sens Elle signifie la mouvance intégriste radicale (et pas seulement musulmane, car elle peut aussi être hindouiste, tamoul, chrétienne, ethniciste, juive ou sectaire) remet en question tout ce qui a permis, depuis au moins le XVIIIe siècle, l'émergence de la civilisation moderne: la démocratie, la liberté, la rationalité, la tolérance, la laïcité, l'humanisme, le pluralisme. Tout! La barbarie tient, ici, moins à la sauvagerie qu'au refus total de tous les acquis, les pires comme les meilleurs, qui ont apporté au monde les idées de la Renaissance ou de la philosophie des Lumières. Volonté de retour, non au Moyen Age, mais à l'idéologie, à l'organisation politique et à la structure sociale du Moyen Age. A cette simple différence qu'au service des pratiques de ce temps - les guerres privées, les raids meurtriers pour convenances personnelles, le mépris total de la piétaille, l'esprit de croisade (Dieu reconnaîtra les siens), les duels à mort, les vendettas sans fin, la banalisation des massacres, les villes rasées - on met les moyens les plus sophistiqués de la technologie moderne. Les barbares sont partout. Or, à ce retour de la pensée barbare, n'avons-nous pas nous-mêmes donné des gages? N'avons-nous pas favorisé nous-mêmes ce recul de civilisation? Le progrès humain, depuis plus de trois siècles, a été en quelque sorte structuré par l'irradiation de ces concepts que sont la démocratie, la république (au sens philosophique et non institutionnel du terme), le rationalisme, la laïcité (qui implique la tolérance), le libéralisme (qui n'est pas le capitalisme débridé). Et cela, pas seulement en Occident, mais dans le monde entier, du Japon à l'Inde, de la Turquie à l'Egypte. Or, peu à peu, ces tuteurs, nous les avons nous-mêmes renversés. La tolérance, nous 1'avons surtout pratiquée à l'égard de l'intolérance; la laïcité, nous l'avons ringardisée; le rationalisme, nous l'avons ramené au rang d'une option facultative au même titre que le fanatisme et l'obscurantisme. La démocratie, nous l'avons déclarée «spécifique », c'est-à-dire peu faite, justement, pour les barbares. Quant à la république... Aujourd'hui, après la tragédie atroce que vient de vivre l'Amérique, hélas dirigée par un homme incapable d'en saisir toute la dimension, on nous invite à une nouvelle croisade contre un nouvel empire du mal. Non sans la secrète jubilation de pouvoir recréer, mais sur une base cette fois hégémonique, un monde artificiellement binaire pour remplacer l'autre, celui d'avant l'effondrement du communisme. Artificiellement, car les barbares ne sont pas confinés dans un camp, dans un espace. Ils sont partout. En nous... On frappera l'Afghanistan, alors même qu'on a favorisé l'installation des talibans et abandonné Massoud à son sort! Et après? Certes, quoi qu'on en dise, il n'y a pas d'autre issue, face au néonazisme intégriste et massacreur, que l'éradication. Mais, plus encore que « se venger », il faudra guérir. Plus encore que taper sur le mal, il faudra s'attaquer à la source du mal (la tragédie des Palestiniens, par exemple). On ne fera pas l'économie d'une réponse à ces questions majeures, les seules qui vaillent: comment notre système unipolaire a-t-il pu nourrir en son sein les artificiers de tels incendies? Comment a-t-il pu nourrir, justifier, légitimer aux yeux de certains - de beaucoup -, une telle dérive régressive? Comment la logique de la mondialisation a-t-elle pu déboucher, presque naturellement, sur la banalisation de telles horreurs? Comment le nouvel ordre du monde a-t-il pu avoir pour conséquences que tant de gens soient prêts à nous immoler et à s'immoler eux-mêmes à leur haine de cet ordre-là ? Comment le « centre » a-t-il pu à ce point engendrer tant de folies, et aussi de désespoirs et de rage, à ses périphéries? Et pourquoi, comment, sur les ruines du communisme, a-t-on laissé monter, se développer, bien pire, infiniment pire que le communisme? Pourquoi le terrorisme, qui était censé être manipulé par le KGB, est-il devenu cent fois plus meurtrier depuis qu'il n'y a plus de KGB? Comment, enfin, la dynamique de la globalisation planétaire, telle que le néolibéralisme l'a conçue, a-t-elle pu avoir pour résultat que dix-huit illuminés, armés de cutters, ont pu détruire Wall Street et le centre de commandement de l'armée impériale? Ces questions, Bush ne se les posera pas. Sharon non plus. Alors, le risque est là: que nous exterminions demain quelques «barbares» pour l'exemple, on a déjà commencé à Djenine, dans l'indifférence générale; que l'on se laisse aller à une hystérie anti-arabe ou antimusulman qui ne fera qu'exacerber les délires arabes ou musulmans; mais que rien ne soit modifié aux « conditions » qui font, hors de nos murs et dans nos murs, éclore et prospérer la barbarie!