L'innommable. Ce qui nous coupe le souffle dans cette tragédie, c'est moins son horruer - nous somems habitués - que son illisibilité. C'est la guerre! Tel est le cri qui s'est élevé dans tous les coins du monde, mardi vers 16 heures, quand on a appris les incroyables nouvelles venues des Etats-Unis : les deux tours du World Trade Center en cendres, le Pentagone en flammes, la Maison-Blanche évacuée, tandis que des avions de ligne transformés en fusées suicides continuaient de sillonner le ciel d'Amérique. Il avait bonne mine, George W. Bush, avec son bouclier antimissile censé protéger le territoire américain d'attaques extérieures. Venues d'où? De Russie? De Chine? Du Moyen-Orient ? Alors qu'il est tellement facile d'organiser la guerre de l'intérieur, avec les moyens du bord si l'on peut dire, en détournant des avions de ligne américains ! Et pourtant, il faut résister à l'emploi du mot guerre. Celle-ci, sous sa forme classique, suppose l'affrontement d'adversaires identifiés, luttant pour la suprématie. Or si horrible, si effarant qu'il soit, le feu d'artifice terroriste ne remettra pas en cause la suprématie américaine. En revanche, ce terrorisme exercé à une échelle sans précédent a quelque chose à voir avec la guerre nucléaire, non sous la forme de destruction massive et réciproque qui conditionnait la doctrine américaine, mais à l'instar de la doctrine française de dissuasion du faible au fort. Une organisation terroriste - comme le réseau Ben Laden - est évidemment incapable d'affronter directement les Etats-Unis, et de puissance à puissance, il ne faudrait que quelques heures, au pis quelques jours, à ceux-ci pour anéantir l'Etat arabe ou musulman, qui, par hypothèse, se cacherait derrière l'organisation en question. Mais des terroristes supérieurement armés et organisés sont en état, à faibles coûts, d'infliger à la première puissance mondiale des blessures matérielles et surtout symboliques de très grande ampleur. Pis, la première puissance mondiale est rigoureusement incapable, en raison même de ses responsabilités, de répondre du tac au tac : qui peut le plus ne peut pas nécessairement le moins. Et la fragilité des grands systèmes modernes, qu'ils soient économiques, logistiques, militaires ou simplement administratifs croît chaque jour en raison directe de leur complexité. Contre celui qui est prêt en toute hypothèse à affronter la mort ou même à se la donner lui-même pour parvenir à ses fins, il n'y a pas de défense préventive qui tienne. Le Pentagone a les moyens de mettre le feu au monde, mais il suffit de quelques hommes déterminés pour mettre le feu au Pentagone. Faut-il parler d'une escalade dans la barbarie? Oui, à condition d'indiquer que cette évolution est ancienne, qu'elle remonte à la Révolution française et aux guerres révolutionnaires qui, substituant l'idéologie au simple affrontement des forces matérielles, a aboli la distinction entre le civil et le militaire. Depuis, Coventry, Dresde, Hiroshima ont été de nouveaux pas dans la substitution de la terreur, c'est-à-dire de la psychologie de masse à la force brutale, qu'on finira par regretter. Le terrorisme est le fruit de l'idéologie, et c'est cette filiation qui est, avec la technique, la marque la plus infaillible des temps modernes. Il est trop tôt, à quelques heures de cet immense événement, pour dire quelles en seront les conséquences sur le conflit israélien, et au-delà, sur l'équilibre des forces à l'échelle internationale. Au Proche-Orient, l'enlisement des deux camps dans la guérilla quotidienne relevait d'une absurdité totale dont les terribles attentats de New York et de Washington sont en quelque sorte le couronnement, Ce qui nous coupe le souffle dans l'événement présent, c'est moins son horreur - nous sommes habitués - que son illisibilité : nous sommes en face de l'innommable. Certes, nous n'avons pas encore atteint le degré d'atrocité des deux premières guerres mondiales, mais on se demande si l'on n'en a pas déjà dépassé l'absurdité. Aucune cause, fût-elle la plus légitime, ne saurait être justifiée par le courage désespéré et le froid nihilisme de ses partisans. Nous avons quitté le niveau des conflits classiques avec leurs ennemis identifiés, leurs rituels connus pour entrer dans un monde nouveau où, à la guerre entre puissances s'est substituée une guerre invisible, une guerre de tous contre tous, une guerre de tous les instants, à l'abri de laquelle personne ne peut demeurer longtemps. jadis, la barbarie avait son territoire. Aujourd'hui, elle est en train de s'infiltrer dans tous les interstices de la vie quotidienne, donnant l'image d'une guerre permanente des hommes contre eux-mêmes. L'irruption violente des peuples dans les domaines où se joue leur destinée, qui est la définition même de la démocratie, a réveillé des monstres qu'elle paraît pour le moment incapable de dompter.