[15,0] LIVRE QUINZIÈME. [15,1] CHAPITRE Ier. PRÉFACE DANS LAQUELLE ON RÉSUME TOUT L'OUVRAGE. Pour défendre et justifier notre séparation du polythéisme professé par toutes les nations, et pour prouver qu'en cela nous avons agi avec discernement, nous avons considéré qu'il était du plus haut intérêt d'ouvrir le livre de la Préparation évangélique par la réfutation de cette solennelle erreur ; nous avons donc consacré les trois premières divisions de cet ouvrage à son examen. Nous ne nous sommes pas bornés à y discuter les fables, telles que les enfants des poètes et des théologiens nous les ont transmises, lorsqu'ils mettent en scène leurs Dieux nationaux ; nous avons encore approfondi les graves et mystérieuses explications tirées de la nature universelle, qui sont l'œuvre de la noble philosophie, laquelle a rapporté au ciel et aux autres parties de l'univers ces mêmes fables ; encore que les théologiens eussent formellement interdit qu'on osât les traduire sous la forme d'emblèmes. On doit donc tenir pour constant, que les plus anciens de leurs théologiens n'ont rien connu de plus que les récits historiques que nous leur devons, et leurs témoignages ne se rapportent qu'aux seules fables. C'est d'accord avec leurs relations, et conséquemment avec ce qui vient d'être dit, que les mystères et les initiations ont été institués dans les villes et dans les campagnes, et que même encore aujourd'hui, on célèbre dans les hymnes et les cantiques que l'on chante en l'honneur des Dieux, leurs mariages, la procréation de leurs enfants, leurs afflictions, leurs enivrements, leurs voyages sans but, leurs amours, leurs colères, leurs infortunes et toutes les péripéties qu'ils ont endurées. Néanmoins, bien que surabondamment, j'ai mis en lumière les jactances théâtrales, les subtilités sophistiques des philosophes qui se sont efforcés de n'y voir qu'une exposition de la nature. Dans les trois livres qui suivent immédiatement les trois premiers, j'ai mis à nu le prestige qui s'est attaché aux oracles qui ont eu tant de retentissement, et j'ai combattu le préjugé répandu dans le peuple en faveur du destin. J'ai employé pour cela les arguments les plus lucides, dont le mérite ne m'appartient pas seulement ; ils sont pour la plupart empruntés aux philosophes Grecs dont j'ai cité les propres paroles. Passant de là aux livres des Hébreux, j'ai fait voir dans un nombre égal de sections les fondements de leurs dogmes, et la vérité de leur histoire, confirmée par le témoignage des Grecs eux-mêmes. Ensuite, j'ai produit au grand jour la manière dont les Grecs avaient généralement profité des inventions des Barbares, sans qu'aucune, qui fût digne de quelque estime, eût jamais pris naissance sur leur sol. A cet effet, j'ai opposé les temps où ont vécu les plus fameux des Grecs, aux époques qui ont vu fleurir les prophètes des Hébreux. Dans les trois livres qui ont succédé, j'ai fait voir l'accord qui règne entre les opinions des philosophes les mieux famés de la Grèce et celles des Hébreux, citant toujours en témoignage les paroles de ces philosophes. Néanmoins, j'ai dû constater dans le livre qui précède celui-ci, les divergences d'opinions non seulement des philosophes avec nous ; mais celles qui règnent entre eux, et combien de fois les disciples ont été les premiers à ruiner les systèmes de leurs maîtres. Dans tout cet ouvrage, je crois avoir fait voir, à ceux qui le liront, l'impartialité de jugement la plus entière; ayant remis, pour ainsi dire, aux faits le soin de démontrer que ce n'est pas sans réflexion, mais d'après les raisonnements les mieux établis et les plus concluants, que nous avons donné la préférence à l'ancien culte et à l'ancienne philosophie des Hébreux sur le culte et la philosophie des Grecs : raisonnements qui sont tous appuyés sur les textes mêmes des auteurs Grecs que j'ai invoqués. Je suis maintenant parvenu au quinzième et dernier livre de toute cette composition, dans lequel il me reste à parcourir, et à faire ressortir les dernières doctrines de cette noble philosophie des Grecs, pour en montrer, à tous les regards, l'inanité dans toute son étendue, et pour faire bien comprendre que si nous avons cessé de partager les opinions de ces philosophes, ce n'est pas par l'ignorance de ce qui devait nous les faire admirer, mais par le peu d'estime d'une étude aussi vaine : ce qui nous a portés à consacrer notre existence à la pratique des plus sublimes vertus. Ayant donc imprimé le sceau de la vérité à ce dernier travail, nous aurons, avec la grâce de Dieu, accompli le Traité de la Préparation évangélique. Passant de là à l'œuvre plus parfaite de la Démonstration de ce même évangile, j'aborderai la seconde partie de l'accusation dirigée contre nous, comme annexe de cette première. On nous reproche donc, puisque nous donnions la préférence aux oracles des Hébreux sur ceux de la patrie, de n'avoir pas pris pour règle de conduite l'imitation entière des rites hébraïques. Voilà ce qu'après la conclusion du présent écrit, nous nous efforcerons de traiter avec l'aide de Dieu, et nous pensons qu'en rapprochant les deux parties distinctes de ce travail, on y trouvera l'ensemble d'une même conception, qui les relie, pour ne former qu'un tout parfait. Mais revenons au sujet qui nous occupe maintenant. Après avoir fait comprendre dans les sections précédentes, que la philosophie de Platon est tantôt en harmonie avec les livres des Hébreux, et tantôt en diffère, (en quoi l'on a fait voir que parfois elle se contredisait elle-même), nous avons passé à l'examen des philosophes appelés physiciens, de là à celui de la succession de l'école platonicienne, à Xénophane, à Parménide et à Pyrrhon, enfin, à tous ceux qui ont fait de la réticence (g-epocheh) le principe de leur philosophie ; puis ensuite à tous ceux dont le livre précédent avait condamné les sentiments, comme contraires aux dogmes des Hébreux, à ceux de Platon, enfin à la vérité même, et comme s'attaquant et se blessant eux-mêmes, par leurs propres armes. Il est temps de lever nos regards vers l'orgueil d'Aristote et des Stoïciens, de les contempler du haut du théâtre où ils brillent, de même que toute la physique de ces philosophes qui veulent nous imposer en fronçant le sourcil, afin de nous instruire tant de ces hautes pensées dont ils tirent vanité, que de la réfutation qu'en ont faite leurs propres compatriotes. C'est ainsi que nous nous laverons, de la manière la plus légitime, des imputations calomnieuses qu'on nous adresse, pour avoir déserté leurs écoles, et nous prouverons que ce n'est pas par ignorance de leurs merveilleux enseignements que nous l'avons fait; mais que c'est au contraire par un jugement très sain et après un examen approfondi, que nous avons préféré le culte religieux et la vérité philosophique de ceux qu'on nomme Barbares, à toutes les sciences helléniques. Je commencerai par Aristote, que d'autres philosophes ont calomnié pour sa vie privée; et dans le nombre il en est de très illustres. Mais comme il ne me plaît pas d'entendre calomnier cet homme sur de simples ouï-dire, par ses propres compatriotes, je préfère citer pour sa justification ce qui a été écrit en sa faveur par Aristoclès le péripatéticien, dans le septième livre de son histoire de la philosophie. [15,2] CHAPITRE II TIRÉ D'ARISTOCLÈS LE PÉRIPATÉTICIEN SUR ARISTOTE ET SUR CE QU'ON EN RACONTE. PRIS DANS SON 7e LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE. « Comment est-il donc possible, comme le dit Épicure dans sa lettre sur les genres de vie, qu'étant jeune il eût mangé toute sa fortune patrimoniale ; qu'ensuite il eût été poussé à se faire soldat ; que, s'étant lâchement conduit dans cette carrière, il se soit réfugié chez un marchand de drogues; qu'enfin, Platon ayant ouvert son école à tous ceux qui se présentaient, il s'y soit précipité ? Comment admettre avec Timée le Tauroménitain, qui le rapporte dans son histoire, que, déjà d'un certain âge, il fermait les portes et les volets de la maison d'un médecin obscur ? Qui pourrait croire à ce qu'en rapporte Aristoxène le musicien, dans la vie de Platon ? Il dit que, pendant les voyages et les absences de Platon, certains personnages étrangers avaient élevé et arrangé un lieu de promenade philosophique, en rivalité avec le sien; et quelques auteurs prétendent que c'est Aristote qu'Aristoxène a voulu faire entendre : lui qui jamais n'a parlé qu'avantageusement d'Aristote. Quant aux mémoires qu'a composés Alexinus, de la secte des disputeurs, on ne peut y voir qu'un écrivain complètement ridicule, lorsqu'il avance qu'Alexandre, dans son enfance, témoignait le plus grand mépris pour les leçons d'Aristote, en faisant le plus grand cas de Nicagore, surnommé Hermès. Euboulides ment effrontément dans le livre qu'il a écrit contre Aristote, en citant des vers misérables par leur mauvais goût, comme étant l'œuvre d'autres que lui, sur le mariage d'Aristote et sur l'intimité qui existait entre lui et Hermias, ensuite disant qu'il était tombé dans la disgrâce de Philippe, qu'il n'avait pas assisté aux derniers moments de Platon, qu'il avait cherché à détruire ses ouvrages. Que dirons-nous de l'accusation de Démocharès contre les philosophes ? Car ce n'est pas Aristote seulement, mais tous les autres philosophes qu'il injurie. En examinant ses calomnies, il est impossible de ne pas dire qu'il extravague, car il dit qu'on a surpris des lettres d'Aristote contre la république d'Athènes; qu'il avait livré Stagire, sa patrie, aux Macédoniens ; que, lorsque Olynthe fut rasée, il avait indiqué à Philippe, qui faisait vendre les dépouilles des Olynthiens, quels étaient les plus riches d'entre eux. Céphisodote, disciple d'Isocrate, a aussi inventé de stupides calomnies contre lui : savoir, qu'il était efféminé et aimant la bonne chère, et autres choses semblables. Mais ce qui excède en démence tout ce qu'on a pu dire, ce sont les imputations de Lycon, qui s'intitule Pythagoricien. Il dit qu'Aristote offrit aux mânes de sa femme un sacrifice tel que celui que les Athéniens offrent à Déméter ; qu'il prenait des bains d'huile tiède qu'il vendait après s'en être servi ; que, lorsqu'il se rendit à Chalcis, les douaniers trouvèrent, dans le vaisseau (qui le portait), soixante-quinze fioles d'airain. Tels sont, je crois, à peu près tous les premiers diffamateurs d'Aristote, qui furent ses contemporains ou vécurent peu d'années après lui. Ce sont tous des sophistes, des querelleurs, des rhéteurs dont les noms et les livres sont morts avant eux-mêmes. Je dois entièrement laisser de côté ceux venus depuis, qui n'ont fait que répéter ce qu'avaient dit leurs devanciers, et bien plus encore, ceux qui, n'ayant pas lu leurs écrits, ont parlé d'eux-mêmes. Tels sont les écrivains qui ont porté au nombre de trois cents, les fioles, dont personne, excepté Lycon, entre les hommes de son temps, n'a fait mention. Or celui-ci, comme je viens de le faire voir, dit qu'on n'en trouva que soixante-quinze. Cependant, ce n'est pas d'après le temps seulement ni le caractère des accusateurs qu'il est facile de prouver la fausseté de ces accusations, mais ce sera surtout d'après le peu d'accord qui règne entre les griefs imputés à Aristote, dont chacun a son auteur particulier ; tandis que si l'un de ces faits eût été véritable, ce n'est pas une fois, mais dix mille fois, qu'il aurait dû périr. Il est évident qu'Aristote a eu le sort d'un grand nombre d'autres, à cause de son attachement aux rois, à cause de sa supériorité comme philosophe: il a été en butte à l'envie des sophistes. Or, les hommes équitables ne doivent pas donner uniquement attention à ceux qui l'ont dénigré, mais aussi à ceux qui l'ont loué et se le sont proposé pour modèle ; car ces derniers se trouveront en nombre infiniment supérieur et d'un caractère beaucoup plus recommandable. Il y a telles de ces accusations dont la supposition est évidente, parmi lesquelles deux surtout paraissent avoir obtenu du crédit : l'une, celle qui concerne le mariage qu'il aurait contracté avec Pythiade, sœur naturelle d'Hermias et sa fille adoptive: ce qu'il aurait fait par flatterie: et ce qui a servi de thème à l'épigramme lancée contre lui par Théocrite de Chio : « Aristote, à la tête vide, a élevé ce tombeau vide à la mémoire d'Hermias l'eunuque et l'esclave d'Euboulos. C'est celui dont le ventre famélique lui a fait préférer pour demeure, les égouts d'un sale bourbier aux ombrages de l'académie. » L'autre est l'accusation d'ingratitude envers Platon. Quant à Hermias et à l'amitié que lui portait Aristote, beaucoup d'auteurs en ont écrit, entre autres, Apellicon; et quiconque lira ses ouvrages, cessera bientôt de calomnier ces hommes. J'en viens au mariage de Pythiade. Sa justification complète résulte des lettres du philosophe à Antipatre : en effet, après la mort d'Hermias, par l'attachement qu'il portait à sa mémoire, Aristote épousa cette personne pleine de vertus et de sagesse, et victime de l'adversité sous laquelle son frère avait succombé. » Il dit plus bas : « Après la mort de Pythiade, sœur d'Hermias, Aristote épousa Epyllide de Stagire, qui lui donna un fils du nom de Nicomaque : ayant perdu son père, il fut, dit-on, élevé par Théophraste, et mourut jeune encore dans un combat. » Je terminerai ici les extraits du livre d'Aristoclès. Il est temps d'en venir à l'examen de la philosophie dogmatique d'Aristote. [15,3] CHAPITRE III. DES DOGMES D'ARISTOTE. EN QUOI ILS DIFFÈRENT DE CEUX DES HÉBREUX ET DE PLATON SUR LA QUESTION DU BIEN FINAL. Le terme de la bonne vie, suivant Moïse et les prophètes hébreux, consiste dans la connaissance et l'amour du Dieu universel, qui dans leur opinion, s'acquièrent par les pratiques de la piété : or, la véritable piété, telle qu'ils l'enseignent, a pour effet de nous rendre agréables à Dieu, en possédant toutes les vertus. C'est la seule cause qui fait que tous les biens ne se trouvent qu'en Dieu, et qu'il se réserve le droit de les répandre sur ceux qui l'aiment. Platon a professé des doctrines tout à fait d'accord avec celles-ci, en déclarant qu'on ne trouverait de bonheur que dans la vertu. Aristote, au contraire, soutient que nul ne saurait être heureux qu'autant que son corps étant dans un état de bien-être, y joindrait l'abondance des biens extérieurs, sans lesquels la vertu ne lui servirait à rien. C'est contre cette doctrine que les disciples de Platon se sont élevés, et les citations suivantes vous feront comprendre par quels raisonnements ils l'ont combattue, la traitant d'opinion erronée. [15,4] CHAPITRE IV. D'ATTICUS LE PLATONICIEN CONTRE ARISTOTE, EN CE QU'IL DIFFÈRE DE MOÏSE ET DE PLATON SUR LA QUESTION DU BIEN FINAL. « Toute la philosophie, de l'aveu unanime des philosophes, se proposant de procurer le bonheur aux hommes, se divise en trois parties, d'après la division naturelle des choses : or, le péripatéticien paraîtra si éloigné d'enseigner les mêmes doctrines que Platon à cet égard, que, de tous les nombreux philosophes qui diffèrent de Platon, aucun ne me semble en différer autant que lui. La première séparation entre eux a lieu dans la question la plus générale, la plus vaste, la plus fondamentale : celle qui a pour objet de donner la mesure du bonheur. En effet, le péripatéticien nie que la vertu seule en soit une cause suffisante ; mais rabaissant la dignité et la puissance de la vertu, il se persuade qu'elle a besoin du concours de la fortune, afin d'offrir un vrai bonheur; au lieu qu'abandonnée à elle-même, il lui reproche de ne pouvoir faire parvenir à la félicité. Ce n'est pas ici le lieu de faire voir tout ce qu'une semblable proposition a d'abject et de monstrueux, ainsi que beaucoup d'autres qu'il a proférées; mais je crois qu'il en résulte clairement que, comme il n'y a ni parité ni analogie entre Platon et Aristote, quant au but de la philosophie et à la définition du bonheur; puisque l'un s'écrie, à chaque occasion et à haute voix, que le plus juste est le plus heureux, tandis que l'autre ne fait suivre la vertu par le bonheur, qu'autant que la naissance, la beauté et les autres choses pareilles l'accompagnent. « Il allait à la guerre chargé d'or comme une jeune fille (Homère, Iliade, B, v 872).» Il en résulte, dis-je, une divergence dans le but et dans la philosophie qui y conduit. Aristote ne marchant que par un chemin qui doit aboutir à un terme bas et mesquin, il ne se peut qu'il arrive vers un but placé sur une élévation. «Voyez-vous où est cette roche élevée, escarpée et effrayante, c'est là que se repose l'oiseau qui se fie sur la légèreté de ses plumes. « Il est impossible d'arriver sur ce sommet élevé à cet autre animal au museau pointu, à l'esprit artificieux. « Pour que le renard puisse se mesurer avec les jeunes aiglons, il faut, ou que par un sort funeste, privés de leurs parents, ceux-ci aient été entraînés sur la terre, ou que s'étant enduit des plumes légères que la nature lui refuse, il se soit guidé, par leur aide, avec effort, de son humble tanière vers la roche escarpée. Mais tant que chacun des deux conserve le rang qui lui est attribué par la nature, il ne saurait y avoir de communauté entre les animaux terrestres et les nourrissons du ciel. » Après quelques autres phrases il continue : « Les choses étant ainsi, tandis que Platon s'est efforcé d'exalter les âmes des jeunes gens vers les régions sublimes où réside la divinité, et de la sorte, de leur faire contracter une alliance intime avec la vertu et le vrai beau, en les engageant à mépriser tout le reste ; viens nous montrer, ô Péripatéticien, en quels termes tu nous enseignes les mêmes vérités? comment mèneras-tu au même but les amis de Platon ? où puiseras-tu une élévation de langage comparable à celle de cette école, pour qu'avec l'audace des Aloades, tu tentes de trouver le chemin du ciel ? Ceux-ci espérèrent pouvoir y parvenir en entassant montagne sur montagne : Platon nous a appris au contraire qu'on ne pouvait y parvenir que par le retranchement de toute préoccupation des intérêts humains. Quel nouveau secours viens-tu présenter à la jeunesse pour la même entreprise? Quel est le langage qui nous mène à la vertu ? dans quels écrits d'Aristote l'as-tu trouvé, ou dans quel ouvrage de l'un de ses disciples? Mens si tu le veux, j'y consens; pourvu que tu nous donnes quelque chose d'élevé. Mais tu ne saurais m'en citer aucun, il n'est pas un seul des chefs de cette secte qui t'y autorise. Les œuvres d'Aristote qui peuvent se rattacher à cette question, sont intitulées Morales à Eudémus, à Nicomaque et Grandes morales : eh bien, on n'y découvre que des sentiments mesquins, bas, de la dernière trivialité, sur la vertu, et tels qu'en pourraient exprimer un prolétaire sans éducation, le plus jeune enfant, une simple femme. Cependant ce diadème, si j'ose ainsi parler, ce sceptre royal que Jupiter a donné à la vertu et que rien ne peut lui ravir; car ce que Jupiter a accordé du mouvement de sa tête est irrévocable (Homère, Iliade, A, v 325) ; voilà ce qu'ils veulent lui enlever. Ils ne lui concèdent pas le droit de faire des heureux : ils la mettent sur le même rang que la richesse, la gloire, la noblesse, la santé, la beauté, et tout ce qui s'allie avec le vice ; en sorte qu'aucune de ces choses, possédée sans la vertu, n'est suffisante pour rendre heureux celui qui la possède ; mais également la vertu seule, sans toutes ces choses, ne serait pas capable d'assurer la félicité de celui qui l'aurait. N'est-ce pas là anéantir ou réduire au plus bas, la dignité de la vertu ? « Assurément. « Néanmoins, ils prétendent élever la vertu au-dessus de tous les autres biens. « Comment cela ? « Ils disent aussi que la santé est préférable à la richesse. Mais toutes ces choses ont cette imperfection commune de ne pouvoir ni l'une ni l'autre conférer le bonheur, si elles ne s'appuient l'une sur l'autre. Lorsque l'un des professeurs de ces dogmes et de cette secte vient à enseigner celui qui cherche dans son âme tout le bonheur réservé à l'humanité, il lui dit : « L'homme heureux ne saurait monter sur la roue des suppliciés : celui qui éprouve toutes les adversités de la famille de Priam ne saurait passer pour être en jouissance du bonheur suprême (Morales à Nicomaque, l. I, ch. 11). » Or, il n'est pas improbable que l'homme le plus vertueux ait à lutter contre de semblables adversités; ils en tirent donc cette conséquence que la félicité peut n'être pas du tout associée à la vertu, et que si elle s'y unit quelquefois, cette union n'est pas indissoluble. « Le vent jette à terre les feuilles qui ornent la forêt; mais la forêt en repousse de nouvelles. Telle est la génération des hommes : l'une finit, l'autre commence (Homère, Iliade, Z, v. 147). » « Mais, ô poète, ton exemple est bien petit et bien timide ; car, avant que la saison du printemps ne revienne, il s'écoule un long temps, pendant lequel aucun changement ne s'opère ; au lieu que si tu veux caractériser exactement la mobilité, la caducité de la race humaine, compare-lui la félicité d'Aristote. Elle pousse et se dessèche bien plus rapidement que les feuilles : elle n'attend pas la révolution annuelle ; mais dans la même année, dans le même mois, que dis-je, dans le même jour et à la même heure, elle naît et périt. Beaucoup de choses périssent, et parmi elles tout ce qui vient de la fortune : tels sont les dérangements dans la santé du corps, qui sont infinis, la pauvreté, le déshonneur, et tout ce qui est pareil : choses pour lesquelles les secours de la vertu qui s'y unit, sont impuissants ou insuffisants. Elle est, en effet, sans moyen pour éloigner l'adversité et pour conserver la prospérité. Or, quel est le philosophe, élevé dans ces doctrines et s'y complaisant, qui pourra les associer aux leçons de Platon, et qui pourra confirmer les autres dans les sentiments qu'elles inspirent ? Il est de toute impossibilité qu'en prenant de là son point de départ, on puisse jamais se pénétrer des dogmes herculéens ou divins de Platon : savoir, que la vertu est douée d'une solidité et d'une beauté inaltérables; qu'il ne lui manque rien pour donner le bonheur; qu'aucune chose ne saurait le lui enlever; que, quand même la pauvreté, la maladie, l'infamie, la poix brûlante, la potence, et toutes les calamités tragiques viendraient l'assaillir, toujours l'homme juste sera heureux. Cette philosophie, semblable au héraut qui, dans les jeux gymniques, proclame l'athlète vainqueur, crie à haute voix que l'homme le plus juste est le plus heureux, parce qu'il cueille le fruit de la félicité sur l'arbre de la justice. Divise autant que tu le voudras, et subdivise les biens, les distinguant en triples, quadruples, multiples; tout cela ne fait rien à notre affaire, et jamais, par toutes ces divisions, tu ne nous ramèneras à Platon. Qu'importe, en effet, si, comme tu le dis, tels biens sont adorables, comme les Dieux, tels sont louables, comme les vertus, d'autres sont des moyens d'action, comme la richesse et la force, d'autres sont des secours, comme les traitements curatifs? Qu'importe si, en restreignant tes divisions, tu distingues les biens en deux classes, dont ceux-ci sont des fins, ceux-là ne sont point des fins; nommant fins ceux pour lesquels les autres nous servent, et non fins ceux qui ne sont reçus qu'en vue des premiers? Qu'importe de savoir si tels biens sont des biens dans l'acception la plus générale, et tels autres ne sont pas biens pour tous; que les uns sont des biens de l'âme, les autres des biens du corps, les troisièmes des biens extérieurs; ou encore que tels biens sont des moyens de puissance, que tels sont des positions (g-diatheseis) ou des habitudes g-hexeis; les uns, dus à la situation ou à la nature intime ou sont des énergies, les autres sont des fins, d'autres, des matières, d'autres, des instruments? A quoi est-il utile d'apprendre à diviser le bien sous la décuple section des dix catégories? En quoi cela nous donnera-t-il la pénétration des pensées de Platon ? Tant que, soit par homonymie ou comme tu voudras, en appelant bien ce qui tient à la vertu, tu iras chercher toutes les autres choses, comme nécessaires à la félicité, dépouillant la vertu de la capacité de faire des heureux (Platon ne recherche les autres choses que par surcroît, plaçant le complément du bonheur dans la seule vertu); il ne pourra rien y avoir de commun entre vous, et tu devras faire usage de tout autre langage que celui de Platon. « De même qu'il n'y a point d'alliance jurée possible entre les lions et les hommes; de même que les loups et les agneaux n'auront jamais un sentiment pareil (Homère, Iliade, XXII, 262). » « De même, entre Platon et Aristote, il n'y aura jamais d'unanimité sur la question capitale et fondamentale du bonheur. Et si l'on ne doit pas ajouter qu'ils sont toujours animés de mauvais sentiments l'un contre l'autre, il n'en est pas moins vrai qu'ils enseignent les dogmes les plus opposés sur cette matière. » [15,5] CHAPITRE V. DU MÊME, RELATIVEMENT AU DISSENTIMENT QUI RÈGNE ENTRE ARISTOTE, D'UNE PART, MOÏSE ET PLATON DE L'AUTRE, SUR LA QUESTION DE LA PROVIDENCE. Voici encore de nouveau Moïse et les prophètes des Hébreux qui sont unanimes avec Platon sur la question de la Providence, dont ils reconnaissent l'action judicieuse sur l'ensemble de l'univers, tandis qu'Aristote borne à la lune l'influence de la divinité; excluant toutes les autres parties du monde de l'administration de Dieu. Voici en quels termes cette opinion est combattue par le même écrivain. « Parmi les causes qui peuvent nous procurer le bonheur, la plus importante et la pensée capitale, réside dans la persuasion qu'il existe une Providence; ce qui contribue le plus à la correction des hommes dans leur manière de vivre, si nous savons le reconnaître. « La race des hommes mortels doit-elle gravir cette forteresse sublime, par la justice, ou par les voies tortueuses de la fraude. » « Platon rattache tout à Dieu, comme il en fait tout dériver : il dit qu'ayant en lui le commencement, le milieu et la fin de toutes choses, il marche sans dévier à son but, tout en décrivant un cercle; il dit aussi qu'il est bon, et qu'un être bon ne conçoit d'envie contre qui que ce soit, ni pour aucune raison. Les choses qui sont en dehors de lui il les fait autant bonnes qu'il est possible, les tirant du désordre pour les replacer dans l'ordre. Après avoir pris soin des premières, ayant tout disposé comme il le pouvait, il s'est également occupé des hommes. » Atticus, après quelques autres réflexions, reprend : « Tel était Platon; mais celui qui s'est débarrassé de cette nature divine, soit dans l'avenir, en retranchant l'espérance de l'âme, soit pour le présent, en écartant toute intervention des êtres supérieurs, quelle conformité de sentiment peut-il avoir avec Platon; ou comment pourra-t-il donner du poids à ses paroles, en exhortant à croire ce que veut Platon? C'est exactement l'inverse. Il ne peut paraître qu'aider et qu'encourager les hommes injustes. Tout homme, étant naturellement livré aux entraînements de l'humanité, s'il vient à mépriser les Dieux et qu'il ne croie à aucune relation avec eux; puisque, pendant sa vie, il habite une sphère qui leur est étrangère, et qu'avec la mort son existence s'anéantit, comment ne sera-t-il pas disposé à satisfaire tous ses désirs? Il ne lui sera pas impossible de concevoir la confiance que ses injustices resteront ignorées, s'il ne doit les céder qu'aux hommes. Il n'aura même aucune nécessité de chercher à les cacher, du moment où il sera assez puissant pour imposer à ceux qui les auraient découvertes ; en sorte que méconnaître la Providence est une prédisposition à l'injustice. Et celui-là n'est-il pas vraiment plaisant qui, nous offrant la volupté comme un bien, nous mettant hors de crainte de la part des Dieux, croirait trouver ensuite moyen de nous préserver d'être injustes; comme pourrait faire un médecin qui négligerait de donner des soins à un malade encore vivant, et qui après sa mort essaierait d'inventer quelque mécanisme ingénieux, pour sauver son mort? Eh bien! le péripatéticien représente tout à fait ce médecin. En effet, la séduction pour la volupté n'est pas un aussi puissant entraînement à l'injustice, que l'incrédulité à la Providence divine peut l'être. « Quoi, me répondra-t-on, mettez-vous sur le même rang Aristote et Épicure? « Absolument, au moins, sur ce point. Quelle différence, en effet, peut exister, pour nous, de bannir la divinité de l'univers et de ne lui laisser aucune communication avec nous; ou bien de restreindre les Dieux dans cet univers, de manière à les isoler de toutes les choses qui se passent sur la terre? Dans un cas comme dans l'autre, l'incurie des Dieux envers les hommes est la même, et l'absence de crainte chez les hommes injustes est égale. Lorsque les Dieux demeurent au ciel, quel avantage en tirons-nous? Tout au plus celui commun aux animaux irraisonnables et aux substances inanimées. Mais dans le système d'Épicure, le même secours est offert aux hommes de la part des Dieux, car ils disent que les émanations les plus favorables sont, pour ceux qui y participent, une cause de grands biens. On doit donc justement refuser à l'un comme à l'autre, toute préférence sur la question de la Providence. Car si les choses sont comme le veut Épicure, la notion de Providence est totalement annihilée, encore que, suivant lui, les Dieux aient tout le soin possible de se procurer les biens qui tournent à leur conservation. Elle l'est également dans le système d'Aristote, bien que le ciel et tout ce qui en dépend soit soumis à une administration d'ordre et d'économie. Nous demandons, nous, une Providence qui s'occupe de nous, à laquelle ne saurait accéder celui qui n'accorde de durée à perpétuité, ni aux démons, ni aux héros, ni, en un mot, aux âmes. A mon jugement, Épicure me semble avoir mis plus de pudeur dans ce qu'il dit : ne pouvant s'empêcher de croire que, si les Dieux entraient en commerce avec nous, ils ne pourraient jamais s'abstenir des soins à prendre des hommes, il les a relégués comme dans un autre monde; il leur a assigné une demeure hors de l'univers que nous habitons, excusant leur inhumanité, par leur séparation et leur insociabilité absolue avec nous. Au lieu que notre minutieux observateur de toute la nature, ce laborieux scrutateur des choses divines, en plaçant, comme il l'a fait, les destinées humaines sous les regards des Dieux, il les a laissées sans direction et sans surveillance, conduites par une certaine nature et non par la raison divine; en sorte que, raisonnablement parlant, il ne saurait échapper à ce reproche qu'on a déjà fulminé contre Épicure; que ce n'est pas par conviction, mais par crainte de la part des hommes, qu'il a concédé une toute petite place aux Dieux dans cet univers, comme on les montre dans une action théâtrale. Et la preuve qu'ils donnent de sa pensée intime, c'est qu'il a ôté aux Dieux toute action sur nous; ce qui seulement pouvait nous donner une croyance fondée en justice, qu'il y a des Dieux. Or, Aristote fait exactement la même chose ; car, ayant éloigné et confié à la seule vue, qui est un organe faible, lorsqu'il s'agit de discerner les objets placés à une aussi grande distance, tous nos motifs de croyance, on peut presque dire que ce n'est que par bienséance qu'il a admis les Dieux. Ne les mettant pas tout à fait en dehors de l'univers, et cependant ne les rapprochant pas des événements qui se passent sur la terre, il tombait dans la nécessité ou de se donner pour athée purement et simplement, ou de paraître trahir la cause des Dieux en y ajoutant foi; puisqu'il les a bannis de toute relation avec les choses d'ici-bas. Je dis donc que celui qui a repoussé l'intervention des être meilleurs, par la seule raison d'insociabilité, a montré plus de respect pour eux, dans son incrédulité. » Voici par quels raisonnements Atticus met en pièces la doctrine d'Aristote sur la Providence. Il ajoute d'autres attaques contre le même lorsqu'il refuse d'admettre que le monde ait eu un commencement. [15,6] CHAPITRE VI. DU MÊME CONTRE LE MÊME, LORSQUE CONTRAIREMENT AUX DOCTRINES DE MOÏSE ET DE PLATON, IL NIE QUE LE MONDE AIT EU UN COMMENCEMENT. Moïse ayant dit affirmativement que le monde avait eu un commencement, et ayant préposé, à l'ensemble des choses, Dieu comme créateur et comme architecte, Platon a enseigné les mêmes choses dans sa philosophie. Cependant, Aristote ayant pris une route contraire, il est de nouveau combattu à ce sujet par le même écrivain, dont voici les paroles : «En portant ses regards sur l'origine de l'univers, Platon a d'abord pensé que le dogme de la Providence était de la plus haute importance et éminemment utile pour se rendre compte de tout le reste. Réfléchissant qu'une chose qui n'aurait point eu de commencement n'aurait besoin, pour obtenir la meilleure existence possible, ni de créateur, ni de surveillant; afin de ne pas priver l'univers de Providence, il lui a dénié toute notion d'éternité, dans son principe. Nous demandons excuse à ceux de notre école qui viendraient nous porter obstacle, en soutenant qu'à leur avis, dans l'opinion de Platon, le monde est éternel ; car, en bonne justice, ils doivent nous pardonner, lorsqu'il s'agit de fixer les sentiments de Platon, si nous nous en rapportons de préférence à eux, aux expressions claires et précises que ce philosophe, grec de naissance, a adressées à ses auditeurs, grecs comme lui, dans ses dialogues. « S'emparant, dit-il, de tout ce qui était visible, non dans un état de tranquillité, mais dans une agitation tumultueuse et désordonnée, Dieu ramena à l'ordre ce qu'il avait trouvé en désordre, dans la pensée qu'il valait beaucoup mieux que les choses fussent ainsi (Timée, page 527). » « Et pour prouver encore plus que ce n'est point symboliquement qu'il a admis la création, ni par le besoin d'être clair, il le montre dans le passage où il définit ce qu'il entend par le Père de toutes choses : après avoir terminé l'arrangement de l'univers, il s'adresse aux Dieux et leur dit : « Vous n'êtes absolument ni immortels ni indissolubles ; néanmoins; vous ne serez jamais dissous ; car telle est ma volonté suprême (Timée, page 530). » « Cependant, comme je le disais, mon dissentiment avec ceux qui partagent nos doctrines intérieures et nos affections, ne peut se régler que d'une manière amicale, avec calme et douceur, de part et d'autre. Mais il semble qu'Aristote a su les gagner à ses opinions, n'ayant pas la force nécessaire pour tenir tête à l'accusation qu'il intente au dogme de la création; et cependant ne voulant pas infliger à Platon le blâme d'avoir été convaincu d'erreur. D'après notre manière d'entendre Platon, ce philosophe déclarant que le monde est l'œuvre la plus magnifique, exécutée par l'artiste le plus excellent, qui savait unir la puissance à la volonté créatrice; il dit que c'est par elle que Dieu a fait le monde qui n'existait pas auparavant, et que l'ayant fait, il voudra toujours le conserver intact; en sorte qu'il soit à la fois créé et impérissable. Telle est sa manière de voir. Or, quel est celui des péripatéticiens qui déclare la même chose? On doit d'abord observer à celui qui a pris leur défense, qu'il n'y a pas nécessité absolue, parce que quelque chose a pris naissance, qu'elle doive par cela se détruire un jour; ce n'en est pas une, non plus, parce qu'une chose ne doit pas périr, pour qu'elle n'ait pas eu de commencement ; car on ne peut accorder que la même cause qui rend une chose impérissable, soit celle qui fait qu'elle existe de toute éternité ; de même qu'on ne peut admettre comme inévitable, la destruction de tout ce qui a eu commencement d'existence. Quel secours pourrions-nous donc espérer de rencontrer dans Aristote à ce sujet, lorsque ce n'est pas accidentellement ni par conviction intime qu'il argumente, en cela ; mais par un dessein bien arrêté d'être en opposition avec Platon? En plaçant dans la nécessité de périr tout ce qui a eu un commencement, en voulant que l'indestructibilité soit l'apanage exclusif d'une existence sans principe, il ne laisse plus à Dieu, comme puissance, le moyen de faire aucune espèce de bien : il dit positivement que ce qui n'a pas existé précédemment, ne pourrait jamais être; et il est si éloigné de venir à l'appui des opinions de Platon sur cette matière, qu'il a déjà séparés de sa doctrine, en les ébranlant par ses sophismes, quelques-uns des plus sincères admirateurs de ce philosophe : ne leur laissant pas la faculté de discerner que, d'après la nature même des choses (dans la supposition qu'on la concevrait sans le concours de la volonté et de la puissance divine), il n'est pas vrai que ce qui a commencé, ne saurait être impérissable; ni que ce qui ne devrait pas périr, fut impossible à créer. Cependant, lorsqu'on propose à l'ensemble des êtres la plus parfaite de toutes les causes: celle qui procède de Dieu, doit on reconnaître que, sous un tel guide, elle puisse être inférieure à aucune autre de toutes les causes possibles ? Il serait donc ridicule de penser que, parce que quelque chose a commencé, par cette raison elle doit avoir une fin ; quand bien même Dieu ne voudrait pas qu'elle finît; non plus que, parce que quelque chose n'a point eu de commencement, elle possède en elle une force qui doive l'empêcher de s'éteindre; tandis que la volonté de Dieu serait enchaînée pour ne point maintenir indestructible une chose qui a commencé d'être. L'architecte aurait été capable de construire une maison qui n'existait pas; le sculpteur aurait pu faire apparaître une statue qui n'avait point de réalité auparavant ; le charpentier de navire aurait disposé des matières brutes de manière à offrir un vaisseau à ceux qui le lui ont commandé ; chaque artiste, dans son art, lorsqu'il possède la dextérité qui en crée les produits, aurait le pouvoir qui fait sortir une œuvre quelconque du néant ; et le roi suprême de l'univers, l'artiste par excellence, n'aura pas une puissance égale à la puissance humaine ; et tout appel à l'existence de ce qui n'existe pas, lui sera interdit! Non, nous ne pouvons pas l'admettre, pour peu que nous soyons capables de réfléchir sur la cause divine. Dieu est en état de faire et de vouloir tout ce qui est bien, car il est bon; or, un être bon ne porte envie à qui que ce soit, pour quoi que ce soit (Platon) ; et il serait impuissant pour maintenir et préserver de la destruction ce qu'il aurait fait! Mais les autres artistes ont cette double possibilité ; car non seulement l'architecte et le constructeur de navires peuvent faire des vaisseaux neufs et des maisons neuves; mais ils sont encore capables de restaurer les vaisseaux et les maisons que le temps a endommagés, en remplaçant les portions défectueuses. On doit donc accorder un pouvoir égal au Dieu de l'univers: ce qu'il peut faire d'ensemble, comment serait-il exclus de la faculté de le faire en détail? A quoi bon des créations nouvelles, si le créateur ne pouvait conserver pour toujours les œuvres parfaites qu'il a créées? Vouloir détruire ce qu'on a fait de bien, ne peut provenir que d'un créateur pervers, et il ne peut y avoir de chaîne plus forte pour le salut de ce qui a un principe d'existence, que la volonté de Dieu. Ne voyons-nous pas subsister pendant des temps infinis des choses qui ne procèdent que des efforts et de la volonté de l'homme, telles que les nations, les villes et les ouvrages de tout genre ; et cela sans une volonté supérieure qui les maintienne ? Et ce qui participe à la sagesse de Dieu, ce qui a été créé par lui et à cause de lui, se dissipera, s'évanouira sous les yeux du Dieu qui l'a fait! Mais quelle sera donc la cause qui violentera la sagesse divine ? Dira-t on que c'est la nécessité résultant de la création ? Mais cette nécessité a avoué sa défaite par la main de Dieu, du moment où elle s'est laissée soumettre à un ordre régulier. Quelle est hors de Dieu la cause qui puisse lutter contre Dieu ? Elle n'est ni ailleurs, ni dans les choses que Dieu a maîtrisées et réduites à l'ordre. Nous ne pourrions trouver de sa dignité de se laisser vaincre dans ces choses ; à moins de méconnaître tout à fait que nous discutons sur la puissance la plus irrésistible : celle de la divinité suprême. Nous craignons de passer pour avoir cédé à la chaleur de notre entraînement dans ce discours en faveur de la vérité; toutefois ce que nous nous proposions de démontrer est toujours évident : savoir, que ceux qui ne reconnaissent pas au monde un commencement d'existence, ne sauraient être capables de donner des enseignements satisfaisants sur son existence à priori. » Maintenant, nous allons citer un morceau du même auteur sur la cinquième essence introduite par Aristote. [15,7] CHAPITRE VII. DU MÊME CONTRE LE MÊME SUR LA CINQUIÈME ESSENCE SUPPOSÉE DES CORPS, DONT MOÏSE NI PLATON N'ONT POINT EU ONNAISSANCE. « Quant à ce qu'on nomme éléments, qui sont les principes dont les corps sont formés, Platon cédant à l'évidence a admis, comme ceux qui l'ont précédé, qu'ils étaient au nombre de quatre, qui sont généralement avoués : le feu et la terre, l'air et l'eau; du mélange et de la combinaison desquels sont issues toutes les choses qui existent. Aristote, à ce qu'il paraît, espérant l'emporter en pénétration sur tous les autres, s'il inventait quelque corps nouveau, a ajouté une cinquième essence aux quatre corps que nous venons de nommer. Mais en voulant se montrer magnifique et généreux envers la nature, il n'a pas conçu que son observateur ne doit pas lui imposer des lois; mais qu'il doit en étudier la marche. Il est donc clair que le péripatéticien, loin de concourir à établir la preuve qu'il existe quatre premières natures de corps dont la philosophie platonicienne sent le besoin, est à peu près le seul qui, sur ce point, soit en contradiction avec elle. Ainsi, lorsque nous disons que tout corps est ou chaud ou froid, ou humide ou sec, ou mou ou dur, ou léger ou pesant, ou rare ou dense ; c'est que nous avons découvert qu'il ne saurait exister d'autres corps que ceux qui participent aux quatre éléments. Ainsi un corps chaud est formé de feu et d'air : un corps froid, d'eau et de terre; un corps sec, de feu, et de terre; un humide, d'eau et d'air ; un mou, d'air et de feu ; un dur, d'eau et de terre : s'il est léger et rare, il sera tel que le feu et l'air: pesant et dense, il sera tel que l'eau et la terre; enfin de toutes les autres propriétés simples, conçues dans les corps, on n'en peut découvrir aucune qui vienne d'un autre élément. Mais Aristote seul contredit cette vérité, en disant qu'il peut y avoir un corps qui ne participe à aucune de ces qualités : corps qui ne serait ni pesant, ni léger, ni mou, ni dur, point humide sans être sec ; en un mot, un corps qui ne serait point corps ; lui laissant le nom tout seul et lui enlevant toutes les qualités qui font les corps être ce qu'ils sont. Soit donc que nous nous laissions persuader par ce qu'il dit; alors il nous détachera des opinions platoniciennes : soit que nous conservions fermement les préceptes de Platon ; auquel cas nous repousserons ce qu'il veut y substituer : toujours est-il que jamais Aristote ne viendra en aide à la philosophie de Platon. « Platon veut encore que tous les corps, considérés comme le produit d'une matière homogène, puissent se changer et se transformer l'un dans l'autre. Aristote, dans les autres corps, admet une essence impassible, incorruptible, et entièrement immuable ; apparemment dans l'espoir de ne pas passer pour avoir découvert une substance de peu de valeur : ne disant d'ailleurs absolument rien de neuf et de spécial, il se borne à transporter à ses découvertes, qui en sont indignes, les observations si bien exposées par Platon, sur les autres corps; à la manière de quelques sculpteurs modernes, qui, imitant la tête d'un homme, le buste d'un autre, les parties inférieures d'un troisième, et rassemblant cela dans une seule et même statue: quoique ces parties n'eussent aucune harmonie entre elles, voudraient nous persuader qu'ils ont fait quelque chose d'original. En effet, l'ensemble, dont tout le monde blâme le disparate, est bien d'eux ; mais ce qu'il y a de beau dans chacune des parties ainsi rassemblées, ne saurait leur appartenir. De même, Aristote écoutant Platon et apprenant de lui ce qu'est la substance intellectuelle, prise en elle-même : savoir incorporelle, incolore, intangible, ne pouvant, ni naître ni périr, ni varier, ni se métamorphoser, demeurant toujours et imperturbablement dans les mêmes conditions ; ayant encore entendu qu'en parlant des choses célestes, il assurait que c'étaient des corps divins, incorruptibles et impassibles ; il a combiné et accolé l'une à l'autre, ces deux natures; pour en faire une nature incohérente ; prenant de l'une les corps, prenant de l'autre l'impassibilité, il en a composé des corps impassibles. Dans les statues, encore qu'il ne résulte rien de beau de cet assemblage de différents sujets, la chose est possible, comme Homère nous l'enseigne, lorsqu'il dit d'Agamemnon « qu'il avait les yeux et la tête semblables à Jupiter qui lance la foudre, la ceinture pareille à Mars et la poitrine à Neptune (Homère, Iliade, B, v. 478). » Mais le corps impassible ne saurait exister, car étant enchaîné à une substance passible et variable, il partagerait nécessairement les sympathies de ce à quoi il serait attaché. S'il y a quelque essence impassible, elle doit être tout à fait libre et dégagée de ce qui est soumis à la souffrance : elle serait donc placée hors de la matière : tout ce qui est hors de la matière étant, d'un aveu unanime, nécessairement incorporel.» Appliquons encore notre esprit aux nouvelles preuves qu'il nous donne des autres différences, en grand nombre, qui séparent Aristote de Platon. [15,8] CHAPITRE VIII. DU MÊME CONTRE LE MÊME, A CAUSE DES DIFFÉRENCES QUI LE DIVISENT D'AVEC PLATON DANS LES THÉORÈMES CONCERNANT LE CIEL : QUESTIONS AUXQUELLES MOÏSE N'A ACCORDÉ AUCUNE ATTENTION. « Après toutes les différences que nous avons signalées, il y en a encore un grand nombre d'autres. Ainsi Platon dit que les substances célestes tirent leur origine principale du feu (Timée, page 530). Aristote dit, au contraire, qu'il n'y a aucune parcelle de feu dans les corps célestes. Platon dit que Dieu a allume le feu dans le second cercle en se rapprochant de la terre, afin de faire briller le ciel du plus grand éclat possible (Ibidem, 39) et surtout affirme cela du soleil. Celui-ci, par la raison qu'il ne veut pas que le soleil soit de feu, et sachant que la lumière est un feu pur ou quelque chose qui tient du feu, ne permet pas qu'elle soit excitée dans le soleil. Plus encore : le premier, attribuant l'immortalité aux corps célestes sans exception, la fait varier suivant les espèces; en sorte qu'il y a, selon lui, des déperditions et des agrégations proportionnées aux espèces. Voici ce qui le force à s'exprimer ainsi : pour les déperditions, ce sont les rayons du soleil et les chaleurs qui se répandent au dehors; pour les agrégations, c'est cette apparence de l'astre toujours égale à elle-même en grandeur; car il ne voulait pas croire que ces corps pussent toujours paraître les mêmes, s'ils ne récupéraient pas, en raison de ce qu'ils perdent. Mais Aristote veut que ces corps restent toujours dans les mêmes proportions de substance, sans que rien s'en échappe, sans que rien s'y ajoute. Platon, indépendamment du mouvement commun des astres au moyen duquel, enchaînés dans leurs orbites, aussi bien les fixes que les planètes, suivent un entraînement général, il leur attribue encore un autre mouvement qui, en même temps qu'il est le plus beau, est aussi celui qui convient le mieux à la nature de leurs corps, qui est sphérique, il veut que chacun d'eux ait un mouvement sphérique qui le fasse tourner sur lui-même. Aristote leur dénie ce mouvement particulier, de la nature de ceux qu'ont les animaux ; pour ne leur laisser que celui qu'ils partagent avec tout ce qui les entoure, qui est propre aux corps inanimés. Il va même jusqu'à dire que cette imagination que nous nous formons des astres, comme se mouvant, n'est qu'une illusion produite par la faiblesse de notre vue, qui la fait comme vaciller (Aristote, de Caelo, liv. 2, chap. 9), sans qu'il y ait aucune réalité en cela ; comme si Platon ne devait qu'à son imagination la conviction où il était de ce mouvement, et non pas au raisonnement, qui nous apprend que puisque chacun de ces astres est un animal, doué d'une âme et d'un corps, il est nécessaire qu'il soit mu par un mouvement qui émane de lui. Tout corps, en effet, qui ne reçoit que du dehors l'impulsion au mouvement, est inanimé ; celui qui le tire de l'intérieur et de lui-même, est animé. Or, le corps céleste étant divin, ne peut être mu que du mouvement le plus noble ; et comme le plus noble de tous les mouvements est le mouvement de rotation, c'est celui qui doit lui appartenir. La sensation n'aurait pu que confirmer ce que le raisonnement nous fait découvrir; car ses relations sont vraies; mais elle n'atteint pas à la perception de ce mouvement. Quant au mouvement général des astres, vaincu par l'évidence, Aristote n'a pas osé contredire Platon, sur ce qu'il s'opère circulairement, mais sa belle découverte du cinquième corps lui a fourni cependant en cela une occasion de s'en éloigner. En effet, Platon considérant que tous les corps sont au nombre de quatre et que chacun d'eux a reçu de la nature un mouvement simple et tendant vers son but : savoir, le feu, la direction centrifuge ; la terre, l'entraînement au centre ; les autres, l'impulsion vers les points intermédiaires; il a réservé à l'âme le mouvement de rotation. Aristote, par le motif qui lui a fait attribuer à chaque corps un autre mouvement, a destiné pour son cinquième corps le mouvement de rotation, comme par une impulsion corporelle; ce en quoi il s'est facilement laissé induire en erreur. En effet, la pesanteur et la légèreté sont les principes du mouvement dans les corps qui se meuvent par la ligne droite ; mais le cinquième corps, qui n'a ni pesanteur ni légèreté, a bien plus en lui le principe d'inertie que celui du mouvement rotatoire. Si, en effet, la forme n'est pas la cause qui, dans les corps mus en ligne droite, en détermine le mouvement, mais la gravitation ; un corps semblable, placé dans le milieu de son semblable, ne doit avoir aucune cause d'oscillation, « soit qu'ils aillent à droite, vers l'aurore et le soleil (Homère, Iliade, M. 239.), » ou à gauche, ou en avant, ou en arrière. Ensuite, pour les autres corps qui sont chassés du lieu qu'ils occupaient, la répercussion que leur a imprimé le premier mouvement les ramène vers le point de départ, de celui où ils étaient descendus ; mais pour le cinquième corps, qui ne sort jamais de son repos, rien ne pourrait mieux lui convenir que d'y demeurer. Aristote semble prendre plaisir à chercher querelle à Platon à l'égard des autres corps, abstraction faite du cinquième ; bien loin de dire les mêmes choses. En effet, Platon, cherchant à déterminer si les corps sont pesants ou légers par leur nature (Timée, p. 540), et comme ces dénominations paraissaient s'appliquer à la propension vers les régions supérieure et inférieure; il examine si, en effet, la nature reconnaît un haut et un bas ou non ; puis ayant démontré, avec beaucoup de sagacité, que ce n'est que par la propension des corps vers ces lieux, qu'on a nommé en bas le point vers lequel chacun d'eux gravite, et en haut celui dont ils se détournent, par une sorte d'antipathie; puis ayant classé, d'après cette manière d'être, le pesant et le léger; par une marche consécutive, ayant fait voir que ni le centre ni la circonférence ne sont convenablement appelés haut et bas, Aristote lui résiste de toutes ses forces (Aristote, de Caelo, liv. 4. chap. 1), croyant devoir renverser tout ce qu'il dit; et il insiste avec violence pour qu'on nomme pesant ce qui est porté vers le centre, et léger ce qui tend à la circonférence. Il dit, en conséquence, que le lieu placé au centre est en bas, que celui de la circonférence est en haut. » Telles sont les discussions de ces philosophes sur le monde et sur les régions du ciel. Laissons-les donc disputer sur ces questions dont Moïse et les oracles hébreux ne tiennent aucun compte, et avec raison, ne jugeant pas que de semblables recherches fussent utiles à la correction des mœurs, ni à ceux qui en font leur unique étude. [15,9] CHAPITRE IX. DU MÊME CONTRE LE MÊME, SUR LE DISSENTIMENT ENTRE LUI D'UNE PART, PLATON ET LES DOCTRINES DES HÉBREUX D'AUTRE PART, CONCERNANT DE L'ÂME. « Que dirons-nous de l'âme ? C'est une vérité éclaircie non seulement pour les philosophes, mais je dirai presque pour les hommes du vulgaire, que Platon laisse l'âme immortelle; il a écrit bien des dialogues sur ce sujet, dans lesquels il démontre, par une grande variété et une grande étendue de preuves, que, en effet, l'âme est immortelle : de plus il a existé une grande émulation entre tous les adhérents aux doctrines de Platon, pour défendre, en même temps que leur maître, ce dogme, qui résume en quelque sorte en lui seul, toute la philosophie de ce grand homme. Tout l'édifice des préceptes moraux s'appuie sur l'immortalité de l'âme, la vertu ne pouvant sauver sa sublimité, sa dignité, son énergie, qu'au moyen de la divinité de l'âme. Les œuvres de la nature elles-mêmes ne peuvent être bien dirigées que sous la conduite de l'âme. « L'âme universelle, dit-il, surveille tout ce qui est inanimé: transformée sous diverses apparences, elle parcourt le ciel dans toute son étendue. » « Mais quoi, le flambeau de la science et celui de la sagesse ne s'allument, suivant Platon, que dans l'immortalité de l'âme, puisque toutes les sciences ne sont que des réminiscences; car il ne croit pas pouvoir expliquer autrement le désir de rechercher et d'apprendre ce qui fait la matière de nos sciences. Si l'âme n'est pas immortelle, il n'y a plus de réminiscence; et sans la réminiscence, il n'y a plus de science. Puis donc que tous les dogmes de Platon viennent naturellement se grouper et se suspendre à la notion de la divinité et de l'immortalité reconnue dans l'âme, celui qui ne veut point y donner son suffrage ne peut manquer de renverser celle philosophie de fond en comble. Quel est donc le premier agresseur qui ait tenté de combattre ce dogme par ses démonstrations contraires, et de dépouiller l'âme, avec son immortalité, de toutes ses autres prérogatives? Ce n'est personne autre qu'Aristote. Parmi tous les opposants, les uns lui ont concédé la prolongation d'existence ; s'il en est qui ont refusé ce point, ils ont reconnu au moins à l'âme la puissance sur le corps : ils lui ont attribué le mouvement spontané, les œuvres et les actes volontaires. Autant Platon a rendu vénérable la substance de l'âme, comme principe d'engendrement, comme instruite par Dieu, comme régente de toutes les choses créées; autant Aristote s'est efforcé de la déprimer, de l'avilir, de la réduire pour ainsi dire à n'être rien. Ce n'est ni un souffle, ni un feu, ni vin corps, ni une substance incorporelle, qui existe et se meut par elle-même ; ce n'est pas même ce qui commande au corps. C'est quelque chose sans mouvement et presque sans vie ; à ce point qu'il a osé ou qu'il a été contraint de retirer à l'âme les premiers mobiles de nos actions, tels que délibérer, réfléchir, conjecturer, se rappeler, raisonner. Aucun de ces mouvements n'émane de l'âme, au dire de cet historien de la nature. Certes, on doit accorder toute confiance, comme ayant parfaitement compris toutes les choses du dehors, à celui qui s'est tellement mépris à l'égard de sa propre âme, qu'il ne peut pas comprendre qu'elle pense. « Ce n'est pas l'âme, dit-il, c'est l'homme qui produit chacun de ces actes: l'âme est immobile. » Dicéarque, marchant sur ses traces, a tout-à-fait nié l'existence de l'âme. Que l'âme soit une chose invisible et qui ne tombe pas sous les sens, c'est incontestable ; en sorte que, d'après l'évidence qui résulte pour nos sens, nous ne pourrions pas affirmer qu'il existât des âmes; mais les mouvements qui lui sont propres, quoique elle échappe à notre vue, nous semblent tels qu'ils nous forcent à avouer qu'il existe une telle chose qu'une âme : car chacun croit comprendre que les actes suivants procèdent de l'âme : délibérer, considérer, penser, de quelque manière que ce soit. Quand nous voyons le corps et toutes ses facultés, et quand nous concevons que de pareilles capacités ne sauraient provenir du corps, nous avouons donc qu'il y a en nous quelque chose, autre que lui, qui délibère : voilà ce que nous nommons l'âme. De quel autre principe a pu nous venir cette croyance qu'il existe une âme? Mais si on lui enlevait tous les actes d'après lesquels nous supposons qu'elle existe, pour les transporter à une autre substance, il ne resterait plus rien de ce qui nous faisait admettre qu'elle est réellement, el l'on ne voit pas à quoi elle serait utile. Quel secours peut tirer celui qui veut que l'âme soit immortelle de celui qui la soumet à la mort ? Quel enseignement sur la manière dont elle se meut, qui nous fasse reconnaître la spontanéité de son mouvement, pouvons-nous attendre de ceux qui lui refusent toute espèce de mouvement ? « Soit. Mais, nous dirait-on, Aristote est du même sentiment que Platon sur l'immortalité de l'esprit; car s'il ne veut pas que toute l'âme soit immortelle, au moins il confesse que l'esprit est divin et incorruptible. « Mais qu'est cet esprit (G-Nous) quant à l'essence et à la nature? d'où vient-il? par quelle voie s'est-il furtivement insinué dans les hommes, et où se réfugiera-t-il en les quittant? Il le sait sûrement, si toutefois il comprend quelques unes des choses qu'il écrit sur le g-Nous, s'il ne cherche pas à se soustraire à la controverse, en masquant l'incertitude de la chose sous l'obscurité du langage; et si, comme le poisson la sépia, il n'échappe pas à la poursuite du pêcheur en se couvrant de ténèbres. Eh bien! même en cela, il est tout à fait en dissidence avec Platon. Platon déclare qu'il est impossible de donner sans l'âme la moindre consistance à l'esprit : Aristote le sépare de l'âme. Le premier lui donne le privilège de l'immortalité, en commun avec l'âme, comme ne pouvant pas le posséder autrement : le second ne l'accorde qu'à l'esprit seul, séparé de l'âme : il ne veut pas non plus que l'âme puisse sortir du corps; parce que c'est la doctrine de Platon ; mais il arrache forcément l'esprit de l'âme, parce que Platon a reconnu que ce ne pouvait être. » Toutes ces paroles sont d'Atticus. Je vais y faire suivre des observations de Plotin dans le même sens. [15,10] CHAPITRE X. DU SECOND LIVRE DE PLOTIN DE L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME, CONTRE ARISTOTE QUI SOUTIENT QUE L'ÂME EST UNE ENTÉLÉCHIE. « Voici comme on peut raisonner sur la manière dont l'Entéléchie est dite de l'âme. On veut que l'âme, dans le composé, joue le rôle de forme, ainsi qu'est le corps animé, comparativement à la matière brute. Elle n'est pas la forme de tout le corps en tant qu'il est corps, mais en tant qu'il est doué d'une nature et d'une organisation particulières, et qu'il possède virtuellement la vie. Si, en poursuivant la comparaison que nous en avons faite, nous disons que l'âme est semblable à la forme de la statue, relativement au bronze ; il faudra donc, si le corps vient à se démembrer, que l'âme se partage avec lui, et que, avec le membre retranché, une portion d'âme soit aussi séparée du reste. Dans le sommeil, la retraite du corps lui sera interdite, si l'Entéléchie se produit et se développe simultanément avec ce dont elle est Entéléchie; ou, à proprement parler, il n'y a pas de sommeil (c'est-à-dire séparation de l'âme d'avec le corps, suivant les opinions des anciens philosophes). Si l'Entéléchie existe, il ne peut y avoir de combat entre la raison et les passions; car le tout est une seule et même chose dont les impressions sont communes, et qui ne saurait être en désaccord avec elle-même : de cette manière, les sensations seraient seules possibles; quant aux pensées, elles seraient impossibles. Aussi font-ils intervenir une autre âme, sous le nom d'esprit (g-Nous), qu'ils déclarent immortel. Il faut donc que l'âme pensante soit toute autre chose qu'une Entéléchie, ou, si l'on doit lui conserver ce nom, qu'elle reçoive une toute autre organisation. Ce n'est pas non plus l'âme sensitive, puisque cette âme conserve les traces des sensations passées: elle ne les aura donc pas avec le corps. Mais si elles ne sont pas traces, ce sont donc des formes et des images. Mais ces formes et ces images ne peuvent être reçues d'une manière différente, s'il y a union tellement indissoluble entre l'âme et le corps. Cela ne se peut donc pas, l'Entéléchie étant inséparable du corps. « L'Entéléchie n'est pas non plus l'appétit, je ne dis pas du manger ou du boire, mais de toutes les choses qui sont hors du corps : l'Entéléchie n'est pas cela, puisqu'elle est inséparable. « Il reste la croissance, sur laquelle on pourrait mettre en doute si l'Entéléchie est inséparable en cette manière ; ce qui ne semble pas pouvoir être ainsi. Si, en effet, la racine est le principe de toute augmentation, et que le reste du corps vienne à s'augmenter vers la racine, c'est-à-dire dans la partie inférieure de la plante, ce qui a lieu dans le plus grand nombre de plantes, l'âme, se retirant des autres parties, sera donc fixée et concentrée dans cette base ; elle ne sera donc pas dans tout le corps, comme doit l'être l'inséparable Entéléchie. Car encore, avant que la plante commençât à se développer, elle était renfermée dans une petite graine ou atome. Or, si elle chemine de la plus grande plante à la plus petite, et de la plus petite à la plus grande, qui empêche qu'elle ne puisse s'en séparer complètement? Comment, étant sans parties, peut-elle être Entéléchie divisible d'un corps divisible? La même âme dans un autre animal devient autre. Or, comment celle du premier le serait-elle encore de celui qui vient après, puisqu'elle était l'Entéléchie d'un seul ? Cela se prouve par les animaux qui se changent en d'autres animaux. Ce n'est donc pas un principe d'existence, d'être la forme de quelque chose; car la substance a été amenée à l'Être, non parce qu'elle résidait dans un corps; mais parce qu'elle existait avant de lui appartenir. Or, comme ce n'est pas le corps de l'animal qui donnera naissance à l'âme, quelle sera donc son essence si elle c'est ni le corps ni une affection du corps? On voit cependant en elle, et provenant d'elle, des actions, des créations et beaucoup d'autres choses. Quelle peut être celle existence en dehors des corps? Il est bien clair que ce sera celle que nous appelons véritablement existence ; car tout ce qui est corporel est bien engendrement, mais n'est pas proprement existence. Naissant et mourant successivement, jamais il ne sera un véritable Être: il n'est perpétué dans l'existence que par la participation avec ce qui existe véritablement, et dans le degré où il y participe. » Après avoir extrait de Plotin ce qu'on vient de lire, il ne sera pas sans intérêt de donner un coup d'oeil à ce qui a été dit par Porphyre, dans son traité de l'âme, contre Boethus. [15,11] CHAPITRE XI. TIRÉ DE PORPHYRE SUR LE MÊME SUJET, DANS SON TRAITÉ DE L'ÂME CONTRE BOETHUS. « Nous demanderons à celui qui dit que l'âme est une Entéléchie, et qu'étant complètement immobile, elle est le principe du mouvement, d'où proviennent les extases dans l'animal, lorsqu'il ne comprend rien de ce qu'il voit, ni de ce qu'il dit, et que son âme se retournant sur elle même, voit l'avenir et ce qui n'est pas encore présent ? D'où naissent dans la complexion de l'animal ces émanations comme nées de son âme, les délibérations, les réflexions, les volontés qui sont autant d'entraînements de l'âme et nullement du corps? » Plus loin, il reprend : « Comparer l'âme â la pesanteur et aux autres qualités corporelles d'une uniformité et d'une invariabilité absolues, d'après lesquelles le sujet est ou mis en mouvement ou modifié d'une manière quelconque, cela ne peut venir que d'un homme qui, volontairement ou non, est déchu complètement de la dignité de l'âme, et qui n'a jamais réfléchi que c'est à la présence de l'âme que le corps de l'animal doit la vie, comme l'eau froide, par elle-même, emprunte sa chaleur au feu, sur lequel elle est placée, comme l'atmosphère doit au soleil levant la lumière qui l'inonde, et sans la splendeur de laquelle elle serait plongée dans les ténèbres. Mais de même que la chaleur de l'eau n'est pas celle du feu ni le feu lui-même, de même que la lumière atmosphérique n'est pas celle qui fait partie de l'essence du soleil; de même l'animation du corps qui ressemble à la pesanteur et aux autres attributs du corps, n'est pas l'âme qui, classée dans le corps, y répand un certain souffle de vie. » Plus bas, il ajoute encore : « Tout ce que les autres ont dit sur l'âme me paraît humiliant. Comment n'y aurait-il pas honte dans la philosophie qui veut que l'âme soit l'Entéléchie (Aristote) d'un corps physiquement organisé ? Comment ne rougirait pas celui qui la définit comme un souffle (Anaximène) ou comme un feu intelligent qui s'allume par le refroidissement de l'air (Héraclite, les Stoïciens, Diogène d'Apommonie. V. Aristote, De Anima, l. 1, c. 2 et 4.) ou qui s'y durcit en s'y trempant? Comment pourrait-il ne pas la dégrader, celui qui la forme de la réunion d'atomes (Démocrite et Épicure) ou enfin celui née entièrement du corps même (Dicéarque) ? » Langage qu'il a déclaré impie même dans les lois des impies. Toutes ces doctrines doivent couvrir de confusion ceux qui les professent; il n'en sera pas de même, dit-il, pour ceux qui définissent l'âme, une substance qui se meut d'elle-même. » [15,12] CHAPITRE XII. CONTRE LE MÊME, POUR SA DIFFÉRENCE D'AVEC PLATON SUR LA QUESTION DE L'ÂME UNIVERSELLE. TIRÉ D'ATTICUS. « Platon ayant dit que l'âme ornait tout en parcourant tous les espaces ; que c'était par elle que les autres substances consentaient à être gouvernées; que la nature n'était pas autre chose que l'âme, bien entendu que ce n'est pas l'âme irraisonnable; enfin Platon ayant conclu de ces prémisses que tout arrive d'après les décrets de la Providence, en tant que c'est suivant la nature, Aristote ne donne son adhésion à aucun de ces principes. D'abord il dit qu'il est faux que la nature soit âme ; ensuite, que tout sur la terre soit administré par une même nature ; car dans chaque événement on découvre d'autres et d'autres causes. Il suppose aux mouvements du ciel, qui sont invariables et toujours dans les mêmes conditions, le destin pour cause : aux effets sublunaires, la nature ; aux actions humaines, la prudence, la prévoyance et l'âme : ayant donné une surface brillante à cette distribution, il n'en a pas démontré la nécessité. S'il n'existait pas une seule force pleine de vie qui parcourt tous les lieux, qui lie et enchaîne toutes choses, on ne pourrait pas dire que l'univers fût sagement et magnifiquement gouverné; ce serait un aveuglement pareil à celui du fondateur d'une ville qui espérerait que tout irait bien sans la concentration du pouvoir, de croire que cet univers si admirable se maintient tel que nous le voyons, par la raison seule, sans lier et en rapprocher les parties, par une communauté d'intérêts. « Aristote dit bien qu'il y a une telle chose qui règle toutes les choses individuelles, comme il y a un principe du mouvement ; mais il ne veut pas avouer que ce soit l'âme ; et cependant Platon avait démontré que, pour tous les corps mis en mouvement, le principe et la source de ce mouvement n'était autre que l'âme. Ce qui ne peut être que l'œuvre d'une âme raisonnable et éclairée : savoir, ne rien faire sans une intention; il l'attribue à la nature, à qui il refuse le nom d'âme; comme si c'était de noms et non pas d'énergies réelles que les choses procèdent. » [15,13] CHAPITRE XIII. CONTRE LE MÊME QUI TOURNE EN RIDICULE LES IDÉES DE PLATON, QUE LES ANCIENS HÉBREUX N'ONT PAS IGNORÉES, COMME LEURS LIVRES EN FONT FOI. TIRÉ DU MÊME. «Le dogme capital et la sanction de toute la philosophie platonicienne est dans la distribution des choses intellectuelles qui a été vilipendée et bafouée par Aristote : lequel n'a ménagé aucune injure pour en décrier le principe. C'est qu'il ne pouvait pas concevoir que tout ce qui est grand, divin, hors des proportions ordinaires, a besoin pour être compris, d'une force d'âme qui s'en rapproche; tandis que, mettant toute sa confiance dans sa perspicacité superficielle et rampante, qui pouvait bien fouiller dans les entrailles de la terre pour pénétrer la vérité qui y est déposée, elle était moins capable d'envisager en face l'éclat de la vérité par excellence. Se prenant pour mesure et pour critérium des supériorités placées au-dessus de lui, il a méconnu l'existence de certaines natures que Platon nous a révélées, et n'a pas craint de dire que ce qu'il y a de plus sublime dans les essences n'était que des jouets d'enfants et des frivolités : savoir le complément et le plus grand effort des conceptions de Platon qui embrassent la substance intellectuelle et éternelle des idées : c'est le dernier travail, c'est le plus grand combat proposé à l'âme. Celui qui atteint ce but et qui s'associe à cette science est entièrement heureux ; celui, au contraire, qui reste en arrière par l'impuissance de contempler cette lumière, est entièrement dépouillé de sa part de vraie félicité : telle est la raison pour laquelle Platon combat partout et sans cesse, pour nous faire comprendre la force de ces natures : il dit même qu'il est impossible de définir d'une manière satisfaisante la cause de quoi que ce soit, sans y faire entrer cette connaissance; qu'on ne pénètre une vérité quelconque que par relation avec cette vérité primordiale ; et qu'on ne raisonnera justement, en quoi que ce soit, qu'en se pénétrant de son existence. Aussi tous ceux qui ont résolu de défendre et de consolider la philosophie de Platon ont placé dans cette question leur discussion la plus animée : ce qui était bien nécessaire; car, à moins d'amener leurs adversaires à leur concéder ces natures primordiales et archiques par excellence, ils n'auraient rien fait pour le Platonisme. C'est la conception qui donne à cette philosophie la suprématie sur toutes les autres. Platon ayant compris Dieu comme le père, le créateur, le maître et régulateur de l'ensemble des choses, a reconnu, d'après ses œuvres, que cet artiste avait dû, avant tout, concevoir le plan de l'ouvrage qu'il se proposait de faire ; et qu'il ne s'est mis à le copier en réalité, que par une réflexion à posteriori. De la sorte, les idées en Dieu ont précédé les œuvres : ce sont les paradigmes incorporels et intellectuels qui demeurent toujours les mêmes et dans les mêmes conditions que lors de leur premier jet : elles sont causes premières des autres causes pour chacun des effets, qui sont tels que nous les voyons, d'après leur ressemblance avec elles. Platon s'étant convaincu que ces essences n'étaient pas facilement perceptibles ni même aisées à développer clairement par la parole, s'est mis à y réfléchir et à en parler autant qu'il lui était possible, et à prédisposer ceux qui devaient le suivre. Ayant donc élaboré cette étude, et ayant coordonné toute sa philosophie dans ce système, il a déclaré que la perception de ces vérités constituait toute la sagesse, et la science dont le but est de procurer aux hommes l'existence la plus fortunée. » Voilà ce que dit Atticus. Il eût été facile de donner plus d'étendue à la citation que nous avons faite de l'ouvrage susnommé de cet écrivain ; mais nous contentant de ce que nous en avons extrait, nous allons passer à la secte des Stoïciens. Antisthène fut un des auditeurs de Socrate; c'était un homme herculéen, disant que la fureur était préférable à la volupté; aussi exhortait-il ses disciples à ne jamais faire le moindre effort vers cette dernière. Celui-ci eut pour disciple Diogène le Cynique qui, tout en se faisant gloire d'avoir les opinions les plus brutales, attira cependant un assez grand nombre d'adeptes à sa philosophie. Son successeur fut Cratès: de Cratès provint Zénon le Cittien, qui fut le premier fondateur de la secte stoïcienne; à Zénon succéda Cléanthe, et à Cléanthe Chrysippe; après celui-ci vint le second Zénon et ceux qui continuèrent cette école. On dit que ces philosophes s'occupaient exclusivement de mener une vie austère et de l'étude de la dialectique. Je vais faire connaître en quoi consistaient les principaux dogmes de leur philosophie. [15,14] CHAPITRE XIV. DE LA PHILOSOPHIE DES STOÏCIENS; EN QUELS TERMES ZÉNON DÉFINISSAIT LES PRINCIPES. TIRÉ DU 7e LIVRE D'ARISTOCLÈS SUR LA PHILOSOPHIE. « Ils disent (les stoïciens), comme Héraclite, que le feu est l'élément universel; et, comme Platon, que les principes sont Dieu et la matière. Ils veulent que l'un et l'autre soient des corps, dont l'un est l'agent, l'autre le patient : Platon avait dit que le premier, étant cause efficiente, est incorporel. Ensuite ils annoncent que, après certains temps déterminés, en vertu de la destinée, il y aura embrasement général du monde, lequel se réorganisera de nouveau ; le premier feu étant comme un germe qui contient les raisons de toutes choses, les causes de tout ce qui est arrivé, de ce qui arrive et de ce qui doit être : cette complication, cette consécution, cette destinée, cette science, cette vérité, cette loi de tous les êtres étant de nécessité inévitable. C'est par elle que tout dans ce monde est gouverné de la manière la plus parfaite, comme dans une république favorisée de la législation la mieux entendue. » [15,15] CHAPITRE XV. QUELLE EST L'OPlNION QUE LES STOÏCIENS ONT CONÇUE DE DIEU ET DE LA CONSTITUTION DE L'UNIVERS. EXTRAIT DE L'ABRÉGÉ D'ARIUS DIDYME. « Ils saluent du nom de Dieu l'univers entier avec toutes ses parties : ils disent que le monde est unique, qu'il est borné, qu'il est animé, qu'il est éternel, qu'il est Dieu. C'est en lui que se trouvent renfermés tous les corps; il n'y a point de vide dans son étendue. « Ce qui a tiré le monde de la matière universelle se nomme Dieu, qui, après l'arrangement que nous lui voyons, en conserve la direction. C'est pourquoi, suivant la première définition, ils disent que le monde est éternel; il ne devient naissant et changeant que dans l'acception de l'ordre établi et suivant des révolutions infinies, passées et futures. « Ainsi ce qui a tiré de la matière universelle le monde est éternel et s'appelle Dieu. On appelle simplement monde l'ensemble du ciel, de l'air, de la terre et de la mer, ainsi que des productions naturelles qui y sont renfermées. On nomme encore monde la demeure des dieux et des hommes et de ce qui a été créé pour eux. Comme le mot ville a deux acceptions, l'habitation des citoyens, et l'agglomération de ceux qui habitent avec les citoyens : ainsi le monde est comme une ville formée de la réunion des Dieux et des hommes, dans laquelle les Dieux ont l'autorité et les hommes leur sont soumis. Il y a société entre eux par l'intermédiaire du langage qui est la loi de la nature. Tout le reste n'a d'existence que dans l'intérêt de ceux-ci ; et, en conséquence, on doit penser que Dieu, qui gouverne tout ce monde, exerce une providence à l'égard des hommes dont il est le bienfaiteur, l'ami par excellence, qu'il est juste et qu'il réunit toutes les vertus. Voici pourquoi le monde se nomme g-Zeus; c'est parce qu'il est cause de notre vie g-apo g-toi -zehn. De même que, par la raison des conséquences g-eiromenoh g-logo, il est nommé Destin, g-Eimarmeneh, parce que, de toute éternité, il gouverne toutes choses, sans que rien puisse lui résister. On le nomme encore g-Adrasteia (Adrastée), parce que rien ne peut lui échapper (g-apo g-tou g-didraskein). On le nomme Providence, parce qu'il gouverne tout pour le mieux. « Cléanthe a choisi le soleil pour le suprême directeur g-Hehgemonikon de l'univers, parce qu'il est le plus grand des astres, parce qu'il apporte le principal concours à l'ordre de l'univers, attendu qu'on lui doit la succession du jour et de la nuit et celle des saisons de l'année. Il a semblé, au contraire, à quelques philosophes de cette même secte, que c'était à la terre qu'on devait concéder cette suprématie de l'univers. Chrysippe la plaçait dans l'éther comme le plus pur, le plus diaphane, le plus mobile des éléments, qui dirige le mouvement constant du système du monde. » Je bornerai là l'extrait que je me proposais de donner d'Arius Didyme. Quant à la notion de Dieu dans les idées des Stoïciens, il suffira de citer ce qu'en dit Porphyre dans le livre opposé à celui de Boéthus sur l'âme. Voici ses propres paroles : [15,16] CHAPITRE XVI. DE PORPHYRE. CONTRE L'OPINION QUE LES STOÏCIENS SE SONT FORMÉE DE DIEU. TIRÉ DE LA RÉPUTATION DE BOETHUS DANS SON LIVRE DE L'ÂME. « Ils ne craignent pas de nommer Dieu un feu intelligent qu'ils laissent durer éternellement. Ils disent encore qu'il détruit et dévore toutes choses à la manière du feu que nous connaissons. Ils combattent Aristote qui se refuse à admettre que l'éther soit rempli d'un feu pareil au nôtre. Quand on leur demande comment ce feu peut s'entretenir, puisqu'ils contiennent qu'il n'est pas différent du nôtre, mais semblable en tout, ils répondent qu'on doit les croire sur parole, réunissant ces deux propositions contradictoires dans une même croyance : savoir, que le feu dont ils parlent est éternel, et que les parties de l'éther s'éteignent et se rallument successivement. « Mais à quoi bon développer plus longuement d'une part le défaut de lumière de ces philosophes et la paresse ou le dédain des anciens pour réfuter de semblables doctrines. » [15,17] CHAPITRE XVII. QUE L'ÊTRE PAR EXCELLENCE N'EST PAS UN COPS COMME LE VEULENT LES STOÏCIENS. TIRÉ DU PREMIER LIVRE DE NUMENIUS SUR LE BIEN (g-peri g-tagathou). « Cependant, qu'est-ce que l'Être ? Est-ce ce qu'on nomme les quatre éléments, la terre et le feu joints aux deux autres natures qu'on place intermédiairement entre eux? Sont-ce ces choses qu'on peut nommer les Êtres, soit qu'on les prenne en masse ou une à une? Mais comment cela peut-il être, ces choses étant sujettes à naître (à périr), à renaître, puisque nous les voyons se former les unes des autres, se déformer, ne restant ni sous l'aspect d'éléments ni constamment liées ensemble? Jamais l'Être ne saurait être appliqué à un corps de cette espèce. Il se peut que ce ne soit pas cela; mais alors ce pourra être la matière qui sera l'Être. Cela est encore bien plus impossible par son incapacité de demeurer dans le même état. La matière est un fleuve qui suit un cours même impétueux. Sa profondeur, sa largeur, sa longueur sont immensurables et infinies. » Après quelques lignes, il ajoute : « En sorte qu'on a eu raison de dire que, si la matière est infinie, elle est immensurable ; si elle est immensurable, elle est irrationnelle; si elle est irrationnelle, elle est impossible à connaître; si elle est impossible à connaître, elle est nécessairement en désordre; car on ne peut bien connaître que les choses classées dans un ordre régulier. Ce qui est en désordre n'a point de consistance, ce qui est sans consistance n'a proprement pas d'existence. Ce que nous nous sommes avoués ci-dessus est donc réel : savoir qu'il serait contre toute justice d'attribuer l'Être à toutes ces choses rassemblées comme elles le sont. Je voudrais faire partager cette opinion à tous les hommes; mais si je n'y réussis pas, je la conserve pour moi. Je dis donc que ni la matière, ni les corps ne peuvent être l'Être. Que sera-t-il donc ? N'avons-nous pas, en dehors de tout ceci, dans la nature universelle quelque chose d'autre ? « Oui. « Il ne faut pas un grand travail d'esprit pour le découvrir, pourvu qu'avant tout nous essayons de nous faire, au dedans de nous, ce raisonnement : puisque tous les corps sont par leur nature mortels, que morts ils sont disséminés sans qu'aucun d'eux demeure dans un état stable, n'ont-ils pas besoin de quelque chose qui les retienne dans leur ensemble ? « Assurément. « Est-ce que, si cette chose n'existait pas, ils demeureraient comme ils sont? « On ne peut pas moins. « Quel serait donc ce conservateur, s'il était corps lui-même? Il me semble qu'on devrait implorer le Jupiter sauveur pour le préserver de la dissolution et de la dispersion. Car il faut bien qu'il soit à l'abri de toutes les variations et des infirmités corporelles pour qu'il puisse lui-même défendre et préserver les corps conçus dans une matrice, d'une destruction toujours menaçante. A mon avisée ne peut être une autre chose qu'une chose incorporelle. Il n'y a qu'une pareille substance qui, placée au-dessus de toutes les natures, soit invariable et nullement matérielle. Elle n'a point en de commencement d'existence, elle n'acquiert pas d'accroissement progressif, elle n'éprouve aucune impulsion ou mouvement d'aucune espèce; c'est ce qui fait que l'incorporel semble justement appelé pour régner sur tous les êtres. » [15,18] CHAPITRE XVIII. CE QUE LES STOÏCIENS PENSENT SUR L'EMBRASEMENT DE L'UNIVERS. « C'est un dogme reçu par les plus anciens de cette secte, que tout se vaporisera suivant certaines périodes qui sont les plus grandes : toutes les parties de la terre devant se dissoudre dans un feu éthéré. » Plus bas il ajoute : « D'après ce, il est évident que ce n'est pas de la substance (en général), que Chrysippe a entendu annoncer un tel bouleversement, car la chose serait impossible. Il n'a voulu parler que d'un bouleversement par changement. Car ce n'est pas de l'anéantissement de l'univers, qui doit arriver suivant les périodes les plus grandes (anéantissement (g-phtora) qui n'est pas pris ici au propre) qu'ils parlent, lorsqu'ils prophétisent la dissolution de l'univers entier par le feu, qu'ils désignent sous le nom d' g-ekputohsis : ils se servent de ce mot de g-phtora, pour désigner un changement suivant les lois de la nature. Il plaît aux philosophes stoïciens de renvoyer toute la substance dans le feu, comme dans un germe ; puis ensuite de la ramener dans le monde, telle qu'elle existait auparavant, avec l'ordre et la parure qui la décorent actuellement. Tel est le dogme de cette secte, qu'ont reconnu ses premiers fondateurs Zénon, Cléanthe, Chrysippe. Car le disciple de ce dernier et son successeur, Zénon, dit-on, était en suspens sur l'idée de l'embrasement universel. » [15,19] CHAPITRE XIX. DE L'OPINION DES STOÏCIENS SUR LA PALINGÉNÉSIE UNIVERSELLE. « La raison ou nature commune, s'augmentant et grandissant graduellement, finira par dessécher toutes choses ; car, après s'être résumée en elle-même, elle s'étendra à toute la matière; étant revenue au premier lieu dont nous avons parlé, et se portant jusqu'à sa plus grande extension, qui clôt la révolution de la grande année : par l'action d'elle-même sur elle-même, elle produira l'apocatastase, ou réintégration de l'univers. Étant revenue, dis-je, par la même marche qu'elle avait suivie en établissant l'ordre premier, dans le monde, elle fait sa retraite suivant la même règle : les mêmes révolutions se répétant sans relâche depuis l'éternité (principe ancien du monde). Car une même cause d'existence originelle ne peut pas appartenir également à tout, et à celui qui a tout organisé: savoir, à la matière qui est la base de toutes les créations successives, et qui tient de la nature d'admettre dans son sein tous les changements, et à celui qui a su la modifier pour en former toutes choses. Telle est, parmi nous, la nature active qui met en œuvre: telle a dû être nécessairement, dans le principe, la nature incréée qui a fondé l'univers. Le commencement d'existence n'a jamais pu convenir à une semblable nature. De même qu'elle est éternelle, à priori, de même elle ne pourra jamais s'anéantir dans l'avenir; ni parce qu'elle tirerait d'elle-même le principe de sa destruction, ni parce qu'elle trouverait en dehors d'elle une force capable de l'accomplir. » [15,20] CHAPITRE XX. DES OPINIONS QUE LES STOÏCIENS SE SONT FORMÉES SUR L'ÂME. « Le germe, dit Zénon (celui que l'homme émet, composé d'air et d'humidité) contient une partie fractionnelle de l'âme, mélangée avec le germe des ancêtres, auquel s'est adjoint cette mixtion des parties de l'âme. Ayant, en effet, des proportions semblables à celles qui sont dans l'homme entier, le germe lancé dans la matrice y est accueilli par un autre souffle, portion de l'âme de la femme, et s'y étant combiné, il se développe par un mouvement latent et se vivifie par son action : recevant toujours un accroissement humide, il grandit de lui-même. » Après quelques autres observations, il continue : « Cléanthe, ayant mis en parallèle les doctrines de Zénon avec celles des autres philosophes physiciens, déclare que celui-ci donne l'âme pour une sensation et une exhalaison; ce qu'avait déjà dit avant lui Héraclite. Dans l'intention de démontrer que les âmes sont des exhalaisons intellectuelles et constantes, il les a comparées à ce qui a lieu dans les fleuves, en ces termes : Dans les mêmes fleuves, d'autres et d'autres eaux se pressent autour de ceux qui y descendent; elles âmes sont des exhalaisons des substances humides; en sorte que, comme Héraclite, il donne l'âme pour une exhalaison. Zénon dit que l'âme est susceptible de sensations; et la raison qu'il en donne est que sa partie directrice peut recevoir l'empreinte des grandeurs d'après les êtres et choses présentes, et ce, à l'aide des organes des sens; et qu'elle garde ces empreintes. C'est là une des propriétés de l'âme. » Après d'autres remarques il continue : « Ils disent qu'il y a une âme de l'ensemble des choses qu'on nomme Éther ; c'est l'air qui est répandu autour de la terre et de la mer, ainsi que les exhalaisons qui s'en élèvent : les autres âmes sont groupées autour de celle-là : savoir, celles qui sont disséminées chez les animaux, et toutes celles qui nagent dans l'atmosphère ; car les âmes des morts continuent d'exister. Quelques-uns soutiennent que l'âme de l'ensemble est éternelle, et que les autres, après la mort, viennent s'y mêler. Toute âme renferme en soi une partie directrice, qui est vie, sensation et désir. » Après quelque peu de lignes il ajoute : « Ils disent que l'âme a eu un commencement et doit avoir une fin d'existence, que néanmoins elle n'est pas anéantie par sa séparation du corps : elle subsiste encore quelque temps en elle-même : savoir, celle des hommes vertueux jusqu'à la dissolution générale de l'univers par le feu ; celle des hommes sans sagesse, pendant quelque temps limité. Voici comment ils veulent que les âmes subsistent ; c'est parce que le corps étant retiré, nous continuons d'exister comme âmes, en nous restreignant à la vie des âmes; au lieu que pour les hommes sans sagesse et pour les animaux sans raison, les âmes périssent avec les corps. » Tels sont les dogmes de la philosophie stoïcienne recueillis dans l'abrégé d'Arius Didyme. Il me suffira, pour faire connaître l'extravagance des doctrines de ces philosophes sur la nature de l'âme, de citer sommairement ce que Longin, qui a presque vécu de notre temps, leur a opposé en ces termes : [15,21] CHAPITRE XXI. RÉFUTATION PAR LONGIN DE L'OPINION QUE LES STOÏCIENS SE SONT FORMÉE DE L'ÂME. « En résumé, je dirai que tous ceux qui successivement ont soutenu que l'âme était un corps, me semblent s'être entièrement éloignés de toute rectitude de raisonnement. A quel degré peut-on dire, en général, qu'il y ait affinité entre un des éléments, et la faculté qu'a l'âme de se renfermer en soi-même ? Comment peut-elle concentrer en elle les mélanges et les mixtions, qui, multipliées à un point considérable, sont de nature à produire les types de corps, variés à l'infini; lesquels s'ils n'offrent pas immédiatement, au moins font voir dans l'éloignement, les éléments, comme cause première, qui, par suite, donnent naissance à de secondes et troisièmes transformations descendant des premières? On ne trouve dans les corps nulle trace, nul signe des facultés de l'âme ; et l'on ne saurait en trouver, dût-on, comme Épicure et Chrysippe, suer sang et eau à fouiller toute l'énergie du corps, pour en faire sortir les actes propres à l'âme. De quel secours peut être la légèreté du souffle pour l'imagination et le raisonnement (Stoïciens)? Quelles sont ces certaines formes d'atomes qui ont une telle puissance par-dessus les autres, et une impulsion assez prononcée, pour qu'elles engendrent la prudence, dès qu'elles se sont mises en contact avec la disposition plastique d'un autre corps (Épicuriens)? Je pense que cela ne saurait être, quand bien même on serait en possession des trépieds et des servantes de Vulcain, dont Homère dit, pour les premiers, qu'ils se rendaient d'eux-mêmes dans la réunion des Dieux (Iliade, X, v. 375) : pour les secondes, qu'elles aidaient leur maître dans ses travaux, n'étant au dépourvu d'aucun des avantages dont jouissent les hommes vivants. A plus forte raison, cela devient impossible quand on ne possède que des parcelles, réunies fortuitement entre elles, qui ne sauraient, non plus que les cailloux du rivage, posséder une sensibilité d'un ordre supérieur. Il est donc très légitime d'en vouloir à Zénon et à Cléanthe, qui ont disserté assez injurieusement contre l'âme, en soutenant l'un et l'autre, qu'elle n'était qu'une exhalaison d'un corps matériel. Qu'y a-t-il en effet de commun, le moins du monde, ô Dieu, entre une exhalaison et une âme? Comment se conçoit-il que pensant, comme ils le font, que notre âme et celle des autres animaux procèdent du même principe, dans un cas, ils lui attribuent des imaginations et des réminiscences telles qu'elles suffisent à peine à conserver leur existence ; tandis que, dans l'autre, ils lui donnent des essors et des méditations capables de faire pénétrer dans la connaissance intime des choses? Serait-ce que nous irions jusqu'à ranger dans ces exhalaisons, dans cette fumée, dans une semblable déraison, les Dieux eux-mêmes, et l'Être, qui s'étendant à tous les êtres, est le dominateur des Dieux terrestres et célestes? Aurons-nous moins de retenue que les poètes, qui, encore qu'ils n'aient pas une conception bien exacte de ce que sont les Dieux, cependant, tant par égard pour les notions reçues parmi les hommes, que par l'inspiration qu'ils tiennent des muses, qui les ont stimulés à chanter les Dieux comme ils l'ont fait, ne le font que de la manière la plus révérencieuse, sans jamais nous entretenir d'exhalaisons, d'airs, de vents et de toutes les autres billevesées? » Après avoir entendu Longin, prêtons l'oreille aux arguments dont Plotin fait usage pour combattre les mêmes philosophes. [15,22] CHAPITRE XXII. CONTRE LES STOÏCIENS, POUR DÉMONTRER QU'lLS NE PEUVENT PROUVER QUE L'ÂME SOIT UN CORPS. TIRÉ DE PLOTIN, SUR L'ÂME. « D'après ce qui va être dit, en étudiant la nature, on apprendra si chacun de nous est immortel, ou si nous nous anéantissons complètement, ou bien si une portion de nous-même s'évanouit, tandis que l'autre, qui constitue proprement notre être, demeure à perpétuité. L'homme ne saurait être une substance simple : il y a en lui une âme, et il possède un corps, soit, comme instrument, soit comme se rattachant à l'âme d'une autre manière. Quoi qu'il en soit, on doit admettre que la nature et l'essence de chacun d'eux se divise de la manière suivante : Le corps et toute sa dépendance ne sauraient être à demeure, le raisonnement le démontre et les sens nous découvrent qu'il se dissout et se fond, qu'enfin il est soumis à mille causes de destruction ; chacun des éléments qui le forment retournant en sa nature, un de ces éléments travaillant à la perte de l'autre, ou se transformant d'une nouvelle manière, ou se détruisant lui-même ; ce qui a lieu surtout, lorsque l'âme, qui les rend amis, ne réside plus dans les masses. Chacun de ces principes rendu à l'individualité, n'est pas encore véritablement un, étant distribué entre la forme et la matière, dont les corps les plus simples tirent nécessairement leur composition. Comme corps, en effet, ils ont les dimensions de grandeurs qui admettent la section, la fraction en parties plus minimes, par conséquent la destruction. En conséquence, soit qu'on considère le corps comme partie de nous; dans l'ensemble, nous ne sommes pas immortels : soit qu'on le prenne pour un instrument; il fallait, pour garder la condition inhérente à l'instrument, qu'il ne nous fût donné que pour un temps limité. La partie principale qui constitue proprement l'homme sera donc comme sa forme, et le corps comparativement en sera la matière, dans la première hypothèse ; dans la seconde, l'âme sera comme est l'ouvrier au rapport de son outil : et d'une manière comme de l'autre, l'âme sera toujours l'homme. « Cependant, quelle est sa nature? Si elle est un corps, elle sera soumise à la dissolution, car tout corps est un composé; si elle n'est pas un corps, elle appartient à une toute autre nature. Nous devons donc la considérer sous l'un ou l'autre de ces deux aspects. Premièrement, examinons en quoi peut se résoudre ce corps que nous appelons âme. Puisque la vie est nécessairement liée à l'âme, il faut donc que ce corps de l'âme résulte de deux ou de plusieurs corps, qu'il ait une vie unie à tous les deux ou à l'un des deux, de manière que l'un soit vivant tandis que l'autre ne l'est pas, ou qu'ils ne soient vivants ni l'un ni l'autre. Si la vie n'est attribuée qu'à l'un des deux, il sera âme. Quelle autre chose pourrait être un corps qui possède la vie par lui-même, si ce n'est l'âme? Le feu, l'air, l'eau et la terre sont par eux-mêmes des substances sans âmes; si donc l'un d'eux a une âme, c'est parce qu'ils vivent d'une vie d'emprunt. Cependant, au-delà de ces corps, il n'en existe aucun, ou s'il est des philosophes qui ont reconnu d'autres éléments que ceux-là, c'est en tant que corps qu'ils les nomment éléments, et non en tant qu'ils sont des âmes; car ils n'ont point de vie. Si l'on veut qu'aucun d'eux n'ait de vie, et que la vie ne soit produite que par leur réunion; c'est une absurdité, soit que chacun possède la vie, puisqu'une seule vie suffit ; ou s'ils n'ont vie ni l'un ni l'autre : il est, en effet, impossible d'admettre que l'agrégation de corps inanimés ait créé la vie, et que des substances inintelligentes aient créé l'intelligence. D'ailleurs, ils ne diront pas que c'est une mixtion due au hasard qui a pu enfanter de tels résultats. Il faut donc que celui qui a procuré cet arrangement, que l'auteur de ce mélange, ait été quelque part, et qu'il ait rempli le rôle d'âme, dans cette combinaison. Ainsi donc, ni composé ni simple, nul corps ne saurait subsister dans tous les êtres, ni dans l'univers, sans le secours d'une âme. Si la raison, s'appliquant à la matière, a fait le corps, d'où aurait pu provenir cette raison, si ce n'est d'une âme? « Si l'on nous dit qu'il n'en est pas ainsi, mais que ce sont des atomes et des indivisibles qui forment l'âme par leur réunion, cette doctrine sera réfutée par l'homéopathie et par la juxtaposition de ces atomes; aucun corps ne pouvant être absolument un et sympathique s'il est formé de corps antipathiques et incapables de se fondre dans l'unité. L'âme est sympathique avec elle-même; or, avec des indivisibles, on ne saurait produire ni corps ni grandeur. En effet, si c'est un corps informe qu'ils veulent dire, et qui ne s'étend pas au-delà de la matière, ils ne soutiendront pas que la vie puisse y résider, attendu que toute matière est sans qualité, et qu'il n'y a que ce qui a reçu une forme qui ait capacité de vivre. S'ils attribuent l'existence à la forme ; ce n'est plus aux deux constituants du corps, mais à un seul qu'appartiendra l'âme, et cette âme ne sera plus à un corps ; car cette forme n'est pas sortie de la matière. Il y a encore une autre manière de résoudre cette question : s'ils prétendent que c'est la matière et non l'existence qui possède la sensibilité, ils auront à faire connaître d'où la vie et la sensibilité sont advenues à la matière, car ce n'est pas la matière qui a pu se donner une forme, ni qui s'est attribuée une âme. Il doit exister un pourvoyeur quelconque de la vie, soit qu'il en ait fait don à la matière ou à toute autre nature de corps, lequel se trouve en dehors et bien au-dessus de la nature des corps, attendu qu'il ne saurait exister de corps sans la puissance de l'âme. La nature du corps est dans un état d'écoulement et d'entraînement constant qui le détruirait. Lien vile s'il n'y avait que des corps; quand bien même on donnerait le nom d'âme à l'un de ces corps; ou plutôt il n'y aurait point de corps du tout, et tout serait plongé dans la matière ; puisqu'il n'y aurait personne pour lui donner une forme. Que dis-je? la matière même finirait par ne plus avoir d'existence, et l'univers entier tomberait en ruine, si on pouvait se fier à cette cohésion du corps, pour donner la fonction d'âme, au moins de nom, à l'air et au vent, qui sont les plus grands dissipateurs qui existent, et qui ne savent pas se maintenir eux-mêmes sous une apparence d'unité. Comment donc, en commettant à l'un quelconque de tous les corps divisibles, la constitution de l'univers, ne se livrerait-on pas à l'absence de toute raison, et à l'entraînement fortuit ; car quel ordre, quelle raison, quelle intelligence peut se trouver dans un vent qui a besoin de tirer son arrangement de l'âme ? Si vous admettez l'âme, tout concourt à l'aider pour la constitution de l'univers, pour l'existence du corps des animaux ; chaque énergie empruntant le secours de toutes les autres pour compléter l'œuvre de la création générale. Si au contraire vous la retranchez de l'ensemble des choses, il ne restera plus rien ; ce qui est bien plus que de n'être pas en ordre. « Ces philosophes, forcés par l'évidence, veulent bien confesser qu'avant les corps, il doit exister quelque chose de meilleur qu'eux, du genre des âmes : c'est pourquoi ils établissent l'existence d'un vent doué d'entendement et d'un feu intellectuel; comme si, sans le feu et sans le vent, cette essence supérieure ne pourrait pas s'insinuer dans les existences, et qu'elle eût besoin d'un lieu pour se poser : nous devrions chercher plutôt le lieu où placer les corps; ce qui ne peut être que dans les facultés de l'âme. Mais s'ils n'établissent rien au-delà du vent, de la vie et de l'âme, que font-ils donc de leur fameux g-pohs g-echon (33), auquel ils recourent lorsqu'ils sont contraints d'avouer qu'il y a, en dehors des corps, une nature plus énergique; puis qu'en effet tout vent n'est pas âme, attendu qu'il y a une infinité de vents qui sont inanimés; mais un certain vent, g-pohs g-echon, un relatif aux circonstances, qui doit être quelque chose parmi les êtres, ou qui n'est rien ? Si ce n'est rien, c'est bien véritablement un vent, et le g-pohs g-echon n'est qu'un nom; ou plutôt les choses en viendront pour eux à ce point qu'il ne leur restera plus rien que la matière : il n'y aura ni âme, ni Dieu, ni tous les noms qu'ils inventent, mais la matière pour tout et uniquement. S'ils disent que l'âme est une manière d'être des choses, alors elle est autre que le sujet et que la matière : elle est bien dans la matière, mais elle est immatérielle, puisqu'elle n'est pas formée de la matière : c'est une intelligence et non un corps : c'est une nature à part. « Voici encore une autre considération, pour prouver que l'âme ne saurait être un corps, qui n'est pas moins péremptoire. Tout corps est chaud ou froid, dur ou mou, humide ou sec, noir ou blanc, et ainsi de toutes les autres qualités qui se partagent les divers corps. S'il est chaud, il ne peut qu'échauffer ; s'il est froid, il ne peut que refroidir ; s'il est léger, il rendra léger tout ce qui y est adjoint et inhérent, comme, il le rendra pesant, s'il est lourd; noir, s'il est noir; blanc, s'il est blanc; car il n'est pas donné au feu de refroidir, ni aux corps froids d'échauffer. Cependant l'âme, dans les différents animaux, fait d'autres et d'autres choses; dans le même, elle produit des effets contraires, tantôt condensant, tantôt liquéfiant, rendant ceux-ci compactes, raréfiant ceux-ci, les montrant noirs ou blancs, légers ou pesants ; et cependant elle aurait dû ne produire qu'un même effet, suivant la qualité diverse et la couleur diverse des corps: maintenant elle les multiplie, elle les diversifie. « Comment nous rendrons-nous compte des mouvements en sens contraires et non dans une seule direction ; tout corps n'ayant qu'un mouvement essentiel? S'ils viennent nous donner pour raison les prédilections des uns, les raisonnements des autres, j'admettrai volontiers cette explication comme juste; mais je dirai que les élections ne viennent point du corps; que les raisonnements qui se contredisent ne peuvent pas procéder d'un corps unique et simple qui ne participe à une qualité quelconque que dans la mesure que lui accorde celui qui l'a fait être froid ou chaud. Quant à l'accroissement qu'il acquiert pendant un certain temps et jusqu'à une certaine mesure, d'où cela viendrait-il ? Sera-ce du corps à qui il est bien donné de s'accroître, mais c'est sans pouvoir faire augmenter rien de ce qui n'a pas été compris avec lui dans la première molécule de matière génitale; et il ne le fait augmenter que pour obéir à son auteur, qui fait tourner à son service l'accroissement qu'il produit? (Sera-ce de l'âme?) Mais si l'âme était un corps, tout en faisant croître, elle devrait nécessairement croître elle-même, par adjonction à son semblable et pour conserver l'égalité proportionnelle avec le corps qui lui doit son accroissement. Dans cette hypothèse, ce qui est adjoint sera ou une âme ou un corps inanimé. Si c'est une âme, d'où et comment est-elle entrée et s'est-elle adjointe au corps ? Si c'est un corps inanimé, d'où recevra-t-il l'animation ? comment s'unira-t-il de sentiment à ce qui existait auparavant, de manière à ne faire qu'un avec lui, à partager ses opinions? Et comment ce corps, étant âme, pourra-t-il ne pas rester étranger et dans l'ignorance de ce que fait l'autre âme? Ne sera-t-elle pas comme tous les viscères dont notre corps est formé, dont une portion se retirera pour faire place à une autre qui viendra s'identifier à un corps qui n'est jamais complètement le même? d'où nous arriveraient les souvenirs, la connaissance de nos proches, si notre âme se renouvelait sans cesse? Si c'est un corps, il est de la nature des corps distribués en plusieurs parties, de n'en avoir aucune qui soit toujours dans les mêmes rapports avec l'ensemble. Or, si une telle grandeur est requise pour une âme, la grandeur moindre ne formera donc plus une âme; comme toute quantité, par retranchement, a cessé d'être ce qu'elle était auparavant. Mais, dira-t-on, une grandeur restreinte n'est plus la même en quantité, mais elle reste la même en qualité. Si c'est un corps dont il s'agit, il en est autrement, et ce qui est quantité en lui ne se distinguant pas de ce qui est qualité, il ne saurait conserver la proportionnalité de l'ensemble. « Que répondront ceux qui prétendent nous donner l'âme pour un corps, aux questions suivantes : 1° Est-ce que chaque partie de l'âme est âme pour chaque partie du corps, comme l'âme entière l'est pour le corps entier, et successivement les parties des parties? Sa grandeur, alors, ne contribuerait en rien à son existence; mais il faudrait toujours admettre une certaine dimension de grandeur qui, étant reçue, ferait un ensemble multiple; ce qui ne peut avoir lieu dans un même corps : savoir, qu'un même tout soit formé de plusieurs parties, dont chacune serait un tout, comme la réunion de ces mêmes parties n'est elle-même qu'un tout. Si, au lieu de cela, on dit que chaque partie n'est pas une âme, il s'en suivra que l'âme sera composée de parties inanimées; et en outre, si la grandeur de chaque âme doit être déterminée dans les deux limites du plus ou du moins, il en résultera que le trop ou le trop peu priverait une âme d'être âme. Lorsque d'une même cohabitation et d'un seul germe, deux fœtus jumeaux se procréent ou même un plus grand nombre, comme nous le voyons dans d'autres animaux, est-ce que le germe, se distribuant par place, ne fait pas que chaque engendrement soit un sujet entier? Comment cela n'instruit pas ceux qui veulent être nos maîtres, que partout où la partie est égale au tout, elle dépasse les bornes de quantité nécessaires à son existence, et est déclassée forcément comme quantité? La même chose aurait lieu, en cas de soustraction de quantité; en sorte que peu importe la quantité et la masse, là où la substance leur est étrangère ; donc l'âme et tous ses raisonnements ne seront jamais des quantités. « Si l'âme était un corps, il est évident qu'il n'y aurait plus ni sensations, ni conceptions, ni science, ni vertu, ni rien de ce qui est réputé beau, comme nous allons le démontrer. Pour éprouver une sensation, il faut unité du sujet et que la perception soit toute entière reçue par un seul et même arbitre; si elle était perçue par plusieurs, ou les qualités d'une même perception se multiplieraient, ou la même qualité se diversifierait; comme cela a lieu pour le visage ; car ce n'est pas une autre partie qui a la perception du nez, et une autre des yeux; mais un même sujet, pour tous les objets perçus. S'il est vrai qu'une de ces perceptions se fait par les yeux et l'autre par les oreilles, ce ne doit pas moins être un même point vers lequel ces deux organes concentrent leurs relations. Comment pourrait-on dire qu'elles sont étrangères l'une à l'autre, si toutes les sensations ne venaient pas se réunir et se confondre? Il doit en être de cela comme du centre d'un cercle vers lequel convergent et se perdent toutes les droites tirées de la circonférence. Les sensations venant de tout côté pour accomplir leur mission, doivent tendre vers un point véritablement unique qui les perçoit et les juge. S'il arrivait que cette perception se fit divisément, et que les sens perçussent les objets, comme les deux extrêmes de lignes droites, ou ces deux extrêmes finiront par concourir vers un seul et même point, tel qu'est le centre, ou chacun des organes aura une perception autre que celle de l'autre organe, comme si je percevais une chose et que vous en perçussiez une autre. Pour qu'une sensation soit unique comme celle d'un visage, elle doit recueillir dans un seul point tout ce qu'elle fait voir, comme les objets visuels viennent se réunir dans les pupilles (sur les rétines) ; sans cela comment pourrions nous voir les plus grands objets? A plus forte raison doit-il en être de la sorte pour tout ce qui arrive au principe de direction, sous la donnée de conception indivisible. Il sera donc indivisible lui-même; car s'il en était autrement, ce principe étant une grandeur, la perception venant s'y mesurer, ferait qu'une partie aurait la conscience d'une partie et aucune n'aurait celle de l'ensemble. Cependant toute perception n'est qu'une perception : or, comment serait-elle une, si elle se divisait? On ne saurait dire que c'est une chose égale qui vient s'aligner sur son égale, car il n'y a rien d'égal entre les principes dirigeants et toutes les sensations possibles. Suivant quelle règle se partagera cette division? Dirons-nous qu'elle sera subdivisée au point où la sensation qui se présente admettra des nombres dans sa diversité, de manière à ce que chacune des parties de l'âme aura la sensation d'une des subdivisions de la perception ; ou reconnaîtrons-nous les parties de l'âme comme accessibles à chaque portion de la sensation? Mais il y a impossibilité. Si toutes les parties recevaient l'universalité de la sensation, leur nombre pouvant se multiplier infiniment, il y aurait donc une infinité de sensations pour chaque objet perçu par chaque portion de l'âme ; en sorte qu'une même chose aura une foule d'images d'elle-même, dans notre principe dirigeant. « Cependant, puisque c'est un corps qui reçoit la perception, on ne saurait concevoir que la chose se passât d'une autre manière que comme pour les empreintes faites par des cachets sur une couche de cire. Mais si c'était sur le sang ou sur les gaz, que vînt se mouler cette empreinte des objets perçus, n'est-il pas évident qu'elle ne pourrait, sur ces substances liquides, que s'écouler, comme cela aurait lieu sur l'eau; et qu'il n'en resterait aucun souvenir? Si néanmoins les types s'en conservent, l'un des deux effets suivants doit se produire : ou il ne sera pas possible de former d'autres empreintes tant que les premières subsisteront; en sorte qu'il y aura absence de nouvelles sensations; ou si de nouvelles sont reçues, ce sera parce que les premières seront effacées, de manière à ne laisser aucune trace dans la mémoire. Que si, au contraire, on peut se ressouvenir et percevoir, l'une après l'autre, de nouvelles sensations, sans que les premières portent obstacle aux plus récentes, il devient impossible que l'âme soit un corps. « La douleur et sa sensation nous démontreront la même chose. Lorsqu'un homme dit avoir mal au doigt, cette douleur est certainement dans la région du doigt; mais le sentiment est, de leur aveu, à eux-mêmes, dans le principe dirigeant. Car autre chose est la partie souffrante, autre chose est l'acquiescement pénible du principe dirigeant. C'est donc l'âme entière qui reçoit la douleur. Mais comment cela arrive-t-il? Par la transmission, diront-ils. D'abord, le souffle animé qui est vers la région du doigt est affecté de souffrance, il la communique au membre voisin et celui-ci à un autre, jusqu'à ce que cette sensation parvienne au principe dirigeant. Il suit donc nécessairement de là que, si le premier membre a ressenti la douleur, elle est différente de la sensation qui a affecté le second membre, si la sensation se fait par transmission; puis ensuite le troisième en a ressenti une autre; et par conséquent, pour une seule souffrance, il y a eu des sensations multipliées et même infinies, dont la dernière est celle qui a atteint le principe dirigeant, qui a ressenti sa propre douleur par-dessus toutes les autres. La vérité est même que chacune de ces sensations est étrangère à celle du doigt qui souffre. Il n'y a que celle qui suit immédiatement le doigt qui sache qu'une telle phalange est malade. La troisième sait seulement que quelque chose qui est en avant d'elle souffre, et les douleurs se multiplient de telle sorte que le principe dirigeant ne ressent rien de la douleur du doigt, mais de celle qui est avant lui. Il n'en connaît point d'autre, et ne prend aucun souci de toutes les autres, ne sachant pas même que le doigt souffre. Si donc la sensation de douleur se fait par transmission, il est impossible que le sentiment d'une semblable douleur s'opère, et que le corps n'étant pas un seul atome, mais formé de la réunion d'atomes différents, l'un d'eux souffre et l'autre ait la connaissance de cette souffrance; car toute grandeur, formée de parties étrangères entre elles, devrait distribuer la sensation de telle sorte que partout chacune de ses parties fût semblable à elle-même : il s'en suit que ce serait plutôt à tout autre chose qu'à un corps qu'une pareille sensibilité devrait être attribuée. « Nous allons maintenant démontrer que si l'âme était un corps elle ne pourrait rien enfanter. Si l'emploi que l'âme fait du corps pour percevoir les objets sensibles est restreint au sentiment, elle ne pourrait percevoir la conception, par l'intermédiaire du corps, qu'autant que la conception et la perception seraient une même chose. Mais si concevoir est un acte de l'âme qui s'exécute sans le concours du corps, à plus forte raison est-il impossible que ce soit un corps qui conçoive ; la sensation s'étendant aux choses sensibles, et la conception aux choses intellectuelles. S'ils ne veulent pas qu'il en soit ainsi, il y aura donc des conceptions de choses non intellectuelles et des perceptions de choses qui ne sont point des grandeurs. Mais comment se peut-il que ce qui est grandeur conçoive ce qui n'est pas grandeur, que ce qui est divisible conçoive l'indivisible, à moins que ce ne soit par quelque partie indivisible ? Mais alors ce qui concevra ne sera plus un corps. Il n'est pas besoin, en effet, de tout le corps pour toucher un autre corps ; le rapprochement d'un seul point suffit. S'ils nous concèdent, ce qui est vrai, que les premières notions sont tout à fait à part de ce qu'il y a de plus pur entre tous les corps, il sera indispensable que ce qui a pu les concevoir soit exempt de toute participation corporelle, ou le devienne, pour les pouvoir connaître. S'ils disent que les notions sont dans les formes de la matière ; ce n'est qu'en se séparant des corps qu'elles les conçoivent, l'esprit faisant ce départ. C'est, en effet, sans aucune connexion charnelle, ou même matérielle, prise en général, que se fait l'abstraction du cercle, du triangle, de la ligne et du point (mathématiques). Il faut donc qu'on faisant cette abstraction l'âme s'isole du corps : elle ne saurait donc elle-même être un corps. Le beau, le juste, et toutes les notions analogues ne sont point non plus des grandeurs, et lorsqu'elles se présentent à l'esprit, elles ne peuvent être reçues que par la substance impartageable pour y demeurer elles-mêmes impartageables. « Comment, en effet, l'âme étant un corps, les vertus, la tempérance, la justice, le courage et les autres auront-elles lieu? La tempérance sera-t-elle dans la respiration ou le sang, aussi bien, que la justice et le courage? A moins que le courage ne soit une respiration gênée; la tempérance, un heureux mélange des humeurs; le beau moral, la régularité dans les formes, qui fait qu'en voyant certains corps nous nous écrions qu'ils sont agréables et beaux. On peut dire d'un corps qu'il est robuste et beau de formes; mais en quoi la tempérance peut-elle lui être attribuée? La chose est toute contraire. Les corps trouvent du charme dans les embrassements et dans les attouchements, lorsqu'ils sont ou échauffés, ou refroidis modérément, lorsqu'ils se rapprochent des matières molles, tendres et polies. Quant à apprécier la dignité dans les choses, que leur importe? Les théorèmes de vertu sont-ils éternels, aussi bien que toutes les autres notions intellectuelles, pour que l'âme s'y attache; ou bien la vertu doit-elle naître et périr? Mais alors qui leur a donné l'être et d'où viennent-ils? Cela devrait nécessairement demeurer éternellement? Ils doivent donc procéder de causes éternelles, et qui ne cesseront jamais, non plus que les théorèmes de géométrie. S'ils sont éternels et à perpétuité, ce ne sont point des corps. Or, on doit retrouver dans les substances qui les possèdent une ressemblance avec eux : donc elles ne sont point un corps; car toute nature corporelle, loin de demeurer constamment la même, suit un écoulement non interrompu. « Si, en voyant les aptitudes des corps à échauffer, à refroidir, à pousser, à appesantir, ils placent là l'âme, comme dans un centre d'activité, ils prouvent d'abord qu'ils ignorent que c'est uniquement par les facultés incorporelles qui résident en eux, que les corps accomplissent tous ces actes; puis, que ce ne sont pas là les facultés que nous plaçons dans l'âme; mais celles de concevoir, de sentir, de raisonner, de désirer, de se préoccuper des soins à prendre, et autres semblables qui demandent une autre substance. En voulant faire passer dans les corps les énergies des substances incorporelles, ils ne laissent rien à ces dernières. Il est donc clair, par ce qui vient d'être dit, que les corps n'exécutent tout ce qu'ils font qu'à l'aide des facultés incorporelles. Car ils conviennent que la qualité et la quantité sont entièrement différentes, et que tout corps étant une quantité, tout corps n'est pas doué de qualité, non plus que la matière. Par ces aveux ils reconnaissent que la qualité est une autre chose que la quantité, par conséquent autre que le corps. Or comment l'âme, n'étant pas une quantité, sera-t-elle un corps, puisque tout corps est quantité ? Cependant si, comme nous l'avons dit plus haut, dans tout corps divisé, toute parcelle de corps retranchée, étant réduite aux moindres proportions, la qualité néanmoins reste tout entière dans chacun de ses fragments : ainsi la douceur du miel n'est pas moindre dans chaque subdivision de miel; ce qui prouve que la douceur n'est pas un corps ; il en sera de même du toutes les autres qualités. Ensuite si les énergies eussent été des corps, il eût fallu nécessairement que les plus fortes de ces énergies fussent formées de plus grands atomes, et que celles qui étaient destinées à ne produire que des effets restreints fussent de moindre volume: mais si d'une partie des plus petites exécutions sont dues à de grosses masses, tandis que les plus petites, comme les moindres en nombre, renferment les plus puissantes énergies, il est évident que c'est toute autre chose que la grandeur du volume à quoi l'on doit attribuer le pouvoir de faire; c'est à une non-grandeur. Quant à ce qu'ils disent que la même matière est un corps dans son inertie et que ce n'est que lorsqu'elle a pris des qualités, qu'elle crée, n'est-ce pas un aveu que les raisonnements sont immatériels et incorporels ? Et qu'ils ne nous objectent pas que les animaux ne meurent que parce que la respiration et le mouvement du sang cessent. Car ce n'est pas sans ces deux seules choses, mais sans beaucoup d'autres, qu'il n'y aurait point d'âme. En effet, la respiration et le sang ne s'étendent pas à tous les animaux. « De plus, si l'âme étant corps, se mêlait à tout le corps, de part en part, elle ne pourrait le faire que de la manière dont toutes les mixtions corporelles se font. Or, si la mixtion des corps ne permet pas qu'ils continuent d'exister, tels qu'ils étaient, dans les corps neutres qu'ils forment, l'âme ne sera donc plus effectivement, mais virtuellement dans les corps; ce ne sera plus une âme; de même que le doux mêlé à l'amer ne reste plus doux ni amer : ainsi nous n'aurons plus d'âme. Ce qui est corps, se mêlant à un corps, pénètre entier dans le corps entier, en sorte qu'en quelque lieu que l'un des deux se trouve, l'un et l'autre s'y trouve aussi : les atomes de l'un et l'autre contenant l'ensemble, et l'un ne pouvant prendre d'accroissement particulier au détriment de l'autre, par une addition qu'on lui ferait, ni de réduction, au moyen d'une section qui y serait opérée. La mixtion n'est point une parallaxe, ou insertion réciproque par grandes parties, des deux corps : cela se nommerait juxtaposition; mais en pénétrant dans tout le corps celui qu'on introduit parvient jusqu'aux plus petites ramifications; ce qui semble impossible, le plus petit ne pouvant égaler le plus grand; cependant, pénétrant tout un corps, l'autre corps le tranche de part en part : il y aura donc nécessité, si on admet un point indivisible dans les corps, ou un corps intérieur qui ne puisse se partager en deux, que la division du corps se résolve en points mathématiques. Or cela est impossible. Ou bien si l'on admet la division à l'infini, quelque corps que vous preniez, il sera toujours divisible. Les corps seront donc infinis, non seulement virtuellement, mais effectivement. Mais il est de toute impossibilité qu'un corps pénètre un autre corps; cependant l'âme pénètre tout le corps; donc l'âme est incorporelle. « Quant à soutenir que l'âme ayant existé précédemment par nature, forme sous laquelle ils la nomment g-pneuma (souffle ou vent), qu'ensuite s'étant trouvée dans un air froid, elle s'y est trempée et est devenue g-psycheh (âme), s'étant allégée par l'action du froid; ce n'est qu'une pure absurdité. Il y a beaucoup d'animaux qui s'engendrent dans la chaleur, et dont l'âme ne se refroidit jamais. Ils disent encore que la première nature du l'âme existe ; mais qu'elle n'a pris vie que par le concours des circonstances extérieures. Ils s'en suivrait donc que, pour eux, le premier élément de la création est le pire, et qu'avant l'intellect, il existait une autre infériorité qu'ils nomment (g-hexis, manière d'être) ; l'intellect étant venu le dernier, puisqu'il est issu de l'âme; tandis qu'en plaçant l'intellect avant tout, il aurait dû créer l'âme d'abord, puis la nature, et toujours en dernier lieu le pire, si tant il y a qu'il existe. Si donc Dieu lui-même, d'après eux, en raison de l'intelligence dont il est pourvu, est postérieur et créé, et possesseur d'une intelligence empruntée: il s'en suivrait qu'il n'y aurait ni âme ni intellect ni Dieu. Car si précisément il n'existait d'intellect, que pouvant être, sans être effectivement, il n'y aurait aucune raison pour que jamais il fût venu à l'existence. Quel aurait été, en effet, le premier moteur de cette existence, lorsque nulle autre chose ne l'aurait devancée? Dira-t-on qu'il se soit de lui-même donné l'existence ? cela serait absurde. Puis, dans quel but et pour quelle fin celui qui n'a que la possibilité d'être, sans la réalité, se produira-t-il à l'existence? Car demeurer toujours ce que l'on est, si on en a le pouvoir, vient à la réalité et sans effort et est d'autant supérieur à la faculté d'être ce qu'on n'est pas, qu'il est plus désirable que cette dernière. Le meilleur, et ce qui jouit d'une autre nature que le corps, a donc dû précéder ce dernier, et l'Être en réalité est antérieur à l'Être en possibilité. Ainsi l'intelligence et l'a me furent avant la nature. L'âme n'a donc pas été d'abord comme (g-pneuma, souffle), ou comme corps. D'autres auteurs ont démontré par d'autres raisonnements que l'âme ne doit point passer pour un corps; toutefois, ce que nous avons dit à ce sujet doit suffire. « Cependant, puisqu'elle appartient à une autre nature, nous devons rechercher quelle elle peut être. Est-ce qu'étant étrangère au corps, elle serait quelque chose qui tiendrait au corps comme l'harmonie ; les Pythagoriciens ayant donné ce nom d'harmonie d'une autre manière ? Ces philosophes se sont figuré que c'était quelque chose de semblable à l'harmonie qui résulte des cordes d'une lyre. De même que, dans celles-ci, en les tendant, on obtient un accord de sons qui se nomme harmonie, de même, dans notre corps, par le mélange des éléments contraires, il se forme un composé tel que la vie et l'âme se sont joints; cette dernière n'étant que la combinaison produite par le mélange. Nous avons déjà donné bien des preuves de l'impossibilité d'une telle supposition : savoir, que l'âme a dû précéder et que l'harmonie n'a pu naître qu'à posteriori; que c'est l'âme qui commande et qui préside au corps avec lequel elle est souvent en lutte : ce qui, certes, ne saurait produire l'harmonie ; que l'âme est une substance, tandis que l'harmonie n'a rien de substantiel; que l'équilibre des humeurs dans nos corps ne pourrait avoir une autre dénomination que celle de santé ; que dans chaque partie combinée d'éléments divers, il y aurait une âme particulière, en sorte que plusieurs âmes se réuniraient dans un même sujet; et ce qui est plus capital: il aurait nécessairement fallu, avant l'existence de cette âme, une autre âme qui eût fait naître l'harmonie; de même que dans les instruments de musique, il y a un luthier qui a placé les cordes dans un accord harmonique, qui sentait en lui-même la raison par laquelle devaient se produire les sons harmoniques ; car ce ne sont pas les cordes qui se sont d'elles-mêmes disposées harmoniquement ; de même que pour les corps, il n'y aurait jamais possibilité qu'ils s'organisassent dans un système d'harmonie parfaite. En général, et pour conclure, ces philosophes animent ce qui n'a point de vie, font sortir fortuitement du désordre l'ordre et l'existence tics choses organisées ; ce qui n'a pu avoir lieu ni dans les choses formées de parties, ni dans telles choses que ce puisse être. L'âme n'est donc point une harmonie. » Cet extrait de Plotin est dirigé contre l'opinion des Stoïciens sur l'âme qu'ils représentent comme corporelle. Cependant, puisque nous avons suffisamment, quoique en abrégé, allégué des textes qui attaquent Aristote et le Lycée, aussi bien que la secte des Stoïciens, il est temps de revenir à l'examen des doctrines physiques les plus célèbres des fameux philosophes, on les résumant à peu près toutes. On sait que, le plus généralement parlant, tous les Grecs considéraient comme Dieux visibles, le soleil, la lune et les autres astres, aussi bien que toutes les parties de l'univers, et qu'ils les adoraient. Ils essayèrent, en conséquence, de transporter les récits mythologiques et puérils de leur superstition, aux astres et aux parties de tout l'univers, par des interprétations plus graves et plus imposantes, puisées dans les lois de la physique. Voilà ce qui m'a fait sentir la nécessité de rassembler toutes les opinions sur ces mêmes objets, pour faire ressortir les combats des philosophes entre eux et l'extravagance de ces fastueuses théories. Je me servirai, à cet effet, de l'ouvrage de Plutarque, dans lequel il a résumé presque toutes les opinions, tant des plus anciens que des plus récents philosophes sur cette matière. Voici en quels termes il s'exprime. [15,23] CHAPITRE XXIII. OPINIONS DES PHILOSOPHES PHYSICIENS SUR LE SOLEIL (Plutarq. Philosopic. placit. l. 2, c. 20. Stobée, l. 1er, ch 26, p. 522, de Heeren). « Anaximandre dit que le soleil est un cercle vingt-huit fois plus grand que la terre, dont la circonférence ressemble à la roue d'un char, dont la jante creuse est remplie de feux, qui se montrent en partie par une petite ouverture, comme par une bouche fistuleuse. Tel est le soleil. « Xénophane prétend qu'il est formé de la réunion de petits feux qui s'amassent des exhalaisons aqueuses et qui composent le soleil de nuages enflammés. « Les Stoïciens le considèrent comme un flambeau intelligent qui s'est allumé dans la mer; « Platon, comme sortant du plus grand feu. « Anaxagore, Démocrite et Métrodore veulent que ce soit une masse ou pierre incandescente : Aristote, une sphère du cinquième corps (l'Entéléchie). Philolaüs le Pythagoricien, un disque semblable à du verre, qui reçoit la réverbération du feu qui est dans le monde et nous distille la lumière, en sorte que le feu du soleil, répandu dans le ciel, ressemble au jeu de lumières disséminées, par réflexion, du foyer d'un miroir. Par cette explication, ce que nous nommons le soleil ne serait que l'image d'une première image. « Empédocle reconnaît deux soleils : l'un archétype, qui est un feu placé dans l'autre hémisphère de l'univers, qui remplit tout cet hémisphère, et qui se range toujours contrairement à la réflexion ; l'autre, apparent, n'est que la réverbération de celui qui est dans l'autre hémisphère, qui, se remplissant d'un air mélangé de chaleur, par l'effet de la rotondité de la terre, se réfléchit dans notre soleil, d'une nature cristalline, entraîné qu'il est par le mouvement du soleil de feu ; ou, pour le dire en un mot, le soleil n'est que la réverbération du feu répandu autour de la terre. « Épicure en fait une condensation terrestre de la nature des pierres ponces ou des éponges, qui s'enflamme par ses interstices. » [15,24] CHAPITRE XXIV. DE LA GRANDEUR DU SOLEIL (Ibidem, c. 21.). « Anaximandre dit que le soleil est égal à la terre. Le cercle d'où il prend son élan et dans lequel il se meut est vingt-sept fois plus grand que la terre. Anaxagore dit qu'il est plus grand que le Péloponnèse ; suivant Héraclite, de la largeur d'un pied d'homme. Épicure dit encore qu'on doit admettre pour vraies toutes les perceptions qu'on a reçues, et que le soleil est ce qu'il paraît être, tant soit peu plus grand ou tant soit peu moindre. » [15,25] CHAPITRE XXV. DE LA FORME DU SOLEIL (Ibidem, c. 22.). « Anaximène dit que le soleil est plat comme une feuille; Héraclite, qu'il est en forme de barque recourbée; les Stoïciens le veulent sphérique comme le monde et les astres. Épicure dit qu'on doit admettre toutes les perceptions des sens.» Voilà donc pour eux quel est ce grand Dieu, entre tous ceux qui brillent aux cieux, le Dieu Hélios. Moïse et les oracles des Hébreux ne se sont pas troublés de pareilles choses. [15,26] CHAPITRE XXVI. DE LA LUNE (Plut. Ibidem, c. 24.). « Anaximandre soutient que sa circonférence est dix-neuf fois plus grande que celle de la terre, pleine de feu comme celle du soleil, qui s'éclipse dans les tournants des roues, ayant une jante creuse, pleine de feu, avec une seule bouche d'émission. « Xénophane dit que c'est un nuage condensé; les Stoïciens, que c'est un mélange de feu et d'air; Platon, qu'elle renferme beaucoup de parties terreuses : Anaxagore et Démocrite en font un solide incandescent qui a des plaines, des montagnes et des vallées : Héraclite veut que ce soit une terre environnée de nuages : Pythagore dit que le corps de la lune est catoptrique, c'est-à-dire réflecteur de la lumière. » [15,27] CHAPITRE XXVII. DE LA GRANDEUR DE LA LUNE (Plut. Ibidem, c. 25.). « Les Stoïciens prétendent que la lune est plus grande que la terre, aussi bien que le soleil. Parménide la juge égale en grandeur au soleil et réfléchissant sa lumière. » [15,28] CHAPITRE XXVIII. DE LA FIGURE DE LA LUNE (Plut. Ibidem, c. 26.). « Les Stoïciens la veulent sphérique comme le soleil; Empédocle sous la forme d'un disque; Héraclite sous celle d'un bateau; d'autres en font un cylindre. » [15,29] CHAPITRE XXIX. DE LA LUMIÈRE DE LA LUNE (Plut. Ibidem, c. 28.). « Anaximandre lui attribue une lumière propre, mais un peu plus faible. Antiphon dit qu'elle brille de sa propre lumière et que lorsqu'elle est tenue dans l'ombre, cela est dû à la projection des rayons du soleil dont le feu, étant plus fort, éteint celui, plus faible, de la lune: ce qui a également lieu à l'égard des autres astres. Thalès et ceux qui l'ont suivi disent positivement que c'est du soleil qu'elle tient sa lumière. Héraclite veut que la lune et le soleil soient dans un rapport d'égalité; tous deux faits en forme de bateau, ainsi que tous les astres : ils tirent des émanations humides l'éclat que nous leur voyons : le soleil est plus brillant parce qu'il est dans une atmosphère plus pure; la lune étant dans une région plus bourbeuse, projette une lumière plus ténébreuse. » [15,30] CHAPITRE XXX. QUELLE EST L'ESSENCE DES PLANÈTES ET DES ÉTOILES FIXES (Plut. Ibidem, c. 13.). « Thalès dit que tous les astres sont formés de terre, mais enflammée. Empédocle soutient qu'ils ne sont que de feu, résultant de la combustion que l'éther détermina en se contractant sur lui-même, par le frottement qui eut lieu lors du premier dégagement des éléments. Anaxagore veut que l'éther atmosphérique soit tout de feu par son essence, mais qu'au moyen de la persistance de son mouvement tourbillonnant, ayant arraché des pierres de la terre, il en ait fait des astres, en les enflammant. Diogène disait que les astres étaient des pierres ponces : il les considérait comme les organes respiratoires de l'univers. Le même dit encore que ces pierres échappent à notre vue, et que lorsqu'elles tombent sur la terre, souvent elles s'y éteignent. Ce qui a eu lieu pour l'astre pierreux, qui est tombé à Aegos Potamos (la rivière de la Chèvre), en forme de feu. « Empédocle veut que les étoiles fixes soient attachées au ciel de cristal, tandis que les planètes en sont détachées. Platon dit que la plus grande partie de leur substance est de feu, encore qu'elles empruntent quelque chose aux autres éléments qui y sont pour ainsi dire collés. « Xénophane les compose de nuages enflammés qui s'éteignent chaque jour et se rallument chaque nuit, à la manière des charbons; car les levers et les couchers des astres ne sont pas autre chose que l'extinction et la revivification de leur lumière. Héraclite et les Pythagoriciens disent que chaque astre est un univers qui contient une terre, un air, un éther et qu'ils sont infinis. Ces dogmes se trouvent consignés dans les Orphiques, où chaque astre est traité d'univers. «Épicure ne partage aucune de ces opinions : il s'en tient à ce qui est perçu. » [15,31] CHAPITRE XXXI. DE LA FORME DES ASTRES. (Plut. Ibidem, c. 14.). « Les Stoïciens font les astres sphériques comme le monde, le soleil et la lune. Cléanthe en fait des cônes. Suivant Anaximène, ils sont fichés comme des clous dans le ciel de cristal. Quelques-uns en font des feuilles de feu comme des peintures. » Telles sont les découvertes de l'admirable philosophie sur ce qu'on nomme les Dieux visibles. Apprenez maintenant, de la bouche du même Plutarque, ce que ses adeptes ont dit de l'univers. [15,32] CHAPITRE XXXII. COMMENT LE MONDE A ÉTÉ FORMÉ (Plut. Ibidem, Liv. 1er c. 6.). « Le monde s'est produit d'une forme convexe, de la manière ici représentée. Les corps insécables ayant un mouvement irréfléchi et fortuit qui ne s'arrête pas et qui est de la plus grande célérité, ont amené à l'existence, par leur réunion, une foule de corps, aussi variés en forme qu'en grandeur. Ces corps s'étant donc réunis dans un même point, ceux qui étaient les plus grands et les plus pesants de tous ont occupé le rang inférieur. Ceux qui étaient petits, sphériques, polis et glissants étant pressés dans ce conflit de corps, se sont portés vers les régions supérieures. Lorsque la force répulsive eut cessé d'agir en les météorisant, et qu'en conséquence, le choc ne les déterminait plus vers une direction ascendante, alors, ne pouvant pas redescendre, ils se sont portés en foule vers les lieux capables de les recevoir ; c'étaient ceux qui sont au pourtour. Et c'est en ce point que cette multitude de corps est venu se briser dans les bords serrés et cimentés entre eux. Par l'effet de cette trituration, ils ont donné naissance au ciel. Les atomes ou insécables sont d'une nature homogène, mais prodigieusement variés de forme comme cela a été dit : chassés vers les régions supérieures, ils ont produit la substance des astres. La quantité des corps en exhalaison a produit une commotion dans l'air et l'a brisé. Une fois devenu fluide aériforme, dans son mouvement, enveloppant les astres il les a entraînés avec lui et a maintenu dans les espaces supérieurs leur commune révolution. Puis, des atomes qui avaient pris leur résidence en bas s'est formée la terre, de même que le ciel, le feu et l'air, de ceux qui se sont portés vers les régions élevées. Cependant, comme il restait encore beaucoup de matière dans la terre, celle-ci s'étant épaissie, en raison des chocs qu'elle éprouvait des vents, et de la lumière qui lui venait des astres, elle s'est entièrement brisée en petites fractions et a donné naissance à la nature aqueuse. Conservant une fluidité essentielle, elle s'est portée d'elle-même dans les cavités qui pouvaient la contenir et la distiller, ou bien c'est l'eau stagnante qui a creusé les réceptacles qui la tiennent en dépôt. » Voilà donc cette fameuse cosmogonie des philosophes sur la quelle s'est venue greffer une logomachie sans fin de la part de gens de toute espèce, qui mettaient en question les propositions suivantes : Doit-on penser que le tout ne soit qu'un, ou formé de la réunion de plusieurs? N'existe-t-il qu'un seul monde, ou en existe-t-il plusieurs? Est-il animé et gouverné par la Providence divine, ou non ? Est-il impérissable ou périssable? D'où s'alimente-t-il? Par quoi Dieu a-t-il commencé, lorsqu'il a fait le monde ? Quel est l'ordre suivant lequel il existe? Quelle est la cause qui le fait décliner? Qu'y a-t-il en dehors de l'univers? Quelle est la droite et quelle est la gauche ? Qu'est-ce que le ciel ? Et en outre des questions physiques ci-dessus, que dire des démons, des héros, de la matière et des idées exemplaires, de l'ordre général, de l'impulsion et du mouvement des astres? D'où ceux-ci tirent-ils leur lumière ? Que sont les divinités appelées Dioscures? D'où proviennent les éclipses du soleil et de la lune ? Que dire de leur apparence et pourquoi la lune semble-t-elle terreuse ? Quelle est sa distance de la terre? Comment se rendre compte de l'année? Toutes ces questions, qui s'étendent à l'infini, ont été discutées par les philosophes dont nous examinons les doctrines, et résumées par Plutarque, en peu de paroles, dans lesquelles il a cependant fait ressortir les contradictions et les dissidences de part et d'autre. Je ne regarde donc pas comme hors de propos de les consigner dans cet écrit, pour justifier le parti que nous avons pris de les rejeter. Si, en effet, les philosophes sont opposés les uns aux autres, sur ces matières, s'ils se livrent des combats acharnés sans pouvoir s'accorder, chacun d'eux réfutant avec animosité les assertions de ses adversaires, combien n'est-il pas plus sûr, pour nous, de retenir noire adhésion sur ces points? Qui pourrait le nier? J'ajouterai donc à ce que j'ai déjà cité, toutes les incertitudes qu'ils ont manifestées sur les corps qui avoisinent la terre, sur sa forme, sur sa position, sur sa déclinaison. Puis, je parlerai de la mer, afin que vous compreniez bien que ce n'est pas seulement sur les corps placés au-dessus de nous à des élévations prodigieuses que ces nobles auteurs sont partagés de sentiments; mais encore sur les questions terriennes. Et afin de vous faire admirer plus complètement leur sagesse, j'ajouterai ce qu'ils ont imaginé sur l'âme et sur son principe dirigeant, pour prouver qu'ils n'ont rien connu à sa nature. Entrons donc en matière. [15,33] CHAPITRE XXXIII. SI LE TOUT EST UNIQUE (Plut. Ibidem, Liv. 1er c. 5.). « Les philosophes du Portique ont soutenu qu'il n'y avait qu'un univers qu'ils ont nommé le tout ou le corporel (g-sohmatikon). Empédocle dit qu'il n'y a qu'un univers; que l'univers n'est pas le tout, mais simplement une petite partie du tout ; que le reste n'est qu'une matière morte. Platon administre des preuves de son opinion : savoir qu'il n'y a qu'un univers, que le tout est un, mais formé de trois. C'est, dit-il, qu'il ne serait pas accompli, s'il ne renfermait pas toutes choses, et qu'il ne serait pas semblable à son modèle, si son engendrement n'était pas unique ; qu'enfin, il ne serait pas impérissable, s'il existait quelque chose en dehors de lui. On peut objecter à Platon, que pour être parfait, le monde n'a pas besoin de tout contenir; car l'homme est parfait, et il ne contient pas tout. Il y a des modèles de beaucoup de choses comme des statues, des maisons, des peintures (qui ne sont point des choses uniques). Comment le monde pourrait-il être parfait, si quelque chose a la faculté de se mouvoir circulairement, en dehors de lui? Enfin, comment serait-il impérissable, puisqu'il a eu un commencement d'existence? « Métrodore dit qu'il est absurde de penser qu'il n'y ait qu'un épi dans un grand champ de blé, et qu'il n'y ait qu'un monde dans l'immensité ; car il doit être infini en nombre, puisque ses causes sont infinies. Si le monde était borné, et que ses causes réunies fussent sans nombre, il s'en suivrait que des mondes infinis auraient pu naître de ce qui en a produit un seul; car, où les causes réunies sont telles, tels doivent être leurs effets. Les causes du monde sont ou les atomes, ou les éléments. » [15,34] CHAPITRE XXXIV SI LE MONDE A UNE ÂME ET S'IL EST GOUVERNÉ PAR UNE PROVIDENCE. (Plut.Ibidem, Liv. 2 c. 3.). « Tous les autres philosophes disent que le monde est animé et qu'il est gouverné par la Providence; Démocrite et Épicure, aussi bien que tous ceux qui introduisent les atomes et le vide, soutiennent qu'il n'est ni animé, ni conduit par une Providence, mais par une nature irraisonnable. « Aristote pense qu'il n'a pas une âme qui soit entière pour le monde entier, ni sensible, ni raisonnable, ni intelligente, qu'enfin il n'est pas gouverné par la Providence. Les corps célestes participent à toutes ces choses : ils sont sphériques, animés et vivaces; mais les choses de la terre n'ont aucune de ces qualités, c'est par hasard et non par une intention préméditée qu'elles jouissent d'un ordre régulier. » [15,35] CHAPITRE XXXV. SI LE MONDE EST INDESTRUCTIBLE (Ibid, Liv. 2 c. 4.). « Pythagore, Platon et les Stoïciens considèrent le monde comme créé par Dieu et destructible par sa nature; il est sensible puisqu'il est corporel, mais ne devant pas être détruit, par l'effet de la Providence et de la surveillance continuelle de Dieu. Épicure dit qu'il doit périr puisqu'il a commencé d'exister, comme l'animal et la plante. « Xénophane dit que le monde n'a point eu de commencement, et qu'étant éternel il ne doit point périr. « Aristote pense que toute la portion qui est située au-dessous de la lune, dans laquelle se trouve comprise la terre et ses annexes, est exposée à souffrir, et à subir la destinée de la mort. » [15,36] CHAPITRE XXXVI. D'OU LE MONDE S'ALIMENTE-T-IL ? (Plutarch. Ibid, l. 2 c. 5.). « Aristote veut que, si le monde s'alimente, il doive périr, mais comme il n'a besoin d'aucune nourriture, dès lors il est éternel. Platon croit que le monde se sert d'aliment à lui-même, le tirant de ce qui se détruit par les changements qui s'y opèrent. Philolaüs admet une double cause de destruction; l'une qui aura lieu par le feu du ciel, l'autre, par l'eau lunaire qui débordera lorsque l'air se retirera. Ce sont les émanations de ces deux éléments qui fournissent la nourriture au monde. » [15,37] CHAPITRE XXXVII. PAR QUOI DIEU A-T-IL COMMENCÉ A CRÉER LE MONDE (Ibid, l.. 2 c. 6.). « Les physiciens disent que l'engendrement du monde a commencé par la terre, comme le noyau, ou le centre : le centre étant le principe de la sphère. Pythagore veut que ce soit par le feu et le cinquième élément. Empédocle pense que l'éther a d'abord été séparé du reste, ensuite le feu, après, la terre, laquelle étant comprimée par le mouvement rapide de la sphère, a laissé échapper l'eau, qui, par son évaporation, a donné naissance à l'air. Le ciel a été formé de l'éther, comme le soleil du feu : les matières qui enveloppent la terre se sont concrétées par la cohésion des autres. Platon dit que le monde visible a été fait sur le plan du monde intellectuel. La première création du monde visible a été l'âme, puis, la forme corporelle, d'abord, celle qui est composée de feu et de terre, puis celle qui est le résultat de l'eau et de l'air. Pythagore ayant admis cinq solides, qu'il nomme mathématiques, dit que la terre est le produit du cube; le feu, celui de la pyramide; l'air vient de l'octaèdre; l'eau de l'icosaèdre : le dodécaèdre a donné naissance à la sphère de l'univers. Platon a adopté, dans ces détails, les idées pythagoriciennes. » [15,38] CHAPITRE XXXVIII. DE L'ARRANGEMENT DU MONDE (Plut. Ibid, l.. 2 c. 7.). « Parménide le compose de couronnes entrelacées l'une dans l'autre; alternativement, d'une matière rare et d'une matière dense, au travers desquelles se placent d'autres matières mélangées de lumière et de ténèbres, et l'enveloppe qui les recouvre toutes est solide, comme serait une muraille. « Leucippe et Démocrite étendent sur tout l'univers une robe circulaire ou sorte de membrane. Épicure dit que certains mondes se terminent par un bord léger, d'autres par un bord compacte, que certaines parties sont en mouvement, certaines autres sont immobiles. « Platon veut que la première apparition ait été celle du feu, puis est venu l'éther, après lequel l'air, à qui a succédé l'eau, et enfin la terre : quelquefois il réunit l'éther au feu. « Aristote met en premier ordre l'éther comme impassible; c'est son cinquième corps; à celui-ci succèdent les éléments sensibles : le feu, l'air, l'eau et enfin la terre : dans tous ceux-ci, il n'y a que les corps célestes à qui le mouvement circulaire appartienne, les corps placés inférieurement sont, ou légers, s'élevant, ou pesants, s'abaissant. « Empédocle dit que les places des éléments ne sont ni invariables, ni déterminées; mais qu'il y a entre eux tous une permutation générale. » [15,39] CHAPITRE XXXIX. QUELLE EST LA CAUSE DE L'INCLINAISON DE L'UNIVERS. (Ibid, l.. 2 c. 8.) « Diogène et Anaxagore pensent qu'après que le monde a été formé et que les animaux sont sortis de la terre, l'univers se dérangea fortuitement, en inclinant vers le sud; ou bien ce fut par un effet de providence, afin que certaines parties du monde fussent inhabitables, et que d'autres, au contraire, reçussent des habitants, par l'effet d'un froid ou d'une chaleur excessifs, ou d'un juste et heureux tempérament de tous les deux. « Empédocle est d'opinion que l'air, cédant à l'impulsion du soleil, a fait varier les pôles en élevant le pôle nord, en abaissant le pôle sud, et en imprimant, par suite, cette inclinaison à tout l'univers. » [15,40] CHAPITRE XL. SUR LÀ QUESTION DE SAVOIR S'IL Y A VIDE EN DEHORS DU MONDE. (Ibid, l.. 2 c. 9.). « Les disciples de Pythagore soutiennent qu'il y a vide hors du monde. C'est dans ce vide et de ce vide que le monde respire. « Les Stoïciens nomment enfin ce en quoi le monde se réduira par la conflagration. « Posidonius ne dit pas que cela soit infini, mais seulement suffisant pour la résolution qui doit avoir lieu. Ce qu'on lit dans son premier livre du Vide. « Aristote nie le vide : Platon dit qu'il n'y a de vide ni hors du monde, ni dans le monde. » [15,41] CHAPITRE XLI. QUELLE EST LA DROITE DU MONDE ET QUELLE EN EST LA GAUCHE. (Ibid, l.. 2 c. 10.). « Pythagore, Platon et Aristote nomment droite du monde la partie orientale, d'où le mouvement tire son principe; et gauche, le couchant. « Empédocle nomme droites les parties tournées vers le tropique d'été; et gauches, celles qui regardent le tropique d'hiver. » [15,42] CHAPITRE XLII. DU CIEL ET DE SA SUBSTANCE (Plut. Ibid, l.. 2 c. 10.). « Anaximène dit que l'enveloppe de sa couche extérieure est de terre; Empédocle, que le ciel est solide, l'air ayant été condensé en forme de cristal par le feu; car il renferme du feu et de l'air dans chaque hémisphère. Aristote veut que le ciel soit un produit du cinquième corps, ou du mélange du chaud et du froid. » [15,43] CHAPITRE XLIII. DES DÉMONS ET DES HÉROS. (Plut. ibid, L. 1er, 8.). « C'est à la suite du discours sur les Dieux qu'il convient de rechercher ce que sont les démons et les héros. Thalès, Pythagore, Platon et les Stoïciens disent que les démons sont de la même substance que les âmes; que les héros sont des âmes séparées des corps; qu'ils sont bons, lorsque les âmes sont bonnes, et mauvais lorsqu'elles sont mauvaises. Épicure ne donne aucune opinion à ce sujet. » [15,44] CHAPITRE XLIV. DE LA MATIÈRE (Plut. ibid, L. 1, 9.). « La matière est ce qui fournit à la naissance et à la mort, et à toutes les autres modifications des corps. Les disciples de Thalès, de Pythagore, et les Stoïciens, disent que la matière prise généralement et dite des choses générales, est une substance flexible, modifiable, muable et fusible. Les partisans de Démocrite déclarent qu'elle est impassible dans ses éléments, qui sont les atomes, le vide et l'incorporel. « Aristote et Platon disent que la matière élémentaire est sans figure, sans apparence, sans forme, sans qualité; quant à sa propre nature c'est un réservoir de formes; comme la nourrice, la matrice, la mère des formes, qui doivent naître. Ceux qui nomment matière, le feu, l'air et la terre, ne parlent pas d'une matière dépourvue de formes, mais d'un corps; ceux qui parlent d'atomes ou d'insécables la comprennent sans forme. » [15,45] CHAPITRE XLV. DE L'IDÉE EXEMPLAIRE (Plut. ibid, L. 1, c. 10.). « L'idée est une substance incorporelle qui subsiste par elle-même, qui donne une figure à la matière informe, et qui, par là, devient cause de l'évidence des choses. « Socrate et Platon supposent que les idées sont séparées, en tant que substances, de la matière, et qu'elles résident dans les conceptions et les imaginations de Dieu, c'est-à-dire du g-Nous. Aristote laisse les formes et les idées comme inhérentes à la matière, et tout à fait en dehors de ce qui émane de Dieu. Les Stoïciens qui suivent Zénon veulent que les idées ne soient dues qu'à notre manière de concevoir les choses. » [15,46] CHAPITRE XLVI. DU CLASSEMENT DES ASTRES (Plut. ibid, L. 2 c. 15.). « Xénocrate pense que les astres ne se meuvent que sur une face : d'autres, dont les Stoïciens, croient que certains astres l'emportent sur d'autres en élévation et en profondeur. Démocrite range d'abord les fixes, puis après elles, les planètes dans lesquelles il place le Soleil, Lucifer et la Lune. Platon, après les fixes, place en premier ordre l'étoile nommée Phœnon qu'on attribue à Saturne; puis Phaéton qui est Jupiter; la troisième Pyroéïs qui est la planète de Mars; en quatrième lieu, Eosphore, celle de Vénus; en cinquième, Stilbon qu'on accorde à Mercure; la sixième le Soleil, et la septième la Lune. Il est des mathématiciens qui suivent les doctrines de Platon: d'autres, au contraire, mettent le soleil au centre de l'univers. « Anaximandre et Métrodore de Chio, aussi bien que Cratès, attribuent la place la plus haute au soleil; puis après, à la lune; après ceux-ci, ils rangent les étoiles fixes; après lesquelles viennent les planètes. » [15,47] CHAPITRE XLVII. DE LA DIRECTION ET DU MOUVEMENT DES ASTRES (Plut. ibid, L. 2 c.16.). « Anaxagore, Démocrite, Cléanthe font marcher tous les astres de l'orient à l'occident. Alcméon et les mathématiciens disent que les planètes ont un mouvement contraire à celui des fixes. Ces dernières en effet, ont un progrès qui part du couchant pour aller au levant. Anaximandre dit que les astres sont entraînes dans leurs mouvements par les cercles et les sphères dans l'orbite desquels ils sont placés. Platon et les mathématiciens disent que le Soleil, Lucifer et Stilbon ont une rotation égale. » [15,48] CHAPITRE XLVIII. D'OU LES ASTRES TIENNENT-ILS LEUR LUMIÈRE (Plut. ibid, L. 2 c. 17.). « Métrodore pense que toutes les étoiles, tant fixes qu'errantes, sont rendues brillantes par le soleil. Héraclite et les Stoïciens disent que les astres se nourrissent des émanations de la terre. « Aristote nie que les corps célestes aient besoin de nourriture : étant indestructibles, ils sont éternels. « Platon critique l'univers entier, dont les astres font partie, se nourrit de lui-même. » [15,49] CHAPITRE XLIX. DES FEUX APPELÉS DIOSCURES (Plut. ibid, L. 2 c. 19.). « Xénophane dit que ces astres qu'on voit briller sur les vaisseaux sont de petites nuées rendues éclatantes d'après un certain mouvement. « Métrodore soutient que ce ne sont que des scintillations produites dans les yeux de ceux qui regardent avec terreur et anxiété. » [15,50] CHAPITRE L. DE L'ÉCLIPSE DU SOLEIL (Plut. ibid, L. 2 c. 24.). « Thalès, le premier, a dit que l'éclipse du soleil provenait de ce que la lune, qui est d'une nature terreuse, se plaçait dans la ligne perpendiculaire de la terre au soleil. On voit, en effet, qu'elle est placée inférieurement à son disque. « Anaximandre veut qu'elle résulte de ce que la bouche qui jette le feu s'est fermée: Héraclite, de ce qu'ayant la forme d'une nacelle, dans le revirement, la partie concave de la lune fait face à ce qui est supérieur, et la partie convexe au bas, c'est-à-dire à notre point de vue. « Xénophane l'attribue à l'extinction de sa lumière, lorsqu'un autre soleil reparaît des bords de l'orient. Il a bâti cette fable, qu'une éclipse de soleil peut durer un mois, qu'elle peut aussi être tellement complète, que le jour paraisse une nuit: d'autres supposent que c'est dû à l'opacité de certaines nuées invisibles qui s'étendent devant le disque du soleil. « Aristarque (de Samos) place le soleil parmi les fixes, et fait mouvoir la lune autour du cercle solaire, en assurant que son disque est obscurci par les inclinaisons qui ont lieu dans les tournants. « Xénophane admet plusieurs soleils et plusieurs lunes, d'après les climats terrestres, les sections et les zones. A certaines époques son disque tombe dans les régions de la terre qui sont inhabitées par nous, et par ce fait, roulant à faux, il éprouve ce que nous nommons une éclipse. Le même dit que le soleil marche suivant une progression infinie, que la distance nous fait prendre pour un mouvement circulaire. » [15,51] CHAPITRE LI. DE L'ÉCLIPSE DE LA LUNE (Plut. ibid, L. 2 c. 29.). « Anaximandre dit qu'elle vient de ce que la bouche de la roue s'est obstruée; Bérosse, de ce que la partie sans feu de la lune nous fait face. Héraclite l'attribue au retour de ce corps, fait en forme de nacelle. Quelques Pythagoriciens lui donnent pour cause la contre-lumière et l'obturation de la terre ou de l'antichthon. « Les auteurs récents l'expliquent par la distribution de la lumière, qui se faisant petit à petit et par ordre successif, s'avance jusqu'à ce qu'elle nous donne son éclat complet dans la pleine lune, puis se retirant par une marche analogue, arrive jusqu'à la conjonction du soleil, où alors elle s'éteint complètement. « Platon, Aristote et les Stoïciens sont unanimes pour admettre que les phases ténébreuses de la lune sont dues à la conjonction du soleil, qui l'éteint par son éclat supérieur; et que les éclipses sont dues à ce que la lune tombe dans l'ombre de la terre, lorsque cette dernière se place entre ces deux astres; ou plutôt à ce que la lune est privée de la lumière solaire par interception. » [15,52] CHAPITRE LII. DE LA FACE DE LA LUNE ET POURQUOI ELLE RESSEMBLE A UNE TERRE (Plut. ibid, L. 2 c. 30.). « Les Pythagoriciens disent que la lune a une face terreuse, parce qu'elle est habitée comme notre terre, mais par de plus grands animaux, et qu'elle est couverte de plus belles plantes; car les animaux qui y vivent sont quinze fois plus grands que ceux de notre terre, n'ayant point de sécrétions excrémentielles : la durée de leurs jours est dans les mêmes proportions. Anaxagore pense que cette face inégale est occasionnée par la disparité des éléments qui la composent, étant formée de substances glacées et terreuses, unissant les ténèbres à la lumière, de manière à lui mériter le surnom d'astre trompeur (g-pseudophaehs). Les Stoïciens, à cause de la mixtion d'air qui entre dans sa substance, disent qu'elle est un composé incorruptible. » [15,53] CHAPITRE LIII. DE LA DISTANCE DE LA LUNE AU SOLEIL (Ibid, L. 2, c. 31.). « Empédocle dit que la lune est deux fois plus éloignée du soleil que de la terre. « Les mathématiciens disent qu'elle l'est dix-huit fois plus. « Ératosthène dit que la lune est éloignée du soleil de 4.080.000 stades et qu'elle est éloignée du la terre de 780.000 stades. » [15,54] CHAPITRE LIV. DES ANNÉES (Ibid, L. 2, c. 32.). « Les années de Saturne forment une période de 30 ans, celles de Jupiter de 12; celles de Mars de 2 années et celles du Soleil de 12 mois; les années de Mercure et de Vénus sont de la même durée ; celles de la Lune, de trente jours. Le mois parfait est depuis la phase jusqu'à la syzygie. « La grande année est formée, pour les uns, de huit années communes, pour d'autres de 19 : d'autres la composent de 59 années. « Héraclite la fait de 18.000 années solaires; « Diogène de 365 années telles qu'Héraclite les suppose. » Telles sont, en résumé, les discussions qui existent entre les philosophes physiciens sur les corps célestes ou des régions supérieures. Examinez maintenant ce qu'ils pensent de la terre. [15,55] CHAPITRE LV. DE LA TERRE (Plut. Ibid, 3, c. 9.). « Thalès et ceux qui suivent ses doctrines disent qu'il n'y a qu'une terre : Icétas le Pythagoricien en reconnaît deux, la Chthon et l'Antichthon : les Stoïciens veulent que la terre soit unique et bornée : Xénophane pense que, dans la partie inférieure, elle repose sur une base sans fin, qui est formée d'air et de feu condensés. « Métrodore dit que la terre n'est que le sédiment limoneux de l'eau; le soleil, celui de l'air. » [15,56] CHAPITRE LVI DE LA FORME DE LA TERRE (Ibid, L. 3, c. 10.). « Thalès et les Stoïciens disent que la terre est une sphère : Anaximandre veut qu'elle soit semblable aux colonnes de pierres qu'on voit dans les plaines : Anaximène en fait un trapèze: Leucippe, un tympan : Démocrite lui donne la forme d'un disque plat, creux au milieu. » [15,57] CHAPITRE LVII. DE LA SITUATION DE LA TERRE (Plut., ibid, L. 3, c. 11). « Les disciples de Thalès en font le centre de l'univers : Xénophane dit qu'elle en est le commencement avec un fondement sans bornes : Philolaüs le Pythagoricien place le feu au centre qui est, selon lui, le foyer de l'univers, ensuite l'antichthon, en troisième ordre, la terre que nous habitons, opposée à la précédente par son site et son mouvement de rotation; ce qui fait que ce qui se passe dans celle-là ne peut pas être aperçu des habitants de notre hémisphère. « Parménide est le premier qui ait distribué les lieux habitables de la terre par zones tropicales. » [15,58] CHAPITRE LVIII. DU MOUVEMENT DE LA TERRE (Plut. ibid, L. 3, c. 13.). « Les uns disent que la terre est immobile: Philolaüs le Pythagoricien pense qu'elle se meut circulairement autour du feu, en décrivant un cercle oblique, semblable à l'écliptique que parcourent le soleil et la lune; Héraclite de Pont et Ecphantus le Pythagoricien font mouvoir la terre non pas d'une manière progressive, mais par inclinaison, comme une roue qui tourne, du couchant au levant, autour de son propre centre : Démocrite dit que, dans le principe, la terre a été formée d'un noyau extrêmement petit et léger, mais que se condensant par le temps, et étant devenue pesante, elle s'est fixée. » Toutes ces assertions si contradictoires sont dues à ces nobles philosophes dissertant sur la terre. Écoutez-les dans leurs opinions relativement à la mer. [15,59] CHAPITRE LIX. DE LA MER, COMMENT ELLE S'EST RASSEMBLÉE, D'OU VIENT SON AMERTUME (Plut. Ibid. L. 3.c. 16). « Anaximandre déclare que la mer n'est que le résidu d'une substance aqueuse dont le feu a desséché la plus grande partie, et ce qui en est resté a été dénaturé par l'effet de l'ébullition. « Anaxagore dit que l'élément humide fut un lac dans le principe; mais qu'ayant été échauffé par la marche circulaire du soleil, et les molécules grasses s'étant exhalées, le reste avait tourné à la salure et à l'amertume. « Empédocle dit que la mer n'est que la sueur de la terre brûlée par le soleil et amenée par lui à une concentration toujours plus intime. « Antiphon dit que l'eau n'est que la sueur de l'élément chaud dont le surplus d'humidité s'est séparé après avoir été salé par l'action du feu ; ce qui arrive dans toute espèce de sueur. « Métrodore pense qu'après avoir été distillée à travers la terre, l'eau a conservé une partie de sa crasse, comme lorsqu'on fait passer de l'eau à travers la cendre. « Les sectateurs de Platon disent que l'eau élémentaire s'est partagée, de sorte que celle qui est sortie de l'air, par l'effet du refroidissement, est devenue douce ; celle qui s'est exhalée de la terre, par torréfaction, est salée. » Voici ce qu'ils ont dit de la mer. Je vais maintenant vous apprendre, d'après les propres paroles dont ils se sont servis, à quel point s'ignoraient eux-mêmes ces hommes qui se sont arrogés de pouvoir disserter sur l'univers entier, sur les corps célestes, sur les substances éthérées, en promettant de nous faire comprendre ce que sont toutes ces choses. [15,60] CHAPITRE LX. DES PARTIES DE L'ÂME (Plut. ibid. L. 4. c. 4.). « Pythagore et Platon, d'après les considérations les plus vastes, disent que l'âme est formée de deux parties : l'une possède la facilité de raisonner, l'autre est irraisonnable. En examinant la chose de plus près et avec plus d'attention, ils lui découvrent trois parties; car ils divisent la partie irraisonnable en deux, celle des mouvements passionnés et celle des désirs. « Les Stoïciens disent qu'elle est composée de huit parties, cinq pour les sens : celui de la vue, celui de l'ouïe, l'odoratif, les sens du goût et du toucher ; la sixième partie est la faculté de parler; la septième, celle de la procréation; enfin, la huitième, celle du commandement ou de la direction, à l'aide de laquelle l'âme s'étend à toutes choses, pour en disposer suivant ses organes propres, à la manière des fils du polype. « Démocrite et Épicure n'admettent que deux parties dans l'âme : la raisonnable qu'ils placent dans la poitrine; l'irraisonnable qu'ils dispersent dans tout l'organisme du corps. Démocrite ajoute que tout ce qui est possède une âme quelconque, même les corps privés de la vie ; c'est la cause qui fait qu'ils conservent une chaleur latente et une certaine sensibilité, lorsqu'ils exhalent la plus grande partie de leur vitalité. » [15,61] CHAPITRE LXI DU PRINCIPE DIRIGEANT DE L'ÂME (Plut. ibid. L. 4. c. 5). « Platon et Démocrite placent le principe dirigeant dans toute la tête : Straton entre les deux sourcils: Erasistrate dans la membrane encéphalique qu'il nomme épicranide : Hérophile dans le ventricule de l'encéphale qui est à la base : Parménide le distribue dans toute la poitrine : Épicure, avec tous les Stoïciens, dans la cavité du cœur: Diogène (d'Apollonie) dans le ventricule artériel du cœur où circule l'esprit : Empédocle dans l'ensemble du sang. Il en est qui lui assignent pour résidence l'enveloppe du coeur dite péricarde; d'autres, le diaphragme. Quelques auteurs disent qu'il s'étend depuis la tête jusqu'au diaphragme : Pythagore place sa vitalité dans le cœur, et sa force de raisonnement et d'intelligence dans la tête. » Telles sont les opinions de ces philosophes sur la division et l'emplacement de l'âme. Ne vous semble-t-il pas, d'après cela, que nous avons agi avec discernement, en nous séparant par le jugement et le raisonnement de toute cette recherche, sans objet, de questions aussi inutiles qu'elles sont semées d'erreurs, et en ne nous souciant pour rien d'aucune de ces disputes? Nous n'y découvrons, en effet, aucun avantage, ni rien qui tende à procurer aux hommes la possession et l'usage du bien par excellence. N'avons-nous pas eu raison de ne nous attacher qu'à la piété envers le Dieu créateur de l'univers, et par la régularité de notre vie aussi bien que par la pratique des vertus qui plaisent à Dieu, de nous efforcer de vivre d'une manière qui puisse nous concilier les bonnes grâces de Dieu, qui est par dessus tous les êtres? Si, cependant, par envie et dénigrement, vous refusez d'admettre comme véritable notre seul témoignage, il se pourra que le plus sage de tous les Grecs, Socrate, vous persuade, en vous apportant des raisonnements pleins de vérité en faveur de notre sentiment. Il a, en effet, démontré l'extravagance de ces bavards qui nous exposent leur doctrine sur les mouvements célestes, déclarant qu'ils ne diffèrent en rien des insensés, les en convainquant de la manière la plus formelle, en ce que, non seulement, ils veulent parvenir à des choses auxquelles ils ne sauraient atteindre; mais encore, parce qu'ils consument leur vie à des occupations sans aucune utilité. Xénophon vous en donnera la preuve ; nous l'avons déjà cité comme le disciple le plus initié dans les pensées de Socrate. Voici ce qu'il écrit dans les entretiens mémorables de ce dernier. [15,62] CHAPITRE LXII. QUE SOCRATE LE PLUS SAGE DES GRECS MONTRAIT LA FOLIE DES PHILOSOPHES QUI TIRAIENT GRANDE VANITÉ DE LEUR SCIENCE EN PHYSIQUE : COMMENT IL FAISAIT VOIR QU'lLS USAIENT LEUR TEMPS A DES CHOSES D'ABORD INUTILES A LA VIE, PUIS INCOMPRÉHENSIBLES (Xénoph., Mémorab., L. 1er, ch. 1er). « Personne n'a jamais vu Socrate faire des actions, ni ne l'a entendu proférer des paroles qui blessassent la piété envers les Dieux, et la justice envers les hommes. En effet, il ne dissertait jamais sur la nature générale des choses, qui est le sujet d'entretien du plus grand nombre des sophistes, examinant comment se maintient ce que ceux-ci nomment univers, et par quelles nécessités chacun des corps célestes est contenu dans son orbite. Bien loin de là, il démontrait la démence de ceux qui se livrent à de semblables études. D'abord, il recherchait relativement à eux, si c'était dans la conviction qu'ils connussent suffisamment tout ce qui intéresse l'humanité, qu'ils en étaient venus à approfondir de pareilles questions; ou, si négligeant les intérêts humains, et n'ayant de sentiment que pour ce qui concerne les Dieux, ils croyaient remplir exactement ce qu'il leur convient qu'on fasse. Il ne comprenait pas qu'il ne leur fût pas évident que la découverte de toute vérité à cet égard était impossible aux hommes; puisque tous ceux qui se sont le plus prévalu de leur science en ce genre n'ont pu s'accorder entre eux, sur l'opinion qu'ils devaient s'en former; mais qu'ils sont respectivement, les uns à l'égard des autres, comme des êtres privés de raison. En effet, on voit des insensés qui ne redoutent nullement les choses les plus dangereuses; tandis que d'autres sont effrayés de ce qui n'est pas du tout à craindre. Il semble à ceux-ci qu'il n'y a point de honte à dire ou à faire quoi que ce soit, au sein d'une grande multitude; tandis que ceux-là ne croient pas qu'ils puissent même se présenter devant les hommes. Les uns ne vénèrent ni les temples ni les autels, ni rien de ce qui est consacré au culte divin; tandis qu'on voit les autres se prosterner devant des bois, devant les premières pierres venues et devant des brutes. De même, pour ceux qui se livrent à des méditations sur la nature des choses en général, les uns pensent qu'il n'existe qu'un seul être dans l'univers, les autres, que la multitude des êtres est infinie. Pour ceux-ci tout se meut, pour ceux-là rien n'est en mouvement. Il en est qui proclament que tout prend naissance et que tout doit périr ; d'autres, au contraire, soutiennent que rien n'a eu de commencement d'existence, et que rien ne doit s'anéantir. Il faisait encore une remarque à l'égard de ces mêmes hommes, qui était de savoir si, de même que ceux qui s'instruisent dans les sciences de l'humanité croient que ce qu'ils auront appris sera utilement mis en pratique, soit par eux, soit par tel des autres qu'ils voudront obliger; ces philosophes croient qu'en cherchant à connaître les choses divines, lorsqu'ils seront parvenus à démêler les nécessités de chaque chose, ils pourront, quand ils le voudront, faire arriver des vents, des eaux, des saisons, et tout autre de ces phénomènes dont ils auront besoin; ou bien s'ils n'espèrent produire aucun de ces effets à leur volonté, et s'il leur suffit de connaître seulement que chacun des événements naturels se fait par telles ou telles causes. « C'est dans ces termes qu'il parlait des hommes qui sont absorbés dans dissemblables méditations. Quant à lui, il conversait toujours sur ce qui peut intéresser l'humanité, recherchant ce qu'est la piété et l'impiété, ce qui est beau et ce qui est honteux, ce qui est juste et ce qui est injuste ; en quoi consiste la tempérance, et ce qu'on nomme l'extravagance. » Telles étaient les doctrines de Socrate, et après lui celles d'Aristippe de Cyrène, que plus tard Ariston de Chio a essayé de renouveler : savoir que la philosophie devait se borner à la morale. Cette connaissance est seule possible et seule utile ; tandis que les discours qui traitent de la nature des choses sont exactement le contraire. D'abord on ne saurait les comprendre, et quand bien même ils deviendraient évidents pour nous, ils ne nous apporteraient aucun secours. Nous n'acquerrions rien de plus, de pouvoir, nous élevant, comme Persée, au plus haut des airs pour planer sur la vaste étendue des mers et sur la Pléiade, embrasser de nos regards l'univers entier, et connaître quelle est la nature des choses ; car cela ne nous rendrait ni plus justes, ni plus courageux, ni plus tempérants : nous n'en serions même ni plus forts, ni plus beaux, ni plus riches: qualités sans lesquelles il n'y a point de bonheur ; en sorte que Socrate a eu raison de dire que, de toutes ces choses, les unes sont au-dessus de nous, les autres sont sans profit pour nous. Ainsi, les questions de physique sont au-dessus de nous, et ce qui doit arriver après la mort, ne nous concerne en rien. Il n'y a donc à notre usage que ce qui est relatif à l'homme; aussi, renonçant à la physique qu'il avait étudiée sur les traces d'Anaxagore et d'Archelaüs, Socrate se consacra-t-il tout-à-fait à rechercher ce qu'il y a de bien et de mal à la maison. D'ailleurs, il pensait que ces discours sur la nature n'étaient pas seulement laborieux et impuissants, qu'ils étaient de plus impies et contraires aux lois; car les uns en venaient à nier absolument qu'il existât des Dieux, les autres disaient que c'était l'infini, ou l'être, ou l'un, ou enfin toute autre chose que les Dieux, unanimement réputés tels: sans parler de l'immense dissentiment qui règne entre eux : les uns disant que le tout est infini, d'autres qu'il est borné : les uns voulant que tout fût en mouvement, les autres, que tout fût immobile. Quant à moi, entre tout ce qui a été dit contre ces études, je ne connais rien de mieux que ces vers de Timon le Phliasien, dans les Silles : «Qui donc les mit aux prises pour combattre entre eux par une querelle funeste? ce fut le tumulte ami de l'écho, qui irrité de les voir garder le silence, leur envoya la maladie du bavardage, qui en fit périr un grand nombre. » Voyez donc comme déjà ces généreux athlètes se moquent les uns des autres? Le même auteur décrit leur rivalité, leurs combats, leurs dissentiments, dans les vers suivants : « La querelle, cette peste des humains, s'avance en vociférant des niaiseries : cousine de l'homicide contention et de l'invective, elle se roule en aveugle au travers de tout ce qui se rencontre ; et fixant fièrement sa tête parmi les mortels, elle ne leur laisse que l'espérance. » Néanmoins, après avoir démontré par des preuves irrécusables, empruntées aux écrivains mêmes de leurs écoles, quelles sont les luttes sans utilité réelle que se livrent ces philosophes: luttes qui ne mènent à aucune connaissance ou science solide des devoirs que nous avons à remplir, quoiqu'ils en tirent une grande vanité ; après avoir mis dans tout son jour la raison pour laquelle, dédaignant de semblables études, nous leur avons préféré les oracles des Hébreux, il est temps de clore le livre de la Préparation évangélique. Il nous reste désormais une entreprise plus relevée à accomplir, celle pour laquelle, abordant la seconde question que nous nous sommes posée au commencement de cet ouvrage, et que nous avons différée, pour donner un enseignement plus complet de tout ce qui la précédait, nous aurons, dans la Démonstration évangélique, à répondre aux fidèles de la circoncision, qui nous reprochent a nous, issus d'une origine étrangère et d'une autre nation, de vouloir nous servir de leurs livres qui, à les entendre, ne nous concernent pas, ou demandent pourquoi, en acceptant leurs traditions, nous ne voulons pas conformer notre manière de vivre aux préceptes de leur loi.