[6,0] LIVRE SIXIÈME. PRÉAMBULE DE TOUT LE LIVRE. Dans les livres précédents, nous nous sommes étendus suffisamment sur ce qui concerne les oracles. Nous avons aussi fait voir tout ce qu'il y a de digne de Dieu et d'avantageux pour l'homme dans les enseignements de notre Sauveur dont la vertu nous a été manifestée par la doctrine évangélique : nous avons montré que c'est par cette doctrine et par cette doctrine seule qu'ont été dissipées les ténèbres qui enveloppaient depuis tant de siècles le genre humain, et que les hommes ont été délivrés du fléau que faisaient peser sur eux les prestiges des démons. Maintenant nous avons à exposer les fausses opinions des païens au sujet de la destinée. Nous allons donc entrer dans cette discussion et faire voir que ce n'est pas seulement leur mode d'opérations, tout infâme qu'il est, mais encore la fausseté de leurs doctrines qui convainc ces prétendus oracles de n'être que de méchants et impuissants démons. Méditez donc cette discussion, et vous me direz si elle ne vous paraît pas revêtue d'une force vraiment divine, lorsque je vous aurai exposé d'un côté, en les combattant, les sentiments des oracles sur le destin, de l'autre les moyens par lesquels ils opèrent leurs divinations. De leur propre aveu, ce n'est point par une vertu supérieure qu'ils connaissent l'avenir, mais c'est uniquement par des conjectures qu'ils tirent, à la manière des autres hommes, de l'inspection du cours des astres. Ainsi ils avouent qu'ils ne peuvent porter aucun secours, ni absolument rien faire que ce qui est fixé par les lois du destin. Voyons la preuve de cet aveu dans notre éternel défenseur des démons, Porphyre, qui s'exprime de la sorte dans son traité De la philosophie des oracles. [6,1] CHAPITRE I. Que c'est uniquement d'après le cours des astres que les démons, conjecturant à la manière des hommes, prédisent les choses futures qu'ils font annoncer par leurs oracles. « Lorsque les dieux annoncent des choses futures, ils avouent que c'est qu'elles sont dans les décrets du destin, et qu'ils ne les connaissent que par l'inspection des astres; c'est là une chose que confessent explicitement tous les dieux amis de la vérité. » Puis il continue : « Apollon interrogé sur le sexe d'un enfant qu'une femme portait dans son sein, répondit que d'après la conjonction des astres au moment de la conception, elle devait accoucher d'une fille. Voici ses propres expressions : « L'enfant naît d'une terre, où le sol desséché par l'absence de la pluie prive la mère d'une boisson rafraîchissante, au moment où elle a senti les premiers mouvements du fruit qu'elle portait dans son sein. Ce sera une fille et non un fils : car la sage Phébé s'est rencontrée avec la chaste Vénus, qui te promet, ô mortel chéri, une jeune fille. Voilà donc la conjonction de la lune avec Vénus au temps de la conception, donnée comme cause de la naissance d'une fille. » C'est aussi par la même voie que les oracles prédisent les maladies. Écoutez en effet : « Un poison mortel se glissera dans ses entrailles, remplissant sa poitrine de douleurs cruelles, etc. » Puis ensuite : « Le destin t'a condamné à ces douleurs : son immuable et inflexible volonté est de te consumer par ces tourments, parce que Saturne au haut des cieux entre dans une voie funeste. » Et ensuite : « Le terrible Mars, fléau des mortels, s'empresse de se joindre à l'astre de Saturne; il te force d'accomplir ton fatal destin ; il ébranle les fondements de ton âme : C'est pour cela que la divine sagesse de ton père t'avait commandé de fuir Mars et sa funeste influence. » — Ceci ne laisse donc plus douter que ce n'était par aucune vertu divine, mais bien par la combinaison des astres, d'après les calculs mathématiques, qu'ils prédisaient l'avenir. Il n'y a donc entre eux et les autres hommes aucune différence : leurs œuvres ne prouvent donc en eux aucune vertu divine et supérieure à l'humanité. Maintenant voyez ces mêmes oracles nous enlever non plus seulement la disposition de ce qui est hors de nous, mais encore notre liberté intime, en assujettissant à l'influence des astres jusqu'aux mouvements de notre volonté. [6,2] CHAPITRE II Les oracles nous enlèvent notre liberté en prétendant que les mouvements de notre volonté sont soumis au destin. « Voici de quelle manière Apollon explique l'ardeur guerrière d'un homme au sujet duquel il était consulté : « Mars a présidé à sa naissance; c'est lui qui l'anime de son feu; il ne le conduira point au tombeau, parce qu'il est dans les décrets de Jupiter que le guerrier cueille bientôt les lauriers de Mars. » Voici ce qu'il dit d'un autre : « Saturne à la longue chevelure s'est levé sur son berceau, et il a pénétré de ses traits envenimés l'âme du malheureux enfant dès son aurore.» Le destin imprime un tel effroi même aux dieux de premier ordre, qu'ils avouent eux-mêmes qu'ils ne sauraient préserver de la foudre leurs propres temples. Les hommes doivent sans doute compter beaucoup sur le secours de semblables dieux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. Et il me faudrait révérer, prier, adorer, servir des dieux qui ne peuvent absolument rien, pas même pour ce qui les touche de plus près ! Mais écoutons parler l'oracle lui-même. [6,3] CHAPITRE III Que les dieux ne peuvent préserver de la foudre les temples mêmes qui sont consacrés à leur culte. « La fatalité pèse sur les temples mêmes et sur les sanctuaires des dieux : c'est ainsi que les destins avaient réglé que le temple d'Apollon périrait par la foudre, comme son oracle l'a déclaré lui-même: « Race divine, issue du sang d'Erichthonius, qui viens recueillir en ces lieux les accents de ma voix, depuis que mon riche temple est devenu un monceau de ruines, approche et écoute mes paroles divines, qui s'échappent du fond d'un antre ombragé de lauriers. Voilà que les vents qui soufflent dans les régions éthérées se déchaînent avec un fracas horrible et se déclarent une guerre mutuelle. Puis un froid que le vent ne tempère plus s'empare de l'univers : l'air congelé ne souffle plus librement : une torche enflammée tombe au hasard sur la terre : les troupeaux sur leurs montagnes en sont saisis d'effroi; ils se réfugient au fond des cavernes ténébreuses, et ne peuvent supporter l'aspect du fléau que Jupiter lance du haut des cieux. Ses ailes de feu dévorent les temples des immortels, le sommet des montagnes qui cachent leurs fronts dans les cieux, les vaisseaux qui fendent les flots de l'Océan. Frappée du même coup, l'épouse de Neptune recule d'horreur. Vous donc, qui êtes abreuvés d'une douleur amère, apprenez à soutenir avec courage l'immuable volonté des Parques : car la tête du grand Jupiter s'est inclinée pour donner à leurs décrets une puissance immuable, quel que soit le destin qu'aient filé leurs fuseaux. Or il y avait des siècles que cette inébranlable volonté avait décidé que ce temple serait la proie des flammes.» Si les fuseaux des Parques ont une telle puissance, que les temples des dieux immortels aient dû devenir la proie des flammes parce qu'elles l'avaient ainsi décidé, comment de misérables mortels pourront-ils espérer de se dérober à la fatale puissance du destin? Si tout le secours qu'on peut attendre des dieux est le conseil « de soutenir avec courage l'immuable volonté des Parques », à quoi bon alors tant de soins et de peines inutiles pour honorer les dieux? Pourquoi des libations, pourquoi des victimes dont le sang fume sur leurs autels? Pourquoi toutes ces marques de vénération et de reconnaissance, puisque nous ne pouvons en espérer le plus léger secours? Devrons-nous regarder comme les auteurs du bien, des êtres qui, de leur propre aveu, sont plutôt la cause du mal ? En effet si le bien ou le mal que les destins ont décrété arrive de toute nécessité aux hommes, soit que les dieux le veuillent ou ne le veuillent pas, il n'y aura donc plus qu'une divinité qui aura droit à notre culte, c'est la Nécessité : quant aux autres dieux, qui ne peuvent nous faire ni bien ni mal, ils ne méritent que peu ou point de considération. Si au contraire les Parques ont un maître souverain, le même qui gouverne toutes choses, si ce dieu dirige en souverain les opérations des Parques, selon cette parole de l'oracle : La tête du grand Jupiter s'est inclinée pour donner à leurs décrets une puissance immuable, quel que soit le destin qu'aient filé leurs fuseaux. » Pourquoi alors ne reconnaissez-vous pas pour l'unique sauveur le seul auteur de tout bien, ce monarque universel du monde qui est le maître même du destin, lui qui peut seul, selon vous, changer les immuables décrets des Parques? Car celui qui s'est consacré au Dieu souverain de toutes choses ne doit révérer et servir que lui seul, et non la nécessité et la fatalité. Libre de tout lien, dégagé de toute servitude, il devra se soumettre uniquement aux lois salutaires de la Providence divine : c'est là que conduit la saine et droite raison. Voyez au contraire comment notre philosophe apprend à neutraliser la puissance du destin. [6,4] CHAPITRE IV. Les oracles enseignent qu'il faut avoir recours aux artifices de la magie pour se soustraire à l'influence du destin. Quelqu'un conjurait un jour le dieu de descendre en lui, mais le dieu lui répondit qu'il ne pouvait recevoir une semblable faveur, retenu comme il l'était par les liens de la nature; mais il lui prescrivit quelques pratiques pour se dégager de ces liens, après quoi il ajouta : — Une force divine pèse sur ta race ; mais tu peux t'y soustraire par des opérations magiques. — N'est-ce pas là enseigner clairement que la magie est comme un présent que les dieux ont fait aux hommes pour leur donner le moyen de vaincre le destin. C'est la réflexion de Porphyre lui-même, et non pas la mienne. Mais comment celui qui enseignait aux autres les moyens de neutraliser la force du destin, n'a-t-il pas connu, lui qui était dieu, les arts magiques par lesquels il aurait pu empêcher son propre temple de devenir la proie des flammes? Quand un Dieu enseigne à cultiver la magie plutôt que la sagesse, on peut aisément connaître quelle est sa nature et quelles sont ses qualités. Mais ajoutons à cela que, de l'aveu même de notre philosophe, les oracles savent bien mentir. [6,5] CHAPITRE V. Le mensonge se trouve quelquefois dans la bouche des oracles. « Mais comme il est souvent impossible, non seulement aux hommes, mais à certains démons, d'avoir une connaissance parfaite du mouvement des astres et des événements qui en dépendent, il en résulte que souvent ils sont sujets à mentir dans les réponses qu'ils font lorsqu'on les consulte.» Il ajoute ensuite: « Ils prétendent que c'est l'air environnant qui rend les oracles faux, mais que jamais les dieux ne font eux-mêmes un mensonge : car souvent il leur arrive de déclarer qu'ils vont se tromper. Ceux qui les consultent n'en persistent pas moins à vouloir obtenir une réponse malgré le dieu, tant est grande leur folie. Ainsi un jour Apollon, à cause de cette mauvaise disposition de l'atmosphère, dont nous venons de parler, répondit à celui qui le consultait : « Cesse de me tourmenter en vain; car je ne ferai qu'une réponse fausse.» Et ce n'est point un fait que nous imaginons ; il est fondé sur l'autorité même des oracles. En effet, consulté un jour par quelqu'un, un dieu fit cette réponse : « Je ne puis indiquer aujourd'hui ni le cours des astres ni leur position ; la connaissance de l'avenir reste en ce moment cachée dans les astres.» Il conclut ainsi : « On voit par là à quelle cause il faut attribuer les erreurs des oracles.» [6,6a] CHAPITRE VI. Réfutation de la doctrine sur le destin. Vous voyez maintenant, à n'en plus douter, je pense, qu'il n'y avait vraiment rien de divin dans les oracles. Comment supposer en effet que la divinité puisse se tromper ou mentir, elle dont l'essence est la véracité et l'infaillibilité ? Comment supposer qu'un bon génie puisse quelquefois tromper par des réponses fausses ceux qui le consultent ? Regarderez-vous comme supérieurs à la nature humaine des êtres qui peuvent être enchaînés par le mouvement et l'influence des astres? Un homme, un simple mortel, pour peu qu'il estime la vertu, ne mentira jamais, parce qu'il préfère la vérité à tout : et il ne couvrira pas ses mensonges du prétexte de la fatalité ou du mouvement des astres. Qu'on fasse briller à ses yeux le fer et le feu, pour le contraindre à trahir la vérité, il répondra toujours avec une invincible liberté : « Viens avec le fer et le feu; coupe, brûle ma chair, abreuve-toi de mon sang: mais les astres s'abaisseront sur la terre, la terre s'étêtera jusqu'aux cieux avant que tu m'arraches un mensonge. » Mais le démon, qui se faisait un jeu de tromper les peuples, avait intenté cet habile stratagème pour en imposer à la crédulité des hommes simples : s'il lui arrivait de ne pas rencontrer juste dans la prédiction des choses futures, il lui restait une ressource dans la fatalité. Avec cette doctrine qui faisait tout dépendre du destin, et qui nous enlevait notre libre arbitre en l'assujettissant à la fatalité, vous pourrez recevoir dans quel abîme de dégradation les démons ont dû précipiter leurs sectateurs. En effet, s'il faut attribuer au destin et à l'influence des astres non seulement nos actions extérieures, mais encore Ies pensées intimes de notre âme; si une inévitable nécessité fait peser son joug jusque sur la volonté humaine, c'en est fait de la philosophie et de la religion. Quel mérite auront en effet ceux qui se montreront zélés à cultiver la vertu ? Il n'y a plus d'amour de Dieu, plus de travail qui soit digne de récompense, puisque tout est le résultat d'une invincible destinée. Il n'est donc plus permis de reprocher aux scélérats leurs désordres, aux impies leurs blasphèmes ni de témoigner de l'admiration pour les sectateurs de la vérité. Ainsi, je le répète, c'en sera fait de la gloire de la philosophie, puisqu'elle sera le fruit non plus d'une méditation sérieuse, d'une application libre, mais d'une irrésistible nécessité résultant du mouvement des astres. Voyez donc après cela dans quelles affreuses doctrines ces merveilleuses divinités ont plongé leurs partisans ; voyez comme cet admirable système, est parfaitement propre à inspirer le goût de tous les dérèglements et de tous les vices, détruisant ainsi tous les fondement de la vie morale. Si, en effet, d'après ces divins oracles, la vérité n'est pas plus notre ouvrage que le mensonge, mais que l'une et l'autre doivent être attribut à la fatalité ; si cette fatalité est le principe de nos inclinations pour la guerre ou pour les autres professions de la vie, quel homme ne se laissera pas aller à la négligence et à l'indolence pour tout ce qui ne peut s'acquérir sans peine et sans travail? Car s'il est vrai que les choses arrivent d'après les lois du destin, soit que nous y concourions par nos travaux, soit que nous ne fassions rien de notre côté, ne serait-ce pas une folie de ne pas choisir le parti le plus commode, sans se mettre en peine du résultat, puisque la nécessité fera seule ce que nous devrions obtenir par nos travaux ? Aussi il n'est pas rare d'entendre des gens s'exprimer de la sorte: Ceci m'arrivera infailliblement ; si c'est ma destinée, qu'ai-je besoin de me tourmenter? En effet si celui qui a du penchant pour le métier des armes ne l'embrasse point par sa propre volonté, mais parce qu'il y est contraint par une puissance étrangère, pourquoi n'en dirait-on pas autant de celui qui s'abandonne au brigandage, qui viole les tombeaux, qui se livre à l'impiété et au libertinage, comme aussi de celui en qui germent des goûts plus honnêtes et plus louables? Telle est, en effet, la conséquence rigoureuse de la doctrine de la fatalité. Supposez donc un homme imbu de ces principes, c'est-à-dire un homme convaincu que rien de ce qu'il fait n'est le résultat de sa libre volonté, mais d'une force étrangère et indépendante de lui, comment cet homme recevra-t-il les avertissements et les leçons de celui qui viendra l'exhorter à s'abstenir des désordres dont nous avons parlé? A de semblables conseils il fera la réponse qui fut faite autrefois en pareille occasion. Mon ami, dira-t-il, j'admire vraiment vos conseils; mais suis-je donc libre de changer les décrets du destin? A quoi bon faire des efforts inutiles pour arriver à une chose que je ne saurais même désirer, si le destin n'en a mis en moi le désir? Si le destin l'a fixé, j'aurai ce désir indépendamment de vos conseils, par la seule force de la nécessité. Pourquoi donc vous donner une peine inutile? Vous me direz que c'est aussi le destin qui vous force à me donner ces conseils, et à vous efforcer de me persuader : mais alors pourquoi tant de zèle ? Votre exhortation est vaine et inutile : si c'est ma destinée, je travaillerai à me corriger; mais si le destin en a décidé autrement, il arrivera infailliblement que nous avons perdu notre temps et notre peine, vous et moi. En effet avec ce système de la fatalité, un homme ne devrait-il pas renoncer à tout soin et se dire à lui-même : Allons, je ne ferai plus rien, je ne me fatiguerai pas inutilement, parce qu'il m'arrivera dans tous les cas ce que le destin a décrété. Celui donc qui s'occupe d'une chose ou qui excite un autre à s'en occuper, qu'il s'anime lui-même ou qui amine quelqu'un pour atteindre un but, par exemple, à céder ou à ne pas céder, à faire une faute ou à ne pas la faire, à blâmer une mauvaise action et à en louer une bonne, celui-là suppose évidemment en nous la liberté d'agir ou de ne pas agir, et s'il parle de fatalité et de destin, ce n'est qu'un mot vide de sens. C'est comme si l'on donnait le nom de mal à l'ordre essentiellement bon qui régit toute la nature animée. Ainsi, quand nous instruisons nos enfants, quand nous châtions un serviteur qui a fait une faute, quand nous voulons une chose ou que nous ne la voulons pas, nous sentons très bien que nous ne cédons point en cela à une cause étrangère, mais que nous nous portons à ces divers actes de nous-mêmes et de notre propre mouvement. Attribuer ces différentes déterminations à la fatalité et aux décrets du destin, ce serait une dangereuse erreur qui détruirait à la fois la raison des résolutions que nous formons pour nous-mêmes, et celle des conseils et des exhortations que nous adressons aux autres; deux choses qui contribuent beaucoup cependant au bon ordre et à l'avantage des choses humaines. Ce système de la fatalité renverse aussi toutes les lois établies pour le bien de l'humanité. Qu'est-ce que c'est en effet qu'imposer une obligation ou faire une défense à quelqu'un qui est sous l'empire d'une force étrangère ? Châtier un coupable est une injustice, puisque dans ce système il ne saurait y avoir de culpabilité ; récompenser la vertu est une absurdité, par la même raison : or cependant les récompenses et les châtiments, voilà les deux grands mobiles sur lesquels sont fondées la faute du crime et la pratique de la vertu. Cette doctrine est aussi la ruine de toute piété et de toute religion, puisque ni les dieux ni les oracles eux-mêmes ne peuvent dans cette hypothèse être utiles en aucune manière au genre humain, soumis, comme ils le sont a une irrésistible nécessité. Dire que, semblables aux animaux, nous cédons à l'action d'une force étrangère, voulant une chose par nécessité, faisant une autre contre notre inclination, c'est le comble de l'abaissement et de la dégradation, puisque nous ne pouvons nous empêcher de sentir que c'est par un mouvement libre de notre propre volonté que nous nous portons vers un objet, que nous nous éloignons d'un autre : d'où il suit que nous devons nous imputer à nous-mêmes le succès ou le revers, puisque aucune force étrangère ne fait violence à notre volonté, et que c'est de notre plein gré que nous choisissons ce parti, que nous fuyons ou que nous négligeons cet autre. Ainsi quand nous éprouvons de la douleur ou de la peine, quand nous voyons on entendons une chose, nous nous rendons parfaitement compte que les sensations que nous éprouvons résultent de la chose même, et non point du raisonnement ; que c'est de nous-mêmes et de notre propre mouvement que parmi plusieurs objets, nous nous portons vers les uns, nous avons horreur des autres, tant nous avons la conscience de notre libre arbitre. Il est donc impossible de ne pas avouer que ce libre arbitre vient de la nature intelligente et raisonnable que nous avons en nous. Je sais que cette multitude d'événements qui arrivent tous les jours contre notre propre volonté font une vive impression sur l'esprit du vulgaire ; mais c'est que l'on ne fait pas réflexion, comme on le devrait, à la nature des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, et à la manière dont se passent les événements qui ne dépendent pas de nous. Ainsi loin d'attribuer ces événements à un aveugle destin, il faudrait en voir la cause dans les décrets d'une Providence dont la sagesse règle l'univers. Poursuivons donc et attachons-nous sérieusement à cette question. C'est un dogme de la vraie religion que l'existence des créatures, et l'ordre qui règne entre elles, est le résultat d'un acte de la Providence de Dieu. Quant à chacune d'elles en particulier, les unes sont mues par l'habitude, les autres par la nature, celles-ci par l'impulsion de leurs sens, celles-là par la raison, le jugement et la volonté. Il y a des choses qui ont lieu d'après une raison supérieure, d'autres qui arrivent comme conséquences de celles qui les ont précédées : de là cette merveilleuse variété qui règne dans l'univers, dont l'auteur a distribué à chaque classe d'êtres une nature spéciale et distincte. Ce serait donc une chose difficile que d'entreprendre d'expliquer la nature et le mode d'existence de toute cette variété de sujets ; mais il n'est pas si difficile d'établir l'existence du libre arbitre, et voici de quelle manière on y peut parvenir : L'homme n'est pas formé d'une substance unique ni d'une seule nature ; mais composé de deux substances hétérogènes, savoir, d'un corps et d'une âme : le corps est lié à l'âme comme pour lui servir d'instrument, l'âme est intelligente en vertu d'une lumière supérieure qui l'éclaire : le corps est dépourvu de raison, l'âme est raisonnable; le premier est sujet à la corruption, l'autre est incorruptible ; l'un est mortel, l'autre est immortelle, de sorte que par le corps nous participons à la nature des animaux et des brutes, mais par l'âme nous tenons de la nature intelligente et immortelle. Il n'est donc pas étonnant que ce tout, composé d'une double substance, ait aussi une double condition d'existence ; que tantôt il obéisse à sa nature corporelle, et que tantôt il jouisse de la liberté que lui donne la portion de lui-même qui l'approche plus de la divinité : qu'il soit tantôt libre et tantôt esclave, c'est la conséquence de la nature de son être, que Dieu, pour des raisons à lui connues, a composé d'une âme et d'un corps. C'est donc une grave erreur et un étrange abus du mot destin que d'appliquer ce nom à tout ce qui appartient à la nature du corps et de l'âme. Car si le destin est une nécessité insurmontable ; si d'un autre côté le corps et l'âme sont privés de la jouissance de plusieurs choses qui leur conviennent naturellement, et qu'au contraire une foule d'accidents arrivent à l'âme et au corps par des causes étrangères, comment peut-on confondre sous une même dénomination la nature et le destin? En effet s'il est impossible d'échapper au destin, puisque c'est une nécessité immuable, et si d'un autre côté, comme je l'ai déjà dit, il arrive au corps et à l'âme une foule d'accidents qui sont opposés à la nature de l'un et de l'autre, c'est donc une erreur que d'appeler du même nom la nature et le destin. Parmi les choses qui nous arrivent, il y en a qui se font par notre propre volonté et notre délibération intime, par exemple, tout ce qui est conforme à la nature de l'âme; il y en a d'autres qui conviennent à la nature du corps; il y en a d'autres enfin qui conviennent à la nature de l'un et de l'autre, c'est-à-dire du corps et de l'âme, mais qui sont produites par une cause étrangère. Mais il ne faut jamais séparer de leur principe ni les choses qui sont le résultat de notre liberté, ni celles qui sont en rapport avec la nature de notre corps, ni celles qui sont dues par hasard à une cause étrangère : or le principe de tout ce qui se fait, soit par notre liberté, soit selon la nature corporelle, soit par l'accident des causes extérieures, ce principe est Dieu, le créateur et l'auteur de toutes choses. Car il faut entendre de tout cela cette parole de l'Écriture : « Il a dit, et toutes choses ont été faites ; il a ordonné, et tout a été créé. » [6,6b] S'il nous arrive donc quelquefois le contraire de ce que la volonté désire, souvenons-nous que c'est la conséquence de l'union du double principe qui nous constitue, je veux dire le corps et l'âme. De le vient que l'âme, qui est de sa nature, spirituelle et intelligente, unie au corps d'un enfant, participe contre sa propre nature à la faiblesse propre à cet âge, faiblesse qui la rend presque semblable à la brute. De là encore l'âme, qui est naturellement sage et raisonnable, perd cet attribut par quelque accident grave arrivé au corps. De même aussi la vieillesse, lorsque le cours de la nature l'a amenée au corps, enlève pareillement à l'âme cette énergie, cette vigueur qu'elle avait au temps où le corps était dans la fleur de l'âge; elle émousse même la raison qui est cependant l'attribut essentiel de l'âme, substance intelligente de sa nature. Il arrive aussi quelquefois que les coups portés au corps, les douleurs qu'il éprouve, les mutilations qu'il subit, influent sur l'âme jusqu'à lui faire perdre sa liberté naturelle, et la faire céder aux accidents du corps en vertu de son union avec lui. Ainsi il est évident que l'âme, malgré sa liberté naturelle, se trouve enchaînée quelquefois par la constitution naturelle du corps, quelquefois par les accidents étrangers. Cependant notre libre arbitre conserve souvent assez de force et d'énergie pour résister et s'opposer vigoureusement aux exigences du corps ou des accidents qui résultent des causes étrangères. Ainsi il est de la nature du corps de porter l'homme à l'amour des jouissances sensuelles; mais l'âme sait, malgré ce penchant de la nature corporelle, suivre les lois de la tempérance, et mettre un frein à cette passion de la sensualité. Que le corps soit assujetti aux rigueurs de la faim, de la soif, du froid ou à d'autres accidents semblables, il cherchera naturellement le remède à ses maux, la satisfaction de ses besoins; mais l'âme, par des raisons de tempérance ou pour obéir aux conseils de la religion, lui impose quelquefois plusieurs jours d'abstinence, et soumet ainsi les désirs naturels du corps à la puissance de sa raison et de sa volonté. Ainsi, de sa nature, le corps aime les jouissances de la volupté et les plaisirs de la mollesse; et cependant l'amour de la vertu fait quelquefois embrasser à l'âme un genre de vie pénible et austère. On a vu même quelquefois des hommes, pour se précipiter dans des excès plus honteux, abandonner les penchants naturels du corps, et chercher dans des abominations contre nature la satisfaction de leur sales passions. Ainsi la raison ne cède pas toujours à la nature: quelquefois elle use de sa supériorité, mais quelquefois aussi elle se laisse vaincre, ainsi elle est tantôt maîtresse, tantôt esclave ; c'est au point que si elle juge que la vie lui devient inutile ou dangereuse, elle arme les mains de son propre corps pour se débarrasser de la vie avant le temps. Si l'âme n'avait du reste des combats à livrer que contre la nature corporelle avec laquelle elle est unie, ce serait peu; mais Dieu a placé la vie de l'homme au milieu d'une multitude de dangers : ainsi l'homme doit vivre au milieu des bêtes féroces, des reptiles venimeux, entouré du feu, de l'eau, de l'atmosphère, et exposé par conséquent à l'influence de toutes ces substances diverses et hétérogènes : il n'est donc pas étonnant qu'il ait à combattre non seulement la nature corporelle dont il est composé, mais encore une foule d'accidents produits par les causes étrangères au milieu desquelles il passe sa vie mortelle, condamné à leur opposer une résistance opiniâtre. La variété de nos aliments, les vicissitudes de la température de l'atmosphère, le froid rigoureux ou la chaleur excessive, et une foule d'autres choses qui se font selon les lois qui sont propres à chacune d'elles, lorsqu'elles se trouvent par hasard en contact avec nous, causent un trouble extraordinaire même dans notre âme, quoique essentiellement libre par elle-même; mais ceci a lieu à cause de son union avec notre corps, qui est constitué de telle sorte, qu'il ne peut supporter, sans en ressentir l'effet, l'action des choses extérieures, ce qui fait qu'il se laisse souvent subjuguer par elles, bien qu'elles suivent leurs lois naturelles. Nous devons aussi passer notre vie avec des hommes constitués de la même manière que nous: comme ils font usage de leur liberté individuelle, il arrive souvent qu'ils nous privent par là de l'exercice de quelques-unes de nos facultés : il faut alors que nous nous soumettions à la volonté des autres, lorsqu'ils abusent ainsi de nous, soit par rapport au corps, soit par rapport à l'âme. Car de même que notre corps subit l'influence de mille accidents produits par des causes extérieures, de même notre volonté se laisse entraîner à une foule d'opinions étrangères, et elle y cède, quoique librement et de son plein gré. De là vient quelle est susceptible de devenir tantôt meilleure et tantôt plus mauvaise; car nous contractons les vices des méchants en les fréquentant, comme nous prenons par l'habitude de vivre avec eux les vertus des gens de bien. Les mauvais entretiens, dit l'apôtre S. Paul, corrompent les bonnes mœurs, de même que la fréquentation des gens vertueux nous sauve et nous rend meilleurs. Cependant quoique la faculté de l'intelligence dont nous sommes doués soit entraînée en divers sens par des raisonnements étrangers, elle montre quelquefois assez de force pour s'en rendre supérieure, preuve de son essence véritablement divine : résistant à tous les assauts qui lui viennent du dehors, elle demeure victorieuse par la seule force de son libre arbitre, et elle pratique ainsi la vraie philosophie. Mais quand elle néglige de s'y exercer, elle contracte chaque jour des habitudes de plus en plus vicieuses, par l'influence des hommes pervers, comme elle se perfectionne sans cesse en cultivant avec soin son intérieur. Faut-il ajouter après cela que, s'il est vrai que les accidents avantageux ou funestes qui arrivent aux âmes ou aux corps concourent ordinairement au bon ordre de l'univers et sont en harmonie avec ses lois, il est vrai aussi que ces divers accidents produisent de nombreuses vicissitudes dans chacune de ses parties en particulier, même pour les choses qui dépendent de notre libre arbitre? Du reste, dans tout en général, dans les choses qui sont à notre disposition comme dans celles qui sont dues au hasard ou à une cause extérieure ou qui se font en vertu d'une loi naturelle, on aperçoit toujours la souveraine et toute-puissante Providence de Dieu, qui pénètre toutes choses, tient les rênes de l'univers, et en gouverne toutes les parties par des raisons toutes divines impénétrables à notre intelligence, fait subir à propos des changements aux choses naturelles, nous seconde dans celles qui sont soumises à notre libre arbitre, et assigne à chacune de celles qui sont produites par des causes étrangères, la place qui est en harmonie avec l'ordre général. [6,6c] Toutes les choses possibles se réduisent à trois classes ; celles qui dépendent de notre libre arbitre, celles qui ont lieu conformément aux lois naturelles, et celles qui arrivent par hasard ; or ces trois classes d'événements se rapportent à une cause unique, qui est la volonté raisonnable de Dieu : il ne reste donc plus de place pour le destin. Nous avons donc trouvé la première cause de la perversité, cette cause que le grand nombre des hommes ignorent, cette cause qu'il ne faut pas chercher dans la nature des corps ou des substances spirituelles, encore moins dans les effets du hasard, mais uniquement dans l'action libre de notre âme, non pas lorsqu'elle suit la voie droite qui lui est tracée par la nature, mais lorsqu'elle s'écarte de cette voie royale, et qu'elle abuse de son libre arbitre pour suivre une route condamnée par la nature et la raison. Dieu a accordé à l'âme la faculté admirable d'être libre et maîtresse de ses actes; ; mais la loi divine, qui lui est unie par un lien naturel et qui brille au-dedans d'elle-même comme un flambeau, lui fait entendre une voix intérieure qui l'avertit de marcher toujours par la voie royale, sans s'en écarter ni a droite ni à gauche : or cette voie royale est celle qui est tracée par la droite raison ; car le Créateur a imprimé dans toutes les âmes cette loi naturelle, pour les éclairer et diriger leurs actions. Ainsi la loi naturelle montre à une âme la bonne voie; mais la liberté pleine et entière dont le Créateur a doué cette âme, fait que, en choisissant le bien, elle devient digne de louange et même des plus amples récompenses lorsqu'elle l'exécute, parce que ce n'est point par force, mais par un mouvement libre et déterminé qu'elle a choisi le bien, pouvant faire le contraire. De même, l'âme qui s'abandonne au mal est digne de condamnation et de châtiment, parce qu'elle s'y est portée d'elle-même, au mépris des lois de la nature, qu'elle a fait un mauvais usage de ses facultés, et qu'elle a fait elle-même l'unique cause du mal qu'elle a fait, puisqu'elle n'y était contrainte par aucune nécessité extrinsèque, et qu'elle a suivi son libre arbitre et son propre jugement. La faute est donc tout entière du côté de l'âme qui a fait le choix, et elle ne saurait s'en prendre à Dieu ; car Dieu, en créant la nature, ne l'a pas créée mauvaise, non plus que l'âme humaine; un créateur essentiellement bon ne peut donner l'être qu'à des créatures bonnes : or il n'y a de bon que ce qui est conforme à la nature. Toute âme raisonnable est douée d'une volonté qui la porte au bien, et qui lui a été donnée pour qu'elle choisisse le bien. Lors donc qu'elle fait le mal, il ne faut pas s'en prendre à la nature, puisque ce n'est pas en agissant conformément à la nature, qu'elle le fait, mais en agissant contre la nature : son action est donc l'œuvre de son propre choix, et non l'œuvre de la nature. En effet si vous avez le pouvoir de choisir le bien et que vous ne le choisissiez pas, mais qu'au contraire, abandonnant le bien, vous choisissiez le mal, quelle excuse pouvez-vous alléguer? n'êtes-vous pas convaincu d'être vous-mêmes la cause de votre maladie, et d'avoir méprisé la loi naturelle, votre unique sauveur et médecin? Maintenant que, sans tenir compte de toutes ces raisons, un homme rapporte tout à la fatalité et à l'influence des astres, qu'il prétende que tous les crimes des scélérats ne leur doivent pas être imputés, mais bien à la force à laquelle toutes choses sont soumises, un pareil homme ne devra-t-il pas être regardé comme le défenseur d'une doctrine impie et abominable? Car, ou il prétend qu'il se meut de lui-même et au hasard; dans ce cas il sera par là même convaincu d'athéisme, pour ne pas faire attention à cette admirable harmonie qui révèle une sagesse suprême, à cet ordre constant de l'univers, à celte révolution qui s'opère depuis des siècles avec une parfaite régularité : ou bien il avoue qu'il y a une sagesse et une Providence divines qui conduisent et dirigent toutes choses, président a tout et gouvernent tout avec une raison infiniment sage; alors il n'en sera pas moins un impie : car il absout les hommes de tous les crimes qui se commettent parmi eux, lorsqu'il prétend que toutes leurs mauvaises actions ne sont point le résultat de leur propre détermination, et qu'il les rejette toutes sur la Providence divine, désignée par le nom de nécessité ou de destin : c'est elle qu'il accuse d'être la cause première de tous les actes d'obscénité, de cruauté et de barbarie dont le genre humain offre le spectacle. Peut-il en effet se concevoir une plus monstrueuse impiété que de représenter Dieu, l'auteur de toutes choses, le créateur de l'univers, forçant un homme qui a horreur de l'impiété à se faire impie malgré lui, à abjurer toute religion et à blasphémer la divinité; contraignant cet autre a violer les lois de sa propre nature pour la prostituer contre son gré, à des crimes qui répugnent à son sexe; forçant celui-là à devenir homicide, non point de propos délibéré, mais parce qu'un Dieu lui impose cette nécessité? Car après cela on aurait tort de faire un crime de tous ces excès à ceux qui s'y abandonnent ; mais il faudra cesser de les regarder comme crimes ou déclarer que Dieu est l'auteur de toutes les actions mauvaises. En effet soit que présent à tout, voyant et entendant tout, il contraigne les hommes à se livrer à ces désordres, soit qu'il ait arrangé l'univers de telle sorte que le cours des astres produise la nécessité de commettre tous ces genres de crimes, dans les deux cas, celui qui est l'auteur d'un pareil instrument, l'inventeur d'un filet si dangereux, devrait bien à juste titre être regardé comme la cause qui y ferait tomber les malheureux mortels. Que Dieu, soit par lui-même, soit par une cause quelconque dont il est l'auteur, fasse tomber les hommes malgré eux dans le mal, ce sera toujours à lui et non à un autre que devra être imputé ce mal : ce ne sera plus l'homme qui sera criminel, mais bien le Dieu qui l'a créé. Peut-on concevoir quelque chose de plus impie qu'une pareille doctrine ? Celui donc qui a imaginé le système de la fatalité, a détruit, par la même, l'idée de Dieu et de sa Providence, de même que faire présider Dieu à tous les événements, c'est supposer qu'il n'existe pas de destin ; car ou Dieu et le destin sont une même chose, ou ils sont deux choses différentes l'une de l'autre : or qu'ils soient une même chose, cela est impossible. En effet, si le destin est, comme on le prétend, un enchaînement de causes inévitables, fondé sur le mouvement et le cours des astres, comment ne voit-on pas que les éléments du monde sont antérieurs aux astres, puisque ces corps en ont été formés ? Il faudrait donc dire que le destin résulte de leur combinaison fortuite, mais comment peut-on appeler une combinaison fortuite des éléments, le Dieu souverain de l'univers? De leur nature les éléments n'ont ni âme ni raison : or Dieu dégagé de tout ce qui est matière est la vie et la sagesse par excellence, et il a révélé ses perfections non seulement en créant les divers éléments, mais encore en établissant dans l'univers ce bel ordre que nous y admirons. Donc premièrement Dieu et le destin ne sont point une même chose. Maintenant est-ce quelque chose de différent? Et si le destin est quelque chose de différent de Dieu, est-ce parce qu'il l'emporte en perfection? Mais on ne conçoit rien de plus parfait, de plus grand que Dieu. Il dominera donc et subjuguera nécessairement ce qui lui est inférieur : car autrement, s'il se laissait dominer par le destin, qui est l'auteur du mal, il se rendrait par là même responsable de tous les crimes qui se commettraient, parce qu'au lieu de mettre un frein à la nécessité, comme il le pourrait par la supériorité de sa nature, il la laisserait, dans cette hypothèse, exercer librement son funeste et pernicieux empire : ou plutôt il ferait lui-même le mal, puisque Dieu est l'auteur de toutes choses, même du destin. Si au contraire on prétend qu'il ne s'occupe nullement du gouvernement de l'univers, alors revient la parole de l'athée, parole qu'on ne saurait entendre, parce que la sagesse et la Providence divines se manifestent assez clairement, soit par les œuvres merveilleuses où se révèle dans l'univers une incomparable perfection, soit par celles en particulier qui sont en nous et qui démontrent l'existence de la liberté de l'âme raisonnable. Ainsi quoiqu'une multitude d'obstacles extérieurs se fassent sentir quelquefois sur la nature de notre corps, ou sur les déterminations de notre volonté ; l'âme conserve toujours assez de liberté pour résister à tous ces obstacles et faire voir que le libre choix du bien est en nous une faculté inadmissible. C'est ce que les faits ont prouvé de la manière la moins équivoque, au temps où fut prêchée la doctrine évangélique de notre Sauveur. Il ne s'agit point ici de bruits vagues ni de vaines paroles : vous pouvez voir d'un coup d'œil les combats des saints martyrs, la longue série de ces généreux athlètes, qui ont supporté librement des tourments affreux pour la religion : et ceux qui enduraient ces tortures, étaient une multitude innombrable de Grecs et de Barbares de toutes les parties du monde connu. Ils endurèrent avec joie tous les tourments du corps, épuisèrent tous les genres de tortures sans que leur front perdît rien de la sérénité, et ne résistèrent à aucun des mille moyens qui furent mis en œuvre pour séparer leur âme de leur corps. Dans de semblables faits il est impossible de rien mettre sur le compte du destin : avez-vous jamais entendu dire en effet que la révolution des astres ait produit de pareils athlètes de la religion? A-t-on jamais vu, avant que la doctrine de notre Sauveur eût été prêchée par toute la terre, la vie humaine offrir le spectacle de pareils combats? Trouverez-vous dans les siècles antérieurs, une époque qui ait vu s'établir au milieu de tous les peuples grecs et barbares, une école où s'enseignaient des préceptes qui renversent les erreurs et les superstitions, pour les remplacer par la connaissance du Dieu unique et tout-puissant? Montrez-nous parmi tous les sages des siècles passés, montrez-nous-en un seul grec ou barbare, que le destin ait fait naître dans des conditions telles, qu'il soit parvenu à propager sa propre doctrine dans tout l'univers, qu'il ait fini par la voir portée et reçue jusqu'aux extrémités de la terre, et qu'enfin il ait été adoré comme un Dieu par celui qu'il avait initié à ses mystères. Si donc jamais on n'a rien vu ou rien entendu de semblable, c'est donc que des faits de cette nature procèdent d'une autre cause que du destin. Car autrefois les astres accomplissaient les mêmes révolutions qu'aujourd'hui; il n'y a donc pas de raison pour que quelque autre que notre Sauveur ne fût pas né sous la même combinaison des astres, et par conséquent n'eût joui du même destin. Mais dites-nous donc en vertu de quel destin ce divin Sauveur, dès son avènement dans le monde, fut proclamé Dieu par toute la terre ; par quelle fatalité tous les dieux qu'adoraient les Grecs et les Barbares disparurent aussitôt et ne durent leur chute qu'à la prédication de la doctrine du nouveau Dieu. Quel destin a appris à tous les hommes à reconnaître que Dieu est le créateur et l'auteur de toutes choses, et que le destin n'est rien? Qui a pu ainsi forcer le destin à se détruire lui-même dans l'esprit des hommes? D'où est venue aux disciples de notre Sauveur cette constance qui leur a fait supporter autrefois et encore aujourd'hui tant de tourments pour sa sainte doctrine? C'est sans doute qu'ils étaient nés avec le même destin : c'était lui qui les forçait tous à se soumettre aux mêmes enseignements, à embrasser la même doctrine, à professer les mêmes vertus, le même genre de vie, à supporter non seulement avec courage, mais encore avec une sorte de joie, les mêmes tourments pour la religion à laquelle ils s'étaient attachés. Quel est l'homme en qui le flambeau de la raison n'est pas éteint, qui puisse admettre que tant d'hommes de tout âge et de toute condition, jeunes gens et vieillards, hommes et femmes, Grecs et Barbares, libres et esclaves, savants et ignorants, non pas dans un coin de la terre et sous les mêmes astres, mais partout où il y a des hommes, se soient trouvés soumis au même destin et contraints par la même nécessité à abjurer les croyances de leurs pères, pour embrasser cette nouvelle doctrine, à supporter la mort avec joie en témoignage de leur piété envers le Dieu souverain de toutes choses, à recevoir avec empressement le dogme divin de l'immortalité, enfin à embrasser une philosophie sublime qui ne consiste pas dans des paroles, mais dans des œuvres? Non : un aveugle même verrait ici clairement que ce fait est le résultat non pas d'une absurde fatalité, mais d'une volonté éclairée qui use de sa liberté, et qui choisit un parti par sa propre détermination. Je pourrais apporter mille autres arguments à l'appui de cette vérité, mais passons-les sous silence, et contentons-nous de ce que nous avons dit, seulement j'appellerai votre attention sur quelques raisonnements qui sont de vos philosophes eux-mêmes, afin de vous faire comprendre combien il l'emportait en sagesse et en probité sur vos dieux, auteurs des oracles, l'homme qui a su convaincre d'imposture tous ces merveilleux oracles, et faire le procès à Apollon lui-même, spécialement sur les réponses qu'il a faites au sujet du destin. Écoutez donc l'un de ces philosophes, dans un écrit qu'il a intitulé Artifices des charlatans, combattre par de vigoureux raisonnements la crédulité des peuples et les réponses d'Apollon lui-même. Voici ce qu'il dit textuellement. [6,7] CHAPITRE VII. Les philosophes grecs eux-mêmes ont combattu, par des raisonnements invincibles, la doctrines des dieux eux-mêmes sur le destin. (Extrait d'Oenomaüs). « Tu ne pourrais donc te tenir tranquille à Delphes, et y garder le silence, quand tu le voudrais. Non, car ce qu'Apollon, le divin fils de Jupiter, veut maintenant, ce n'est pas qu'il le veuille lui-même, mais c'est qu'il y est forcé par la nécessité. Eh bien ! laissons tout le reste, et parlons de ce sujet, puisque je suis tombé dessus, je ne sais par quel hasard : cette question vient d'ailleurs fort à propos ici et mérite d'être examinée. Car, selon nos sages, elle a entièrement disparu de la vie humaine, cette faculté qui est le gouvernail, la colonne, le fondement de toute notre vie, je veux dire la liberté, cette faculté que nous appelons la souveraine maîtresse de toute fatalité. En effet, si je ne me trompe, Démocrite et Chrysippe ont prétendu démontrer, l'un qu'elle est entièrement esclave, l'autre qu'elle est au moins à demi esclave, cette faculté, le plus bel attribut de la vie humaine ! Mais leurs raisonnements n'ont qu'une gravité médiocre, parce que ce ne sont que des raisonnements purement humains; mais que sera-ce si c'est un Dieu lui-même qui attaque notre liberté ! Combien alors notre infortune sera plus certaine ! Non, il n'en sera point ainsi, s'il faut s'en tenir aux réponses suivantes, émanées de l'oracle d'Apollon : « Ennemi des contrées voisines, héros chéri des dieux immortels, mettez votre épée dans le fourreau, et soyez sans crainte sous leur protection tutélaire. » Quoi ! dira l'habitant d'Argos, je puis donc, s'il me plaît, rester tranquille, et n'avoir rien à craindre? Sans doute, répondras-tu, tu le peux; sans cela, je ne t'aurais jamais donné ce conseil. « Fils bien aimé du célèbre Chiron, Chariste, quitte le Pélion, et gagne les hauteurs de l'Eubée, c'est là que le destin t'a préparé une retraite sacrée ; mais point de retard, éloigne-toi sur-le-champ. » Que dis-tu, Apollon? Il y a donc quelque chose qui est au pouvoir de l'homme? Je puis donc, si je veux, quitter le mont Pélion? Je suis donc le maître de le vouloir? Cependant j'avais entendu dire à plusieurs sages que si mon destin est de gagner le promontoire d'Eubée et d'y élever un asile sacré, l'un et l'autre arriveront infailliblement, soit que tu l'aies prédit ou que tu ne l'aies pas prédit ou même soit que je le veuille ou que je ne le veuille pas. Si c'est pour moi une nécessité de le vouloir, parce que le destin m'y contraint, quand même je ne le voudrais pas, il est plus juste de s'en rapporter à toi, divin Apollon : aussi je prêle l'oreille à tes paroles. « Va, Télésiclès, annonce aux habitants de l'île de Paros que tu as reçu de moi l'ordre de bâtir une ville magnifique dans l'île Aéria.» Certes, oui, je l'annoncerai, dira peut-être quelque insensé enflé de vaines espérances ou quelqu'un qui voudra rire à tes dépens, je l'annoncerai, quand même tu ne m'en aurais pas donné l'ordre, car c'est mon destin. Cette île Aéria est l'île de Thasos, où les habitants de Paros devront se rendre sous le commandement de mon fils Archiloque; cette île s'appelait autrefois, en effet, Aéria. Pour toi, sans doute, dont la vengeance est si terrible, tu ne supporteras pas l'ingratitude et l'audace de cet homme: car, sans ton avertissement, il n'aurait jamais annoncé une pareille chose, jamais Archiloque, son fils, ne se serait mis à la tête des habitants de l'île de Paros pour les faire passer dans celle de Thasos. Je ne sais si tu dis cela ou si tu ne comprends pas ce que tu dis ; mais puisque j'ai le loisir d'entrer en discussion avec toi, et que d'ailleurs jamais l'occasion ne fut plus favorable, dis-moi, je t'en supplie, car il me suffira de choisir un ou deux arguments entre mille, dis-moi, sommes-nous quelque chose, toi et moi? Assurément, répondras-tu; mais comment savons-nous cela, et sur quel fondement appuyons-nous cette connaissance? N'est-il pas vrai qu'elle ne peut avoir d'autre fondement que nos sensations et nos perceptions? Comment avons-nous découvert que nous sommes des animaux? Car je crois pouvoir dire que les hommes font partie des animaux, de même que parmi les hommes l'un est charlatan et l'autre persécuteur de charlatan ou, pour parler comme toi, l'un est dieu et l'autre homme ou l'un devin et l'autre sycophante. Si tu as raison, je m'avoue vaincu. Mais dis-moi aussi, comment savons-nous que nous discutons en ce moment ensemble? Que dis-tu ? N'est-il pas vrai que nous le jugeons d'après notre propre perception, qui nous représente ce qui est le plus voisin de nous? Assurément. Il n'y a, en effet, rien de supérieur à cette faculté, rien de plus ancien, rien de plus digne de foi. S'il n'en est pas ainsi, qu'il cesse donc d'aller te trouver à Delphes, cet Alcméon, meurtrier de sa mère, lequel, après avoir été chassé de sa patrie, désire ardemment y rentrer; car il ne sait pas s'il est quelque chose, s'il a été vraiment chassé de sa patrie ni même s'il désire y rentrer. Il est possible qu’AIcméon ait en cela l'esprit égaré, et qu'il s'imagine des choses qui ne sont point; mais il n'est pas possible qu'il en soit de même d'Apollon Pythien. Si donc l'homme se trompe, l'oracle ne devrait pas lui répondre. « Tu brûles de retourner dans ta patrie, vers les plages de l'Arcadie », car tu ne sais ni s'il y a quelqu'un qui le consulte sur l'Arcadie ni si tu es celui que l'on consulte ou si tu as quelque chose à répondre sur le sujet pour lequel on te consulte. Que Chrysippe, l'inventeur du système de la demi-servitude, chose qu'il ignore parfaitement, que Chrysippe, dis-je, cesse pareillement de courir au Portique, et de croire qu'il y aura des gens assez imbéciles pour venir y écouter ce qui n'est rien en réalité. Qu'il cesse de discuter sur quoi que ce soit, pas plus contre Arcésilas, qui est présent, que contre Épicure qui est absent; car il ne sait, ni ne peut savoir ce que c'est qu'Arcésilas, Épicure, le Portique, les jeunes gens, le rien: et ce qui est plus encore, il ne sait s'il est lui-même quelque chose. Mais ce discours vous paraîtra intolérable, à vous et à Démocrite. Eh bien! c'est précisément la meilleure preuve de la vérité de ce que j'ai avancé; et, s'il y en a d'autres, elles ne sauraient égaler celle-ci ou du moins la surpasser. En effet, vous vous indignez, vous, Chrysippe, Démocrite, et vous, illustre devin, vous vous indignez de ce qu'on vous refuse ainsi le sens commun, les idées qui vous sont propres : eh ! n'avons-nous donc pas droit de nous indigner aussi, nous? Quoi ! quand il vous plaît, vous faites de cette faculté de percevoir les choses, le motif le plus ancien et le plus puissant de certitude: puis, quand il ne vous plaît pas, vous la soumettez à la puissance d'un je ne sais quoi, que vous appelez fatalité ou nécessité, sur laquelle vous n'êtes pas même d'accord entre vous : car l'un de vous la fait dériver d'un dieu, l'autre de divers accidents, de ces petits atomes répandus dans l'espace, où ils s'élèvent, s'abaissent, se choquent et se séparent, s'unissent, se désunissent au gré de la nécessité. Cependant comme nous avons la connaissance de nous-mêmes, par le sentiment, nous connaissons par le même moyen ce qui se fait en nous librement, et ce qui s'y fait par nécessité. Nous n'ignorons pas la différence qu'il y a entre celui qui marche et celui qui est poussé, entre celui qui choisit et celui qui est contraint. Mais à quoi bon tous ces discours? Tu ignores donc apparemment, illustre devin, quelles sont les choses qui sont en notre pouvoir : toi qui sais tout, tu ne sais pas quelles sont les choses qui dépendent essentiellement de notre volonté ; cependant cette volonté est incontestablement le principe d'une multitude de choses. Or celui qui ignore la principale cause des événements qui ont lieu, comment pourrait-il savoir les événements qui procèdent de cette cause? Il n'était donc qu'un impudent, celui qui prédit à Laïus qu'il périra de la main de son fils; car le fils était toujours maître de sa propre volonté: ni Apollon ni quelque autre puissance supérieure à la sienne ne pouvait prévoir une chose qui n'existait pas et qui ne renfermait aucune nécessité d'être. C'est donc le comble du ridicule ce supposer quelque chose au pouvoir de l'homme, et de reconnaître en même temps une fatalité résultant de l'enchaînement et d’une liaison de certaines causes. Cela s'accorde d'ailleurs avec la pensée d'Euripide. Que Laïus voulût avoir des enfants, il était le maître de le vouloir, et ceci échappait nécessairement à la prévision d'Apollon; mais supposé qu'il eût un fils, c'était un destin inévitable pour lui de périr de sa main : c'est donc de la nécessité de l'événement que le devin en a tiré la prévision. Mais le fils n'était pas moins maître de sa volonté que le père, et comme celui-ci était libre d'avoir des enfants ou de n'en point avoir, de même le fils était libre de tuer son père ou de ne pas le tuer. Tels sont tous vos oracles ; tel est en particulier celui d'Apollon que nous trouvons dans Euripide : « Toute ta maison marchera dans le sang. » En effet le fils devait s'arracher les yeux de ses propres mains, tant pour avoir épousé sa propre mère que pour avoir accompli la fameuse énigme en montant sur le trône: ses enfants devaient s'entrégorger par suite de l'exil de l'un et de l'ambition de l'autre, du mariage que l'exilé avait contracté à Argos, enfin de la flotte ridicule et du combat des sept chefs. Mais comme tous ces faits tenaient à une infinité de principes et de causes libres, comment pouvais-tu connaître ces événements par l'enchaînement de leurs causes? Car si Oedipe, qui était incontestablement maître de ses actions, n'eût pas cherché à monter sur le trône ou si, dans cette hypothèse même, il n'eût point épousé Jocaste ou si encore, après l'avoir épousée, il ne se fût point abandonné à la fureur et au désespoir, que seraient devenus tous les événements qui ont été la suite de ces premières causes? Se serait-il arraché les yeux? Aurait-il prononcé contre lui-même et contre ses enfants les imprécations que vous lui mettez dans la bouche, toi et Euripide ? Comment les événements ultérieurs auraient-ils eu lieu sans ces premières causes? Comment aurais-tu pu dans ce cas prédire l'avenir? Mais supposons encore que les deux fils d'Oedipe aient régné conjointement et d'un commun accord ou qu'étant convenus de régner tour à tour, ils eussent tenu leur engagement ou que celui des deux qui fut chassé ne se fût pas retiré à Argos, mais dans la Libye ou chez les Perrhébéens ou qu'ayant même choisi Argos, il se fût contenté d'y vendre du poisson, qu'il n'eût point épousé une femme riche, mais une pauvre ouvrière ou une simple marchande ou qu'Adraste lui eût refusé sa fille ou que, s'il la lui eût donnée l'exilé n'eût point cherché à retourner dans sa patrie ou qu'il eût surmonté le désir qu'il en avait ou qu'Adraste eut refusé de lui prêter secours ou que ni Amphiaraüs, ni Tydée, ni aucun des autres chefs n'eussent suivi Adraste ou que s'ils l'eussent suivi, Polynice, en arrivant dans sa patrie, n'en fût pas venu aux mains avec son frère, mais se fût réconcilié pour régner conjointement avec lui ou, si cela était impossible, qu'il lui eût cédé ses droits au trône, selon le conseil d'Euripide : « Insensé, tu es aussi venu pour dévaster ta patrie! » ou si Étéocle au contraire eût abdiqué en faveur de son frère, selon la parole du même d'Euripide : « le soleil et la nuit s'accordent pour être utiles aux mortels, et toi tu ne peux apporter d'égal dans ta maison », je demande alors où serait ce fameux combat entre les deux frères; où serait ce sang dans lequel devait nager toute la maison de Laïus? Mais enfin, diras-tu, tous ces faits sont arrivés? J'en conviens; mais je demande par quel moyen tu as pu prévoir toutes ces circonstances? Ne vois-tu pas combien de fois la liberté qui est en nous aurait pu couper le fil de tout ce drame ? Prends tel sujet que tu voudras, et je couperai toujours le fil avec la même facilité, parce qu'il est impossible qu'il tienne contre notre liberté. Mais tu diras peut-être que tu connaissais les dernières parties du drame; je répondrai que toute la force de mon argument vient de l'interruption de la force de la fatalité. Est-ce que tu ne comprends pas ce que je dis? Ne sais-tu pas, illustre devin, que, même chez les animaux, chaque sujet contient des éléments plus ou moins nombreux; si ces principes viennent à rompre le lien qui leur est propre, ils changent la nature de l'être : ils peuvent prendre de l'accroissement jusqu'à ce qu'il s'y joigne d'ailleurs un autre élément qui l'emporte sur les premiers, et force les suivants à faire un tout avec lui. Supposons que l'un de ces éléments soit un âne, un chien, un puceron ; assurément tu n'enlèveras point à ce puceron ses propriétés naturelles : il suivra l'impulsion de ses propres mouvements, se mêlera à certaines affaires des hommes, et se fera le principe d'une certaine voie. Tu ne te souviens donc pas d'avoir été plus d'une fois sur ces animaux. « Ô Locrien, tu as envahi la ville du divin Hercule, Trachine : aussi Jupiter te réserve encore de plus grands châtiments que ceux auxquels il t'a déjà soumis.» Que dis-tu, divin oracle? Quoi ! vos destins ne l'avaient-ils pas condamnée à périr? Sommes-nous les auteurs de sa ruine? Ne faut- il pas plutôt l'attribuer, cette ruine, à votre invincible fatalité? C'est une injustice révoltante, ô Apollon, que de nous punir, nous qui ne sommes point coupables. Et votre Jupiter, cette nécessité de votre nécessité, pourquoi fait-il peser sur nous ses châtiments et non pas sur lui-même, lui qui nous a appris qu'il existait une pareille nécessité? Pourquoi des menaces contre nous? Pourquoi sommes-nous consumés par la famine, comme si nous eussions fait quelque chose de nous-mêmes? Mais je suppose que nous réparions une partie de la ville ou non, quel que soit celui des deux partis que nous prenions, il est déjà écrit dans les destinées : cesse donc ton courroux, Jupiter, auteur de cette famine : car c'était dans les destins; c'est la fatalité qui nous a imposé son joug; nous ne sommes rien par rapport à elle. Et toi, Apollon, plus d'oracles : car il arrivera ce qui doit arriver, même quand tu garderais le silence. Quant à nous, grand Jupiter, divin Apollon, quel sort devons-nous attendre, nous qui ne sommes point les auteurs de la loi, c'est-à-dire de la nécessité que vous nous avez imposée? De quel droit nous infligez-vous de pareils châtiments, pour des actions auxquelles nous avons été forcés? Ne serait-ce pas sur vous plutôt que devraient peser ces châtiments à bien plus juste titre? « Habitants de l'Oeta, ne vous laissez point emporter par un mouvement qui vous serait funeste. » Mais, grand Apollon, nous ne nous laissons point emporter, nous sommes entraînés, non point par notre folie, mais par votre nécessité. Et ton Lycurgue, ô Apollon, quel droit a-t-il à tes louanges, comme s'il était sage et vertueux par son propre choix, et non pas plutôt par l'influence de son étoile, si toutefois on peut supposer qu'un homme soit bon par nécessité et malgré lui? Vous faites comme ceux qui combleraient d'honneurs et de récompenses la beauté et la grâce des formes corporelles, et qui puniraient et réprimanderaient la laideur et la difformité. Les méchants ne peuvent-ils pas en effet vous objecter avec raison que vous ne leur avez pas permis d'être vertueux, que c'est vous qui êtes cause qu'ils sont méchants. Les bons au contraire, s'ils s'en vont se glorifiant de leur vertu, qui pourra le supporter sans s'écrier : Chrysippe, Cléanthe et vous tous, gens de même sorte, qui vous faites un mérite de la vertu, je loue la vertu, mais je me garderai bien de vous louer, vous hommes vertueux. Et cet Épicure que tu poursuis de tes invectives, toi Chrysippe, si je le juge d'après ton système, je serai loin de le trouver coupable. Que peut-on lui reprocher en effet, si c'est malgré lui qu'il s'est livré à la mollesse et au mal, comme tu lui en as souvent fait un crime? « Les dieux répandent leurs faveurs sur les mortels aux mœurs pures; ils accueillent les vœux et les sacrifices des hommes pieux. » Vous auriez tort, ce me semble, de vous exprimer de la sorte, si vous n'étiez pas convaincus que ce n'est point par contrainte, mais librement et par choix qu'ils se livrent à la pratique de la vertu. Maintenant pour les choses qui sont voulues librement et par choix, il n'y a ni dieu ni sophiste qui ose sans doute les attribuer à la nécessité, autrement ce ne serait plus de paroles qu'il faudrait user avec lui, mais d'un fouet des plus rudes, comme pour un enfant indocile et entêté. » Voilà comme Oenomaüs traite notre illustre devin. Si vous n'êtes pas encore content, lisez les autres philosophes sur le même sujet, et vous verrez que leurs arguments détruisent non seulement les oracles que nous venons de citer, mais même tout ce qu'on peut dire en faveur du dogme de la fatalité. Car cette doctrine de la destinée n'étant pas seulement celle des gens simples et peu éclairés, mais comptant parmi ses adeptes un grand nombre de philosophes qui font gloire de leur science et de leur érudition, il me semble indispensable d'exposer les diverses opinions des philosophes qui se combattent mutuellement dans cette matière. C'est ainsi que la question se trouvera traitée avec l'exactitude qu'elle demande. Empruntons d'abord à Diogénien un passage de son Traité sur le destin, dans lequel il combat les erreurs de Chrysippe. [6,8] CHAPITRE VIII. Suite du même sujet. Extrait de Diogénien le péripatéticien contre Chrysippe qui, tout en prétendant conserver en nous la cause des divers événements, reconnaissait que tout était soumis au destin : preuve qu'il ne comprenait pas ce qu'Homère dit du destin. « Je crois devoir ajouter, dit-il, a ce que j'ai dit précédemment, le système de Chrysippe, stoïcien, qui dans son premier livre du Destin, soumet toutes choses aux lois de la destinée et de la fatalité. Il emploie, pour prouver son système, le témoignage d'Homère qui s'exprime de la sorte : « J'ai été enveloppé par un cruel destin qui s'est emparé de moi dès ma naissance. » Et encore : « Il subira le destin que lui ont filé les Parques au temps où sa mère le mit au monde. » Puis ailleurs : « Jamais un homme n'échappera à son destin. » Mais notre philosophe n'a pas vu que le poète a une multitude d'autres vers dont le sens est contraire à celui-ci. Pourtant il en a fait usage dans son second livre, pour prouver qu'il y a beaucoup de choses qui dépendent de notre propre volonté; par exemple, ce vers: « Ils se sont perdus par leurs propres fautes.» Et ceux-ci. « Hélas ! que de maux les mortels rejettent sur les dieux ! Ils nous attribuent une multitude de malheurs dont ils sont eux-mêmes la cause par leurs folies, et dont ils accusent le destin. » Ces vers et beaucoup d'autres semblables sont loin de prouver que tout est soumis aux lois du destin. Les premiers vers eux-mêmes ne sont pas favorables au système de Chrysippe; car le poète n'y défend pas le dogme de la fatalité; car le sens de ces vers montre que ce n'est pas tout en général, mais seulement certaines choses qui sont soumises à l'empire de la fatalité. Ainsi ce vers : « J'ai été enveloppé par un cruel destin qui s'est emparé de moi dès ma naissance. » ne signifie pas que tout arrive d'après les décrets de destin : il ne doit s'entendre que de la nécessité de mourir; ce qui est vrai. En effet, tout animal apporte en naissant la nécessité de mourir. Ces autres vers: « Il subira le destin que lui a filé la Parque au temps où sa mère le mit au monde, » ont exactement le même sens. Ils ne veulent pas dire que tout ce qui lui arrivera sera une conséquence des décrets du destin; mais seulement que certaines choses qui ont été décidées par le destin lui arriveront infailliblement; le mot grec dont se sert le poète ne peut signifier autre chose: et cela est vrai, car s'il est certain que tout ne nous est pas imposé par le destin, il ne l'est pas moins que beaucoup de choses nous arrivent en vertu de ces lois du destin. Et cet autre vers : « Jamais homme n'échappera à son destin. » présente également un sens très juste. Quel est l'homme en effet qui puisse éviter ce qui est la condition nécessaire de tous les êtres animés ? Bien loin donc qu'Homère soit favorable à Chrysippe, il le réfute au contraire: car on trouve dans une multitude de passages très clairs de ses poésies, que beaucoup de choses dépendent de notre libre arbitre, et on ne trouve nulle part qu'il ait enseigné positivement que tous Ies événements ont lieu d'après les lois de la nécessité. Au reste un poète ne s'est point engagé à dire toujours l'exacte vérité sur la nature des choses; il rapporte les passions et les sentiments des hommes, et on peut dire qu'il n'est pas en contradiction avec lui-même, pour avancer quelquefois des choses contraires les unes aux autres. Mais il n'en est pas ainsi d'un philosophe, il ne lui est pas permis d'user du témoignage d'un poète pour affirmer le pour et le contre. » Plus loin il continue de la sorte : « La nature même des mots est, selon Chrysippe, une preuve très forte en faveur du système de la fatalité. Ainsi g-peprohmeneh, la destinée, est pour g-peprasmeneh, c'est-à-dire administration parfaite et achevée : g-eimarmeneh, destin, est pour g-eiromeneh, c'est-à-dire un lien résultant de la volonté divine ou de toute autre cause. g-Moirai, les Parques, sont ainsi appelées, du mot g-kerestai, parce que l'une d'elles nous est spécialement assignée en partage. Le destin est appelé dette (g-chreohn) à cause qu'il nous doit notre sort. Le nombre des Parques est de trois, selon notre philosophe, à cause des trois points du temps dans lesquels tout est renfermé et tout s'accomplit. Lachésis est ainsi appelé de g-lagchanoh; parce qu'elle fixe à chacun son sort. Atropos vient du verbe g-atrepoh, parce que le sort est irrévocable et ne change jamais. Clotho vient de g-sugkeklausthai; que toutes choses sont liées ensemble ; et ont une issue particulière. Voilà sur quelles bases ridicules il appuie l'existence de la nécessité ou du destin qui domine tout. Pour moi, ce qui m'étonne, c'est qu'en parlant de la sorte, il ne se soit point aperçu qu'il disait des sottises. Supposons en effet que ceux qui ont eu ce système et qui ont donné à Chrysippe l'idée de ses étymologies, ont employé tous ces noms en ce sens, que tout est enchaîné par le destin, que de toute éternité, les causes de tout ce qui arrive sont immuablement fixées, je vous demanderai alors, Chrysippe, comment vous osez suivre aveuglément toutes les opinions des hommes, Est-ce que vous croyez qu'il n'y en a aucune qui soit fausse? Pensez-vous donc que la vérité se soit manifestée à tous les hommes, tous qui, à un seul sage près, regardez tous les mortels comme aussi fous et aussi furieux qu'Oreste et Alcméon; vous qui prétendez qu'il y a dans le monde un très petit nombre de sages, et que tout le reste du genre humain est atteint d'une folie qui ne le cède guère à celle de ces deux hommes? Pourquoi alors combattez-vous comme des opinions erronées, tout ce qu'ont enseigné les hommes sur les richesses, sur la gloire, sur la puissance, sur tous les genres de volupté, choses dans lesquelles la plupart font consister le bonheur? Pourquoi soutenez-vous que toutes les lois, toutes les espèces de gouvernements sont mauvaises ? Pourquoi avez-vous tant écrit, si les hommes n'ont pas d'erreurs à dissiper? car vous ne direz pas sans doute qu'ils sont dans le vrai seulement lorsqu'ils ont les mêmes opinions que vous, et qu'ils ne se trompent que lorsqu'ils ne sont pas d'accord avec vous. D'abord vous ne vous donnez point à vous-mêmes le titre de sage ; par conséquent nous ne pouvons pas dire que les hommes ont raison lorsqu'ils sont de même avis que vous. Mais supposons qu'il en soit ainsi : il ne fallait pas alors les traiter tous d'insensés indistinctement; il fallait plutôt donner des éloges à ceux qui auraient professé vos systèmes, et blâmer seulement ceux qui en auraient adopté de différents. Mais prendre leur témoignage pour une preuve infaillible de vérité, si ce n’est pas de la folie, tout le monde avouera que c'est loin d'être de la sagesse. Vous êtes donc vraiment ridicule, lorsque vous invoquez le témoignage d'hommes auxquels vous ne reconnaissez aucune intelligence : pour que leur témoignage sur ces diverses dénominations appliquées à ce qui regarde le destin fût de quelque valeur, il faudrait prouver qu'ils ont été sages et raisonnables en les inventant, ce que vous ne ferez jamais. Mais je vous accorde encore qu'il en soit ainsi, je veux que ces noms aient été donnés aux choses pour exprimer ce qu'elles signifiaient, comme vous le prétendez ; je vous accorde même que ces dénominations n'aient point été le résultat de l'erreur, comment démontrerez-vous par là que toutes choses en général sont soumises au destin, et que ce n'est pas seulement quelques-unes en particulier? Le nombre des Parques, leur noms, le fuseau de Clotho, le fil qui l'entoure et dont elle forme le tissu de la nécessité, et tout ce qu'on raconte encore des Parques, tout cela désigne un enchaînement immuable et éternel de causes qui font que toutes les choses sont nécessairement ce qu'elles sont, et qu'elles ne sauraient être autrement. J'avoue qu'il est possible que les choses qui sont ainsi soumises à la nécessité soient en très grand nombre ; cependant il en est aussi qui ne sont point dans les mêmes conditions : celles-ci, les hommes ont reconnu qu'elles avaient pour auteurs les dieux ou nous-mêmes, ou la fortune ou la nature. Pour faire connaître l'inconstance et l'instabilité de la fortune, et prouver qu'elle est sujette à des vicissitudes perpétuelles, ils l'ont représentée assise sur une roue. Que serait-ce maintenant si l'on n'admettait pas cette explication ? On sait en effet que les hommes confondent souvent les principes des choses : ainsi celles qui sont produites par le destin ou la fortune, ils les attribuent à une puissance divine; celles qui sont en notre pouvoir, ils les attribuent à la fatalité ; mais il n'est pas moins vrai qu'ils reconnaissent en toutes un principe et une cause. D'où je conclus que ces communes opinions des hommes, pas plus que les dénominations créées par eux, ne viennent point à l'appui du système de Chrysippe. » Plus loin Diogénien ajoute : « Voilà quelles démonstrations Chrysippe emploie dans son premier livre du Destin ; dans le second au contraire, il s'attache à résoudre les absurdités qui paraissent résulter du système qui assujettit tout à la nécessité, absurdité que nous avons fait remarquer au commencement de cette discussion : par exemple, que ce système détruit entièrement l'inclination naturelle que nous avons à louer une chose, à blâmer l'autre, à exhorter à une autre, et en général à faire tous ces actes qui supposent en nous une action libre. Ainsi dans ce second livre, il reconnaît que beaucoup de choses sont dues à notre libre arbitre, et il dit que cela est évident : et cependant il n'en soutient pas moins qu'elles sont liées à la destinée commune et à l'ordre général de l'univers : voici quels exemples il en apporte : qu'un homme ne doive pas perdre son habit, ce n'est pas une chose réglée par le destin simplement et dans toute hypothèse, mais seulement dans la supposition qu'il veillera à le conserver : de même il est dans les décrets du destin qu'un homme échappera à ses ennemis, mais à condition qu'il se mettra en garde contre eux : de même encore, il est statué qu'un homme aura des enfants, mais pourvu qu'il habite avec son épouse. Ce serait en effet une absurdité, parce qu'on aurait entendu que l'athlète Hégésarque devrait sortir sain et sauf d'une lutte, de vouloir qu'il s'y présentât les bras croisés, sous prétexte que le destin a réglé qu'il ne recevrait pas la moindre blessure ; parce qu'en réalité le destin n'a réglé les choses de la sorte, que d'après la connaissance qu'il avait de l'habileté et des précautions de cet athlète pour éviter les coups de son adversaire. Il faut raisonner de même dans tous les autres cas. C'est qu'il y a en effet beaucoup de choses qui ne peuvent avoir lieu, a moins que nous ne les voulions, et que nous ne nous y appliquions avec les plus grands efforts, parce qu'elles n'ont été fixées par le destin que conséquemment à ce zèle de notre part. En vérité on ne saurait s'empêcher d'admirer la logique et le bon sens d'un pareil philosophe, la nouveauté de ses preuves, la liaison de ses raisonnements. Pour moi, en effet, j'avais toujours cru que ce que l'on appelle doux était l'opposé d'amer, le noir, le contraire du blanc, le chaud, l'opposé du froid, et que de même, rien n'était plus opposé aux choses qui dépendent du destin que celles qui dépendent de notre volonté. Car comme nous avons coutume d'attribuer au destin toutes les choses qui arrivent indépendamment de notre volonté, de même il est impossible de ne pas attribuer au libre arbitre celles qui ne se font que conséquemment à notre concours, et qui ne se font jamais si nous y mettons de la négligence. Si donc c'est parce que j'ai conservé avec soin mon habit, que je ne l'ai point perdu ; si c'est parce que j'ai voulu habiter avec mon épouse que j'ai eu des enfants; si c'est parce que je me suis tenu en garde contre mes ennemis, que j'ai échappé à leurs coups ; si c'est pour avoir combattu vaillamment contre mon antagoniste, et avoir évité habilement les coups qu'il me portait, que je suis sorti du combat sans blessure, où sera dans ces diverses circonstances la part du destin? Si tout ce qui arrive doit être attribué au destin, il ne faut pas l'attribuer à notre action ; comme aussi, si toutes ces choses sont le résultat de notre liberté, il ne faut pas les attribuer au destin ; car ces deux propositions ne sauraient être vraies à la fois. Mais, dira-t-il, tout cela se fait par notre volonté, mais par notre volonté enchaînée par le destin. Quoi ! enchaînée ! certes, il me semble que s'il est en mon pouvoir de conserver avec soin mon habit ou de ne pas le conserver, je suis par là même le maître de le perdre ou de ne pas le perdre. Mais d'ailleurs la distinction même de Chrysippe suppose que la cause de nos actions qui réside en nous est libre de tout lien. Que dit-il en effet? que je conserverai mon habit, si j'en prends soin; que j'aurai des enfants, si je veux habiter avec mon épouse ; qu'autrement je n'obtiendrai ni l'un ni l'autre. Quoi ! Est-ce qu'on peut supposer de telles conditions dans des choses que le destin veut irrévocablement? Nous ne disons pas qu'un homme mourra, si telle chose a lieu, qu'il ne mourra pas, si elle n'a pas lieu ; nous disons simplement et absolument qu'il mourra, quelque chose qu'il fasse pour éviter la mort. Nous ne disons pas non plus qu'un homme sera à l'abri de toute douleur, s'il fait telle ou telle chose; car il est certain que tout homme est exposé à souffrir, soit qu'il le veuille, soit qu'il ne le veuille pas. Il en est de même de toutes les autres choses que le destin a arrangées d'une certaine manière, et non d'une autre. Car si une chose doit arriver, supposé que nous le voulions, et ne pas arriver, si nous ne le voulons pas, il est évident qu'il n'y a pas là de cause antérieure à notre vouloir ou à notre non-vouloir, que l'un et l'autre par conséquent dépendent de nous. Que si notre volonté est libre de faire ou de ne pas faire une chose, vous ne trouverez pas dans tous les siècles une autre cause qui l'ait produite, à moins que vous ne disiez que vouloir ou ne pas vouloir conserver mon habit est lui-même l'effet d'une nécessité antérieure, d'une cause extrinsèque. Mais alors vous détruisez entièrement votre libre arbitre; car la faculté de conserver ou de ne pas conserver mon habit ne serait plus en moi ; par conséquent je ne mériterais ni blâme pour l'avoir perdu, puisque sa perte devrait être attribuée à une cause étrangère, ni louange pour l'avoir conservé, puisque ce n'est point moi qui l'aurai conservé. Voilà cependant comme vous avez raisonné pour concilier ces deux choses. » Ici s'arrête Diogénien. Ajoutons à ces arguments ceux d'Alexandre d'Aphrodise, homme très versé dans les matières philosophiques. Voici comme il réfute la doctrine de la fatalité dans un Traité qu'il a composé sur ce sujet. [6,9] CHAPITRE IX. Suite du même sujet. (Extrait d'Alexandre d'Aphrodisée.) « Les causes de tout ce qui se fait, selon le divin Aristote, peuvent se réduire à quatre: la cause efficiente et la cause matérielle, c'est-à-dire la matière dont les choses se font, puis la cause formelle ; à ces trois premières, il faut en ajouter une quatrième qui est la cause finale, c'est-à-dire ce pourquoi une chose se fait. Telles sont les différentes causes des choses. En effet vous reconnaîtrez aisément que le principe d'une chose quelconque peut toujours se rapporter à l'une des quatre causes que nous venons d'énumérer. Toutes les choses ne réunissent pas toujours toutes ces causes à la fois ; mais celles qui en comptent le plus ne passent pas ce nombre. Mais on sentira mieux encore la différence de leur nature, si on les applique à un cas particulier : par exemple examinons la distinction de ces diverses causes dans une statue. La cause efficiente, c'est l'artiste qui la confectionne, et qu'on nomme statuaire ; la cause matérielle ou la matière, c'est l'airain, la pierre ou toute autre substance capable d'être soumise aux procédés de l'art, et de recevoir telle figure que l'artiste voudra lui donner : on voit en effet là une des causes de la statue. Ensuite il y a la forme que l'artiste donne à la matière qu'il met en œuvre, et c'est encore là une des causes de la statue : elle consiste en ce que cette matière travaillée nous représente un homme lançant un disque ou un javelot, ou offrant quelque autre situation particulière. Mais ce ne sont pas encore là les seules causes de la statue : il y en a une autre qui n'est pas moins essentielle que celles qui précédent, c'est la fin pour laquelle la statue a été confectionnée, c'est-à-dire l'intention d'honorer un homme, ou de témoigner de la vénération pour un dieu ; car il est clair que sans cette cause la statue n'aurait jamais été entreprise. Supposé maintenant ce nombre de causes dont la distinction est sensible pour tout le monde, nous compterons le destin parmi les causes efficientes, s'il a quelque analogie avec ce que nous avons vu par rapport à l'art du statuaire. Pour cela, il est nécessaire de parler des causes efficientes. Par là on comprendra mieux, s'il faut tout attribuer au destin ou s'il faut reconnaître d'autres principes qui soient la cause de certaines choses. Aristote établissant la division de toutes les choses qui se font, dit qu'il y en a qui se font en vue d'un effet quelconque : c'est le but et la fin que se propose leur auteur ; d'autres au contraire ne se font point en vue d'un effet, telles sont celles que l'on fait sans réfléchir, sans dessein, sans but déterminé et précis : par exemple, serrer dans sa main des pailles ou les agiter, manier et étendre ses cheveux et autres choses semblables. Il arrive en effet qu'on agit ainsi quelquefois, mais il est évident qu'on le fait sans avoir aucune raison d'agir : or toutes ces actions qui se font en quelque sorte instinctivement et sans réflexion ne méritent pas de former une classe particulière. Mais parmi les choses qui se font pour une fin quelconque, les unes ont lieu par la seule impulsion de la nature, les autres sont le résultat de la délibération de la raison. Celles qui ont leurs causes dans la nature, suivent certains nombres, une marche déterminée et fixe pour arriver à leur fin et aussitôt qu'elles l'ont atteinte, cette fin elles cessent d'être ; elles ne changent d'allure que lorsque quelque obstacle s'oppose à leur marche naturelle vers la fin pour laquelle elles se font. Celles qui ont pour cause la détermination de la raison se font aussi pour une fin ; car tout ce qui se fait d'après la raison ne se fait point au hasard : il se fait nécessairement de telle sorte qu'il se rapporte toujours à une fin. C'est ainsi qu'on peut assigner la raison pour principe à tout ce que fait un homme après y avoir mûrement réfléchi et avoir calculé le mode d'exécution à employer. Telles sont toutes les choses qui se font d'après les règles d'un art ou la détermination réfléchie de la volonté. Il y a cette différence entre celles-ci et celles qui se font par la seule force de la nature, que ces dernières ont en elles-mêmes la cause de leur existence (c'est pour cela qu'on dit qu'elles se font par l'impulsion de la nature) ; et bien qu'elles se fassent d'après un certain ordre fixe et déterminé, cependant elles ne sont pas, comme dans les arts, le résultat d'un raisonnement fait par la nature qui les produit, tandis que les choses qui sont dues à l'art ou à la délibération, n'ont pas en elles-mêmes leur principe d'existence, mais elles le tirent d'une cause extrinsèque et antérieure : car toujours la volonté de leur auteur précède leur existence. Parmi les choses qui se font pour une fin, on compte une troisième classe : ce sont celles qui se font par hasard et spontanément ; mais elles diffèrent de celles qui se font pour une fin précédemment déterminée, en ce que, celles-ci, précédant immédiatement leur fin, se font en vue de cette fin, tandis que les autres précèdent bien aussi leur fin, mais cette fin ultérieure est précédée elle-même d'une sorte de fin première, qui fait qu'on attribue au hasard et à la spontanéité les choses dont cette fin première est la cause. Toutes les choses qui arrivent devant être classées dans une de ces catégories, il ne s'agit plus que de savoir quelle place on doit assigner au destin parmi les causes efficientes. Faut-il le regarder comme la cause de tout ce qui se fait sans un but ou une fin ? Il est visible que ce serait là une absurdité, puisque par le mot destin, nous désignons une fin déterminée qui a lieu par la force de la nécessité. Il faut donc placer le destin parmi les causes des choses qui se font pour une fin. » Telles sont textuellement les distinctions établies par Alexandre : il continue ensuite de les appuyer sur de nombreux arguments, et il démontre que le destin n'est autre chose que la loi naturelle d'après laquelle toutes choses se font, et que dans celles qui sont dépendantes de notre volonté et de notre délibération, le destin n'est absolument pour rien. Il observe encore que parmi les choses qui viennent de la nature, il y en a qui rencontrent des obstacles qui les empêchent de parvenir à leur terme ; on dit alors qu'elles se font contre nature, comme dans les arts, beaucoup de choses se font contre les règles de l'art. Maintenant s'il est vrai qu'il arrive des choses contre les lois de la nature, il faut donc avouer qu'il en arrive aussi contre les décrets du destin, puisque les lois de la nature ne sont autre chose que les décrets du destin. » Ainsi, ajoute-t-il, le corps, par exemple, quelle que soit sa nature, est, d’après sa constitution physique, sujet aux maladies et à la mort. Cependant cette loi de sa nature ne s'exerce pas sur tous de la même manière et par une nécessité commune. On peut apporter quelques modifications à cette condition du corps, en prenant certaines précautions, en changeant d'aliments, en suivant les conseils des médecins et les réponses des dieux. Il en est de même de l'âme : on a vu souvent sa condition naturelle se modifier et s'améliorer, soit par l'exercice, soit par l'étude des sciences, soit par les conseils des sages. Aussi un jour le physionomiste Zopyre ayant fait sur Socrate des conjectures entièrement opposées à la vie ordinaire du philosophe, ceux qui connaissaient Socrate ne purent s'empêcher de rire; mais le philosophe assura que Zopyre ne s'était point trompé ; qu'il serait, en effet, tel que le physionomiste l'avait peint, s'il n'eût réformé ses penchants naturels par la culture de la philosophie. » Voilà ce qu'on doit penser des choses que suivent les lois de la nature, et qui ne diffèrent en rien de celles qui se font selon les décrets du destin. Quant aux choses qui arrivent par hasard, voici ce qu'en dit notre philosophe ; c'est, par exemple, lorsque quelqu'un fait une chose pour une fin, et qu'il lui arrive une chose différente de celle qu'il avait en vue dans le principe. Ainsi un homme trouve un trésor par hasard, lorsque remuant la terre pour une toute autre fin, il vient à rencontrer ce trésor. De même, c'est par hasard qu'un homme recouvre son argent, lorsque, venant au marché pour une toute autre raison, il y rencontre son débiteur, et que, celui-ci possédant actuellement la somme due, la rend au créancier. Il en est qui regardent encore comme l'effet du hasard, qu'un cheval s'étant échappé des mains de ceux qui le gardaient, soit pour chercher pâture, soit pour quelque autre raison, revienne dans sa fuite même à ses propres maîtres. Il ne faut donc attribuer au destin aucune de ces choses ni autres semblables. « Mais il y a aussi des choses dont les principes sont absolument impénétrables à la raison humaine, et cette ignorance de leur cause fait qu'on les regarde comme produites en vertu d'une certaine antipathie ou opposition. Telle est la vertu qu'une vieille opinion attribue au talisman, parce qu'on n'aperçoit aucune autre cause vraisemblable des effets qu'il produit. Tels sont encore les enchantements et tous les autres genres de prestiges. Car tout le monde reconnaît que la cause de ces divers effets est inconnue, et c'est pour cela qu'on les appelle g-anaitiologehta, c'est-à-dire dont on ne peut expliquer la cause. » Il observe encore qu'il y a une foule d'autres choses qui arrivent indifféremment d'une manière ou d'une autre, selon que le hasard les fait naître; celles-là ne doivent pas non plus être attribuées au destin. « Il faut entendre par ces choses qui arrivent indifféremment d’une manière ou d'une autre, celles qui peuvent aussi bien arriver que ne pas arriver; c'est ce que font comprendre les termes que le philosophe ajoute : selon que le hasard les fait naître. » Tels sont, par exemple, ces divers actes: « mouvoir une partie du corps, tourner la tête de côté et d'autre, étendre un doigt, froncer le sourcil, » « se lever quand on est assis, s'arrêter quand on est en mouvement, se taire quand on parle, et mille autres choses de ce genre, dans lesquelles il est facile de voir qu'on a la faculté de faire le contraire de ce que l'on fait, » ce qui ne convient nullement aux choses fixées par le destin; car tout ce qui se fait d'après les décrets du destin exclut la possibilité du contraire. D'ailleurs, on ne dira pas que l'homme a reçu en vain la faculté de choisir et de délibérer; or il en serait ainsi, si tout ce qu'il fait était le résultat de la nécessité. L'homme est le seul de tous les animaux " à qui la nature ait accordé cette belle prérogative de n'être pas, comme eux, asservi aux seules impressions des sens; il a, lui, la raison pour juger de choses qui se présentent à sa rencontre : il en fait usage, et si, après un mûr examen, il reconnaît que les choses sont réellement telles qu'elles lui avaient paru d'abord, il s'arrête à sa première impression, et poursuit l'acquisition de l'objet qui l'avait frappé. Mais si, au contraire, il reconnaît que les choses sont toutes différentes de ce qu'elles lui avaient paru, il renonce à sa première idée, parce qu'après une plus sérieuse attention, la raison lui en a montré la fausseté. " Or nous ne pouvons faire cette délibération que par rapport aux choses qui sont en notre pouvoir. Mais si nous agissons quelquefois sans cette délibération préalable, nous avons souvent lieu de nous en repentir, et nous nous accusons nous-mêmes d'inconsidération. Il en est de même des autres; si nous les voyons agir sans réflexion, nous les en blâmons, comme d'une faute ; nous voulons qu'ils prennent conseil, preuve que nous regardons ce qu'ils ont à faire comme une chose qui dépend de nous. « Du reste la meilleure preuve de la vanité de la doctrine du destin, c'est que ses propres défenseurs ne peuvent pas se résoudre à en accepter les conséquences dans la pratique. » Ainsi, ils exhortent, ils enseignent, ils veulent qu'on se soumette à leurs leçons, ils font de vifs reproches à ceux qui se conduisent mal, attestant par là qu'ils les regardent comme ayant agi de la sorte volontairement et librement. A quoi bon dans leur système tant de traités qu'ils ont laissés pour l'instruction de la jeunesse? Ils devaient renoncer à l'ambition de faire ainsi les précepteurs, s'ils avaient cru réellement qu'il fallait excuser ceux qui commettent des fautes involontairement, et que ceux-là seuls sont dignes de châtiment, qui pèchent volontairement, parce qu'ils ont le pouvoir de le faire ou de ne pas le faire. Ils détruisent donc par leur propre conduite la doctrine du destin, et confirment l'existence de la liberté que nous tenons de la nature, comme il y a sans doute bien des choses qui ne dépendent pas de nous, parce qu'elles sont l'effet des lois physiques ou du hasard ; mais on ne peut pas pour cela les attribuer au destin, comme nous l'avons démontré plus haut. Nous avons abrégé ces citations à cause de la longueur de nos dissertations sur la liberté. Du reste notre doctrine est conforme à celles des philosophes que nous avons cités, et qui s'accordent parfaitement avec nos divines Écritures, en montrant la fausseté des opinions non pas seulement du vulgaire, mais même des grands dieux et des oracles célèbres, au sujet du destin. Nous avons dirigé toute la force de nos arguments, d'abord contre ces divins oracles, ensuite contre ces admirables philosophes, dont nous avons cité les textes authentiques. Nous avons maintenant à examiner les raisons des astrologues, et à combattre ces sectateurs des Chaldéens, qui donnent comme une science importante les prestiges d'un coupable charlatanisme. Nous empruntons le témoignage d'un Syrien, qui s'est élevé jusqu'aux plus hauts secrets de la science des Chaldéens : il se nomme Bardesanes. Voici les doctrines qu'ils a laissées dans des dialogues adressés aux adeptes de ses systèmes. [6,10] CHAPITRE X. Réfutation de la doctrine du destin par des considérations mathématiques. Extrait des écrits de Bardesanes. « D'après les lois de la nature l'homme naît, se nourrit, croît, engendre, boit, mange, dort, vieillit et meurt : et cette condition n'est pas exclusivement celle de l'homme, elle est aussi celle des animaux dépourvus de raison. Mais les autres animaux n'ayant rien au-delà de la sensation physique, étant produits uniquement par un principe charnel, sont à peu près tous soumis à un penchant naturel et irrésistible. Le lion se nourrit de chair: si vous le blessez, il se venge : tous les lions se nourrissent de chair, et se vengent lorsqu'on les blesse. La brebis se nourrit d'herbe, et ne touche pas à la chair; si vous la blessez, elle ne se défend pas : ces instincts sont communs à l'espèce entière des brebis. Le scorpion se nourrit de terre et perce d'un aiguillon venimeux ceux mêmes qui ne lui font pas de mal : tous les scorpions ont ce méchant instinct. La fourmi a reçu de la nature la faculté de pressentir l'hiver; c'est pour cela qu'elle travaille tout l'été à amasser des provisions : nous voyons toutes les fourmis en faire autant. L'abeille compose le miel, et s'en nourrit : c'est le travail de toutes les abeilles. Je pourrais multiplier à l'infini les exemples d'animaux qui, ne pouvant pas s'écarter de leur instinct naturel nous offrent par là même un spectacle surprenant. Mais je crois que ces exemples pris chez les animaux les plus communs suffiront pour démontrer que tous les autres, tant ceux qui vivent en société, que ceux qui sont portés par leur instinct à vivre isolés, cèdent par nécessité quoique sans répugnance à l'impulsion de la nature. L'homme seul possède un attribut qui lui est propre et qui le distingue des autres animaux, je veux dire une âme et la raison dont elle est le siège : c'est par un besoin naturel qu'ils cherchent la société, comme je l'ai fait observer précédemment; mais d'après leur propre choix et non d'après la force de la nature qu'ils se gouvernent. Ainsi, ils ne se nourrissent pas tous des mêmes aliments : les uns vivent à la manière des lions, les autres à la manière des brebis. Ils n'ont ni les mêmes habitudes, ni les mêmes mœurs, ni les mêmes lois civiles, ni les mêmes goûts pour les mêmes choses : mais chaque homme choisit à sa fantaisie son genre de vie, n'imitant celui de son voisin qu'autant qu'il lui plaît : car sa liberté consiste à n'être soumis à aucune servitude; s'il se réduit lui-même à l'esclavage, c'est par son propre choix; et cela même est de la liberté, de pouvoir ainsi se faire esclave quand on le veut. Combien d'hommes, par exemple chez les Alains, se nourrissent de chair crue et ne mangent pas de pain, non parce qu'ils n'en ont pas, mais parce qu'ils ne veulent pas en faire usage. D'autres, comme les animaux apprivoisés, ne mangent pas de chair; d'autres ne vivent que de poissons, tandis qu'il y en a qui mourraient plutôt de faim que d'en manger. Les uns boivent de l'eau, d'autres du vin, d'autres de la bière. Enfin il y a dans les aliments des hommes une prodigieuse variété, qui se remarque jusque dans l'usage des légumes et des fruits. Il y a aussi des hommes qui, semblables aux scorpions et aux aspics, blessent ceux qui ne leur font point de mal : d'autres, semblables aux brutes, se contentent de se défendre quand on leur fait du mal. Il y en a qui sont ravisseurs comme des loups, voleurs comme des chats ; d'autres, comme des brebis et des chèvres se laissent vexer, sans rendre injure pour injure. Ainsi on peut distinguer parmi les hommes, les bons, les méchants et les justes. C'est ce qui démontre clairement que l'homme n'est pas en tout l'esclave d'une nécessité naturelle (quelle nature, en effet, pourrait-on lui assigner dans une telle variété de caractère?). Il faut donc convenir qu'il est conduit en partie par la nature, en partie par sa volonté. Si donc il est digne de louange, de blâme, de châtiment, c'est seulement dans les choses qui dépendent de sa volonté : car dans celles qui dépendent de la nature il ne peut mériter aucun reproche : et ce jugement n'est point dicté par l'indulgence, mais par la raison. » Ensuite l'auteur continue ainsi : « Chaque pays a ses lois propres et différentes de celles des autres : les unes sont écrites, les autres ne le sont point. Je vais rapporter celles que je connais, et dont ma mémoire conserve le souvenir : je commencerai par les siècles les plus reculés. Chez les Sères une loi proscrit le meurtre, l'adultère, le vol et l'adoration des images. Ainsi dans cette vaste contrée, vous ne verrez ni temple, ni courtisane, ni femme adultère. ni voleur traduit en jugement, ni homicide, ni homme tué. L'étoile de Mars qui lance des flammes dans les régions célestes, n'a encore forcé le libre arbitre de personne à trancher la vie d'un homme avec le fer. Chez eux la conjonction de Vénus avec Mars n'a encore contraint personne à entretenir un commerce adultère avec la femme d'un autre, bien que tous les jours Mars suive son cours dans les cieux, et qu'à chaque heure des Sères viennent au monde. Chez les Indiens et les Bactriens il y a plusieurs milliers d'hommes qu'on appelle Brachmanes qui, d'après la tradition de leurs ancêtres et de leurs lois, ne commettent point de meurtre, n'adorent point d'images, ne mangent rien d'animé, ne s'enivrent jamais, ne boivent ni vin ni bière, ne participent à aucune action maligne, pleins de respects qu'ils sont pour la Divinité. Les autres Indiens sont meurtriers, fornicateurs, ivrognes, adorent les images et se laissent presque généralement en tout emporter par le destin ; il y a dans cette même contrée de l'Inde, une tribu d'hommes qui se saisissent des étrangers qui leur tombent entre les mains, les tuent et les mangent. Ainsi les astres bienfaisants ne les empêchent pas de commettre des meurtres et de contracter des unions illégitimes, et les astres malfaisants ne peuvent forcer les Brachmanes à se livrer au crime. En Perse, la loi permettait aux hommes d'épouser leurs filles et leurs mères. Ce n'était pas seulement dans ce pays ni sous un seul climat que les Perses contractaient ces unions infâmes, mais ceux qui s'expatrièrent et qu'on appelle Maguséens, pratiquent la même odieuse coutume, et transmettent par succession à leurs enfants les mêmes lois et les mêmes habitudes. On trouve encore aujourd'hui un grand nombre de ces Maguséens dans la Morée, dans l'Égypte, dans la Phrygie et dans la Galatie. Et très certainement l'on ne trouvera point qu'à la naissance de chaque individu, Vénus se soit trouvée placée dans les confins et la demeure de Saturne, de manière que Mars fût alors en station avec lui. C'est chez les Gélons une coutume que les femmes labourent la terre, construisent les maisons et se livrent à d'autres travaux du même genre. Elles peuvent avoir commerce avec qui bon leur semble, sans éprouver des reproches de la part de leurs maris, sans qu'on leur donne le nom de femmes adultères, parce que toutes se livrent au même commerce avec les premiers venus et particulièrement avec les étrangers. Les femmes gélones ne se parfument pas et ne portent point d'habits de couleur; elles marchent toutes pieds nus, tandis que les hommes portent des vêtements précieux de différentes couleurs, sont chamarrés d'or et dégouttent de parfums. Ce n'est point par mollesse qu'ils agissent de la sorte, car il sont courageux, guerriers et fameux chasseurs. Toutes les femmes gélones ne sont point nées sous le signe du capricorne ou du verseau, pour éprouver la maligne influence de Vénus, et tous les hommes ne sont point nés lorsque Vénus était en conjonction avec Mars dans le bélier, pour être tout à la fois courageux et délicats, ainsi que l'assurent les sectateurs des Chaldéens. Chez les Bactriens, les femmes se parent de toutes sortes d'ornements, et font usage de toutes espèces de parfums, ayant pour les servir beaucoup plus de suivantes et de valets que les hommes. Quand elles sortent à cheval, elles déploient la plus grande magnificence : les harnais de leurs chevaux sont enrichis d'or et de pierres précieuses : elles poussent l'incontinence au point de s'abandonner indistinctement à leurs serviteurs et aux étrangers, n'éprouvent jamais de reproches de la part de leurs maris, qui sont pour ainsi dire leurs esclaves. Il n'est cependant point croyable qu'à la naissance de chaque Bactrienne, l'impudique Vénus se trouve au milieu du ciel et dans ses propres confins avec Jupiter et Mars. Au contraire, en Arabie et en Osroëne, non seulement les femmes adultères sont mises à mort, mais celles qui ne sont que soupçonnées n'échappent pas elles-mêmes au châtiment. Chez les Parthes et les Arméniens, les homicides sont punis de mort, quelquefois par les juges, quelquefois par les parents de la victime. Celui qui tue sa femme ou son frère sans enfant, ou sa sœur non mariée, ou son fils, ou sa fille, n'est accusé par personne ni condamné par aucune loi, tandis que chez les Grecs et chez les Romains, ceux qui tuent leurs parents et leurs proches sont exposés aux châtiments les plus rigoureux. Chez les Atres, celui qui a volé la valeur d'une obole est lapidé. Chez les Bactriens, celui qui n'a volé que des choses de peu de valeur est conspué; chez les Romains il est battu de verges. Telles sont les lois : depuis l'Euphrate jusqu'à l'Océan, dans la direction orientale, un homme accusé de meurtre ou de vol n'est pas assujetti à une punition bien sévère; mais celui qui est accusé de pédérastie se fait justice à lui-même et va jusqu'à se donner la mort ; tandis que chez les Grecs on ne fait pas le moindre reproche aux sages mêmes qui ont des amants. Dans ces mêmes contrées orientales, ceux qui ont violé, s'ils sont connus, sont mis à mort, soit par leurs frères, soit par leurs pères, soit par leurs autres parents, et ne sont pas jugés dignes des honneurs de la sépulture. Chez les Gaulois, les jeunes hommes épousent les jeunes hommes en toute liberté, ils ne regardent pas cela comme un crime, parce que c'est chez eux une coutume : supposera-t-on qu'à la naissance de chaque Gaulois qui se souille d'une pareille infamie, Vesper fût couché avec Mercure dans le séjour de Saturne et dans les limites de Mars ? Dans la Bretagne, plusieurs hommes n'ont qu'une seule femme ; dans le pays des Parthes, plusieurs femmes n'ont qu'un seul homme et se soumettent à ses désirs sans blesser la continence parce que la loi lui impose ce devoir. Les amazones n'ont pas d'hommes; mais comme les bêtes brutes, chaque année vers l'équinoxe du printemps elles franchissent leurs limites, ont commerce avec les hommes des contrées voisines qui regardent comme une fête l'époque de cette cohabitation. Aussitôt qu'elles ont conçu, elles retournent dans leurs pays et accouchent toutes nécessairement dans le même temps selon les lois de la nature ; elles se débarrassent des enfants mâles et nourrissent les femelles; elles sont belliqueuses et adonnées aux exercices gymnastiques. On prétend que Mercure en conjonction avec Vénus, si c'est dans le séjour de Mars, produit les statuaires, les peintres et les banquiers, et si c'est dans le séjour de Vénus, les parfumeurs, les musiciens et les comédiens. Or, chez les Saines, les Sarrazins, dans la Libye supérieure, chez les Maures, chez les Nomades qui habitent à l'embouchure de l'Océan, dans la Germanie extérieure, dans la Scythie et chez toutes les nations qui occupent les contrées septentrionales du Pont et dans toute l'Alanie, l'Abanie, l'Otène, la Saunie et la Chersonèse d'Or, vous ne trouverez ni banquier, ni statuaire, ni peintre, ni architecte, ni géomètre, ni musicien, ni comédien; dans cette vaste portion de l'univers, la puissance de Mercure et de Vénus se trouve donc privée d'action. Tous les Mèdes jettent aux chiens qu'ils nourrissent soigneusement les corps des moribonds encore en vie ; et cependant ils ne sont pas nés tous sous terre pendant le jour au moment de la jonction de la lune et de Mars dans le signe du cancer. Les Indiens brûlent leurs morts avec lesquels ils brûlent aussi leurs femmes qui s'offrent volontairement : Et cependant toutes les femmes indiennes ainsi brûlées vives ne sont pas nées sous terre pendant la nuit, lorsque le soleil était en conjonction avec Mars dans le signe du lion, et dans les confins de Mars même. La plupart des Germains terminent leurs jours au moyen de la strangulation : Et cependant tous ces Germains ne sont pas nés au moment où la lune était interceptée par Saturne et Mars. En effet, les hommes naissent chez toutes les nations, chaque jour et de toute manière, et cependant chez la plupart des individus, les lois et les coutumes dominent en raison du libre arbitre de l'homme : ainsi ce n'est point la nativité qui pousse malgré eux les pères à commettre des homicides, les Brachmanes à manger de la viande, les Perses à s'abstenir d'unions incestueuses, les Indiens à fuir le bûcher, les Mèdes à éviter les dents des chiens, les Parthes à s'abstenir de la polygamie, les femmes de la Mésopotamie, à se livrer à l'intempérance, les Grecs à fuir les exercices gymnastiques, les Romains à ne point vouloir dominer, les Gaulois à ne point contracter de mariages, ni les autres nations barbares à ne point entretenir commerce avec ce que les Grecs appellent les muses. Mais comme je l'ait dit auparavant, chaque nation, chaque individu fait usage de sa liberté comme il le veut et quand il le veut; quoique chacun soit l'esclave de sa nativité et de la nature par le corps dont elles l'ont revêtu et auquel il obéit quelquefois volontairement et quelquefois involontairement. Car partout et chez chaque nation, il y a des riches et des pauvres, des princes et des sujets, des hommes valides et des infirmes, selon le sort que la nativité a départi à chacun. Voilà, vous dis-je, Bardisanes, les raisons qui m'ont fortement persuadé; ne me dites point avec certains astronomes que la terre est divisée en sept régions, et qu'à chacune d'elles préside l'une des sept planètes, que ce ne sont pas les hommes qui se sont imposé différentes lois, mais que c'est l'influence de chacune de ces planètes qui domine dans chaque région, influence à laquelle ceux qui y sont assujettis ont donné le nom de loi. Philippe, cette réponse ne me paraît point conforme à la vérité. Car en supposant que le globe terrestre soit divisé en sept régions, nous trouvons que dans chacune, les lois présentent de nombreuses différences. En effet, il n'y a pas sept lois comme il y a sept planètes, ni douze lois comme il y a douze signes du zodiaque, ni trente-six lois selon le nombre des doyens; mais on en compte par milliers. Vous devez vous souvenir de ce que j'ai déjà dit, que dans une seule région, dans la seule contrée de l'Inde, il y a des Indiens anthropophages, et d'autres qui s'abstiennent de la chair des animaux. Ce n'est pas seulement en Perse que les Maguséens épousent leurs filles, mais en quelque autre pays qu'ils habitent, ils se montrent fidèles observateurs des lois, des mystères et des rites qui leur ont été transmis par leurs ancêtres. Nous avons aussi donné le recensement de plusieurs autres nations barbares qui existent au midi, au couchant, à l'orient et au septentrion, c'est-à-dire sous différents climats et qui sont tout à fait étrangères à la science d'Hermès. Combien, dites-moi, n'y a-t-il pas eu d'hommes sages qui ont changé des lois mauvaises ? Combien de lois ne sont-elles pas tombées par des circonstances extraordinaires ? Combien de rois n'ont-ils pas aboli les lois des nations vaincues et n'ont-ils pas substitué d'autres lois? Cependant aucune planète ne s'est écartée de sa région. Il n'y a que quelques années que les Romains ayant subjugué l'Arabie, abrogèrent les lois des Barbares ; car la puissance suit la puissance. Mais je vais vous citer un trait capable de convaincre les plus incrédules. Tous les Juifs qui ont reçu la loi de Moïse, font à leurs enfants mâles le huitième jour de leur naissance, la sanglante opération de la circoncision, et en cela ils n'attendent pas la présence d'un astre, ne déclinent point la vertu d'un climat et ne se gouvernent point d'après la loi d'un autre pays. Ainsi qu'ils se trouvent en Syrie, ou dans la Gaule, ou en Italie, ou en Grèce, ou dans le pays des Parthes, ou enfin partout ailleurs, ils observent la même coutume. Ceci n'est point l'effet de la nativité, car tous les Juifs ne peuvent naître sous la même constellation ; partout où ils se trouvent le septième jour ils cessent tout ouvrage, ils ne se mettent pas en voyage et ne font pas même usage du feu. Ainsi, ce n'est point la nativité qui contraint les Juifs à ne point bâtir de maisons, à n'en point démolir, à ne pas travailler, à ne pas vendre, à ne pas acheter les jours du sabbat, et cependant ces mêmes jours, les Juifs engendrent et naissent, sont malades et meurent ; car tout cela ne dépend pas du libre arbitre. En Syrie et dans l'Osroëne, la plupart des habitants se mutilaient en l'honneur de Cybèle, lorsque tout à coup le roi Abgar, ordonna que l'on couperait aussi les mains à ceux qui se seraient coupé les parties génitales alors dans l'Osroëne, personne ne se mutile plus. Que dirons-nous de l'institution des chrétiens dont nous sommes les sectateurs ? Malgré notre grand nombre, quoique nous habitions divers climats, chez toutes les nations et dans tout pays, on nous appelle tous du même nom. En effet dans le pays des Parthes, les chrétiens qui sont Parthes, eux-mêmes, ne connaissent point l'usage de la polygamie; dans la Médie ils ne jettent pas les cadavres aux chiens; et en Perse quoiqu'ils soient Perses eux-mêmes, ils n'épousent pas leurs filles. Dans la Bactriane et la Gaule, ils ne flétrissent point la pureté du mariage: et en Égypte, il n'adorent ni Apis, ni le chien, ni le bouc, ni le chat: enfin en aucun pays, ils ne se laissent subjuguer par l'ascendant de mauvaises lois, de mauvaises coutumes; et les astres qui président à leurs destins, ne les forcent point à commettre les mauvaises actions interdites par leur instituteur; quoique d'un autre côté ils soient sujets aux maladies, à la pauvreté, à la douleur et à ce que l'on considère comme des outrages. De même que l'homme qui passe pour libre chez nous, n'est pas forcé de servir, ou s'il est forcé un instant, résiste à ceux qui lui font violence; de même aussi l'homme qui nous paraît esclave ne peut facilement se soustraire à l'esclavage; car si nous pouvions tout, nous serions tout, de même que si nous ne pouvions rien, nous serions comme je l'ai déjà dit les instruments des autres et nous cesserions de nous appartenir. Mais, lorsque Dieu le veut, tout est possible: aucun obstacle n'est insurmontable, car rien ne peut résister à sa volonté. Les choses qui paraissent résister, ne lui résistent effectivement qu'en tant que Dieu dans sa bienfaisance a accordé à la nature de chacun de nous une prérogative particulière et le libre arbitre de la volonté. » Voilà ce que dit notre auteur syrien; j'en citerai encore un, et je terminerai cette discussion. Car, puisque j'ai puisé assez d'exemples dans les ouvrages profanes et qu'il ne me reste plus que l'autorité des saintes Écritures, dont les exemples conviendront particulièrement à la préparation de la démonstration évangélique; il me paraît juste d'apporter à cet examen une attention sérieuse afin que la solution du problème dont je m'occupe ne laisse rien à désirer. Je vais donc vous les exposer clairement, mais comme vous ne pourriez pas comprendre le texte pur de nos livres sacrés, parce qu'ils présentent une grande quantité de passages obscurs, je vous mettrai sous les yeux l'explication qu'en a donnée leur interprète. Cet interprète (loin de vous toute basse jalousie contre des talents supérieurs), vous le connaissez parfaitement, il figure encore aujourd'hui au milieu des assemblées chrétiennes au moyen des ouvrages qu'il a laissés après lui; il n'est pas même inconnu chez les étrangers, à raison de son zèle à étudier leurs sciences. Voyez donc comment l'admirable Origène a discuté le sujet qui nous occupe, dans ses commentaires sur la Genèse et comment il a traité la matière du destin. [6,11a] CHAPITRE XI. Réfutation de la doctrine du destin, d'après des commentaires et des témoignages des saintes Écritures. Extrait d'un ouvrage d'Origène. « Il est indispensablement nécessaire d'expliquer ce que l'on doit entendre par les luminaires qui ont été établis comme signes, luminaires qui ne sont autres que le soleil, la lune et les autres astres. Ce ne sont pas seulement les nations étrangères à la foi de Jésus-Christ qui se brisèrent contre l'écueil du destin, en attribuant à la conjonction des astres que l'on appelle planètes avec ceux qui résident dans le Zodiaque, tous les événements qui arrivent sur la terre à chaque homme, et peut-être aussi à chaque animal : combien d'hommes qui passent pour chrétiens sont tourmentés par la crainte que les affaires humaines ne soient asservies aux lois de la nécessité, et qu'il ne soit impossible que rien n’arrive autrement que comme les astres l'ont prescrit, d'après leur différentes configurations? La conséquence de ces doctrines, c'est l'anéantissement total de notre libre arbitre: ainsi plus de louange ni de blâme; plus d'actions méritoires et répréhensibles, et ensuite, c'en est fait de ce que l'on a tant prôné au sujet du jugement de Dieu, des menaces des châtiments dont on épouvante des pécheurs, des récompenses et du bonheur promis à ceux qui mènent une meilleure vie. Car rien de tout cela ne pourra s'accorder avec la raison, et si l'on veut examiner les résultats d'un pareil dogme, notre foi sera vaine: l'avènement de Jésus-Christ sera sans effet: il en sera de même de l'économie entière basée sur la loi et les prophètes, et des travaux des apôtres pour établir les églises de Jésus-Christ notre Dieu. A moins toutefois que, d'après le système de ces audacieux fatalistes, on ne rejette la nécessité du mouvement des astres, la naissance de Jésus-Christ, tout ce qu'il a fait et souffert, comme si ses vertus extraordinaires avaient été un don des astres, et non de Dieu, Père de l'univers. Il résulte de ces doctrines impies, qui anéantissent la divinité, que ceux qui passent pour croire en Dieu, croient réellement à la toute-puissance des astres. Je leur demanderais volontiers quel but se proposait le Créateur du monde, en faisant que parmi les hommes qui l'habitent, les uns se livrassent à des jouissances contre nature sans qu'on pût leur reprocher ces actions honteuses, et les autres vivant à la manière des animaux sauvages, fussent entraînés par le mouvement aveugle que lui-même imprimait à l'univers, à tous les genres de cruauté et de barbarie, comme le meurtre et le brigandage. Mais qu'est-il besoin que nous insistions sur les événements qui arrivent parmi les hommes, et sur les iniquités innombrables qu'ils commettent ? Il est évident qu'en les excusant de toute faute, les admirables partisans du fatalisme rejettent sur Dieu tous les maux et tous les crimes. Si quelques-uns de ces docteurs prétendent justifier Dieu en supposant que Dieu est un principe bon, étranger à tous les maux et à tous les crimes qui ne doivent être attribués qu'au principe créateur de l'univers, nous leur répondrons qu'ils le justifient mal, car étant le père du principe qui a créé le mal, comment peut-il lui-même être juste? Ensuite nous leur demanderons ce qu'ils pensent d'eux-mêmes. Se croient-ils sous l'influence du mouvement des astres, ou bien croient-ils que dans aucun temps de leur vie, ce mouvement n'exerce d'influence sur eux? Dans le premier cas, ce seront les astres qui leur auront donné cette croyance, et par suite ce sera le créateur qui, au moyen du mouvement des astres, leur aura fait connaître le Dieu supérieur, ce qu'ils ne veulent pas. Dans le second cas, ils devront pour appuyer leur assertion et arracher notre assentiment, nous dire quelle différence il y aurait alors entre les âmes soumises à la nécessité du destin et les âmes libres de cette nécessité, ce qu'ils ne pourront jamais faire. Ajoutons à cela qu'il serait alors superflu de recourir aux prières. En effet, si certaines choses se font de toute nécessité, que les astres les produisent, et que sans la mutuelle conjonction de ces astres, rien ne puisse se faire, c'est à tort que nous faisons l'honneur à Dieu de nous avoir accordé telles ou telles faveurs. Mais à quoi bon prolonger ce discours, pour établir l'impitoyable système du destin témérairement rebattu par le vulgaire? ce que nous venons de dire suffit pour en montrer l'absurdité. Rappelons-nous comment nous sommes tombés sur ce sujet : c'était à propos de ces paroles de la Genèse : « Que les luminaires servent de signes. » Le témoin auriculaire ou oculaire d'un événement mérite toute confiance. En effet, ou bien il a vu lui-même ce qu'ont fait ou souffert les hommes qui ont eu part à cet événement, ou bien il l'a appris d'hommes à la vérité étrangers à l'événement, mais qui en ont été les spectateurs. Je ne parle point du récit qu'auraient pu lui en faire les premiers, personne ne contestera que ceux qui ont joué dans un drame un rôle actif ou passif, ne puissent en donner une connaissance certaine à d'autres qui n'étaient point présents. Donc, si quelqu'un, étranger à un événement, vous annonce que cet événement est arrivé ou arrivera, n'allez pas vous imaginer que par là même qu'il vous l'a annoncé, il en est la cause véritable ; vous tomberiez dans une étrange erreur. Ce serait le cas d'un homme qui étant tombé sur un livre prophétique prédisant la trahison de Judas, aurait connu par chance toute la série de ce grand événement, et qui le voyant réalisé, en rejetait la cause sur le livre, parce que ce serait d'après ce livre qu'il aurait appris le sort qui attendait Judas, ou s'il n'en rejetait pas la faute sur le livre, s'en prendrait à celui qui l'aurait écrit le premier, ou à celui qui l'aurait inspiré, c'est-à-dire à Dieu. Que l'on examine avec attention les paroles prophétiques qui concernent Judas, on restera convaincu que Dieu n'a point été l'auteur de sa trahison, mais seulement qu'il a prévu les événements qui devaient résulter de la malice de Judas, sans y intervenir en aucune manière. C'est pourquoi si l'on veut approfondir la matière de la prescience de Dieu, et le discours où il en a gravé l'empreinte, on se convaincra que ce n'est point celui qui a prévu qui est l'auteur des événements prévus, non plus que les choses auxquelles il a imprimé les types de sa prévision. Que Dieu ait connu longtemps d'avance chacune des choses qui devaient arriver, indépendamment des notions que nous donne l'Écriture sainte au sujet de la divinité, cela est évident, pour quiconque conçoit l'excellence et la force de l'esprit divin. S'il faut établir cette prénotion d'après des autorités tirées de l'Écriture, les prophéties nous en offriront plusieurs exemples. Voici ce que dit Suzanne, au sujet de cette prescience divine qui connaît toutes choses avant qu'elles n'arrivent : « Dieu éternel, qui connais les choses cachées, et qui les prévois toutes avant qu'elles arrivent, tu sais qu'ils ont porté un faux témoignage contre moi (Dan., XIII, 14.). » Dans le troisième livre des Rois, le nom et les actions d'un roi sont annoncés plusieurs années avant que les événements arrivent. Voici les termes de cette prophétie : « Et Jéroboam établit une fête solennelle dans le huitième mois, le quinzième jour de ce mois, pour répondre au jour solennel qui avait lieu dans les contrées de Juda, et il monta sur l'autel qu'il avait érigé à Béthel pour sacrifier en l'honneur du veau d'or qu'il avait fabriqué (Rois, III, 12, 32 ). » Et plus loin on lit : « En même, temps, un homme de Dieu arrive de Juda à Béthel, sur l'ordre du Seigneur, lorsque Jéroboam était assis sur l'autel et offrait de l'encens, et il cria contre l'autel, de la part du Seigneur : Autel, autel, voici ce qu'annonce le Seigneur : Il naîtra dans la maison de David un fils qui s'appellera Josias, et il immolera sur toi les prêtres des hauts lieux qui t'encensent maintenant, et il brûlera sur toi les ossements des hommes. Et pour donner une preuve de sa mission, il ajouta : Voici ce qui montrera que le Seigneur a parlé par ma bouche : l'autel va se briser, et la graisse qui est sur lui va se répandre ( Ibid,, XIII, 1). » Un peu plus bas il est dit que l'autel se brisa, et que la graisse qui était sur l'autel se répandit, selon le signe que l'homme avait donné dans la parole du Seigneur. Isaïe qui vivait longtemps avant la captivité de Babylone, parlant de Cyrus, roi de Perse, qui vivait longtemps après, puisqu'il contribua à la reconstruction du temple qui fut rebâti du temps d'Esdras, Isaïe appelle Cyrus par son nom. « Voici ce que dit le Seigneur Dieu à Cyrus, mon Christ, dont j'ai pris la main pour soumettre les nations devant sa face, briser la puissance des rois et ouvrir les portes des villes dont aucune ne pourra lui être fermée. Je marcherai devant toi et j'aplanirai les montagnes, je ferai voler en éclats les portes d'airain et tomber en poudre les gonds de fer. Je te donnerai des trésors cachés, je te découvrirai ceux qui sont ensevelis dans les ténèbres et qui échappent à la vue, afin que tu saches que je suis le Seigneur Dieu, le Dieu d'Israël qui t'appelle par ton nom. En considération de Jacob, mon serviteur, et d'Israël, mon élu, je t'appellerai par ton nom et je te bénirai (Isaïe, XLV, 1 ). » Il est évident, d'après ce passage, que c'est en faveur du peuple qu'il avait comblé de bienfaits que le Seigneur Dieu accorda à Cyrus l'empire sur plusieurs nations, bien qu'il ne connût point la religion des Hébreux. C'est ce que vous pouvez encore apprendre des auteurs grecs qui ont écrit les exploits de Cyrus, ainsi que le prophète les avait annoncés. On trouve encore dans Daniel, qu'à l'époque où l'empire de Babylonie florissait, les empires qui devaient être établis après sa destruction furent montrés à Nabuchodonosor. Car l'image d'or signifiait l'empire des Babyloniens, l'image d'argent, celui des Perses, l'image d'airain, celui des Macédoniens, et l'image de fer, celui des Romains. Le même prophète donne les particularités les plus remarquables sur Darius, sur Alexandre, sur les quatre successeurs d'Alexandre, roi de Macédoine, sur Ptolémée, roi d'Égypte, surnommé Lagus : « alors un bouc vint de l'Occident sur la face de toute la terre, et ce bouc avait une corne entre les yeux, et il arriva jusqu'à ce bélier aux longues cornes que j'avais vu debout devant Ubal, et il s'élança vers lui avec toute l'impétuosité que lui donnait sa force. Lorsqu'il l'eut atteint, il l'attaqua avec furie, le perça de coups, brisa ses deux cornes, sans que le bélier pût lui résister, il le jeta par terre et le foula aux pieds, et personne ne pouvait délivrer le bélier de sa fureur. Le bouc devint excessivement grand, et lorsqu'il croissait, sa grande corne se brisa, et au-dessous de cette corne il en poussa quatre autres vers les quatre vents du ciel. De l'une de ces cornes il en sortit une très forte qui s'agrandit prodigieusement vers le midi et le couchant (Daniel, VIII,5). » Qu'est-il besoin de rapporter les prophéties qui concernent Jésus-Christ : la manière dont il naîtrait à Bethléem, dont il serait élevé à Nazareth, sa fuite en Égypte, les miracles qu'il a faits, et la trahison de Judas qu'il avait agrégé au nombre des apôtres? Toutes ces circonstances sont des signes bien évidents de la prénotion de Dieu : on peut encore citer l'autorité du Sauveur lui-même, quand il dit : « Quand vous verrez Jérusalem entourée d'armées, sachez que sa désolation est proche (S. Luc, 21-20). » Car il prédisait la catastrophe qui devait arriver plus tard, celle de la destruction de Jérusalem. [6,11b] Après avoir démontré que la prénotion existait en Dieu, il ne nous paraît point hors de saison de discourir sur la manière dont les astres deviennent des signes. Il faut savoir que le mouvement a été assigné aux astres de manière que ceux qu'on appelle planètes suivent un cours opposé à celui des étoiles fixes, afin que la configuration des astres offrant des signes de tout ce qui devait arriver tant en particulier qu'en général, ces événements soient connus, je ne dirai pas des hommes (car il est au-dessus de la portée de l'homme de pouvoir saisir, d'après le mouvement des astres, la vérité de ce que chacun sera dans le cas de faire ou de souffrir) ; mais des puissances supérieures que doivent nécessairement avoir ces connaissances, comme nous le ferons voir par la suite, autant qu'il sera en nous. Cependant, les hommes ayant acquis dans ce genre quelques notions imparfaites, ou par leurs propres observations ou par les anges prévaricateurs, qui débitèrent leurs doctrines pour la reine du genre humain, s'imaginèrent que ceux de qui ils pensaient recevoir ces signes, étaient les auteurs des événements qu'ils ont, d'après l'Écriture, la vertu de signifier. Nous allons traiter cette matière en raccourci, mais avec tout le soin qui dépendra de nous. Voici les questions que nous nous proposons d'examiner. Comment, Dieu connaissant de toute éternité les choses qui sont censées devoir être faites par chacun de nous, pouvons-nous conserver notre libre arbitre? Comment les astres sont-ils simplement les signes et non les causes des événements qui arrivent au genre humain ? Pourquoi les hommes ne peuvent-ils acquérir une connaissance exacte de ces signes, et pourquoi cette connaissance est-elle réservée à des puissances supérieures aux hommes? Enfin, pourquoi Dieu a-t-il voulu que les signes parvinssent à la connaissance de ces puissances supérieures. Abordons la première question. « La plupart des Grecs s'imaginant par un excès de circonspection que tout serait asservi aux lois de la nécessité, et que notre libre arbitre serait détruit si Dieu avait la prénotion des événements futurs, aimèrent mieux embrasser une doctrine impie que de s'attacher à une doctrine qui, de leur aveu est glorieuse pour Dieu, mais qu'ils croient destructive de notre libre arbitre, et par conséquent de la louange et du blâme, du vice et de la vertu. Si Dieu, disent-ils, a connu de toute éternité qu'un homme se rendrait coupable et commettrait telle ou telle injustice ; si d'un autre côté la prénotion divine ne peut errer, nécessairement, cet homme se rendra coupable et commettra l'injustice prévue, car il est entraîné, forcé à pécher, n'ayant pas le pouvoir de faire autre chose que ce que Dieu a prévu. Or s'il ne peut faire autre chose, si on ne peut le blâmer de n'avoir pas fait ce qu'il n'a pu faire, avons-nous le droit d'accuser ceux qui commettent des injustices? Ainsi des autres crimes. Ils appliquent le même raisonnement à ces actions que l'on considère comme vertus, et concluent que si Dieu a la prénotion des événements futurs, c'en est fait de notre libre arbitre; à quoi il faut répondre que comme rien ne se fait sans cause, Dieu, dans le principe de la création du monde, a parcouru dans son esprit chacun des événements futurs; il a donc vu que si telle chose arrivait, il en résulterait telle autre, et que si cette autre chose arrivait, elle serait suivie d'une troisième qui en amènerait une quatrième, et procédant ainsi jusqu'à la fin des choses, il connaît celles qui arriveront, sans toutefois être par cette connaissance la cause véritable d'aucune d'elles. Qu'un homme inconsidéré, pétulant, s'engage aveuglément sous vos yeux dans un chemin glissant, vous prononcez qu'il tombera, et pourtant vous n'êtes en aucune manière cause de sa chute. De même Dieu qui a prévu ce que chaque individu serait, voit également les causes pour lesquelles il sera ainsi, et les actions qu'il fera, soit en mal, soit en bien. Tranchons le mot, non seulement la prénotion n'est point cause des événements (car ce n'est pas Dieu qui excite au crime, au moment où il le commet, l'homme qui, dans sa prévision, devait le commettre), mais encore, ce qui semblera peut-être un paradoxe et qui n'en est pas moins selon nous une vérité, l'événement futur est la cause de la prénotion qui le concerne; une chose n'arrive point parce qu'on sait qu'elle arrivera, mais on sait qu'elle arrivera parce qu'elle doit arriver; il faut donc bien retenir la distinction suivante; si l'on entend que la chose arrivera nécessairement parce qu'elle a été prévue, nous ne l'accordons pas. Car nous ne conviendrons jamais que c'est parce que la trahison de Judas a été prévue qu'il a fallu de toute nécessité qu'il fût un traître. En effet, les mêmes prophéties qui annoncent le crime de Judas contiennent des reproches et des griefs contre lui, sa culpabilité y est mise sous les yeux de tout le monde. Or il n'eût point été répréhensible s'il eût dû nécessairement se rendre coupable de trahison, et s'il n'eût point eu le pouvoir d'être semblable aux autres apôtres Voyez donc si c'est là ce que l'on doit entendre par les paroles suivantes : "Qu'il ne se trouve personne qui ait compassion de ses orphelins, puisqu'il ne s'est point souvenu d'être compatissant lui-même. Il a poursuivi jusqu'à la mort un homme pauvre et mendiant, et dont le cœur était touché de componction : il a voulu la malédiction et elle lui arrivera ; il n'a pas voulu la bénédiction et elle sera éloignée de lui" (PS. CVIII, 12). Si par ces mots : « Ceci arrivera véritablement, » on entend seulement que certaines choses arriveront infailliblement, mais qu'elles pourraient arriver d'une autre manière, nous conviendrons qu'en cela il n'y a rien que de vrai. Car, comme Dieu ne peut pas tromper, de même à l'égard des choses susceptibles d'arriver et de ne pas arriver, il sait sans pouvoir se tromper qu'elles arriveront ou qu'elles n'arriveront pas. Mais pour jeter plus de jour sur cette discussion, employons les exemples : s'il est possible que l'apôtre Judas soit semblable à Pierre, il est donc possible aussi que Dieu sache au sujet de Judas qu'il restera un apôtre semblable à Pierre. S'il est possible que Judas soit traître, il est possible aussi que Dieu sache qu'il sera un traître. S'il devient traître effectivement, Dieu qui a prévu qu'il pouvait l'être ou ne l'être pas, a prévu qu'il le sera, parce qu'il connaît toute vérité. Mais la connaissance qu'il a au sujet de Judas n'empêche point que Judas ne puisse être autre chose qu'un traître. On peut supposer que la prescience divine fait ce raisonnement : Il est possible que cet homme fasse telle chose, mais il est possible aussi qu'il fasse le contraire : les deux choses étant possibles, je sais qu'il fera celle-ci. Car si Dieu peut dire : Il n'est pas possible que tel homme vole dans les airs, il ne peut pas dire d'une manière aussi absolue et avec le ton d'un oracle : Il n'est pas possible que cet homme soit tempérant. En effet, la faculté de voler ne se trouve aucunement dans l'homme, tandis qu'il possède la faculté de se livrer à la tempérance ou à l'intempérance. Ainsi le choix du bien et du mal est en notre pouvoir. Celui qui ne fait pas attention aux exhortations et aux préceptes de la doctrine prend le mauvais parti; celui qui s'occupe de la recherche de la vérité et veut en faire la règle de sa conduite suit la bonne route. Ce qui empêche le premier de rechercher la vérité, c'est que la volupté l'entraîne; ce qui fait que le second la recherche, c'est qu'il écoute sa raison et les conseils qu'on lui adresse. En outre, le premier n'est point entraîné vers la volupté par défaut de pouvoir lui opposer de la résistance, mais bien parce qu'il ne veut pas lui résister; l'autre au contraire la méprise, parce qu'il voit les turpitudes qui le plus souvent l'accompagnent. Les Écritures s'accordent avec la raison pour démontrer que la prénotion de Dieu n'impose aucune nécessité aux choses qu'il a prévues. Dans plusieurs passages des saintes Écritures, Dieu ordonne aux prophètes de prêcher la pénitence, absolument comme s'il ignorait si ceux qui les écouteront se convertiront, ou s'ils persisteront dans leurs péchés. C'est ainsi qu'il est dit dans Jérémie : « Peut-être écouteront-ils et se repentiront-ils. » Ce n'est pas que Dieu ignore s'ils écouteront ou s'ils n'écouteront pas, mais en disant: peut-être écouteront-ils et se convertiront-ils, il avertit qu'ils ont le pouvoir de prendre l'un ou l'autre parti ; dans la crainte que les pécheurs, se croyant nécessités au mal par la prénotion divine, ne tombent dans le découragement et ne s'enfoncent davantage dans leurs habitudes, et que les justes, au lieu de combattre avec zèle leurs passions et d'acquérir tous les jours de nouvelles vertus, ne combattent avec moins d'ardeur, dans la persuasion que la prénotion divine rend nécessaire leur bonheur futur. Ainsi la prénotion du bien à venir serait un obstacle à ce qu'il arrivât. Dieu donc qui gouverne le monde pour le bien général, a voulu avec raison que nous eussions les yeux fermés sur les événements futurs. Car la connaissance que nous en aurions eue aurait ralenti la vigueur de notre lutte contre le mal, de manière que ce mal nous paraissant fixe et certain, nous eussions mis de la mollesse dans nos efforts pour résister au péché, et serions plus tôt tombés sous sa puissance. Il y a même contradiction entre devenir bon et avoir la prénotion qu'on le sera certainement : car outre les penchants qui existent entre nous, nous avons besoin de puissants et constants efforts pour devenir bons et vertueux: mais la prénotion que nous aurions de devenir bons et vertueux serait précisément un obstacle à l'exercice de la vertu: de sorte qu'il est tout à fait avantageux pour nous que nous ignorions si nous serons bons ou mauvais. Mais comme nous avons avancé que Dieu a eu raison de couvrir pour nous l'avenir de ténèbres, voyons si nous ne pourrons point jeter quelque lumière sur cette question de l'Exode: « Qui a fui le sourd et le muet, l'homme qui voit et l'aveugle? N'est-ce pas moi qui suis le Seigneur Dieu (Exod., IV, 1)? » Question qui nous montre le même individu tout à la fois aveugle et clairvoyant; clairvoyant dans les choses présentes, aveugle dans les choses futures. Quant à la différence qu'il y a entre le sourd et le muet, ce n'est pas ici le lieu d'en parler. Toutefois nous convenons qu'il existe une grande quantité de choses indépendantes de notre volonté, qui sont les causes d'une foule d'autres qui en dépendent. Si les premières n'existaient point, les secondes ne pourraient avoir lieu. Celles-ci sont la suite de celles-là, sans pourtant être amenées nécessairement par elles. Car nous n'irons pas jusqu'à prétendre que notre libre arbitre ne subit aucune influence extérieure, qu'il n'est jamais déterminé par un événement antérieur à choisir tel ou tel parti; ce serait oublier que nous faisons partie du monde et que nous vivons dans la société des hommes. « Je crois avoir passablement démontré dans ce précis, que la prénotion de Dieu n'est aucunement cause nécessitante des événements prévus. [6,11c] Poursuivons notre discussion, et essayons de démontrer, que les astres ne sont jamais causes réelles, mais simplement signes de ce qui arrive parmi les hommes. D'abord, il est clair que, lors même où on regarderait telle ou telle configuration comme cause efficiente de certains événements humains (pesons bien cette raison), on n'admettrait pas qu'une configuration qui a, par exemple, lieu aujourd'hui relativement à un individu, ait été cause efficiente d'événements passés à l'égard d'un autre: car le principe générateur doit être plus ancien que sa production. Or, si l'on consulte les partisans de cette science, ils font remonter l'influence de celle configuration jusqu'à des hommes antérieurs à elle. Sont-ils, en effet, parvenus à découvrir par quelque moyen l'heure de la naissance d'un homme, ils prétendent qu'ils peuvent savoir à quelle hauteur perpendiculaire se trouvait alors chaque planète, quel signe du zodiaque ou même quelle partie de ce signe elle occupait; quelles étaient les constellations du zodiaque soit à l'orient, soit à l'occident, soit au midi, soit au septentrion. Puis à l'aide de cette prétendue disposition des astres qu'ils s'imaginent avoir aperçus et qu'ils supposent avoir existé au moment de sa naissance, ils devinent non seulement ce qui lui arrivera, mais encore tout ce qui lui est arrivé dans toute sa vie; bien plus ce qui est arrivé avant sa conception et sa naissance, par exemple, quels était son père? était-il distingué ou obscur, avait-il tous ses membres ou était-il mutilé, ses mœurs étaient-elles bonnes ou mauvaises, vivait-il dans la pénurie ou dans l'abondance, exerçait-il telle ou telle profession? De même pour sa mère et ses frères, s'il en a qui soient nés avant lui. Il nous sera aisé ainsi de prouver que personne ne peut savoir la situation véritable des astres; mais admettons un instant qu'on le puisse, nous demanderons toujours à ces hommes qui soumettent les événements à l'influence des astres, en quoi la configuration d'aujourd'hui peut avoir influé sur les événements antérieurs. S'il est impossible qu'elle ait influé, donc, il est vrai de dire, des choses passées, qu'elles n'ont point été produites par telle ou telle disposition des astres qui leur est postérieure. Répondra-t-on que les astres annonçant la vérité sur les événements futurs, on doit croire qu'ils l'annoncent aussi sur les événements passés? alors on fait des astres, des signes, non des causes efficientes des événements. Répondra-t-on encore qu'à le vérité la situation actuelle des astres n'est point la cause des événements passés, qu'elle en est seulement le signe, d'autres configurations les ayant produits et annoncés, mais que l'avenir d'un homme est certainement annoncé et produit par l'état du ciel au moment de sa naissance? alors qu'on donne la raison pourquoi les astres sont tantôt causes, tantôt signes. Comme il est impossible de la donner, il vaut mieux avouer franchement que les astres ne sont point les causes de ce qui arrive aux hommes, qu'ils n'en sont que les signes, si tant est que cela soit, comme nous l'avons dit plus haut. De manière que ce ne serait plus d'après la configuration des astres que l'on acquerrait la compréhension des événements passés et futurs, mais d'après l'esprit de Dieu manifesté par les prophéties. Car, comme nous l'avons déjà démontré, de même que notre libre arbitre n'est aucunement altéré par la prénotion qu'a Dieu des actions que chacun de nous doit faire, de même aussi, notre libre arbitre n'éprouve aucun obstacle, à raison des signes que Dieu a établis pour indiquer les choses. Mais, semblable à un livre qui contient les événements futurs prophétiquement annoncés, le ciel entier qui est le livre de Dieu, peut contenir ces événements. C'est dans ce sens que l'on peut entendre ce qu'a dit Jacob dans la prière de Joseph: « Il a lu dans les tablettes du ciel les événements qui nous arriveront ainsi qu'à vos fils. » Peut-être aussi ces paroles : « le ciel se ploiera comme un livre (Isaïe, XXXIV, 4) » signifient-elles que les signes des choses futures qui apparaissent au ciel, auront leur entier accomplissement, leur accomplissement parfait, ainsi que les oracles des prophètes sont censés accomplis par l'événement. D'où il suit que les astres ont été créés pour servir uniquement de signes suivant ces paroles : « Qu'ils soient des signes! » Aussi Jérémie, voulant nous faire faire un retour sur nous-mêmes, et nous ôter la peur des événements dont les astres sont considérés comme signes et peut-être aussi comme causes efficientes, a-t-il dit : « Ne craignez rien des signes du ciel (Jérémie X, 2) » [6,11d] Examinons actuellement le second argument, et voyons comment les astres ne pouvant être causes efficientes, sont cependant causes significatives si tant est que cela soit ; il faudra partir d'un grand nombre de naissances pour concevoir les événements qui arriveront à un seul homme (nous parlons de cela par hypothèse, comme si nous accordions que des hommes pussent acquérir la connaissance de pareilles choses) : par exemple, qu'un individu doive subir tel ou tel accident, comme de tomber entre les mains de brigands qui le feront périr, on découvrira cet événement, disent les astrologues, partie par sa naissance, partie par la naissance de ses frères, si par hasard il en a plusieurs : car, dans la naissance de chacun des frères de la victime, se manifestent quelques circonstances de sa mort tragique, et même dans la naissance de son père, de sa mère, de son épouse, de ses enfants, de ses domestiques, de ses amis, et à plus forte raison dans celle de ses propres assassins. Système ingénieux sans doute; mais je demanderai pourquoi le destin d'une personne dépend de la naissance de tant d'autres? pourquoi encore la naissance de ceux-ci influe plutôt que la naissance de ceux-là? car on ne pourrait dire sans blesser la vraisemblance que la configuration des astres, au moment de la naissance d'un individu, ait produit tels effets, et qu'au moment de la naissance des autres, elle ne les ait pas produits, mais qu'elle en ait seulement donné les signes. Il ne serait pas moins puéril de soutenir que la nativité de chacune des personnes pré-mentionnées renfermait la cause efficiente de la mort d'un seul homme, comme si (je ne fais ici qu'une supposition), comme si, dis-je, le meurtre d'une seule personne était compris dans la nativité de cinquante autres. Je ne sais pas comment on pourra soutenir que, lors de la naissance des Juifs, de presque tous, du moins, la configuration des astres est telle qu'au bout de huit jours ils doivent recevoir la circoncision, être mutilés, tourmentés, éprouver une douleur ardente et une sanglante blessure, et à leur entrée dans la vie, avoir besoin de médecins, tandis que les Israélites de l'Arabie naissent sous une configuration qui ne les oblige à la circoncision que lorsqu'ils ont atteint leur treizième année ; car voilà ce que rapporte l'histoire à leur sujet : Il y a des Éthiopiens qui se coupent les bassins des genoux, comme les Amazones se coupent l'une de leurs mamelles, comment arrive-t-il que ce ne soit que chez ces nations seulement que les astres produisent ces effets? Pour moi, je pense que ce système ne nous conduit à aucune connaissance certaine sur laquelle nous puissions nous appuyer. Au reste, puisque l'on permet tant de moyens de tirer des pronostics, je ne vois pas pourquoi on ne trouverait que des signes dans les augures et les auspices, tandis que l'on trouve des causes dans l'astrologie et la généalogie. Car si l'on peut connaître l'avenir (et nous accorderons ici que cette connaissance est possible), et si la connaissance de l'événement futur a le même principe que l'événement même, pourquoi attribuer aux astres plutôt qu'aux oiseaux les événements qui doivent arriver? et pourquoi les attribuer plutôt aux oiseaux qu'aux entrailles des victimes ou aux météores ? Ces observations suffiront pour détruire la force efficiente que l'on attribuait aux astres sur toutes les affaires humaines. [6,11e] Passons maintenant à cette concession que nous avons faite (car elle n'était aucunement préjudiciable à notre discussion), qu'il n'est pas au-dessus des forces humaines de comprendre le sens caché dans les diverses configurations des astres, les signes et les événements qu'ils désignent; et examinons, s'il y a quelque chose de vrai dans ce système. Les maîtres de l'art prétendent que ceux qui aspirent à une connaissance parfaite de la science horoscopique, doivent savoir, non seulement dans quelle douzième partie, mais encore dans quelle particule de cette douzième partie, et même dans quelle soixantième fraction de particule se trouve l'astre indicateur : ceux qui se piquent d'une exactitude encore plus grande, veulent qu'on aille jusqu'à savoir dans quelle soixantième fraction de soixantième fraction. Ils ajoutent qu'il faut faire la même chose à l'égard de chacune des planètes et rechercher leur rapport avec les étoiles fixes. Ils observent aussi qu'à l'égard de l'horizon oriental, il ne faut pas considérer seulement quelle est la douzième partie de cet horizon qui se lève, mais encore quelle est la particule de cette douzième partie, et de cette particule quelle est la soixantième fraction, si c'est la soixante et unième ou la soixante-deuxième; mais qui pourra se reconnaître dans ce labyrinthe de soixantième fraction ? Admettons largement que l'heure répond à la moitié d'une douzième partie, quel est celui qui pourra découvrir la division de l'heure qui correspond exactement à telle ou telle soixantième particule de cette douzième partie? Par exemple, qui pourra connaître avec une précision mathématique, qu'un individu est né à quatre heures, ou quatre heures et demie, ou quatre heures et quart, ou quatre heures et demi-quart, ou quatre heures et seize ou trente-deux minutes ? Car on prétend qu'il résulte une grande variété dans les signes, à raison de l'ignorance, non pas seulement d'une heure entière, mais encore d'un trentième d'heure : par exemple, entre la naissance de deux jumeaux, il n'existe souvent qu'un seul instant, et toutefois se rencontre-il de grandes variétés dans les accidents et les faits dont ces jumeaux sont passibles, variétés qui proviennent partie de la situation différente des astres au moment de leur naissance respective, partie de ce que ceux qui croyaient bien avoir observé l'heure, n'avaient pas fixé leur attention sur une certaine particule de la douzième partie du signe qui s'élevait sur l'horizon ; car il est impossible de ne pas se tromper de quelques instants. Mais accordons-leur qu'ils puissent saisir l'heure exacte, il est prouvé que le cercle zodiacal se meut d'occident en orient avec une telle lenteur, que chacune de ses parties n'accomplit son mouvement entier que de cent en cent ans. Quelle variété un mouvement si longtemps prolongé doit jeter dans les douze signes? Pendant qu'un signe paraît aux regards, l'autre demeure caché et ne peut être conçu que par l'esprit, et cependant ce signe invisible, dont on se forme à peine une idée vague, il est nécessaire de le connaître pour connaître la vérité. Toutefois nous voulons encore accorder que l'esprit puisse saisir le signe invisible, ou que le signe visible suffise pour que l'on découvre la vérité, il faudra bien que nos adversaires conviennent qu'ils ne sont pas capables de défendre sur tous les points ce qu'ils appellent la conjonction des astres, qui présentent une pareille configuration : par exemple, il peut arriver que la puissance d'un astre malfaisant soit plus ou moins neutralisée par l'aspect d'un autre astre d'une plus heureuse influence, comme l'effet de ce dernier astre peut à son tour être neutralisé par l'aspect d'un autre astre malfaisant qui tombe sur lui de manière qu'il résulte de là une autre configuration qui soit de mauvais augure. En vérité, quiconque s'appliquera à l'étude de l'astrologie reconnaîtra qu'elle est au-dessus de la portée des mortels, et qu'au plus elle peut leur présenter quelques signes incertains. L'expérience démontre que les partisans de ce système se sont plus souvent trompés dans les conjectures qu'ils nous ont transmises soit de vive voix, soit par écrit, qu'ils n'ont atteint la vérité. C'est pourquoi Isaïe voyant que les hommes ne pouvaient parvenir à aucun résultat certain au moyen de la divination, dit à une fille des Chaldéens qui se vantaient d'être plus que tous les autres hommes versés dans cette prétendue science ; « Que les astrologues du ciel se lèvent et te sauvent, qu'ils t'annoncent ce qui doit arriver sur toi » nous faisant entendre par ces paroles, que ceux qui font leur élude particulière de l'astrologie ne peuvent point prédire ce que Dieu a résolu d'établir pour chaque nation.» C'est ainsi que s'exprime le célèbre Origène. Ainsi toute notre dispute se réduit à deux chefs principaux: le premier, qu'ils n'étaient pas dieux ceux qui passaient pour rendre des oracles dans les villes: le second, qu'il n'y a jamais eu de bons génies, mais des charlatans, des séducteurs, des imposteurs, qui, pour miner la véritable religion, ont introduit parmi les hommes entre autres erreurs, celle de la fatalité. Comme personne, excepté Jésus-Christ notre Sauveur, n'a tiré le genre humain de cet abîme, j'ai cru devoir traiter ce sujet avec soin au commencement de la Préparation évangélique, afin d'apprendre par les faits mêmes de quels ancêtres nous sommes issus, et à quelles erreurs ils étaient auparavant asservis, et comment nous, et tout le genre humain, sortant enfin de cet abîme d'aveuglement et d'impiété, avons trouvé, au moyen de la seule doctrine salutaire de l'Évangile, un remède à l'action terrible que les démons exerçaient sur nous depuis si longtemps.