[51] LE VANTARD Un pentathle, à qui ses concitoyens reprochaient en toute occasion son manque de vigueur, s'en fut un jour à l'étranger. Au bout d'un certain temps il revint, et il allait se vantant d'avoir accompli mainte prouesse en différents pays, mais surtout d'avoir fait à Rhodes un saut tel qu'aucun athlète couronné aux jeux olympiques n'était capable d'en faire un pareil; et il ajoutait qu'il produirait comme témoins de son exploit ceux qui s'étaient trouvés là, s'ils venaient jamais en son pays. Alors un des assistants prenant la parole lui dit : «Mais, mon ami, si c'est vrai, tu n'as pas besoin de témoins ; voici Rhodes ici même : fais le saut. » Cette fable montre que lorsqu'on peut prouver une chose par des faits, tout ce qu'on en peut dire est superflu. [52] LE GRISON ET SES MAÎTRESSES Un grison avait deux maîtresses, l'une jeune et l'autre vieille. Or celle qui était avancée en âge ayant honte d'avoir commerce avec un amant plus jeune qu'elle, ne manquait pas, chaque fois qu'il venait chez elle, de lui arracher ses poils noirs. La jeune, de son côté, reculant à l'idée d'avoir un vieux pour amant, lui enlevait ses poils blancs. Il arriva ainsi qu'épilé tour à tour par l'une et l'autre, il devint chauve. C'est ainsi que ce qui est mal assorti occasionne toujours des désagréments. [53] LE NAUFRAGÉ Un riche Athénien naviguait avec d'autres passagers. Une tempête violente étant survenue, le vaisseau chavira. Or, tandis que les autres passagers cherchaient à se sauver à la nage, l'Athénien, invoquant à chaque instant Athéna, lui promettait offrandes sur offrandes, s'il parvenait à se sauver. Un des naufragés, qui nageait à côté de lui, lui dit : «Fais appel à Athéna, mais aussi à tes bras. » Nous aussi invoquons les dieux ; mais n'oublions pas de travailler de notre côté pour nous sauver. Estimons-nous heureux, si en faisant effort nous-mêmes, nous obtenons la protection des dieux; si nous nous abandonnons, les démons seuls peuvent nous sauver. Si l'on tombe dans la malheur, il faut prendre soi-même de la peine pour s'en tirer, et seulement alors implorer le secours de la divinité. [54] L'AVEUGLE Un aveugle avait l'habitude de reconnaître au toucher bute bête qu'on lui mettait entre les mains, et de dire de quelle espèce elle était. Or un jour on lui présenta un louveteau ; il le palpa et resta indécis. «Je ne sais pas, dit-il, si t'est le petit d'un loup, d'un renard ou d'un autre animal du même genre; mais ce que je sais bien, c'est qu'il n'est pas fait pour aller avec un troupeau de moutons. » C'est ainsi que le naturel des méchants se reconnaît souvent à leur extérieur. [55] LE TROMPEUR (Version B) Un homme pauvre, étant malade et mal en point, promit aux dieux de leur sacrifier cent boeufs, s'ils le sauvaient de la mort. Les dieux, voulant le mettre à l'épreuve, lui firent très vite recouvrer la santé, et il se leva de son lit. Mais, comme il n'avait pas de vrais boeufs, il en modela cent avec du suif, et les consuma sur un autel, en disant : «Recevez mon voeu, ô dieux.» Mais les dieux, voulant le mystifier à leur tour, lui envoyèrent un songe, et l'engagèrent à se rendre sur le rivage : il y trouverait mille drachmes attiques. Ne se tenant plus de joie, il courut à la grève, où il tomba sur des pirates, qui l'emmenèrent, et, vendu par eux, il trouva ainsi mille drachmes. Cette fable s'applique bien au menteur. [56] LE CHARBONNIER ET LE FOULON Un charbonnier qui exerçait son métier dans une certaine maison, ayant vu un foulon établi près de lui, alla le trouver et l'engagea à venir habiter avec lui, lui remontrant qu'ils en seraient plus intimes et qu'ils vivraient à moins de frais, n'ayant qu'une seule demeure. Mais le foulon lui répondit : "C'est pour moi totalement impossible : car ce que je blanchirais, tu le noircirais de suie.» La fable montre qu'on ne peut associer des natures dissemblables. [57] LES HOMMES ET ZEUS On dit que les animaux furent façonnés d'abord, et que Dieu leur accorda, à l'un la force, à l'autre la vitesse, à l'autre des ailes ; mais que l'homme resta nu et dit : «Moi seul, tu m'as laissé sans faveur.» Zeus répondit : «Tu ne prends pas garde au présent que je t'ai fait, et pourtant tu as obtenu le plus grand; car tu as reçu la raison, puissante chez les dieux et chez les hommes, plus puissante que les puissants, plus rapide que les plus rapides.»Et alors reconnaissant le présent de Dieu, l'homme s'en alla, adorant et rendant grâce. Tous les hommes ont été favorisés de Dieu qui leur a donné la raison ; mais certains sont insensibles à une telle faveur et préfèrent envier les animaux privés de sentiment et de raison. [58] L'HOMME ET LE RENARD Un homme avait de la rancune contre un renard qui lui causait des dommages. Il s'en empara, et pour en tirer une vengeance, il lui attacha à la queue de l'étoupe imbibée d'huile, et y mit le feu. Mais un dieu fit aller le renard dans les champs de celui qui l'avait lancé. Or c'était le temps de la moisson, et l'homme suivait, en déplorant sa récolte perdue. Il faut être indulgent, et ne pas s'emporter sans mesure; car il arrive souvent que la colère cause de grands dommages aux gens irascibles. [59] L'HOMME ET LE LION VOYAGEANT DE COMPAGNIE Un lion voyageait un jour avec un homme. Ils se vantaient à qui mieux mieux, lorsque sur le chemin ils rencontrèrent une stèle de pierre qui représentait un homme étranglant un lion. Et l'homme la montrant au lion dit : «Tu vois comme nous sommes plus forts que vous.»Le lion répondit en souriant : Si les lions savaient sculpter, tu verrais beaucoup d'hommes sous la patte du lion. » Bien des gens se vantent en paroles d'être braves et hardis ; mais l'expérience les démasque et les confond. [60] L'HOMME ET LE SATYRE Jadis un homme avait fait, dit-on, un pacte d'amitié avec un satyre. L'hiver étant venu et avec lui le froid, l'homme portait ses mains à sa bouche et soufflait dessus. Le satyre lui demanda pourquoi il en usait ainsi. Il répondit qu il se chauffait les mains à cause du froid. Après, on leur servit à manger. Comme le mets était très chaud, l'homme le prenant par petits morceaux, les approchait de sa bouche et soufflait dessus. Le satyre lui demanda de nouveau pourquoi il agissait ainsi. Il répondit qu'il refroidissait son manger, parce qu'il était trop chaud. «Eh bien ! camarade, dit le satyre, je renonce à ton amitié, parce que tu souffles de la même bouche le chaud et le froid. » Concluons que nous aussi nous devons fuir l'amitié de ceux dont le caractère est ambigu. [61] L'HOMME QUI A BRISÉ UNE STATUE Un homme avait un dieu de bois, et, comme il était pauvre, il le suppliait de lui faire du bien. Comme il en usait ainsi et que sa misère ne faisait qu'augmenter, il se fâcha, et prenant le dieu par la jambe, il le cogna contre la muraille. La tète du dieu s'étant soudain cassée, il en coula de l'or. L'homme le ramassa et s'écria : «Tu as l'esprit à rebours, à ce que je vois, et tu es un ingrat ; car, quand je t'honorais, tu ne m'as point aidé, et maintenant que je viens de te frapper, tu me réponds en me comblant de bienfaits.» Cette fable montre qu'on ne gagne rien à honorer un méchant homme, et qu'on en tire davantage en le frappant. [62] L'HOMME QUI A TROUVE UN LION D'OR Un avare, qui était peureux, ayant trouvé un lion d'or, disait : «Je ne sais que devenir en cette aventure. L'effroi m'ôte l'esprit, et je ne sais que faire : je suis partagé entre mon amour des richesses et ma couardise naturelle. Car quel est le hasard ou le dieu qui a fait un lion d'or ? Ce qui m'arrive là jette la discorde dans mon âme : elle aime l'or, mais elle craint l'oeuvre qu'on a tirée de l'or ; le désir me pousse à la saisir, mon caractère à m'abstenir. O fortune qui offre et qui ne permet pas de prendre le trésor qui ne donne pas de plaisir ! O faveur d'un dieu qui devient une défaveur ! Quoi donc ! Comment en userai-je ? A quel expédient recourir ? Je m'en vais et j'amènerai ici mes serviteurs pour prendre le lion avec cette troupe d'alliés, et moi, de loin, je les regarderai faire. » Cette fable s'applique à un riche qui n'ose ni toucher à ses trésors, ni les mettre en usage. [63] L'OURS ET LE RENARD Un ours se vantait hautement d'aimer les hommes, par la raison qu'il ne mangeait pas de cadavre. Le renard lui répondit : «Plût aux dieux que tu déchirasses les morts, et non les vivants ! » Cette fable démasque les convoiteux qui vivent dans l'hypocrisie et la vaine gloire. [64] LE LABOUREUR ET LE LOUP Un laboureur ayant dételé son attelage, le menait à l'abreuvoir. Or un loup affamé, qui cherchait pâture, ayant rencontré la charrue, se mit tout d'abord à lécher les côtés intérieurs du joug, puis peu à peu, sans s'en apercevoir, il descendit son cou dedans, et, ne pouvant l'en dégager, il traîna la charrue dans le sillon. Le laboureur revenant l'aperçut et dit : «Ah ! tête scélérate ! si seulement tu renonçais aux rapines et au brigandage pour te mettre au travail de la terre !» Ainsi les méchants ont beau faire profession de vertu : leur caractère empêche de les croire. [65] L'ASTRONOME Un astronome avait l'habitude de sortir tous les soirs pour examiner les astres. Or un jour qu'il errait dans la banlieue, absorbé dans la contemplation du ciel, il tomba par mégarde dans un puits. Comme il se lamentait et criait, un passant entendit ses gémissements, s'approcha, et apprenant ce qui était arrivé, lui dit : Hé ! l'ami, tu veux voir ce qu'il y a dans le ciel, et tu ne vois pas ce qui est sur la terre ! » On pourrait appliquer cette fable aux hommes qui se vantent de faire des merveilles, et qui sont incapables de se conduire dans les circonstances ordinaires de la vie. [66] LES GRENOUILLES QUI DEMANDENT UN ROI Les grenouilles, fâchées de l'anarchie où elles vivaient, envoyèrent des députés à Zeus, pour le prier de leur donner un roi. Zeus, voyant leur simplicité, lança un morceau de bois dans le marais. Tout d'abord les grenouilles effrayées par le bruit se plongèrent dans les profondeurs du marais ; puis, comme le bois ne bougeait pas, elles remontèrent et en vinrent à un tel mépris pour le roi qu'elles sautaient sur son dos et s'y accroupissaient. Mortifiées d'avoir un tel roi, elles se rendirent une seconde fois près de Zeus, et lui demandèrent de leur changer le monarque ; car le premier était trop nonchalant. Zeus impatienté leur envoya une hydre qui les prit et les dévora. Cette fable montre qu'il vaut mieux âtre commandé par des hommes nonchalants, mais sans méchanceté que par des brouillons et des méchants. [67] LES GRENOUILLES VOISINES Deux grenouilles voisinaient. Elles habitaient, l'une un étang profond, éloigné de la route, l'autre une petite mare sur la route. Celle de l'étang conseillait à l'autre de venir habiter près d'elle : elle y jouirait d'une vie meilleure et plus sûre. Mais celle-ci ne se laissa point persuader; il lui serait pénible, disait-elle, de s'arracher à un séjour où elle avait ses habitudes ; si bien qu'un jour un chariot qui passait par là l'écrasa. Il en est ainsi des hommes : ceux qui pratiquent de vils métiers meurent avant de se tourner vers des emplois plus honorables. [68] LES GRENOUILLES A L'ÉTANG DESSÉCHÉ Deux grenouilles habitaient un étang ; mais l'été l'ayant desséché, elles le quittèrent pour en chercher un autre. Elles rencontrèrent alors un puits profond. En le voyant, l'une dit à l'autre : «Amie, descendons ensemble dans ce puits. — Mais, répondit l'autre, si l'eau de ce puits vient à se dessécher aussi, comment remonterons-nous ? » Cette fable montre qu'il ne faut pas s'engager à la légère dans les affaires. [69] LA GRENOUILLE MÉDECIN ET LE RENARD Un jour une grenouille dans un marais criait à tous les animaux : «Je suis médecin et je connais les remèdes.»Un renard l'ayant entendue s'écria : « Comment sauveras-tu les autres, toi qui boites et ne te guéris pas toi-même ! » Cette fable montre que, si l'on n'a pas été initié à la science, on ne saurait instruire les autres. [70] LES BOEUFS ET L'ESSIEU Des boeufs traînaient un chariot. Comme l'essieu grinçait, ils se retournèrent et lui dirent : «Hé ! l'ami, c'est nous qui portons toute la charge, et c'est toi qui cries !» Ainsi l'on voit des gens qui affectent d'être fatigués, quand ce sont d'autres qui ont la peine. [71] LES TROIS BOEUFS ET LE LION Trois boeufs paissaient toujours ensemble. Un lion voulait les dévorer ; mais leur union l'en empêchait. Alors il les brouilla par des discours perfides et les sépara les uns des autres ; dès lors, les trouvant isolés, il les dévora l'un après l'autre. Si tu désires vraiment vivre en sûreté, défie-toi de tes ennemis, mais aie confiance en tes amis, et conserve-les. [72] LE BOUVIER ET HÉRACLÈS Un bouvier menait un chariot vers un village. Le chariot étant tombé dans un ravin profond, au lieu d'aider à l'en sortir, le bouvier restait là sans rien faire, invoquant parmi tous les dieux le seul Héraclès, qu'il honorait particulièrement. Héraclès lui apparut et lui dit : «Mets la main aux roues, aiguillonne tes boeufs et n'invoque les dieux qu'en faisant toi-même un effort ; autrement tu les invoqueras en vain. » [73] BORÉE ET LE SOLEIL Borée et le Soleil contestaient dé leur force. Ils décidèrent d'attribuer la palme à celui d'entre eux qui dépouillerait un voyageur de ses vêtements. Borée commença ; il souffla avec violence. Comme l'homme serrait sur lui son vêtement, il l'assaillit avec plus de force. Mais l'homme incommodé encore davantage par le froid, prit un vêtement de plus, si bien que, rebuté, Borée le livra au Soleil. Celui-ci tout d'abord luisit modérément ; puis, l'homme ayant ôté son vêtement supplémentaire, le Soleil darda des rayons plus ardents, jusqu'à ce que l'homme, ne pouvant plus résister à la chaleur, ôta ses habits et s'en alla prendre un bain dans la rivière voisine. Cette fable montre que souvent la persuasion est plus efficace que la violence. [74] LE BOUVIER ET LE LION Un bouvier, qui paissait un troupeau de boeufs, perdit un veau. Il fit le tour du voisinage, sans le retrouver. Alors il promit à Zeus, s'il découvrait le voleur, de lui sacrifier un chevreau. Or, étant entré dans un bois, il vit un lion qui dévorait le veau ; épouvanté, il leva les mains au ciel en s'écriant: «O souverain Zeus, naguère j'ai fait voeu de t'immoler un chevreau, si je trouvais le voleur ; à présent je t'immolerai un taureau, si j'échappe aux griffes du voleur.» On pourrait appliquer cette fable à ceux qui sont en butte à quelque disgrâce : dans leur embarras, ils souhaitent d'en trouver le remède, et, quand ils l'ont trouvé, ils cherchent à s'y soustraire. [75] LE SERIN ET LA CHAUVE-SOURIS Un serin, qui était dans une cage accrochée à une fenêtre, chantait pendant la nuit. Une chauve-souris entendit de loin sa voix, et, s'approchant de lui, lui demanda pour quelle raison il se taisait le jour et chantait la nuit. «Ce n'est pas sans motif, dit-il, que j'en use ainsi ; car c'est de jour que je chantais, lorsque j'ai été pris ; aussi depuis ce temps, je suis devenu prudent.»La chauve-souris reprit : «Mais ce n'est pas à présent qu'il faut te mettre sur tes gardes, alors que c'est inutile : c'est avant d'être pris que tu devais le faire.» Cette fable montre que, quand le malheur est venu, le regret ne sert à rien. [76] LA CHATTE ET APHRODITE Une chatte, s'étant éprise d'un beau jeune homme, pria Aphrodite de la métamorphoser en femme. La déesse prenant en pitié sa passion, la changea en une gracieuse jeune fille ; et alors le jeune homme l'ayant vue s'en amouracha et l'emmena dans sa maison. Comme ils reposaient dans la chambre nuptiale, Aphrodite, voulant savoir si, en changeant de corps, la chatte avait aussi changé de caractère, lâcha une souris au milieu de la chambre. La chatte, oubliant sa condition présente, se leva du lit et poursuivit la souris pour la croquer. Alors la déesse indignée contre elle la remit dans son premier état. Pareillement les hommes naturellement méchants ont beau changer d'état, ils ne changent point de caractère. [77] LA BELETTE ET LA LIME Une belette, s'étant glissée dans l'atelier d'un forgeron, se mit à lécher la lime qui s'y trouvait. Or il arriva que, sa langue s'usant, il en coula beaucoup de sang ; et elle s'en réjouissait, s'imaginant qu'elle enlevait quelque chose au fer, tant qu'enfin elle perdit la langue. Cette fable vise les gens qui, en querellant les autres, se font tort à eux-mêmes. [78] LE VIEILLARD ET LA MORT Un jour un vieillard ayant coupé du bois, le chargea sur son dos. Il avait un long trajet à faire. Fatigué par la marche, il déposa son fardeau et il appela la Mort. La Mort parut et lui demanda pour quel motif il l'appelait. Le vieillard répondit : «C'est pour que tu me soulèves mon fardeau ...» Cette fable montre que tous les hommes sont attachés à l'existence, même s'ils ont une vie misérable. [79] LE LABOUREUR ET L'AIGLE Un laboureur, ayant trouvé un aigle pris au filet, fut si frappé de sa beauté qu'il le délivra et lui donna la liberté. L'aigle ne se montra pas ingrat envers son bienfaiteur ; mais le voyant assis au pied d'un mur qui menaçait ruine, il vola vers lui et enleva dans ses griffes le bandeau qui lui ceignait la tête. L'homme se leva et se mit à sa poursuite. L'aigle laissa tomber le bandeau. Le laboureur le ramassa, et revenant sur ses pas, il trouva le mur écroulé à l'endroit où il s'était assis, et fut bien étonné d'être ainsi payé de retour. Il faut rendre les services qu'on a reçus ; car le bien que vous ferez vous sera rendu]. [80] LE LABOUREUR ET LES CHIENS Un laboureur se trouva confiné par le mauvais temps dans sa métairie. Ne pouvant sortir pour se procurer de la nourriture, il mangea d'abord ses moutons ; puis, comme le mauvais temps persistait, il mangea aussi ses chèvres ; enfin, comme il n'y avait pas de relâche, il en vint à ses boeufs de labour. Alors les chiens, voyant ce qui se passait, se dirent entre eux : «Il faut nous en aller d'ici, car si le maître a osé toucher aux boeufs qui travaillent avec lui, comment nous épargnera-t-il ?» Cette fable montre qu'il faut se garder particulièrement de ceux qui ne craignent pas de faire du mal même à leurs proches. [81] LE LABOUREUR ET LE SERPENT QUI LUI AVAIT TUÉ SON FILS Un serpent, s'étant approché en rampant de l'enfant d'un laboureur, l'avait tué. Le laboureur en ressentit une terrible douleur; aussi, prenant une hache, il alla se mettre aux aguets près du trou du serpent, prêt à le frapper, aussitôt qu'il sortirait. Le serpent ayant passé la tête dehors, le laboureur abattit sa hache, mais le manqua et fendit en deux le roc voisin. Dans la suite craignant la vengeance du serpent, il l'engagea à se réconcilier avec lui ; mais le serpent répondit: «Nous ne pouvons plus nourrir de bons sentiments, ni moi pour toi, quand je vois l'entaille du rocher, ni toi pour moi, quand tu regardes le tombeau de ton enfant.» Cette fable montre que les grandes haines ne se prêtent guère à des réconciliations. [82] LE LABOUREUR ET LE SERPENT GELÉ Un laboureur trouva dans la saison d'hiver un serpent raidi par le froid. Il en eut pitié, le ramassa et le mit dans son sein. Réchauffé, le serpent reprit son naturel, frappa et tua son bienfaiteur, qui, se sentant mourir, s'écria : «Je l'ai bien mérité, ayant eu pitié d'un méchant. » Cette fable montre que la perversité ne change pas, quelque bonté qu'on lui témoigne. [83] LE LABOUREUR ET SES ENFANTS Un laboureur, sur le point de terminer sa vie, voulut que ses enfants acquissent de l'expérience en agriculture. II les fit venir et leur dit : «Mes enfants, je vais quitter ce monde ; mais vous, cherchez ce que j'ai caché dans ma vigne, et vous trouverez tout.»Les enfants s'imaginant qu'il y avait enfoui fin trésor en quelque coin, bêchèrent profondément tout le sol de la vigne après la mort du père. De trésor, ils n'en trouvèrent point ; mais la vigne bien remuée donna son fruit au centuple. Cette fable montre que le travail est pour les hommes un trésor. [84] LE LABOUREUR ET LA FORTUNE Un laboureur, en bêchant, tomba sur un magot d'or. Aussi chaque jour il couronnait la Terre, persuadé que c'était à elle qu'il devait cette faveur. Mais la Fortune lui apparut et lui dit : «Pourquoi, mon ami, imputes-tu à la Terre les dons que je t'ai faits, dans le dessein de t'enrichir ? Si en effet les temps viennent à changer et que cet or passe en d'autres mains, je suis sûre qu'alors c'est à moi, la Fortune, que tu t'en prendras. » Cette fable montre qu'il faut reconnaître qui vous fait du bien et le payer de retour. [85] LE LABOUREUR ET L'ARBRE Il y avait dans le champ d'un laboureur un arbre qui ne portait pas de fruit, et qui servait uniquement de refuge aux moineaux et aux cigales bruissantes. Le laboureur, vu sa stérilité, s'en allait le couper, et déjà, la hache en main, il assénait son coup. Les cigales et les moineaux le supplièrent de ne pas abattre leur asile, mais de le leur laisser, pour qu'ils pussent y chanter et charmer le laboureur lui-même. Lui, sans s'inquiéter d'eux, asséna un second, puis un troisième coup. Mais ayant fait un creux dans l'arbre, il trouva un essaim d'abeilles et du miel. Il y goûta, et jeta sa hache, et dès lors il honora l'arbre, comme s'il était sacré, et il en prit grand soin. Ceci prouve que par nature les hommes ont moins d'amour et de respect pour la justice que d'acharnement au gain. [86] LES ENFANTS DÉSUNIS DU LABOUREUR Les enfants d'un laboureur vivaient en désaccord. Il avait beau les exhorter : ses paroles étaient impuissantes à les faire changer de sentiments ; aussi résolut-il de leur donner une leçon en action. Il leur dit de lui apporter un fagot de baguettes. Quand ils eurent exécuté son ordre, tout d'abord il leur donna les baguettes en faisceau et leur dit de les casser. Mais en dépit de tous leurs efforts, ils n'y réussirent point. Alors il délia le faisceau et leur donna les baguettes une à une ; ils les cassèrent facilement. «Eh bien ! dit le père, vous aussi, mes enfants, si vous restez unis, vous serez invincibles à vos ennemis ; mais si vous êtes divisés, vous serez faciles à vaincre. » Cette fable montre qu'autant la concorde est supérieure en force, autant la discorde est facile à vaincre. [87] LA VIEILLE ET LE MÉDECIN Une vieille femme, qui avait les yeux malades, fit appeler, moyennant salaire, un médecin. Il vint chez elle, et à chaque onction qu'il lui faisait, il ne manquait pas, tandis qu'elle avait les yeux fermés, de lui dérober ses meubles pièce à pièce. Quand il eut tout emporté, la cure aussi étant terminée, il réclama le salaire convenu. La vieille se refusant à payer, il la traduisit devant les magistrats. Elle déclara qu'elle avait bien promis le salaire, s'il lui guérissait la vue ; mais que son état, après la cure du médecin, était pire qu'auparavant. «Car, dit-elle, je voyais alors tous les meubles qui étaient dans ma maison ; à présent au contraire je ne puis plus rien voir. » C'est ainsi que les malhonnêtes gens ne songent pas que leur cupidité fournit contre eux la pièce à conviction. [88] LA FEMME ET L'IVROGNE Une femme avait un ivrogne pour mari. Pour le défaire de son vice, elle imagina l'artifice que voici. Elle observa le moment où son mari engourdi par l'ivresse était insensible comme un mort, le chargea sur ses épaules, l'emporta au cimetière, le déposa et se retira. Quand elle jugea qu'il avait cuvé son vin, elle revint et frappa à la porte du cimetière. «Qui frappe à la porte?» dit l'ivrogne. «C'est moi qui viens apporter à manger aux morts », répondit la femme. Et lui : «Ne m'apporte pas à manger, mon brave, apporte-moi plutôt à boire : tu me fais de la peine en me parlant de manger, non de boire.» La femme, se frappant la poitrine s'écria : «Hélas ! que je suis malheureuse ! ma ruse même n'a fait aucun effet sur toi, mon homme ; car non seulement tu n'es pas assagi, mais encore tu es devenu pire, et ton défaut est devenu une seconde nature.» Cette fable montre qu'il ne faut pas s'invétérer dans la mauvaise conduite; car il vient un moment où, bon gré, mal gré, l'habitude s'impose à l'homme. [89] LA FEMME ET SES SERVANTES Une veuve laborieuse avait de jeunes servantes qu'elle éveillait la nuit au chant du coq pour les mettre au travail. Celles-ci, continuellement exténuées de fatigue, décidèrent de tuer le coq de la maison ; car, à leurs yeux, c'était lui qui causait leur malheur en éveillant leur maîtresse avant le jour. Mais, quand elles eurent exécuté ce dessein, il se trouva qu'elles avaient aggravé leur malheur ; car la maîtresse, à qui le coq n'indiquait plus l'heure, les faisait lever de plus grand matin pour les faire travailler. Cette fable montre que pour beaucoup de gens ce sont leurs propres résolutions qui sont causes de leurs malheurs. [90] LA FEMME ET LA POULE Une femme veuve avait une poule qui lui pondait tous les jours un oeuf. Elle s'imagina que si elle lui donnait plus d'orge, sa poule pondrait deux fois par jour, et elle augmenta en effet sa ration. Mais la poule devenue grasse ne fut même plus capable de pondre une fois le jour. Cette fable montre que, lorsqu'on cherche par cupidité à avoir plus que l'on n'a, on perd même ce qu'on possède. [91] LA MAGICIENNE Une magicienne faisait profession de fournir des charmes et des moyens d'apaiser la colère de dieux. Elle ne manquait jamais de pratique et gagnait ainsi largement sa vie. Mais on l'accusa à ce propos d'innover en matière de religion, on la traduisit en justice, et ses accusateurs la firent condamner à mort. En la voyant emmener du tribunal, un quidam lui dit : «Hé ! la femme, toi qui te faisais fort de détourner la colère des dieux, comment n'as-tu même pas pu persuader des hommes ?» Cette fable s'appliquerait bien à une gipsy qui promet des merveilles et se montre incapable des choses ordinaires. [92] LA GÉNISSE ET LE BOEUF Une génisse, voyant un boeuf au travail, le plaignait de sa peine. Mais une solennité religieuse étant arrivée, on détela le boeuf et l'on s'empara de la génisse pour l'égorger. A cette vue le boeuf sourit et lui dit : «O génisse, voilà pourquoi tu n'avais rien à faire : on te destinait à être immolée bientôt.» Cette fable montre que le danger guette l'oisif. [93] LE CHASSEUR POLTRON ET LE BÛCHERON Un chasseur cherchait la piste d'un lion. Il demanda à un bûcheron s'il avait vu des pas de lion et où gîtait la bête. «Je vais, répondit le bûcheron, te montrer le lion lui-même.»Le chasseur devint blême de peur, et, claquant des dents, il dit : «C'est la piste seulement que je cherche, et non le lion lui-même.» Cette fable apprend à reconnaître les gens hardis et lâches, j'entends hardis en paroles et lâches en actions. [94] LE COCHON ET LES MOUTONS Un cochon s'étant mêlé à un troupeau de moutons paissait avec eux. Or un jour le berger s'empara de lui; alors il se mit à crier et à regimber. Comme les moutons le blâmaient de crier et lui disaient : «Nous, ils nous empoigne constamment, et nous ne crions pas», il répliqua : «Mais quand il nous empoigne, vous et moi, ce n'est pas dans la même vue ; car vous, c'est pour votre laine ou votre lait qu'il vous empoigne ; mais moi, c'est pour ma chair. » Cette fable montre que ceux-là ont raison de gémir qui sont en risque de perdre, non leur argent, mais leur vie. [95] LES DAUPHINS, LES BALEINES ET LE GOUJON Des dauphins et des baleines se livraient bataille. Comme la lutte se prolongeait et devenait acharnée, un goujon (c'est un petit poisson) s'éleva à la surface et essaya de les réconcilier. Mais un des dauphins prenant la parole lui dit : «Il est moins humiliant pour nous de combattre et de périr les uns par les autres que de t'avoir pour médiateur.» De même certains hommes qui n'ont aucune valeur, s'ils tombent sur un temps de troubles publics, s'imaginent qu'ils sont des personnages. [96] L'ORATEUR DÉMADE L'orateur Démade parlait un jour au peuple d'Athènes. Comme on ne prêtait pas beaucoup d'attention à son discours, il demanda qu'on lui permit de conter une fable d'Ésope. La demande accordée, il commença ainsi : «Déméter, l'hirondelle et l'anguille faisaient route ensemble ; elles arrivèrent au bord d'une rivière ; alors l'hirondelle s'éleva dans les airs, l'anguille plongea dans les eaux», et là-dessus il s'arrêta de parler. «Et Déméter, lui cria-t-on, que fit-elle ? — Elle se mit en colère contre vous, répondit-il, qui négligez les affaires de l'État, pour vous attacher à des fables d'Ésope. » Ainsi parmi les hommes ceux-là sont déraisonnables qui négligent les choses nécessaires et préfèrent celles qui leur font plaisir. [97] DIOGÈNE ET LE CHAUVE Diogène, le philosophe cynique, insulté par un homme qui était chauve, répliqua : «Ce n'est pas moi qui aurai recours à l'insulte, Dieu m'en garde ! bien au contraire, je loue les cheveux qui ont quitté un méchant crâne. » [98] DIOGÈNE EN VOYAGE Diogène le Cynique étant en voyage, arriva sur le bord d'une rivière qui coulait à pleins bords, et s'arrêta sur la berge, embarrassé. Un homme qui avait l'habitude de faire passer l'eau, le voyant perplexe, s'approcha, le prit sur ses épaules, et le transporta complaisamment de l'autre côté. Et Diogène était là, se reprochant sa pauvreté, qui l'empêchait de payer de retour son bienfaiteur. Il y songeait encore, lorsque l'homme, apercevant un autre voyageur qui ne pouvait traverser, courut à lui et le passa. Alors Diogène, s'approchant du passeur, lui dit: «Je ne te sais plus gré de ton service; car je vois que ce n'est point le discernement, mais une manie qui te fait faire ce que tu fais. » Cette fable montre qu'à obliger les gens de rien aussi bien que les gens de mérite, on s'expose à passer non pour un homme serviable, mais pour un homme sans discernement. [99] LES CHÊNES ET ZEUS Les chênes se plaignaient à Zeus : «C'est en vain, disaient-ils, que nous sommes venus au jour; car plus que tous les autres arbres nous sommes exposés aux coups brutaux de la hache.»Zeus leur répondit : «C'est vous-mêmes qui êtes les auteurs de votre malheur; si vous ne produisiez pas les manches de cognée, et si vous ne serviez pas à la charpenterie et à l'agriculture, la hache ne vous abattrait pas. » Certains hommes, qui sont les auteurs de leurs maux, en rejettent sottement le blâme sur les dieux. [100] LES BÛCHERONS ET LE PIN Des bûcherons fendaient un pin, et ils le fendaient facilement grâce aux coins qu'ils avaient faits de son bois. Et le pin disait : «Je n'en veux pas tant à la hache qui me coupe qu'aux coins qui sont nés de moi. » Il n'est pas si rude d'essuyer quelque traitement fâcheux de la part des étrangers que de la part de ses proches.