[2,1] LIVRE II. LETTRE I : ENNODIUS A ARMÉNIUS. LETTRE DE CONSOLATION. Longtemps, frère très cher, malgré le vif désir que j’en avais, j’ai retardé de vous adresser une lettre de consolation. Je craignais de paraître faire trêve à mes larmes pour discourir et au lieu de lamentations et de gémissements, rechercher des ornements littéraires, des figures de rhétorique au lieu de l’expression lamentable de notre deuil. Car n’est-ce pas dévoiler un cœur rebelle aux lois qu’imposent les devoirs sacrés de l’amitié et les liens du sang que de négliger de payer à un défunt le double tribut des larmes et des lamentations? Quand vit-on sous l’aiguillon de la douleur les yeux fondre en larmes sans que cette douleur ne s’exprimât en paroles plaintives? Mais moi, ô le plus loyal des hommes, moi qui ai le devoir de prendre à votre tristesse toute la part qu’il m’est possible, ce chagrin qui m’accable en même temps que vous, j’ai voulu l’attester par écrit, car un jour viendrait peut-être où le temps aurait effacé le souvenir des larmes versées et la postérité pourrait croire qu’à la mort de votre fils je ne vous ai dû que ce que je vous aurais payé. Je n’ai du reste qu’à suivre dans cette voie les exemples de vénérables pontifes. A les imiter se trouvent illustrés ceux que leurs mérites personnels laisseraient dans l’ombre. Notre Ambroise, à la mort de son frère, l’honora d’un écrit témoin de son affliction. Les générations postérieures qui le lisent, joignent le pieux souvenir de l’écrivain aux regrets que leur inspire la mort de son frère Satyre. Grâce à son livre on croit l’entendre encore exhaler sa douleur; on voit sous ses yeux rendre l’âme à ce défunt mort depuis longtemps ; malgré les années écoulées, la relation qui en est faite rend toujours présentes et inoubliables ses tristes funérailles. Ainsi donc réprimez pour un instant les flots de larmes qui coulent de vos yeux et prêtez, s’il vous plait, votre attention aux paroles éplorées de celui qui vient vous consoler. Vous avez perdu un fils presque unique et doué des plus heureuses qualités: la province entière, votre amour paternel en doit être fier, la province entière l’annonce par ses sanglots. Pour vous consoler le peuple tout entier joint ses soupirs aux vôtres et montre par là quelle opinion il avait de lui. Et vous, au milieu de ces témoignages de sympathie, comme si vous étiez sous le coup d’une douleur absolument personnelle, vous vous y tenez renfermé. Ignorez-vous donc qu’une peine s’adoucit dès lors qu’un grand nombre de cœurs y prennent part et pourquoi vouloir considérer comme vous étant propre l’angoisse que tant d’amis partagent en amour de vous? Avec vous, pour ne rien dire de notre nation, le Goth est dans l’affliction et vous, comme si vous pleuriez seul, vous restez courbé sous le poids de votre amère douleur! Instruisez-vous des exemples des anciens et qu’ils vous apprennent à tempérer votre chagrin et à remettre votre esprit en paix. Abraham, comme un tendre père, offrit à la mort son unique fils et, qui plus est, l’offrit avec joie. Lui même, dans sa bonté, voulut préparer le glaive nécessaire pour l’immolation de ce fils. Vous, lorsqu’un décret du Ciel y a fait passer votre enfant, vous le redemandez comme si vous l’aviez à jamais perdu et lorsque c’eut été un sacrilège de ne pas l’offrir, vous êtes inconsolable de ce que Dieu l’ait appelé. Rappelez-vous ici l’exemple de David aux funérailles de son fils c’est avec des ovations et des chants d’actions de grâces qu’il marchait devant le cercueil, parce que la divine bonté avait daigné choisir un des enfants du vénérable prophète pour le couronner. Vous, si à son exemple vous n’allez pas jusqu’à éclater de joie, du moins cherchez à l’imiter de quelque façon en tempérant votre tristesse. Vous objecterez peut-être que lorsqu’on est plongé dans le chagrin on peut à peine entendre de pareilles exhortations; qu’un cœur abîmé dans la désolation reste sourd aux conseils; qu’après la perte d’un être si cher on ne fait plus cas de tout ce qui engage à vivre et que la seule consolation est d’appeler la mort. Ajoutez que votre fils était le jeune homme le plus vertueux, que la pureté de ses mœurs relevait encore les charmes de sa tendre jeunesse et que par la mort prématurée qui a glorieusement mis fin à ses jours en un âge si critique, sa belle âme a touché au port sans avoir connu les naufrages. A ces amères pensées, aliment de votre douteur, quoique désolé moi-même, j’opposerai ces considérations. Puisqu’il vous fut ravi par une mort prématurée, il a moins péché; l’innocence qu’il a conservée en cette vie s’ajoute à sa gloire pour la meilleure vie du siècle futur qui ne finira pas. Il a fait pénitence, dites-vous; cette pénitence ne trouva en lui rien à purifier, soit, mais elle trouva à orner. Lorsqu’elle s’ajoute à l’innocence, l’amour de l’humilité dont elle procède, mérite la couronne. A tout cela vous répondrez: vers quoi me tournerai-je, mon frère, moi qui dans la vie présente n’ai plus d’autre ressource que les larmes? J’ajouterai que l’homme qui ne trouve plus de consolation dans les hommes de sa parenté peut en trouver en Dieu notre père. Au lieu du fils qu’il a perdu, la conscience de voir ses héritiers ornés de l’auréole de la sainteté pourra faire sa joie. Vous le voyez, si vous daignez prêter l’oreille à mes paroles, je vous montrerai plusieurs voies pour atteindre à une vie plus parfaite, bien que pour toucher à la perfection vous n’ayez pas besoin de guide, et que les leçons d’un maître soient inutiles à celui que la pureté de sa vie signale aux yeux de tous comme un modèle. Vous les accepterez toutefois ne fut-ce que pour fortifier, comme vous le devez, vos bonnes résolutions et votre sagesse de ces exhortations, et vous rappeler vous-même à l’estime des dons célestes : Ainsi la vie que nous recevons de Dieu nous devient précieuse et ses bienfaits nous sont agréables dès lors que nous honorons et vénérons celui qui en est l’auteur. Voilà ce qu’en peu de mots j’ai pu vous écrire sous le coup de ma grande affliction; je vous en adresse le témoignage entrecoupé de sanglots tandis que pour vous parler je suspends mes lamentations. [2,2] LETTRE II. ENNODIUS A SPECIOSA. La douleur me force à rompre le silence. Il a servi ma vengeance mais au grand détriment de l’affection. Et pourtant que pouvais-je faire sinon me taire et payer ainsi de retour votre refus de m’écrire? L’unique moyen d’avoir raison de l’indifférence dont j’étais l’objet et qu’accusait assez votre persistance à me priver d’une parole que je révère, n’était-ce pas d’user de représailles et de cesser moi-même de parler? Vous direz peut-être que dans ma condition (de diacre) c’est mal de se venger. J’en conviens, mais j’estime conformes à la loi tous les errements dont vous êtes la première à donner l’exemple. Qui donc se croirait coupable à faire ce que vous avez fait? Qui estimerait digne des châtiments divins une chose qu’il saurait procéder de votre initiative? C’est donc d’un cœur léger que j’envisage ma culpabilité: dès lors que vous me précédez en cette voie, vous la lumière de l’Eglise, c’est vous qui en portez toute la responsabilité. Fidèle à mes promesses, je persévère dans la disposition d’être en toute chose, si Dieu m’en trouve digne, votre imitateur. La preuve: lorsque vous gardez le silence, je me tais; lorsque vous parlez, je parle. Voilà pourquoi, sur votre ordre, je me suis remis à écrire et de même que précédemment je retenais dans une discrète réserve des paroles qui n’avaient pas le don de plaire, de même je m’empresse, maintenant qu’elles sont désirées, de les confier au parchemin de cette lettre. Adieu, ma chère dame, splendeur de la conscience pure de tout nuage; donnez longtemps l’exemple d’une vie sainte et daignez, si je n’en suis pas indigne, vous souvenir de moi. Excusez la brièveté de ma lettre; la hâte du porteur me l’a imposée. [2,3] LETTRE III. ENNODIUS A SPECIOSA. De quels poids sont écrasés les pécheurs et quelle expiation de leurs fautes lorsqu’ils voient leur échapper tout ce qui s’offre à leurs yeux et que, pour aiguillonner encore leurs désirs, tout ce qu’ils peuvent souhaiter se présente à eux, mais sans leur être accordé! Une mission dont je m’étais chargé, m’avait fait entreprendre le voyage si désiré de Pavie et déjà tous les obstacles de ce trajet pénible étaient franchis. Je me plaisais à considérer que dans la pensée de mon évêque, toutes ces fatigues étaient supportées pour l’exécution de ses ordres, alors qu’elles servaient si heureusement mon amitié. Et voilà que tout à coup, sur le point de toucher au but et d’atteindre l’objet de mes vœux, le fruit de tant de labeurs m’a échappé. Oh! douleur! ce n’est plus une lettre c’est une tragédie que j’écris! Déjà m’apparaissaient les murs de cette cité qui m’est à cause de vous presque aussi vénérable que les lieux consacrés par la religion; déjà je pensais à ce que j’allais vous dire au cours d’un si agréable entretien : mais j’hésite à vous conter le reste de crainte que ce récit ne me renouvelle tout ce que j’ai souffert. L’illustre personnage Erduic, qu’à cause de vous qui êtes l’honneur de l’Eglise, je désirais visiter, vint tout à fait à l’improviste se présenter à mes yeux. Mes compagnons virent alors ce que je désirais; alors se manifesta sous son vrai jour l’ardeur qu’auparavant je tenais cachée sous le couvert du susdit personnage; je n’ai pas su dominer la peine que j’éprouvais et tenir secret ce que je voulais, ni déguiser le fond de ma pensée. Le cœur gros de chagrin, je me laissai ramener chez lui, puisque sa rencontre m’ôtait tout prétexte à prolonger mon voyage; ma fatigue en était diminue mais ce fut, je l’avoue, bien à contrecœur. Vous avez maintenant le témoignage de mon affection et de mes sentiments. A vous, si je dis vrai, de vous interroger et de juger de mes dispositions d’après l’amitié que vous me portez. Je vous salue, ma chère dame, et vous prie de vouloir bien apprendre du porteur des présentes ce que j’aurais encore à vous dire. [2,4] LETTRE IV. ENNODIUS À OLYBRIUS. Nul ne met en doute parmi les Sages qu’une promesse sacrée ne doive être tenue et que l’amitié née de sentiments généreux ne produise des fruits excellents. Quant à moi j’en appelle à votre conscience que lient des conventions auxquelles elle doit être fidèle: oui, comme le propriétaire d’un bon arbre qui sait le faire produire, je cueille les fruits de notre mutuelle affection. De part et d’autre on ne pourra nier que ce que l’on a souhaité durant les incertitudes de l’absence, n’ait été réalisé. Dieu répond aux vœux qu’on lui adresse soit par le châtiment, soit par des faveurs. Lorsque je considère la sainteté de ma vocation religieuse et la haute noblesse de votre profession, j’estime que ce que nous avons entrepris l’un et l’autre devait aboutir à l’union de nos cœurs, et lorsque je vois déjà grandir et se produire les fruits de cette amitié, je n’ai pu me refuser à entamer un entretien, car il n’y a pas d’excuse pour celui qui se trouve à portée et ne veut point parler le premier. En cela si je cherche à ne pas mériter le reproche de fouler aux pieds toute modestie, je ne prétends nullement ne pas être taxé de témérité et je m’en console pourvu que je paraisse avoir atteint le résultat auquel a droit de prétendre le parfait littérateur. Voici que j’ai chargé ce porteur si opportun, d’un bagage indigeste où l’art fait absolument défaut. J’ai péché par excès d’affection ; c’est une faute qui mérite à ceux qui s’en rendent coupables et l’indulgence et des faveurs. Je vous prie donc, en vous payant le tribut de mes salutations les plus empressées, si j’ai quelque place en votre cœur, de me le montrer en m’adressant une très longue lettre; car de même que vous savez parler d’amour avec éloquence et que vous ne tarissez pas lorsque vous en donnez l’assurance, de même vous êtes incapable de vous jouer de quelqu’un en le payant de mots. [2,5] LETTRE V. ENNODIUS A LACONIUS. Ce n’est jamais, entre amis, une bonne façon de faire expier une offense que d’y employer le silence. Celui qui a recours à cette vengeance d’un nouveau genre, en souffre plus que le coupable. Il ne faut pas pour corriger d’une faute se rendre soi-même coupable, ni que le souci de guérir les autres en fasse prendre la maladie. J’ai voulu imiter le silence obstiné que jusqu’à ce jour, me laissant dans l’oubli le plus profond, vous avez gardé à mon égard; mais la douceur de mon caractère ne m’a pas permis d’égaler dans l’expression de mon mépris les esprits fortement trempés. Je n’y ai pu tenir, je l’avoue; vaincu par la faiblesse de ma nature (vous allez, j’en suis certain, le considérer comme un défaut), lorsque vous négligez de m’écrire je vous en aime davantage et je vous le témoigne par une plus longue lettre; votre long silence me désole et je ne m’en console qu’en prolongeant mon entretien. J’attendais, il est vrai, de vous la faveur d’une première lettre, mais je n’ai pas voulu, en gardant plus longtemps le silence, me priver moi-même de la réponse; j’estime que l’unique moyen pour moi de vous amener à me parler c’est de vous adresser moi-même la parole. Or donc, mon cher Seigneur, je vous rends, comme je le dois, l’hommage de mes salutations et vous prie d’accueillir avec votre bienveillance accoutumée le porteur des présentes que je vous ai dépêché tout exprès. Et puisque vous avez perdu l’habitude d’écrire, remettez-vous y, car rien ne contribue à refroidir la sympathie comme de se montrer avare de paroles. [2,6] LETTRE VI. ENNODIUS À POMÈRE. Faudra-t-il toujours m’abstenir de vous écrire? faudra-t-il laisser mon nom tomber tout à fait dans l’oubli, faute d’entamer un commerce épistolaire qui le rendrait illustre? Je consens à passer pour téméraire pourvu que je puisse me faire connaître d’un homme qui possède la perfection. Je veut être le premier à écrire afin de faire passer à l’Italie les trésors littéraires de la Gaule dans toute leur excellence. Vous pensiez peut-être pouvoir quelque part rester ignoré, vous qu’une science éclatante manifestait jusques aux confins du monde? Et je voudrais proclamer vos mérites si la pauvreté de mon talent et mon insuffisance ne m’empêchaient de les célébrer dignement ; je voudrais montrer comment vous avez nourri votre esprit de ce qu’il y a de plus parfait dans les deux littératures (grecque et latine) et qu’elle force votre talent a tiré de cet aliment. Je ne dis rien des dons merveilleux que vous avez reçu du ciel et dont vous vous trouvez pourvu sans le concours de personne, car nous devons attribuer à une faveur divine ce dont on ne trouve point d’exemple chez les hommes. Mais je me réserve, si Dieu me prête vie, de revenir plus tard sur ce sujet et de le traiter avec plus de soin. J’en viens à la façon dont, malgré la distance qui nous sépare, j’ai été l’objet de vos leçons. D’après ce que le porteur des présentes, le saint homme Félix, a raconté, une de mes lettres dictée sans soin étant tombée sous vos yeux, vous y avez recherché, vous le nourrisson des muses du Rhône, ce que vaut la littérature de Rome et quelle est la mesure du talent en Italie. Le critique attentif et délicat, trouva matière à limer, n’ayant sous les yeux qu’une grossière ébauche. Je ne sais avec quelles disposition fut faite cette lecture pour qu’il en soit résulté une pareille sentence surtout lorsque je me rappelle ce qui est écrit que « le père de la poésie, le prince de l’Hélicon, Homère lui-même ne fut pas à l’abri des traits acérés de la critique » (Claudien, Deprecatio ad Alethium quaestorem, v. 14-15). La langue latine jette de l’éclat chez les indigènes et chez ceux qui s’y sont initiés dans ses propres écoles; mais c’est une merveille de voir avec quel succès elle est cultivée par les étrangers. Je ne veux point entrer en discussion sur l’éloquence ni m’arroger le droit de peser la valeur littéraire de chacun: il suffit à ma profession de m’appliquer à la doctrine. Si pourtant autrefois, lorsque, jeune encore, j’étais épris des beautés littéraires, quelqu’un m’eut blessé d’un tel coup de dent, je n’eusse pas manqué de lui servir une réplique qui m'eut permis et de me justifier et de n’avoir pas à baisser pavillon. Maintenant adieu, mon cher seigneur, et songez plus à me favoriser de vos leçons sur les matières ecclésiastiques. Ecrivez ou mandez-moi quels parents eut Melchisédech, quel était le plan de l’Arche, le symbole de la circoncision et ce que renferment les mystères des prophéties. Laissons les sujets profanes, semblables par leur frivolité à la trame de Pénélope. [2,7] LETTRE VII. ENNODIUS A FIRMIN. On accorde à l’amour d’exiger ce que le défaut de talent ne permet de produire qu’imparfaitement et lorsqu’il faudrait pour orner le discours les audaces de langage qui nous manquent, l’amitié ne nous laisse pas la ressource du silence, même lorsque c’est le cas de répéter avec Tullius que si l’on n’y était forcé ce serait une énorme ineptie que de parler en de telles conditions. Mais dans le domaine des récits et à travers ces sentiers qu’il faut se frayer avec la faux de la doctrine, l’affection que la considération de notre incapacité ne saurait enchaîner, impose en souveraine ses lois. Une fois fixée au fond du cœur l’amitié y exerce son empire, persuadée que le poids des mots et la pompe du langage ne sauraient toucher celui que préoccupe la santé d’un parent éloigné; elle estime qu’on ne peut s’offenser d’une faveur et qu’il suffit pour nous combler de joie qu’une lettre nous apporte les bonnes nouvelles que nous souhaitons. Mais vous, dont le talent a été mûri par l’expérience, vous qui possédez en un style châtié l’abondance du langage, vous qui maniez à la perfection la période latine et savez à merveille façonner un discours, il est tout naturel que vous recherchiez chez les autres ce que vous pratiquez, que vous leur demandiez ce qui fait vos délices. Nous qui nous trouvons éloignés des écoles et ne pouvons profiter des leçons qui s’y donnent, nous sommes réduits à n’opposer aux flots de l’océan que le mince filet de notre aride talent; nous ressemblons à celui qui voudrait opposer aux rayons du soleil la faible lumière d’une lampe. La pauvreté de mon savoir éclate au loin et si mon bavardage ne trouvait son excuse dans l’amitié, mon affection me ferait taxer d’impertinence. Le génie de la langue, il est vrai, découle de la race et les nobles productions de l’esprit en sont le fruit naturel; mais je suis inférieur à ma parenté. Comme si je ne vous étais qu’un étranger, je n’ai rien des talents ni de l’immense savoir qui vous sont propres. Incapable de vous imiter, c’est tout au plus si je puis vous louer. Bien que mon jeune talent d’écrivain n’ait pas encore atteint sa maturité et qu’accablé sous le poids de vos faveurs, je sois dans l’incapacité de payer une si lourde dette, je ne laisserai pas néanmoins de confier ma frêle nacelle aux flots d’une mer tranquille, car n’est-ce pas de l’ingratitude que de ne pas manifester sa reconnaissance? Dites-moi donc, je vous prie, d’où il vient que je compte au nombre des bienfaits divins les bonnes nouvelles que le porteur m’a données de votre personne? Je n’avais, il est vrai, qu’à répondre de même de vive voix; mais comme il faut attribuer à l’incurie des porteurs si les lettres que vous m’avez adressées furent retenues en route ou perdues, je n’ai pas hésité à tirer mon amour propre de la retraite où il se tenait à l’abri et je m’expose sans réserve à la critique de votre lecture. Adieu, mon cher Seigneur, et daignez honorer quelqu’un qui vous aime de la faveur de fréquentes lettres. C’est un soin qu’il n’est permis de négliger ni à l’amitié ni à l’éloquence. [2,8] LETTRE VIII. ENNODIUS A APOLLINAIRE. Les exigences d’autrui servent nos vœux et répondent à nos propres désirs lorsque c’est pour notre joie que nous faisons preuve de condescendance. Qui ne rechercherait pour soi, même en y mettant le prix, ce qu’en cette occasion il donne aux autres? Ainsi ce n’est pas moi qui dois aux porteurs des présentes, mais eux qui me sont redevables; et non seulement ils ne me pressent pas de les payer, mais ils se reconnaissent mes débiteurs. Il ne faut point me taxer d’incurie si je vous écris rarement : il arrive fréquemment, et je viens d’en avoir la preuve, que les lettres sont interceptées. Que les porteurs reçoivent donc, si vous m’aimez, la récompense de ce service car s’ils ont exigé de moi ce qu’il convenait de vous envoyer, ils vous apportent, je pense, des lettres comme vous désirez en recevoir. Mon cher seigneur, en vous rendant les hommages de mes salutations, je demande à Dieu que les présentes vous trouvent en bonne santé et que sur le champ vous rendiez une réponse pour demander de mes nouvelles et me donner des vôtres. [2,9] LETTRE IX. ENNODIUS A OLYBRIUS. Enfin ce que je souhaitais depuis si longtemps m’arrive au gré de mes désirs : Cette soif ardente de vos lettres qui me dévorait, les flots abondants de votre éloquence la rassasient; ces ardeurs que redoublaient encore les longueurs de l’attente, les ondes qui coulent séduisantes à mes lèvres, les apaisent. Mais pourquoi affirmé-je que je suis au comble de mes vœux, alors que les faveurs obtenues ne font qu’accroître mes désirs et que les flots de vos discours, qui devraient apaiser ma soif, l’irritent davantage? En ceci j’apprends clairement combien la raison humaine a peu l’intelligence des choses; elle ne sait bien apprécier que ce qu’elle désire; elle a coutume d’estimer davantage ce qui ne s’obtient que plus tard et malgré que nous possédions en abondance de quoi être heureux, nous ne savons point renoncer au désir de l’infinité de choses qui nous manquent. Et maintenant, je l’avoue, lorsque je me considère, je demeure stupéfait de la précaution bien superflue que vous prenez dans votre lettre de vous excuser, et lorsque vous atteignez le comble de la perfection du style, que vous y voguez à pleines voiles et que tous les vents vous sont favorables, vous dites que le souffle manque à vos discours et que vous auriez besoin de rames! Il n’est pas permis de concevoir une crainte chimérique et qui ne repose que sur de fausses allégations. On a besoin de rames lorsque les vents apaisés ne soufflent pas pour pousser les navires. Mais on n’en a que faire lorsque les vents propices conspirent à procurer une heureuse navigation. Les flambeaux n’ajoutent point à la lumière du soleil, et toutes les étoiles réunies ne rendront jamais plus brillante la clarté de la lune. En vous offrant, seigneur, comme ci-devant, l’hommage de mes salutations je prie votre grandeur de ne pas me priver de ce que méritent les élans de mon affection pour elle, et puisque je ne vous ai point caché ce que je désire et que déjà vous daignez m’écrire fréquemment, veuillez même le faire longuement. [2,10] LETTRE X. ENNODIUS A FAUSTUS. Si le roi du ciel considérait mon mérite il ne m’accorderait que de minces faveurs, si même je n’encourais pas, de terribles châtiments. Juste appréciateur de ce qui m’est dû, je me garderais d’ambitionner ce que je ne puis mériter. Mais rendons grâces au seigneur qui pour nous maintenir dans l’humilité nous corrige de nos errements et relève ainsi nos espérances. Je dois ce préambule aux dictions du seigneur Aviénus. À peine convalescent et lorsque nous étions encore partagés entre l’espoir et la crainte, il a ainsi dissipé mes cruelles inquiétudes. Il s’est souvenu de sa race et nous a donné un échantillon de ce que sera son éloquence. J’avais, il est vrai, prévu ses succès et je savais quels riches trésors d’éloquence il tenait en réserve. Mais encore ici j’osais à peine espérer ce que je ne méritais pas d’obtenir. Je le dis aujourd’hui et j’en atteste la divine miséricorde, s’il y a en Ligurie des gens capables de juger du génie littéraire et de sa splendeur, ils vont sûrement croire que vous avez vous-même collaboré à ce discours, œuvre d’un jeune homme dont la précoce sagesse égale celle des vieillards. Mais toutes ces choses, je les dis surtout, et avec des larmes de joie, à ceux qui par le martyre ou par l’éclat avec lequel ils ont confessé la foi, ont fait inscrire leur nom au nombre des élus; qu’ils daignent assurer à ces débuts une suite heureuse. Je vous salue et tout en vous rendant les humbles devoirs d’un serviteur, je suis disposé, tant ce que vous m’écrivez m’a fait plaisir, à m’en réjouir envers et contre tous. Dans ces dispositions, en effet, nos ennemis sont impuissants à troubler notre sérénité. Dieu nous donne en cela une joie que la jalousie humaine ne pourra nous ôter. [2,11] LETTRE XI. ENNODIUS A FAUSTUS. Que me reste-t-il à faire puisque vous écrivez vous-même ce que je pourrais vous répondre et que par le don de prescience dont le ciel vous a favorisé, vous exposez d’avance tout ce que l’intelligence des autres pourrait trouver? Il faut reconnaître que cette faculté de remplir le rôle de deux personnages dépasse la mesure ordinaire de l’humanité; mais sachons rapporter ce don à celui qui en est l’auteur. Quant à moi, je n’ai point promis de renvoyer le discours qui doit faire pâlir la gloire de l’antique Tullius, pour la bonne raison que je mis à rendre le cahier un empressement plus grand que ne comportait la lenteur de mon esprit, et pour être fidèle à ce soin, je renonçai à en tirer tout le profit possible. Ainsi je ne gardai du précieux discours par devers moi que ce que, par amour pour la bonne réputation de l’auteur, ma mémoire voleuse avait pu en soustraire. Je ne dirai point en quoi consista le choix et ce que, bien à contrecœur, du reste, je restituai, et ce que je gardai avec amour, pour que vous n’ayez pas lieu de penser que, sans d’ailleurs lui faire tort, vous l’aviez d’avance indiqué. Au reste le seigneur Aviénus, dont la gloire m’illumine, a déjà malgré sa jeunesse donné de telles preuves de son indulgence que je suis pleinement rassuré sur cet objet. Il m’a fait parvenir un papier que je considère pour moi comme un titre de noblesse : Depuis que j’ai cet écrit j’en tire toute mon éloquence et ma sagesse. Mais puisque je dois renoncer aux bienfaits d’autrui, je le renverrai par le prochain courrier. Je le fais sans éprouver en moi ce sentiment de bienveillance qui nous empêche de refuser ce qui peut être utile à l’esprit des autres; je sais me mêler au public avec prudence, malgré ma vocation. Mais j’en atteste celui à qui rien n’est caché, ces dictions que le monde est unanime à louer, louanges qui sont la condamnation de mon incapacité, ces dictions qui sont les vôtres, tous les tourments du monde ne pourront me forcer à les donner à qui que ce soit. Mon cher seigneur, je prie votre Révérence d’agréer mes salutations et l’assurance que jamais la négligence n’amoindrira mes sentiments à son égard, ni la flatterie mon affection. [2,12] LETTRE XII. ENNODIUS A ASTYRIUS. Votre sublimité prend conseil des oracles des prophètes et sur la foi de leurs antiques sentences elle se livre à de nouveaux écarts. Vous avez avisé à ne pas laisser mon admonition vieillir dans l’oubli et perdre de son efficacité. Il fut écrit en effet par les serviteurs de Dieu dont la doctrine mérite d’arriver aux oreilles de ceux qu’inspire la prudence et de les attirer par la saveur de leurs discours, que l’on perd sa peine lorsque l’on adresse des monitions à des gens qui ont une autre manière de voir. Quant à moi, d’humble condition, d’un langage pauvre, ce n’est que pressé par les exigences de la parenté que je vous ai ainsi parlé et seul le désir de vous témoigner mon affection a dicté la réponse de ma précédente lettre, écrite avec la liberté qu’autorisent les liens du sang. Maintenant je vois avec peine que perdant tout le profit de vos injures, vous paraissez prendre, sous les dehors trompeurs d’une fausse urbanité, des façons de jactance. Vous ignorez que les traits lancés d’une main inexpérimentée reviennent frapper celui qui les a tirés. Qui donc considérerait comme outrageante une parole dont aura seul à rougir celui qui l’a prononcée? C’est le propre des méchants de penser de tout le monde ce qu’eux-mêmes méritent, et c’est leur consolation de ne voir nulle part l’innocence. Le tourment d’une vie criminelle c’est de croire n’avoir pas de complices. J’ai écrit ces choses uniquement pour obéir à ma vocation qui me fait un devoir de combattre le vice. Ma dent n’a pu blesser que celui qui se reconnaît coupable. Lorsque nous attaquons les vices c’est se déclarer coupable que de s’en irriter. C’est-il donc vous faire injure que de sentir dans vos écrits au lieu de l’œuvre du stylet celle de la charrue, ou de m’attribuer des messages que je ne reconnais pas à la lecture ? Le Seigneur sait en effet que si votre lettre n’avait porté l’adresse de mon nom j’ignorerais à qui elle fut destinée. Gardez pour vous vos facéties ou bien réservez-les à ceux avec lesquels, comme avec des muets, vous n’avez de relation qu’en silence, et ne correspondez que par signes. En vous adressant l’hommage de mes salutations je vous prie de vouloir bien, dans vos lettres, tenir compte des lieux, des temps et des personnes, de crainte que ce que je ne prendrai pas comme écrit à moi, n’aille offenser quelque autre. Je crois en effet, que vous avez adressé à plusieurs la banale formule de cette lettre et qu’avec le seul changement des noms, vous l’expédiez à chacun de vos correspondants, sans tenir compte le moins du monde de ce qui peut personnellement leur convenir. [2,13] LETTRE XIII. ENNODIUS A OLYBRIUS. Comme le dit un personnage d’une éloquence remarquable, c’est la règle du genre épistolaire d’être sans apprêt, et le comble du génie consiste dans une habile négligence. En ce genre d’écrit, ce n’est qu’au détriment de l’agrément que l’on sue et que l’on se met l’esprit à la torture. Qu’est-il besoin de mots forgés à l’enclume pour donner des nouvelles et en demander? Dans ces relations, le mieux est de nous présenter le front dépouillé de tout ornement: l’intimité de la conversation répudie l’apparat du diadème. Le commerce épistolaire atteint la perfection dès lors qu’il ne parait pas y prétendre. Mais le discours de votre Grandeur, riche et soigné, ne sait point se renfermer en d’étroites limites et le trésor de votre parole ne peut être resserré en un cadre quelconque; à la manière des grands fleuves elle méprise toute digue. Lorsqu’il arrive à cette riche langue de franchir les épaisses clôtures des affaires journalières, on croirait qu’elle fait son unique occupation d’études auxquelles elle ne se livre que tout à fait par hasard. Oui, si la paix dont nous jouissons ne témoignait que le gouvernement de la chose publique vous a été confié et qu’à vous seul vous tenez en main l’administration générale de tout ce qui intéresse l’Italie, on serait tenté de croire que la culture des lettres fait votre unique souci et que vous vous y consacrez entièrement. C’est Dieu qu’il faut remercier de ces dons: c’est lui qui vous a donné à la fois et l’amour de la science et cette perfection de style qui est le fruit des études. La flèche légère qui fend les airs n’est pas si rapide que le discours où vous exprimez les conceptions de votre esprit. Rien ne lui est un obstacle ; aucune difficulté ne peut ralentir sa marche ; s’il s’en présente quelqu’une il la franchit et c’est merveille de voir comment votre savante parole change l’aspect d’une cause. En vérité vous êtes digne de l’emploi que vous avez choisi: Tout ce que vous dites en faveur de la vérité apparaît vérité; impossible aux juges les plus perspicaces de ne pas s’y rendre. Les ergoteurs les plus minutieux doivent en venir à s’estimer heureux de vous suivre où les entraine captifs votre éloquence irrésistible. Je me plais à rendre hommage à ces merveilleux talents oratoires que je fus le premier à saluer. Je souhaite que de nombreuses occasions me permettent de vous servir et de resserrer les liens de notre commune affection ; aussi suis-je désolé de n’avoir pu remplir les commissions dont vous m’aviez chargé pour la pieuse matrone Spéciosa et ses sœurs. Pour le moment en effet je ne puis avoir avec elles aucune communication pour le motif capital qu’elles résident séparément en des villes fort distantes les unes des autres. Je n’ai point manqué cependant de leur adresser sans retard les lettres que vous m’avez envoyées, mais elles diffèrent de répondre jusques au temps où il leur sera donné de se voir. Et moi, pour ne pas tenir votre Grandeur dans l’incertitude, j’allonge cette lettre: Soyez assuré que si elles m’écrivent quelque chose qui vaille la peine de vous être signalé, vous en serez informé aussitôt. Et maintenant, en vous rendant les devoirs de mes salutations, je demande à votre sublimité, lorsque vous aurez quelque affaire à traiter avec l’Eglise, de m’en charger de préférence, car je crois vous avoir fait assez connaître dans l’affaire de vos parentes et celle de la matrone, les sentiments de profonde amitié qui m’animent à votre égard. [2,14] LETTRE XIV. AUX AFRICÀINS. L’ennemi aurait lieu de considérer comme un avantage si au milieu des périls dont il menace les chrétiens, il avait réussi à subjuguer les cœurs des fidèles et si lorsque le troupeau du seigneur est dispersé de tous côtés, il ne restait pas même un petit nombre de généreux confesseurs qui gardassent assez de foi pour le fouler aux pieds. Au milieu de vous règne encore, malgré votre petit nombre, celui qui met sa complaisance non dans la multitude mais dans la dévotion de ses fidèles. Il est écrit en effet que Satan a reçu le pouvoir de passer au crible les serviteurs du Christ, afin que ce qu’on y trouverait de froment fût porté aux greniers et que la paille allât servir d’aliment au feu. Pour vous surtout il a été dit : Ne craignez point, petit troupeau, il a plu à votre père de vous donner un royaume. Le glaive des perfides a frappé parmi vous pour retrancher de l’Eglise les membres gangrenés et faire arriver les saints à la céleste gloire. Le combat montre quels sont les soldats du Christ: la guerre fait connaître ceux qui méritent le triomphe. Ne soyez point effrayés de ce qu’on vous a dépouillés des insignes de l’épiscopat. Avec vous est ce Prêtre Hostie, qui se plaît à être honoré non tant par des démonstrations extérieures que par le cœur. La confession mérite des récompenses plus estimables que les privilèges d’une dignité retentissante. On voit le plus souvent des sujets d’un mérite même médiocre portés à ces dignités par la faveur des hommes; quant à la couronne des confesseurs, c’est la grâce divine seule qui la donne. En vous a combattu, en vous a vaincu celui-là même que la foi nous vaut d’avoir pour compagnon au milieu des tourments dont les hommes nous accablent. Il est inutile de prolonger nos discours pour vous inspirer une céleste ferveur. Le feu divin qui vous consume s’augmente de lui-même. D’ailleurs qu’est-il besoin d’exalter par des louanges ceux qui déjà triomphent et surent, sans être guidés dans le combat, remporter la victoire? La conscience chrétienne ne supporte qu’avec peine de s’entendre adresser des compliments et des éloges. Vous avez, il est vrai, fait acte de vertu, mais de bien le surpassera le souverain bien qui en sera la récompense ! Par votre lettre à notre fils, le diacre (Hormisdas), vous manifestez l’espoir d’obtenir des reliques des bienheureux martyrs Nazaire et Romain que vous nous demandez. Nous ne les refusons pas à votre foi. Recevez le vénérable patronage de ces invincibles soldats, car déjà votre foi, au sein des combats, a brillé aux yeux du général. Remplissez heureusement jusques au bout vos devoirs de confesseurs. Dieu rendra lorsqu’il lui plaira, la paix aux églises, de façon qu’à la tristesse, fruit de l’adversité, succèdent les douceurs et les consolations de la paix. [2,15] LETTRE XV. ENNODIUS A EUPRÉPIE. Par une mystérieuse disposition du Ciel, en un même moment, j’ai retrouvé l’affection de ma sœur, Lupicin, celle de sa mère; l’union de nos cœurs, également affligés, nous a mérité de recouvrer, après un si long temps de silence, les témoignages de votre tendresse dont nous étions sans nouvelles comme d’un voyageur éloigné. Et voici qu’après avoir tenu pour morte votre affection, nous la voyons revivre par ces lettres qui nous arrivent: Oui, nous y avons vu votre amour comme se relever vivant d’une sorte de sépulture. En vérité, le messager qui nous apportait des nouvelles de votre bonne santé, nous apparut tout d’abord sous un aspect sinistre, tant nous étions persuadés que, par mépris de nous, vous vous étiez jetée vivante sur le bûcher. Nous croyons volontiers que vous avez eu à souffrir; mais nous affirmons que vous avez fait souffrir bien davantage. Ce que vous avez supporté est commun aux bons; ce que vous avez fait n’est propre qu’à ceux qui s’inspirent de la cruauté. En quel lieu du monde s’est cachée jusques à ce jour votre sollicitude maternelle? Où donc aviez-vous emporté l’affection due à un frère? Votre cœur s’était donc éloigné plus encore que votre corps? Quand même l’adversité, compagne de votre voyage, vous eut poussée aux confins du monde, l’affection de sœur, la sollicitude maternelle devait vous y suivre. Au contraire, en ces pays où le soleil se couche, et que, d’après votre récit, vous avez été proche d’atteindre, la flamme de l’amour le plus sacré s’est refroidie en votre cœur. Au moins vous eussiez dû imiter l’astre du jour, lequel après s’être caché quelques heures renait heureusement; ainsi votre esprit n’eut pas abdiqué totalement les devoirs de l’affection. Vous vous êtes moralement acclimatée chez les Provençaux où vous vivez; en changeant de pays vous avez changé de sentiments. Dès lors que vous vous êtes trouvée éloignée de l’Italie, non seulement les amis mais même les membres les plus intimes de votre parenté ont été rejetés dans l’oubli. En un mot, vous avez changé d’âme en changeant de terre. Combien je crains de vous blesser par ces longs discours où je vous reproche votre insouciance! Et alors, à quoi faut-il s’attendre de la part de celle qui, sans avoir reçu la moindre offense, n’eut pour nous que du mépris? Mes paroles, après tout, n’ont pu vous causer un juste chagrin que si vous ne nous aimez pas: j’ai mis en avant les causes qui vous peuvent excuser. Oui, tous ces reproches, si on les considère en eux-mêmes paraîtront amers; mais si l’on en considère le principe, on les trouvera doux comme le miel. Celui qui se permet librement de reprocher son silence à un parent, celui-là ne saurait tolérer en soi la moindre négligence à l’endroit de l’affection. Comme cette lettre fut écrite à plusieurs reprises, vous pourrez corriger l’erreur si dans le moment vous n’étiez pas en bonne santé. Donc, en vous adressant l’hommage de mes salutations, je vous demande de vous souvenir de moi; de mon côté, j’ai devancé vos vœux et vos prières au sujet de notre commun fils. J’ai considéré quel était mon devoir avant d’apprendre quels étaient vos désirs. Vous, apaisez Dieu par votre religion et que l’assiduité de vos prières nous le rende favorable; qu’il daigne considérer le fond de mon cœur et mon désir de procurer sa gloire, en sorte que ce que je promets par mon labeur, il le procure par son secours. [2,16] LETTRE XVI. ENNODIUS A FAUSTUS. Dès lors que le sublime Pamfronius se rend auprès de vous, il me suffisait, au lieu d’écrire, de le charger de vous porter de vive voix mes compliments. C’était peine inutile que de l’encombrer d’une lettre, lui qui connaît mieux encore mes sentiments que mes paroles. Mais il m’a fallu céder à sa volonté. Il scrute à fond les hommes et il exige une lettre de recommandation; c’est pourquoi, afin de ne rien lui refuser de notre concours, je lui ai donné cette lettre, bien inutile, il est vrai, pour le recommander, mais du moins conforme à ce qu’il m’a demandé. Quels discours, en effet pourraient être en aide à un homme qui a droit de tout espérer des faveurs de votre Grandeur? Pour le recommander je ne trouverai pas d’expressions à la hauteur de ses mérites. Car quel appui apporter à un homme dont le mérite dépasse tout ce que vous pouvez demander pour lui? C’est donc par pur exercice de style que j’écris, et non pour le besoin du porteur. Il m’est si doux de profiter de toute occasion de me souvenir de vous, lors même que le susdit ne tire aucun bénéfice de ma lettre! Mais puisqu’il l’exige, je lui donne la recommandation qui ne se refuse pas même à des étrangers. Accordez à sa demande une assistance toute particulière, et que l’accueil qu’il recevra fortifie sa confiance Qu’il obtienne tout ce qu’il espère, et comme il fait peu de cas de ses propres mérites, il me renverra l’honneur de tout ce qu’il aura obtenu. Je vous prie d’agréer l’hommage de mes salutations et en même temps de croire que j’ai le plus grand besoin d’être fréquemment réconforté de vos lettres; car au milieu des chagrins qui m’accablent, il ne me peut venir que de votre bouche un véritable soulagement. [2,17] LETTRE XVII. ENNODIUS A CONSTANTIUS. Il n’est personne qui ose en style pompeux blâmer quelqu’un d’écrire avec talent et qui ne rougisse d’estimer qu’il faut dédaigner ce que lui-même pratique: C’est se critiquer soi-même que de prôner dans un style très étudié le renoncement aux ornements du langage. Il n’en est pas moins vrai que dans les lettres de votre Grandeur j’ai toujours apprécié l’affection, non les mots, et jamais je n’ai pensé que l’éloquence, mise si souvent au service de la fourberie, eut plus de prix que la simplicité qui exprime sans détour le secret de la pensée. C’est ce que chez les saintes gens j’ai toujours aimé et honoré. Et maintenant je vous rends mille actions de grâces de ce que vous daignez favoriser ma petitesse d’entretiens épistolaires et qu’au milieu des affaires et des charges qui absorbent tout le monde à Ravenne, on ne m’oublie pas tout à fait. Je vous rends donc les devoirs de mes salutations les plus cordiales avec l’espoir que la faveur dont vous honorez ma confiance, fera souhaiter de me voir à mes seigneurs, vos amis. [2,18] LETTRE XVIII. ENNODIUS A JEAN. J’aurais cent motifs de te faire sentir, quoique rouillée, la pointe de mon stylet et, malgré les ressources infinies de ton génie, il te serait impossible de te justifier. Aurai-je jamais cru qu’un autre put avant moi recevoir la nouvelle de ton retour? Te souvenir de moi, quelles que fussent tes occupations, était-ce trop attendre d’un cœur dévoué à ses amis? D’autres, sous mes yeux, reçoivent des lettres et mon amitié méprisée en attend vainement. Je ne veux pas ajouter à ces amers reproches: les choses pénibles se disent brièvement. Je suis toujours à ton égard dans les sentiments que je t’exprimai à ton départ: Il t’appartient de braver les injures du temps et de garder la fidélité promise. Adieu mon cher seigneur; console celui qui t’aime par le charme de tes entretiens. Hâte-toi de guérir par tes lettres la douleur causée à ton ami par ton silence. [2,19] LETTRE XIX.ENNODIUS À CONSTANTIUS. Mon cœur déborde de joie et ce n’est pas sans un juste motif, car j’ai la confiance que cette lutte suscitée par l’inspiration de Satan, sera pour vous, qui vous êtes montré le plus parfait des hommes, l’occasion de recueillir les honneurs de la victoire. La Ligurie, à ce que je vois, n’est pas épuisée. Même sur la fin des temps elle n’a point renoncé à la gloire d’enfanter: sous ses cendres couve encore un incendie ennemi des vices, dont la flamme vengeresse des crimes ne meurt pas, dont le feu ennemi des erreurs n’est pas étouffé. Combien j’ai redouté de la voir comme épuisée, cesser de produire, lorsque, parcourant d’un œil investigateur et plein d’inquiétude le front de voire lettre, je le voyais obscurci d’artifices hors de propos, comme un père saisi d’effroi, au moment où il donne à son cher fils congé pour aller à la guerre, ne veut pas reconnaître l’évidence du courage dont il a déjà fait preuve. Il voit dans les triomphes de ce fils un motif de nouvelles inquiétudes, non de repos; son affection redouble ses appréhensions et lui fait redouter plus encore de voir perdre le bonheur dont il connaît les douceurs; car il sait qu’un cœur ambitieux de vaincre méprise toute précaution et que, dans la mêlée, l’amour de la gloire fait oublier son propre salut. Le charme du trophée oblige à mettre de côté tout souci de sa propre vie; seuls tiennent à leur vie ceux qui ignorent les avantages que procurent les combats; la gloire exige toujours que l’on renonce au soin de sa conservation. Mais ce n’est pas le moment de m’arrêter à des considérations de cette sorte. Je n’ai pas plus à louer qu’à proclamer les combats de mon héros. A l’heure où il faut dégainer, les paroles sont inutiles. Ce serait, à la vérité, publier mon propre sentiment que de rapporter le vôtre, et, pour réponse, je n’aurais qu’à citer celle que vous avez donnée. Néanmoins, avec l’aide de Dieu que j’implore, je joindrai ce qui suit en témoignage de ma foi, heureux de consacrer ma plume à honorer Celui dont la parole nous promet, chaque fois que nous devons comme sillonner par l’écriture notre pauvre terre, de nous fournir, à nous ses serviteurs, les semences à jeter: Ne cherchez point, nous dit-il, ce que vous aurez à dire, car c’est votre Père qui parle en vous. Qu’il vienne donc confirmer la vérité de sa promesse, que par son aide ma langue inexpérimentée prenne de l’assurance et que ma composition ne paraisse pas trop au-dessous de la faiblesse humaine. Mais pourquoi tant de détours pour exprimer ce que j’ai à dire? La seule chose que je demande, c’est que mon écrit soit apprécié à ma mesure, et que l’on ne considère pas comme une lacune de la loi ou un vice de la cause que j’entreprends de défendre, ce qui doit être attribué à mon ignorance. Donc, comme votre écrit me l’atteste, il s’est rencontré un homme qui passât au crible, selon la promesse du divin Maître, les serviteurs du Christ: il affirme, sur le libre-arbitre, que la faculté de choisir à son gré n’a été donnée à l’homme que dans un sens: celui du mal. O proposition schismatique! C’est bien elle qui, selon l’Apocalypse, porte écrits, au front, des blasphèmes. Qu’il explique donc, s’il le peut, ce qu’est cette liberté où l’on ne peut vouloir que ce qui est à punir; qu’il nous dise pourquoi il parle de choix lorsqu’il affirme que la volonté ne peut se déterminer que dans un sens! Mais, si en vérité il en était ainsi, les jugements divins n’auraient plus de raison d’être: Quel bien notre Dieu pourrait-il à juste titre exiger de nous, dès lors qu’il aurait privé notre volonté de la faculté de le désirer? Or l’Apôtre ne dit-il pas Dieu serait-il injuste? Non. Si parmi les hommes c’est renier tout sentiment de justice que d’exiger des subordonnés ce qu’on ne les met pas en état de faire, comment peut-on penser, je vous le demande, que Dieu en use de la sorte. Où donc est ce cri de l’Apôtre: La volonté du bien, je la possède, mais je ne trouve pas en moi le moyen de l’accomplir. Qu’est-ce dire? sinon: je sais choisir la droite voie, mais lorsque j’y entre, si la grâce d’en haut ne me vient en aide, je tomberai de lassitude. Nul ne doute, nul ne nie que l’auteur de la grâce nous venant en aide, les hommes ne trouvent ouvert le sentier de la justice. La grâce, en effet, nous conduit dans le bien et précède nos bonnes actions, lorsque du ciel nous vient plusieurs fois répétée cette invitation au bienheureux repos : lorsqu’il nous est dit Venez mes enfants, écoutez-moi. Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous est préparé. Là où je suis, là sera aussi mon serviteur. Mais si notre volonté, qui est libre, n’est docile à ces avertissements et si notre travail n’y correspond, de nous-mêmes et sans y être contraints par aucune nécessité, nous nous précipitons dans l’enfer. Ainsi, ou bien notre dévotion nous assure une récompense, ou bien notre mépris des lois nous prépare un châtiment. Si non, ce ne sera plus rendre la justice que de condamner aux supplices des pécheurs qui ont subi la nécessité, ou de récompenser des œuvres auxquelles on est attiré malgré soi. Nous devons donc à la grâce notre vocation, nous devons à la grâce de recevoir par des voies secrètes, si nous n’y résistons, le sentiment de la vie éternelle. Mais c’est par notre propre choix que nous tendons au bien qui nous est montré. D’autre part nous lisons que l’inclination au mal, loin de nous dominer, nous est absolument soumise, car il est dit des péchés: Vous serez au-dessus de la concupiscence qui vous y porte. Que signifient aussi toutes ces sentences du prophète que nous groupons comme les fleurs d’une guirlande: Gardez-vous de rivaliser avec les méchants. N’allez pas mettre votre confiance dans les princes. Ne soyez pas comme le cheval et le mulet. Et l’apôtre: Ne vous rendez pas esclaves des hommes. Dans les exhortations que nous venons d’entendre, que signifient toutes ces défenses, s’il ne nous appartient pas de vouloir autrement? Voici encore, quoique en la personne du Christ, le témoignage du même prophète en faveur du libre-arbitre : Pour accomplir votre volonté, mon Dieu, j’ai voulu; et ailleurs: Volontairement je vous offrirai un sacrifice; et: Je m’acquitterai de mes vœux envers le Seigneur; et encore: Faites des vœux au Seigneur et acquittez-vous de ces vœux. Quant à cet exemple de l’Apôtre, dont notre adversaire croit se couvrir, il vient à l’appui de notre thèse, si l’on prend garde à ce qui suit, car c’est pour éviter la jactance que l’Apôtre dit: Ce que je sais, je le suis par la grâce de Dieu. Et en effet, dans la crainte de paraître fuir la gloire au point de trop s’écarter de la vérité, il ajoute avec une sage habileté: J’ai travaillé plus que tous les autres et la grâce de Dieu n’a pas été stérile en moi. Ce qui revient à dire: Le Christ a trouvé en moi matière à une digne et grande récompense. Car ce n’est pas que la grâce divine soit pauvre, mais elle parait comme appauvrie par l’insuffisance et la misère de nos mérites. Il semble en effet qu’elle ne coule plus dans ses canaux lorsque ses flots passent sans toucher à notre âme et sans faire cesser notre aridité. O si le cadre étroit d’une lettre permettait d’exposer les secrets des saints livres! Mais je crains que ne pouvant, grâce à Dieu, trouver prise du côté de notre foi, notre adversaire n’objecte la longueur de cet écrit. Comment encore entendre ce passage; quel sens lui prête-t-il: Voici l’eau et le feu, portez la main du côté que vous voudrez? Et les autres textes que vous avez cités et exposés en si grand nombre? Je crois qu’il a, comme on dit de l’aspic, passé l’oreille fermée. Je vois jusqu’où s’étend le poison de cette peste de Lybie. "Le serpent du désert a plus de venin qu’il ne le laisse voir": On doit juger de ses forfaits cachés par les aveux qui lui échappent. Il veut atteindre à cette énormité que personne ne périt par sa faute ou sa négligence, puisque l’on est privé de la faculté de choisir entre le bien et le mal que la toute puissance divine a concédée à l’homme. Le salut, d’après lui, ne peut être que pour ceux qui, sans travail aucun, sans l’amour des commandements, privés de tout mérite personnel, sont simplement l’objet de la faveur céleste. Par conséquent, ce qui revient au même, d’après l’opinion de notre adversaire, ceux- là périssent que la grâce divine n’a pas voulu sauver. Quand à vous, mon cher seigneur, après vous avoir salué, je vous conseille de vous retrancher en vous-même, et s’il n’y a espoir de guérir cet esclave de la mort, cessez toute discussion, car tandis que de votre côté, vous tiendriez ferme sur le solide fondement de votre foi, il serait à craindre qu’à l’occasion de cette controverse, votre adversaire ne fit avorter en l’âme de quelques-uns, les fruits de la semence divine. [2,20] LETTRE XX. ENNODIUS A CONSTANTIUS. Vous me pardonnerez de vous avoir répondu rapidement, car je ne puis encore me défendre de l’impétuosité de la jeunesse. Vous êtes, vous, d’un âge où la maturité et la gravité s’imposent. En conséquence je vous prie de ne pas trahir ma confiance et d’épargner à mes bagatelles les rigueurs du public; car si ma lettre est d’un style obscur et incertain, elle est à couvert derrière l’ordre que vous m’en avez donné. Nul n’a le droit de se montrer dégoûté de ce qu’il a prescrit. Donc, en vous disant adieu, je vous demande l’indulgence pour ce que vous allez lire: Il résultera de votre bon accueil qu’ayant trouvé tant de charme à vous obéir, nous ne pourrons plus, à l’avenir, rien vous refuser. [2,21] LETTRE XXI. ENNODIUS A ALBINUS. J’ai écrit à votre grandeur jusques à quatre fois et malgré cela je suis accusé comme si je me livrais à la paresse. Ma langue a travaillé à me gagner votre affection ; mais j’ai perdu mon temps, mon assiduité à vous écrire ne me vaut aucun témoignage d’amitié. Je crois devoir attribuer à la négligence ou même à la malveillance du porteur le contretemps qui m’arrive. Malgré tout je multiplie mes lettres et, selon votre désir, je vous donne des nouvelles de ma bonne santé, avec l’espérance d’avoir moi-même à me réjouir de votre bonheur. Adieu, mon cher Seigneur; daignez honorer votre ami de vos encouragements, car vous faites une chose qui vous rapproche de Dieu lorsque un ami, qui se confie à votre patronage, trouve dans votre fidélité et vos relations un puissant réconfort. [2,22] LETTRE XXII. ENNODIUS A FAUSTUS. N’est-ce point perdre son temps et sa peine à rendre service que de vouloir aider au soleil au moyen de flambeaux? Celui qui jouit de toute la faveur n’a nul besoin d’un secours d’en bas et pourquoi rechercher l’appui d’une recommandation lorsque l’on est élevé par ses mérites au comble des faveurs de l’amitié. L’illustre patricien Albinus, votre parent, est l’objet de cette lettre. Ce n’est certes point qu’il en ait besoin, mais il la désire et, bien qu’elle ne lui soit d’aucune utilité, je n’en aurai pas moins de droit à son affection, puisque j’aurai exécuté ses ordres. Je vous prie donc, vénérable Seigneur, tout en vous présentant l’hommage de mes salutations, d’accorder audit personnage ce qu’il désire. Je sais, du reste, que bien vite cet homme de grand mérite, que j’appuie de ma pauvre recommandation, aura libre accès au plus intime de votre cœur. [2,23] LETTRE XXIII. ENNODIUS DIACRE A SON SEIGNEUR FAUSTUS. L’orphelin n’est plus sans protecteur dès lors qu’il devient l’objet de votre sollicitude : l’assistance paternelle ne fait plus défaut à ceux que vous protégez. C’est de Lupicin, fils de notre Euprépie que je parle: A lui s’applique ce que je viens d’énoncer d’une manière générale. J’apprends du sublime comte Tancila, qui vous tient en si grand honneur, d’alarmantes nouvelles au sujet des biens de ce cher neveu; d’autant qu’il est fort difficile d’obtenir la restitution de ce qui a été une fois octroyé par notre seigneur roi. Or Tancila m’assure que tous les pauvres biens revenant à Lupicin, du chef de sa mère, sont revendiqués par Torisa ou d’autres. Pour sauver mon pupille de l’infortune qui le menace, je ne puis autre chose que de prendre ma plume pour vous en instruire exactement. Il vous appartient de prendre, pour lui venir en aide dans son malheur, les moyens que Dieu vous inspirera: Mon devoir était de vous mettre au courant de ce que j’avais appris. Je vous présente, mon cher et vrai Seigneur, l’hommage de mes salutations et je prie la divine miséricorde que le secours du ciel seconde vos efforts. [2,24] LETTRE XXIV. ENNODIUS DIACRE A SON SEIGNEUR FAUSTUS. Je considère comme un vol fait à l’affection que de laisser partir des voyageurs sans leur donner des lettres: leur lecture porte au loin les traits de notre visage, et celui qui les parcourt y retrouve le portrait des amis qui les ont écrites. Ajoutez à cela l’occasion d’avoir pour porteur le très sublime Luminosus, notre ami commun, qui vient joindre à l’attrait de vos mérites les charmes de son amabilité. Qui donc m’excuserait de laisser, par ma négligence, s’attiédir notre affection, en omettant de vous écrire et de donner au susdit porteur les lettres que vous daignez exiger de moi? Grâces soient rendues à Dieu de ce que je puis, en tête de ma lettre, célébrer les succès qui viennent accroître votre félicité: l’orgueil des ennemis cède à l’empire du Christ, notre Dieu. Mes espérances me faisaient prévoir ce que l’évènement justifie. Il est facile en effet de prévoir la conduite de la Providence sur les évènements lorsqu’on sait en tirer l’augure de la conduite des hommes. Adieu donc, adieu encore, mon cher Seigneur; daignez réjouir de vos lettres celui qui vous aime, et que leur doux commerce compense ce que nous font perdre les distances qui nous séparent. [2,25] LETTRE XXV. ENNODIUS DIACRE A FAUSTUS QUESTEUR. Puisque la divine Providence m’en fournit le moyen, je ne puis trouver pour vous faire parvenir des nouvelles de mon retour une occasion plus propice que celle d’un ami qui se rend à Ravenne, et dont, au besoin, le récit fidèle eut suffi pour me dispenser d’écrire. Mais je n’ai pu m’en priver et si, par quelque négligence, je venais à m’en abstenir, ne pourrait-on pas me reprocher de condamner l’échange fréquent des lettres qui me tient tant au cœur. Ajoutez que je ne pouvais opposer un refus à mon porteur qui sait exiger de ses amis ce que lui-même est fidèle à leur accorder. Etant donc parti de Ravenne, où je laissai tout ce qui m’est le plus cher en la vie présente, avec l’aide du Christ, j’arrivai à Milan en bonne santé, fatigué néanmoins de la hâte qu’à mon grand regret je dus mettre dans mon retour, par crainte de l’hiver. Mais nous devons tout rapporter à Dieu, à qui seul il appartient d’ordonner ce qui nous concerne et de nous détacher de l’amour de notre corps mortel par l’attrait de l’amour éternel. Et maintenant, après vous avoir humblement salué, j’en viens au motif de ma lettre qui est de vous recommander le porteur. S’il a lieu de se féliciter de vos bienfaits, il devra reconnaître qu’il aura été payé de retour pour ce que lui-même a fait aux vôtres, et dans quelle mesure il doit vous aimer. Je vous prie, lors-même qu’il n’y serait pas disposé, de l’obliger à revenir promptement, car, d’une part, mon cœur réclame sa présence et, d’autre part, s’il plaît à Dieu, elle me sera d’une grande utilité. [2,26] LETTRE XXVI. ENNODIUS A LIBERIUS. L’écriture est l’aliment et le soutien de l’amitié; le commerce épistolaire est au service de l’affection; l’amour qui garde le silence revêt tous les dehors de l’ingratitude, et l’amitié qui n’éclate pas en paroles perd le meilleur de son prix. Le sanctuaire du cœur ne s’ouvre que par la clé de la parole; je m’empare dès maintenant de votre bienveillance. Selon les moyens de mon talent je vous dédie ces prémices de commerce épistolaire, et j’ose m’en prévaloir pour revendiquer le mérite d’être celui qui de nous deux aime le plus. Quand vit-on en effet se renfermer dans le silence un ami fidèle à garder le souvenir de la foi promise, à moins que la parole, par laquelle se trahit toujours l’expression de la pensée, ne vint à lui manquer? C’est donc moi qui dans ce commerce littéraire aurai pris les devants, et je mérite des préférences puisque je fus le premier à exprimer, par le témoignage de la langue, les sentiments qui m’animent. Je viens d’exposer sans détour les obligations réciproques du commerce épistolaire. A vous d’agir à mon égard de façon à procurer le développement de ces premiers germes que vous avez reçus, car les procédés de votre Eminence, si je venais à être l’objet de vos dédains, ne manqueraient pas de subir les rigueurs de la critique. C’est exposer à la censure sa façon d’agir que de ne pas prendre la peine de conserver ce que l’on a cueilli. Mon cher Seigneur, en vous offrant l’hommage le plus obséquieux de mes salutations, je demande à Dieu de multiplier à votre égard l’accroissement de ses faveurs, car toute ma fortune est uniquement de voir votre grandeur élevée aux honneurs qui lui sont dus. [2,27] LETTRE XXVII. ENNODIUS A HONORAT. Votre récente lettre m’a fait savoir que vous résidez dans mon voisinage, mais vous ajoutez, comme pour tempérer ma joie d’une si heureuse nouvelle, que vous n’êtes pas en parfait état de santé. Je ne puis mériter un bonheur sans mélange et toujours aux sujets de joie se mêle quelque amertume. Jusqu’ici vous n’aviez eu à la cour de Ravenne qu’une situation difficile, et maintenant qu’il vous arrive de tenir un emploi qui vous met à l’aise, votre santé se trouve ébranlée, afin qu’il ne vous soit pas donné d’obtenir à la fois tout ce qui est à désirer. Qu’elle est donc dure la condition faite à l’humanité! Lorsqu’il semble que ses désirs vont se trouver heureusement réalisés, aussitôt sa situation change et ce qu’elle paraissait déjà tenir lui échappe. Laissez-moi cependant vous dire que j’ai été stupéfait de l’accusation qu’avec de si ingénieuses précautions oratoires vous avez glissée dans votre lettre; ainsi vous croyez que je me refuse à vous rendre le service que vous me demandez parce que je vous ai indiqué que je ne le pouvais faire. O mystère d’un esprit ingénieux qui tient plus compte de l’utilité des choses qu’il n’a confiance en l’affection! Dieu m’est témoin que je ne vous refuserai rien de ce qui sera en mon pouvoir. Vous, demandez à Dieu que mon action ne trouve pas un obstacle dans les pauvres lettres que vous affectionnez et qui sont pour moi une calamité. Je ne connais rien en effet qui me paralyse, lorsque je me propose d’obtempérer à une demande, comme, ce qui m’est arrivé parfois, de recevoir des lettres qui n’offrent rien de littéraire. Appliquez plutôt votre talent à l’étude des rudes textes du droit, bien propres à fournir aux exigences de la langue la plus barbare. Mon cher seigneur, en vous adressant l’hommage de mes salutations j’espère que vous m’aiderez de vos ferventes prières dans mes travaux, car sans avoir le mérite de la science et de l’érudition, j’ai souvent à soutenir, dans les causes que je plaide, la réputation d’un parfait avocat. [2,28] LETTRE XXVIII. ENNODIUS A AVIÉNUS. Je dois, avant toute chose, rendre grâces à Dieu de ce qu’il a inspiré à votre Grandeur d’exiger de moi ce que je devais être si disposé à lui offrir. Vous avez ainsi donné du prix à ma loquacité, que j’ai eu tant de peine à contenir jusqu’ici dans les justes limites des convenances. Ma plume que j’avais sévèrement réprimée, de crainte qu’elle ne devint importune, est maintenant en verve. Or malgré ce bavardage exagéré, j’obtiens tout le mérite d’une excessive discrétion, car l’ordre que vous m’avez intimé de vous écrire, est le plus bel éloge de mon silence. Allons, moi longtemps si effronté, voilà qu’il m’arrive de gagner l’affection sans avoir rien à corriger de mon manque de réserve. Apprenons à estimer ce qui nous profite. Mon silence me vaut de vous parler maintenant en toute liberté: On insiste pour jouir de mes entretiens si souvent tenus pour fastidieux. Je n’irai pas plus loin : la rareté du discours, à ce que je vois, lui donne du prix. On peut, en ce point croire sincère le témoignage de ma joie; mon affirmation est basée sur la vérité. Voici : ce délicat qui dégustait à peine du bout des lèvres les lettres de savants, où abonde le pur froment de l’érudition, ne dédaigne pas d’accueillir avec faveur la paille stérile de ma tablette. Ainsi ma réserve m’a valu une double joie celle d’être par mon silence à l’abri des écueils de langage, et celle de voir désirer mes entretiens souvent si peu prisés. D’autre part celui que j’entoure de mon affection a donné à l’expression de sa pensée une forme meilleure. Ainsi, tandis que je pratique la discrétion, je fournis à notre consul l’occasion de châtier son style. Mais pour ne pas prolonger outre mesure cette lettre et lui faire dépasser les justes limites, au point que ma causerie indiscrète finirait par démontrer que si j’ai gardé le silence, ce ne fût point à dessein, adieu mon cher seigneur, et daignez honorer vos amis de ces relations, car les honneurs auxquels vous êtes élevés ne peuvent recevoir d’autre accroissement que celui qui vous revient de l’humilité que nous vous faisons pratiquer lorsque vous vous inclinez vers nous.