[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] CHAPITRE I. Aussitôt que les Grecs eurent embarqué leur butin, ils levèrent l'ancre et partirent à l'aide d'un vent favorable. Ils entrèrent bientôt dans la mer Égée, les vents et les tempêtes leur causèrent de grandes pertes et dispersèrent leurs vaisseaux. La flotte des Locriens battue par une tempête affreuse, qui fit perdre la présence d'esprit aux matelots, fut frappée de la foudre et périt par le feu. Ajax, roi des Locriens, et ceux qui l'accompagnaient, essayèrent de se sauver à la nage. Ils se soutenaient sur les débris de leurs navires, et flottaient ainsi sur les eaux, lorsqu'ils furent jetés contre les Choerades, rochers qui avoisinent l'île d'Eubée, et périrent misérablement par la perfidie de Nauplius qui, à la nouvelle de leur naufrage, voulant venger la mort de Palamède, son fils, avait fait placer pendant la nuit des feux sur ces rochers, pour que les Grecs s'y rassemblassent comme dans un port assuré. [6,2] CHAPITRE II. Dans le même temps, Oeax, fils de Nauplius et frère de Palamède, à la nouvelle de notre retour en Grèce, se rend à Argos. Là, par de faux rapports, il anime Aegiale et Clytemnestre contre leurs maris, et leur assure qu'oubliant leur ancien amour, ces princes amenaient avec eux des épouses troyennes; il ajoute encore tout ce qu'il croit le plus propre à exciter à la vengeance des femmes, qui naturellement sont changeantes et susceptibles de se laisser prévenir. Ainsi Diomède, à son arrivée, est-il repoussé par ses propres sujets, soulevés à l'instigation d'Aegiale : de son côté, Clytemnestre tend des embûches à Agamemnon, et le fait assassiner par Égisthe, avec qui elle s'était rendue coupable du crime d'adultère. Elle prend ensuite pour époux cet amant barbare, et donne le jour à Erigone. Cependant Talthybius arrache des mains d'Egisthe Oreste, fils d'Agamemnon, et le remet à Idoménée, qui se trouvait alors à Corinthe. Bientôt se joignent à eux Diomède, qui avait été repoussé de ses états, et Teucer, qui l'avait été de l'île de Salamine par Télamon, pour n'avoir pas défendu son frère qu'on avait fait périr par trahison. Cependant Mnesthée, Aetra et sa fille Clymène, furent reçus par les Athéniens, et Démophoon et Athamas restèrent hors de la ville. Dès que ceux qui s'étaient échappés se virent réunis en assez grand nombre à Corinthe, ils avisèrent aux moyens d'attaquer les différents royaumes de la Grèce, et de recouvrer par la force les états dont on les avait privés. Nestor les détourne de ce projet, et leur conseille de sonder les esprits avant que de déchirer la patrie par des divisions intestines. Quelque temps après, Diomède apprend qu'Oenéus, en Étolie, était en butte aux outrages de ceux qui, pendant son absence, avaient ravagé son royaume. Il s'y rend aussitôt, et met à mort les auteurs de la révolte. Cette expédition. en répandant au loin la terreur de son nom, intimida les rebelles, et contribua à le faire rentrer sans obstacle dans son propre pays. La réputation de sa valeur s'étendit bientôt par toute la Grèce, et chaque peuple reprit ses premiers maîtres, tant on se persuada qu'aucune force ne serait capable de résister à des guerriers qui avaient montré tant de bravoure au siège de Troie : aussi entrâmes-nous en Crète, notre patrie, avec Idoménée, au milieu des acclamations de nos concitoyens. [6,3] CHAPITRE III. ORESTE au sortir de l'enfance, se disposa à agir en homme de coeur. Il. résolut d'abord de se rendre à Athènes, et pria en même temps Idoménée de lui fournir le plus de troupes qu'il pourrait pour l'expédition qu'il méditait. Il rassembla donc, du consentement de ce prince, tous ceux qui lui parurent les plus propres à exécuter ses desseins, et arriva peu de temps après à Athènes. Là, il réclama hautement la protection des habitants contre Égisthe. Il consulta ensuite l'oracle, et reçut pour réponse : Qu'il devait tuer sa mère, et Égisthe avec elle, que par ce moyen il recouvrerait le royaume paternel. Armé en vertu de l'ordre des dieux, il va trouver Strophius avec ceux qui l'accompagnent. Ce prince, qui régnait dans la Phocide, lui avait offert avec empressement du secours contre Égisthe, à qui il avait donné auparavant sa fille en mariage. D'un côté, il était sensible à l'injure qu'Égisthe avait faite à sa maison, en répudiant sa fille pour épouser Clytemnestre, et de l'autre, indigné de l'assassinat commis sur la personne du roi des rois. Ils délibérèrent donc ensemble sur l'exécution de leur projet, et se rendirent à Mycènes avec une forte armée. Profitant de l'absence d'Égisthe, ils donnèrent la mort à Clytemnestre et à tous ceux qui osèrent leur résister ; puis, à la nouvelle de l'arrivée d'Égisthe, ils lui dressèrent des embûches et le firent périr. La division se mit ensuite parmi les Argiens ; chacun ayant des vues et des intérêts différents, il se forma une multitude de partis. Ce fut dans le même temps que Ménélas revint en Crète où il apprit la mort d'Agamemnon, et ce qui venait de se passer à Argos. [6,4] CHAPITRE IV. CEPENDANT, à la nouvelle de l'arrivée d'Hélène dans l'île de Crète, une foule d'habitants de tout sexe accourut à sa rencontre. Chacun était curieux de voir une femme en faveur de laquelle presque toute la terre s'était armée. Nous apprîmes de Ménélas que Teucer, chassé de sa patrie, avait fondé dans l'île de Chypre une ville appelée Salamine. Ce prince nous raconta aussi les grandes merveilles qu'il avait vues en Égypte ; il ajouta qu'il avait fait ériger un tombeau magnifique à Canopus, son pilote, qui était mort de la piqûre d'un serpent. Ensuite, à la première occasion favorable, il fit voile vers Mycènes ; là il tenta de perdre Oreste ; mais il fut repoussé par la multitude, et obligé d'abandonner son dessein. Oreste néanmoins, cédant au désir de ses sujets, fut obligé d'aller à Athènes, pour se justifier devant l'Aréopage du meurtre qu'il avait commis : ce tribunal était alors renommé dans toute la Grèce pour la sévérité de ses jugements. Oreste, après avoir plaidé sa cause, fut absous. Erigone, fille d'Égisthe, à cette nouvelle, ressentit une telle douleur, qu'elle s'étrangla de désespoir. Mnesthée renvoya à Mycènes Oreste, absous de son parricide, et purgé, selon la coutume du pays, par toutes les cérémonies propres à faire oublier ce crime. Il rentra ensuite en possession de ses états. Quelque temps après, il se rendit en Crète à la prière d'Idoménée, et Ménélas y vint aussi : là, il fit de vifs reproches à son oncle, et se plaignit de ce qu'il avait cherché à lui tendre des embûches au moment où les factions qui partageaient ses sujets rendaient son pouvoir chancelant. Ils se réconcilièrent enfin à la prière d'Idoménée et se rendirent à Lacédémone. Ce fut là que, selon la teneur du traité, Ménélas donna Hermione en mariage à son neveu. [6,5] CHAPITRE V. DANS ce même temps Ulysse aborda en Crète avec deux vaisseaux phéniciens qu'il avait loués. Ce prince, poursuivi vivement par Télamon, avait perdu sa flotte, toutes ses richesses avec ses compagnons. Télamon était son ennemi, et voulait venger sur lui la mort de son fils : aussi Ulysse n'échappa-t-il qu'avec peine et par son adresse à la fureur de ce prince. Idoménée le pria de lui apprendre comment il était tombé dans cet état d'abaissement. Ulysse lui répondit : « Aussitôt après la prise de Troie, je fis voile vers le promontoire d'Ismare; je partis de ce lieu avec tout le butin qui m'était tombé en partage ; je fus poussé sur les côtes des Lotophages, et, pour mon malheur, je relâchai en Sicile où je courus les plus grands dangers chez Cyclope et son frère Lestrigon, et même Antiphate et Polyphème, leurs fils, firent périr une grande partie de mes compagnons. Enfin Polyphème touché de mes malheurs, s'unit d'amitié avec moi. Je tentai ensuite d'enlever Aréné, fille du roi, qui s'était prise d'amour pour Elpénor, un de mes compagnons. A cette nouvelle, les Lestrigons, à l'instigation du père, me ravissent ma proie et me chassent de leur île. Me voyant forcé de fuir, je pris terre aux îles Eoniennes ; je passai de là dans celle de Circé, et ensuite chez Calypso : ces deux reines mirent en usage leurs charmes et leurs attraits pour nous fixer auprès d'elles. Je parvins enfin à m'échapper, et j'arrivai au bord de l'Averne, où, après certains sacrifices expiatoires, les hommes apprenaient des morts mêmes les événements futurs. Au sortir de ce lieu, je touchai les rochers des Sirènes, dont il me fallut éviter par adresse les artifices ; je passai entre les deux fameux écueils de Scylla et de Charybde, dans cette mer orageuse, qui ordinairement engloutit tout dans son sein ; en cet endroit je perdis plusieurs de mes vaisseaux et de mes compagnons. Enfin, je tombai avec ceux qui me restaient entre les mains des pirates phéniciens, qui, touchés de mon état, me conservèrent la vie.» A sa demande, Idoménée lui accorda deux vaisseaux, le combla de riches présents, et l'envoya ensuite chez Alcinoüs, roi des Phéaciens. [6,6] CHAPITRE VI. Il fut traité pendant plusieurs jours chez ce prince avec tous les honneurs dus à sa grande réputation. On lui apprit que trente princes illustres de différents états se disputaient la main de Pénélope : ils étaient de Zacynthe, des îles Echinades, de Leucathe et d'Ithaque. A cette nouvelle, Ulysse prie instamment le roi de l'accompagner et de venger avec lui l'injure qu'ils faisaient au lien sacré de l'hyménée. Dès qu'ils furent arrivés à Ithaque, Ulysse se tint caché quelque temps, jusqu'à ce que l'on eût instruit Télémaque du coup que l'on préparait; ensuite ils s'introduisirent secrètement dans le palais, où ils donnèrent sans peine la mort aux amants de Pénélope, qui étaient pris de vin et dormaient d'un profond sommeil. Les habitants de l'île, instruits de l'arrivée d'Ulysse dans la ville, le reçurent au milieu des transports de la joie la plus vive. Il apprit alors ce qui s'était passé chez lui pendant son absence ; il infligea des peines ou donna des récompenses à ceux qui les méritaient. La renommée se chargea de publier partout la chasteté de Pénélope. Peu de temps après, à la prière d'Ulysse, Nausicaa, fille d'Alcinoüs, fut accordée en mariage à Télémaque. Ce fut alors qu'Idoménée, roi de Crète, mourut, laissant Mérion pour son successeur, et Laërte finit sa carrière trois ans après le retour de son fils à Ithaque. Ulysse donna le nom de Ptoliporthe au fils de Télémaque et de Nausicaa. [6,7] CHAPITRE VII. PENDANT que ces événements se passaient à Ithaque, Néoptolème, chez les Molosses, faisait rétablir sa flotte que les tempêtes avaient fort maltraitée. Là, il apprit que Pélée avait été chassé de son royaumes par Acaste. Il était naturel qu'il vengeât l'injure faite à son aïeul; en conséquence, il envoya en Thessalie deux de ses affidés, inconnus aux habitants du pays, Chrysippe et Aratus, pour examiner l'état des affaires. Ceux-ci furent bientôt instruits par Assandre, parent de Pélée, de tout ce qui s'était passé et des moyens perfides employés par Acaste. Assandre fuyant l'injustice du tyran, avait embrassé le parti de Pélée, et tout ce qui était arrivé à la maison de ce prince lui était si connu, qu'il fit à Chrysippe et à Aratus le détail du mariage de Pélée et de Thétis, fille de Chiron. Il ajouta qu'alors beaucoup de rois avaient été invités à se rendre au palais de Chiron pour la cérémonie ; que pendant le repas ils avaient accordé à Thétis les mêmes honneurs qu'à une déesse, donnant au père le nom de Nérée, et à la fille celui de Néréide ; que parmi les rois qui avaient assisté aux fêtes, ceux qui excellaient dans la danse et dans la poésie avaient été nommés par les convives, l'un Apollon et l'autre Bacchus; qu'on avait aussi donné à plusieurs femmes les noms des Muses ; que depuis ce temps on avait désigné ce repas sous le nom de festin des dieux. [6,8] CHAPITRE VIII. INSTRUITS par Assandre de tout ce qui s'était passé, Chrysippe et Aratus retournèrent vers leur maître, et lui firent un fidèle récit de leur mission. Néoptolème, quoique retenu par les vents contraires et par la mauvaise volonté des Molosses, parvint cependant à réparer sa flotte et à s'embarquer. Enfin, après avoir été longtemps le jouet des tempêtes, il fut poussé sur les côtes des Sépiades, ainsi nommées à cause des rochers dangereux qui les environnent. Il perdit en cet endroit presque tous ses vaisseaux, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'il se sauva avec ceux de ses compagnons qui étaient sur le sien. Là il trouva son aïeul Pélée, qui, pour échapper aux poursuites et à la cruauté d'Acaste, s'était caché dans une caverne profonde et ténébreuse. Ce vieillard désirait si ardemment le retour de son petit-fils, qu'il avait pris l'habitude de venir tous les jours sur le rivage de la mer, et d'examiner avec soin ceux que le hasard ou les tempêtes amenaient en ces lieux sauvages. Dès que Néoptolème eut appris de Pélée lui-même les malheurs qui lui étaient arrivés, il forma aussitôt le dessein d'attaquer son ennemi. Il apprend par hasard que les fils d'Acaste, Ménalippé et PIisthène, étaient partis pour la chasse, et qu'ils approchaient de ces lieux. Il change aussitôt d'habits, et feignant d'être un Locrien, il se présente à ces jeunes gens, et leur dit que Néoptolème, dont ils désiraient tant la mort, venait de périr. S'étant ensuite mis à chasser avec eux, dès qu'il voit Ménalippe à l'écart, il se jette sur lui, bientôt après sur son frère, et les tue. Un esclave nommé Cinyras, parti pour les chercher, tombe entre les mains de Pyrrhus et lui apprend qu'Acaste s'avance vers ces lieux. Il éprouve le même sort que les deux princes. [6,9] CHAPITRE IX. AUSSITÔT Néoptolème se revêt d'un habit phyygien, s'avance à la rencontre d'Acaste, se présente au tyran sous le nom de Mestor, l'un des fils de Priam, qu'il avait amené captif avec lui, et lui apprend que Néoptolème, fatigué de sa longue navigation, était profondément endormi dans une caverne. Acaste, que cette nouvelle remplit d'inquiétude, sent un vif désir de perdre un ennemi dont il avait tout à redouter, et se rend aussitôt à l'endroit indiqué; mais en arrivant, il est arrêté par Thétis qui était venue dans ces lieux à la recherche de Pélée. Celle-ci, après lui avoir fait des reproches amers sur ses entreprises injustes et perfides contre la maison d'Achille, l'arrache des mains de Néoptolème, qui voulait le tuer, et prie instamment son fils de ne point tremper ses mains dans le sang, et d'oublier généreusement ce qui s'était passé. Acaste, qui, contre son attente, se voyait soustrait à la mort qu'il avait méritée, céda volontiers le pouvoir à Néoptolème. Celui-ci, après avoir recouvré son royaume, fit son entrée dans la ville, accompagné de son aïeul et de ceux qui l'avaient suivi dans cette expédition. A son arrivée, ses sujets lui donnèrent à l'envi des marques d'amour et de soumission, et se mirent tous avec plaisir sous le pouvoir de leur prince légitime, qui, de son côté, se montra bientôt digne de les gouverner. [6,10] CHAPITRE X. J'AI rapporté toutes ces particularités que j'ai apprises de Néoptolème lui-même, dans le temps qu'il m'invita à me rendre chez lui, lors de son mariage avec Hermione, fille de Ménélas. Il me raconta aussi l'aventure suivante au sujet des restes de Memnon. Le corps de ce prince avait été livré à ceux qui étaient partis par mer pour se rendre à Troie sous la conduite de Phallas ; ceux-ci, après avoir tué leur chef, et s'être emparé de tous les trésors que la flotte renfermait, s'étaient établis à Paphos dans l'île de Chypre. Himéra, soeur de Memnon, qui, suivant quelques personnes, s'appelait Héméra comme sa mère, était partie de son pays pour aller à la recherche de son frère ; arrivée en cette île, elle apprit la mort de Memnon, et le pillage qui avait été fait de ses richesses. Elle voulait reprendre aux rebelles le corps et les biens ; mais elle éprouva de la résistance. Cependant par l'intervention des Phéniciens, qui étaient en plus grand nombre dans l'armée, on lui permit de choisir entre les restes de son frère et les richesses qui lui appartenaient. La voix du sang l'emporta sur l'intérêt : la princesse prit l'urne et s'embarqua pour la Phénicie ; elle arriva dans son pays qu'on nomme Palliochis. Là, après avoir rendu les derniers honneurs aux cendres de son frère, elle disparut à jamais. Il y a trois opinions au sujet de cet événement. Quelques-uns croient qu'après le coucher du soleil, elle fut enlevée au ciel avec sa mère Héméra; d'autres prétendent que, succombant à la douleur que lui causa la mort de son frère elle se précipita dans les flots ; plusieurs enfin disent qu'elle fut tuée par les habitants du pays, qui voulurent lui enlever ce qu'elle portait sur elle. Voici ce que j'ai appris de Néoptolème touchant Memnon et sa soeur Himéra. [6,11] CHAPITRE XI. UN an après mon retour en Crète, les habitants de cette île m'envoyèrent à Delphes, accompagné de Lycophron et d'Ixéus, pour consulter en leur nom l'oracle d'Apollon sur les moyens de remédier aux maux qui affligeaient notre patrie. Une multitude prodigieuse de sauterelles avait fondu à l'improviste sur nos campagnes, et détruit partout les productions de la terre. Après de longues prières et de nombreux sacrifices, nous obtînmes cette réponse : « Par le secours des dieux les insectes seront détruits, et vous jouirez d'une grande abondance. » Nous voulûmes ensuite nous remettre en mer; mais les habitants du pays nous retinrent, disant qu'il serait imprudent de s'embarquer dans une pareille saison. Lycophron et Ixéus, méprisant cet avis, montèrent sur leurs vaisseaux et partirent ; mais à peine furent-ils en pleine mer que, frappés de la foudre ils périrent misérablement. Ensuite, comme l'avait annoncé le dieu, le même coup de tonnerre qui leur donna la mort fit cesser le fléau ; les insectes se précipitèrent dans la mer, et, l'île parut aussitôt couverte de fruits. [6,12] CHAPITRE XII. Dans le même temps, Néoptolème qui, avait consommé son mariage avec Hermione, alla à Delphes pour rendre grâce à Apollon de ce que la mort d'Achille avait été vengée dans le sang de son assassin : en partant il laissa dans son palais Andromaque, et Laodamas, le seul des enfant d'Hector qui existât. Après le départ de son époux, Hermione, voyant avec douleur le commerce criminel qui existait entre Néoptolème et sa captive, envoya chercher Ménélas, son père, se plaignit amèrement à lui de l'injure que lui faisait son époux en lui préférant une captive, et parvint à lui persuader de tuer le fils d'Hector. Andromaque, qui connut leur dessein, eut le temps de se mettre en garde contre le danger qui la menaçait. Les habitants, touchés de ses malheurs, l'arrachèrent, elle et son fils, à la fureur de Ménélas ; ils poursuivirent ce prince en l'accablant d'injures, et poussèrent si loin leur indignation, qu'il ne leur échappa qu'avec peine. [6,13] CHAPITRE XIII. SUR ces entrefaites, Oreste arriva en Thessalie, et apprit ce qui venait de se passer. Il engagea Ménélas à poursuivre son entreprise, et comme il conservait toujours un vif ressentiment de ce qu'Hermione lui avait été ravie par Néoptolème, il résolut de lui tendre des embûches à son retour de Delphes. Il y envoya donc les plus fidèles de ses serviteurs pour s'informer de l'arrivée de Néoptolème. A cette nouvelle, Ménélas, à qui cette entreprise criminelle ne plaisait pas, retourna à Sparte. Les envoyés d'Oreste lui apprirent à leur retour que Néoptolème n'était plus à Delphes. Ainsi il fut obligé d'aller à la recherche de son ennemi, et, comme on le dit généralement, il revint le même jour qu'il était parti, après avoir exécuté son projet. Peu de jours après, le bruit se répandit par toute la Grèce que Néoptolème était tombé sous les coups d'Oreste. Ce prince reçut la main d'Hermione qui lui avait été d'abord fiancée, et retourna à Mycènes. Cependant Pélée et Thétis, en apprenant la mort de leur petit-fils, se mirent à la recherche du corps : ils apprirent qu'il avait été enseveli à Delphes. Là, selon l'usage, ils lui rendirent les derniers honneurs; ils apprirent aussi qu'Oreste n'avait point paru dans l'endroit où l'on disait que ce prince avait été tué. Le public n'ajouta point foi à ce fait, et n'en resta pas moins persuadé que Néoptolème était mort de la main d'Oreste. Dès que Thétis vit l'union d'Oreste et d'Hermione, elle envoya chez les Molosses Andromaque, qui était enceinte, dans la crainte qu'Oreste et son épouse ne missent tout en usage pour détruire l'enfant qu'elle portait. [6,14] CHAPITRE XIV. DANS le même temps, Ulysse, épouvanté par de sinistres présages et par des songes effrayants, appela les plus habiles devins de son île pour les consulter à ce sujet. Il leur rapporta que, plusieurs fois pendant son sommeil, une ombre d'une beauté parfaite, réunissant à la fois les formes d'un dieu et celles d'un mortel, se présentait tout-à-coup à sa vue, et sortait toujours du même endroit ; qu'au moment où il se préparait à l'embrasser, et qu'il lui tendait les bras, elle lui parlait en ces termes : « Nous ne pouvons nous embrasser puisque, sortis d'une même origine, l'un de nous doit donner là mort à l'autre. » Lorsqu'il voulait s'approcher d'elle pour en savoir davantage, une lance, sortie tout-à-coup du sein de la mer, venait, par l'ordre de l'ombre, se placer entre eux, et les séparait aussitôt. A ce récit, tous ceux qui étaient présents pensèrent que ce songe lui présageait la mort, et l'engagèrent à se mettre en garde contre les embûches de son fils. Ainsi Télémaque, devenu suspect à son père, fut conduit, par ses ordres, dans l'île de Céphalénie, et confié à des personnes sûres qui veillaient sur lui; Ulysse, de son côté, se retira dans une profonde solitude, croyant fuir l'effet de cette vision qui le tourmentait. [6,15] CHAPITRE XV. DANS le même temps, Télégone, fils d'Ulysse et de Circé, qui avait été élevé dans l'île d'Ea par sa mère, étant parvenu à l'adolescence, partit pour chercher son père et arriva à Ithaque. Il était armé d'une pique dont la pointe était formée d'un os de tourterelle marine, pour indiquer l'endroit où il avait pris naissance. Instruit du lieu où se retirait Ulysse, il s'y rendit. Là les gardes s'opposèrent à ce qu'il approchât du roi, et comme il persistait avec fermeté dans sa résolution, ils le repoussèrent avec violence. Télégone leur dit alors qu'il était étonnant qu'on l'empêche de jouir de la présence de son père. Alors les gardes croyant qu'il arrivait pour tuer le roi, lui résistèrent encore davantage. Tous en effet ignoraient qu'Ulysse eût un autre fils que Télémaque. Le jeune homme se voyant repoussé, et obligé d'abandonner son dessein, se précipite sur les gardes, en abat quelques-uns à ses pieds et en blesse plusieurs autres. Dès qu'Ulysse eut été instruit de ce qui se passait, pensant bien que ce jeune homme était envoyé par son fils, il s'avança aussitôt contre lui, et voulut le frapper de la lance qu'il portait ordinairement pour sa propre sûreté. Mais Télégone évita adroitement le coup, et le perça à l'instant de la sienne à un endroit où la blessure était mortelle. Ulysse se sentant frappé, rendit grâce à la fortune, et s'avoua trop heureux de mourir de la main d'un étranger, et de pouvoir par là affranchir du crime de parricide Télémaque, qui avait toujours été l'objet de son amour. Rappelant ensuite un faible reste de vie, il demanda à son assassin quel pays l'avait vu naître, lui qui avait osé tuer Ulysse, fils de Laërte, si célèbre par sa rare prudence dans les conseils et par sa valeur dans les combats. Télégone reconnaissant alors ce héros, fait retentir l'air de ses gémissements, se déchire le visage de douleur, et se trouve le plus malheureux des hommes d'avoir été lui-même le meurtrier de son père. A la prière d'Ulysse, il lui apprit son nom et celui de sa mère, et dans quelle île il avait reçu le jour : il lui montra aussi ses armes. Ainsi Ulysse, blessé par celui qu'il était loin de redouter, reconnut la vérité de ses songes et des prédictions des devins, et mourut trois jours après, conservant toujours dans un âge avancé la vigueur de la jeunesse.