[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] CHAPITRE I. Les Troyens voyant revenir leur roi avec sa suite et le corps de son fils, ne pouvaient se lasser d'admirer la générosité des Grecs. Ils s'étaient persuadés que non seulement Priam ne réussirait pas auprès d'Achille, mais qu'encore il serait retenu prisonnier par les Grecs, en échange d'Hélène qu'on ne voulait pas leur rendre. A la vue des restes sanglants de leur général, tous les citoyens et les alliés accourent éperdus, remplissant l'air de leurs cris : ils s'arrachent les cheveux, se déchirent le visage, et, de tant d'hommes, il ne s'en trouve aucun qui ait assez de confiance en lui-même pour conserver un reste d'espoir après la mort d'un prince chéri, qui avait rempli toute la terre du bruit de son nom par ses exploits guerriers, et qui n'avait pas acquis moins de gloire pendant la paix par ses vertus domestiques et par la sagesse de ses conseils. On choisit pour le lieu de sa sépulture une éminence située près du tombeau d'Ilus. Pendant qu'on rendait à sa mémoire les tristes et derniers devoirs, de lugubres accents se faisaient entendre ; d'un côté, les femmes, Hécube à leur tête, fondaient en larmes ; d'un autre, les Troyens et les alliés répondaient à leurs cris. On ne livra aucun combat pendant les dix jours suivants, et tout ce temps fut employé aux mêmes cérémonies, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, sans que rien pût calmer la douleur publique. [4,2] CHAPITRE II. Cependant Penthésilée, dont nous avons déjà parlé, se présenta à la tête d'une puissante armée d'Amazones, et accompagnée de tous les peuples voisins ou tributaires de son empire. Vivement frappée en apprenant la mort d'Hector, elle désirait de retourner dans ses états; mais, gagnée par l'argent d'Alexandre, elle se décida enfin à rester. Quelques jours après, elle range ses troupes en bataille, et, se fiant trop sur ses forces pour employer les Troyens, elle se sépare d'eux, et s'avance au combat dans l'ordre suivant : un corps considérable d'archers formait l'aile droite, I'infanterie la gauche, et la cavalerie, qu'elle commandait en personne, était au centre. De notre côté nous nous préparâmes à la recevoir. Ménélas, Ulysse, Teucer et Mérion, devaient soutenir le choc des archers ; les deux Ajax, Diomède, Agamemnon, Tlépolème, Ialméne, devaient tenir tête à l'infanterie : Achille et les autres chefs étaient opposés à la cavalerie. Les armées ainsi disposées ne tardèrent pas à en venir aux mains. D'abord les archers de la reine nous causent quelque perte, sans être pourtant soutenus par les Troyens; mais les deux Ajax, de leur côté, font un affreux carnage de l'infanterie qu'ils avaient en tête, opposent le bouclier à celles qui résistent, les repoussent, les font tomber enfin sous leurs coups, et ne s'arrêtent que lorsqu'ils ont entièrement détruit cette partie de l'armée ennemie. [4,3] CHAPITRE III. Cependant Achille se fait jour à travers les escadrons ennemis, arrive jusqu'à Penthésilée, la frappe de sa lance, et la renverse de cheval avec autant de facilité qu'il aurait pu le faire d'une femme ordinaire ; puis, la saisissant par les cheveux, il l'entraîne à sa suite, après l'avoir mortellement blessée. Les ennemis voient tomber leur reine, et n'espèrent de salut que dans la fuite. Les portes de la ville se trouvent fermées; tout ce qui nous avait échappé d'abord en fuyant, tombe enfin sous nos coups. Nous conservâmes cependant, au milieu de la victoire, les égards dus à des femmes, et nous épargnâmes leur faiblesse. Ensuite chacun des nôtres, revenant vainqueur de l'ennemi qui lui avait été opposé, s'arrêtait devant Penthésilée, étendue mourante sur la terre, et ne pouvait assez admirer le courage de cette héroïne. Bientôt l'armée se trouva presque toute rassemblée dans ce lieu ; on délibère alors si, pour la punir d'avoir osé s'élever au-dessus de la nature et de son sexe, on ne devait pas la précipiter dans le fleuve, ou la faire dévorer par des chiens, pendant qu'il lui restait encore assez de vie pour sentir son supplice. Achille voulait qu'on lui rendit les honneurs funèbres ; mais Diomède s'y opposa ; il demanda à chacun des assistants son avis, et, du consentement de toute l'armée, il traîna par les pieds l'infortunée guerrière, et la précipita dans le Scamandre. Ce châtiment sembla convenir à l'acte de désespoir et de démence dont elle s'était rendue coupable. Ainsi la reine des Amazones perdit non seulement les troupes qu'elle amenait au secours de Priam ; mais encore elle offrit à l'armée un spectacle digne de la fureur guerrière qui faisait le fond de son caractère. [4,4] CHAPITRE IV. Le lendemain, Memnon, fils de Thiton et de l'Aurore, se montra à la tête d'une armée d'Indiens et d'Éthiopiens; son arrivée fit beaucoup de bruit, car il avait rassemblé une si grande quantité de soldats de toute arme et de tout pays, qu'il surpassait l'espoir que Priam avait conçu de lui. La plaine autour de Troie, et partout où la vue pouvait s'étendre, était couverte d'hommes, de chevaux et d'armes brillantes. Memnon avait conduit une partie de ses troupes par le mont Caucase, et en avait confié à Phalas un aussi grand nombre, pour les lui amener par mer. La flotte mit à l'ancre devant Rhodes ; mais bientôt Phalas, s'apercevant que les Rhodiens étaient amis des Grecs, craignit que sa flotte ne fût incendiée par eux. Après être resté en cet endroit quelque temps, il partagea son année navale en deux corps : l'un fut envoyé à Camire, et l'autre à Ialyse, villes opulentes et sûres. Cependant les Rhodiens pratiquèrent sourdement des intelligences avec les troupes qui étaient cantonnées dans leur voisinage. Ils accusaient Phalas de donner du secours à Alexandre, qui l'avait lui-même cruellement offensé, en portant le fer et le feu à Sidon, sa patrie; et, pour exciter davantage l'armée à la révolte, ils faisaient envisager que c'était se rendre semblable aux barbares que de soutenir une cause si odieuse. Ils répandirent d'autres bruits non moins capables de produire l'effet qu'ils désiraient. Ce ne fut pas en vain, car les Phéniciens, qui étaient en grand nombre dans cette armée, ébranlés par les plaintes des Rhodiens, ou peut-être curieux de s'approprier les richesses qu'ils apportaient avec eux, poursuivirent Phalas à coups de pierre, et le tuèrent. Ensuite, répandus dans les, villes dont nous avons parlé, ils partagèrent entre eux l'or, l'argent et les autres effets précieux. [4,5] CHAPITRE V. Cependant le nombre prodigieux de soldats qui étaient venus avec Memnon ne pouvait être facilement contenu dans la ville; ce prince fit donc tracer un camp dans une vaste plaine. Là, on exerçait les troupes à la manoeuvre, suivant l'arme à laquelle elles étaient destinées. Comme ces soldats étaient de divers pays, ils avaient chacun des armes différentes, et une manière particulière de s'en servir; les forces extrêmement variées de leurs boucliers et de leurs casques présentaient un aspect imposant. Quelques jours après, cette armée, qui brûlait du désir d'en venir aux mains, sort de son camp au lever du soleil, et, soutenue des Troyens et des autres alliés qui étaient dans la ville, s'avance au combat au signal donné. Les Grecs, de leur côté, disposés aussi bien que le temps le leur permettait, les attendirent, un peu intimidés à la vue d'un ennemi aussi nombreux et qui leur était inconnu. A peine fut-on à la portée du trait, que les Barbares poussèrent des cris horribles et discordants, et se précipitèrent sur nous comme un torrent : les nôtres, après s'être encouragés réciproquement, soutinrent avec assez de courage ce premier choc. Cependant les deux armées se reforment de nouveau, une grêle de traits est lancée de part et d'autre, et porte la mort dans tous les rangs. Le combat se soutenait assez également, lorsque Memnon, porté sur son char, et entouré des plus braves soldats de son armée, pénètre jusqu'au milieu des Grecs, tue ou renverse tous ceux qui ont l'audace de se présenter à ses coups. Nous avions déjà perdu beaucoup de monde, lorsque nos chefs, prévoyant que l'issue du combat ne leur serait point favorable, crurent qu'il serait plus prudent de se retirer, et cédèrent ainsi la victoire à l'ennemi. Ce jour-là même nos vaisseaux eussent été détruits ou incendiés, si la nuit, qui survint, n'eût empêché les ennemis de pénétrer dans nos retranchements : sans doute nous n'aurions pu les repousser, vu l'état d'épuisement où nous étions. En effet, autant nous eûmes la fortune contraire dans cette journée, autant Memnon montra de bravoure et d'adresse pour profiter de la sienne. [4,6] CHAPITRE VI. Après cet échec les Grecs tombèrent dans le plus grand accablement, et semblèrent avoir perdu toute confiance. D'abord, ils s'occupèrent du soin d'ensevelir les morts; ensuite ils s'assemblèrent pour aviser aux moyens de combattre Memnon : on fut d'avis de décider par le sort quel serait celui qui devrait le défier au combat. Agamemnon tire le nom de Ménélas, Idoménée le nom d'Ulysse, ainsi de suite; le dernier qui resta fut celui d'Ajax Télamon qui, à la grande satisfaction de toute l'armée, fut désigné par le sort. Les soldats, après avoir pris quelque nourriture; passèrent le reste de la nuit assez tranquilles. Le lendemain, au point du jour, les Grecs sortent de leur camp, armés et en ordre de bataille; Memnon, de son côté, accompagné des Troyens, n'avait pas moins fait de diligence que nous. L'attaque commence sur toute la ligne; un grand nombre de guerriers tombent de part et d'autre, ou sont mis hors de combat. Nous perdîmes ce jour-là Antiloque, fils de Nestor, qui s'était offert aux premiers coups de Memnon. Bientôt après, Ajax, au moment qui lui paraît le plus favorable, s'avance au milieu des deux armées, et provoque le roi à un combat singulier. Il avait d'abord recommandé à Ulysse et à Idoménée de bien se tenir en garde, et de le défendre contre toute surprise. Memnon, voyant venir Ajax, descend de son char, et s'avance à pied contre lui. Les deux partis, flottant entre la crainte et l'espérance, attendaient avec impatience la fin du combat, lorsqu'Ajax, de son javelot, perce le bouclier du roi, et lui enfonce avec une vigueur étonnante son trait dans le flanc. A cette vue, ceux qui accompagnaient Memnon, accourent à lui, et tentent de repousser Ajax. Achille voit leur intention, se présente à eux, et comme Memnon, privé de son bouclier, luttait encore contre la mort, il l'achève, en lui enfonçant sa lance dans la gorge. [4,7] CHAPITRE VII. On ne s'attendait pas à une mort si prompte; aussi le courage des ennemis s'affaiblit, et le nôtre augmenta en proportion. Déjà les Éthiopiens, que nous pressons vivement, prennent la fuite, laissant sur la place une grande partie de leur monde. Polydamas veut alors recommencer le combat : on l'entoure ; il est percé, dans les parties naturelles, d'un trait que lui lance Ajax. Glaucus, fils d'Anténor, en se battant contre Diomède, tombe sous les coups d'Agamemnon. Vous eussiez vu alors, de tous côtés, les Troyens et les Ethiopiens éperdus et sourds à la voix de leurs chefs, fuir en désordre, tomber embarrassés par le nombre et la précipitation, et périr enfin écrasés sous les pieds de leurs propres chevaux. Les Grecs, plus animés encore, les poursuivent, achèvent de les disperser, et les massacrent facilement au milieu de la confusion. La plaine autour de Troie est inondée de sang; tous les lieux par où l'ennemi a passé sont jonchés de cadavres et d'armes brisées. Dans cette journée Arejus et Echemon, fils de Priam, furent tués par Ulysse ; Dryops, Bias et Corython, par Idoménée ; Ilionée avec Philénore périrent de la main d'Ajax Oilée ; Thiestes et Thelestes, de celle de Diomède; l'autre Ajax immola Antiphus, Agavus, Agathon et Glaucus : Astéropée tomba sous les coups du redoutable Achille. Le carnage ne cessa que quand la lassitude et l'épuisement nous forcèrent à nous arrêter. [4,8] CHAPITRE VIII. Les Grecs s'étaient à peine retirés dans leur camp, que des envoyés vinrent, de la part des Troyens, demander la permission d'ensevelir leurs morts. Cette demande leur ayant été accordée, ils rassemblèrent les corps. Chaque armée rendit à ses guerriers les honneurs particuliers à sa nation. Memnon fut brûlé à part; ses cendres furent renfermées dans une urne, et reportées en Éthiopie par des personnes de sa suite. Les Grecs, de leur côté, lavèrent le corps d'Antiloque, et, après ce premier devoir, le livrèrent à Nestor, l'exhortant à soutenir avec courage ce coup funeste, suite inévitable de la fortune des combats. Les morts ensevelis de part et d'autre, les Grecs passèrent la nuit dans les festins et la joie, en comblant d'éloges Achille et Ajax, et portant leur valeur jusqu'au ciel. Les Troyens, au contraire, après cette cérémonie, restèrent en proie au désespoir. Ce n'était pas tant la douleur de la perte de Memnon, que la crainte de ce qui en résulterait, qui leur arrachait des larmes. En effet la mort de Sarpédon, suivie peu après de celle d'Hector, avait déjà abattu leur courage ; et lorsque la fortune semblait leur offrir un appui dans Memnon, sa perte leur enlevait jusqu'au dernier espoir. Aussi tant de malheurs arrivés leur faisaient-ils négliger jusqu'aux moyens de se relever. [4,9] CHAPITRE IX. Peu de jours après, les Grecs s'avancent en armes dans la plaine, et provoquent les Troyens au combat. Alors Alexandre, aidé de ses frères, range son armée et marche à nous ; mais à peine les armées ont eu le temps de se choquer et de lancer les premiers traits, que les Barbares abandonnent leurs rangs, et prennent honteusement la fuite : un grand nombre périrent par nos armes ou se précipitèrent dans le fleuve, parce que, poursuivis vivement par nous, la fuite leur devenait impossible. Lycaon et Troïle sont pris. Achille se les fait amener, et, en présence de l'armée, ordonne qu'on les mette à mort : il était indigné de ce que Priam avait oublié ce dont il était convenu avec lui au sujet de sa fille Polyxène. Les Troyens, instruits de ce malheur, poussent des cris douloureux. Ils déplorent surtout la perte de Troïle, moissonné à la fleur de son âge; prince d'autant plus sincèrement regretté, que sa beauté, et plus encore son amabilité, sa modestie et sa probité, l'avaient rendu cher et agréable à toute la nation. [4,10] CHAPITRE X. Quelques jours après, les deux partis convinrent d'une suspension d'armes, à l'occasion de la fête solennelle d'Apollon Thymbréen, qui avait lieu à cette époque. Priam, regardant comme très favorable le moment où les deux armées ne s'occupaient que de sacrifices, envoya Idée vers Achille pour traiter de son mariage avec Polyxène. Celui-ci se rendit alors au bois sacré pour avoir une conférence secrète avec Idée. Cette démarche, qui ne resta pas inconnue aux Grecs, leur inspira des soupçons contre Achille, et excita une indignation générale; car une entrevue de cette nature donnait de la certitude à des bruits qui, depuis quelques jours, circulaient sourdement. Ajax, Diomède et Ulysse, pour apaiser l'esprit irrité des soldats, se rendent au bois sacré. Ils s'arrêtent à l'entrée du temple, résolus d'attendre la sortie d'Achille pour lui faire part de ce qui se passe à l'armée, et aussi à le faire renoncer à ses entretiens en tête-à-tête avec l'ennemi. [4,11] CHAPITRE XI. Pendant ce temps, Alexandre qui, avec Déiphobe, a organisé un guet-apens, s'avance vers Achille, le poignard à la ceinture et avec l'air de celui qui viendrait lui confirmer les promesses faites par Priam. Il se place devant l'autel, mais se détourne du chef grec : son ennemi ne doit pas s'apercevoir de ce qu'il lui prépare. Au moment où tout semble prêt, Déiphobe s'en vient serrer dans ses bras le jeune homme qui, se croyant à l'abri de toute agression dans le temple d'Apollon, est sans arme. Déiphobe le prend dans ses bras pour l'embrasser et le féliciter d'avoir consenti à un accord : il ne relâchera son étreinte qu'après qu'Alexandre, qui, l'épée au poing, s'est rué sur son ennemi, lui aura frappé le flanc droit, puis le flanc gauche. Lorsqu'ils sont certains qu'Achille ne se remettra pas de ses blessures, ils s'enfuient éperdument et, prenant une direction opposée à celle de leur venue, ils regagnent la ville. Leur mission avait été d'une importance vitale et ils l'avaient réussie au-delà de tout espoir. Mais Ulysse les aperçoit et s'écrie : « On ne se sauve pas si brusquement et dans un tel affolement sans avoir de bonnes raisons de le faire ! » Les Grecs pénètrent alors dans le bois sacré, en explorent le moindre recoin et découvrent Achille gisant sur le sol, vidé de son sang et déjà quasiment mort . Ajax, dans le moment, lui adresse ces paroles : « Achille, tout le monde s'accordait à reconnaître en toi le plus brave des hommes, mais aussi le plus imprudent, et ce funeste événement en est la preuve. » Achille, rappelant dans ce moment le somme de vie qui lui restait encore, leur dit : « Je meurs victime de Polyxène, par la perfidie d'Alexandre et de Déiphobe. » Nos deux chefs, poussant un profond soupir, embrassent leur ami mourant, et lui donnent le dernier adieu. Ensuite Ajax le prend sur ses épaules, et le porte au camp des Grecs. [4,12] CHAPITRE XII. Dès que les Troyens aperçurent Ajax, ils sortirent en foule par les portes, et firent tous leurs efforts pour lui arracher le corps et l'emporter dans la ville, dans l'intention, sans doute, de le mutiler suivant leur détestable coutume. Les Grecs, qui n'ignoraient pas leur dessein, se saisirent de leurs armes et s'avancèrent de leur côté; peu à peu toutes les forces des deux nations se trouvèrent réunies, et bientôt le combat, s'engagea avec fureur. D'abord Ajax remet le corps à ceux qui l'accompagnaient, et fait tomber sous ses coups Asius, fils de Dymas, frère d'Hécube, qui s'était le premier présenté à lui. Il fait encore mordre la poussière à beaucoup d'autres qui se trouvent à la portée de ses traits ; de ce nombre sont Nastès et Amphimaque, qui régnaient dans la Carie. D'un autre côté, Ajax Oilée et Sthénélus, réunis, pressent vivement l'ennemi et le forcent à prendre la fuite. Bientôt les Troyens, privés d'une grande partie de leurs concitoyens, rompus de toutes parts, perdent l'espoir de tenir contre nous, et se précipitent vers les portes comme un faible troupeau, regardant leurs remparts comme leur unique ressource. On ne saurait croire le nombre d'ennemis qui périrent en cette occasion. [4,13] CHAPITRE XIII. Lorsque les Troyens eurent fermé leurs portes le carnage cessa ; alors les Grecs reportèrent Achille aux vaisseaux. Les chefs témoignèrent par leurs larmes les regrets qu'ils avaient de la perte d'un tel capitaine ; mais une grande partie de l'armée, loin de le pleurer, ne montra pas même la tristesse convenable en pareille circonstance. On s'était en effet persuadé qu'Achille avait des entrevues secrètes avec les Troyens, dans l'intention de trahir son parti. On ne pouvait pourtant pas disconvenir qu'en le perdant, les Grecs ne se trouvassent privés de leur plus ferme appui, et on devait plaindre le sort d'un héros qui, au lieu de trouver une mort glorieuse au milieu des combats, avait péri obscurément par un lâche assassinat. Cependant on fait descendre à la hâte une grande quantité de bois du mont Ida, et l'on élève un bûcher à l'endroit même où peu auparavant Patrocle avait eu le sien ; ensuite on place le corps dessus, on met le feu à la matière, et l'on rend au héros les honneurs funèbres qui lui sont dus. Ajax avait principalement insisté sur ce point, et n'avait cessé, pendant trois jours consécutifs, de se donner une peine infinie pour décider les Grecs à cette cérémonie ; il était presque le seul qui fût aussi sensible à la mort d'Achille. Il chérissait ce héros plus que tous ses autres compagnons, et le lui avait prouvé en beaucoup de rencontres : il avait deux raisons très fortes pour justifier cette prédilection, la parenté qui les unissait, et plus encore la bravoure qui leur était commune, et qui élevait Achille au-dessus de tous les Grecs. [4,14] CHAPITRE XIV. A la nouvelle de la mort d'un ennemi si redoutable, les Troyens se livrèrent aux transports de la joie la plus vive ; loin de blâmer Alexandre, ils le louaient outre mesure d'avoir, par artifice, abattu à ses pieds un ennemi que, certainement, il n'eût osé attaquer au milieu des combats. Ce qui mit le comble à l'allégresse publique, fut la nouvelle qu'on reçut d'Eurypyle, fils de Télèphe. Ce prince arrivait de Mysie. Priam se l'était attaché par des offres très avantageuses, et venait récemment de lui promettre sa fille Cassandre en mariage. Parmi les présents magnifiques qu'il lui avait envoyés, se trouvait une vigne de l'or le plus pur, et qui était regardée dans le pays comme une merveille. Aussi Eurypyle, à la tête des Mysiens et d'autres peuples, fut-il reçu à Troie précédé d'une grande réputation, et accompagné des acclamations et des transports de joie de toute une nation, à qui son arrivée faisait reprendre courage. [4,15] CHAPITRE XV. De leur côté, les Grecs renferment dans une urne les restes d'Achille, mêlés avec ceux de Patrocle, et les placent dans un tombeau construit sur le promontoire de Sigée. Ajax acheta des habitants de l'endroit l'emplacement nécessaire à l'érection du monument. Ce prince était indigné de l'indifférence que les Grecs montraient pour la perte d'un si grand homme. Dans le même temps, Pyrrhus, appelé aussi Néoptolème, fils d'Achille et de Déidamie, fille de Lycomède, arriva à l'armée au moment où le tombeau était presque achevé. Il s'informe de la cause de la mort de son père : il exhorte alors les Myrmidons à reprendre courage et à se montrer par leurs exploits dignes de la réputation de bravoure qu'ils ont méritée. Il charge ensuite Phénix du soin d'achever le tombeau d'Achille, et se rend à la tente de son père; là, il trouve ses dépouilles confiées au soin d'Hippodamie. Dès que nos chefs eurent appris son arrivée, ils se rendirent en foule auprès de lui, et l'exhortèrent à soutenir courageusement la perte qu'il venait de faire. Pyrrhus leur répondit avec douceur qu'il n'ignorait point que les maux envoyés aux hommes par les dieux devaient être supportés patiemment; qu'aucun mortel n'avait entre ses mains sa destinée ; qu'il n'appartenait qu'à un grand courage de regarder avec mépris une longue carrière ; que le désir d'arriver à la vieillesse devait être laissé aux âmes faibles et pusillanimes; que ce qui contribuait à alléger sa douleur était qu'Achille n'avait pu être vaincu dans un combat, n'ayant jamais trouvé de supérieur ni d'égal que le seul Hercule. Il ajouta que, quoique ce prince fût peut-être le seul digne de voir tomber sous ses coups l'orgueilleuse ville de Troie, il ne refusait pas d'achever l'ouvrage de son père avec l'aide des héros qui l'environnaient. [4,16] CHAPITRE XVI. Dès qu'il eut cessé de parler, on indiqua pour le lendemain un nouveau combat, et tous les chefs se rendirent à l'heure accoutumée dans la tente d'Agamemnon, qui les avait invités à souper. Ajax, Néoptolème, Diomède, Ulysse et Ménélas, occupaient la même table. Pendant le premier service, les convives firent, devant le fils d'Achille, un pompeux récit des exploits de son père; on ne tarissait point sur les louanges que méritait sa bravoure; enfin on élevait ce héros jusqu'au ciel. Cette conversation acheva de remplir le coeur de Pyrrhus d'une joie sincère, et d'enflammer son courage. Il leur répondit qu'il ferait tous ses efforts pour ne point se montrer indigne d'un tel père. Le repas fini, chacun se retire dans sa tente. Le lendemain au point du jour, Néoptolème sort du camp et rencontre Diomède avec Ulysse ; il les salue et leur demande ce qu'il doit faire. Ceux-ci lui répondent que quelques jours de repos seraient nécessaires à ses soldats, dont un long voyage maritime avait comme engourdi les membres, et qui ne seraient peut-être pas capables de combattre avec autant de vigueur que s'ils étaient dans leur état habituel. [4,17] CHAPITRE XVII. D'après leur avis, on accorda donc aux troupes deux jours de repos. Cet espace de temps écoulé, tous les chefs font prendre les armes aux soldats, les rangent en bataille, et s'avancent au combat. Néoptolème, qui commandait le centre, avait avec lui Ajax et ses Myrmidons; il honorait Ajax comme son père, à cause de la parenté qui les unissait. Cependant les Troyens étaient saisis de frayeur, en voyant qu'au moment où leurs alliés les abandonnaient, on leur opposait de nouvelles forces, commandées par un vaillant capitaine ; ensuite, encouragés par Eurypyle, ils se décident à prendre les armes. Ce dernier, soutenu des princes, fils de Priam, se présente au combat à la tête de ses troupes et des Troyens, dispose son ordre de bataille, et se place au centre. Alors, pour la première fois, Énée refusa de prendre part au combat et resta dans la ville : gardien du temple d'Apollon, il avait en horreur l'impiété d'Alexandre, qui avait versé le sang d'Achille dans l'enceinte sacrée. Au signal donné, les deux armées en viennent aux mains ; on combat de part et d'autre avec acharnement, et nombre de guerriers trouvent un trépas glorieux dans cette journée. Eurypyle rencontre par hasard Pénélée, le renverse d'un coup de lance, et lui donne la mort; plus entreprenant après cette action, il atteint Nirée et lui abat la tête. Déjà il avait terrassé une multitude de guerriers, et se préparait à attaquer le centre de notre armée, lorsque Néoptolème l'apercevant, marche à lui, le précipite à bas de son char, descend lui-même du sien et lui plonge son épée dans le sein. Les Grecs aussitôt enlèvent le corps, et, par l'ordre de Pyrrhus, le portent à leurs vaisseaux. Les Barbares n'eurent pas plutôt connaissance du sort funeste d'Eurypyle, leur dernière espérance, que, sourds à la voix de leurs chefs, et fuyant dans le plus grand désordre, ils abandonnèrent promptement le champ de bataille, et gagnèrent leurs murs; mais au milieu de la confusion, la plupart d'entre eux tombèrent sous nos coups. [4,18] CHAPITRE XVIII. Après la déroute des ennemis, les Grecs retournent à leurs vaisseaux. D'après l'avis du conseil, ils livrent aux flammes le corps d'Eurypyle, recueillent ses cendres dans une urne, et les renvoient à son père pour lui témoigner qu'ils n'avaient oublié ni son amitié ni les services qu'il leur avait rendus au commencement de la guerre. Nirée et Pénélée reçurent le même honneur de leurs compatriotes. Le lendemain, nous apprîmes de Chrysès, qu'Hélénus, fils de Priam, ne voulant plus participer aux forfaits d'Alexandre, s'était réfugié dans le temple d'Apollon. On envoya aussitôt vers lui Diomède et Ulysse, et il se rendit à eux, demandant seulement aux Grecs qu'on lui accordât un coin de terre quelconque pour y passer tranquillement le reste de ses jours. Amené aux vaisseaux, et introduit dans l'assemblée, il dit que ce n'était point la peur de la mort qui le forçait à quitter sa patrie et ses parents, mais la crainte des dieux; que le sacrilège dont Alexandre s'était rendu coupable l'avait rempli d'indignation, lui et Énée; que ce dernier, craignant la vengeance des Grecs, avait conféré secrètement sur ce qu'il avait à faire avec Anténor et son père Anchise, de la bouche duquel il avait appris la destinée future de Troie, et qu'il ne tarderait pas à se rendre de lui-même aux Grecs avec son parti. Nous brûlions du désir de connaître ce qui devait arriver. Chrysès nous imposa silence de la main et tira Hélénus à l'écart. Suffisamment instruit par lui, il nous fit de tout un fidèle rapport, fixant même l'époque de la ruine de Troie, qui devait avoir lieu par la participation d'Anténor et d'Énée. Nous comparâmes son récit avec l'ancienne prédiction de Calchas, et nous les trouvâmes parfaitement semblables. [4,19] CHAPITRE XIX. Le lendemain, les deux années sortirent chacune de leur côté ; les Troyens eurent beaucoup de monde de tué, mais leurs alliés en perdirent encore davantage. Nous poursuivions les ennemis avec d'autant plus d'acharnement, que nous désirions fort de voir la fin de cette longue guerre. Au signal donné, les chefs cherchent la rencontre des chefs, et prennent sur eux la fortune du combat. Philoctète s'avance, et provoque Alexandre, qui lui était opposé, à un combat singulier. Ils ne devaient se servir que de l'arc. Du consentement des deux partis, Ulysse et Déiphobe déterminent l'espace nécessaire aux deux combattants. Alexandre, le premier, décocha sa flèche sans aucun succès. Philoctète fut plus heureux, et perça la main gauche de son adversaire. Celui-ci pousse un cri de douleur; aussitôt un second trait, lancé de la main du héros, lui crève l'oeil droit. Un troisième trait lui perce les deux pieds ; il tombe à terre sans connaissance, et est achevé par Philoctète. Les flèches d'Hercule, trempées dans le sang de l'hydre de Lerne, faisaient des blessures aussi sûres que mortelles. [4,20] CHAPITRE XX. A ce terrible coup, les Barbares se jetèrent sur nous pour arracher de nos mains le corps d'Alexandre; et quoique Philoctète eût fait mordre la poussière à une multitude de guerriers, il réussirent pourtant à s'en rendre maîtres, et le portèrent dans la ville. De son côté, Ajax Télamon les poursuivit jusqu'au pied de leurs murs, et en fit un affreux carnage. La précipitation que ceux-ci mettaient dans leur fuite, et l'empressement que chacun d'eux avait de rentrer le premier, rendait le passage plus étroit encore. Cependant ceux qui s'étaient sauvés les premiers montent sur les murs, rassemblant de toutes parts des pierres et de la terre, et les jettent sur Ajax pour le repousser : le héros en était couvert; mais il s'en débarrassait facilement à l'aide de son bouclier, et cette résistance redoublait encore son animosité. De son côté, Philoctète ne cessait de percer de ses flèches ceux qui étaient sur les remparts; il les abattait par milliers. Sur les autres points, le succès couronnait nos efforts. C'en était fait de Troie ce jour-là, si la nuit qui survint n'eût suspendu nos coups. Les Grecs, de retour à leurs vaisseaux, ressentaient la joie la plus vive en pensant aux exploits de Philoctète; ils semblaient mettre en lui tout leur espoir et ne tarissaient point sur les éloges qu'ils donnaient à sa valeur. Le lendemain, celui-ci, dès la pointe du jour, soutenu des autres chefs de l'armée, s'offrit le premier au combat : sa présence inspira tant de frayeur aux ennemis qu'ils purent à peine se défendre à l'abri de leurs muraille! [4,21] CHAPITRE XXI. Lorsque les Grecs eurent vengé la mort d'Achille dans le sang de son assassin, Néoptolème se rendit au tombeau de son père, accompagné de Phénix et du corps des Myrmidons : il répandit des larmes sincères sur le monument, y déposa sa chevelure, et passa la nuit en ce lieu. Dans le même temps, les fils d'Antimaque, dont nous avons déjà parlé, partisans zélés de Priam, vont trouver Hélénus ; ils le prient, mais en vain, de revenir à Troie, et de rendre son amitié aux Troyens : d'après son refus, ils reprennent le chemin de la ville. Sur leur passage ils rencontrent Diomède et Ajax Oilée ; ceux-ci les arrêtent, les conduisent aux vaisseaux, et là, nous apprenons d'eux qui ils sont et quel est le motif de leur sortie. Les Grecs se souvenant alors de leur père, des paroles outrageantes qu'il avait proférées contre leurs députés, et des embûches qu'ils avaient voulu leur tendre, ordonnent aussitôt qu'ils soient livrés à la fureur du soldat et lapidés à la vue des Troyens. Cependant les parents et les amis d'Alexandre font sortir de la ville, par la porte opposée, le corps de ce prince pour le conduire à OEnone, qui lui avait été donnée en mariage avant l'enlèvement d'Hélène, afin qu'elle lui rendît les honneurs de la sépulture. On dit que cette princesse, à la vue du corps de son ancien époux, fut si émue, qu'elle perdit d'abord connaissance, et mourut ensuite de douleur. Ses restes et ceux d'Alexandre furent enfermés dans le même tombeau. [4,22] CHAPITRE XXII. Chaque jour nous pressions plus vivement l'ennemi, et notre acharnement à le poursuivre prenait de nouvelles forces. Les Troyens virent alors qu'ils ne pourraient nous résister, même sous la protection de leurs remparts : bientôt les grands du royaume se déclarent ouvertement contre Priam et contre ses enfants; Énée et les fils d'Anténor sont appelés, et l'on convient unanimement qu'Hélène sera rendue à Ménélas avec tous ses trésors. Déiphobe instruit de leur projet prend aussitôt Hélène pour épouse. Priam, de son côté, se rend à l'assemblée. Là, Énée et son parti l'accablent de reproches. Le roi, d'après l'avis du conseil, ordonne enfin à Anténor de se rendre au camp des Grecs pour traiter de la paix. Du haut des murs, celui-ci nous présente l'olivier pour marque de sa mission. On lui livre passage et il vient aux vaisseaux. Il fut reçu et traité avec bonté, et obtint de nous le prix de sa bonne foi et de sa bienveillance envers les Grecs; Nestor surtout lui témoigna combien nous étions satisfaits de ce que lui, par sa prudence, et ses fils, par leur bravoure, avaient sauvé la vie à Ménélas que les Barbares cherchaient à faire périr par trahison. On lui promit qu'après la prise de Troie, les plus belles récompenses lui seraient accordées, et on l'engagea à faire quelque entreprise éclatante contre des perfides et en faveur de ses amis. Anténor prit la parole et dit : « Que les princes Troyens s'étaient toujours ressentis des effets de la colère des dieux, parce qu'ils l'avaient mérité par leur conduite odieuse. Il ajouta que d'abord le parjure de Laomédon envers Hercule avait été suivi de la prise de Troie ; qu'à la demande d'Hésione, Priam encore enfant, et qui par conséquent n'était nullement complice du crime de Laomédon, avait été établi roi de la contrée par Hercule; que dès ce temps, Priam avait donné des marques de la dépravation de son coeur; qu'il ne faisait que maltraiter ses proches, et ne cherchait qu'à s'emparer du bien d'autrui, quoiqu'il fût très avare du sien; que ses fils, nourris dans de telles maximes et suivant en tout l'exemple dangereux de leur père, ne respectaient ni le sacré ni le profane. Que quoiqu'issu de la même famille que Priam, il s'était pourtant toujours regardé comme allié aux Grecs, et avait toujours différé de sentiment avec ce prince injuste; que d'Hésione, fille de Danaüs était sortie Électre, qui avait donné le jour à Dardanus ; que celui-ci, de son mariage avec Olizone, fille de Phinée, avait eu Erichtonius, père de Tros, dont les enfants furent Ilus, Ganymède, Cléomnestre et Assaracus; que de ce dernier était sorti Capys, père d'Anchise; que d'Ilus étaient nés Tithon, Laomédon, et de Laomédon, Hicétaon, Clytius, Lampas, Tymétès, Bucolion et Priam; enfin qu'il était fils de Cléomnestre et d'Aesiète; que Priam violant sans ménagement les droits du sang, n'avait fait sentir jusqu'alors à ses parents que son orgueil et sa haine ». A ce discours il ajouta, qu'envoyé par le conseil pour traiter de la paix, il priait les Grecs de choisir un certain nombre de personnes pour discuter cet article important. On chargea de ce soin Agamemnon, Idoménée, Ulysse et Diomède, qui conférèrent secrètement avec Anténor sur les moyens de prendre Troie par surprise. On convint que si Énée demeurait fidèle aux Grecs, on lui donnerait une partie du butin; et qu'après la prise de la ville on lui laisserait son palais; qu'on céderait à Anténor la moitié des biens de Priam, et son royaume à celui des enfant de ce prince qu'il voudrait choisir. Dès qu'on croit avoir assez débattu tous les intérêts, on renvoie Anténor à Troie avec ordre d'offrir à ses compatriotes des conditions, bien différentes, et de leur faire entendre que les Grecs, brûlant du désir de revoir leur patrie, se contenteraient de recouvrer Hélène et ses trésors, et que même ils se préparaient à offrir un sacrifice considérable à Minerve. Tout étant ainsi réglé, Anténor retourne à Troie, accompagné de Talthybius qu'on lui avait joint pour donner plus de poids à tout ce qu'il proposerait.