[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] CHAPITRE I. La trêve dura tout l'hiver. Les Grecs cependant, quoique toujours sur leurs gardes profitaient de ce loisir pour se tenir en haleine, et pour s'entretenir dans l'art des combats. A la tête des retranchements, les troupes, divisées par peuples, étaient, sous la conduite de leurs chefs, exercées et dressées, chacune, suivant une excellente coutume, pour une arme particulière. On avait fabriqué, à cet effet, des traits en forme de javelots, égaux à ceux-ci en longueur et en poids ; ceux qui n'en avaient pas se servaient de bâtons durcis au feu. D'autres combattaient entre eux avec des flèches ; quelques-uns s'exerçaient à lancer des pierres. Parmi ceux qui se servaient de flèches, se distinguaient Ulysse, Teucer, Mérion, Epeus, Ménélas; mais Philoctète l'emportait sur eux tous, parce que, héritier des flèches du grand Alcide, nul n'était plus habile à atteindre le but. Les Troyens, au contraire, avec leurs auxiliaires, se relâchaient considérablement, et ne s'occupaient à rien moins qu'à se préparer au combat. Souvent les Grecs et les Troyens, sans aucune crainte, se rendaient au temple d'Apollon Tymbréen, pour offrir des sacrifices à ce dieu. Dans le même temps, on annonça que la plupart des villes de l'Asie avaient quitté le parti de Priam, et repoussaient son alliance avec horreur. D'un côté le crime d'Alexandre, qui donnait une idée juste de la manière dont les Troyens remplissaient les devoirs de I'hospitalité, de l'autre, le bruit des victoires remportées par les Grecs en tant de rencontres, et la ruine de plusieurs cités alliées des Troyens, n'avaient pas peu contribué à inspirer aux peuples des sentiments de haine pour les fils et le gouvernement de Priam. [3,2] CHAPITRE II. Un jour qu'Hécube était sortie de Troie pour offrir un sacrifice solennel à Apollon Thymbréen, Achille, curieux de voir la manière dont les Troyennes s'acquittaient de ce pieux devoir, s'y rendit, suivi d'un petit nombre d'amis. La reine avait avec elle plusieurs dames de distinction, épouses de ses fils ou des principaux Troyens; les unes l'accompagnaient par honneur et par devoir, les autres pour faire leurs prières particulières. Auprès d'Hécube se trouvaient aussi deux de ses filles qui n'étaient pas encore mariées, Polyxène et Cassandre. Celle-ci, grande prêtresse d'Apollon et de Minerve, revêtue d'ornements sacrés, qui paraissaient nouveaux et étrangers aux Grecs, adressait au dieu les supplications prescrites d'un ton de prophétesse, les cheveux épars et à mots entrecoupés. Polyxène présentait à sa soeur tous les instruments nécessaires au sacrifice. Achille, par hasard, jette la vue sur cette princesse; sa beauté le frappe ; le feu du désir circule dans ses veines, chaque instant en augmente l'ardeur, et il se retire à ses vaisseaux, portant dans son coeur le trait qui l'a percé. Quelques jours s'écoulent, et son amour pour Polyxène ne fait que prendre de nouvelles forces. Il appelle Automédon, lui découvre sa passion, le prie instamment d'aller trouver Hector au sujet de la princesse. Celui-ci répond qu'il donnera sa soeur en mariage à Achille, à condition qu'on lui livrera toute l'armée des Grecs. [3,3] CHAPITRE III. Achille envoie de nouveau Automédon à Hector lui promettre de sa part que, s'il veut lui donner Polyxène, il saura mettre fin à la guerre. « Point de Polyxène, répond Hector, ou Achille me livrera les Grecs, à moins qu'il n'aime mieux donner la mort à Ajax, ainsi qu'aux fils de Plisthène. » A cette nouvelle Achille, enflammé de colère, s'écrie : «Toi-même, Hector, je te tuerai aussitôt que la trêve sera expirée. » Ensuite, blessé profondément et hors de lui-même, il errait çà et là, ne sachant quel parti prendre dans une telle conjoncture. Automédon était témoin de sa faiblesse et des combats qu'excitait en lui la violence de son amour; il le voyait passer des nuits entières hors de sa tente, en proie au désespoir. Il craignit alors qu'il ne méditât quelque violence contre lui-même ou contre Ies princes grecs. Sans tarder davantage, il découvre tout à Patrocle et à Ajax. Ceux-ci cachent avec soin ce qu'ils viennent d'apprendre, et veillent sur la conduite d'Achille. Ce prince ensuite, faisant un retour sur lui-même, appelle Agamemnon et Ménélas, leur ouvre son coeur, et leur raconte tout ce qui vient de se passer. Ceux-ci le consolent, l'engagent à prendre courage, lui faisant espérer qu'avant peu il sera, par la force des armes, maître de celle qu'on a refusée à ses prières. Cet espoir paraissait d'autant plus fondé, que les Troyens touchaient au dernier moment de leur existence; car toutes les villes de l'Asie repoussaient avec indignation l'amitié et les caresses des Priamides, et venaient d'elles-mêmes nous offrir leur alliance et leurs services. Nous leur répondions que leur amitié et leur bonne volonté nous étaient chères; mais que, pour le moment, nous avions assez de troupes, et que le secours qu'ils nous offraient ne pouvait nous être d'aucune utilité. Leur bonne foi et leur amitié paraissaient alors un peu suspectes, et on ne se fiait pas trop à un changement si subit. [3,4] CHAPITRE IV. Déjà l'hiver était passé et le printemps commençait; les Grecs reçoivent l'ordre de se tenir sous les armes, et bientôt, au signal donné, l'armée, sortie de ses retranchements, se range en bataille dans la plaine. Les Troyens, de leur côté, n'agissent pas avec moins de vigueur. Tout étant préparé de part et d'autre, on s'avance jusqu'à la portée du trait, chacun des chefs encourage les siens, et l'on en vient aux mains. La cavalerie, placée au centre, se met la première en mouvement. Nos rois et ceux des ennemis, montés sur leurs chars, précédés chacun de leurs conducteurs, se présentent au combat. Diomède d'abord, conduit par les chevaux de Rhésus, frappe au front Pyrechmen, roi des Péoniens, et le renverse à terre. Ceux qui entouraient ce prince veulent résister. Il atteint de loin les uns, les perce de ses traits, et, pour ceux qui étaient à sa portée, il les écrase sous les roues de son char. Ensuite Idoménée, accompagné de Mérion qui guidait ses coursiers, enfonce son javelot dans le sein d'Acamas, roi des Thraces, et le précipite sur la poussière. Hector, qui combattait d'un autre côté, apprenant que le centre de son armée pliait déjà, laisse le commandement de son aile à des chefs éprouvés, et vole au secours de la partie attaquée, accompagné de Glaucus, de Déiphobe et de Polydamas. Sans doute le centre de l'armée troyenne eût été totalement détruit, si Hector, par sa présence, n'eût arrêté les nôtres et retenu les fuyards. Ainsi les Grecs, contraints de suspendre le carnage, ralentissent leur course, et se disposent à combattre les nouveaux venus. [3,5] CHAPITRE V. A la nouvelle de ce qui se passait de ce côté, les autres chefs, rassurés chacun pour le côté où il avait combattu, courent à l'endroit où le péril était plus grand. Les rangs se serrent de nouveau, et le combat recommence. Hector, entouré de la plupart de ses compagnons, se croit plus en sûreté et sent redoubler son courage. Il appelle ses soldats à haute voix, chacun par son nom, et les exhorte à combattre avec plus d'ardeur que jamais; ensuite, s'avançant au milieu du champ de bataille, il blesse Diores et Polyxenus, Éléens, qui se distinguaient par leur valeur. Achille le voyant ainsi acharné contre nous, dirige sa course vers lui; deux motifs l'animent, celui de secourir ses compagnons, que poursuivait Hector, et de se verser sur ce prince du refus qu'il lui avait fait de sa soeur Polyxène. Il renverse de sa main Pylémen, roi des Paphlagoniens, qui s'opposait à son passage. Celui-ci était parent des Priamides. On le disait descendant d'Agénor par Phinée, père d'Olizone, mariée à Dardenus. [3,6] CHAPITRE VI. Cependant Hector voyant Achille courir sur lui avec tant de fureur, ne jugea pas à propos de l'attendre, et se déroba à sa poursuite. Il n'avait pas oublié les sujets de haine qu'il avait donnés à ce prince. Achille le suivit autant que pouvait le permettre la foule des combattants; enfin il lance son javelot, et en atteint le conducteur du char d'Hector. Ce prince venait d'en descendre pour se sauver d'un autre côté. Achille est désespéré de voir que son plus grand ennemi lui échappe; sa fureur prend de nouvelles forces; il arrache son javelot du corps du conducteur, s'en sert contre ceux qui se présentent à lui, les abat à ses pieds, et fait voler son char par-dessus pour attaquer les autres. La frayeur s'empare des Troyens; ils fuient en désordre. Hélénus, caché dans la foule, cherche des yeux un endroit favorable, et, lorsqu'il l'a trouvé, il lance une flèche qui vient percer la main d'Achille. Ainsi ce vaillant prince, dont Hector n'avait pu soutenir les regards, blessé d'un trait perfide et caché, est forcé de quitter le combat. [3,7] CHAPITRE VII. Cependant Agamemnon et avec lui les deux Ajax, sans parler d'une foule de guerriers inconnus, immolèrent à leur fureur plusieurs des fils de Priam. Agamemnon fit mordre la poussière à Arsace, Deïopite, Archemachus, Laodocus et Philénor; Ajax Oïlée et Ajax Télamon à Mélius, Astiochus, Doriclus, Hippothoüs et Hippodamas. D'un autre côté, Patrocle et le Lycien Sarpédon, placés aux ailes, et sans être accompagnés, sortent des rangs, et se donnent le signal d'un combat singulier. Ils lancent d'abord leurs traits sans s'atteindre; bientôt ils sautent à bas de leurs chars, se saisissent de leurs épées, et commencent une nouvelle attaque. Ils s'étaient déjà portés plusieurs coup, sans se faire aucune blessure. Déjà une partie du jour était écoulée, lorsque Patrocle, persuadé qu'il faut un coup de hardiesse, se couvre de son bouclier, fait un dernier effort, serre de près son ennemi, et lui porte un coup au jarret: les nerfs une fois coupés, la force abandonne Sarpédon ; il tombe, et Patrocle le met à mort. [3,8] CHAPITRE VIII. Les Troyens qui se trouvaient là, poussent un cri de désespoir, regardant la mort de Sarpédon comme une calamité publique; ils se précipitent en foule et dirigent leurs efforts contre Patrocle. Celui-ci voyant venir à lui une nuée d'ennemis, ramasse son javelot, qui était à terre, se couvre de ses armes, et oppose à leur attaque une courageuse résistance. Il frappe à la jambe, de sa lance, Déiphobe, qui était le plus près de lui, et l'oblige à quitter le champ de bataille, après avoir tué d'abord son frère Gorgithion. Bientôt l'arrivée d'Ajax force les autres de prendre la fuite. Hector, instruit de ce qui vient d'arriver, accourt, reforme à la hâte son corps de bataille, qui était en désordre, réprimande les chefs, rallie les fuyards, et les ramène au combat. Sa présence ranime les courages abattus, et le combat recommence avec plus de fureur que jamais. De chaque côté des chefs habiles, une armée réorganisée, balancent entre eux les succès et les pertes. On poursuit, et bientôt ou est poursuivi à son tour ; partout où le péril augmente, où la chance tourne, il survient un renfort. Nombre de guerriers tombent de part et d'autre, et la victoire est encore indécise. La plus grande partie du jour est écoulée, la nuit commence ; le soldat, fatigué d'une lutte aussi longtemps prolongée, est contraint de quitter la partie, et le combat cesse à la grande satisfaction des deux armées. [3,9] CHAPITRE IX. Alors à Troie, il se fit un concours prodigieux autour du corps de Sarpédon. Là, tous étaient en pleurs ; les femmes, surtout, faisaient retentir l'air de leurs gémissements. Le regret qu'inspirait la perte de ce prince avait pris la place de toute autre considération, et les malheurs précédents, la mort des Priamides tués dans le même combat, ne paraissaient rien en comparaison de ce coup funeste; vivant, on regardait Sarpédon comme un rempart, et sa mort semblait avoir détruit tout espoir. Les Grecs, de retour dans leur camp, s'empressent de se rendre auprès d'Achille, et de s'informer de l'état de sa blessure ; ils apprennent avec joie qu'il ne souffre plus, et lui font avec empressement le récit des hauts–faits de Patrocle. Ensuite ils vont visiter les autres blessés. Ce devoir rempli, chacun se retire dans sa tente. Cependant Achille donne les plus grands éloges à Patrocle, qui était de retour, l'engage à ne jamais oublier ses premiers exploits, et à ne s'en souvenir que pour faire sentir plus vivement sa valeur aux ennemis. La nuit se passe ainsi. Au point du jour chacun rassemble ses morts, les livre aux flammes, et renferme les restes dans des urnes. Quelques jours s'étaient déjà écoulés, les blessés étaient rétablis ; on songe à se mettre en campagne, et à se préparer au combat. [3,10] CHAPITRE X. Les Barbares, suivant leur coutume, et ne cherchant leur avantage que dans la confusion et le désordre, sortent de la ville secrètement et avant le temps; ensuite ils se répandent dans la plaine comme un torrent, poussent des cris horribles, et nous lancent tous leurs traits à la fois. Nous étions alors à moitié armés et nous ne gardions aucun rang. Plusieurs des nôtres se laissèrent ainsi surprendre, entre autres le Béotien Arcésilas et Schédius, chefs des Crisséens. Beaucoup furent blessés, particulièrement Mégès et Agapénor : l'un commandait aux habitants des Echinades, l'autre aux peuples de l'Arcadie. Au milieu de ce désastre, Patrocle entreprend de tenter la fortune du combat, peut-être plus tôt qu'il ne fallait. Il exhorte les siens, et tombe sur l'ennemi ; mais bientôt il est atteint d'un trait lancé de la main d'Euphorbe. Aussitôt Hector arrive, achève de l'abattre, et, le tenant sous ses pieds, lui fait plusieurs blessures. Bientôt il tente de l'entraîner du champ de bataille, sans doute pour le mutiler d'une manière honteuse, suivant l'insolence ordinaire à sa nation. Ajax, instruit de ce malheur, quitte le poste où il combattait, se porte en cet endroit, et repousse avec sa lance Hector, qui s'efforçait en vain d'enlever le cadavre. Cependant Euphorbe, auteur de la mort de Patrocle, surpris et entouré par Ménélas et Ajax Oïlée, porte bientôt la peine due à son audace. Comme la nuit approchait, et que nous avions perdu beaucoup de monde par cette attaque insidieuse et contraire aux lois de la guerre, nous mîmes fin au combat. [3,11] CHAPITRE XI. Lorsque les armées se furent retirées et que nos soldats eurent pourvu à leur sûreté, tous les rois se rendirent auprès d'Achille. Ils le trouvèrent baigné de ses larmes, et accablé par sa douleur; tantôt il se roulait dans la poussière, tantôt il se couchait sur le corps de son ami. Sa douleur avait tellement pénétré les assistants, qu'Ajax, qui était venir pour le consoler, ne pouvait retenir ses larmes. Les blessures honteuses dont le corps était couvert, plutôt que la mort du héros, inspiraient à tous un sentiment vif et profond. Cet exemple abominable de mutilation, jusqu'alors inconnu aux Grecs, était donné pour la première fois au monde par les Troyens. Cependant les rois, à force de prières et de consolations, parviennent à relever Achille et à l'apaiser un peu. On lave le corps de Patrocle, et on le couvre d'un voile, principalement pour cacher ses blessures, cause de tant de douleurs. [3,12] CHAPITRE XII. Achille ensuite nous invite à placer des sentinelles partout où il serait nécessaire, de peur que les Barbares ne se jetassent sur nos gens pendant qu'ils seraient occupés aux funérailles. Les chefs se partagent entre eux les postes à garder, et nous passons la nuit sous les armes, éclairés par les feux que nous avions allumés. Au point du jour, on convient que cinq d'entre les chefs se rendront au mont Ida, afin de couper le bois nécessaire pour le bûcher de Patrocle ; en même temps on arrête que ses funérailles se feront aux dépens de l'armée, et que tous seront tenus d'y prendre part. Ialmenus, Ascalaphus, Epéus, Mérion et Ajax Oïliée, partent pour remplir leur mission. Bientôt Ulysse et Diomède mesurent l'espace réservé pour le bûcher. Ils lui donnent cinq piques de longueur, et autant de largeur. La matière apportée, on élève le bûcher, on place le corps dessus, on y met le feu ; le corps était revêtu d'habillements précieux, préparés par Hippodamie et Diomédée : cette dernière avait été surtout l'objet du tendre amour de Patrocle. [3,13] CHAPITRE XIII. Peu de jours après, les chefs, remis des fatigues précédentes, font sortir l'armée hors du camp, la rangent en bataille dans la plaine, et la tiennent sous les armes depuis le lever de l'aurore jusqu'au soir, attendant la rencontre des Barbares. Ceux-ci, qui voyaient du haut de leurs murs les nôtres préparés au combat, ne jugèrent pas à propos de l'engager. Leur silence força les Grecs de retourner à leurs vaisseaux au coucher du soleil. Mais le lendemain, au point du jour, les Troyens, croyant que les Grecs n'étaient plus sur leurs gardes, s'arment promptement, sortent en foule de la ville, sans prendre plus de précaution qu'à l'ordinaire, et, se pressant autour de nos retranchements, nous accablent d'une multitude de traits qui firent peu d'effet, parce que nous nous étions placés de manière à les éviter. Déjà le jour était fort avancé ; nous nous apercevons que les Barbares commençaient à se lasser, et que leurs traits n'étaient plus lancés avec la même vigueur : nous sortons aussitôt par un côté, nous enfonçons leur aile gauche, et la mettons dans une déroute complète ; et un moment après, l'autre aile est aussi repoussée. [3,14] CHAPITRE XIV. Les Barbares abandonnent leur dessein, et prennent honteusement la fuite. Ils n'eurent pas plutôt commencé à le faire, que, foulés aux pieds par ceux qui les poursuivaient, ils périrent la plupart sans résistance : parmi les morts, on trouva Asius, fils d'Hyrtacus, qui régnait à Sestos, et Pyléus avec Hippothoüs, rois des Larisséens. Dans cette même journée, Diomède fit douze prisonniers, et quarante tombèrent au pouvoir d'Ajax. Isus et Evandre, fils de Priam, éprouvèrent le même sort. Dans ce combat les Grecs perdirent Gunée, roi de Cyphie ; Idoménée fut aussi blessé. On cessa de poursuivre les Troyens lorsque, rentrés dans la ville, ils se furent mis à couvert derrière leurs remparts ; alors les Grecs dépouillent les morts de leurs armes, et précipitent les cadavres dans le fleuve. Ils n'avaient pas oublié les excès auxquels les Barbares s'étaient livrés envers le corps de Patrocle. On offre ensuite à Achille les prisonniers, en suivant l'ordre dans lequel chacun d'eux avait été pris. Celui-ci venait de faire d'amples libations de vin sur les cendres encore chaudes du bûcher, et avait renfermé dans une urne les restes de Patrocle. Il avait résolu en lui-même d'emporter ces restes précieux dans sa patrie, ou bien, si sa mauvaise fortune l'en empêchait, en le faisant périr lui-même, il voulait que ses cendres fussent mêlées à celles de son meilleur ami. Cependant il ordonne de conduire au bûcher les prisonniers qu'on lui avait amenés, ainsi que les fils de Priam; là il les fait égorger comme des victimes expiatoires offertes aux mânes de Patrocle : bientôt après il jette à des chiens furieux les fils du roi, pour en être dévorés, en assurant qu'il n'aurait point d'autre lit que la terre, jusqu'à ce qu'il eût vengé la mort de Patrocle dans le sang de l'auteur de sa douleur. [3,15] CHAPITRE XV. Peu de jours après nous apprenons qu'Hector, avec une faible escorte, était sorti à la rencontre de Penthésilée, reine des Amazones, qui arrivait au secours de Priam. Était-elle guidée par l'appât du gain, ou par le désir d'acquérir de la gloire dans les combats ? c'est ce qu'on ne sait pas. La nation des Amazones était toute guerrière ; invincible jusqu'alors pour ses voisins, la gloire de son nom s'était répandue par toute la terre. Alors Achille se fait suivre d'un petit nombre de soldats sur lesquels il pouvait compter, s'avance à grands pas pour surprendre l'ennemi. Hector allait traverser le fleuve, Achille l'enveloppe, l'attaque à l'improviste, sans lui donner le temps de se reconnaître, et le tue avec toute son escorte. Cependant il fait couper les mains à un des fils de Priam, qu'il avait pris, et le renvoie en cet état à la ville pour porter la nouvelle du combat. La vue de son plus cruel ennemi, abattu à ses pieds, et le souvenir de sa douleur encore récente, le rendent furieux. Il dépouille Hector de ses armes, lui lie fortement les pieds, et l'attache avec une courroie derrière son char. Bientôt il y monte lui-même, et ordonne à Automédon de lâcher les rênes de ses chevaux. Il fait voler son char à travers la plaine, et, choisissant les endroits d'où l'on pouvait le découvrir plus aisément, il traîne après lui le corps du malheureux prince; supplice aussi nouveau que capable d'exciter la pitié. [3,16] CHAPITRE XVI. Dès que les Troyens, du haut de leurs murs, aperçurent les dépouilles d'Hector qu'on présentait à leur vue par l'ordre d'Achille, et que le fils de Priam leur eût fait le récit du triste événement dont il portait sur lui-même des marques si cruelles, des cris de douleur s'élevèrent de toutes parts, en si grand nombre et si perçants, que les oiseaux eux-mêmes, étourdis, semblaient tomber du ciel : les Grecs, de leur côté, répondaient aux Troyens par les transports d'une joie insolente. Bientôt toutes les portes sont fermées; la face de l'empire est changée; un voile funèbre s'étend sur toute la ville ; et, comme il arrive en pareille occasion, tous les citoyens éperdus se portent dans un même endroit, et bientôt après se dispersent; chacun s'écarte à droite et à gauche sans tenir de route certaine; tantôt l'air retentit de cris plaintifs, tantôt il règne partout un morne silence, effet de l'incertitude. Au milieu de leur désespoir, les Troyens croient voir les Grecs, enhardis par la mort d'un si grand général, fondre la nuit sur la ville, et renverser les murailles. D'autres se persuadent qu'Achille a entraîné dans son parti Penthésilée, avec l'armée qu'elle amenait au secours de Priam. Enfin, tout semble tourner contre eux, tout devient leur ennemi ; leurs forces sont abattues, leurs ressources épuisées, et la mort d'Hector les laisse sans aucun espoir de salut. Opposé presque seul à une armée formidable commandée par de vaillants généraux, Hector avait su balancer la fortune; il avait été plus brave qu'heureux; mais jamais la prudence en lui n'avait abandonné la valeur : aussi son nom était-il célèbre par toute la terre. [3,17] CHAPITRE XVII. Du côté des Grecs, aussitôt qu'Achille fit de retour aux vaisseaux, et qu'il eut exposé à la vue de tout le monde le cadavre d'Hector, de cet ennemi si redouté, une joie universelle prend la place de la douleur qu'avait occasionnée peu auparavant la mort de Patrocle. Alors on est d'avis de célébrer, en l'honneur de l'ami d'Achille, des jeux et des combats, puisqu'on n'avait plus rien à craindre de la part des ennemis. Cela n'empêcha point que ceux qui étaient venus, non pour entrer en lice, mais pour assister comme spectateurs, ne se revêtissent de leurs armes, et ne se tinssent sur la défensive, dans la crainte que les Barbares, malgré la perte qu'ils venaient de faire, ne tentassent, suivant leur coutume, quelque attaque soudaine contre le camp. Achille destina aux vainqueurs les prix les plus magnifiques. Après avoir tout disposé, il invita les rois à s'asseoir, et lui-même s'assit au milieu d'eux, sur un siège plus élevé. D'abord Eumèle est vainqueur dans la course des quadriges; Diomède obtient le premier prix du bige, et Ménélas mérite le second. [3,18] CHAPITRE XVIII. Ensuite eut lieu le combat de l'arc. Mérion et Ulysse, qui étaient les plus habiles archers, firent dresser deux mâts, dont les sommets communiquaient ensemble par une corde tendue, du milieu de laquelle pendait une colombe : c'était le but que l'on devait atteindre. En vain les autres lancèrent leurs traits, Ulysse et Mérion furent les seuls qui purent la percer. On applaudissait beaucoup à leur adresse, lorsque Philoctète promit de couper le lien qui attachait la colombe, sans la toucher. La difficulté de l'entreprise faisait douter du succès; mais Philoctète tint sa promesse avec autant de bonheur que d'adresse : il coupa la corde, et la colombe tomba au milieu des acclamations de tous les spectateurs. Les vainqueurs dans ce combat furent Mérion et Ulysse mais Achille accorda à Philoctète un prix extraordinaire et d'une double valeur. [3,19] CHAPITRE XIX. Ajax Oïlée obtint le premier prix de la course en long, et Polypète le second. Machaon fut vainqueur à la double course du stade, Eurypyle à la simple course, Tlépolème au saut, et Antiloque au disque. Les prix de la lutte ne furent point distribués : car Ajax ayant saisi Ulysse par le milieu du corps, le renversa à la vérité; mais celui-ci, en tombant, entrelaça ses pieds dans ceux de son adversaire, et le fit tomber à terre avec lui, au moment où il se croyait sûr de la victoire. Ajax Télamon fut vainqueur dans le combat du ceste et du pugilat. Enfin, Diomède remporta le prix de la course avec ses armes. Lorsque Achille eut distribué les prix aux vainqueurs, il crut devoir offrir à Agamemnon le présent qui lui parut le plus digne du roi des rois. Il en fit ensuite un second à Nestor, un troisième à Idoménée, d'autres aux différents chefs, suivant leur mérite; et enfin aux compagnons de ceux qui avaient été tués dans les combats, avec ordre de les remettre aux parents des défunts à leur retour en Grèce. Les jeux célébrés, comme le jour était sur son déclin, chacun se retira dans sa tente. [3,20] CHAPITRE XX. Le lendemain, au point du jour, Priam, en habit de deuil, vint trouver Achille d'un air suppliant. Ce n'était plus un roi; c'était un infortuné plongé dans la plus profonde douleur, et qui ne conservait plus rien de l'éclat et de la gloire dont il avait été jadis environné. Il était accompagné d'Andromaque : cette princesse, non moins affligée que Priam et dans un état plus déplorable encore, conduisait avec elle ses deux petits enfants, Laodamas et Astyanax, connu aussi sous le nom de Scamandre : elle était venue pour joindre ses prières à celles du roi. Ce prince, accablé sous le poids du malheur et des ans, ne marchait qu'avec peine en s'appuyant sur sa fille Polyxène. Ils étaient suivis de chars remplis d'or et d'argent, et de vêtements précieux. Tout le temps que dura leur marche, les Troyens, placés sur leurs remparts, suivaient des yeux ce triste cortège. A cette vue, nous sommes transportés d'admiration, et nous gardons un profond silence. Nos chefs, curieux d'apprendre le motif de l'arrivée de Priam, s'avancent à sa rencontre. Ce prince, les voyant venir, se prosterne jusqu'à terre, et se couvre la tête de poussière et de sable. Il les conjure d'avoir pitié de son infortune, et de s'unir à lui pour l'aider à fléchir la colère d'Achille. Nestor, considérant son grand âge et ses malheurs, fut attendri; Ulysse, au contraire, l'accabla de reproches, lui rappelant avec aigreur les discours qu'avant la guerre il avait osé tenir contre les députés des Grecs. Achille, instruit de cet événement, ordonne à Automédon de l'aller recevoir; pour lui, il reste dans sa tente, pressant contre son sein l'urne qui renfermait les cendres de son cher Patrocle. [3,21] CHAPITRE XXI. Cependant Priam entre accompagné de nos chefs; il se jette aux pieds d'Achille, et, tenant ses genoux embrassés, il lui adresse ce discours : « Ce n'est point à vous que j'attribue la cause de mon infortune, mais à un dieu jaloux qui, loin d'avoir pitié de ma vieillesse, a voulu la rendre plus affreuse encore par la mort de mes fils, et par les maux qui en seront la suite. Mes fils, fiers de leur jeunesse et du rang qu'ils tenaient dans l'état, n'ont cherché qu'à satisfaire leurs passions, sans scrupule sur les moyens; par cette conduite ils m'ont entraîné avec eux dans leur ruine. La jeunesse, comme on le sait, méprise les conseils de la vieillesse; mais si ma mort peut ramener ceux qui me restent à de meilleurs sentiments, et mettre un frein à leur ardeur pour le crime, je m'offre à vous comme victime. En m'enlevant le faible souffle de vie qui me reste encore, vous me délivrerez des maux qui m'accablent, vous mettrez fin à une existence douloureuse, vous vous épargnerez à vous-même le triste et affligeant spectacle que je vous présente aujourd'hui ; c'est de moi-même que je m'offre à vous. Je ne vous demande pas la vie, c'est la mort que je viens chercher, ou, si vous l'aimez mieux, la captivité. Il ne me reste plus rien de ma fortune passée, j'ai tout perdu en perdant Hector. Mais si par mes malheurs, si par la mort de mes fils, j'ai suffisamment expié leur crime et satisfait à la vengeance des Grecs, ayez pitié de mon âge, pensez qu'il est des dieux, et daignez ouvrir votre coeur à la pitié. Ayez compassion de ces enfants ; rendez-leur, non leur père vivant, rendez-leur au moins son cadavre ! Que revienne à votre esprit le souvenir de votre propre père qui se soucie de vous et de votre sauvegarde à en perdre le sommeil ! Puissent pourtant tous ses voeux se voir exaucés et sa vieillesse se passer aussi différemment que possible de la mienne ! » [3,22] CHAPITRE XXII. Tandis qu'il prononce ces paroles, son esprit peu à peu l'abandonne et son corps s' affaisse. Enfin, il cesse de parler : le spectacle qui s'offrait était le plus pitoyable qui fût et il émut tous ceux qui y assistaient. Andromaque fait alors s'agenouiller devant Achille les deux jeunes enfants d'Hector. Elle-même dans un émouvant sanglot supplie qu'on lui permette au moins de voir le cadavre de son mari. Devant tant de douleur, Phénix vient relever Priam et l'invite à reprendre courage. Lorsque le roi a quelque peu retrouvé ses esprits, il se met à genoux et, s' arrachant les cheveux à deux mains, s'écrie : « Où sont-elles donc maintenant cette miséricorde et cette justice qui ont fait la réputation des Grecs ? Mais peut-être ne seront-elles refusées qu' au seul Priam? » [3,23] CHAPITRE XXIII. Toux le monde était vivement ému, lorsque Achille prend la parole, et dit que Priam eût dû retenir ses enfants dès le commencement, les empêcher de commettre le crime, et ne point se rendre leur complice par une lâche complaisance. Qu'il n'était point alors assez avancé en âge pour que ses fils n'écoutassent plus ses conseils ; mais que le désir de posséder des biens qui ne leur appartenaient pas avait rempli leur coeur ; qu'aspirant, non pas seulement à la possession d'une femme, mais à celle des richesses d'Atrée et de Pélops, ils étaient venus se jeter dessus comme des barbares pour s'en emparer; qu'il était très juste qu'ils fussent punis comme ils l'étaient, et plus sévèrement encore. Que les Grecs, jusqu'à présent, avaient observé très exactement les lois de la guerre, en donnant la sépulture aux ennemis morts dans les combats; qu'Hector, au contraire, oubliant toute pudeur, avait foulé aux pieds le corps de Patrocle, s'en était joué indignement, et l'avait mutilé honteusement. Que le crime dont ils s'étaient rendus coupables devait être lavé dans leur sang, afin que les Grecs et les autres nations se ressouvinssent longtemps de cet exemple, et apprissent par la suite à se renfermer dans les règles prescrites par l'humanité. Que ce n'était point en faveur d'Hélène ni de Ménélas que les Grecs avaient quitté leurs foyers, abandonné leurs familles, couru les hasards de la guerre, et versé tant de sang, mais pour savoir lesquels des Barbares ou d'eux étaient dignes de commander. Que cependant l'enlèvement d'une femme était une cause assez juste pour entreprendre une guerre; car les Troyens devaient penser que s'ils prenaient tant de plaisir à s'emparer du bien d'autrui, les Grecs, de leur côté, n'étaient pas moins sensibles à la perte du leur. Alors il se répand en imprécations et en malédictions contre Hélène, et jure qu'après la prise de Troie il fera, avant tout, périr dans les tourments cette misérable qui lui avait fait abandonner ses parents et sa patrie; cette furie, cause première de la mort de Patrocle, qui seul pouvait le soulager des ennuis de la solitude. [3,24] CHAPITRE XXIV. Achille se retire ensuite pour délibérer avec ses compagnons d'armés sur ce qu'il doit faire : tous sont d'avis de rendre le corps d'Hector, et d'accepter les offres de Priam ; et bientôt chacun se rend à sa tente. Dès qu'Achille fut rentré, Polyxène se jeta à ses genoux, et s'offrit d'elle-même pour être soit esclave, s'il voulait rendre le corps de son frère. A la vue du père et de la fille, ce jeune guerrier, que la mort de Patrocle avait rendu l'ennemi le plus implacable de Priam et des Troyens, ne put retenir ses larmes. Il présente la main à Polyxène, la relève, et charge expressément Phénix de prendre soin de Priam, et de le mettre dans un état plus convenable à sa dignité. Le roi ne voulait rien changer aux marques de sa douleur ; alors Achille ajouta qu'il ne lui accorderait point ce qu'il demandait, qu'il n'eût repris un extérieur plus décent, et qu'il n'eût même partagé sa table avec lui. Priam craignant que son refus n'empêchât l'exécution de la promesse qu'on lui avait faite, se soumit aux volontés d'Achille. [3,25] CHAPITRE XXV. A peine le roi s'était-il lavé, à peine avait-il essuyé la poussière qui couvrait son visage et ses cheveux, qu'Achille vint l'inviter, ainsi que ceux qui l'accompagnaient, à manger avec lui. Le repas fini, le prince adresse la parole à Priam : « Faites-moi part, dit-il, du motif qui vous porte à garder maintenant Hélène, lorsque vos forces militaires s'affaiblissent de jour en jour, et que le poids du malheur s'appesantit sur vous. Que ne la chassiez-vous comme une peste qui pouvait vous attirer le dernier des malheurs ? Vous n'ignoriez pas qu'elle trahissait à la fois patrie, parents, amis, et plus encore les demi-dieux qu'elle avait pour frères. Son forfait leur fut tellement en horreur, qu'ils ne prirent aucun parti avec nous dans cette guerre. Sans doute ils étaient bien éloignés de contribuer à ramener dans leur patrie une infâme dont ils ne voulaient pas même entendre parler. Eh! vous n'avez pas repoussé loin de vous ce fléau ! eh ! vous n'avez point poursuivi cette malheureuse jusque hors de vos murs, en l'accablant de malédictions ! Qu'ont dit ces vieillards dont les fils tombent chaque jour sous le fer meurtrier ? Ne se sont-ils jamais aperçus de la cause de tant de maux? Il faut que les dieux vous aient ôté entièrement l'esprit pour que, dans une si grande ville, il ne se soit trouvé personne qui, touché des malheurs de sa patrie, n'ait pas encore eu l'idée de sauver Troie au prix du sang d'Hélène. Pour moi qui, en faveur de votre âge et touché de vos prières, vous rends aujourd'hui l'objet de vos larmes, jamais je n'encourrai le reproche de cruauté que je fais à mes ennemis. » [3,26] CHAPITRE XXVI. Priam, répandant de nouveau un torrent de larmes, répond à Achille : « Les malheurs n'arrivent aux mortels que par l'ordre des dieux; à chaque homme est attachée une divinité, cause du bien qu'il éprouve et du mal qu'il ne peut éviter; nulle violence, nulle haine ne peut nuire à celui dont elle veut le bonheur. Père de cinquante fils, nés de différents mariages, je fus regardé comme le plus fortuné des rois jusqu'au jour funeste qui vit naître Alexandre, jour que je n'ai pu éviter, quoique les dieux m'en eussent prévenu. Hécube était encore enceinte de lui, lorsque, pendant mon sommeil, je vis en songe sortir du sein de mon épouse un flambeau ardent qui mit le feu au mont Ida. Bientôt la flamme se répandant, avait gagné les palais et les temples des dieux ; et la ville de Troie avait été réduite en cendres. Deux maisons seulement échappèrent à la fureur de l'incendie : celles d'Anténor et d'Anchise. Les aruspices, consultés sur ce songe, me prédirent que cet enfant naîtrait pour la ruine de Troie. Je résolus en conséquence de le faire mourir à sa naissance; mais Hécube, par une tendresse bien excusable dans une mère, le donna secrètement pour l'élever à des pasteurs du mont Ida. Ce prince, devenu grand, offrait un rare assemblage des toutes les perfections du corps; et quoique le sort funeste qui lui était prédit fût connu de tout le monde, jamais sa mère n'aurait souffert qu'on mît à mort ce féroce ennemi de sa famille. Je lui donnai pour épouse Oenone; il me parut désirer de voyager : et de parcourir les royaumes les plus éloignés; j'y consentis. Je ne sais quelle divinité ennemie le conduisit et le sollicita; mais, pendant ce voyage, il ravit Hélène et l'amena à Troie avec lui. Les Troyens, moi-même tout le premier, nous la vîmes avec joie ; et quoique, depuis son arrivée, chaque jour fût marqué pour nous par la perte d'un fils, d'un parent ou d'un ami, cependant. nous nous obstinâmes à la garder; il n'y avait que le seul Anténor qui s'opposât à cet aveuglement général. A l'arrivée d'Hélène, ce prince, aussi habile guerrier que politique consommé, avait chassé de son palais son fils Glaucus, compagnon d'Alexandre dans son expédition. Quant à moi, ajouta ce prince infortuné, dans l'état où sont les choses, je vois arriver la mort avec plaisir; mes mains trop faibles pour tenir les rênes du gouvernement, les ont déjà abandonnées : s'il me reste encore quelque inquiétude, c'est pour Hécube et pour mes filles, qui, après la ruine de ma patrie, deviendront la proie du vainqueur, sans que je puisse savoir à quel maître elles sont destinées. » [3,27] CHAPITRE XXVII. Priam dépose ensuite aux pieds du héros la rançon de son fils. Achille fait rentrer ce qui lui plaît des présents en or, en argent et en étoffes précieuses; ensuite, mettant à part tout ce qui reste, il l'offre à Polyxène, et rend le corps d'Hector à son père. Priam, après l'avoir reçu, soit pour témoigner sa reconnaissance au prince grec, soit pour ménager à sa fille un appui dans le cas où Trois serait détruite, se jette aux genoux du vainqueur, et le conjure d'accepter Polyxène et d'en faire son épouse. Achille lui répond que dans un autre moment et dans un autre lieu, on traitera de cet article. Priam, après avoir obtenu le corps de son fils, remonta sur son char et retourna à Troie avec ceux qui l'avaient accompagné.