[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] CHAPITRE PREMIER. I. La monarchie dura chez les Romains deux cent quarante-quatre ans depuis la fondation de Rome. Elle dégénéra en tyrannie sous le dernier roi, et fut enfin abolie pour le sujet et par les personnes que nous avons dit. Ce changement arriva au commencement de la soixante-huitième olympiade, en laquelle Ischomaque de Crotone remporta le prix de la course, Isagoras étant archonte annuel à Athènes. L'Aristocratie succéda au gouvernement monarchique, et comme il s'en fallait environ quatre mois que cette année ne fût finie, on créa pour premiers magistrats Lucius Junius Brutus, et Lucius Tarquinius. Les Romains, comme j'ai déjà dit, les appelèrent consuls en leur langue, terme qui répond a notre mot grec Proboulos, qui veut dire premier conseiller. {Ces premiers consuls} revêtus de l'autorité royale, furent bientôt renforcés d'un grand nombre de citoyens qui abandonnèrent le camp et se rendirent à Rome dès qu'on eut conclu une trêve avec les Ardéates. Soutenus par ce nouveau secours, peu de jours après qu'ils eurent chassé le tyran, ils convoquèrent une assemblée du peuple, prononcèrent un long discours sur la concorde et sur l'étroite union qui devait régner parmi les Romains, et par un second décret confirmatif de celui qui avait été fait à Rome quelques jours auparavant, tous les citoyens réunis dans un même sentiment condamnèrent les Tarquins à un bannissement perpétuel. II. ENSUITE on fit des sacrifices pour purifier la ville, et on immola des victimes. Les consuls s'approchèrent de l'autel ; ils jurèrent les premiers, tant pour eux que pour leurs enfants et leur postérité {et firent jurer les autres citoyens} de ne jamais rappeler Tarquin de son exil, ni les fils, ni leurs descendants ; de ne plus laisser gouverner la ville de Rome par des rois, et de s'opposer de toutes leurs forces aux entreprises de ceux qui voudraient prendre des mesures pour rétablir la royauté. III. CEPENDANT, comme les rois avaient procuré de grands avantages à la république, afin de conserver le nom de la dignité royale tant que la ville subsisterait, ils ordonnèrent aux pontifes et aux augures de choisir entre les anciens celui qu'ils jugeraient le plus capable pour présider seulement aux sacrifices et au culte divin, sans être chargé d'aucune autre fonction, militaire, {ou civile}. On régla qu'il s'appellerait le roi des choses sacrées. Manius Papirius, personnage distingué par son mérite, de famille patricienne, homme paisible et qui aimait le repos et la tranquillité, fut le premier qu'on revêtit de cette éminente dignité. [5,2] IV. LES choses ainsi réglées, Brutus et Collatinus commencèrent à appréhender, comme je crois, que le peuple se formant une fausse idée de cette nouvelle forme de gouvernement ne s'imaginât qu'on lui avait donné deux rois au lieu d'un, parce que les consuls faisaient porter devant eux les douze faisceaux surmontés de haches, comme avaient fait les rois. Pour ôter cette crainte aux citoyens et pour rendre leur autorité moins odieuse, il réglèrent que l'un des consuls ferait marcher devant lui les douze haches, et que l'autre serait précédé de douze licteurs qui porteraient seulement les faisceaux sans haches : d'autres y ajoutent aussi des morceaux de bois recourbés en forme de potences, et qu'ils auraient les haches tour a tour, chacun leur mois. Par ces règlements et plusieurs autres semblables, ils firent si bien goûter aux plébéiens et à la menue populace les agréments du gouvernement présent, que ceux-ci n'avaient rien plus à cœur que de le maintenir. En effet ils remirent en vigueur les lois équitables que Tullius avait établies en faveur du peuple, et que Tarquín avait entièrement abolies. Ils rétablirent l'égalité dans les contrats qui seraient passés entre les grands et les plébéiens. Ils ordonnèrent qu'on renouvellerait, comme sous le règne de Tullius, tant dans la ville qu'à la campagne, les sacrifices où les citoyens et les paysans avaient coutume de se trouver tous ensemble. Ils leur rendirent aux uns et aux autres le droit d'assister aux assemblées qui se tiendraient pour les affaires les plus importantes, d'y donner leurs suffrages, et de faire tout ce qu'ils avaient fait par le passé selon l'ancienne coutume. Tous ces règlements furent d'autant plus agréables à la plupart des Romains qu'après les rigueurs d'un long esclavage ils jouissaient des douceurs d'une liberté inespérée. V. IL s'en trouva néanmoins quelques-uns, même de la première distinction, qui par des motifs d'avarice ou d'ambition et parce qu'ils étaient accoutumés aux maux de la tyrannie, se liguèrent pour trahir la ville, rappeler Tarquín et mettre à mort les deux consuls. Nous allons dire quels furent les chefs de cette conjuration, et par quel bonheur inespéré on découvrit leurs mauvais desseins dans le temps qu'ils croyaient leur ligue entièrement secrète. Mais il faut reprendre l'histoire d'un peu plus haut, et raconter quelque chose de ce qui se passa auparavant. [5,3] VI. TARQUIN chassé de ses états demeura quelque temps à Gabie où il reçut plusieurs citoyens qui sortirent de Rome pour se joindre à lui, moins sensibles aux douceurs de la liberté qu'aux avantages qu'ils se promettaient de la tyrannie. D'abord il espérait de remonter sur le trône par le secours des Latins. Mais leurs villes ne se laissèrent point gagner par les vives sollicitations, elles ne purent se résoudre à entreprendre pour l'amour de ce tyran une guerre injuste contre le peuple Romain. Désespérant donc de recevoir d'elles aucun secours, il se réfugia dans une ville de Tyrrhénie dont il tirait son origine du côté de sa mère. Là, à force de présents qu'il répandit à pleines mains, il gagna les principaux citoyens de Tarquinie, et ceux-ci le présentèrent en pleine assemblée à toute la nation. Il adressa la parole á tous les Tarquiniens et les fit souvenir des bienfaits dont son aïeul avait comblé toutes les villes de la Tyrrhénie, et de l'ancienne alliance qu'ils avaient faite avec lui ; il déplora son infortune et la dépeignant avec de vives couleurs il les conjura de n'être pas insensibles aux malheurs d'un souverain qui était tombé en un seul jour du plus haut point de la gloire, et qui se voyait errant et vagabond avec ses trois fils, manquant du nécessaire, et obligé d'avoir recours à ceux qui avaient été autrefois ses sujets. VII. PAR ces discours accompagnés de larmes et de gémissements il persuada le peuple de Tarquinie, et l'engagea á envoyer promptement une ambassade á Rome, se flattant que les plus puissants de cette ville prendraient son parti et ménageraient son rétablissement. On élut pour députes ceux qu'il nomma lui-même. Il leur donna ses instructions sur ce qu'ils devaient dire et sur ce qu'ils avaient à faire, avec une somme d'argent et des lettres que les compagnons de son exil écrivaient à leurs parents et à leurs amis pour les prier de travailler à leur rappel. [5,4] VIII. LES ambassadeurs ne sont pas plutôt arrivés à Rome que le sénat les admet à son audience. Ils lui annoncent que Tarquin demande un sauf-conduit par lequel il lui soit permis de se présenter d'abord au sénat avec un petit nombre de ses amis, et de paraître ensuite sous son bon plaisir dans une assemblée du peuple pour rendre compte de tout ce qu'il a fait pendant son règne et subir le jugement de tous les Romains s'il le trouve quelqu'un qui puisse le convaincre de malversation, que c'est une grâce qu'on ne peut lui refuser sans injustice : qu'il promet que si on lui rend la dignité, et si on le rétablit dans ses premiers droits, après s'être pleinement justifié et avoir prouvé qu'il n'a rien fait qui mérite l'exil, il n'en usera que selon les conditions équitables qu'il plaira aux citoyens de lui prescrire. Que si les Romains ont absolument pris le parti d'abolir la royauté pour établir une autre forme de gouvernement, il vivra â Rome sa patrie dans une maison particulière, qu'il se contentera de son propre revenu, qu'il le trouvera trop heureux d'y jouir du droit de bourgeoisie comme les autres citoyens, qu'il demande pour toute grâce qu'on le rappelle de son exil et de cette vie errante et malheureuse à laquelle il se voit réduit. Après ce discours, les députés conjurent les sénateurs, particulièrement par le droit des gens, qui accorde à toute personne la permission de se défendre et de demander un jugement dans les formes. Ils les prient avec les plus vives instances de souffrir que Tarquin vienne plaider sa cause devant eux ; qu'ils ne hasardent rien en accordant cette première grâce, puisqu'ils seront eux-mêmes ses juges. Que s'ils n'ont aucun égard aux remontrances de leur roi, ils doivent au moins modérer leur colère à la considération de toute une ville qui prie pour lui ; qu'ils peuvent d'autant moins lui refuser ce qu'elle demande, qu'en faisant honneur à sa médiation ils ne courent aucun risque de se faire tort à eux-mêmes : que puisqu'ils sont hommes, ils ne doivent pas avoir des sentiments plus élevés que leur condition ne le permet, ni fomenter une haine immortelle dans un corps mortel et qu'il leur sera glorieux de se faire à eux-mêmes quelque violence pour se rendre à la raison et a l'équité par complaisance pour ceux qui s'intéressent en faveur des exilés. Que c'est un trait de sagesse et de prudence de sacrifier les inimitiés à l'intercession de ses amis, et qu'enfin il n'y a que des insensés et des barbares qui puissent se résoudre à perdre leurs meilleurs amis plutôt que de se réconcilier pour l'amour d'eux avec leurs ennemis. [5,5] IX. QUAND les ambassadeurs de Tarquinie eurent fini leurs remontrances, Brutus se leva et leur fit cette réponse. « Ne nous en dites pas davantage, Tyrrhéniens, sur le rappel des Tarquins en cette ville. Nous avons déjà publié un arrêt qui les condamne a un bannissement perpétuel. Tous les citoyens se sont engagés envers les dieux par des serments solennels. Ils ont juré qu'ils ne rappelleront jamais les tyrans et qu'ils ne souffriront point qu'on les rétablisse. Que si vous demandez quelque autre chose de raisonnable que nous puissions vous accorder sans violer nos lois et les engagements que nous avons pris en jurant sur les autels, c'est à vous de le dire.» X. ALORS les ambassadeurs s'avançant au milieu de l'assemblée : « La réponse, dirent-ils, que vous venez de faire à nos premières demandes est entièrement contraire à ce que nous attendions de vous. Quoi donc ! nous venons vous demander grâce pour un suppliant tout prêt à rendre compte de sa conduite, nous vous supplions de lui accorder à notre considération ce qui est du droit des gens, et vous nous le refusez. Mais puisque vous avez pris votre parti, nous ne ferons pas de plus vives instances pour le rappel des Tarquins. Nous avons ordre de la part de notre ville de vous demander une autre chose que ni vos lois, ni vos serments ne peuvent vous dispenser de faire. C'est de rendre à votre prince les biens que son aïeul possédait autrefois avant que de monter sur le trône. Ces biens ne vous appartiennent point. Tarquin l'Ancien ne les a pas acquis par la force ni par l'artifice en vous dépouillant de ce qui était a vous. Il les avait hérités de son père et les apporta à Rome lorsqu'il vint s'y établir. Rendez-les donc à votre roi puisqu'ils lui appartiennent, c'est tout ce qu'il vous demande. Content de jouir de ses propres biens, pour ne pas vous être à charge il ira s'établir dans quelque autre pays où il pourra goûter les douceurs d'une vie tranquille. XI. APRES ce discours, les députés des Tarquiniens se retirèrent et on délibéra sur leurs demandes. Brutus, un des consuls, déclara qu'il était d'avis qu'on retint les biens des Tarquins : que ce parti lui paraissait le plus utile pour la république qui le dédommageait par ce moyen des maux infinis que ces tyrans lui avaient causés ; et que si on les leur rendait, ce ferait leur donner des armes pour déclarer la guerre. Il représenta que quand même on leur en ferait restitution, ils ne seraient pas encore contents ; que jamais ils ne pourraient se résoudre à mener une vie privée ; qu'ils se serviraient de l'argent qu'on leur restituerait pour faire la guerre aux Romains avec le secours de quelque nation étrangère, et qu'ils emploieraient la force des armes pour remonter sur le trône. Mais Collatinus fut d'un avis contraire à celui de son collègue. Il dit que ce n'était pas les biens des tyrans, mais les tyrans mêmes qui avaient causé tant de maux à l'état. Que le sénat devait prendre garde à deux choses, et à ne pas s'attirer la mauvaise réputation d'avoir chassé les Tarquins pour s'emparer de leurs richesses, et à ne pas leur fournir un prétexte légitime de prendre les armes pour rentrer en possession des biens dont on les aurait dépouillés. Qu'il n'était pas sûr qu'ils entreprirent une guerre pour rentrer dans leur première dignité après qu'on les leur aurait rendus, mais qu'il était certain qu'ils ne le tiendraient pas en repos si on les en dépouillait. [5,6] XII. LES consuls partagés en deux avis contraires, trouvèrent chacun de leur côté plusieurs personnes qui se rangèrent de leur sentiment. Dans cet embarras, le sénat qui ne savait quel parti prendre, délibéra pendant plusieurs jours s'il devait suivre l'avis de Brutus qui paraissait plus utile pour le bien public, ou celui de Collatinus qui était plus conforme à la justice. On tint conseils sur cette affaire pendant plusieurs séances, et l'on résolut enfin d'en remettre la décision au jugement du peuple. On convoqua donc une assemblée, et après plusieurs discours des consuls les curies au nombre de trente donnèrent leurs suffrages. L'affaire fut longtemps balancée, et l'on trouva que les curies qui opinaient à rendre les biens des tyrans ne l'emportaient que d'une voix sur celles qui étaient d'avis qu'on les retînt.. CHAPITRE II. I. Les consuls portèrent cette réponse aux députés des Tyrrhéniens. Ceux-ci donnèrent de grandes louanges à la ville de Rome sur ce qu'elle avait eu plus d'égard à la justice qu'à ses propres intérêts, et dans le moment ils dépêchèrent un exprès {avec ordre de dire à Tarquin} qu'il envoyât quelques personnes qui eussent procuration de lui] pour reprendre possession de ses biens. Pour eux ils restèrent à Rome sous prétexte qu'ils étaient occupés à plier leur bagage ; à régler leurs affaires et à disposer d'une partie de leurs meubles qui ne se pouvaient pas transporter facilement ; mais dans le fond c'était pour examiner ce qui se passait à Rome et pour ménager des intrigues en faveur du tyran, suivant les ordres qu'il leur avait donnés. Ils distribuèrent les lettres des exilés à leurs amis et en attendirent la réponse pour la leur faire tenir. Ils eurent des entretiens avec plusieurs citoyens. Ils sondèrent artificieusement les esprits et tous ceux qui leur parurent faciles à gagner, soit par leur pauvreté, soit par leur inconstance naturelle, ou par le désir de s'enrichir et de vivre à leur volonté sous le gouvernement des tyrans, ils n'oublièrent rien pour les mettre dans leurs intérêts, ceux-ci par des sommes considérables d'argent comptant qu'ils répandaient fort à propos, ceux-là par de belles espérances dont ils les amusaient. Ils ne pouvaient manquer en effet de trouver dans une ville aussi grande et aussi peuplée que Rome, un grand nombre de sujets, non seulement parmi le petit peuple, mais encore parmi les personnes de la noblesse la plus distinguée, qui préféraient à un gouvernement bien réglé les avantages qu'un citoyen mal intentionné peut se promettre dans un état où règne le désordre. II. DE ce nombre furent les deux Junius, je veux dire Titus et Tibérius fils de ce Brutus qu'on avait depuis peu créé consul ; ils ne faisaient que d'entrer dans l'âge de puberté. Les deux Gellius, savoir Marcus et Manius, tous deux frères de la femme du consul Brutus et déjà en état d'entrer dans le maniement des affaires, voulurent être de cette ligue avec Lucius et Marcus Aquilius, fils de la sœur de Collatinus l'autre consul, qui étaient dé même âge que les fils de Brutus. Le père de ces deux derniers était mort. C'était chez eux que se tenaient ordinairement les assemblées où l'on prenait des mesures pour le rétablissement des tyrans. [5,7] Ce qui arriva en cette occasion est une preuve manifeste que les Romains n'ont été redevables de leur grande prospérité qu'à la providence des dieux qui les a élevés au plus haut degré de la gloire par de prodigieux accroissements. Les malheureux traîtres furent alors si dépourvus de sens, que de leur propre main ils écrivirent des lettres au tyran pour lui donner avis du grand nombre de citoyens qui étaient entrés dans la conjuration et du temps dont ils étaient convenus pour faire main basse sur l'un et l'autre consul, parce qu'ils avaient sans doute compris par celles que Tarquin leur avait envoyées qu'il voulait connaitre d'avance ceux des Romains qui s'emploieraient pour lui, afin de les récompenser quand ils l'auraient rétabli sur le trône. Ces lettres tombèrent entre les mains des consuls par l'aventure que je vais dire. III. LES chefs des conjurés s'assemblèrent cher les Aquilius, fils de la sœur de Collatinus, sous prétexte qu'ils y étaient invités à un sacrifice. Après le repas ils firent retirer leurs domestiques de la salle où ils avaient fait le festin, et leur défendirent sous de rigoureuses peines d'en approcher. Là ils conférèrent ensemble sur les moyens de rappeler les tyrans, et ils écrivirent de leur propre main des lettres qui contenaient le résultat de leurs délibérations, et que les Aquilius devaient remettre aux députés des Tyrrhéniens, pour les faire tenir à Tarquin. Pendant ce temps là un de leurs gens, nommé Vindicius, qui avait été fait esclave à la prise de Caenine, et qui leur servait d'échanson, se douta que c'était pour quelque mauvais dessein qu'ils avaient fait retirer tous leurs domestiques. Dans cette pensée il resta seul à la porte de la salle, d'où il aperçut par une fente les lettres qu'ils écrivaient tous ensemble, et fut témoin de leurs entretiens secrets. IV. VINDICIUS ne perd point de temps. Il sort de la maison vers le milieu de la nuit comme si ses maîtres lui eussent donné quelque commission. Il n'ose cependant s'adresser aux consuls, de peur que l'amour qu'ils doivent avoir pour leur propre sang, ne les porte à écouter secrètement la conjuration et de faire mourir celui qui l'aurait découverte. Il va donc trouver Publius Valérius l'un des quatre principaux qui avaient délivré Rome de la tyrannie des Tarquins. Il lui demande des sûretés comme il ne lui sera fait aucun mal; Valérius le lui promet. L'esclave fait de nouvelles instances et l'oblige à confirmer sa parole par serment, ensuite il lui déclare tout ce qu'il a vu et entendu. Aussitôt Valérius prend avec lui quelques-uns de les clients et de ses amis, et sans différer un instant il court en diligence à la maison des Aquilîus. Il y arrive sur le point du jour. Il entre sans peine, feignant d'avoir quelque chose à leur dire. Il les trouve encore dans la salle, il se saisît des lettres et des conjurés, et les mène devant les consuls. [5,8] V. JE crains que ce que je vais dire maintenant de l'action généreuse du consul Brutus si vantée chez les Romains, ne paraisse trop dur aux autres {nations et surtout à nos} Grecs pour mériter quelque créance. En effet tous les hommes sont ainsi faits que ce qui se passe chez eux devient la règle du jugement qu'ils portent sur ce qu'on leur raconte des autres peuples, et quelque créance que mérite un fait avéré, ils ne peuvent y ajouter foi dès qu'il n'est pas conforme à leurs mœurs ou aux principes qu'ils ont reçus dans leur éducation. Quoique en soit, je ne laisserai pas de rapporter ce que fit le consul en cette occasion. Aussitôt qu'il fut jour, Brutus s'assit sur son tribunal. Il jeta les yeux sur les lettres des conjurés, et reconnaissant d'abord au cachet et à l'écriture celles de ses fils, il les fit lire toutes les deux par un secrétaire qui prit un ton de voix assez haut pour le faire entendre de toute l'assemblée. La lecture achevée, le consul commanda à ses enfants de répondre, s'ils avaient quelque chose à dire pour leur défense. Mais ces deux jeunes gens ne furent pas assez hardis pour s'inscrire en faux contre une vérité constante, et s'étant déjà condamnés eux-mêmes ils n'eurent recours qu'aux larmes. Brutus fut un moment sans parler; il se leva ensuite, et ayant fait faire silence, lorsqu'il vit que tout le peuple était attentif au dénouement de cette grande affaire ; il prononça la sentence de mort contre ses deux fils. VI. ALORS toute l'assemblée se récria qu'il n'était pas juste qu'un homme comme Brutus eût le chagrin de voir mourir ses enfants, et voulut qu'on leur accordât la vie en faveur de leur père. Mais malgré ces remontrances, insensible aux larmes des deux coupables, le consul ordonna aux licteurs de les conduire à la mort. Il ne se laissa fléchir ni par leurs gémissements ni par les prières les plus touchantes qu'ils lui adressaient nommément avec les termes les plus tendres et les plus capables de lui gagner le cœur. Tous les citoyens étaient surpris de voir un père qui n'écoutait ni la voix de la nature qui parlait en faveur de son sang, ni les vives sollicitations d'une nombreuse assemblée qui tâchait de le ramener à la douceur. Mais la sévérité qu'il fit paraitre dans la manière de les punir, étonna beaucoup plus. Non seulement il ne permit pas qu'on les menât ailleurs pour dérober aux yeux du peuple le triste spectacle de leur mort ; il ne se retira pas lui-même de la place publique qu'ils n'eussent été punis, se mettant peu en peine de s'épargner la douleur de voir mourir ses propres fils d'une mort si tragique. Pour observer dans toute l'exactitude la rigueur des lois portées contre les malfaiteurs, il ne leur épargna ni l'ignominie d'un supplice public, ni la honte d'être battus et déchirés de verges. Enfin il voulut qu'on les décollât au milieu de la grande place devant tout le monde, et assista en personne à cette sanglante exécution jusqu'à ce qu'il eut vu tomber leurs têtes sous les coups des bourreaux. Davantage, il regarda leur punition, avec des yeux attentifs sans en paraître touché : et ce qui surpasse toute créance, les spectateurs fondant en larmes, il fut le seul qui ne versa point sur le sort de ses enfants. D'une constance inébranlable au milieu des malheurs de sa famille, à l'épreuve de toutes les rigueurs de la fortune, il ne lui échappa aucune plainte, il ne poussa pas un soupir ; il sut arrêter les mouvement de la tendresse paternelle; il supporta généreusement la vue de cette cruelle tragédie sans qu'il parût aucune altération sur son visage ; tant il est vrai qu'il donnait à la raison tout l'empire qu'elle peut avoir sur les passions, et que ferme dans les arrêts qu'il prononçait, rien n'était capable de lui troubler l'esprit ou de le détourner du parti qu'il avait pris. [5,9] VII. APRES avoir fait mourir ses enfants, il ordonna qu'on lui amenât les Aquilius, fils de la sœur de Collatinus son collègue, chez qui s'étaient tenues les assemblées des chefs de la conjuration. Il fit lire leurs lettres par un secrétaire pour être entendues de tout le peuple, puis il leur dit de défendre leur cause s'ils avaient quelques raisons à alléguer pour leur justification. Aussitôt qu'ils furent arrivés devant le tribunal, soit par le conseil de leurs amis, soit de leur propre mouvement ils le jetèrent aux pieds de leur oncle dans l'espérance qu'il leur sauverait la vie. Mais Brutus commanda aux licteurs de les faire retirer pour les conduire au supplice, puisqu'ils n'avaient rien à dire pour leur défense. VIII. ALORS Collatinus arrête les exécuteurs de la justice, et leur défend de passer outre jusqu'à ce qu'il ait conféré un moment avec son collègue. Il s'approche de Brutus, il le prend en particulier, il le conjure instamment de pardonner aux Aquilius, dont il rejette la faute sur leur jeunesse, sur le défaut d'expérience et sur les mauvais conseils de leurs amis. Il ajoute à ces vives sollicitations que pour toute grâce il ne lui demande que la vie de ces deux jeunes citoyens ses parents, que dans la suite il ne l'importunera plus, que l'on doit craindre un soulèvement général de toute la ville si l'on veut punir tous ceux qu'on soupçonnera d'avoir donné les mains au rappel des exilés, qu'il y en a un grand nombre, et même des premières familles, qui pourraient être enveloppés dans ce soupçon. Collatinus voyant qu'il ne peut rien obtenir de son collègue, lui demande qu'il ne condamne pas les coupables à la mort, et qu'il lui plaise de commuer cette peine en quelque autre moins rigoureuse ; que ce serait agir contre la raison que de punir de mort les amis des tyrans tandis que les tyrans mêmes ne subissaient point d'autre peine que celle du bannissement. IX. INFLEXIBLE aux prières de son collègue, Brutus s'oppose aux tempéraments qu'il a apportés. Il refuse d'adoucir la peine, il ne peut goûter la dernière demande de Collatinus qui veut que du moins on diffère le jugement des coupables. Il prend un ton menaçant et proteste avec serment qu'il les fera tous mourir le jour même. X. « ET moi, dit Collatinus irrité de n'avoir pu rien obtenir, puisque vous êtes si dur et si inexorable, j'absous les coupables par le même pouvoir du consulat qui m'est commun avec vous. Ne vous y trompez pas, repartit Brutus en colère ; ce ne sera jamais de mon vivant que vous aurez le pouvoir d'accorder l'impunité à ceux qui ont trahi leur patrie ; et vous-même, Collatinus, vous ne serez pas longtemps sans être puni comme vous le méritez.» [5,10] XI. AYANT parlé de la sorte, il donne des gardes aux jeunes Aquilius et convoque le peuple. La place publique ne tarde guère à être remplie d'une infinité de citoyens que la triste nouvelle de la mort des deux fils de Brutus répandue par toute la ville y avait attirés. Le consul s'avance au milieu de l'assemblée accompagné des principaux sénateurs, et s'explique en ces termes : « Je souhaiterais, Romains, que Collatinus mon collègue fût en toute occasion réuni avec moi dans les mêmes sentiments, et qu'il nous fît voir non seulement par ses paroles mais aussi par sa conduite, qu'il a les tyrans en horreur et qu'il est leur ennemi déclaré. Mais j'ai des preuves évidentes qu'il a des vues entièrement contraires aux miennes, que comme parent des Tarquins il est uni de cœur avec ces tyrans, qu'il cherche à nous réconcilier avec eux, et qu'il consulte plus ses intérêts particuliers que ceux de la république. Pour moi je suis prêt à m'opposer à ses pernicieuses entreprises, et je vous conjure de faire la même chose. Je commence par vous parler des périls où la république a été exposée, et je vous dirai ensuite comment nous nous sommes comportés mon collègue et moi dans ces fâcheuses conjonctures. Quelques citoyens, du nombre desquels étaient mes deux fils, les frères de ma femme et d'autres jeunes gens des familles les plus distinguées, s'étaient assemblés chez les Aquilius qui sont fils de la sœur de Collatinus mon collègue. Ils avaient fait serment de m'assassiner et de remettre Tarquin sur le trône. Pour en donner avis aux exilés, ils devaient leur envoyer des lettres écrites de leur propre main, où ils avaient apposé leur cachet. Mais quelque dieu favorable nous a découvert le complot pernicieux, par le moyen de ce Vindicius que vous voyez; c'est un des esclaves des Aquilius chez qui les complices de la conjuration assemblés la nuit dernière ont écrit les lettres que nous avons entre les mains. Pour moi j'ai déjà puni mes deux fils Titus et Tiberius, et la tendresse paternelle ne m'a point fait transgresser les lois ni violer mon serment. Collatinus n'en a pas usé ainsi. Il m'arrache des mains les Aquilius, et il ose dire qu'il ne souffrira jamais qu'ils subissent le même châtiment que mes enfants, quoiqu'ils n'aient pas moins trempé dans la trahison. Il n'y a pas de doute que si on leur accorde l'impunité, il ne sera plus en mon pouvoir de faire subir le châtiment aux frères de ma femme, ni aux autres conjurés qui ont voulu perdre leur patrie. Quelles raisons en effet pourrais-je donner de la sentence que je prononcerais contre eux, si je laisse ceux-ci impunis ? XII. QUE pensez-vous donc du procédé de mon collègue? Que signifie-t.il? Le doit-on prendre comme une marque de son amour pour la république, ou comme une preuve qu'il s'est réconcilié avec les tyrans et qu'il s'est vendu à eux par de secrètes conventions ? Cette conduite tend-elle à confirmer le serment que vous avez tous fait après que nous vous en avons donné l'exemple ? Ne tend-elle pas plutôt à le violer par une exécrable perfidie ? Si son pernicieux dessein était demeuré caché, la colère des dieux qu'il a offensés par son parjure, serait sans doute tombée sur lui. Mais puisque nous avons découvert son crime, c'est à nous à lui en faire porter la peine. S'il insista si fort il y a quelques jours pour faire rendre les biens aux tyrans, c'était afin qu'ils s'en servissent pour porter la guerre jusque dans le sein de la patrie, et que la ville de Rome ne put en faire usage pour se défendre contre ses ennemis. Aujourd'hui il veut accorder l'impunité à ceux qui se sont ligués pour ménager le retour des tyrans. Quel pensez-vous que soit son dessein, sinon de gagner leur amitié, afin que s'ils remontent sur le trône ou à force ouverte ou par le moyen de quelque trahison, il puisse obtenir d'eux tout ce qu'il demandera en récompense des importants services qu'il leur aura rendus ? XIII. APRES cela, Collatinus, je vous épargnerais ? Moi, qui n'ai pas même épargné le sang de mes propres fils, j'aurais pour vous les moindres ménagements, pour un homme qui n'est ici que de corps tandis qu'il s'unit d'esprit à nos plus mortels ennemis, pour un perfide qui veut délivrer de la mort ceux qui ont trahi la patrie, et qui ne cherche qu'à m'ôter la vie comme au plus zélé défenseur de la république ? Quel motif pourrait donc m'engager à avoir des égards pour un semblable personnage ? Non, je n'en aurai jamais aucun, et pour être à couvert de vos pernicieuses intrigues, je déclare, Collatinus, que je vous dépouille maintenant de votre dignité et vous ordonne de vous retirer dans une autre ville. Pour vous, citoyens, je vous laisse pleine liberté de donner vos suffrages, et je vais promptement vous assembler par centuries afin que vous déclariez si vous voulez confirmer l'arrêt que je prononce. Au reste, sachez que vous aurez pour consul ou Collatinus ou Brutus. » [5,11] XIV. PENDANT qu'il partait ainsi, Collatinus plein de colère se récriait à chaque point de son discours. Tantôt il l'accusait d'être un traître qui tendait des pièges à ses amis, tantôt il se justifiait lui-même sur les crimes dont on le soupçonnait, tantôt il demandait grâce pour ses neveux les Aquilius, et même il osa dire qu'il ne souffrirait pas que les citoyens allassent aux voix pour décider de son sort. Ces discours ne firent qu'augmenter le bruit et la confusion, et ne servirent qu'à aigrir de plus en plus les esprits, en sorte qu'au lieu d'écouter sa défense et d'avoir égard à ses prières, tous les citoyens demandèrent avec empressement qu'on les assemblât pour recueillir leurs suffrages. XV. LA-DESSUS Spurius Lucretius beau-père de ce Consul, qui avait beaucoup de crédit sur l'esprit du peuple, commença à craindre qu'on ne chassât honteusement son gendre de de la patrie et qu'on ne le déposât de sa charge. Il demanda aux deux consuls la permission de parler, et ils la lui accordèrent. Les historiens Romains assurent qu'il est le premier à qui une pareille permission ait été accordée, et que jusqu'alors ce n'avait jamais été la coutume qu'un particulier haranguât dans les assemblées publiques. Lucretius adressant donc la parole à l'un et à l'autre consul, pria Collatinus de ne point s'entêter mal à propos, à conserver malgré ses citoyens une dignité qu'il ne tenait que d'eux ; que puisque ceux qui la lui avaient confiée la redemandaient, c'était à lui à s'en démettre de bonne grâce : qu'à l'égard des accusations qu'on formait contre lui il fallait les réfuter plutôt par la conduite que par des paroles ; que puisque le peuple le jugeait à propos, c'était à lui à emporter ses biens et ses effets pour aller s'établir dans quelque autre ville, jusqu'à ce que les affaires de la république fussent dans une parfaite sûreté ; qu'il ne devait point balancer à faire ce double sacrifice et du consulat et de sa personne. Qu'il devait faire réflexion qu'il n'en est pas de la trahison comme des autres crimes ; que ceux-ci ne causent l'indignation publique que lorsqu'ils sont déjà commis : au lieu que quand on appréhende quelque trahison il est plus prudent de le mettre en garde, quoique la crainte dont on est saisi, puisse être vaine, que de s'exposer aux suites funestes d'une conjuration qu'on aurait négligée parce qu'on la croyait sans fondement. En même temps il conjura Brutus de ne point chasser de Rome avec honte et ignominie un collègue avec lequel il avait pris de si bonnes mesures pour le bien de la république ; que si Collatinus prenait le parti d'abdiquer le consulat pour se retirer ailleurs. il fallait non seulement lui donner le temps de transporter ses meubles et ses effets, mais encore lui faire présent de quelque somme du trésor public, afin que cette libéralité du peuple lui servît de consolation dans ses disgrâces. [5,12] XVI. LES deux consuls et toute l'assemblée applaudirent à ces sages conseils. Aussitôt Collatinus se démit de la magistrature, mais ce ne fut pas sans déplorer sa triste destinée qui l'obligeait à sortir du sein de sa patrie, quoiqu'il n'eût fait d'autre crime que d'avoir été touché de compassion pour les Aquilius ses parents. Brutus fit l'éloge de son collègue, il loua la prudence dont il donnait des marques en prenant courageusement le parti le plus utile tant pour lui-même que pour la république. Il l'exhorta à ne conserver aucune inimitié ni contre lui ni contre l'état, que quoiqu' il changeât de pays il devait toujours regarder la ville de Rome comme sa patrie, sans jamais parler contre elle ou entrer en aucune liaison avec ses ennemis ; qu'il ne fallait pas regarder ce changement d'habitation comme un exil ou comme une fuite, mais comme un voyage ou une absence volontaire pour quelque temps ; qu'enfin quoiqu'il fût de corps avec ceux qui lui accorderaient le droit d'hospitalité dans leur ville, il ne devait point cesser d'être uni d'esprit et de cœur avec les Romains qui l'obligeaient à changer de demeure. Brutus accompagna ces discours de quelques marques de sa libéralité envers son collègue ; il persuada au peuple de lui faire présent de vingt talents, auxquels il en ajouta lui-même cinq autres de son bien. Telle fut la destinée de Tarquinius Collatinus; il se retira à Lavinion ville capitale des Latins, où. il mourut dans une extrême vieillesse. XVII. APRES sa déposition, Brutus ne voulut pas exercer seul sa charge de consul de peur que les citoyens ne le soupçonnassent de n'avoir chassé Collatinus que pour s'attirer à lui seul toute l'autorité du gouvernement. Sans différer plus longtemps, il convoqua une assemblée du peuple dans le champ de Mars où l'on avait coutume de créer les rois et les autres magistrats de la république. Là il choisit pour collègue Publius Valerius, et partagea avec lui les fonctions du consulat. Ce Valerius était originaire d'une famille Sabine, comme nous l'avons déjà dit. C'était un homme recommandable par mille belles qualités, surtout par sa frugalité et sa tempérance conduite avec une sagesse surprenante. Il avait une certaine philosophie naturelle qui était comme née avec lui, et il en donna des preuves en plusieurs occasions dont nous parlerons bientôt. [5,13] XVIII. BRUTUS trouvant son nouveau collègue dans des sentiments tout-à-fait conformes aux siens, fit mourir tous ceux qui étaient entrés dans le détestable projet de rappeler les exilés. Pour récompenser l'esclave qui avait découvert la conjuration, les deux consuls lui accordèrent la liberté et le droit de bourgeoisie avec une grosse somme d'argent. Ensuite par trois règlements également sages et utiles à l'état, ils s'appliquèrent à entretenir la concorde et l'union parmi les citoyens et à affaiblir le parti de leurs ennemis. Voici les règlements dont la république leur fut redevable. Premièrement ils incorporèrent les principaux d'entre le peuple dans l'ordre des patriciens, et par ce moyen ils remplirent le nombre des sénateurs jusqu'a trois cents. XIX. SECONDEMENT ils mirent en commun les biens des tyrans et les abandonnèrent à tous les citoyens, avec permission à un chacun d'en prendre autant qu'il pourrait. A l'égard des terres qui leur avaient appartenu, ils les distribuèrent à ceux qui ne possédaient aucun héritage en fond. Ils exceptèrent néanmoins le champ qui est entre la ville et le fleuve du Tibre, parce qu'autrefois on l'avait consacré au dieu Mars par un arrêt du sénat, comme une prairie excellente pour les chevaux et très commode pour former la jeunesse aux exercices des armes : et même longtemps avant il était déjà consacré au dieu de la guerre ; mais Tarquin s'en était mis en possession et l'avait fait fermer. Ce que décidèrent alors les consuls au sujet des grains de ce champ, est une preuve manifeste de ce que je dis. En effet lorsqu'ils donnèrent au peuple la liberté de piller et d'enlever tous les biens des tyrans, ils défendirent qu'on emportât le blé de ce champ tant celui qu'on avait déjà battu dans l'aire, que celui qui était encore en épi, ils ordonnèrent qu'on le regarderait comme un grain impur et comme un objet d'horreur, qu'en cette qualité personne ne fût assez hardi pour le serrer dans les greniers, et que pour marquer l'exécration publique, on le jetterait dans le Tibre. Il reste aujourd'hui un monument qui prouve que cet ordre fut exécuté. C'est une pile assez grande, qui est consacrée à Esculape. Les eaux du fleuve l'environnent de toutes parts. On prétend qu'elle fut formée d'un monceau de gerbes entassées les unes sur les autres, qui se pourrirent enfin par le moyen de la vase et du limon qui s'y amassa peu à peu et qui leur donna de la consistance. XX. EN troisième lieu les consuls accordèrent une amnistie générale à tous les citoyens qui avaient suivi le tyran. Ils leur permirent de revenir à Rome en toute sûreté dans l'espace de vingt jours, à condition que ceux qui ne s'y rendraient pas dans le temps marqué seraient condamnés à un exil perpétuel et que l'on confisquerait tous leurs biens au profit de la république. Ces règlements des consuls produisirent deux bons effets : le premier fut d'engager ceux qui jouissaient de quelque portion des biens des tyrans, à s'exposer avec zèle aux plus grands périls dans la crainte d'être privés du revenu qu'ils en retiraient : le second fut non seulement de donner une sûreté parfaite à ceux qui se sentant coupables de quelque crime commis pendant le temps de la tyrannie, s'étaient condamnés à un bannissement volontaire dans la crainte d'être jugés et punis selon la rigueur des lois, mais encore de les obliger à quitter le service des tyrans pour s'attacher aux intérêts de la république. [5,14] CHAPITRE TROISIEME. I. CES choses ainsi réglées, les consuls firent les préparatifs nécessaires pour la guerre. Ils restèrent quelque temps campés dans une plaine auprès de Rome. Là, tenant leurs troupes sous les étendards et dans l'obéissance à leurs officiers pour les mettre en haleine ils les obligeaient à faire régulièrement les exercices des armes. Car ils avaient appris que les exilés levaient une armée formidable dans toutes les villes de Tyrrhénie pour venir les attaquer, que les peuples de Tarquinie et de Veies prenant ouvertement le parti des Tarquins leur avaient fourni deux corps considérables de troupes, et qu'un grand nombre de volontaires des autres villes, attirés par les sollicitations de leurs amis ou par l'appât d'une grosse paye, se rangeaient aussi sous leurs enseignes. Sur la première nouvelle de leur marche, résolus d'aller à leur rencontre ils passèrent le fleuve avant que l'ennemi les prévînt, et s'étant avancés jusqu'aux retranchements des Tyrrhéniens, ils assirent leur camp dans la prairie qu'on appelle Junienne, près d'un bois consacré au héros Horatus. II. LES deux armées se trouvèrent égales en nombre, et firent paraître la même ardeur pour le combat. Dès qu'elles furent en présence, avant même que l'infanterie eût pris son quartier dans le camp, il y eut une légère escarmouche de la cavalerie, mais on ne fit que le mesurer de part et d'autre par un léger combat, et chacun se retira dans son camp sans avoir remporté la victoire ni souffert aucun échec considérable. Ensuite les Romains et les Tyrrhéniens se rangèrent en bataille dans le même ordre pour tenter le hasard d'une action générale. L'infanterie des légionnaires pesamment armés était au milieu et faisait le corps de bataille ; la cavalerie était aux deux ailes pour couvrir en flanc les bataillons. Valerius qui avait été fait consul en la place de Collatinus, commandait l'aile droite de l'armée Romaine et était opposé aux Veiens. Brutus à la tête de l'aile gauche était posté contre les Tarquiniens commandés par les fils du roi Tarquin, [5,15] III. QUAND on fut sur le point d'en venir aux mains, Tarquin, nommé Aruns, qui l'emportait au-dessus de ses frères et pour la force et pour le courage, poussa son cheval à travers les escadrons, sortit hors des rangs de l'armée Tyrrhénienne; il s'avança si près des Romains qu'on pouvait facilement le reconnaître et au visage et à la voix. Sitôt qu'il fut à portée, vomissant mille injures contre Brutus général de l'armée Romaine, il le traita de bête féroce, de bourreau souillé du sang de ses propres fils ; et lui reprochant d'être un lâche et un timide, il lui offrit enfin au nom de toute l'armée un combat seul à seul pour décider de l'empire. Brutus ne peut souffrir cet outrage ; il sort des rangs, pousse son cheval à toutes jambes, il n'écoute que son courage, et malgré les remontrances de ses amis il va se jeter entre les bras d'une mort certaine que les destins lui préparaient. Les deux combattants également transportés de colère, pensent moins au péril qu'à satisfaire leur rage. Ils poussent leurs courriers à toute outrance, ils se portent des coups violents qui percent d'outre en outre et leurs boucliers et leurs cuirasses. L'un enfonce sa pique dans les flancs de son ennemi, tandis qu'il reçoit lui-même un pareil coup dans les côtes. En même temps leurs chevaux s'entrechoquent du poitrail par la rapidité dont ils sont poussés, ils se cabrent l'un et l'autre, ils lèvent la tête, secouent leurs cavaliers et les renversent sur la poussière. Les deux champions tombent par terre, leur sang sort en abondance par l'ouverture de leurs blessures, et leurs âmes cherchent un passage pour abandonner leurs corps IV. LES deux armées qui voient leurs chefs presque sans vie, jettent des cris épouvantables : elles se choquent avec grand bruit, le combat s'engage, l'infanterie et la cavalerie font des prodiges de valeur. Mais l'ayantage est toujours égal de part et d'autre. D'un côté, l'aîle droite de l'armée Romaine sous les étendards du Consul Valerius, enfonce les Veiens, les repousse jusque dans leur camp et couvre la campagne de morts. De l'autre, les Tyrrheniens de l'aîle droite soutenus par leurs chefs Titus et Sextus fils de Tarquin, ébranlent l'aile gauche des Romains, les mettent en déroute, et les mènent battant jusques dans leurs lignes. Ils se mettent même en devoir d'ataquer le camp et de l'emporter d'assaut : mais la garnison fait une vigoureuse résistance et les oblige de se retirer avec beaucoup de perte. Elle consistait en un corps de réserve, qu'on appelle le troisiémé corps, composé des vieux soldats les plus aguerris, qui par leur expérience consommée dans les plus grands périls, sont la dernière ressource des Romains, lorsque par une affreuse déroute ils ont perdu toute espérance. [5,16] V. DEJA le soleil penchait vers son couchant lorsque les deux armées se séparèrent. Chacun se retira dans son camp, moins joyeux de la victoire, qu'affligé d'avoir perdu tant de monde à cette affreuse journée. La plupart des soldats qui survécurent à cet horrible carnage, étaient accablés de blessures ; ni les uns ni les autres n'étaient plus en état de livrer un second combat. La consternation fut néanmoins plus grande du côté des Romains, et la perte de leur chef les jeta dans un tel abattement, que la plupart ne croyaient pas qu'il y eût de meilleur parti à prendre que d'abandonner leur camp avant le jour. Ils étaient dans cette pensée et s'en entretenaient ensemble, lorsque vers la première veille il sortit du bois voisin de leur camp une certaine voix qui fut entendue distinctement des deux armées, soit qu'elle vînt du héros qui préside à ce bois, soit que ce fût la voix du dieu qu'on appelle Faunus. Car c'est lui que les Romains croyent l'auteur des terreurs paniques ; c'est à lui qu'ils attribuent les spectres effrayants qui apparaissent aux hommes sous une forme étrangère ; c'est à ce même dieu qu'ils rapportent les voix divines qui jettent l'épouvante et le trouble dans les esprits. Quoiqu'il en soit, la voix du dieu exhortait les Romains à prendre courage, elle leur apprenait que la victoire était de leur côté, et que les ennemis avaient perdu un homme de plus qu'eux dans la dernière action. VI. ON dit qu'animé par cette voix Valerius fondit pendant la nuit sur les lignes des Tyrrhéniens, qu'il en tua un grand nombre, mit le reste en fuite, et se rendit maître de leur camp. Telle fut l'issue et le succès du combat. Le lendemain les Romains s'en retournèrent, après avoir enseveli leurs morts et dépouillé ceux des ennemis. [5,17] VII. À l'égard du corps de Brutus, on l'orna de couronnes comme d'autant de trophées de sa valeur. Il fut porté à Rome par les plus braves et les plus distingués de la cavalerie, qui au milieu des plus tristes regrets, célébrèrent ses louanges et lui rendirent tous les honneurs qui étaient dus au plus ferme défenseur de la patrie. VIII. LE sénat alla au devant de l'armée, et ordonna que le corps de ce général serait conduit avec l'appareil du triomphe. Tout le peuple sortit aussi avec des coupes pleines de vin, et des tables chargées de toutes sortes de rafraichissements, pour régaler les troupes. Quand on fut aux portes de la ville le consul fit son entrée en triomphe. Il offrit les sacrifices ordinaires en de pareilles occasions, et consacra aux dieux les dépouilles de l'ennemi avec les mêmes cérémonies que les rois avaient coutume d'observer dans les pompes triomphales après le gain d'une bataille. Il passa le reste du jour en réjouissances, et donna un magnifique repas aux plus illustres citoyens. IX. LE lendemain, revêtu d'une robe noire, il fit mettre le corps de son collègue sur un superbe lit de parade au milieu de la place publique. Il assembla le peuple, et montant sur son tribunal, il prononça l'oraison funèbre de Brutus. Il est incertain si Valerius fut le premier qui introduisit cette coutume chez les Romains, ou s'il la trouva déjà établie par les rois; c'est ce que je n'oserais non plus décider. X. QUOIQU'IL en soit, il est aisé de voir par l'histoire universelle, par les écrits des anciens poètes, et par les plus célèbres historiens qui ont embrassé dans leurs livres l'histoire de toutes les nations, que la coutume de louer les vertus des grands hommes lorsqu'on fait leurs funérailles, fut anciennement inventée par les Romains, et que les Grecs n'en sont point les premiers auteurs. Nous lisons à la vérité que les parents et les amis des plus illustres personnages de l'antiquité célébraient après leur mort des combats de lutteurs et des courses de chevaux. C'est ainsi qu'Achille en fit à la mort de son ami Patrocle, et que longtemps avant lui Hercule en avait célébré pour honorer la mémoire de Pélops. Mais nous ne voyons point d'auteur qui ait écrit qu'on leur prononçait des éloges funèbres, excepté les poètes tragiques d'Athènes, qui pour relever la gloire de leur ville ont inventé que Thésée en fit en l'honneur de ceux à qui il rendit les devoirs de la sépulture ; mais tout ce qu'ils en disent est fabuleux. Ce ne futt en effet que très tard que les Athéniens ajoutèrent par une loi particulière ces panégyriques aux cérémonies des funérailles, soit qu'ils aient commencé par ceux qui prodiguèrent leur sang dans les batailles d'Artémisie, de Salamine et de Platée pour la défense de la patrie, soit qu'ils aient rendu ce glorieux devoir aux braves qui se distinguèrent dans le combat de Marathon. Quand même il serait vrai qu'ils auraient fait dès ce temps-là des oraisons funèbres, qu'en peut-on conclure? ne sait-on pas que la journée de Marathon est postérieure de seize ans à la mort de Brutus. XI. MAIS sans trop rechercher qui font les premiers auteurs des éloges funèbres, qu'on considère cette coutume en elle-même, qu'on examine chez qui, ou des Grecs, ou des son Romains elle est observée avec plus de sagesse, l'on verra, j'en fuis sûr, qu'elle est plus raisonnable parmi ceux-ci que chez les Athéniens. Ces derniers en effet semblent n'avoir institué les discours funèbres que pour ceux qui avaient versé leur sang dans les combats. Ils n'ont jugé du mérite de leurs citoyens que par le courage avec lequel ils s'étaient exposés à la mort, quoique ce fussent peut-être des gens méprisables d'ailleurs et sans autres vertus qu'une férocité qui passait sous le nom de valeur. Les Romains au contraire ont accordé les mêmes honneurs à tous les grands hommes qui s'étaient rendus recommandables, ou par leur sagesse dans la conduite des armées, ou par leur prudence dans les délibérations, ou par les bons conseils dont ils aidaient la république, soit qu'ils fussent morts les armes à la main, soit qu'ils eussent fini leurs jours par une mort plus tranquille ; persuadés que si les grands personnages méritent des louanges pour avoir glorieusement prodigué leur sang, le même tribut n'est pas moins dû aux autres vertus qu'à la valeur. [5,18] XII. TELLE fut la destinée de Junius Brutus, qui fut le premier consul de Rome après qu'on eût chassé les rois. Quoiqu' il ne se soit fait connaître que fort tard, et que sa rare prudence n'ait éclaté que très peu de temps, on le regarda néanmoins comme le plus illustre de tous les Romains. Ceux qui ont fait les plus exactes recherches dans l'histoire Romaine, nous assurent qu'il ne laissa point d'enfants, ni garçons ni filles. Entre autres preuves ils en apportent une à laquelle il est difficile de ne se pas rendre. Cette preuve est que Brutus était de race patricienne, et que les Junius et les Brutus qui se disaient de ses descendants, étaient tous de famille plébéienne, et n'exercèrent point d'autres charges que celles d'édiles et de tribuns du peuple, qui selon les lois peuvent être remplies par des plébéiens, au lieu que la dignité de consul ne se donnait qu'aux familles patriciennes. J'avoue néanmoins que ces deux familles sont aussi parvenues au consulat, mais ce n'a été que très tard, et depuis qu'on a permis aux plébéiens de posséder cette dignité. Je laisse à ceux qui se plaisent dans ces sortes de recherches ou qui ont quelque intérêt à les faire, le soin d'examiner plus à fond ce point d'histoire [5,19] XIII. APRES la mort de Brutus, les plébéiens soupçonnèrent Valerius son collègue d'affecter la royauté. Ces soupçons étaient fondés sur deux raisons. La première, c'est qu'au lieu de choisir aussitôt un nouveau collègue comme avait fait Brutus après la déposition de Collatinus, il gouverna seul pendant quelques temps: la seconde, c'est qu'il faisait bâtir une maison dans un endroit qui ne pouvait manquer d'exciter l'envie des citoyens, ayant choisi pour ce dessein une colline haute et escarpée, que les Romains appellent Velie et qui commandait sur la place publique. Averti par ses amis que le peuple en prenait ombrage, il convoqua les comices pour l'élection d'un nouveau consul et choisit pour collègue Spurius Lucrétius, lequel étant mort quelques jours après ; il élut en sa place Marcus Horatius. A l'égard de sa maison qui était sur le haut de la colline, il la fit rebâtir au bas de cette montagne, afin que du haut de l'éminence on pût l'accabler de pierres, comme il le dit lui-même en pleine assemblée, s'il trahissait ses devoirs. XIV. POUR convaincre plus efficacement les plébéiens qu'il n'en voulait point à leur liberté, il ôta les haches des faisceaux et fit une loi tant pour lui que pour ses successeurs, qui a toujours été en vigueur jusqu'à notre siècle ; elle portait que les consul ne se serviraient des haches que quand ils sortiraient hors de Rome, et que dans l'enceinte de la ville ils n'auraient que les seuls faisceaux pour marque de leur dignité. Il publia encore plusieurs autres lois très favorables qui ne tendaient toutes qu'à affermir la liberté du peuple. La première de ces lois défendait expressément d'exercer aucune charge chez les Romains qu'on ne l'eût reçue du peuple, sur peine de la vie contre quiconque oserait y contrevenir, et avec impunité pour ceux qui mettraient â mort les violateurs de cette loi. La seconde était conçue en ces termes: « Si un magistrat des Romains condamne un citoyen à la mort, ou à être battu de verges, ou à payer une amende pécuniaire, ce particulier pourra en appeler au jugement du peuple, et tant que l'appel subsistera le magistrat n'aura aucun pouvoir sur lui jusqu'a ce que le peuple ait prononcé". Ces règlements mirent Valerius en grande estime dans l'esprit du peuple. Il était tellement aimé et honoré de tous les plébéiens qu'ils lui donnèrent le glorieux surnom de Poplicola. C'est comme nous dirions en Grec Démocède qui signifie un homme populaire, qui prend soin du peuple. Voilà ce qui se passa de mémorable sous le premier consulat après le bannissement des rois. [5,20] XV. L'ANNEE suivante ce même Valerius fût fait consul pour la seconde fois, on lui donna Lucrétius pour collègue. XVI. SOUS leur consulat il ne se passa rien de mémorable excepté qu'ils firent un dénombrement des citoyens, et renouvelèrent pour la première fois le règlement concernant les taxes qu'on devait payer pour les frais de la guerre, selon les lois établies par Tullius, qui avaient été interrompues et négligées pendant tout le règne de Tarquin le superbe. Dans ce dénombrement on trouva environ cent trente mille Romains qui avaient atteint l'âge de puberté. On envoya aussi une garnison au fort de Syncerion qui commandait sur les villes des Latins et des Herniques, dont les mouvements menaçaient d'une guerre prochaine. [5,21] CHAPITRE QUATRIEME. I. SOUS le troisième consulat de Publius Valerius surnommé Poplicola, qui fut le second de Marcus Horatius son collègue, Lars, surnommé Porsenna, roi des Clusiniens en Tyrrhénie, déclara la guerre au peuple Romain. Les Tarquins s'étaient réfugiés dans ses états. Il leur avait promis de les réconcilier avec leurs citoyens, d'obtenir leur retour, et de les rétablir sur le trône, ou au moins de leur faire rendre tous leurs biens dont on les avait dépouillés. L'année précédente il avait envoyé à Rome une ambassade menaçante. Mais les députés n'avaient pu obtenir ni la réconciliation ni le rappel des Tarquins. Le sénat ne voulut jamais se relâcher sur ces deux articles, apportant pour raison de son refus les serments et les imprécations qu'on avait fait contre les tyrans. Porsenna n'avait pas mieux réussi à les rétablir dans la possession de leurs biens ; ceux qui s'en étaient emparés ou qui les avaient tirés au sort refusèrent constamment de les rendre. II. CE monarque naturellement fier et arrogant, enflé d'ailleurs par ses richesses, par ses grands trésors, et par la vaste étendue de ses états se crut offensé par ce double refus, et bien aise d'un autre côté d'avoir un honnête prétexte de détruire la puissance des Romains et d'exécuter ce qu'il projetait depuis longtemps, il résolut de porter la guerre chez une nation qui lui faisait ombrage. Octavius Mamilius de la ville de Tusculum et gendre de Tarquín, se porta avec beaucoup d'ardeur à cette grande entreprise et se joignit au roi des Clusiniens. Il gagna à son parti les habitants de Camerie et d'Antemne, qui étaient unis avec les Latins par les liens de la parenté, et qui avaient déjà levé ouvertement l'étendard de la révolte contre la république Romaine. Il y avait encore plusieurs autres peuples du même pays qui n'aimaient pas à déclarer sans nécessité contre une ville si puissante et qui d'ailleurs était leur alliée. Mamilius néanmoins employa tout son crédit pour les faire entrer dans la ligue, et par de belles promesses, il en engagea plusieurs qui servirent sous ses enseignes en qualité de volontaires. [5,22] III. SUR la première nouvelle de ces mouvements, les consuls des Romains ordonnèrent aux laboureurs de transporter sur les montagnes voisines leurs effets, leurs bestiaux, leurs esclaves. Ils firent bâtir des forts dans les endroits déjà munis par leur situation naturelle pour servir d'asile à ceux qui voudraient s'y retirer. Ensuite ils fortifièrent le Janicule, qui est une haute montagne au-delà du Tibre proche de Rome. Ils comprirent qu'il était de la dernière importance d'empêcher que l'ennemi ne s'emparât de ce poste avantageux qui commandait sur la ville. Pour le mettre donc à couvert de ce côté-là, ils y envoyèrent une garnison avec les appareils de guerre et les provisions nécessaires. IV. A l'égard des affaires du dedans de la ville, ils les mirent sur le pied qu'ils crurent le plus agréable au peuple. Ils firent plusieurs règlements pleins d'humanité et de douceur pour gagner le cœur des pauvres, dans la crainte qu'attirés par des vues d'intérêt ils ne trahissent la république en se rangeant du parti des tyrans. Ils les exemptèrent de toutes les taxes publiques qu'ils payaient auparavant sous le gouvernement des rois, et même de fournir à l'entretien des troupes et aux frais de la guerre ; persuadés que ce serait un assez grand avantage pour la république s'ils voulaient seulement sacrifier leurs corps à la défense de la patrie. V. CES mesures prises, comme ils avaient déjà des troupes toutes prêtes et disciplinées depuis longtemps par de fréquents exercices, ils campèrent dans une plaine qui est devant la ville. Mais malgré toutes leurs précautions, Porsenna qui s'était mis en marche à la tête d'une nombreuse armée, attaqua le Janicule, épouvanta ceux qui le défendaient, et s'étant emparé de ce poste du premier assaut il y mit une garnison de Tyrrhéniens. VI. DE LA ce roi prit sa marche vers la ville de Rome, persuadé qu'il l'emporterait aussi sans beaucoup de peine. Lorsqu'il fut arrivé à la tête du pont, apercevant les Romains sur la rive du fleuve, il se disposa à leur livrer bataille, et fit avancer son armée avec une négligence qui marquait assez qu'il méprisait les ennemis et qu'il espérait de les accabler par la multitude de ses troupes. Titus et Sextus, tous deux fils de Tarquín, commandaient l'aile gauche ; ils étaient à la tête des exilés de Rome, de toute la fleur de la jeunesse de Gabie et d'un corps de troupes étrangères qu'ils avaient à leur solde: Mamilius gendre de Tarquin conduisait l'aile droite composée des troupes des Latins qui s'étaient révoltés contre les Romains: le roi Porsenna commandait en personne le corps de bataille. Dans l'armée Romaine, Spurius Largius et Titus Herminius étaient à la tête de l'aile droite : Marcus Valerius, frère dé Valerius Poplicola l'un des consuls, et Titus Lucrétius qui l'année précédente avait exercé le consulat, commandaient l'aile gauche ; ceux-ci étaient postés contre Mamilius et les troupes Latines ; ceux-là avaient en tête les Tarquins : les deux consuls menaient le corps de l'armée. [5,23] VII. ON en vint aux mains, on combattit des deux côtés avec beaucoup de valeur et l'on se disputa longtemps la victoire. Les Romains avaient plus ce cœur et plus d'expérience que les Latins et les Tyrrhéniens mais ceux-ci l'emportaient de beaucoup sur les Romains par leur grand nombre. VIII. ENFIN après un horrible carnage de part et d'autre, les Romains prirent l'épouvante. Elle commença par ceux de l'aile gauche lorsqu'il s virent qu'on emportait hors du combat leurs chefs Valerius et Lucrétius chargés de blessures. Bientôt après elle se communiqua à ceux de l'aile droite. Déjà ils avaient commencé à vaincre les Tarquins et à enfoncer leurs bataillons, mais sitôt qu'ils s'aperçurent que l'aile gauche le débandait, ils perdirent entièrement courage. IX. LES troupes Romaines en désordre s'empressaient de passer en foule par dessus le même pont pour rentrer dans leurs murailles ; l'ennemi tombait rudement sur les fuyards, et peu s'en fallut que la ville ne fût prise d'emblée. N'ayant aucunes fortifications du côté du fleuve, elle était à deux doigts de sa perte, et il n'y a point de doute qu'elle n'eût été emportée d'assaut si des ennemis eurent pu s'y glisser pêle-mêle avec les fuyards qu'ils poursuivaient à outrance. Mais trois braves soutinrent seuls tout l'effort des ennemis et sauvèrent l'armée Romaine. Ces trois prodiges de valeur furent parmi les personnes âgées Spurius Largius et Titus Herminius qui commandaient l'aile droite, et entre les jeunes soldats Publius Horatius, surnommé Coclès parce qu'il avait perdu un œil dans le combat. C'était l'homme du monde le mieux fait et le plus recommandable par son courage intrépide. Il était fils du frère de Marcus Horatius l'un des consuls, et descendait de l'illustre famille de Marcus Horatius celui des trois jumeaux qui vainquit autrefois les trois frères Albains, lorsque Rome et Albe se disputant l'empire on convint qu'au lieu, de faire combattre les deux armées il fallait choisir de part et d'autre trois braves champions pour terminer le différend à la pointe de l'épée, comme nous l'avons raconté dans les livres précédents. Les trois braves Romains s'étant donc arrêtés à la tête du pont, résistèrent longtemps aux ennemis. Intrépides sous une nuée de traits qui tombait sur eux, ils paraient les coups d'épée qu'on leur portait de près, et demeurèrent fermes dans leur poste jusqu'a ce que toute l'armée Romaine eut passé le fleuve. [5,24] X. QUAND ils virent que toutes les troupes étaient en lieu sûr, deux d'entre eux, savoir Herminius et Largius dont les armes défensives étaient presqu'entièrement brisées par la multitude des coups qu'ils avaient reçus, se retirèrent peu à peu. Le seul Horatius tint ferme jusqu'a la fin. Les consuls et les autres citoyens qui s'intéressaient à la conservation d'un homme si généreux et si cher à la patrie et à sa famille, le rappelèrent en vain, il resta toujours dans son poste. Seulement il ordonna à Herminius et à Largius d'avertir de sa part les consuls, de couper promptement le pont du côté de la ville, de lui crier à haute voix ou de l'avertir par quelque signal quand il serait presque rompu, et qu'il n'en resterait plus qu'un petit coin à couper ; que pour lors il aurait soin de faire le reste. Il faut remarquer qu'il n'y avait dans ce temps-là que ce seul pont sur le Tibre ; il n'était construit que de bois ; c'est a-dire de planches et de poutres attachées ensemble sans fer et sans clous, tel que les Romains le conservent encore aujourd'hui. Ayant donné ces ordres aux deux autres combattants, Horace tint ferme sur le pont, et se défendant tantôt de son épée, tantôt de son bouclier, il repoussa ceux qui l'attaquaient ou qui voulaient s'ouvrir un passage par le même pont. Une contenance si vigoureuse épouvanta tellement les ennemis, que le regardant enfin comme un furieux qui affrontait la mort et les périls les plus évidents, ils n'osaient plus se présenter devant lui. D'ailleurs il n'était pas facile d'en approcher ; le fleuve le mettait à couvert à droite et à gauche ; et en face un monceau d'armes et un tas de corps morts lui servait de barrière. Ainsi tout ce que l'ennemi pouvait faire était de lui lancer de loin des piques, des pierres, des morceaux de bois, et ceux qui ne trouvaient pas de pareilles armes sous leurs mains, lui jetaient à la tête les épées et les boucliers des morts. Horatius se défendait contre eux avec leurs propres armes qu'il leur lançait, et dans une prodigieuse foule a chaque coup il ne pouvait manquer d'atteindre quelqu'un des ennemis. XI. ENFIN tout percé de traits, couvert de blessures en plusieurs parties de son corps, un coup de lance reçu par devant dans le haut de la cuisse, et qui traversait d'outre en outre lui causait de si cuisantes douleurs qu'à peine il pouvait se tenir debout. Cependant, malgré les coups dont il était tout criblé, dès qu'il entendit derrière lui la voix des Romains qui lui criaient que la plus grande partie du pont était déjà rompue, il sauta dans le Tibre avec ses armes, et sans en perdre aucune il gagna terre à la nage : mais ce ne fut pas sans de grandes fatigues, car le fleuve dont le cours était entrecoupé par les pilotis qui soutenaient les planches du pont de bois, était très rapide en cet endroit et formait des tournants d'eau très dangereux contre lesquels il lui fallait lutter. [5,25] XII. UNE action si généreuse acquit à Horatius une gloire immortelle. Les Romains lui mirent aussitôt une couronne sur la tête et le conduisirent dans la ville comme un héros du premier ordre, au milieu des acclamations et des louanges dont ils le comblaient. Une foule de peuple sortit de tous les quartiers de Rome. Chacun accourait avec précipitation pour contenter sa curiosité, et venait le voir comme pour la dernière fois, tandis qu'il lui restait quelque souffle de vie, désespérant qu'il pût survivre longtemps à une infinité de blessures dont il était couvert. Sitôt qu'on le vit hors de danger, le peuple lui érigea dans l'endroit le plus apparent de la place publique une statue de bronze tout armée, et lui donna des biens du public autant de terres qu'il en pourrait entourer en un jour en traçant lui-même un sillon avec une charrue attelée d'une paire de bœufs. Outre les présents du public, tous les Romains, hommes et femmes au nombre de plus de trois cent mille malgré la disette où ils se trouvaient alors, voulurent contribuer à sa récompense, et chacun lui donna par tête la valeur de ce qu'un particulier pouvait dépenser en un jour pour la nourriture. Le courage extraordinaire dont Horatius donna en cette occasion des preuves si éclatantes, lui acquit une estime générale, et les Romains le regardèrent comme le plus heureux de tous les hommes. Cependant il eut le malheur de rester estropié de ses blessures ; ce qui le mit hors d'état de rendre désormais aucun service à sa patrie, et fut cause qu'on ne le choisit ni pour le consulat, ni pour aucun emploi dans les armées. On peut néanmoins assurer que par l'action qu'il avait faite dans le combat à la tête du pont, il mérita un rang distingué au-dessus de tous les Romains qui se sont le plus signalés par leur courage intrépide. Mais Horatius ne fut pas le seul qui se distingua par sa bravoure dans la guerre contre les Tyrrhéniens. Caius Mucius, surnommé Cordus, citoyen d'une illustre naissance, fit aussi une action de valeur qui tient du prodige. Nous en parlerons dans un moment, quand nous aurons exposé le fâcheux état où se trouvait alors la ville de Rome. [5,26] XIII. APRES le combat dont nous venons de parler, le roi des Tyrrhéniens prit son poste sur la montagne voisine d'où il avait chassé la garnison Romaine, et s'étant répandu aux environs dans les campagnes, il se rendit maître de tout le pays qui est au-delà du fleuve. Les fils de Tarquin et Mamilius son gendre firent passer leurs troupes sur des radeaux et dans des barques à l'autre rive du Tibre, du côté de Rome, où ils assirent leur camp dans un poste avantageux. Ils en sortaient de temps en temps pour faire des courses, ravager les terres des Romains, renverser les maisons des bergers et enlever le bétail qui sortait des forts pour aller paître. Toutes les plaines voisines occupées par les ennemis, Rome ne recevait plus de provisions de la campagne, et il n'en venait que très rarement par le Tibre. Enfin le peu de vivres qu'on pouvait avoir, ne tardait guère à être consumé par tant de milliers d'hommes, et les Romains furent bientôt réduits à une extrême disette de toutes choses. Pour surcroit de malheur, la plupart des esclaves abandonnaient leurs maîtres, et tout ce qu'il y avait de garnements parmi le petit peuple désertait tous les jours pour se joindre au parti des tyrans. XIV. DANS des conjonctures si fâcheuses, les consuls furent d'avis de dépêcher chez ceux des Latins qui paraissaient encore attachés à Rome par les liens de la parenté et qui demeuraient fidèles dans l'alliance, pour leur demander un prompt secours. En même temps ils envoyèrent une autre ambassade à Cumes en Campanie et aux villes des Pometiens, pour en obtenir la permission d'emporter des blés de leur pays. Les Latins refusèrent les secours qu'on leur demandait, sous prétexte que la religion ne leur permettait pas de prendre les armes ni contre Tarquin, ni contre le peuple Romain, puisqu'ils étaient également liés avec l'un et l'autre par des traités d'alliance. Pour ce qui est de Largius et d'Herminius qu'on avait députés vers les Pometiens pour apporter du blé, ils remontèrent de la mer le long du fleuve, et pendant une nuit obscure que la lune ne luisait point, ils firent passer à Rome, un grand nombre de bateaux chargés de vivres, sans que l'ennemi s'en aperçût. XV. CES nouvelles provisions furent bientôt épuisées, et les assiégés retombèrent dans la disette comme auparavant. Le Tyrrhénien qui en fut informé par des transfuges, leur ordonna par un héraut de recevoir Tarquin, s'ils voulaient être délivrés du fléau de la guerre et de la famine qui les pressait. Mais les Romains ne purent s'y résoudre, ils prirent le parti de s'exposer à tout, plutôt que de le réconcilier avec les tyrans. [5,27] XVI. Mucius qui craignait que la misère ne contraignît enfin les Romains à se rendre, ou que s'ils demeuraient fermes dans leur résolution ils ne périssent tous de la mort la plus cruelle, s'adressa aux consuls. Il les pria de convoquer le sénat, comme ayant quelque chose de très important à lui communiquer, et lorsque les sénateurs furent assemblés, il leur tint ce discours. XVII. « JE médite, Messieurs, une entreprise qui délivrera Rome des maux qui l'accablent. Elle est hardie, je l'avoue; mais je me sens assez découragé pour l'exécuter, et j'espère que le succès répondra à mon attente. Il est vrai que je n'ai pas grande espérance de survivre à cette action, ou plutôt, pour vous parler franchement, je n'en ai aucune. Etant donc sur le point d'exposer ma vie à un danger évident, je serais fâché qu'une entreprise aussi importante fût inconnue à tout le monde si j'avais le malheur de manquer mon coup. En ce cas mon unique consolation serait de n'être pas privé des louanges dues à mon courage, et d'acquérir une gloire sans fin par se sacrifice d'une vie mortelle. Je n'ai pas cru qu'il fût prudent de communiquer au peuple un dessein de cette nature, qui doit être tenu secret comme un mystère, il y aurait danger que par des vues d'intérêt et par l'espérance d'un gain sordide on n'en informât nos ennemis. Pour vous, Messieurs, je suis persuadé que vous garderez inviolablement le secret ; aussi êtes-vous les premiers et les seuls à qui j'en fais confidence, et je compte que vous l'apprendrez aux autres citoyens lorsqu'il en sera temps. Le dessein que je médite est d'aller en qualité de transfuge au camp des Tyrrhéniens. S'ils m'ôtent la vie comme à un déserteur suspect, ce ne sera qu'un citoyen que vous perdrez. Mais si j'ai le bonheur d'entrer dans leur camp, je vous promets de tuer leur roi. Porsenna mort, la guerre sera terminée pour vous : et moi il m'arrivera ce que les dieux ordonneront; je fuis prêt à tout souffrir. j'aurai au moins la consolation de vous avoir fait dépositaires de mes sentiments, et vous en rendrez témoignage au peuple, je pars dans le moment sous les auspices d'une meilleure destinée que je souhaite à ma patrie.» [5,28] XVIII. LE sénat donne beaucoup de louanges à sa valeur héroïque. Mucius se met en chemin sous de favorables auspices. Il passe le fleuve, il arrive au camp des Tyrrhéniens, il entre et trompe les gardes des portes d'autant plus facilement qu'ils le prennent pour un homme de leur nation parce que ses armes ne paraissaient point, et que la langue de leur pays qu'il avait apprise de sa nourrice qui était Tyrrhénienne. XIX. IL pénètre jusques dans la grande place du camp Tyrrhénien et au quartier du Roi. Là il aperçoit un homme plus grand de corps et de meilleure mine que les autres, vêtu de pourpre, assis sur le tribunal et entouré de gardes armés.. Il ne doute point que ce ne soit le roi des Tyrrhéniens, mais il est trompé par les apparences, parce qu'il n'avait jamais vu Porsenna: ce n'était en effet que le secrétaire du roi qui était assis sur le tribunal du prince d'où il faisait la revue des troupes et leur distribuât leur paie. Mucius cependant perce la foule, il s'approche du secrétaire sans aucune résistance, parce qu'il ne paraissait point armé : il monte sur le tribunal, il tire le poignard qu'il cachait sous ses habits, et tue le secrétaire du premier coup qu'il lui porte à la tête. XX. DANS l'instant ceux qui étaient autour du tribunal, se saisissent de Mucius, et le mènent devant le roi qui avait déjà appris {par d'autres} la mort de son secrétaire. Sitôt que Porsenna l'aperçoit : « O le plus méchant de tous les hommes, s'écrie-t-il, tu porteras bientôt la peine due à ton crime. Mais, qui es tu? d'où viens tu ? qui t'a fait assez hardi que de commettre un pareil attentat? ne voulais-tu tuer que mon secrétaire ? ne m'en voulais-tu pas à moi-même ? qui sont tes complices ? parle, et ne dissimule rien, si tu veux qu'on te fasse avouer la vérité par la rigueur de tourments.» [5,29] XXI Mucius lui répond sans changer de couleur, sans se troubler et sans faire paraître aucune émotion sur son visage comme il arrive à ceux qui se voient sur le point de perdre la vie au milieu des plus cruels tourments : « Je suis Romain, et si j'ai passé dans ton camp sous un habit de déserteur, ce n'est pas sans un grand, dessein : c'est pour délivrer ma patrie, c'est pour la mettre à couvert de tes armes, en un mot, c'est pour te tuer. Je n'ignorais pas néanmoins que je m'exposais à une mort certaine, soit que je réussisse, soit que je manquasse mon coup : mais j'ai voulu rendre ce service à la ville de Rome qui m'a donné la vie, et je me suis flatté d*acquérir une gloire immortelle par le sacrifice d'un corps mortel. Au lieu de te tuer j'ai tué ton secrétaire que je ne connaissais point. Son habit de pourpre, le tribunal où il était assis, les autres marques de dignité dont je le voyais revêtu, m'ont fait prendre le change. Mais si j'ai manqué mon coup, au moins je n'ai pas manqué de volonté. Je ne te demande donc point la vie, je me suis dévoué à la mort dans le moment que j'ai pris la résolution de faire ce coup hardi. Mais si tu veux m'engager ta parole avec serment de m'épargner la torture et les autres tourments de la question, je te promets de te découvrir un secret de la dernière importance où ta vie est intéressée. » Mucius parla ainsi dans le dessein d'embarrasser le roi par cet artifice. XXII. PORSENNA troublé par cette réponse artificieuse, se persuade que plusieurs Romains le menacent du même péril qu'il vient d'échapper. Il lui promet avec serment de lui épargner les tourments. Alors Mucius imaginant une nouvelle ruse dont il était difficile de s'apercevoir dans le moment : « Nous sommes, continue-t-il, trois cents jeunes Romains, tous de même âge et de famille patricienne, qui avons formé le dessein de te tuer, et nous nous y sommes engagés par serment. Cette résolution prise, concertant les moyens de l'exécuter, nous avons cru qu'il n'était pas à propos de nous exposer tous à la fois, mais l'un après l'autre, et que pour tenir la chose secrète, il ne fallait la communiquer à personne, ni même nous dire les uns aux autres en quel temps, en quel lieu, comment, ni à quelle occasion nous attenterions à ta vie. Le projet ainsi concerté, nous avons tiré au sort à qui commencerait le premier, et le sort est tombé sur moi. C'est à toi de voir comment tu pourras te mettre en garde contre tant de braves jeunes gens qui sont tous dans le même dessein et qui aspirent à la même gloire. Peut-être que quelqu'un de ces braves défenseurs de leur patrie sera plus heureux que moi et ne manquera pas son coup. Je t'ai suffisamment averti, c'est à toi d'y faire attention. » [5,30] XXIII LE roi ayant reçu ces instructions, ordonna à ses gardes de lier Mucius et de le garder dans une étroite prison. Il assembla ensuite ses plus fidèles amis avec son fils Aruns pour délibérer ensemble sur les moyens d'éviter les embûches qu'on lui dressait. Chacun donna son avis et proposa des expédients pour la sûreté de Porsenna. Mais tous leurs conseils ne furent point goûtés, parce qu'ils manquaient de prudence et n'allaient point à la source du mal. XXIV. ENFIN le fils du roi ouvrit un dernier avis qui marquait plus de prudence que son âge ne semblait le permettre. Il dit qu'il ne s'agissait pas de se précautionner contre les embûches des conjurés, mais, qu'il fallait prendre des mesures pour n'être plus dans la nécessité de se tenir en garde. Cet avis fut généralement approuvé, et tout le conseil admirant la sagesse du jeune prince, on lui demanda quelles précautions il croyait qu'on dût prendre pour n'avoir plus rien à craindre. Alors adressant la parole à son père : « C'est dit-il, de vous faire ami des Romains et de préférer votre vie au rétablissement des Tarquins et des autres exilés. » Le roi goûta cet avis comme le meilleur : mais il dit qu'il restait à examiner comment on pourrait conclure avec les Romains une paix honorable ; qu'après le gain d'une bataille, les tenant assiégés dans leurs murs, il serait honteux pour lui de se retirer sans avoir exécuté ce qu'il avait promis à Tarquín, que ce serait reconnaître comme vainqueurs ceux qu'il venait de vaincre, qu'il ne pouvait se résoudre a fuir devant les Romains qui n'osaient pas même sortir de leurs remparts, qu'enfin il n'y avait aucun moyen honnête de terminer la guerre, à moins que l'ennemi ne lui envoyât une ambassade pour faire les premières ouvertures de la négociation. [5,31] Voila ce qu'il répondit à son fils et aux autres personnes de son conseil qui étaient entrés dans le même sentiment. XXV. CEPENDANT quelques jours après, Porsenna fut obligé de faire lui-même les premières démarches pour conclure un traité à l'occasion que je vais dire. Les soldats faisaient de continuelles excursions dans les campagnes voisines où ils se dispersaient pour enlever les convois qu'on portait à Rome. Pour arrêter leurs brigandages, les consuls placèrent une embuscade dans un poste avantageux, d'où les troupes Romaines fondant sur les Tyrrhéniens en égorgèrent plusieurs et firent encore un plus grand nombre de prisonniers. Cet échec excita des murmures dans le camp. Les Tyrrhéniens s'en entretenaient tous les jours dans les conventions particulières. Ils accusaient même le roi et les autres chefs de l'armée de tirer la guerre en longueur, et chacun demandait à retourner dans sa patrie. Un mécontentement si général fit croire à Porsenna que la paix serait agréable à tout le monde, et ce fut ce qui le détermina à députer à Rome les plus intimes amis pour négocier un accommodement. Quelques-uns disent que Mucius y fut aussi envoyé avec les autres ambassadeurs sur la foi du serment par lequel il promit de se représenter : d'autres prétendent au contraire qu'on le retint en otage dans le camp jusqu'a ce que la paix fût faite, et cette opinion paraît plus vraisemblable. XXVI. LE roi ordonna aux députés de ne point faire mention du rappel des Tarquins, mais de demander seulement la restitution de leurs biens, surtout de ceux que Tarquin l'Ancien leur avait laissés par héritage et qui leur appartenaient légitimement : que si on ne pouvait pas les leur rendre en nature, on leur restituât au moins, autant que faire se pourrait, la valeur des maisons, des bestiaux, des terres qui leur appartenaient, et des fruits et grains qu'on en avait perçus, qu'il n'importait point que cet argent fût levé sur le trésor public ou sur les particuliers qui s'étaient mis en possession de ces héritages, et qu'il laissait aux Romains la liberté de faire là-dessus ce qu'ils jugeraient de plus à propos. Voila pour ce qui concernent les Tarquins. En outre les envoyés avaient commission de Porsenna d'exiger des Romains que pour la paix qu'il leur accordait, ils lui rendirent ce qu'on appelle les sept villages qui appartenaient autrefois aux Tyrrhéniens et dont la ville de Rome s'était emparée par la force des armes. Mais afin que la paix qu'on voulait conclure entre les deux peuples, fût stable et subsistât longtemps, ils devaient demander aux Romains des jeunes gens des plus illustres familles pour otages et pour assurance de la foi donnée. [5,32] Les ambassadeurs étant arrivés à Rome, le sénat qui ne doutait point que le peuple réduit à une extrême disette et fatigué d'une si longue guerre, n'acceptât volontiers la paix à quelque condition que ce pût être, fit un décret sur l'avis de Poplicola l'un des consuls, portant qu'on accorderait au roi des Tyrrhéniens toutes ses demandes. Le peuple en ratifia tous les autres articles, mais pour celui de la restitution des biens il le rejeta fort loin, et ne voulut jamais qu'on fît des levées ni sur le public ni sur les particuliers pour dédommager les Tarquins. Il ordonna, en même temps qu'on députât vers le roi Porsenna pour le prier de reprendre ses terres, de recevoir des otages; et de vouloir bien être le juge quant à la restitution des biens entre Tarquin et les Romains, afin qu'après avoir entendu les parties il décidât sur ce point en arbitre judicieux et équitable sans rien donner ni à la faveur ni à la haine. XXVII. LES Tyrrhéniens portèrent cette réponse au roi. Ils furent suivis des ambassadeurs du peuple qui menaient avec eux vingt jeunes gens des premières familles de Rome, pour servir d'otages. Les consuls furent les premiers à donner leurs enfants pour gages du traité. Marcus Horatius donna son fils et Publius Valerius sa fille qui était déjà en âge de se marier. Arrivés au camp, ils furent reçus avec de grands témoignages de joie. Porsenna s'étendit fort au long sur les louanges des Romains, conclut avec eux une trêve de quelques jours, et consentit volontiers à être l'arbitre de leurs contestations. Les Tarquins qui s'étaient attendus à remonter sur le trône par le secours du roi, conçurent un grand chagrin lorsqu'ils virent que toutes les espérances qu'ils avaient fondées sur son autorité s'évanouissaient en un moment : mais n'ayant point d'autre ressource ils furent obligés de se contenter de l'état présent des affaires et d'accepter les conditions qu'on leur proposait. Quand les députés qui devaient parler au nom de la ville, furent arrivés au jour marqué avec les plus anciens du sénat, le roi assis sur son tribunal avec ses amis et son fils Aruns qui par son ordre fut aussi du conseil, leur ordonna d'exposer leurs raisons. [5,33] XXVIII. TANDIS qu'on discutait cette importante affaire, on vint annoncer que les jeunes Romaines qui servaient d'otages s'étaient échappées. Ayant obtenu de leurs gardes la permission d'aller se laver dans le fleuve, elles les avaient priés de se retirer à l'écart par bienséance jusqu'à ce qu'elles se fussent baignées et eussent repris leurs vêtements. ; ceux-ci s'étant donc retirés, Clélie exhortant ses compagnes à prendre la fuite, avait été la première à passer le fleuve à la nage, et toutes les autres à son exemple avaient fait la même chose pour se sauver dans la ville. XXIX. SUR la première nouvelle de leur évasion, Tarquin invectiva fortement contre les Romains, et les accusant d'infidélité et de parjure, il tachait d'irriter le roi afin qu'il n'eût aucune confiance en eux après avoir été trompé une fois. Mais le consul protesta que cette résolution ne venait que des filles; que leurs pères n'y avaient aucune part; et pour se disculper entièrement il s'engagea de prouver bientôt leur bonne foi par les effets. Le roi s'apaisant sur cette promesse, lui permit d'aller rechercher les otages comme il s'y était offert, et dans l'instant Valerius prit le chemin de Rome pour les ramener au camp. XXX. PENDANT ce temps-là Tarquin de concert avec son gendre fit une action des plus indignes et entièrement contraire au droit des gens. Sans attendre que le jugement fût prononcé, il envoya une embuscade de cavalerie sur le chemin qui conduisait au camp des Tyrrhéniens pour enlever le consul, les filles et leur escorte quand elles repasseraient, afin de les retenir en gages pour les biens dont les Romains l'avaient dépouillé. Mais les dieux ne permirent pas que l'entreprise lui réussit. Dans le moment que l'embuscade ne faisait que de sortir des lignes des Latins, le consul qui avait fait prompte diligence arriva avec les filles qu'il ramenait de Rome ; il était déjà aux portes du camp des Tyrrhéniens quand il rencontra les cavaliers de l'autre camp qui le poursuivaient. Ceux-ci néanmoins lui livrèrent une attaque. Mais les Tyrrhéniens s'en aperçurent aussitôt, et le fils du roi prenant un détachement de cavalerie accourut au bruit avec l'infanterie qui faisait la garde aux portes. [5,34] XXXI. PORSENNA indigné de cette action assembla aussitôt les Tyrrhéniens. Il leur représenta qu'il était choisi par les Romains pour juge de leurs différends avec Tarquin et des injustices dont celui-ci les accusait. Que l'affaire étant encore indécise, les exilés justement chassés de leur patrie avaient osé faire violence aux personnes sacrées des ambassadeurs et des otages, sans respecter le droit des gens et sans avoir égard à la trêve conclue avec la ville de Rome. Sur ces plaintes les Tyrrhéniens donnèrent gain de cause aux Romains et les déclarèrent innocents des crimes qu'on leur imposait. En même temps ils rompirent avec les Tarquins et leur ordonnèrent de sortir de leur camp le jour même. Les Tarquins s'étaient flattés d'abord de rentrer dans Rome par le secours des Tyrrhéniens pour y exercer leur tyrannie comme auparavant, ou du moins de se faire rendre leurs biens : mais le crime qu'ils commirent en violant le caractère respectable des otages et des ambassadeurs les fit chasser avec honte et ignominie comme des objets d'horreur chargés de l'indignation publique, sans avoir réussi dans aucune de leurs entreprises. XXXII. LE roi des Tyrrhéniens fit venir ensuite les otages devant son tribunal, et les rendit au consul, déclarant publiquement qu'il comptait beaucoup plus sur la seule parole et sur la bonne foi des Romains que sur tous les otages du monde. Il fit l'éloge de la jeune Clélie qui avait par son exemple animé ses compagnes â passer le fleuve à la nage. Il admira son courage qui était au-dessus de son âge et de son sexe, et pour marque de son estime il lui fit présent d'un cheval de bataille superbement enharnaché. Il ne put s'empêcher de féliciter la ville de Rome sur ce qu'elle produisait non seulement de grands hommes recommandables par leurs vertus héroïques, mais encore de jeunes filles qui disputaient aux hommes mêmes le prix de la valeur. XXXIII. L'ASSEMBLEE congédiée, il conclut un traité de paix et d'amitié avec les ambassadeurs des Romains. Il les reçut chez lui en signe d'hospitalité. Il leur rendit sans rançon tous les prisonniers de guerre qui étaient en grand nombre, et quoique ce n'eût jamais été la coutume des Tyrrhéniens de laisser en leur entier les bagages et les provisions qu'ils ne pouvaient emporter, et que dans toutes les autres occasions ils n'eussent jamais manqué de mettre le feu â leur camp avant que de sortir du pays ennemi, Porsenna en usa alors bien différemment. Il abandonna aux Romains toutes ses provisions de guerre sans en rien brûler et sans permettre que ses troupes y fissent aucun dégât. C'était un riche présent qu'il faisait à la ville de Rome, comme il parut par les sommes immenses que les Questeurs retirèrent de la vente de tous ces meubles après le départ du roi. En effet il avait orné son camp plutôt comme une ville que comme des retranchements qu'on fait pour quelque temps dans une terre étrangère, il l'avait fourni de toutes sortes de richesses et de provisions tant pour le public que pour les particuliers, et tous ces biens furent abandonnés au peuple Romain sans qu'il y eut la moindre chose de gâtée ou endommagée. Ainsi finit la guerre des Romains avec les Tyrrhéniens et Lars Porsenna roi de Clusiniens. Elle avait jeté la république dans de grands périls et l'avoir mise à deux doigts de sa ruine. [5,35] XXXIV. L'ARMEE Tyrrhénienne s'étant retirée, le sénat assemblé résolut d'envoyer à Porsenna un trône d'ivoire, un sceptre et une couronne d'or, avec une de ces robes triomphales dont se servaient les rois des Romains. XXXV. POUR récompenser la valeur de Mucius qui s'était exposé à la mort pour la patrie et qui avait contribué plus que tout autre à acheminer les ennemis à une paix qui était honorable, on lui donna, comme auparavant à Horatius qui avait combattu à la tête du pont, autant de terres du public au-delà du Tibre qu'il en pouvait entourer en un jour en traçant un sillon avec une charrue. Elles s'appellent encore aujourd'hui les prés de Mucius y et voilà les présents qu'on fit aux hommes. La jeune Clélie eut aussi la récompense. On l'honora d'une statue de bronze, que les pères des autres filles qu'on avait données en otage, lui érigèrent eux-mêmes dans la voie sacrée qui conduit à la place publique. Pour moi je n'ai point vu ce monument, on dit qu'il fut brûlé dans un incendie des maisons voisines. XXXVI. CETTE même année on acheva le temple de Jupiter Capitolin, dont j'ai parlé dans le livre précédent. Le consul Marcus Horatius en fit la dédicace et y mit l'inscription en l'absence de Valerius son collègue dont il prévint le retour ; car pour lors il était occupé à la tête de l'armée à défendre le pays contre les troupes de Mamilius qui harcelaient les laboureurs dès qu'ils eurent quitté les forts pour retourner dans leurs campagnes. Voila ce qui se passa de mémorable sous le troisième consulat. [5,36] CHAPITRE CINQUIEME. I. LA quatrième année après le bannissement des rois, on fit consuls Spurius Largius et Titus Herminius. Tout le temps de leur régence se passa dans une profonde paix. II. SOUS leur consulat, Aruns fils de Porsenna roi des Tyrrhéniens fut tué la seconde année de la guerre qu'il avait déclarée aux Ariciens. Sitôt que la paix fut faite avec les Romains, ce jeune prince à la tête de la moitié de l'armée du roi son père alla camper devant Aricie dans le dessein de se faire un établissement particulier. Déjà il était sur le point d'emporter la ville d'assaut, lorsque les Ariciens reçurent un puissant secours d'Antium, de Tusculum, et de Cumes ville de la Campanie. Quoique son armée fut de beaucoup inférieure en nombre à celle des ennemis, il ne laissa pas de leur livrer bataille. III. D'ABORD il réussit dans ses premiers essais, mit la plupart des ennemis en déroute et les poursuivit l'épée dans les reins jusqu'aux pieds de leurs murailles. Mais Aristodème, surnommé le Mol, à la tête des troupes de Cumes fit une vigoureuse résistance, et Aruns vaincu perdit la vie dans le combat. L'armée des Tyrrhéniens n'osa plus résister après la mort de son général, elle prit la fuite et fut mise en déroute. Les troupes de Cumes à leurs trousses en tuèrent un grand nombre. Ceux qui échappèrent à cette affreuse déroute cherchèrent un asile sur les terres des Romains dont ils n'étaient pas éloignés. Car ayant perdu leurs armes ils n'étaient plus en état de tenir tête aux ennemis, et accablés de blessures il ne leur était pas possible d'avancer plus loin. IV. LES Romains recueillirent avec bonté ces pauvres soldats à demi-morts. Ils leur envoyèrent des chariots, des brancards et d'autres voitures pour les transporter à Rome. Ils les logèrent chez eux, leur fournirent des vivres, les firent panser et leur rendirent toutes sortes de services dans leur disgrâce. Plusieurs charmés de leur bon cœur et attirés par tant de bons offices aimèrent mieux rester chez leurs bienfaiteurs que de retourner dans leur patrie. Le sénat leur donna une espèce de vallée longue d'environ quatre stades pour bâtir des maisons, entre le mont Palatin et le Capitole. Les Romains l'appellent encore aujourd'hui la rue des Tyrrhéniens ; c'est par là que l'on passe pour aller de la place publique au grand Cirque. V. POUR reconnaître un bienfait si signalé, Porsenna fit un présent considérable aux Romains. Il les remit en possession des terres situées au-delà du Tibre, qu'ils lui avaient cédées par le traité de paix. Ce présent mit les Romains au comble de leur joie. Ils célébrèrent avec beaucoup de magnificence les sacrifices qu'ils avaient voués aux dieux en cas qu'ils recouvraient ces terres qu'on appelait les sept villages [5,37] CHAPITRE SIXIEME. I. LA cinquième année après qu'on eut chassé les rois tombait dans la soixante-neuvième olympiade, en laquelle Ischomaque de Crotone remporta le prix de la course, Acestoride étant pour la seconde fois archonte annuel à Athènes. Cette année Marcus Valerius, frère de Valerius Poplicola, fut fait consul à Rome avec Publius Postumius surnommé Tubertus. II. Sous leur consulat les Romains eurent une guerre à soutenir contre leurs voisins. Elle commença par des excursions et des brigandages qui furent suivis de plusieurs combats sanglants. Enfin elle fut terminée par une paix honorable La quatrième année, c'est-à-dire, sous le quatrième consulat après celui-ci, ayant duré pendant tout ce temps-là sans intermission. III. VOICI le sujet de cette guerre. Quelques Sabins croyant que la république affaiblie par l'échec qu'elle avait reçu dans la guerre des Tyrrhéniens, ne recouvrerait jamais sa première dignité, faisaient de fréquentes courses sur les paysans qui s'étaient retirés des châteaux dans leur maisons et les harcelaient fort par de continuels brigandages. Avant que de prendre les armes, les Romains envoyèrent demander satisfaction de cette insulte et sommèrent les Sabins de plus inquiéter les laboureurs par de pareilles hostilités. Mais ceux-ci ayant répondu fièrement à leurs députés, on fut obligé de leur déclarer la guerre. Le consul Valérius fit la première campagne contre eux avec l'élite de la cavalerie et de l'infanterie légère. Il les surprit dans le moment qu'ils ne s'attendaient à rien moins, et tombant sur une multitude de fourrageurs en désordre et dispersés de coté et d'autre pour butiner, il en fit un horrible carnage. IV. LES Sabins après cet échec levèrent une nombreuse armée dont ils donnèrent le commandement à un de leurs plus habiles généraux. Les Romains sortirent aussi pour faire contre eux une seconde campagne. Toutes leurs troupes se mirent en marche sous la conduite des deux consuls. Postumius assit son camp près de Rome sur des montagnes de peur que les exilés ne vinssent l'attaquer subitement. Pour Valérius il alla se porter à quelque distance des ennemis sur les bords du Teverone. C'est une rivière qui à la sortie de la ville de Tibur se précipite tout d'un coup du haut d'une roche escarpée ; elle roule ses eaux à travers les campagnes des Sabins et des Romains dont elle fait la séparation, et de là elle va se jeter dans le Tibre : les eaux sont très belles et fort agréables à boire. Le camp des Sabins était de l'autre côté du Teverone, pas loin de ce fleuve, sur une colline d'une pente douce et dans un poste peu avantageux. [5,38] V. D'ABORD ni les uns ni les autres n'osèrent passer le fleuve pour livrer bataille : chacun se contentait de se tenir sur ses gardes. Dans la suite néanmoins le combat s'engagea: mais la colère et un certain point d'honneur y eurent plus de part que la raison ou la prudence. Les cavaliers menaient boire leurs chevaux au fleuve, dont les eaux qui n'étaient pas encore enflées par les pluies de l'hiver, étaient si basses qu'elles ne passaient pas le genou. Ils s'avançaient insensiblement dans la rivière et la passaient sans aucune difficulté, ce qui donna d'abord occasion à des escarmouches de quelques poignées de soldats des deux armées. D'autres sortirent ensuite des deux camps et accoururent au secours de leurs camarades. Ceux-ci furent bientôt suivis de plusieurs autres qui s'empressaient d'aller les soutenir à mesure qu'ils avaient du pied. Tantôt les Romains repoussaient l'ennemi loin du fleuve, et tantôt les Sabins mettaient les Romains en fuite. Enfin après beaucoup de sang répandu de part et d'autre et plusieurs blessures reçues, les esprits s'échauffèrent, comme il arrive ordinairement dans les combats imprévus et auxquels on ne s'attendait point. Les généraux des deux armées voulurent passer le fleuve à l'exemple de leurs soldats. Le consul Romain prévient l'ennemi, et passe le premier avec ses troupes. Il attaque les Sabins dans le moment qu'ils ne faisaient que de prendre les armes pour se ranger en bataille. Ceux-ci ne refusent pas le défi, et méprisant les Romains parce qu'ils n'avaient pas à faire aux deux consuls à la fois ni à toutes les troupes de la république, ils en viennent à une action générale et le défendent avec beaucoup de bravoure. [5,39] Le combat s'anime ; l'aile droite commandée par le consul Postumius marche sur le ventre aux ennemis et les contraint de reculer. Mais d'un autre côté l'aile gauche n'en pouvait plus ; déjà les Sabins la menant rudement l'avaient repoussée jusqu'au fleuve. Le consul qui commandait l'autre camp des Romains, informé de ce qui se passait, fit sortir ses troupes et marcha à petit pas à la tête de son infanterie. Il eut en même temps la précaution d'envoyer promptement devant lui Spurius Largius son lieutenant, qui avait été consul l'année précédente, pour secourir les Romains avec sa cavalerie. Celui-ci court à bride abattue ; il arrive bientôt au fleuve et il le traverse sans trouver de résistance ; il passe par devant l'aile droite des Sabins, et attaque leur cavalerie en flanc : on se bat longtemps avec beaucoup de chaleur de part et d'autre. Sur ces entrefaites Postumius arrive avec l'infanterie et il tombe sur celle des ennemis ; il en fait un affreux carnage et met le reste en désordre. VI. C'ÉTAIT fait des Sabins, si la nuit ne fût survenue. Investis de toutes parts par les Romains dont la cavalerie était supérieure en nombre, ils auraient été tous égorgés, et ce ne fut qu'à la faveur des ténèbres que quelques-uns se sauvèrent dans leurs villes après avoir perdu leurs armes. Les consuls s'emparèrent du camp des ennemis sans résistance : la garnison l'avait abandonné aussitôt qu'elle avait vu l'armée en déroute. Ils y trouvèrent un gros butin qu'ils abandonnèrent au pillage des soldats. De là ils s'en retournèrent à Rome. VII. LA république commença alors à se relever des pertes qu'elle avait faites dans la guerre des Tyrrhéniens, et les Romains animés d'un nouveau courage osèrent prétendre comme auparavant à l'empire sur leurs voisins. On décerna aux deux consuls les honneurs du triomphe. On donna en particulier à Valérius une place pour bâtir une maison dans le plus bel endroit du mont Palatin, et on lui fournit du trésor public une somme d'argent pour cet effet. Cette maison, devant laquelle on a érigé un taureau de bronze, est la seule de toutes les maisons de Rome, tant publiques, que particulières, dont les battants de la porte s'ouvrent en dehors sur la rue. [5,40] CHAPITRE SEPTIEME. I. APRES eux Publius Valérius, surnommé Publicola et Titus Lucrétius furent faits consuls ; celui-ci pour la seconde fois, celui-là pour la quatrième. L'année de leur gouvernement, les Sabins dans une assemblée générale de toutes leurs villes, résolurent d'un commun accord de faire la guerre aux Romains, se persuadant que depuis qu'on avait détrôné le roi Tarquin ils n'étaient plus tenus de garder le traité qu'ils avaient conclu avec lui par des serment solennels. Ce fut à la sollicitation de Sextus l'un des fils de Tarquin qu'ils prirent ce parti. A force de présents et de prières importunes il gagna les chefs de chaque ville et les engagea à prendre ses intérêts: il souleva aussi contre les Romains les villes de Fidènes et de Camerie, et il fut si bien se les concilier qu'il les fit entrer dans la ligue. Pour reconnaître les bons offices qu'ils avaient reçus de lui, tous ces peuples le déclarèrent généralissime avec un pouvoir absolu de lever des soldats dans toutes leurs villes, comme si l'échec qu'ils avaient reçu dans la bataille précédente, fut venu de la faiblesse de leur armée ou de l'incapacité de celui qui la commandait. II. PENDANT que les Sabins faisaient des préparatifs de guerre, la fortune voulant dédommager les Romains de la perte qu'ils faisaient par la révolte de leurs alliés leur procura un secours inattendu de la part de leurs ennemis mêmes. Voici comment cela arriva. Un certain Sabin de la ville de Régille, nommé Titus Claudius, aussi distingué par l'éclat de sa naissance, que par ses grandes richesses, vint se réfugier chez les Romains avec ses parents, ses amis, ses clients et toutes leurs familles au nombre de cinq mille hommes en état de porter les armes. III. VOICI ce qui le détermina à chercher un asile dans la ville de Rome. Les chefs des principales villes de la nation conçurent contre lui une haine mortelle à cause de son attachement inviolable aux intérêts de la république et au bien de l'état. Ils l'accusaient de trahison parce qu'il ne se portait pas d'assez bonne grâce à déclarer la guerre aux Romains, étant le seul qui s'opposât dans les assemblées à ceux qui voulaient rompre avec la ville de Rome, et qui empêchât les Citoyens de souscrire â ce qui avait été décidé par les états généraux. Comme l'affaire devait être jugée au tribunal des autres villes, dans la crainte qu'elle ne prît un mauvais tour pour lui, Claudius résolut d'emporter tous ses effets pour se retirer à Rome avec ses amis. Il fut d'un grand secours aux Romains qu'on crut qu'il avait le plus contribué a l'heureux succès de cette guerre. Pour reconnaître les importants services qu'il rendait á la république, le sénat de l'avis du peuple le mit au rang des patriciens. On lui donna dans Rome même autant de place qu'il en voulut pour bâtir des maisons. On lui céda des terres du public entre Fidènes et Picence pour les distribuer â ceux qui l'avaient accompagné dans sa retraite. C'est d'eux que se forma dans la suite cette tribu qu'on appelait Claudienne, et qui jusqu'à mon temps a retenu le même nom. [5,41] IV. TOUS les préparatifs étant faits de part et d'autre, les Sabins furent les premiers qui ouvrirent la campagne. Ils se postèrent dans deux différents camps, dont l'un était en pleine campagne près de Fidènes, et l'autre dans Fidènes même pour y servir de garnison et de refuge aux troupes du dehors en cas qu'il leur arrivât quelque échec. Sur la première nouvelle des mouvements des Sabins, les consuls de Rome se mirent aussi en marche avec toutes leurs troupes. Ils se postèrent séparément de même que l'ennemi; Valerius auprès des retranchements que les Sabins avaient faits en pleine campagne, et Lucretius à quelque distance de là, sur une éminence d'où il découvrait aisément l'armée de son collègue. V. LE dessein des Romains était de livrer bataille incessamment, persuadés qu'il n'y avait point de meilleur moyen pour terminer cette guerre qu'une action dans les formes. Mais le général des Sabins n'osant se mesurer avec des troupes si aguerries et accoutumées par un long exercice à affronter les plus grands dangers, ne vouloir attaquer les Romains que de nuit. Il fit préparer des fascines avec tout ce qui était nécessaire pour combler leurs fossés afin de les franchir sans peine. Quand il eut disposé toutes choses pour l'attaque, après la première veille de la nuit, il mit l'élite de son armée en état d'aller fondre sur le camp des Romains. En même temps il manda aux troupes qui étaient dans Fidènes, de sortir armées à la légère sitôt qu'elles le verraient en marche, et de se mettre en embuscade dans quelque poste avantageux, afin que si les Romains de l'autre camp venaient au secours de Valérius, elles pussent sortir dans l'instant pour les charger en queue et leur donner l'alarme en jetant de grands cris. Sextus ayant pris ces résolutions les communiqua aux officiers, et tous les approuvèrent. VI. IL n'attendait que l'occasion favorable pour exécuter ce grand projet, lorsqu'il vint un déserteur au camp des Romains qui découvrit au consul tout ce qui se tramait. Un moment après, des cavaliers qui battaient l'estrade amenèrent prisonniers quelques Sabins qu'ils avaient surpris comme ils sortaient de leurs lignes pour aller chercher du bois. Interrogés chacun en particulier sur les desseins de leur général, ces captifs répondirent qu'il faisait préparer des échelles et des ponts, mais qu'ils ne savaient point quand ni à quel usage il devait les employer. Sur ces avis Valérius dépêcha promptement le vieillard Marcus au camp du consul Lucrétius pour l'instruire du dessein des ennemis et pour lui marquer les mesures qu'il devait prendre afin d'en empêcher l'exécution et de tomber sur eux à l'improviste. Pendant ce temps-là il assembla les Tribuns et les Centurions. II leur communiqua ce qu'il avait appris du transfuge et des prisonniers. Il les exhorta à se comporter bravement, et à ne pas laisser échapper l'occasion de punir la perfidie des Sabins. Enfin après leur avoir prescrit ce qu'ils devaient faire, il leur donna le mot du guet et les renvoya à leurs régiments. [5,42] VII. IL n'était pas encore minuit lorsque le général des Sabins fit prendre les armes à {l''élite de} ses troupes, et sortit avec le gros de son armée pour tomber sur le camp des ennemis. Il recommanda surtout aux soldats de garder un grand silence et de ne point faire de bruit avec leurs armes, de peur que l'ennemi ne s'aperçût de leur marche avant qu'ils fussent arrivés jusqu'aux retranchements. Ceux de l'avant-garde approchent des fossés : ils ne voient aucune illumination dans le camp, ils n'entendent point la voix des sentinelles. Alors ils condamnent les Romains d'imprudence et de folie, et se persuadent que les corps de garde retirés dans leurs retranchements se livrent à un profond sommeil. Ils profitent de l'occasion, ils s'empressent à jeter des fascines dans les fossés, ils les comblent en plusieurs endroits, et passent jusques dans les retranchements sans trouver de résistance. VIII. LES Romains postés par pelotons entre les fossés et les palissades attendent l'ennemi qui ne peut les apercevoir. A la faveur des ténèbres qui les dérobent à la vue des Sabins ils les tuent les uns après les autres à mesure qu'ils avancent et qu'ils tombent sous leurs mains. Les troupes de l'arrière-garde sont longtemps sans s'apercevoir qu'on a égorgé leurs camarades qui sont passés les premiers. Mais la lune commençant à paraître, surpris de voir les corps entassés les uns sur les autres, et une foule d'ennemis qui vient fondre sur eux, ils jettent leur armes et prennent la fuite. Alors les Romains les chargent sans quartier et font retentir l'air de leurs cris militaires pour donner le signal à l'autre camp comme on en était convenu. Lucrétius qui entend le bruit, envoie aussitôt un détachement de Cavalerie pour battre l'estrade afin de découvrir s'il n'y a point quelque embuscade cachée, et un moment après il fuit lui-même avec l'élite de son infanterie. La cavalerie rencontre ceux qui étaient sortis de Fidènes pour se porter dans une embuscade: pendant qu'elle les met en déroute, l'infanterie taille en pièces et poursuit à toute outrance le reste des troupes qui étaient venues donner l'assaut au camp des Romains, en sorte que les ennemis ne gardant plus aucun rang et la plupart ayant perdu leurs armes on en fit une sanglante boucherie. Il périt dans cette affreuse journée environ treize mille hommes, tant des Sabins que de leurs alliés, outre quatre mille deux cents qui furent faits prisonniers de guerre. Leur camp fut aussi pris d'assaut le même jour. [5,43] IX. POUR la ville de Fidènes, les Romains ne l'emportèrent qu'après quelques jours de siège. Ce fut par l'endroit même qui était le plus imprenable, et où par cette raison on avait moins porté de soldats pour repousser l'attaque. Cependant cette place ne fut point rasée, quoiqu'elle eût fait une vigoureuse résistance, ses habitants ne furent point faits esclaves, et on n'en fit mourir qu'un fort petit nombre après l'avoir réduite sous l'obéissance du vainqueur. Les consuls crurent qu'une ville de leur nation était assez punie de sa faute par le pillage de ses biens, par la perte de ses esclaves et de ses citoyens qui avaient été tués dans les combats. Mais ils jugèrent à propos de prendre les précautions ordinaires en pareille occasion ; et pour lui apprendre à ne se plus soulever si facilement dans la suite, ils crurent qu'il fallait punir les auteurs de la révolte. Dans ce dessein ils assemblèrent les Fidénates au milieu de la place publique, ils leur reprochèrent publiquement leur félonie, et. leur firent voir qu'ils méritaient tous la mort depuis le plus petit jusqu'au plus grand, puisqu'ils étaient des ingrats qui n'avaient pas profité de leurs premiers malheurs pour devenir plus sages. Ensuite ils se saisirent des plus distingués de cette ville, les firent battre de verges devant tout le peuple et ordonnèrent qu'on leur coupât la tête. A l'égard des autres citoyens ils leur permirent d'habiter leur ville comme auparavant, mais par ordre du sénat ils y laissèrent une garnison à qui ils assignèrent une partie des terres des Fidénates. Après cela les consuls sortirent du pays ennemi, et s'en retournèrent à Rome avec leurs troupes et ils y reçurent les honneurs du triomphe qui leur furent décernés par le sénat. Voilà ce qui se passa sous leur régence. [5,44] CHAPITRE HUITIEME. I. L'Année suivante, Publius Postumius, dit Tubertus, fut créé consul pour la seconde fois, avec Agrippa Menenius {surnommé Lanatus}. Pendant leur consulat, les Sabins ouvrirent une troisième campagne. Ils ravagèrent les terres de la république et s'avancèrent jusqu'aux portes de la ville avant que les Romains s'en aperçussent. II. DANS cette expédition ils firent un horrible carnage, non seulement des paysans qu'ils surprirent tout à coup avant qu'ils eussent pu se retirer dans les châteaux voisins, mais aussi des citoyens qui étaient alors dans la ville de Rome. Le consul Postumius piqué de leur insolence, ramassa une troupe de citoyens des premiers qui se présentèrent à ses ordres, et sortit promptement à la rencontre de l'ennemi avec plus d'ardeur et de vivacité que de prudence. Les Sabins les voyant venir à la débandade et dispersés comme des troupes qui méprisent la faiblesse de leurs ennemis, lâchent pied tout exprès dès le premier choc, et pour augmenter encore davantage leur confiance ils reculent avec précipitation. Par ce moyen ils les attirent jusqu'à un bois fort épais où le reste de leur armée était en embuscade. Là faisant volte-face aux ennemis qui les poursuivaient, ils reviennent à la charge avec fureur. En même-temps ceux qui étaient cachés dans le bois, sortent de l'embuscade et jetant de grands cris ils tombent sur l'armée du consul. Ces troupes nombreuses et en bon ordre donnant sur les Romains dispersés ça-et-là, fatigués de leur course, et si troublés que dans le désordre où ils étaient ils ne savaient de quel côté se tourner, font rage sur tous ceux qui osent leur tenir tête et taillent en pièces tout ce qui leur résiste. Enfin ils mettent le reste en fuite, occupent toutes les avenues par où ils pouvaient regagner la ville, et les ayant invertis sur la croupe d'une montagne déserte et escarpée lorsque les ténèbres commençaient à se répandre, ils se tiennent en armes dans les postes voisins, résolus de faire la garde toute la nuit afin qu'aucun ne leur échappe. La nouvelle de cette déroute arrive à Rome. Elle se répand dans toute la ville, et y cause une émotion générale. Tous les citoyens courent précipitamment sur les remparts dans la crainte que l'ennemi enflé de sa victoire ne les vienne attaquer à la faveur des ténèbres. On déplore le malheur de ceux qui ont été tués dans le combat ; on plaint ceux qui ont échappé à la fureur des Sabins et l'on appréhende que bientôt ils ne périssent faute de provisions s'ils ne reçoivent un prompt secours qui les délivre d'une si affreuse situation. On passa toute la nuit dans une continuelle alarme et dans une profonde tristesse, et l'on ne cessa de faire la garde sur les remparts sans se donner aucun repos. Le lendemain Menenius l'autre consul fit prendre les armes à toute la jeunesse, et sortit en bon ordre pour secourir les troupes assiégées sur la montagne. Mais les Sabins n'attendirent pas son arrivée. Contents de la victoire qu'ils avaient remportée le jour précèdent, ils rappelèrent leur général de la montagne qu'il tenait investie. Bientôt après, tout glorieux de leur premier avantage, ils se retirèrent chez eux avec un gros butin qui consistait en bétail, en esclaves, et en une grande quantité d'autres effets, [5,45] III. LES Romains affligés par cet échec affreux dont ils rejetaient la faute sur le consul Postumius, résolurent de faire au plutôt une irruption sur les terres des Sabins avec toutes les forces de la république, tant pour réparer la honte de leur dernière perte qui était arrivée contre toute espérance, que pour se venger de l'ambassade insolente que l'ennemi leur avait envoyée tout récemment et dont ils se tenaient fort offensés. Les Sabins en effet, se regardant déjà comme maîtres de tout le pays et en état de prendre Rome quand ils voudraient si elle refusait d'exécuter leurs ordres, avaient fait dire aux Romains par cette ambassade insultante de rétablir les Tarquins dans tous leurs droits, de le soumettre l'empire de la nation Sabine, et de régler leur république sur les lois que leur prescriraient les vainqueurs. Les Romains de leur côté avaient répondu aux députés de dire à leur république que Rome lui ordonnait de mettre bas les armes, de lui rendre toutes les villes de la nation, de reconnaître sa puissance comme auparavant si elle voulait avoir la paix et son amitié ; qu'après qu'elle se serait soumise, elle pourrait venir demander pardon de tout ce qu'elle avait fait et des dommages qu'elle avait causés l'année précédente; et que faute d'exécuter ponctuellement ces ordres, elle pouvait s'attendre que bientôt on porterait le fer et le feu jusque dans son sein. IV. CES ordres portés et reçus de part et d'autre, on acheva les préparatifs nécessaires pour le combat et l'on se mit en campagne. Les troupes des Sabins étaient composées de la jeunesse de toutes leurs villes, armée et équipée magnifiquement. Les Romains de leur côté avaient mis sur pied toutes les forces de Rome et les garnisons des châteaux, espérant que ceux qui étaient hors d'âge de servir, suffiraient avec les esclaves pour défendre la ville et les forts du pays. [5,46] V. TOUTES les troupes étant rassemblées, les deux armées campèrent à quelque distance l'une de l'autre, pas loin d'Ërete ville de la nation Sabine. Quand on eut reconnu de part et d'autre les forces de l'ennemi, tant par le terrain qu'occupaient les lignes, que par le rapport des prisonniers, les Sabins concevant de grandes espérances, commencèrent à mépriser le petit nombre des ennemis. Les Romains au contraire furent d'abord épouvantés de la multitude des troupes Sabines. Mais leur courage se ranima, et ils conçurent quelque espérance de la victoire par plusieurs signes qui leur furent envoyés de la part des dieux, surtout par le dernier prodige qui parut dans le temps qu'on était sur le point de livrer bataille. De la pointe de leurs javelots fichés en terre auprès de leurs tentes on vit sortir une espèce de flamme qui éclaira tout le camp pendant une bonne partie de la nuit comme s'il avait été plein de torches allumées. Ces javelots sont une manière de dard que les Romains ont coutume de lancer au commencement du combat : leur hampe est longue et assez grosse pour remplir la main, par les deux bouts elle est armée d'une pointe de fer toute droite et longue aux moins de trois pieds ces javelots avec leur hampe et leur fer sont égaux à un dard de moyenne grandeur. VI. UN prodige si merveilleux remplit de joie tous les Romains, ils conclurent de cette flamme, suivant l'explication des interprètes des prodiges et comme il était facile à tout homme de le conjecturer, que par un présage de cette nature les destins leur promettaient une victoire prochaine et signalée, parce que tout cède au feu, et qu'il n'y a rien qu'il ne le consume. VII. PLEINS de cœur et de confiance après que cette flamme miraculeuse eût paru au bout de leurs javelots, ils sortent de leurs lignes, et quoique beaucoup inférieurs en nombre à l'armée des Sabins, ils leur présentent le défi. La protection des dieux, une longue expérience, et leur accoutumance aux fatigues de la guerre, soutiennent leur courage et leur font mépriser tous les périls. Postumius qui commandait l'aile gauche, avait commencé le premier à enfoncer l'aile droite des Sabins. Pour effacer la honte du combat précédent, il se jette en désespéré au milieu des ennemis comme entre les bras de la mort, prêt â acheter la victoire au prix de son sang et même de sa vie. L'aile droite des Romains commandée par Menenius, qui avait déjà plié, reprend courage sitôt qu'elle apprend que Postumius a l'avantage. Elle fait face aux ennemis; et porte partout la terreur et le carnage. Les deux ailes des Sabins lâchent pied, les vainqueurs pénètrent dans les rangs, le corps de bataille n'est plus soutenu par les ailes, il ne peut résister à l'effort des Romains qui l'enfoncent avec violence ; enfin toute l'armée Sabine est contrainte de reculer et de prendre la fuite. Dans cette affreuse déroute les Romains se mettent à leurs trousses ; ils les mènent battant jusques dans leurs lignes, ils y entrent pêle-mêle avec les fuyards et se rendent maîtres des deux camps. La nuit qui survint fort à propos pour les vaincus, fut cause qu'il en échappa un grand nombre, et que le vainqueur ne poussa pas plus loin son avantage. D'ailleurs le combat s'étant livré sur leurs terres, la connaissance qu'ils avaient du terrain et des faux-fuyants leur donnait beaucoup plus de facilité pour s'évader, que la victoire n'en donnait aux Romains pour les poursuivre par des décours qu'ils n'avaient jamais pratiqués. [5,47] Le lendemain les consuls brûlèrent les corps des Romains qui avaient été tués dans cette action générale, ils ramassèrent les dépouilles, parmi lesquelles ils trouvèrent quelques armes que l'ennemi avait jetées en fuyant, et outre un grand nombre de prisonniers de guerre ils enlevèrent beaucoup d'argent et d'autres effets, sans parler de ce qui avait été pillé par les soldats. On vendit à l'encan cette quantité prodigieuse de butin, et des sommes qu'on en tira, chaque particulier fut suffisamment remboursé de ce qu'il avait fourni pour équiper les soldats et pour faire les frais de la campagne. VIII. APRES cette glorieuse victoire, ils retournèrent à Rome. Le sénat leur décerna à tous deux le triomphe avec cette différence que Menenius eut les honneurs du plus grand et du plus honorable triomphe ; et fut conduit dans Rome sur un char royal. Postumius au contraire n'eut que ceux du petit triomphe qui se faisait avec moins d'éclat. Les Romains l'appellent ovation, terme qui vient du mot grec evasis que les Latins ont changé en un mot plus obscur, au lie de le rendre par le mot d'Evation. Pour moi je conjecture (et c'est ce que j'ai trouvé dans plusieurs livres du pays) qu'on appelait anciennement Evaltès celui qui recevait les honneurs du triomphe, nom qui vient de ce qui arrivait, c'est-à-dire des acclamations qu'on faisait en cette occasion. L'historien Licinnius dit que ce fut alors pour la première fois que le sénat inventa cette sorte de triomphe. Quoiqu'il en soit, il est différent de l'autre : premièrement en ce que celui qui en reçoit les honneurs entre à pied à la tête de son armée sans être porté sur un char comme dans le grand triomphe, secondement en ce qu'il n'a ni la robe historiée de différentes couleurs et brodée d'or {comme dans l'autre triomphe, ni une couronne d'or portant seulement} une robe {blanche} bordée de pourpre, qui est l'habillement ordinaire des consuls et des généraux. Outre qu'il n'a qu'une couronne de laurier, il ne porte point de sceptre. Voila ce que le petit triomphe a de moins que le grand: en toute autre chose il n'y a aucune différence. Ce qui fit que Postumius eut de moindres honneurs que son collègue, quoiqu'il se fût le plus distingué dans le combat, fut cet échec aussi honteux pour lui que préjudiciable à la république, qu'il avait reçu dans la campagne précédente, où après avoir perdu beaucoup de monde en poursuivant l'ennemi avec trop de chaleur, il avait failli à être fait lui-même prisonnier de guerre avec le reste de ses troupes qui avaient pris la fuite. [5,48] IX. Sous ce même consulat, Publius Valerius, surnommé Poplicola, mourut de maladie. C'était le plus brave de tous les Romains et le plus homme de bien de son siècle. Mais il n'est pas besoin de parler ici de ses actions admirables, j'en ai rapporté la plus grande partie au commencement de ce livre. Je ne saurais cependant me résoudre à omettre une des principales louanges que je n'ai point encore touchée, persuadé que rien ne convient mieux à ceux qui écrivent l'histoire, que de rapporter non seulement les glorieux exploits des grands capitaines, et les sages et salutaires règlements qu'ils ont établis dans la république, mais encore de faire mention de leur manière de vivre, de leur modération, de leur désintéressement, de leur tempérance et de leur exactitude à observer en toute rencontre les lois et les coutumes de leur pays. X. VALERIUS Poplicola était un des quatre premiers patriciens qui avaient détrôné les rois, et fait confisquer leurs biens. Il fut quatre fois consul, et victorieux dans deux différentes guerres : il triompha premièrement des Tyrrhéniens, et ensuite des Sabins. Mais quoiqu'il eût tant d'occasions de s'enrichir que personne, n'aurait pu regarder comme honteuses et illicites, il ne fut jamais possédé de l'esprit d'avarice, et ne se laissa point corrompre le cœur par cette malheureuse passion, qui tient presque tous les hommes sous l'esclavage, et qui les oblige à se ravaler par des actions indignes. Content de son patrimoine modique, il mena une vie frugale, réglée et exempte de passions. Et avec ce peu de bien, il donna une bonne éducation aux enfants, il les rendit dignes de lui, et fit voir à tout le monde que les richesses ne consistent pas à posséder de grande trésors, mais à se contenter de peu. XI. UNE preuve convaincante de la frugalité et de son désintéressement pendant toute sa vie, c'est sa pauvreté qui parut après sa mort. Il ne laissa pas même assez de bien pour faire des funérailles convenables à une personne de sa qualité. Ses parents étaient sur le point d'enlever son corps pour le brûler hors de la ville, et ils auraient enterré ses cendres pauvrement comme celles d'un homme du commun. Mais le sénat apprenant quelle était sa pauvreté fournit par compassion une somme d'argent du trésor public pour ses funérailles et donna un endroit dans la ville auprès de la place publique où l'on pût brûler son corps et enterrer ses cendres. De tous les hommes illustres, il est le seul jusqu'ici à qui on ait fait cet honneur. Le lieu de la sépulture est comme un lieu sacré et réservé pour celle de ses descendants, avantage plus estimable que les richesses et la royauté même, si l'on met la félicité dans l'honneur et dans la gloire, et non dans les plaisirs {honteux}. C'est ainsi que fut enterré Valerius Poplicola qui n'avait voulu rien posséder au delà de son nécessaire. La ville lui fit d'aussi magnifiques funérailles qu'aux plus riches des rois, et toutes les dames Romaines d'un commun accord, quittant leurs ornements d'or et de pourpre, portèrent le deuil un an entier comme pour leurs plus proches parents, de même qu'elles avaient fait pour Junius Brutus. [5,49] CHAPITRE NEUVIEME. I. L'ANNEE suivante on créa consul Spurius Cassius, surnommé Viscelinus, avec Opitor Virginius Tricostus. Ce fut dans ce temps-là que la guerre des Sabins fut terminée par Spurius l'un des consuls, après un combat sanglant proche de la ville de Cures, dans lequel il périt environ dix mille trois cents hommes du côté des ennemis, outre presque quatre mille qui furent: faits prisonniers de guerre. II. Les Sabins abattus par ce dernier échec, envoyèrent des ambassadeurs au consul pour faire un traité avec lui. Cassius les ayant renvoyés au sénat, ils allèrent à Rome où à force de prières ils obtinrent enfin la paix, mais avec bien de la peine, à condition qu ils fourniraient à l'armée Romaine autant de vivres que Cassius leur en demanda, une certaine somme d'argent par tête, avec dix mille arpents de terre cultivée. Spurius Cassius reçut les honneurs du triomphe pour avoir terminé cette guerre. III. Virginius l'autre consul, marcha avec la moitié de l'armée contre la ville de Camerie qui avait abandonné l'alliance des Romains dans le temps de la guerre. Sans avoir dit à personne où il allait, il fit toute la marche pendant la nuit, afin d'attaquer l'ennemi à l'impoviste, dans le moment qu'il ne s'attendrait à rien moins ; il réussit en effet selon son espérance. Dès la pointe du jour, il était au pied des murailles sans que personne eût connaissance de sa marche, et avant que d'asseoir son camp, il fit dresser des béliers, des échelles et toutes sortes d'autres machines pour escalader. Son arrivée imprévue jeta l'épouvante dans toute là ville. Les uns étaient d'avis de lui ouvrir les portes ; les autres voulaient prendre les armes pour se défendre, pour repousser l'ennemi, et pour aussi l'empêcher d'entrer dans la place. Mais pendant qu'ils étaient ainsi divisés de sentiments, les Romains rompirent les portes, et montant à l'escalade par où les murailles étaient moins hautes, ils prirent la ville d'assaut. Le consul leur permit de piller ce jour là et la nuit suivante. Le lendemain il assembla en un même lieu tous les prisonniers de guerre. Il fit punir de mort les auteurs de la révolte, le reste fut vendu à l'encan, et on rasa la ville. [5,50] CHAPITRE DIXIEME. I. LA première année de la soixante-dixième olympiade, en laquelle Nicaeas d'Opunte ville des Locriens remporta le prix de la course, Myrus étant archonte à Athènes, on fit consuls Postumus Cominius et Titus Largius. Sous leur consulat les villes Latines abandonnèrent l'alliance des Romains à la sollicitation d'Octavius Mamilius gendre de Tarquin, lequel ayant gagné les premiers de chaque ville, les uns par de belles promesses, les autres par prières, les engagea à faire une ligue pour le rétablissement des exilés. Des députés de toutes les villes, excepté de Rome, qui était la seule qu'on n'avait point invitée comme de coutume, s'assemblèrent à Férente pour tenir conseil sur les affaires de la guerre, pour délibérer sur les préparatifs nécessaires, et pour élire des généraux d'armée. II. Il arriva par hasard que dans ce même temps les Romains députèrent aux villes voisines Marcus Valerius, homme consulaire, pour les prier de ne point exciter de troubles, et de réprimer quelques brigands que les plus puissants de chaque ville avaient déjà envoyés piller les campagnes et incommoder les laboureurs. Sur la première nouvelle de la tenue des états pour décerner la guerre, Valerius alla à Férente. Il demanda aux chefs de l'assemblée la permission de parler, et on la lui accorda. Il dit que les Romains l'avaient député vers les villes dont les habitants faisaient des courses sur les terres de la république, pour les prier de faire la recherche des coupables, afin de les leur livrer pour être punis selon les lois portées par le traité d'alliance, et de prendre garde dans la suite qu'on ne commît de nouvelles fautes capables de rompre les liens du sang et de l'amitié. Mais voyant que toutes les villes s'étaient assemblées pour déclarer la guerre aux Romains, (ce qu'il connut tant par plusieurs autres marques, que parce que les Romains étaient les seuls qu'on n'avait point avertis de se trouver à la tenue des états de la nation, quoiqu'il fut porté par le traité d'alliance que les présidents des assemblées générales y convoqueraient toutes les villes Latines,) il ajouta qu'il ne comprenait pas quel tort on leur avait fait, ni quelles plaintes les chefs des états pouvaient avoir contre la ville de Rome, ni pour quel sujet elle était la seule qu'on n'avait point appelé à l'assemblée ; elle qui aurait dû s'y trouver la première de toutes, et être consultée avant les autres, comme ayant l'empire de la nation qu'on lui avait offert et cédé de bon cœur, en reconnaissance de plusieurs services importants. [5,51] III. LA-DESSUS les députés d'Aricie demandèrent la permission de se faire entendre. Ils accusèrent les Romains de leur avoir suscité la guerre des Tyrrhéniens sans aucun égard pour leur parenté, et d'avoir réduit, autant qu'il était en eux, toutes les villes des Latins sous le joug de laTyrrhénie. Ensuite le roi Tarquin rappelant le souvenir du traité d'alliance et d'amitié qu'il avait fait avec les villes Latines, demanda qu'elles confirmassent leur serment et qu'elles le rétablirent sur son trône. Les exilés de Camérie et de Fidène se plaignirent aussi, les uns qu'on s'était emparé de leur pays et qu'on les en avait chassés, les autres qu'on les avait réduits en servitude après avoir rasé leur ville, et pour conclusion ils exhortèrent l'assemblée des états à faire la guerre aux Romains. Enfin, Mamilius gendre de Tarquín, qui était alors le plus puissant parmi les Latins, se leva le dernier et s'emporta aux plus sanglantes invectives contre la ville de Rome. Valérius répondit exactement à tout, et fit voir l'injustice de ces reproches. La journée se passa en accusations et en réponses, et l'assemblée se sépara sans avoir rien conclu. Le lendemain il se tint une autre assemblée où les présidents n'admirent plus les envoyés de Rome. Tarquin, Mamilius, les Ariciens et les autres qui voulurent accuser le peuple Romain, y furent écoutés. Quand ils eurent parlé tous, on conclut que les Romains avaient violé le traité, ensuite on répondit à Valerius et aux autres envoyés que puisqu'ils avaient rompu les liens de la parenté par leurs injustices, on délibérerait à loisir sur les moyens d'en tirer vengeance. IV. PENDANT que ces choses se passaient, il y eut à Rome une conjuration de plusieurs esclaves, qui formèrent ensemble le dessein de s'emparer des forts, et de mettre le feu en différents quartiers de la ville. Mais quelques complices l'ayant découverte, les consuls firent aussitôt fermer les portes, et mirent des garnisons de cavaliers dans tous les forts de la ville. Après cela, les coupables ne tardèrent pas longtemps à être pris, les uns dans les maisons, les autres dans les places {d'autres dans les campagnes,} et {après les avoir fouettés et appliqués à la torture} on les fit tous mettre en croix. Voilà ce qui se passa sous ces consuls. [5,52] CHAPITRE ONZIEME. I. L'ANNEE suivante, sous le consulat de Servius Sulpicius Camerinus et de Manius Tullius Longus, quelques Fidénates soutenus par des troupes que les Tarquins leur avaient envoyées s'emparèrent de la citadelle de Fidène après avoir tué une partie des citoyens qui n'étaient pas dans leur parti et chassé le reste, ils firent soulever la ville une seconde fois contre les Romains. Ils avaient aussi dessein de traiter comme ennemis les ambassadeurs qu'on leur envoya de Rome, mais les vieillards les en ayant empêchés, ils se contentèrent de les chasser de la ville sans vouloir leur parler ni leur donner audience. Le sénat des Romains ayant appris ce qui s'était passé, ne voulut pas néanmoins déclarer si promptement la guerre à la république des Latins : car il voyait qu'ils n'approuvaient pas tous ce qui avait été résolu par les présidents de la dernière assemblée, que dans toutes les villes les Plébéiens ne voulaient point de guerre, et qu'il s'en trouvait plus pour garder l'alliance que pour la rompre. II. A L'EGARD des Fidénates, on résolut d'envoyer contre eux le consul Manius avec une grosse armée. Après avoir ravagé impunément leur pays sans trouver de résistance, il alla se camper au pied de leurs murailles pour empêcher qu'il n'entrât dans la ville ni provisions, ni armes, ni aucun secours. III. LES Fidénates ainsi assiégés, envoyèrent demander aux Latins un prompt secours. Les principaux de la nation assemblèrent les députés de chaque ville. On donna audience aux Tarquins et à l'ambassade des assiégés. Ensuite on demanda aux députés des villes, en commençant par les plus âgés et par les plus illustres, de quelle manière ils croyaient qu'il fallait faire la guerre aux Romains. On délibéra longtemps dans le conseil, si on devait la déclarer absolument. Les plus turbulents de l'assemblée furent d'avis qu'il fallait remettre le roi sur le trône et secourir les Fidénates, ce qu'ils ne faisaient que pour avoir eux-mêmes le principal commandement dans l'armée, et pour parvenir aux premières charges, afin d'exécuter de grands desseins. Ce fut surtout ceux qui aspiraient à la tyrannie, et à s'emparer de la Souveraine puissance dans leur pays, qui opinèrent à faire la guerre, dans l'espérance que leur entreprise réussirait par le secours des Tarquins s'ils étaient une fois rétablis sur le trône de Rome. Les plus riches et les plus modérés, conseillaient au contraire de garder le traité d'alliance : ils ne voulaient pas qu'on prît témérairement les armes : et c'était là l'avis que le peuple approuvait le plus. IV. MALGRE leur opposition et leurs remontrances, ceux qui voulaient la guerre engagèrent enfin l'assemblée à envoyer une ambassade à Rome, pour exhorter cette ville et pour lui conseiller de recevoir les Tarquins et les autres exilés, de leur promettre avec serment l'impunité et une amnistie générale ; de rétablir en même-temps le gouvernement sur l'ancien pied, et de rappeler l'armée de Fidènes ; que les Latins ne souffriraient pas que leurs parents et leurs amis fussent plus longtemps privés de leur patrie, et que si Rome refusait d'accepter ces propositions, on tiendrait conseil pour lui déclarer la guerre. Ce n'est pas qu'ils ne sussent bien que les Romains ne feraient rien de tout cela. Mais ils cherchaient un honnête prétexte pour rompre avec eux, dans l'espérance de gagner pendant ce temps-là, par des grâces et de bons offices, ceux qui leur étaient opposés. Ces résolutions prises, ils convinrent de donner un an aux Romains pour délibérer là-dessus, et de faire eux-mêmes pendant ce temps-là les préparatifs de la guerre. Ensuite on nomma pour l'ambassade ceux que Tarquin voulut, et on renvoya l'assemblée. [5,53] V. QUAND les Latins se furent retirés dans leurs villes, Mamilius et Tarquin voyant que la plupart du peuple était porté à garder le traité, ne mirent plus leur espérance dans des secours étrangers, sur lesquels ils ne pouvaient compter: mais changeant de batterie, ils cherchèrent les moyens d'exciter dans Rome quelque guerre civile par un soulèvement des pauvres contre les riches. Déjà la plus grande partie du peuple était en émotion. Les pauvres surtout, et ceux qui se voyaient accablés de dettes, avaient commencé à remuer et á former de mauvais desseins contre la république. Les créanciers contribuaient à soulever la populace ; ils ne gardaient plus de mesures ; ils mettaient leurs débiteurs en prison, et les traitaient comme des esclaves, qu'ils auraient achetés à prix d'argent. Tarquin qui en fut informé, envoya à Rome avec l'ambassade des Latins quelques émissaires qui n'étaient pas suspects : il leur donna de grandes sommes d'argent. Ces agents du tyran eurent de fréquents entretiens avec les pauvres les plus déterminés : ils leur distribueraient d'abord quelques sommes d'argent, et leur en promettait beaucoup davantage si les rois revenaient à Rome, ils gagnèrent beaucoup de monde à leur parti. Ce ne fut pas seulement les pauvres citoyens de condition libre qui se soulevèrent contre le gouvernement des magistrats. Les esclaves les plus méchants se mirent aussi à la cabale, dans l'espérance de recouvrer leur liberté. Ils en voulaient déjà à leurs maîtres pour avoir fait punir l'année précédente leurs compagnons esclaves. Ils n'ignoraient pas qu'on se défiait d'eux, et qu'on appréhendait qu'ils ne fissent la même chose que leurs camarades s'ils en trouvaient l'occasion : ces dispositions facilitèrent aux espions de Tarquin les moyens de les gagner. Voici le projet de leur conjuration. VI. LES chefs de la conjuration étaient convenus de prendre le temps de la nuit que la lune ne paraîtrait point, pour s'emparer des endroits les plus forts et des forteresses de la ville. Si tôt que les esclaves verraient qu'on se serait emparé des postes les plus avantageux, ce qu'on devait leur faire connaître par de grands cris, ils avaient ordre d'assassiner leurs maîtres qui dormiraient alors, de piller les maisons des riches, et d'ouvrir les portes aux tyrans. Mais la providence divine qui dans toute occasion a protégé la ville et qui n'a cessé de la conserver jusqu'à notre siècle, découvrit leur pernicieux dessein à Sulpicius l'un des consuls. [5,54] VII. DEUX frères, savoir Publius et Marcus Tarquinius, de la ville de Laurente, qui étaient les principaux chefs de la conjuration, furent contraints par une force divine de la découvrir. Toutes les nuits ils voyaient en songe des fantômes terribles, qui les menaçaient des supplices les plus rigoureux s'ils n'abandonnaient leur entreprise. Il leur semblait qu'ils étaient poursuivis par des furies qui les frappaient de coups, qui leur arrachaient les yeux, et qui leur faisaient enfin souffrir mille autres tourments, de sorte qu'ils se réveillaient tout tremblants et saisis de peur, sans que ces spectres effrayants leur laissassent prendre aucun repos. Dans les commencements ils firent des sacrifices expiatoires pour se délivrer des furies qui les tourmentaient : mais ces mesures furent inutiles. Ensuite ils eurent recours aux devins, et sans rien découvrir de leur mauvais dessein, ils leur demandèrent, seulement en général s'il était temps d'exécuter ce qu'ils avaient projeté. Le devin leur répondit qu'ils étaient dans le mauvais chemin et que s'ils ne changeaient de résolution ils périraient d'une manière ignominieuse. VIII. SUR ces avertissements, de peur que les autres complices ne les prévinrent, ils allèrent eux-mêmes découvrir la conjuration au consul qui était pour lors a Rome. Sulpicius loua la démarche qu'ils faisaient et il leur promit plusieurs récompenses si leurs actions se trouvaient conformes à leurs paroles, et les retint chez lui sans en rien dire à personne. IX. LE consul fit venir au sénat les ambassadeurs des Latins à qui il avait différé jusqu'alors de rendre réponse, et de l'avis des sénateurs il leur parla en ces termes : « Chers amis et parents, allez dire à la république des Latins, que le peuple Romain n'a jamais voulu jusqu'ici accorder le rappel des tyrans, ni aux prières de la ville de Tarquinie, ni à tous les Tyrrhéniens qui sont venus le demander avec leur roi Porsenna ; que loin de se laisser ébranler par une guerre des plus cruelles dont ce roi le menaçait, il a mieux aimé voir ses terres ravagées et les maisons des laboureurs réduites en cendre, et qu'il a soutenu un siège pour la défense de la liberté, plutôt que de se voir obligé par les ordres de qui que ce fût à faire ce qu'il ne voulait pas. N'avons-nous pas sujet d'être surpris que vous autres Latins, qui avez été témoins de notre confiance, veniez ici nous ordonner de recevoir les tyrans et de lever le siège de Fidènes ? Comment osez-vous nous menacer de la guerre si nous refusons de le faire ? Cessez enfin de nous apporter des raisons frivoles pour rompre avec nous : cessez de vous servir d'un prétexte qui n'est pas même spécieux ; et si vous avez dessein de rompre absolument les liens de la parenté pour nous déclarer la guerre, ne différez pas davantage. » [5,55] Le consul renvoya les ambassadeurs avec cette réponse, et les conduisit hors de la ville, X. ENSUITE il communiqua aux Sénateurs tout ce que les deux délateurs dont j'ai parlé, lui avaient découvert de la conjuration secrète. On lui donna plein pouvoir de faire la recherche des coupables et de les punir. Au lieu d'agir brusquement, avec hauteur et tyrannie, comme d'autres auraient peut-être fait dans une nécessité si prenante, ce sage consul prit les voies les plus sûres, et les plus convenables a l'état présent des affaires. Il ne trouva pas à propos de faire prendre les conjurés dans leurs maisons, ni de les arracher d'entre les bras de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs pères pour les conduire au supplice. Il comprenait assez quelle douleur ce serait pour les familles, si on leur enlevait avec violence leurs plus proches parents. D'ailleurs il appréhendait que le désespoir les portant á prendre les armes, il ne fût lui même obligé de répandre le sang des citoyens. Il ne crut pas non plus qu'il fût à propos de les citer devant les juges pour faire leur procès, parce qu'il voyait bien que s'ils s'obstinassent tous à nier le fait, les juges n'auraient aucunes preuves convaincantes, que le témoignage de ceux qui avaient découvert la conjuration, pour condamner á mort les coupables. Mais il sut inventer de nouvelles ruses pour attraper ces séditieux et ces ennemis de l'état. Il trouva les moyens non seulement de faire assembler les chefs de la conjuration en un même lieu sans que personne les y contraignît, mais encore de les convaincre par des preuves si solides, qu'ils ne pouvaient le justifier ni apporter aucunes raisons pour leur défense: il trouva, dis-je, les moyens de les assembler, non pas dans un lieu désert et solitaire où il n'y aurait eu que peu de témoins, mais dans la place publique, sous les yeux de tout le monde, afin qu'ils découvrirent eux-mêmes leur crime, et qu'on pût les punir comme ils le méritaient, sans qu'il s'excitât ni trouble ni émotion dans la ville, comme il arrive ordinairement lorsqu'on punit les factieux, sur tout dans les temps périlleux et difficiles. [5,56] XI. D'AUTRES se contenteraient peut-être de dire ici en peu de mots, que Sulpicius prit les complices de la conjuration et qu'il les fit punir de mort ; comme si ce point d'histoire ne demandait pas un plus long détail. Pour moi, je crois que les voies dont il se servit pour les faire prendre, méritent bien d'être connues ; et je ne puis me résoudre à les passer sous silence : persuadé que ceux qui lisent l'histoire, n'en retirent pas assez d'utilité si on ne leur apprend qu'en gros les divers événements ; que tous les lecteurs demandent qu'on leur en explique aussi les causes, les moyens dont on s'est servi, le dessein de ceux qui ont formé une entreprise, le succès qu'elle a eu, avec toutes les circonstances qui accompagnent ordinairement une action ; et que la connaissance de ces choses est entièrement nécessaire à ceux qui gouvernent, pour leur fournir des exemples qu'ils puissent suivre dans l'occasion. Voici donc les moyens que le consul mit en usage pour se saisir des conjurés. Il choisit les plus vigoureux des sénateurs, il leur ordonna de prendre avec eux les plus fidèles de leurs parents et de leurs amis, afin qu'au premier signal qu'il leur donnerait, ils pussent s'emparer des lieux forts de la ville, chacun dans le quartier où ils demeuraient. En même temps il avertit la cavalerie de se trouver en armes autour des maisons voisines de la place, pour exécuter les ordres qu'il donnerait, et afin que dans le moment qu'on arrêterait les coupables, ni leurs parents, ni les autres ne pussent remuer ou exciter une sédition pour répandre le sang de leurs concitoyens, il manda à son collègue qui était au siège de Fidènes, de partir au commencement de la nuit avec l'élite de son armée, pour venir à Rome afin de se mettre sous les armes sur une montagne proche des remparts de la ville. [5,57] Toutes ces mesures prises, il dit à ceux qui lui avaient découvert la conjuration, d'en faire assembler les chefs dans la place publique, vers minuit, avec leurs plus fidèles camarades, sous prétexte de les porter chacun dans leur rang et de leur donner le mot du guet avec des ordres sur ce qu'ils avaient à faire. Cela fut exécuté comme il l'avait ordonné, et dès que les conjurés furent assemblés {avec leurs chefs} dans la place publique, il donna un signal qui leur était inconnu. Alors ceux qui avaient pris les armes pour défendre la ville, s'emparèrent des forts et les cavaliers investirent la place, et fermèrent si bien les avenues que personne ne pouvait en sortir. XII. DANS le même temps Manius l'autre consul arrive de Fidènes avec ses troupes, et se poste dans le champ de Mars. Aussitôt qu'il fut jour, les consuls bien escortés, montèrent sur leur tribunal. Ils firent assembler le peuple par des hérauts qu'ils avaient envoyés dans tous les carrefours, ils lui découvrirent la conjuration qu'on avait faite pour rappeler le tyran, et produisirent pour témoins ceux qui leur en avaient donné connaissance. Ensuite ils accordèrent à tous les accusés la permission de se défendre s'ils avaient quelque chose à dire contre les témoins : mais comme il ne s'en trouvait pas un qui osât désavouer le fait, ils sortirent de l'assemblée pour aller au sénat où ils recueillirent les avis qu'ils écrivirent sur des tablettes. De là étant revenus à l'assemblée, ils firent la lecture du décret du sénat. Il portait qu'on donnerait aux Tarquins, qui avaient découvert la conjuration, le droit de bourgeoisie et dix mille dragmes d'argent à chacun, avec vingt arpents des terres du public ; que pour les complices de la conjuration, il fallait s'en saisir et les punir de mort, le peuple en était d'avis. L'assemblée confirma ce décret du sénat. Les consuls firent retirer tout le peuple de la place publique, et ayant fait venir les exécuteurs qui étaient armés d'épées, ils leur commandèrent de tuer tous les conjurés. L'ordre ne tarda guère à être exécuté, tous les coupables fussent passés au fil de l'épée dans l'endroit même où on les avait investis de toutes parts. Après cette sanglante exécution, les consuls ne reçurent plus aucune accusation contre ce qu'il restait de complices, et afin d'ôter toute occasion de trouble, ils accordèrent une amnistie générale à tous ceux qui avaient échappé à la punition. Voilà de quelle manière on fit périr les conjurés. XIII. APRES cela, le sénat ordonna que tous les Romains se purifieraient, comme ayant été obligés de tremper leurs mains dans le sang de leurs citoyens, parce qu'il ne leur était pas permis d'assister aux sacrifices ni d'immoler des victimes avant que d'avoir expié cette action et s'être lavés de leurs souillures par les purifications ordinaires. Aussitôt que les prêtres qui étaient chargés du soin du culte des dieux, eurent fait cette lustration selon les lois du pays, le sénat voulut qu'on fit des sacrifices en action de grâces, et qu'on célébrât des jeux pendant trois jours de fêtes qu'il établit exprès. Le consul Manius Tullius tomba de son char sacré au milieu du cirque, en conduisant la pompe des sacrifices et des jeux, qui furent appelles jeux Romains du nom de la ville, et il mourut trois jours après la cérémonie. Sulpicius son collègue resta seul consul pour le reste de l'année, parce qu'étant déjà fort avancée ce n'était pas la peine d'en élire un autre. [5,58] CHAPITRE DOUZIEME. I. L'ANNEE suivante on fit consuls Publius Veturius {Geminus} et Titus Aebutius Elva. Celui-ci fut chargé des affaires de la ville, qui demandaient beaucoup d'attention parce qu'il y avait à craindre que les pauvres n'excitassent de nouveaux troubles. II. POUR ce qui est de Veturius, il se mit à la tête de la moitié de l'armée. Il ravagea les terres des Fidénates sans trouver aucune résistance. Il assiégea leur ville, à laquelle il livra de continuelles attaques. Mais voyant qu'il ne pouvait l'emporter d'assaut, il convertit le siège en blocus, et fit faire des fossés et des palissades tout autour, afin de la réduire par la famine. Les Fidenates étaient déjà presque à bout lorsqu'il leur vint du secours de la part des Latins. Ce fut Sextus Tarquin qui le leur envoya, avec du blé, des armes, et les autres provisions nécessaires pour la guerre. Ce nouveau renfort ranima leur courage. Ils sortirent avec un gros corps de troupes, et se campèrent hors de la ville. III. LES Romains voyant qu'ils n'avançaient en rien par le blocus, se résolurent de livrer bataille. Elle se donna auprès de la ville. L'avantage fut égal de part et d'autre pendant quelque temps. Mais les Romains endurcis par un long exercice aux fatigues de la guerre, forcèrent enfin les Fidénates quoique supérieurs en nombre, et les mirent en fuite. Cependant il n'en demeura pas beaucoup sur le champ de bataille, parce que les ennemis n'avaient pas loin à se retirer et que ceux qui étaient sur les murailles repoussaient facilement les Romains. Après cette action, les troupes auxiliaires se dispersèrent de côté et d'autre sans avoir soulagé les assiégés. La ville se trouva donc encore pressée par la famine, et réduite á la même misère qu'auparavant. IV. DANS ce même temps Sextus Tarquin à la tête d'une armée de Latins, mit le siège devant Signie qui était en la puissance des Romains, dans l'espérance d'emporter cette place d'assaut. Mais la garnison ayant fait une vigoureuse résistance, {il prit des mesures pour affamer les assiégés afin de les obliger a abandonner la place.} Il y demeura fort longtemps sans rien faire de mémorable. Enfin les consuls y envoyèrent des provisions et de nouveaux secours, de sorte qu'il se vit frustré de son espérance et fut contraint de lever le siège. [5,59] CHAPITRE TREIZIEME. I. L'ANNEE suivante, les Romains élurent consuls Largius Flavus et Quintus Clœlius Siculus. Comme ce dernier était naturellement doux et populaire, le sénat lui donna le soin des affaires de la ville, avec la moitié de l'armée pour empêcher que personne ne remuât. II. LARGIUS se mit en campagne pour terminer la guerre contre les Fidénates, avec une armée bien équipée de tout ce qui était nécessaire pour un siège. Ils étaient déjà accablés par la longueur de cette guerre, et manquaient de tout. Cependant le consul ne cessait de les harceler par de fréquentes attaques. Il creusait sous les fondements de leurs murailles, il faisait des levées de terre, il approchait les machines, et pressait le siège jour et nuit sans aucun relâche, dans l'espérance de prendre bientôt la ville d'assaut. Les assiégés ne soutenaient la guerre que dans l'attente de quelque secours de la part des Latins. Mais ces peuples ne pouvaient alors les secourir : les troupes de toute la nation n'étaient pas encore assemblées, et d'ailleurs il n'y avait aucune ville qui fût assez puissante par elle-même pour faire lever le siège. III. LES Fidénates avaient beau députer vers les magistrats des villes Latines ; ceux-ci promettaient toujours d'envoyer promptement des renforts, mais l'effet ne répondait pas aux promesses, et ces secours ne se terminaient qu'à des paroles. Malgré ce délai les Fidénates ne perdirent pas entièrement toute espérance de recevoir du secours des Latins; quoique pressés par la famine qui faisait périr beaucoup de monde, ils tinrent bon contre tous les maux dont ils étaient accablés, dans l'espérance que les villes Latines exécuteraient leurs promesses. Enfin se voyant réduits à la dernière misère, ils envoyèrent demander aux consuls une trêve de quelques jours, comme pour délibérer pendant ce temps-là à quelles conditions ils pourraient faire la paix avec les Romains; mais dans le fond c'était bien moins pour délibérer là-dessus qu'ils demanderaient une suspension d'armes, que pour avoir le temps de faire venir des secours, comme on l'apprit par quelques-uns des déserteurs qui venaient d'arriver au camp des assiégés. La nuit précédente ils avaient envoyé en ambassade les principaux de leurs citoyens qui avaient le plus de crédit dans les villes latines, pour implorer leur assistance. [5,60] Largius qui le savait répondit aux envoyés qui étaient venus demander une trêve, qu'il fallait mettre bas les armes et ouvrir leurs portes avant qu'il leur donnât audience ; que sans cela il ne leur accorderait ni paix ni suspension d'armes et qu'ils devaient s'attendre qu'on les traiterait avec toute la rigueur possible et sans miséricorde. D'un autre côté il observa avec soin les ambassadeurs qu'ils avaient envoyés aux Latins ; il détacha des troupes pour se saisir de toutes les avenues afin de les empêcher de rentrer dans la ville. Par ce moyen les assiégés perdirent toute espérance de recevoir du secours de leurs alliés. Ils se virent contraints d'avoir recours à la clémence du vainqueur, et résolurent dans une assemblée de recevoir la paix aux conditions qu'il voudrait leur imposer. IV. LES généraux de ce temps-la avaient des mœurs si douces et si éloignées de la fierté tyrannique trop commune à ceux de notre siècle, dont la plupart se laissent enfler d'orgueil par la grandeur de leur puissance, que le consul ayant pris la ville par capitulation, ne voulut rien régler par lui-même. Il se contenta d'ordonner aux Fidénates de mettre bas les armes, et après avoir mis une garnison dans la citadelle il s'en retourna â Rome. Dès qu'il y fut arrivé, il assembla le sénat, et lui laissa à décider sur les traitements qu'on devait faire aux vaincus. Les sénateurs charmés de l'honneur qu'il leur faisait, ordonnèrent que les principaux des Fidénates qui étaient auteurs de la révolte et que le consul aurait dénoncés comme tels, seraient battus de verges et qu'on leur couperait la tête. A l'égard des autres, ils lui laissèrent plein pouvoir d'en user comme bon lui semblerait. Largius maître absolu d'en disposer, fit mourir devant tout le monde un très petit nombre de Fidénates accusés par ceux du parti contraire, et confisqua leurs biens au profit du public. Pour les autres, il se contenta de prendre la moitié de leurs terres, qui furent distribuées à la garnison Romaine qu'il avait mise dans Fidènes pour garder la citadelle. A cela près, il leur laissa à tous pleine liberté de demeurer dans leur ville comme auparavant et de jouir de leurs biens. Ensuite il s'en retourna à Rome avec son armée. [5,61] V. AUSSITOT que les Latins eurent reçu la nouvelle de la réduction de Fidènes, toutes les villes furent saisies de crainte et accusèrent les magistrats d'avoir abandonné leurs alliés. On tint une nouvelle assemblée à Ferente. Ceux qui étaient d'avis qu'on prît les armes, particulièrement Tarquin, Mamilius son gendre, et les magistrats d'Aricie, déclamèrent si vivement contre les autres qui ne voulaient point de guerre, qu'ayant gagné toute la nation des Latins ils l'engagèrent à lever l'étendard contre le peuple Romain. Mais afin qu'aucune des villes de cette nation ne trahît la république en faisant la paix sans la participation des autres, on s'engagea par un serment solennel à garder l'alliance. En même temps on déclara que ceux qui manqueraient à leur parole, seraient regardés comme infracteurs du traité, comme l'objet de la haine publique, et comme les plus dangereux ennemis de l'état. VI. CEUX qui signèrent le traité et qui s'engagèrent dans la ligue, furent les députés d'Ardée, d'Aricie, de Boville, de Bubente, de Corne, de Corvente, {de Circée, de Coriole, de Cortante, de Cabane, de Fortinée,} de Gabie, de Laurente ; de Launie, de Lavinion, de Labique, de Nomente, de Morea, de Préneste, de Péde, de Corcotule, de Satrique, de Scapre, de Sête; de Tellêne, de Tibur, de Tusculum, {de Tolerie,} de Tricine et de Vélitre. VII. OCTAVIUS Mamilius et Sextus Tarquín qu'on avait élus généraux d'armée pour la présente guerre, levèrent dans les trente villes liguées autant de troupes qu'il jugèrent à propos. Mais afin d'avoir un honnête prétexte de prendre les armes, ils envoyèrent à Rome une nombreuse ambassade composée des principaux citoyens de chaque ville. Ces députés admis à l'audience du sénat, se plaignirent au nom des Anciens de ce que dans la guerre qu'ils avaient eu à soutenir contre les Tyrrhéniens, la république Romaine non contente d'avoir donné aux ennemis un libre passage sur ses terres, leur avait encore fourni tous les secours nécessaires pour cette guerre, qu'elle leur avait donné un asile après leur déroute, qu'elle avait même pris un soin particulier de leurs blessés, que cependant les Romains n'ignorassent pas que les Tyrrhéniens en voulaient à toute la nation Latine, et que s'ils avaient une fois emporté d'assaut la ville d'Aricie rien n'aurait pu les empêcher de réduire toutes les autres sous le joug de leur domination. Que si le peuple Romain voulait terminer le différend avec les Anciens au tribunal de toute la nation et s'en tenir à ce qui serait décidé par les villes Latines, il n'était pas nécessaire d'en venir à une guerre ouverte: mais que si n'écoutant que sa fierté ordinaire, il refusait les choses les plus justes et les plus raisonnables à une ville qui lui était unie par les liens de la parenté, il pouvait s'attendre que les Latins réuniraient toutes leurs forces pour tomber sur lui et pour tirer vengeance de ce refus. [5,62] VIII. SUR ces propositions des ambassadeurs Latins, le sénat comprit que pour terminer le différend qu'il avait avec les Ariciens il serait dangereux de s'en rapporter au jugement des ennemis du peuple Romain, et qu'étant juges et accusateurs dans la même cause ils pourraient passer les bornes de la justice pour lui imposer des conditions trop onéreuses. Ce fut ce qui le détermina à accepter la guerre. IX. QUOIQUE du côté de la valeur et de l'expérience dans les combats il n'y eût pas sujet d'appréhender aucun malheur pour la ville de Rome, cependant comme le sénat redoutait la multitude des ennemis, il députa plusieurs ambassades aux villes voisines pour rechercher leur alliance. Les Latins y envoyèrent aussi pour faire des plaintes contre le peuple Romain. Les Herniques s'étant assemblés donnèrent aux deux ambassades des réponses ambiguës et qui ne signifiaient rien de précis, Ils protestèrent que pour le présent ils ne pouvaient embrasser l'alliance ni des uns ni des autres ; mais qu'ils examineraient à loisir de quel côté était la justice, et qu'il leur fallait un an pour y penser. Les Rutules au contraire promirent d'envoyer du secours aux Latins. En même temps ils offrirent leur médiation au peuple Romain s'il voulait faire la paix, et promirent d'engager les Latins à relâcher quelque chose de leurs demandes. Pour ce qui est des Volsques, ils répondirent qu'ils étaient étonnés de l'effronterie des Romains, qui osaient encore demander leur alliance après leur avoir fait tant de tort en leur enlevant tout récemment la meilleure partie de leurs terres qu'ils n'avaient qu'à les rendre avant toutes choses, et qu'ils pourraient après cela leur demander comme à leurs amis ce qui serait juste. Les Tyrrhéniens ne voulurent engager leur parole, ni aux Latins ni aux Romains, alléguant d'un côté le traité de paix qu'ils avaient fait depuis peu avec ceux-ci, et de l'autre les liens de l'amitié et de la parenté qui les unissaient avec les Tarquins. X. MALGRE toutes ces réponses, les Romains ne perdirent pas courage, quoiqu'ils fussent menacés d'une guerre des plus terribles, et qu'ils n'eussent aucune espérance de secours. Appuyés sur les seules forces de la république, ils avaient d'autant plus d'ardeur pour les combats qu'ils se voyaient comme forcés à se montrer courageux dans les périls, et qu'ils espéraient que si leurs affaires allaient bien ils ne devraient la victoire qu'à eux-mêmes sans que personne en partageât la gloire. Ces nobles sentiments étaient le fruit d'une valeur et d'une intrépidité extraordinaires qu'ils avaient acquises par une longue expérience au milieu des périls et des combats. [5,63] Mais tandis qu'ils faisaient les préparatifs nécessaires pour la guerre, et qu'ils commençaient à lever des troupes, ils trouvèrent des difficultés qui les mirent dans un grand embarras. XI. TOUT le peuple ne se portait pas à cette guerre avec la même ardeur. Les pauvres, surtout ceux qui n'étaient pas en état de payer leurs dettes et qui faisaient le plus grand nombre, refusaient de prendre les armes, et ne voulaient avoir aucune communication avec les patriciens, à moins que le sénat ne fît une ordonnance pour l'abolition de leurs dettes. Il s'en trouvait même quelques-uns qui menaçaient de quitter Rome, et qui s'exhortaient les uns les autres à ne pas demeurer plus longtemps dans une ville où ils ne trouvaient aucun avantage. XII. D'ABORD les patriciens tâchèrent d'apaiser les esprits et de les ramener à la raison. Mais voyant qu'ils ne gagnaient rien par leurs exhortations, ils assemblèrent le sénat pour trouver des moyens honnêtes de délivrer la ville des troubles dont on était menacé. Les sénateurs les plus portés à la douceur et les moins riches étaient d'avis qu'on remît aux pauvres toutes leurs dettes ; qu'il fallait acheter à ce prix l'amitié du peuple, et qu'il en reviendrait une grande utilité tant à la république qu'aux particuliers. [5,64] Le premier qui ouvrit cet avis fut Marcus Valérius, il était fils de Marcus Valérius : celui-ci était un de ceux qui avaient chassé les tyrans, et frère de ce Publius Valérius qu'on avait surnommé Poplicola à cause de l'amour qu'il avait pour le peuple. XIII. IL représenta aux sénateurs, que ceux qui combattent pour une chose où ils ont tous également intérêt, sont ordinairement animés d'une égale émulation, au lieu que ceux qui n'en espèrent aucun avantage, ne peuvent avoir des sentiments de valeur. Que tous les pauvres étaient irrités, et que courant çà et là dans la place publique, ils répétaient incessamment ces discours : Que nous servira-t-il de vaincre les ennemis du dehors, si nos créanciers nous mettent dans les fers pour les dettes que nous avons contactées ? Quel avantage aurons-nous d'affermir l'empire de Rome, si nous ne pouvons pas conserver notre propre liberté ? XIV. Il fit voir qu'il n'y avait pas seulement à craindre que le peuple irrité contre le sénat, n'abandonnât la ville dans les périls qui la menaçaient, ce que tous les vrais amateurs du bien public devaient appréhender surtout: mais qu'il y avait encore plus de danger que la populace gagnée par les caresses des tyrans, ne prît les armes contre les patriciens et ne remît Tarquin sur le trône. Que pendant qu'elle n'en était encore qu'aux paroles et aux menaces sans avoir fait aucun mal, il fallait l'adoucir par le bienfait de l'abolition des dettes, afin de prévenir de plus grands maux. XV. QU'ILS ne seraient pas les premiers qui en auraient usé de la sorte ; que cette condescendance ne tournerait point à leur déshonneur ; qu'ils pouvaient s'autoriser de l'exemple de plusieurs magistrats qui avaient pris un parti semblable, et même beaucoup plus difficile, quand ils n'avaient pu faire autrement. Que la nécessité était au dessus des forces de l'homme, et qu'on ne devait avoir égard á la bienséance que quand on ne courait aucun risque. [5,65] Enfin, après avoir apporté d'illustres exemples de plusieurs républiques, il leur cita celui d'Athènes la plus fameuse de toutes les villes de ce temps-là pour la sagesse de son gouvernement et sans remonter jusqu'aux siècles les plus reculés, il leur fit voir que du temps de leurs pères elle avait accordé au peuple l'abolition de toutes les dettes par l'avis même de Solon son législateur ; que bien loin qu'on eût jamais blâmé cette conduite des Athéniens, ou taxé de malversation ou de flatterie envers le peuple celui qui en avait ouvert le premier avis, tout le monde louait la prudence de ceux qui l'avaient suivi, et la sagesse de Solon qui l'avait donné. XVI. QUE les Romains se trouvant dans des conjonctures les plus fâcheuses, et en danger d'être livrés une seconde fois à un tyran plus cruel et plus féroce que les bêtes mêmes, il n'y aurait pas d'homme de bons sens qui pût les blâmer d'avoir accordé une pareille grâce au peuple mutiné, afin de l'engager à prendre les armes pour la défense de la patrie. De ces exemples étrangers passant aux exemples domestiques, il les fit ressouvenir de la nécessité pressante où ils s'étaient trouvés il n'y avait pas longtemps. Que les Tyrrhéniens avaient occupé toutes leurs terres. Qu'ils s'étaient vus eux-mêmes assiégés dans Rome, manquant de tout et réduits à la dernière misère. Que dans cette fâcheuse extrémité, loin d'agir en désespérés et de se livrer à la mort, cédant au contraire au malheur des temps et consultant la nécessité qui les pressait, ils s'étaient résolus (ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors) à donner en otage au roi Porsenna les jeunes gens des meilleures familles, à perdre une partie de leurs terres, à rendre aux Tyrrhéniens les sept villages, à prendre leur ennemi pour juge des différends qu'ils avaient avec Tarquin, et à fournir enfin des vivres aux Tyrrhéniens, des armes, et toutes les autres choses qu'ils avaient demandées pour accorder la paix au peuple Romain. XVII. APRES avoir allégué ces exemples, il leur remontra que cette même prudence qui les avait empêches de rien refuser aux ennemis de ce qu'ils avaient demandé, ne leur permettait pas de refuser une chose de peu d'importance à leurs citoyens, qui sous le gouvernement des rois s'étaient signalés dans tant de batailles pour la défense de la république ; qui avaient fait paraître toute l'ardeur possible pour délivrer Rome de la domination des tyrans ; qui auraient donné des marques encore plus éclatantes de leur zèle dans toute autre occasion si on avait eu besoin de leur secours; et qui dans la pauvreté où ils se trouvaient réduits, n'en étaient pas moins disposés à prodiguer dans toutes sortes de périls et leurs corps et leurs âmes, c'est-à-dire tout ce qui leur restait. Il ajouta que si la honte les empêchait de dire toutes ces choses par eux-mêmes, ou de les faire dire par d'autres, c'était aux patriciens à prendre soin d'eux comme il convenait, et à leur donner, promptement et de bonne grâce tant en général qu'en particulier, toutes les choses dont on savait qu'ils avaient besoin. Qu'ils devaient faire réflexion que ce serait traiter des citoyens avec trop de hauteur et de mépris, que de leur demander et leurs vies et leurs corps, tandis qu'on ne voulait pas leur accorder la moindre somme d'argent : Qu'il ne leur convenait point de publier partout qu'ils faisaient la guerre pour défendre la liberté publique, dans le temps même qu'ils l'ôtaient au peuple qui en était le défenseur aussi bien qu'eux, et cela sans avoir à lui reprocher autre chose que la pauvreté, plus digne de compassion que de haine. [5,66] XVIII. CE discours de Valérius fut applaudi par la plus grande partie des sénateurs. Mais Appius Claudius, Sabin de nation, étant interrogé à son rang, ouvrit un avis tout contraire. Il représenta que loin d'apaiser la sédition en remettant les dettes, on la ferait passer des pauvres aux riches, et qu'elle n'en deviendrait que plus dangereuse. Qu'on ne pouvait douter que les riches qui n'étaient pas moins citoyens que le menu peuple, qui tenaient le premier rang dans la république, qui avaient des emplois publics et qui avaient servi dans toutes les guerres, ne trouvassent fort mauvais qu'on déchargeât leurs débiteurs de l'obligation de les payer. Qu'ils ne pourraient souffrir que des biens, qui leur venaient de leurs pères par droit d'hérédité et qu'ils avaient acquis ou augmentés par leur économie, fussent donnés aux plus méchants et aux plus lâches des citoyens. Que ce serait une grande folie, que de chagriner la plus saine partie de la république pour faire plaisir à la plus vile canaille, et d'ôter les biens aux légitimes possesseurs pour les donner aux plus injustes de tous les sujets de la république. XIX. QU'AINSI il les priait de considérer que ce ne sont pas les pauvres ni ceux qui n'ont ni force ni pouvoir qui causent la ruine des villes, parce qu'il est facile de les retenir dans les bornes du devoir, mais que ce sont plutôt les riches et ceux qui sont en état de gouverner, quand ils se voient maltraités par leurs inférieurs sans en pouvoir obtenir justice. XX. QUE quand même ceux qu'on priverait de leurs contrats, porteraient patiemment cette perte, il ne serait ni honnête ni sûr pour les sénateurs d'accorder aux pauvres citoyens une grâce qui troublerait le commerce de la vie civile, qui rendrait les hommes inhumains les uns envers les autres, et qui causerait une disette de toutes les choses nécessaires sans lesquelles les villes ne peuvent être habitées, que désormais les laboureurs ne sèmeraient plus et ne se soucieraient plus de planter, que les matelots et les négociants n'iraient plus au-delà des mers pour échanger des marchandises ; que les pauvres en un mot ne voudraient plus rien faire, parce que ce les riches ne fourniraient plus d'argent pour exciter les artisans au travail. Qu'ainsi les richesses deviendraient un objet d'envie, qu'on perdrait l'amour du travail ; que la condition des libertins et des scélérats deviendrait meilleure que celle des personnes d'honneur et bien réglées, et que les usurpateurs du bien d'autrui seraient plus heureux qu'un honnête homme qui ne penserait qu'à conserver le sien. Que c'était-là la source la plus ordinaire des séditions, des meurtres continuels, et enfin de toutes les autres calamités qui font perdre la liberté aux villes les plus florissantes et qui ruinent de fond en comble celles qui sont moins solidement ce établies. [5,67] XXI. IL pria les sénateurs de prendre garde surtout, qu'en introduisant une nouvelle forme de gouvernement il ne s'y glissât quelque mauvaise coutume, et de considérer que la vie des particuliers se conforme toujours aux règles du gouvernement civil. Qu'il n'y a point de plus pernicieuse maxime tant pour les villes que pour les familles, que de laisser vivre un chacun selon ses passions, et de souffrir que les gens de bien cèdent en tout aux méchants, soit par contrainte, soit de leur propre mouvement. Que ceux qui n'ont point d'autre règle de leur conduite qu'une folle passion et une cupidité aveugle, ne sont jamais contents : que si vous leur accordez ce qu'ils demandent ils en désirent bientôt davantage, et que l'avidité du peuple insensé va à l'infini sans avoir de bornes. Que c'est là principalement le génie de la populace et que ce qu'un particulier n'oserait faire parce que la honte ou la crainte des plus puissants le retiennent dans le devoir, le peuple le fait sans aucun scrupule dès qu'il se trouve autorisé par l'exemple des autres. Qu'ainsi les désirs de la multitude insensée étant insatiables et sans bornes, il fallait les arrêter dans leurs commencements pendant qu'ils étaient encore faibles, sans attendre qu'ils se fussent fortifiés à un point qu'on ne pût les déraciner et que c'est l'ordinaire de tous les hommes de s'irriter davantage quand on leur ôte un bien dont on leur a déjà donné jouissance, que lorsqu'on leur refuse ce qu'ils ont espéré. Pour prouver ce qu'il avançait, il cita l'exemple de quelques villes grecques, qui pour avoir négligé d'abord de mauvaises coutumes qu'on voulait introduire dans la république, n'avaient pu dans la suite les abolir ; ce qui les avait précipitées dans des malheurs également honteux et sans remède. XXII. IL ajouta qu'une république ressemble à un homme, dont l'âme représente en quelque façon le sénat, et le corps représente le peuple ; que par conséquent, souffrir que la populace insensée commandât au sénat, ce serait assujettir l'âme au corps et suivre l'impétuosité des passions plutôt que la raison : que si au contraire ils accoutumaient le peuple à se laisser conduire et gouverner par les sénateurs, ils seraient comme un homme sage qui soumet le corps à l'esprit et qui règle sa vie sur les maximes de l'honneur et de la justice plutôt que sur la volupté. XXIII. IL leur fit voir que quand même les pauvres irrités de ce qu'on ne voudrait pas leur accorder l'abolition de leurs dettes, refuseraient de prendre les armes pour défendre la ville, ce ne serait pas un si grand malheur, qu'ils n'étaient qu'en fort petit nombre, qu'ils n'avaient pour toutes choses que leurs corps, et qu'ainsi, soit qu'ils consentissent à prendre les armes, soit qu'ils s'obstinassent à ne point servir, leur présence ou leur absence n'était pas capable de produire de grands effets : que ceux qui n'avaient que peu de bien tenaient le dernier rang dans les armées, et qu'ils ne servaient qu'à épouvanter les ennemis par leur nombre, et à soutenir le corps de bataille, n'ayant point d'autres armes que des frondes qui ne sont pas d'un grand usage dans les combats. [5,68] XXIV. QUE ceux qui demandaient qu'on eût compassion des pauvres citoyens et qu'on soulageât les débiteurs insolvables, devaient examiner ce qui pouvait les avoir réduits dans un si fâcheux état. Qu'outre la succession de leurs pères ils avaient gagné beaucoup à l'armée, et que tout récemment ils avaient eu leur part des biens des tyrans qu'on avait confisqués. Qu'ainsi il fallait regarder comme la honte et l'opprobre de Rome ceux qui s'étaient ruinés par la débauche et par le libertinage, et qu'on devait être persuadé que ce serait un grand bien pour l'état si ces sortes de gens quittaient la ville de leur propre mouvement pour se livrer à leur malheureux sort. Qu'à l'égard des autres qui avaient tout perdu par l'injuste caprice de la fortune, il était juste ce de les soulager en leur faisant part des biens des patriciens : que leurs créanciers qui les connaissaient bien, ne manqueraient pas de les secourir dans leur pauvreté ; qu'ils le feraient de bon cœur et sans y être contraints, dans la seule vue de les obliger et de gagner leur cœur. XXV. QU'IL n'était pas de l'intégrité et de la justice des Romains d'accorder une abolition générale de toutes les dettes, dont les méchants jouiraient également comme les bons, qu'il leur convenait encore moins d'en faire la remise, non à leurs propres dépens, mais aux dépens des créanciers ; et qu'il n'était pas juste de priver ceux-ci, non seulement de l'argent qu'ils avaient prêté, mais encore de la reconnaissance qu'ils avaient droit d'exiger de leurs débiteurs en leur faisant par eux-mêmes une entière remise de leurs dettes. Qu'outre toutes ces raisons et plusieurs autres, ce serait une chose également insupportable et fâcheuse pour les Romains qui prétendaient commander aux autres peuples, de se voir dépouillés des héritages que leurs pères leur avaient acquis avec tant de peine, comme si la ville était prise par les ennemis ou sur le point de l'être; que ce serait une chose insupportable pour eux de se voir obligés à céder leurs biens à d'autres, non seulement contre leur volonté et dans un temps où ni l'utilité, ni les nécessités de l'état ne demandaient pas un pareil sacrifice, mais encore sans espérance d'en retirer aucun profit et en danger d'être exposés dans la suite à souffrir les dernières Indignités. XXVI. QU'IL vaudrait beaucoup mieux ne pas tenter la fortune de la guerre, et se soumettre plutôt aux ordres des Latins comme moins injustes, que d'accorder à une canaille inutile tout ce qu'elle demandait : Que ce serait faire une faute irréparable que de bannir de Rome la foi publique, à laquelle leurs pères avaient érigé des temples, ordonnant qu'on l'honorât comme une divinité et que tous les ans on lui offrît des sacrifices solennels, et qu'enfin ce serait travailler eux-mêmes à leur propre ruine que d'acheter à ce prix le secours d'une troupe de frondeurs. Il conclut son discours en disant, qu'il fallait prendre pour compagnons de de leurs expéditions militaires les citoyens qui s'offriraient de bon cœur à tenter la fortune de la guerre aux mêmes conditions que tous les autres ; mais qu'à l'égard de ceux qui ne voudraient prendre les armes pour la défense de la patrie que sous des conventions particulières et onéreuses, on devait les refuser comme des gens qui ne pouvaient être d'un grand secours. Qu'il y avait toute apparence que quand les mutins sauraient qu'on aurait résolu de prendre ce parti, ils viendraient d'eux-mêmes offrir leurs services et obéir à ceux qui prenaient les intérêts de l'état ; que c'est ordinairement le génie du peuple insensé d'agir avec hauteur quand on le flatte, au lieu qu'il se montre docile et obéissant quand on lui imprime de la crainte. [5,69] XXVII. VOILA les deux avis contraires qu'on ouvrit dans cette assemblée. Mais on en proposa encore plusieurs autres qui tenaient le milieu. Les uns voulaient qu'on ne fît remise des dettes qu'à ceux qui n'avaient rien absolument, et qu'on ne permît aux créanciers que de saisir les biens de leurs débiteurs sans leur accorder aucun droit sur leurs personnes. Les autres étaient d'avis qu'on employât l'argent du trésor public à vider les dettes de ceux qui ne pouvaient payer, afin de conserver le crédit des pauvres par cette grâce publique, et d'empêcher en même temps qu'il ne fût fait aucun tort aux créanciers. Il y en eut aussi qui opinèrent à délivrer de servitude ceux qui étaient déjà emprisonnés pour dettes, ou sur le point de perdre leur liberté : et pour dédommager les créanciers, ils voulaient qu'on leur donnât d'autres esclaves en échange. XXVIII. DE tous ces avis celui qui remporta fut que pour le présent on ne ferait aucune ordonnance mais que quand on aurait heureusement terminé la guerre, les consuls proposeraient de nouveau cette affaire au sénat, et en attendraient la décision : que pendant ce temps-là on ne ferait ni vider les dettes ni condamner personne, soit en vertu d'un contrat, soit en conséquence de quelque arrêt {que tous les autres différends cesseraient, qu'on ne plaiderait point de causes} et que les magistrats ne connaîtraient d'aucune affaire que de celles qui concernaient la guerre. Cette ordonnance du sénat communiquée au peuple apaisa un peu les troubles, mais elle ne fit pas entièrement cesser la sédition. Il se trouva quelques personnes parmi la populace et les artisans, qui ne se fiant pas à la protection du sénat et ne la trouvant point assez sûre parce qu'il s'était expliqué d'une manière ambiguë, demandaient ou qu'on leur fît remise de leurs dettes si on voulait les avoir pour compagnons dans les périls de la guerre, ou qu'on ne cherchât point à leur en faire accroire ou à les attraper en différant la décision de cette affaire à un autre temps, car, disaient-ils, ceux qui sont dans le besoin et qui manquent du nécessaire, pensent bien autrement que ceux qui ont tout ce qu'il leur faut. [5,70] CHAPITRE QUATORZIEME. l. DANS ces conjonctures, le sénat chercha toutes sortes de moyens pour empêcher que le peuple ne remuât dans la suite. On résolut enfin d'abolir pour un temps la puissance consulaire et de créer quelqu'autre magistrat qui fût l'arbitre souverain de la paix, de la guerre, et de toutes les autres affaires, sans être obligé de rendre compte de sa conduite et de ses desseins. Le nouveau magistrat ne devait avoir tous ces pouvoirs que pour six mois. Après ce temps-là il était déterminé qu'on rétablirait la dignité des consuls. II. CE qui obligea le sénat à se soumettre de lui-même à une nouvelle puissance tyrannique pour terminer la guerre contre Tarquins, fut entre autres raisons la loi portée autrefois par le consul Publius Valérius, surnommé Poplicola, dont j'ai déjà parlé. Elle infirmait les sentences des consuls, et leur défendait de punir aucun {des Romains} avant qu'il se fût défendu ; elle donnait aux coupables condamnés au supplice pleine liberté d'en appeler au tribunal du peuple, avec une entière sûreté tant pour leurs biens que pour leur corps, jusqu'à ce qu'il eût porté son jugement, permettant au premier venu de tuer impunément quiconque oserait passer outre. Il était évident que tant que cette loi subsisterait, les pauvres ne craignant plus les châtiments qu'on ne pourrait leur imposer sur le champ et sans le jugement du peuple, n'obéiraient point aux ordres des magistrats ; qu'au contraire si elle cessait d'être en vigueur, ils seraient tous contraints d'exécuter ce qu'on leur commanderait. Mais afin de prévenir l'opposition que les pauvres n'auraient pas manqué de former si on avait ouvertement abrogé la loi qui leur était favorable, le sénat jugea à propos d'introduire un {pouvoir} supérieur à toutes les lois et approchant du tyrannique. Il fît donc un décret artificieux par lequel il dupait les pauvres citoyens sans qu'ils s'en aperçussent, et abrogeait la loi qui servait d'appui à leur liberté. Ce décret portait que Largius et Clelius consuls de cette année, et tous ceux qui avaient des dignités ou quelque maniement des affaires de l'état, se dépouilleraient de leurs charges, que le sénat nommerait un magistrat dont l'élection serait approuvée par les plébéiens et qui aurait pour l'espace de six mois seulement, un pouvoir souverain et au-dessus de celui des consuls. Le peuple qui ne comprenait pas la force de ce sénatus-consulte, le ratifia par ses suffrages ; et quoiqu'il introduisît une autorité plus grande que l'autorité légitime des rois, il permit au sénat d'élire par lui-même et dans une assemblée particulière celui qu'il voudrait en revêtir. [5,71] III. APRES cette déclaration du peuple, les sénateurs sans perdre de temps, mirent toute leur application à chercher un sujet propre pour cette nouvelle dignité. Ils voyaient bien qu'il leur fallait un homme d'expédition, d'une grande expérience dans le métier de la guerre, prudent, sage, incapable d'abuser de la grandeur de sa puissance, et qui outre ces qualités nécessaires à un bon général, sût commander avec fermeté, sans jamais se relâcher de sa sévérité envers les désobéissants. C'était- là ce qu'ils cherchaient alors. Ils trouvaient toutes les qualités qu'ils demandaient dans Titus Largius un des consuls. A l'égard de Clélius, quoiqu'il fût excellent pour le gouvernement civil, il n'était ni homme d'expédition, ni propre au métier de la guerre, parce qu'il ne commandait pas avec assez de hauteur et de fermeté, et qu'il était trop doux quand il s'agissait de punir les mutins. Le sénat cependant avait de la peine à dépouiller celui-ci d'une dignité dont il était légitimement revêtu, pour donner à son collègue un double pouvoir et une autorité plus grande que celle des rois. D'ailleurs il appréhendait que Clélius offensé de cette préférence, ne changeât de sentiments, et que se mettant à la tête de la populace mécontente il ne causât la ruine de la république. IV. DANS cet embarras, les sénateurs furent longtemps sans oser déclarer leur pensée. Enfin le plus âgé et le plus respectable des consulaires, ouvrit un avis, suivant lequel on pouvait élire le plus digne des deux consuls en faisant également honneur à l'autre. Il dit que le sénat ayant résolu avec l'approbation du peuple de mettre l'autorité souveraine entre les mains d'un seul homme, il croyait qu'il restait encore deux difficultés qui demandaient tout le soin et toute l'attention des sénateurs, que ces difficultés étaient de savoir à qui on donnerait une puissance égale à celle des rois, et par quel magistrat légitime on ferait faire l'élection : que pour les lever, il lui paraissait à propos qu'un des consuls, soit par la concession volontaire de son collègue, soit par le sort, fut chargé d'élire entre les Romains celui qu'il croirait le plus capable d'administrer les affaires et de faire du bien a l'état ; que Rome étant gouvernée par une autorité sainte et légitime, on n'avait plus besoin de ces régents qu'on créait autrefois dans le temps de la monarchie pour gouverner pendant l'interrègne, et à qui on donnait plein pouvoir d'élire un nouveau roi. [5,72] Toute l'assemblée ayant approuvé cet avis, un autre sénateur se leva, et parla en ces termes : « Pour moi, Messieurs, je crois qu'il y a encore quelque chose à ajouter à ce qu'on vient de dire. La république est présentement gouvernée par deux des plus sages magistrats qu'on puisse trouver. Ainsi il me semble qu'il serait à propos d'en nommer un des deux, à qui on donnât le pouvoir d'élire son collègue, après qu'ils auraient examiné entre eux lequel serait le plus capable de secourir la république dans les besoins pressants où nous sommes aujourd'hui. Par ce moyen ils seraient tous deux également contents et également honorés, l'un d'avoir cédé à son collègue comme au plus digne, et l'autre d'avoir été élu par son compétiteur comme le plus capable de gouverner l'état. En effet il n'est pas moins honorable de céder au plus digne, que d'être élu comme le plus digne. Je sais que quand même je n'aurais rien ajouté à l'avis qui vient d'être ouvert, les deux consuls auraient bien jugé eux-mêmes qu'il en faut user de cette manière : mais je fais aussi qu'ils le feront de meilleur cœur si vous leur marquez que vous n'êtes point d'un sentiment contraire. » Cet avis fut goûté de tout le monde, et sans y rien ajouter le sénat en fit un décret. V. ALORS les consuls ayant reçu plein pouvoir d'examiner ensemble lequel des deux était le plus digne de commander, gardèrent une conduite admirable et presque au-dessus de toute créance. L'un et l'autre se jugeait moins digne de cette dignité que son collègue. Toute la journée se passa à faire réciproquement leur éloge, et à demander qu'on ne les fît point dictateurs. Ces nouvelles et trop généreuses contestations mirent le sénat dans un grand embarras; et l'assemblée se sépara sans rien terminer. Les parents et amis des deux consuls avec les plus respectables du sénat, se rendirent chez Largius, où ils restèrent {fort avant} dans la nuit à lui faire mille instances. Ils lui représentèrent que le sénat mettait en lui toute son espérance, et que le refus qu'il faisait de la dictature était préjudiciable à la république. Mais Largius demeura ferme et persistant à rejeter leurs propositions, il les conjura de ne le pas presser davantage. VI. LE lendemain le sénat s'étant rassemblé, fit de nouvelles instances au consul ; mais comme il ne voulait point absolument céder à leurs remontrances, Clélius se leva et le proclama dictateur, de la même manière que les régents qui gouvernaient autrefois pendant les interrègnes avaient coutume d'élire les rois. Ensuite il protesta avec serment qu'il se démettait de la dignité de consul. [5,73] VII. VOILA le premier magistrat souverain qui fut créé à Rome, comme l'arbitre de la paix, de la guerre et de toutes les autres affaires. On l'appela dictateur, soit à cause du pouvoir qu'il avait de commander aux autres et dictateur, qu'il jugeait à propos pour maintenir la justice, et de faire pour cela des ordonnances que les Romains appellent en Latin Edicta, soit, comme quelques auteurs l'ont écrit, par rapport à la manière dont il fut alors proclamé, et parce que au lieu de recevoir du peuple sa dignité suivant les coutumes du pays, il ne fut élu que par un seul homme. Au reste, on ne trouva pas à propos de donner un nom odieux à ce nouveau magistrat qui devait gouverner une ville jalouse de la liberté. Il fallait avoir quelque ménagement pour ses sujets de peur de les troubler et de les effaroucher en donnant à cette nouvelle charge un nom odieux. Il fallait aussi avoir égard au magistrat même, de peur que ses sujets ne lui fissent quelque insulte quand il ne serait pas sur ses gardes, ou qu'il ne commît lui-même des injustices envers le peuple, ce qui n'est que trop ordinaire à ceux qui se voient élevés à un haut degré de puissance. Voila pourquoi le nom qu'on a donné aux dictateurs ne marque pas toute la grandeur de l'autorité dont ils sont revêtus. Car à le bien prendre, la dictature n'est qu'une espèce de puissance tyrannique, qui le donne par élection. VIII. AU reste il me semble que les Romains ont aussi emprunté des Grecs cette forme de gouvernement. En effet les magistrats que les Grecs appelaient autrefois Aesymnètes, comme nous l'apprend Théophraste dans son traité de la royauté, étaient une espèce de tyrans électifs. Ils étaient élus par les villes dans les besoins pressants : mais ils n'avaient pas cette dignité pour toute leur vie, elle ne durait qu'autant de temps que l'utilité ou le besoin de l'état le demandait. C'est ainsi que les Mityléniens élurent autrefois Pittacus pour défendre la république contre le poète Alcée et les autres, qui avaient été bannis avec lui. [5,74] Ceux qui ont établi les premiers cette dignité éminente, ne l'ont fait qu'après en avoir reconnu l'utilité par l'expérience. Car dans les commencements toutes les villes grecques étaient gouvernées par des rois, non pas avec une autorité despotique comme les nations barbares, mais selon leurs lois et leurs coutumes, et le meilleur roi était celui qui observait le plus exactement la justice et les lois sans jamais violer les coutumes de la patrie. Cela paraît assez par les poésies d'Homère qui appelle les rois Dicaspoles et Themistopoles, parce qu'ils étaient occupés à rendre la justice et à faire observer les lois. Leur autorité fut longtemps tempérée par certaines règles, comme elle l'est chez les Lacédémoniens. Quelques-uns commencèrent ensuite à abuser de leur pouvoir et â gouverner suivant leurs passions et leurs fantaisies, sans suivre que très rarement les lois. La plupart des peuples ennuyés de leur conduite, abolirent cette forme de gouvernement, et établirent des lois et des magistrats pour veiller à la conservation et aux intérêts de la république. Mais les lois ne suffisaient pas toujours pour faire observer la justice, ni les magistrats pour maintenir les coutumes de la patrie. Le temps qui amène beaucoup de nouveautés obligeait souvent d'avoir recours à un gouvernement moins bon en lui-même que convenable à l'état présent des affaires. Alors les peuples étaient contraints de rétablir l'autorité royale et tyrannique, ce qu'ils faisaient non seulement dans les calamités subites, mais aussi dans la trop grande prospérité, lorsqu'elle troublait le bon ordre de l'état, et qu'il était nécessaire d'y apporter un prompt remède en remettant la puissance souveraine entre les mains d'un seul homme. Le seul tempérament dont ils se servaient en pareille occasion, était de couvrir cette puissance royale et tyrannique d'un nom spécieux et moins choquant que celui de tyran. Ainsi les Thessaliens donnaient à leurs rois le nom d'Arques, c'est-à-dire commandant, et les Lacédémoniens les appelaient Harmostes qui veut dire recteurs ou modérateurs de la république. Car ils n'osaient leur donner le nom de tyrans ni celui de rois, se faisant un scrupule de rétablir une autorité qu'ils avaient proscrite avec serment, avec imprécation, et avec l'approbation des Dieux. Il me paraît donc, comme j'ai déjà dit, que les Romains ont pris exemple sur les Grecs pour créer un dictateur. IX. LICINNIUS croit néanmoins qu'ils ont emprunté cette magistrature des Albains. Il assure que la race royale ayant manqué après la mort d'Amulius et de Numitor, ces peuples furent les premiers qui établirent des magistrats annuels revêtus d'une autorité égale à celle des rois, et qu'ils appellent dictateurs. Pour moi je m'embarrasse moins de rechercher d'où la ville de Rome a emprunté le nom de dictateur, que de savoir sur qui elle a pris exemple pour établir la suprême dignité marquée par ce nom. Mais il n'est peut-être pas a propos d'en dire ici davantage sur ce sujet. [5,75] Nous allons seulement raconter en peu de mots de quelle manière Largius le premier dictateur gouverna la république, et comment il fit honneur à la dignité dont il était revêtu. Je suis persuadé que cette narration sera très agréable aux lecteurs. Elle fournira un grand nombre de beaux exemples utiles non seulement aux législateurs, mais encore aux personnes qui instruisent la jeunesse, et à tous ceux qui aspirent aux charges. Il ne s'agit pas ici d'une petite ville, ni des règlements ou des actions de quelques personnes sans nom et de peu d'importance. Je n'ai donc point à craindre qu'on m'accuse de m'amuser à des récits frivoles et ennuyeux. Je parle en effet d'une ville qui donne des règles de justice et d'équité à toute la terre. Il s'agit des magistrats qui l'ont élevée à une si grande dignité, et il n'y a point de philosophe qui ne soit bien aise d'en savoir l'histoire, ni de politique qui n'en retire beaucoup de profit. X. AUSSITOT que Largius eut pris possession de la dictature, il élut pour commandant de la cavalerie Spurius Cassius qui avait été consul vers la soixante-dixième olympiade, coutume qui s'est observée chez les Romains jusqu'à notre siècle, en sorte que jamais aucun dictateur n'a gouverné jusqu'ici sans un général de cavalerie. Pour faire voir la grandeur de sa puissance, il voulut aussi que les licteurs armés de haches et de faisceaux marchassent devant lui lorsqu'il allait par la ville. C'était une coutume ancienne qui avait été observée du temps des rois. Elle fut interrompue sous le gouvernement des consuls, et Valérius Poplicola fut le premier consul de Rome qui la retrancha afin de rendre son autorité moins odieuse. Le dictateur qui rétablit cette coutume, n'avait pas dessein de faire aucun usage des haches et des faisceaux ; il voulait seulement imprimer de la terreur afin de retenir les séditieux dans les bornes du devoir. XI. APRES que par le moyen de ces licteurs et par les marques de l'autorité royale il eut épouvanté les esprits remuants qui ne demandaient que le trouble, la première chose qu'il fit, fut de remettre en vigueur la coutume si sagement établie par Servius Tuilius le plus populaire des rois. Il ordonna donc à tous les Romains de faire le dénombrement de leurs biens par tribus ; de lui apporter leurs noms, ceux de leurs femmes, de leurs enfants, et de spécifier leur âge sur la déclaration qu'ils lui présenteraient. Ce dénombrement fuit fait en très peu de temps, parce qu'on redoutait la sévérité du dictateur qui avait menacé de confisquer les biens de ceux qui n'obéiraient pas promptement et de les priver du droit de bourgeoisie. Il se trouva alors cent cinquante mille sept cents Romains qui avaient atteint l'âge de la puberté. XII. Le dénombrement fait, il sépara ceux qui étaient en âge de porter les armes d'avec les vieillards. puis les divisant par centuries, il partagea l'infanterie et la cavalerie en quatre classes. Il retint auprès de sa personne la première classe qui était composée de l'élite des plus braves soldats. Il permit à Clélius qui avait été son collègue dans le consulat, de choisir entre les trois autres celle qu'il voudrait commander, il donna la troisième à Spurius Cassius général de la cavalerie, et la quatrième à Spurius Largius son frère. Cette dernière classe avait ordre de rester à Rome avec les vieillards pour y servir de garnison et pour garder la ville. [5,76] XIII. QUAND il eut fait tous ses préparatifs nécessaires pour la guerre, il se mit en campagne à la tête d'une nombreuse armée, qu'il posta en trois différents endroits par où il croyait que les Latins pourraient passer. XIV. Persuadé que c'était le devoir d'un habile général de se fortifier lui-même, mais encore d'affaiblir les ennemis, et de tendre à terminer les guerres sans combat quand il le peut faire, ou au moins avec très peu de pertes s'il est possible, et que les plus dangereuses de toutes les guerres sont celles qu'on est contraint de faire à ses propres parents et ses amis ; Largius crut qu'il valait mieux terminer celle-ci à l'amiable qu'à la rigueur. Il députa secrètement vers les principaux des Latins quelques personnes non suspectes, pour les engager à faire la paix. En même temps il envoie des ambassadeurs tant aux villes en particulier qu'à toute la nation, il n'eut pas grande peine â les diviser de sentiments, en sorte que tous les Latins ne se portaient plus avec la même ardeur à faire la guerre. Voici les caresses qu'il employa pour les gagner et les bons offices qui contribuèrent le plus â les faire soulever contre leurs chefs. Mamilius et Sextus, qui commandaient l'armée des Latins en qualité de généralissimes, étaient alors à Tusculum avec leurs troupes, et se disposaient à venir assiéger Rome. Mais comme ils tardaient fort longtemps à se mettre en marche soit qu'ils attendissent des troupes auxiliaires qui n'étaient pas encore arrivées au camp, soit que les entrailles des victimes ne leur fussent nos favorables : quelques compagnies de soldats se détachèrent du corps de l'armée pour faire le dégât sur les terres des Romains. Largius qui en fut averti, envoya contre eux l'élite de la cavalerie et de infanterie légère sous le commandement de Clélius. Celui-ci les attaqua à l'improviste, en tua quelques-uns qui osèrent lui tenir tête, et fit prisonniers de guerre tous ceux qui rendirent les armes. Le dictateur les fit guérir de leurs blessures, il les traita avec toute la douceur possible afin de gagner leur cœur, et sans exiger de rançon il les renvoya tous à la ville de Tusculum, avec une ambassade composée des plus illustres des Romains, qui firent si bien par leurs sollicitations que l'armée des Latins se retira et que leurs villes conclurent une trêve d'un an. [5,77] XV. LA guerre terminée, il décampa pour s'en retourner à Rome avec ses troupes. Avant que tout le temps de la dictature fût expiré il créa des consuls, et se démit de sa charge, sans avoir jamais fait mourir, ni exilé, ni chagriné en aucune chose un seul Romain. Son zèle et son exemple ont été suivis par tous les autres dictateurs jusqu'à la troisième génération avant celle-ci, car nous ne voyons point dans l'histoire qu'aucun de ceux qui ont été revêtus, de cette éminente dignité, ait jamais agi autrement qu'avec modération et prudence, quoique Rome se soit vue souvent obligée de supprimer pour un temps les charges ordinaires afin de remettre toute l'autorité de la république entre les mains d'un seul homme. Si l'on n'eût fait des dictateurs que dans les temps où l'on était en guerre avec les nations étrangères, il n'y aurait peut-être pas tant de sujet de s'étonner qu'ils eussent défendu avec valeur la liberté de la patrie sans se laisser corrompre par la grandeur de leur puissance. Mais comme on en a créé non seulement dans les séditions et dans les guerres civiles qui ont été fort fréquentes et très grandes, mais encore toutes les fois qu'il a fallu s'opposer à ceux qu'on soupçonnait d'aspirer à la royauté ou à la tyrannie et en mille autres occasions : il est surprenant que tous ceux qui ont été revêtus de cette magistrature se soient rendus irréprochables, et qu'aucun ne se soit écarté de la route du premier des dictateurs. Aussi a-t-on toujours été persuadé que la dictature était l'unique remède à tous les maux incurables et la dernière espérance des peuples quand le malheur des temps leur avait ôté toutes les autres ressources. XVI. Du temps de nos pères, quatre cents ans entiers après la dictature de Titus Largius, cette dignité devint odieuse à tout le monde dans la personne de Lucius Cornélius Sylla, car il fut le premier qui en abusa pour exercer mille cruautés, et il est le seul qui ait changé cette magistrature respectable en une tyrannie ouverte. Les Romains reconnurent alors ce qu'ils avaient ignoré pendant plusieurs siècles, que la dictature était une véritable tyrannie. En effet Sylla composa un sénat des premiers venus, il resserra l'autorité des tribuns du peuple dans des bornes très étroites, il désola des villes entières et il détruisit des royaumes, il en établit d'autres, enfin il s'emporta a mille excès qu'il serait trop long de rapporter ici. Outre une infinité de citoyens qui périrent dans les combats, il en fit mourir au moins quatre mille qui s'étaient rendus à lui, dont il y en eut même quelques-uns qu'il fit mettre ignominieusement à la torture avant de leur ôter la vie. Il n'est pas temps présentement d'examiner s'il usa de rigueur par nécessité ou pour l'utilité de la république. J'ai voulu seulement faire voir que ces excès rendirent la dictature odieuse et insupportable. Au reste, c'est le sort ordinaire des puissances et des dignités, comme de toutes les autres choses qui sont un objet d'envie et d'admiration. Elles paraissent belles d'abord, et on en sent l'utilité, tant qu'elles sont en bonnes mains, dès qu'on commence à en abuser, on s'en dégoûte, on les déteste, et elles deviennent préjudiciables. Il faut s'en prendre à la nature, qui a attaché aux plus grands biens quelque chose de fatal. Mais ce n'est pas ici le lieu d'en dire davantage sur cette matière ; nous en parlerons plus au long, dans une autre occasion. Aulus Sempronius Atratinus et Marcus Minucius furent faits consuls l'année suivante, qui était la première de la soixante- onzième olympiade, vers le temps que Tisicrate de Crotone remporta le prix de la course, Hipparque étant archonte à Athènes.