[73,0] LIVRE LXXIII (fragments). [73,1] An de Rome 946. Sossius Falcon et Erycius Clarus consuls. 1- Pertinax était un prince vertueux ; mais il ne régna que peu de temps, car il fut tué par les soldats. Avant que I'assassinat de Commode fût encore rendu public, Eclectus et Laetus vinrent le trouver et lui déclarèrent ce qui s'était passé ; ils n'hésitaient pas, en considération de sa vertu et de sa dignité, à le choisir pour empereur. A leur vue et au langage qu'ils lui tenaient, Pertinax envoya le plus fidèIe de ses amis visiter le corps de Commode. Lorsque le fait lui fut confirmé, alors il se rendit secrètement au camp, ce qui d'abord frappa les soldats d'étonnement, mais la présence de Laetus et les promesses du nouvel empereur (il promettait de leur donner trois mille drachmes par tête) les lui concilièrent. Ils se seraient sûrement tenus tranquilles, si, à la fin de son discours, il ne leur eût dit : "Il y a, compagnons d'armes, beaucoup de désordres en notre siècle ; mais, avec votre concours, nous les corrigerons." Ces paroles leur firent craindre qu'il n'eût dessein de retrancher tout ce que Commode leur avait accordé contre les usages, et ils en conçurent de l'irritation ; néanmoins ils se tinrent tranquilles, dissimulant leur colère. Au sortir du camp, il vint au sénat comme il faisait encore nuit : après nous avoir salués selon que chacun put, au milieu de la foule et de la presse si grandes, arriver jusqu'à lui, il prononça ces paroles improvisées : "J'ai été nommé empereur par les soldats, mais je n'ai nul besoin du pouvoir, j'y renonce dès aujourd'hui même, tant à cause de mon âge et de mes infirmités que de l'état fâcheux des affaires". Ce discours lui valut de notre part des éloges sincères, et nous l'élûmes véritablement, car il avait l'âme bonne et le corps robuste, excepté qu'il avait un peu mal aux pieds. [73,2] 2. Voilà comment Pertinax fut déclaré empereur, et Commode ennemi public, au milieu des injures du sénat et du peuple. On voulut même traîner son corps par les rues et le mettre en pièces, comme on fit pour ses images ; mais, Pertinax ayant dit que le cadavre était en terre, on n'y toucha pas ; en revanche, il n'y eut pas d'insultes qu'on ne prodiguât au mort; personne ne lui donnait les noms de Commode ni d'empereur, mais on l'appelait la peste de l'état, le tyran, ajoutant, en manière de moquerie, les titres de gladiateur, de conducteur de chars, de gaucher, d'homme à la hernie. La foule disait aux sénateurs, surtout à ceux sur la tête de qui Commode avait tenu la menace suspendue : "Courage, courage, tu es sauvé, tu as remporté la victoire." Toutes les acclamations cadencées qu'on avait coutume de faire entendre en l'honneur de Commode au théâtre, on les chantait alors, mais changées de sens et tournées en ridicule. Débarrassé de ce prince et ne craignant pas encore l'autre, on jouissait de la liberté dans l'intervalle, et, grâce à la sécurité qu'elle donnait, on était capable de parler hardiment ; car ce n'était plus assez d'être délivré de la crainte, on voulait exprimer sa confiance par des insultes. {Telle était la différence d'opinion que tout le monde avait de Pertinax et de Commode, que les personnes qui avaient entendu raconter ce qui s'était passé craignaient que ce ne fût un bruit répondu par Commode à dessein de les éprouver, et que beaucoup de gouverneurs de provinces firent jeter dans les fers ceux qui leur apportaient cette nouvelle, non qu'ils désirassent qu'elle ne fût pas vraie, mais parce qu'il y avait plus à craindre pour eux en croyant à la mort de Commode qu'en n'embrassant pas le parti de Pertinax ; aussi tout le monde était-il rassuré en commettant une faute de ce genre à l'égard de l'un, tandis que personne ne l'était à l'égard de l'autre, même sans en commettre.} [73,3] 3. Quant à Pertinax, il était d'Alba Pompéia en Ligurie ; né d'un père sans noblesse, il avait étudié autant qu'il était nécessaire pour vivre par les lettres. Cette étude le mit en rapport avec Claudius Pompéianus, par le crédit duquel ayant obtenu une charge de tribun de cavalerie, il arriva si haut qu'il devint le souverain de Pompéianus lui-même. J'ai vu, dans le temps de Pertinax, ce Pompéianus pour la première et pour la dernière fois au sénat ; car, sous Commode, il passait la plus grande partie de sa vie à la campagne {et descendait fort peu à la ville}, sous prétexte de vieillesse et de mal d'yeux ; {jamais auparavant il n'avait paru au sénat en ma présence.} Néanmoins, après la mort de Pertinax, il fut de nouveau malade, {car, sous ce prince, il voyait, il se portait bien, et remplissait ses devoirs de sénateur.} Pertinax, entre autres marques d'estime, le faisait asseoir auprès lui, sur son banc, dans le sénat. {Il accordait le même honneur à Acilius Glabrion, car alors Glabrion entendait et voyait. Pertinax donc honorait beaucoup ces deux personnages} et il en usait avec nous d'une façon fort civile ; il était affable, se montrait toujours prêt à écouter nos demandes et répondait avec honte ce qui lui semblait juste. Il nous recevait à sa table, qui était frugale, et, lorsqu'il ne le faisait pas, il envoyait une chose aux uns, une chose aux autres, même des objets de peu de prix. Cette conduite lui valait les moqueries des gens riches et magnifiques ; mais nous, pour qui la vertu était préférable au dérèglement des moeurs, nous lui donnions des éloges. [73,4] 4. Il était encore en Bretagne, après la grande sédition qu'il apaisa, et où il se montra digne des éloges de tous, lorsqu'un cheval, nommé Pertinax, remporta la victoire à Rome ; ce cheval appartenait aux Verts et était fort aimé de Commode. Ceux de cette faction ayant poussé de grands cris en disant: "Voilà Perlinax, ceux de la faction contraire, en gens irrités contre Commode, repartirent par ce voeu, où ils avaient en vue non le cheval, mais le personnage : "Plût aux dieux que ce fût Iui ! " Dans la suite, Commode envoya chercher ce même cheval, qu'on avait exempté des courses du cirque à cause de sa vieillesse et qu'on nourrissait à la campagne, et il le fit amener dans le cirque avec Ia corne des pieds dorée et une housse formée d'une peau enrichie d'or ; les spectateurs, en le voyant paraître tout à coup, s'écrièrent de nouveau : "Voilà Pertinax." Ces mots, à eux seuls, étaient une sorte de prédiction, ayant été dits aux derniers jeux célébrés au cirque cette année, et le pouvoir ayant aussitôt après passé à Pertinax ; on parla aussi dans le même sens de la massue que Commode, le dernier jour des jeux, au moment de combattre en gladiateur, remit entre les mains de Pertinax. [73,5] 5. C'est ainsi que Pertinax fut élevé à l'empire ; il reçut, outre les autres noms appartenant à sa dignité, un autre titre encore se rapportant à son intention d'être populaire : il fut nommé prince du sénat au sens antique du mot. Aussitôt, tout ce qui auparavant était trouble et dérèglement rentra dans l'ordre, car une humanité, une bonté, une économie remarquables, un soin attentif de ce qui regarde l'intérêt général, se montraient dans tout le service autour de l'empereur. Pertinax, entre autres mesures qu'on pouvait attendre d'un bon prince, réhabilita la mémoire de ceux qui avaient été injustement mis à mort, et, de plus, il jura de ne jamais infliger une telle peine. Aussitôt, tous se mirent à appeler à haute voix, avec des larmes et des transports de joie, les uns leurs parents, les autres leurs amis (car, auparavant, il n'était pas permis de le faire) ; puis, déterrant les corps, les uns encore entiers, les autres en lambeaux, suivant la manière dont chacun d'eux avait péri en suivant le temps écoulé depuis, ils les recueillaient religieusement et les déposaient dans les monuments de leurs ancêtres, Tel était alors l'état d'épuisement du fisc qu'on n'y trouva que vingt mille drachmes. Aussi Pertinax eut-il de la peine, avec l'argent qu'il tira des statues, des armes, des chevaux, des meubles et des mignons de Commode, à payer aux prétoriens la somme qui leur avait été promise et environ cent drachmes au peuple. En effet, tout ce que Commode avait acheté pour son luxe, pour ses combats de gladiateurs, pour ses courses de chars, fut mis à l'encan, la plus grande partie pour être vendue, et aussi tant pour montrer quelles etaient les occupations et la manière de vivre de ce prince, que pour connaître ceux qui les achéteraient. [73,6] 6. Quant à Loetus, il exaltait Pertinax et accablait Commode d'outrages. Des barbares ayant reçu une grosse somme d'or pour entretenir la paix, il les rappela (ils étaient encore en route) et réclama d'eux la somme en ajoutant : "Dites à ceux de votre pays que c'est Pertinax qui est empereur ;" ils n'avaient, en effet, que trop connu son nom par les maux qu'il leur avait fait souffrir lorsqu'il combattait contre eux avec Marc-Antonin. Laetus fit encore une autre chose du même genre, afin de déshonorer la mémoire de Commode. Trouvant de sales bateleurs et des bouffons, gens à la mine hideuse, aux noms et aux moeurs plus hideux encore, enrichis outre mesure par Commode à cause de leur insolence et de leur impudicité, il les mit publiquement en vente avec leurs noms et la multitude de leurs talents ; et ce spectacle excita, d'un côté le rire, de l'autre, I'indignation et la tristesse : quelques-uns d'entre eux, en effet, possédaient des richesses si considérables que, pour les leur procurer, le prince avait égorgé plusieurs sénateurs. Néanmoins Laetus ne demeura pas toujours fidèle à Pertinax, ou plutôt il ne le fut pas longtemps ; en effet, n'obtenant pas ce qu'il désirait, il souleva, comme on va le dire, les soldats contre lui. [73,7] 7. Pertinax donna la préfecture de Rome à Flavius Sulpicianus, son beau-père, homme d'ailleurs digne d'un tel emploi ; mais il ne voulut, malgré notre décret, faire ni sa femme Augusta ni son fils César. Il repoussa énergiquement I'un et l'autre titre, soit parce que son pouvoir n'était pas encore affermi, soit parce qu'il se refusait à laisser souiller le titre d'Augusta par les désordres de cette femme ; quant à son fils, qui était encore en bas âge, il ne voulait pas, avant que ce fils fût instruit, le laisser se corrompre par I'éclat et par I'espoir que lui aurait donné ce nom. Au lieu de l'élever dans le palais, il renonça, dès le premier jour, à tout ce qu'il possédait auparavant ; pour le distribuer à ses enfants (il avait aussi une fille), et ordonna qu'ils demeureraient chez leur aïeul, où ses rapports avec eux, peu nombreux du reste, étaient d'un père, et non d'un empereur. [73,8] 8. Les soldats, n'ayant plus la permission de piller, ni les Césariens de se livrer à leurs débordements, en conçurent une haine violente contre lui. Mais les Césariens, qui n'avaient pas d'armes, ne tentèrent rien, tandis que les soldats prétoriens, avec Laetus, conspirèrent contre lui. Ils choisirent d'abord pour empereur le consul Falcon en considération de sa naissance et de ses richesses, et ils devaient l'introduire dans leur camp pendant que Pertinax était occupé sur mer à inspecter l'annone. Pertinax , averti de cette entreprise, revint en diligence à Rome, et, s'étant rendu au sénat, y parla en ces termes : "Il ne faut pas que vous ignoriez, Pères Conscrits, qu'encore que je n'aie trouvé que vingt-cinq mille drachmes, je n'ai pas laissé de faire d'aussi grandes largesses aux soldats que Marcus et Lucius, à qui on en avait laissé soixante-sept mille cinq cents. Mais ceux qui sont cause de cette pénurie, ce sont les admirables Césariens." Pertinax mentait en disant qu'il avait donné aux soldats autant que Lucius et que Marcus (l'un, en effet, leur avait donné environ cinq mille drachmes, l'autre, environ trois mille) ; les soldats et les Césariens alors présents dans le sénat (et ils étaient fort nombreux) en conçurent une violente indignation et firent entendre un murmure effrayant. Nous allions condamner Falcon, {déjà même nous le déclarions ennemi public,} lorsque Pertinax, se levant, s'écria : "Les dieux ne permettent pas qu'aucun sénateur soit mis à mort même justement, sous mon règne. {Cest ainsi que Falcon fut sauvé.} [73,9] 9. Laetus, prenant l'occasion de l'entreprise de Falcon, fit tuer plusieurs soldats comme par ordre de l'empereur. Les autres, s'en étant aperçus et craignant d'être eux-mêmes mis à mort à la suite de leurs camarades, se soulevèrent. Deux cents des plus hardis se portèrent sur le palais l'épée à la main. Pertinax n'eut connaissance de leur marche que lorsqu'ils furent arrivés au haut des degrés ; sa femme, accourant alors, l'avertit de ce qui se passait. Quand il en fut instruit, il fit une action qu'on appellera soit généreuse, soit insensée, soit de n'importe quel nom on voudra. Au lieu qu'il pouvait, avant tout, tailler en pièces les agresseurs (il était défendu par le piquet de nuit et par de la cavalerie, et il y avait aussi alors beaucoup d'autres personnes dans le palais), ou du moins se cacher et s'enfuir, en fermant la porte d'entrée du palais et les autres du milieu, il n'en fit rien. Espérant leur en imposer par sa présence et les persuader par ses paroles, il s'avança à leur rencontre, comme ils étaient déjà dans ses appartements ; aucun de leurs camarades n'avait essayé de les arrêter, et les portiers, ainsi que les autres Césariens, loin de rien fermer, avaient, au contraire, simplement tout ouvert. [73,10] 10. A la vue du prince, les soldats furent d'abord saisis de respect, à l'exception d'un seul ; ils baissèrent les yeux à terre et remirent les épées au fourreau ; mais, aussitôt que cet homme, s'élancant contre Pertinax, lui eut dit : "Voilà une épée que les soldats t'envoient," et que, se précipitant à l'instant sur lui, il l'eut frappé, alors les autres ne se continrent pas et ils percèrent de coups leur empereur et Eclectus. Seul, en effet, Eclectus n'abandonna pas Pertinax ; il le défendit autant qu'il fut en son pouvoir, à tel point qu'il blessa plusieurs des assassins ; aussi, l'ayant toujours tenu auparavant pour un homme de bien, j'ai conçu, de ce moment, une vive admiration pour lui. Les soldats, après avoir coupé la tête de Pertinax, la mirent an bout d'une lance, glorieux de cet exploit. C'est ainsi que mourut Pertinax, pour avoir entrepris de tout réformer en peu de temps ; malgré sa grande expérience des affaires, il n'avait pas compris qu'il est impossible de corriger en une fois de nombreux abus sans s'exposer à des dangers, et que la constitution d'un Etat, plus qu'aucune autre chose, exige du temps et de la prudence. Il vécut soixante-sept ans moins quatre mois trois jours, et régna soixante-sept jours. [73,11] 11. Dès que le bruit de la mort de Pertinax se fut répandu, les uns coururent se réfugier dans leurs propres maisons, les autres dans celles des soldats, et s'occupèrent de leur sureté. Quant à Sulpicianus, il resta au camp (il y avait été envoyé par Pertimix pour rétablir l'ordre), et chercha à se faire élire empereur. Dans l'intervalle, Didius Julianus, homme insatiable d'argent et prodigue jusqu'à la profusion, qui songeait sans cesse à former des entreprises (Commode l'avait, à raison de cette conduite, consigné à Milan, sa patrie), Didius Julianus, dis-je, n'eut pas plutôt appris la mort de Pertinax qu'il se rendit au camp, et, debout contre la porte des retranchements, sollicita des soldats la souveraineté de Rome. Alors se passa une chose infâme et indigne de Rome : Rome fut, comme sur une place publique et comme dans un marché, mise, elle et son empire tout entier, aux enchères. Les vendeurs étaient ceux qui avaient tué leur empereur, les acheteurs Sulpicianus et Julianus, cherchant, l'un du dedans, l'autre du dehors du camp, à se surpasser l'un l'autre. Les enchères ne tardèrent pas à monter jusqu'à cinq mille drachmes par tête, grâce à des messagers qui allaient dire à Julianus : "Sulpicianus donne tant, que mets-tu de plus ?" et à Sulpicianus : "Julianus offre tant, que promets-ta de plus ?" Sulpicianus l'aurait sans doute emporté, tant parce qu'il était dans l'intérieur du camp, que parce qu'il était préfet urbain et qu'il avait le premier parlé des cinq mille drachmes, si Julianus n'avait enchéri non plus progressivement, mais de douze cent cinquante drachmes tout d'un coup, criant à haute voix et indiquant la somme sur ses doigts. Séduits par cette enchère et craignant en même temps que Sulpicianus ne vengeât Pertinax comme Julianus le leur insinuait, les soldats le reçurent dans leur camp et le proclamèrent empereur. [73,12] 12. Ce fut dans de telles conjonctures que Julianus, vers le soir, se hâta de se rendre au Forum et au sénat, menant avec lui un grand nombre de prétoriens avec plusieurs enseignes, comme s'il se fût agi de les ranger devant l'ennemi, dans le dessein de nous obliger, nous et le peuple, à embrasser son parti en nous frappant d'abord d'épouvante ; les soldats, entre autres noms magnifiques qu'ils lui donnaient, l'appelaient Commode. Pour nous, quand nous connûmes ce changement, nous nous prîmes, selon que la chose était annoncée à chacun de nous, à redouter Julianus et les soldats, ceux surtout qui avaient eu quelque liaison avec Pertinax.... (en effet, j'étais de ce nombre, attendu que, entre autres honneurs reçus de Pertinax, j'avais eu celui d'être préteur désigné, et que, maintes fois, en défendant des citoyens devant les tribunaux, j'avais dévoilé mainte injustice de Julianus). Malgré cela cependant (il ne nous semblait pas qu'il y eut sûreté pour nous à nous tenir dans nos maisons, de peur d'exciter par cela même les soupçons), nous sortîmes après avoir pris non seulement le bain, mais aussi le repas du soir ; nous entrâmes dans la curie, en nous ouvrant un passage à travers les soldats, et nous entendîmes faire à Julianus un discours digne de lui, discours où, entre autres choses, il dit : "Je vois que vous avez besoin d'un chef, et moi, je suis digne, s'il en fut, d'être à votre tête. Je vous énumererais toutes mes qualités, si vous ne les connaissiez déjà, et si vous ne m'aviez pas mis à l'épreuve. Aussi je n'ai pas eu besoin d'amener un grand nombre de soldats, je suis venu seul vers vous pour obtenir la confirmation de ce qu'ils m'ont donné". Je viens seul, disait-il, quand il avait, au dehors, entouré de gens armés la curie tout entière, quand il avait un grand nombre de soldats avec lui dans l'assemblée même ; il en appelait au témoignage de notre conscience sur sa vie qui ne nous inspirait que haine et que crainte, [73,13] 13. Julianus, après avoir ainsi fait confirmer son autorité par un décret du sénat, monta au palais, et, trouvant le souper préparé pour Pertinax, en plaisanta beaucoup, puis , envoyant chercher, n'importe où et comment il fut possible de les trouver dans le moment, des plats fort chers, il s'en gorgea, tandis que le cadavre gisait, encore sans sépulture, dans l'intérieur du palais, joua aux dés, ayant, entre autres, auprès de lui le danseur Pylade. Le lendemain, nous l'allâmes saluer, nous composant, pour ainsi dire, et nous contrefaisant pour ne pas laisser surprendre notre tristesse ; le peuple montrait ouvertement son affliction, chacun tenait les propos qu'il lui plaisait, chacun se préparait à faire ce qu'il pouvait. Enfin, lorsque Julianus fut arrivé au sénat, comme il se disposait à offrir le sacrifice à Janus devant les portes de la curie, tout le monde poussa des cris comme à un signal donné, en lui prodiguant les noms d'usurpateur et de parricide. Celui-ci, faisant semblant de ne point se fâcher, leur ayant promis de l'argent, tous, indignés comme si on cherchait à les corrompre, s'écrièrent a la fois. "Nous n'en voulons pas, nous ne l'acceptons pas." Les édifices d'alentour leur répondirent par un bruit à faire frissonner. Julianus, entendant cela, ne se contint plus, et il donna l'ordre de faire mourir ceux qui étaient les plus proches de lui. Mais le peuple n'en fut que plus aigri encore et ne cessa ni de témoigner ses regrets de la perte de Pertinax, ni d'accabler Julianus d'injures, ni d'invoquer à haute voix le secours des dieux, ni de charger les soldats d'imprécations ; bien plus, quoique plusieurs eussent été blessés et tués en divers endroits de la ville, il n'en continua pas moins sa résistance. Enfin, tout le peuple courut en armes au cirque et y passa la nuit et le jour suivant sans boire et sans manger, appelant à grands cris à son secours les autres soldats, mais surtout Pescennius Niger avec ceux qui étaient en Syrie sous son commandement. Puis, abattu par ses cris, par la faim et par les veilles, il se sépara et se tint en repos, attendant les espérances du dehors. [73,14] 14. Julianus, s'étant ainsi emparé de l'empire, usa du pouvoir avec bassesse, courtisant lâchement le sénat et les citoyens qui avaient du crédit ; promettant par-ci, donnant par-là, il riait et plaisantait avec ceux qu'il rencontrait ; il fréquentait assidûment les théâtres et faisait souvent des festins ; en un mot, il ne négligeait rien pour gagner notre affection. Mais, malgré tout cela, nous n'avions pas confiance en lui, nous le soupçonnions de n'agir que par pure flatterie ; car tout ce qui sort des bornes ordinaires, bien que quelques-uns semblent y voir une faveur, n'en est pas moins regardé comme dangereux par les hommes sensés. Voilà ce qui se passait dans Rome ; je vais maintenant raconter quels événements s'accomplirent au dehors et quels soulèvements eurent lieu. Il y avait alors trois hommes commandant en divers pays trois armées composées de citoyens et d'un grand nombre d'étrangers, qui prétendaient au pouvoir : Sévère, Niger et Albinus ; le dernier commandait en Bretagne, Sévère en Pannonie, et Niger en Syrie. C'étaient eux qui avaient été signifiés par les trois étoiles qui se montrèrent autour du soleil lorsque Julianus offrit devant la curie en notre présence le sacrifice d'entrée. Ces étoiles, en effet, étaient si visibles que les soldats les virent continuellement et se les montrèrent les uns aux autres ; que, de plus, ils répandirent qu'il arriverait malheur à Julianus. Quant à nous, malgré tout notre désir que la chose arrivât, et bien que ce fût notre espoir, la crainte nous était la hardiesse de lever les yeux vers ces astres, si ce n'est à la dérobée. Au moins, je sais que ce prodige eut lieu de la sorte. [73,15] 15. Des trois généraux dont j'ai parlé, Sévère, qui était le plus habile et qui jugeait bien qu'après avoir renversé Julianus, il y aurait trois concurrents à l'empire et qu'ils se feraient mutuellement la guerre, résolut de s'attacher celui qui était le plus voisin. Il envoya donc à Albinus une lettre qu'il remit a un affidé, lettre par laquelle il le créait César. Quant à Niger, à qui l'appel du peuple avait inspiré de l'orgueil, il désespéra de le gagner. Albinus, se regardant comme assuré de partager l'empire avec Sévère, demeura dans ses positions, tandis que celui-ci, après avoir soumis toutes les villes de I'Europe, à la réserve de Byzance, se hâta de marcher sur Rome, sans jamais poser les armes ; loin de là, il demeura nuit et jour au milieu de six cents hommes d'élite, et ces hommes ne quittèrent pas leurs cuirasses avant d'être dans Rome. [73,16] 16. Julianus, instruit de sa marche, fit déclarer Sévère ennemi public par le sénat, et prit des dispositions contre lui; {il fit creuser un fossé en avant de la ville, y établit des portes, comme s'il avait l'intention d'établir à son camp pour marcher contre son rival.} Rome présenta, ces jours-là, un aspect semblable en tout à celui d'un camp, comme si l'on eût été sur une terre ennemie. Il y régnait une immense confusion pour le logement et les exercices divers tant des hommes que des chevaux et des éléphants ; les gens armés aussi, {attendu la haine qu'ils portaient aux citoyens,} inspiraient une grande crainte au reste des habitants. Quelquefois aussi nous nous prenions à rire ; car les prétoriens, qui avaient appris à vivre mollement, ne faisaient rien qui répondit à leur nom et à leurs promesses. Les soldats tirés de la flotte mouiIIée à Misène ne savaient même pas comment faire l'exercice ; les éléphants. incommodés de leurs tours, ne souffraient pas ceux qui les montaient {et les jetaient à terre}. Mais, ce qui excitait le plus notre rire, c'était de voir le palais fortifié par des verroux et des portes solides ; car, comme il semblait que, s'il eût été alors fermé, jamais les soldats n'eussent tué si facilement Pertinax, Julianus se persuada qu'en venant s'y renfermer, au cas d'une défaite, il pourrait sauver sa vie. Il fit cependant mettre à mort Laetus et Marcia, de façon que tous ceux qui avaient conjuré contre Commode périrent (Narcisse fut, plus tard, livré aux bêtes par Sévère, tandis qu'un héraut criait : "Voilà celui qui a étranglé Commode!"). Il tua aussi quantité d'enfants pour servir à des sacrifices magiques, dans l'espoir qu'il pourrait détourner les menaces de l'avenir, s'il parvenait à le connaître à l'avance. Il ne cessait non plus d'envoyer des agents pour assassiner Sévère en trahison. [73,17] 17. Mais, lorsque Sévère fut arrivé en Italie et qu'il eut pris Ravenne sans coup férir ; lorsque les émissaires qui devaient lui persuader de s'en retourner ou lui barrer les passages se furent joints à lui ; lorsque les prétoriens, sur qui Julianus mettait sa plus grande confiance, furent brisés par la continuité des fatigues et frappés d'une grande frayeur au bruit de la présence de Sévère, Julianus alors, nous ayant convoqués, nous ordonna de déclarer Sévère son collègue à l'empire. Cependant les soldats, confiants dans une lettre où Sévère les assurait qu'il ne leur serait fait aucun mal, pourvu qu'ils livrassent ceux qui avaient tué Pertinax et qu'ils se tinssent en repos, saisirent les meurtriers et en donnèrent avis à Silius Messala, alors consul. Celui-ci, nous réunissant dans le temple appelé l'Athénée parce qu'il sert de lieu d'exercice aux littérateurs, nous exposa ce que les soldats avaient fait ; alors nous décrétâmes la mort de Julianus, nous déclarâmes Sévère empereur et nous décernâmes à Pertinax les honneurs divins. Julianus fut, par suite de cela, tué dans son lit, au palais même, sans rien dire autre chose que ces mots : "Qu'ai-je fait de mal ? A qui ai-je ôté la vie ?" Il vécut soixante ans quatre mois quatre jours, sur lesquels il régna soixante-six jours.