[66,0] LIVRE SOIXANTE-SIXIÈME. An de Rome 823. Flavius Vespasien, consul II et Titus Vespasien, consul I. [66,1] 1. Voilà comment les choses se passèrent. Vespasien fut, à la suite de cela, proclamé empereur par le sénat ; Titus et Domitien furent nommés Césars ; Vespasien et Titus reçurent le consulat, bien que l'un fut alors en Égypte et l'autre en Palestine. Vespasien avait eu longtemps auparavant des présages et des songes qui lui annonçaient l'empire. Dans une terre où il passait une grande partie de sa vie, un bœuf vint, pendant son repas, s'agenouiller devant lui et mettre la tête sous ses pieds; un chien, une autre fois, apporta une main d'homme sous sa table tandis qu'il mangeait. Un cyprès magnifique, renversé par la violence du vent, se releva de lui-même le lendemain et ne cessa de pousser vigoureusement. Un songe aussi lui apprit qu'il parviendrait à l'empire lorsque César Néron aurait perdu une dent, et cette perte arriva le lendemain. Néron lui-même eut un songe où il lui sembla qu'il conduisait le char de Jupiter dans la maison de Vespasien. Tous ces prodiges avaient besoin d'explication ; mais un Juif, Josèphe, que Vespasien avait fait prisonnier et chargé de chaînes, se prit, à rire et lui dit : « Tu me charges de chaînes aujourd'hui; dans un an, tu me feras délier, lorsque tu seras devenu empereur. » [66,2] C'est ainsi que Vespasien, comme bien d'autres, était né pour l'empire; pendant qu'il était encore en Égypte, Mucien, de concert avec Domitien, administrait toutes les affaires. Mucien se vantait avec orgueil d'avoir donné l'empire à Vespasien, entre autres raisons, parce que le prince l'appelait son frère, lui permettait de régler tout comme il voulait sans attendre son ordre, et de rendre des décrets rien qu'en mettant en tête du décret le nom de Vespasien. Aussi portait-il un anneau qui lui avait été envoyé, afin que ses ordonnances fussent scellées du sceau impérial. {Ils nommèrent, lui et Domitien, divers procurateurs ainsi que des préfets, et même des gouverneurs de province, et jusqu'à des consuls.} En un mot, ils agissaient en tout comme s'ils eussent été empereurs, au point que Vespasien écrivit un jour à Domitien : « Je te rends grâces, mon fils, de me laisser empereur et de ne m'avoir pas encore destitué. » {Mucien voulait être honoré de tous au-dessus de tous, et il s'irritait non seulement lorsqu'un citoyen, quel qu'il fût, lui faisait injure, mais même lorsqu'on n'avait pas pour lui les plus grands égards. Aussi, de même qu'il comblait d'honneurs sans mesure ceux qui lui rendaient le moindre devoir, de même il poursuivait d'une haine implacable ceux qui y manquaient.} Mucien, de plus, amassait avec zèle, par tous les moyens possibles, des sommes fabuleuses dans le trésor public, prenant sur lui l'odieux de la chose pour en décharger Vespasien ; il répétait à chaque instant que l'argent est le nerf du gouvernement, et, pour ce motif, il conseillait de s'en procurer de tout côté ; quant à lui, dès le commencement, il ne cessa d'en ramasser ; il entassa dans le trésor impérial et il acquit pour lui-même de fort grosses sommes. [66,3] En Germanie, il y eut contre les Romains plusieurs soulèvements, que, selon moi, il est fort inutile de rapporter, mais il se passa un fait qui mérite l'admiration. Un certain Julius Sabinus, un des premiers parmi les Lingons, rassembla une armée pour son propre compte, et prit le nom de César, se disant descendu de Jules César. Vaincu dans plusieurs combats, il se réfugia dans une de ses terres et s'y confina dans un monument souterrain auquel il avait préalablement mis le feu ; on le crut mort, tandis qu'il se tint neuf ans caché dans ce monument, avec sa femme qu'il rendit mère de deux enfants mâles. Céréalis donna plusieurs batailles pour étouffer la révolte de la Germanie, une, entre autres, où une si grande quantité de Romains et de barbares furent taillés en pièces, que le cours d'une rivière qui coulait près de là fut arrêté par les cadavres. Domitien, par ses actes et surtout par ses entreprises (il n'avait en effet que de hautes vues), redoutant son père et passant la plus grande partie de sa vie sur le mont Albain, s'engagea dans l'amour de Domitia, fille de Corbulon ; car, après l'avoir arrachée à L. Lamia Aemilianus, son mari, il la mit alors au nombre de ses maîtresses, et, plus tard, il l'épousa. [66,4] Titus, chargé de la guerre contre les Juifs, essaya de les amener à composition par ses paroles et par ses promesses ; mais, n'ayant pu les persuader, il leur fit la guerre. Ayant, après des chances égales dans les premiers engagements, conquis ensuite l'avantage, il mit le siège devant Jérusalem. La ville, avec l'enceinte du temple, était entourée d'une triple muraille. Les Romains élevèrent des ouvrages au pied des remparts, firent avancer des machines, repoussèrent en diverses occasions les sorties des assiégés et écartèrent à coups de frondes et à coups de flèches ceux qui se tenaient sur la muraille ; car ils avaient dans leurs rangs un grand nombre d'auxiliaires envoyés même par des rois barbares. Les Juifs, de leur côté, aidés de nombreux renforts venus tant du pays même que de chez leurs coreligionnaires non seulement de l'empire romain, mais encore des contrées au-delà de l'Euphrate, lançaient, eux aussi, des traits et des pierres, les unes à la main, les autres à l'aide de machines, et avec d'autant plus de force que ces pierres tombaient de haut; puis, dans des sorties de jour et de nuit, suivant l'occasion, ils incendiaient les machines, tuaient un grand nombre de soldats, et, creusant la terre, la ramenaient sous le rempart ; tantôt ils enlevaient les béliers avec des cordes, tantôt ils les arrachaient avec des crocs ; ils détournaient le choc des autres engins au moyen de planches épaisses jointes avec du fer, qu'ils faisaient glisser le long des murs. Le manque d'eau tourmentait beaucoup les Romains, qui n'en avaient que de mauvaise et amenée de loin. Les Juifs tenaient bon, grâce à leurs souterrains; car ils en avaient qui s'étendaient de l'intérieur de la ville par-dessous les remparts, jusque bien avant dans la campagne, et ils sortaient par ces souterrains pour attaquer ceux qui faisaient de l'eau, et causer des pertes aux corps détachés; Titus en ferma toutes les issues. [66,5] Pendant ces travaux, il y eut de part et d'autre beaucoup de blessés et beaucoup de morts ; Titus lui-même fut atteint d'une pierre à l'épaule gauche et conserva cette main plus faible. Avec le temps, enfin, les Romains franchirent l'enceinte extérieure, et, campés au milieu des deux enceintes, ils attaquèrent la seconde muraille. Mais la lutte ne fut plus la même : retirés tous derrière cette muraille, les assiégés se défendirent plus aisément, attendu la moindre étendue du cercle dont ils étaient entourés. Aussi Titus leur offrit-il de nouveau l'impunité par une proclamation. Mais ils n'en persistèrent pas moins : les prisonniers et les transfuges gâtaient en cachette l'eau des Romains et égorgeaient les hommes qu'ils pouvaient surprendre seuls. Titus alors ne reçut plus aucun transfuge. Sur ces entrefaites, quelques Romains découragés, ce qui est l'ordinaire à la suite d'un long siège, et s'imaginant, comme on le répandait, que la ville était véritablement imprenable, passèrent à l'ennemi; celui-ci, bien que manquant de vivres, les accueillit , afin de montrer que, lui aussi, il recevait des transfuges. [66,6] Le mur ayant été abattu par les machines, les Juifs, malgré cela, ne se rendirent pas encore ; bien plus, ils tuèrent un grand nombre de soldats qui cherchaient à s'ouvrir un passage par la force ; puis, mettant le feu à quelques édifices voisins dans l'intention d'empêcher les Romains, bien que maîtres du cercle, d'avancer plus loin, ils endommagèrent le mur et brûlèrent avec lui, malgré eux, l'enceinte qui protégeait le lieu sacré, et le chemin du temple fut ouvert aux Romains. Néanmoins les Juifs n'y coururent pas sur-le-champ, retenus par la superstition ; ce ne fut que tard que, forcés par Titus, ils se retirèrent dedans. Ils repoussèrent les Romains avec bien plus d'ardeur encore, comme s'ils avaient rencontré une heureuse occasion, en tombant auprès du temple et pour sa défense, rangés, le peuple dans le vestibule, les sénateurs sur les degrés, les prêtres dans le sanctuaire même. Ils ne furent vaincus, bien que combattant en petit nombre contre des forces bien supérieures, que lorsque le feu eut dévoré une partie du temple ; alors, volontairement, les uns se percèrent des épées des Romains, les autres s'entre tuèrent, d'autres s'égorgèrent eux-mêmes, d'autres enfin s'élancèrent dans le feu. Il semblait à tous, mais surtout aux derniers, que c'était non la perte, mais la victoire, le salut et le bonheur de périr avec le temple. [66,7] Entre autres prisonniers que l'on fit néanmoins, fut Bargioras, leur chef ; il fut seul exécuté à mort après le triomphe. C'est ainsi que Jérusalem fut prise le jour même de Saturne, jour que les Juifs révèrent encore aujourd'hui. Depuis ce temps fut imposée aux Juifs qui gardaient les lois de leurs pères l'obligation de payer tous les ans deux drachmes à Jupiter Capitolin. A la suite de cette expédition, Vespasien et Titus prirent l'un et l'autre le titre d'imperator; mais ni l'un ni l'autre n'eut le surnom de Judaïque, bien qu'on leur eût décerné les autres honneurs naturellement dus pour une telle victoire et des arcs de triomphe. [66,8] Lorsque Vespasien entra dans Alexandrie, le Nil monta, en un seul jour, d'un palme plus que de coutume, ce qui, disait-on, n'était jamais arrivé qu'une seule fois. Il guérit aussi un aveugle et un autre homme qui n'avait pas l'usage d'une main (ils étaient venus à sa rencontre sur la foi d'un songe), en marchant sur la main de l'un et en crachant sur les yeux de l'autre. C'était la divinité qui, par ces prodiges, le signalait à la vénération générale ; néanmoins les Alexandrins, loin de l'aimer, étaient violemment irrités contre lui, de sorte que, tant en particulier qu'en public, ils l'accablaient de railleries et d'injures. S'étant attendus à de grandes récompenses de sa part, pour l'avoir les premiers reconnu empereur, non seulement ils n'en avaient reçu aucune, mais encore on avait exigé d'eux des tributs. Vespasien, en effet, leva sur eux indifféremment une foule d'impôts, sans faire exception d'aucun pauvre, ni même d'aucun mendiant; mettant également à contribution les biens publics et les biens sacrés, il alla jusqu'à rétablir beaucoup d'impôts, dont quelques-uns avaient été abolis, et à en augmenter d'autres qui étaient en vigueur, {il en frappa même de nouveaux.} Il fit la même chose ensuite dans les autres pays soumis, {en Italie,} et même jusque dans Rome. Les Alexandrins, {irrités de ces mauvais traitements et aussi de ce qu'il avait vendu la plus grande partie des domaines royaux,} lancèrent cette raillerie, entre beaucoup d'autres : « Tu exiges six oboles de trop, » ce qui causa une telle irritation à Vespasien, malgré sa grande douceur, qu'il donna l'ordre de percevoir les six oboles par tête et délibéra sur la punition à leur infliger. {Ces paroles, en effet, renfermaient un outrage, et, dans tous leurs mètres brisés et leurs anapestes, il n'y avait rien que de capable d'exciter sa colère.} Mais, à la demande de Titus, il leur fit grâce. Les Alexandrins ne l'épargnèrent pas malgré cela ; réunis en foule dans une assemblée publique, ils crièrent ces mots à Titus : « Nous lui pardonnons ; car il ne sait pas faire le César. » C'est ainsi qu'ils s'exposaient témérairement au péril, et qu'ils se laissaient emporter sans retenue à une médisance dont les suites finissent toujours par être funestes, abusant de la clémence de l'empereur. [66,9] Vespasien les laissa dire et écrivit à Rome, pour restituer l'honneur à ceux qui, morts ou vivants, avaient été, sous Néron et sous ses successeurs, condamnés comme coupables de ce qu'on appelait le crime de lèse-majesté, et pour abolir toutes les accusations de cette sorte. Il bannit aussi de Rome les astrologues, bien qu'étant lui-même en rapport avec les plus célèbres d'entre eux, au point de concéder aux Éphésiens des jeux sacrés, à la recommandation de Barbillus, qui faisait profession de cette science, ce qu'il ne permit à aucune autre ville. Vespasien se rendit ensuite à Rome ; il rencontra Mucien et les autres principaux citoyens à Brundusium et Domitien à Beneventum. Quant à ce dernier, la conscience de ses projets et de sa conduite passée lui inspirait de l'hésitation et parfois même lui faisait feindre d'avoir perdu l'esprit. Aussi séjournait-il la plus grande partie du temps dans sa terre d'Albe, où, entre une foule d'autres distractions ridicules, il s'amusait à percer les mouches avec un poinçon. Bien que ce détail soit indigne de la gravité de l'histoire, comme il montre bien le caractère du personnage, j'ai dû nécessairement le rapporter d'autant plus que, parvenu à l'empire, il conserva cette habitude. D'où vient que, comme on demandait à quelqu'un : « Que fait Domitien ?» il répondit spirituellement : « Il est à son privé, il n'y a pas même une mouche en sa compagnie. » [66,10] Vespasien humiliait l'orgueil de son fils, mais il accueillait tous les autres moins en empereur qu'en simple particulier, se souvenant de son ancienne fortune. Il commença aussitôt de reconstruire le temple du Capitole, ayant lui-même le premier emporté de la terre sur son dos, ce qui obligeait évidemment les plus illustres personnages à en faire autant, afin que le reste de la multitude ne pût refuser ses services. Toujours grand quand il s'agissait de dépenses exigées par l'intérêt commun, et toujours magnifique quand il s'agissait de la célébration des jeux, il vivait lui-même avec beaucoup d'économie et ne dépensait rien en dehors du strict nécessaire : il ne permit de vendre dans les cabarets rien de cuit, hormis des légumes. Il fit clairement voir par là surtout que, s'il avait ramassé de l'argent, ce n'était pas pour ses plaisirs, mais pour les besoins publics. Voici comment il avait réglé sa vie. Il habitait peu le Palatin et passait la plus grande partie du temps dans ce qu'on appelait les Jardins de Salluste, où il recevait qui le voulait non seulement des sénateurs, mais encore des personnes d'autre condition ; il s'entretenait, le matin, encore dans son lit, avec ses plus intimes amis, les autres le saluaient dans les rues. Les portes de la demeure impériale étaient ouvertes tout le jour, et aucun garde n'était placé à l'entrée. Il allait assidûment au sénat et communiquait à ce corps toutes les affaires; souvent même il rendait la justice sur le Forum. Tout ce que la vieillesse l'empêchait de dire lui-même, tout ce que son absence l'obligeait d'écrire au sénat, c'étaient ses fils qui le plus souvent avaient ordre d'en donner connaissance, en quoi il avait intention de faire honneur à cette compagnie. Il admettait fréquemment à sa table plusieurs membres de ce corps et des autres, et lui-même souvent il soupait chez ses intimes amis. [66,11] En un mot, par le soin qu'il prenait des affaires publiques, il se montrait comme empereur ; dans tout le le reste, il se conduisait envers tous comme un particulier et comme un égal. Il raillait familièrement et soutirait sans peine qu'on le raillât; les libelles injurieux qu'on publiait sans nom d'auteur, comme c'est la coutume, contre les empereurs, ne l'empêchaient pas de publier des règlements utiles, sans s'en émouvoir en rien. Phébus étant venu le trouver pour se justifier de ce qu'un jour, en Grèce, sous Néron, Vespasien ayant froncé le sourcil à la vue de quelque acte indécent de l'empereur, il lui avait ordonné par colère de s'en aller et que celui-ci lui demandant « Où ?» il avait reparti « Aux corbeaux, » Vespasien ne lui fit aucun mal et se contenta de lui répondre « Va-t-en aux corbeaux. » Vologèse lui ayant écrit en ces termes : « Le roi des rois Arsacès à Flavius Vespasien, joie, » il ne lui fit aucun reproche et lui récrivit en la même façon, sans ajouter à son nom aucun des titres appartenant à la dignité impériale. [66,12] Helvidius Priscus, gendre de Thraséas, nourri des dogmes stoïciens, et qui imitait hors de saison la liberté de Thraséas, non seulement ne faisant, bien qu'il exerçât la préture, rien en l'honneur du prince, mais encore l'outrageant sans cesse par des paroles injurieuses, et les tribuns du peuple, après s'être, pour ce sujet, saisi de sa personne, l'ayant livré aux licteurs, Vespasien en eut de la confusion et sortit en pleurs du sénat en prononçant cette seule parole : « Mon fils sera mon successeur ou personne autre. » {C'est ce qui prouva d'une façon bien évidente que Vespasien prit en haine Helvidus Priscus, non pour ce qui le regardait personnellement, lui ou ses amis outragés par Helvidius, mais parce qu'il était turbulent, captait la faveur populaire, accusait sans cesse la royauté et exaltait le gouvernement républicain; parce que sa conduite était conforme à ses paroles, et qu'il suscitait des factions, comme si c'eût été l'œuvre d'un philosophe que de couvrir de boue ceux qui exerçaient le pouvoir, de semer le trouble parmi la multitude, de bouleverser ce qui existe et d'introduire des nouveautés. Il était gendre de Thraséas et feignait de l'imiter, mais il était bien loin de marcher sur ses traces. Thraséas, il est vrai, qui vivait sous Néron, n'aimait pas ce prince, mais néanmoins il ne disait et ne faisait, malgré cela, rien d'outrageant contre lui, excepté qu'il ne voulait pas prendre part à ce qui se faisait ; tandis qu'Helvidius était irrité contre Vespasien et ne l'épargnait ni en particulier, ni en public, mais qu'au contraire sa conduite l'entraînait à sa perte et qu'il devait un jour être puni de ses nombreux méfaits.} Après la prise de Jérusalem, Titus, lors de son retour à Rome, et son père célébrèrent leur victoire, portés ensemble sur un char de triomphe; Dolitien, à cheval, accompagnait leur marche en qualité de consul. Ensuite il établit à Rome des maîtres chargés d'enseigner les lettres latines et grecques, qui recevaient un salaire du trésor public. [66,13] An de Rome 824, Fl. Vespasien consul III et Cocc. Nerva consul I. Quelques autres aussi, poussés par la doctrine stoïcienne, et, avec eux, Démétrius le cynique, abusant des dehors de la philosophie, tenaient en public une foule de discours peu convenables aux circonstances, et, par suite, ils corrompaient plusieurs citoyens ; Mucien décida Vespasien à chasser tous ceux qui appartenaient à cette secte, s'inspirant contre eux plus encore de la colère que de l'amour de la science. Mucien s'étendit, auprès de Vespasien, en termes magnifiques contre les stoïciens : c'étaient, disait-il, des gens pleins d'un vain orgueil. Aussitôt, ajoutait-il, qu'on a laissé pousser sa barbe, qu'on a relevé ses sourcils, qu'on s'est enveloppé du manteau troué, qu'on marche sans chaussure, aussitôt on prétend être sage, courageux, juste; on a une haute opinion de sa personne, bien que, comme dit le proverbe, on ne sache ni lire ni filer; on méprise tout le monde : les gens de noble naissance sont des fats; les gens sans naissance de petits esprits; l'homme beau est impudique ; l'homme laid est distingué ; le riche est ravisseur; le pauvre a des sentiments serviles.... Vespasien chassa aussitôt de Rome tous les philosophes, à l'exception de Musonius; il relégua même Démétrius et Hostilius dans des îles. Hostilius, bien qu'à la nouvelle de son exil, loin de mettre un terme à ses propos (il conversait avec un autre citoyen), il eût redoublé d'invectives contre le pouvoir monarchique, ne laissa pas de partir sur-le-champ ; quant à Démétrius, comme il ne cédait pas malgré cela, Vespasien ordonna de lui dire : « Tu fais tout pour m'obliger de t'ôter la vie, mais je ne tue pas un chien qui aboie. » [66,14] En ce temps aussi mourut Cénis, concubine de Vespasien. Ce qui me fait parler d'elle, c'est sa fidélité et l'excellence de sa mémoire. Antonia, sa maîtresse et mère de Claude, s'étant servie d'elle pour écrire en secret quelque chose à Tibère contre Séjan, et lui ayant ordonné de l'effacer incontinent après, afin qu'il n'en restât aucune trace, « C'est en vain, maîtresse, que tu me le commandes, dit-elle ; toutes ces choses et les autres que tu me prescris, je les porte toujours dans mon âme et rien ne peut jamais les en effacer. » J'admire cette réponse de sa part et aussi le charme singulier que Vespasien trouvait à son commerce ; aussi acquit-il un grand pouvoir par ce moyen et amassa-t-il une fortune tellement fabuleuse qu'il passa pour avoir tiré parti de cette femme afin de se procurer de l'argent ; car elle en tirait d'une foule de citoyens, vendant à ceux-ci des magistratures, à ceux-là des gouvernements de provinces, des expéditions militaires, des fonctions sacerdotales, et, à quelques-uns, des réponses de l'empereur lui-même. Car Vespasien ne fit périr aucun citoyen pour s'emparer de ses biens, il fit même grâce à plusieurs moyennant finance. C'était Cénis qui recevait, mais l'on soupçonnait Vespasien de lui en laisser volontairement la charge ; je vais, pour en donner un exemple, raconter d'autres traits de sa vie. Quelques-uns ayant décrété de lui ériger une statue de deux cent cinquante mille drachmes, il tendit la main et leur dit : « Donnez-moi cet argent, car voilà la base de la statue. » Titus témoignant son mécontentement de l'impôt sur l'urine, impôt que Vespasien avait établi ainsi que plusieurs autres, il lui dit en prenant des pièces d'or qui en provenaient et les lui montrant : « Vois, mon fils, si elles sentent quelque chose. » [66,15] An de Rome 828. Flavius Vespasien, consul VI et Titus Vespasien, consul IV. Sous le sixième consulat de Vespasien et le quatrième de Titus, le temple de la Paix fut dédié ; et ce qu'on nomme le Colosse fut dressé dans la voie Sacrée ; ce colosse a dit-on, une hauteur de cent pieds, et c'est la figure de Néron, suivant les uns, celle de Titus, suivant les autres. Vespasien donnait des chasses sur les théâtres ; quant aux combats de gladiateurs, il y prenait fort peu de plaisir, bien que Titus, à des jeux donnés par les jeunes gens dans sa patrie, eût un jour simulé un combat les armes à la main contre Aliénus. Les Parthes étant entrés en guerre avec d'autres peuples et lui ayant demandé son alliance, il ne leur accorda pas de secours, disant qu'il ne lui convenait pas de se mêler des affaires d'autrui. Bérénice était en grande considération, aussi vint-elle à Rome avec son frère Agrippa. Agrippa fut décoré des ornements de la préture, Bérénice habita le palais et devint la maîtresse de Titus. Elle s'attendait même à l'épouser et faisait tout déjà comme si elle eût été sa femme, au point que Titus, voyant les Romains réprouver cette conduite, la renvoya. D'ailleurs on répandait beaucoup de bruits désavantageux, et, quelques sophistes cyniques étant entrés secrètement à Rome, Diogène, le premier, se rendit au théâtre, et, pour avoir dit force insolences au peuple qui y était assemblé, fut battu de verges ; Hèras, après lui, persuadé qu'il ne recevrait pas un châtiment plus rigoureux, se mit à pousser, avec toute l'impudence d'un chien, une foule de cris injurieux, et eut, pour ce fait, la tête tranchée. [66,16] Voici encore d'autres événements du même temps : il y eut, dans une taverne, du vin qui déborda tellement par-dessus le tonneau qu'il coula dans la rue ; le Gaulois Sabinus, qui s'était autrefois donné le nom de César, qui avait pris les armes, qui avait été vaincu et qui s'était caché dans un tombeau, fut découvert et amené à Rome. Avec lui mourut sa femme Péponilla qui lui avait sauvé la vie, bien qu'elle eût présenté à Vespasien ses enfants, et qu'elle lui eût, à leur sujet, adressé ces paroles si propres à exciter la compassion: « Ces enfants, César, je les ai mis au monde et élevés dans le tombeau afin que nous fussions plus nombreux pour te supplier. » Elle fit pleurer l'empereur et les autres assistants, mais il n'y eut pas de grâce. Sur ces entrefaites, Vespasien fut en butte â une conjuration ourdie contre lui par Aliénus et par Marcellus, qu'il considérait comme ses plus grands amis et qu'il avait comblés d'honneurs; néanmoins il n'y succomba pas : la conspiration, en effet, ayant été découverte, Aliénus fut, dans le palais, au moment même où il se levait de table, mis à mort sur l'ordre de Titus, qui craignait d'être, la nuit, prévenu par quelque révolte (un assez grand nombre de soldats avaient été gagnés) ; Marcellus, jugé et condamné dans le sénat, se coupa la gorge avec un rasoir. C'est ainsi que les bienfaits ne sauraient vaincre une nature vicieuse, puisque ces hommes conspirèrent contre celui qui leur avait fait tant de bien. [66,17] Voilà ce qui eut lieu. Vespasien, s'il faut dire la vérité, mourut non de la goutte, sa maladie habituelle, mais de fièvres, aux eaux nommées Cutiliennes, dans le pays des Sabins ; s'il faut s'en rapporter à des témoignages mensongers contre Titus, entre autres à celui de l'empereur Adrien, d'un poison qui lui aurait été donné dans un festin. Il eut des présages qui se rapportaient à sa fin : la comète qui se montra pendant longtemps, et le monument d'Auguste qui s'ouvrit de lui-même. Comme les médecins lui reprochaient de ne pas faire usage d'un régime différent durant sa maladie et de continuer de remplir ses fonctions : « Un empereur, répondit-il, doit mourir debout. » Comme on lui parlait de la comète : « Ce n'est pas à moi, dit-il, mais au roi des Parthes que s'adresse le présage, car il a une longue chevelure, et moi, je suis chauve. » Quand il crut être près de mourir, il dit : « Je commence à devenir dieu. » Il vécut soixante-neuf ans huit mois; il en régna dix, moins six jours. Ainsi il y a un an et vingt-deux jours depuis la mort de Néron jusqu'au règne de Vespasien. J'ai rapporté ce détail pour empêcher que quelques-uns ne se trompent en prenant pour base de leur chronologie les princes qui ont passé au pouvoir. Ils ne se succédaient pas les uns aux autres ; mais chacun d'eux, bien que son prédécesseur vécut et régnât encore, se croyait empereur du moment où il avait, pour ainsi dire, jeté les yeux sur l'empire; il ne faut donc pas compter tous les jours de leurs règnes comme s'étant succédé les uns aux autres sans interruption, mais, ainsi que je l'ai dit, examiner rigoureusement l'ensemble du temps. [66,18] Depuis que Titus posséda seul la souveraine puissance, il ne commit aucun meurtre et ne se laissa point vaincre par l'amour; il fut bon, bien qu'on ait attenté à sa vie, et continent, bien que Bérénice fût revenue à Rome. Il changea peut-être de mœurs (certaines gens, en effet, ne se conduisent pas de la même façon lorsqu'ils exercent l'autorité auprès d'un autre, et lorsqu'ils sont maîtres absolus; car ceux-ci, se souciant fort peu de l'honneur de celui qui gouverne, abusent sans mesure de son autorité et se livrent à une foule d'actions qui attirent sur lui la haine et la calomnie ; ceux-là, au contraire, sachant que tout dépend d'eux-mêmes, prennent soin de leur réputation, et, comme le dit Titus à un homme pour qui il avait eu autrefois de l'inclination, « Il est bien différent d'avoir besoin d'un autre, ou d'être juge ; de demander une grâce à un autre ou de l'accorder soi-même à quelqu'un »); peut-être aussi sa vie, pour ne parler que du temps pendant lequel il posséda l'empire, fut assez courte pour qu'il ne commit aucune faute. Il ne vécut, en effet, à partir de ce moment, que deux ans deux mois vingt jours, en plus de ses trente-neuf ans cinq mois vingt-cinq jours. On le considère, à cet égard, comme ayant égalé le long règne d'Auguste, attendu, dit-on, qu'Auguste n'aurait jamais été aimé s'il avait vécu moins longtemps, non plus que Titus, s'il avait vécu davantage ; le premier, parce que, cruel au commencement à cause des guerres et des séditions, il a pu, dans la suite, à force de temps, s'illustrer par des bienfaits; le second, parce qu'ayant régné avec douceur, il est mort au faîte de sa gloire, au lieu que peut-être, si sa vie se fût prolongée, il eut été convaincu d'avoir eu plus de bonheur que de vertu. [66,19] Quoi qu'il en soit, Titus ne fit mourir aucun sénateur durant son règne, et aucun autre citoyen ne périt par son ordre tant qu'il occupa le pouvoir. Il n'accueillit jamais les accusations de lèse-majesté et il ne souffrit pas que d'autres les accueillissent : « Je ne saurais, disait-il, recevoir ni injure ni outrage, car je ne fais rien qui mérite le blâme, et je ne m'inquiète pas des propos mensongers ; quant aux empereurs qui sont morts, ils vengeront eux-mêmes, si un jour ils sont vraiment devenus dieux et s'ils ont quelque puissance, les injures qui leur auront été faites. » Il établit aussi plusieurs autres règlements relatifs à la sûreté et à la tranquillité des citoyens : ainsi, il publia un édit pour confirmer tous les bienfaits accordés par ses prédécesseurs, afin d'épargner à chacun des bénéficiaires l'ennui de demander ; il chassa de Rome les délateurs. Il était scrupuleux pour l'argent et ne dépensait pas inutilement, sans que, cependant, il ait jamais puni personne pour ce motif. Sous ce règne parut le faux Néron, qui était originaire d'Asie et se nommait Terentius Maximus : ressemblant à Néron de figure et de voix (il jouait aussi de la lyre), il rangea plusieurs peuples de l'Asie à sa cause; puis, s'avançant vers l'Euphrate, il s'en attacha un bien plus grand nombre encore ; à la fin, il se réfugia près d'Artabanus, roi des Perses, qui, irrité contre Titus, accueillit l'imposteur et fit même des préparatifs pour le ramener à Rome. [66,20] Sur ces entrefaites il y eut une seconde guerre en Bretagne, où Cn. Julius Agricola dévasta toutes les terres des ennemis, et le premier, que nous sachions, des Romains, reconnut que la Bretagne est entourée de tout côté par la mer. Des soldats révoltés, après avoir tué des centurions et un tribun, se réfugièrent dans des vaisseaux ; puis, ayant levé l'ancre, longèrent d'abord la partie occidentale du pays, portés au gré des flots et des vents ; puis, de l'autre côté, ils abordèrent, sans le savoir, au camp établi en cet endroit. Agricola, ayant, à la suite de cet accident, envoyé d'autres soldats essayer de faire le tour par mer, apprit d'eux que ce pays est une île. Voilà ce qui se passa en Bretagne ; Titus, à la suite de ce succès, fut appelé imperator pour la quinzième fois; Agricola passa le reste de sa vie dans le discrédit et dans la pauvreté, en récompense de ce qu'il avait accompli des exploits trop grands pour un général ; Domitien finit même, à cause de cela, par lui ôter la vie, bien qu'il lui eût accordé les ornements du triomphe. [66,21] Il arriva aussi dans la Campanie des événements capables d'inspirer autant de crainte que d'étonnement; juste vers l'automne, un grand feu s'y alluma tout à coup. Le mont Vésuve est proche de la mer de Naples, il renferme des sources abondantes de feu. La montagne était autrefois de la même hauteur partout et le feu sortait de son centre même ; car il n'y a que cet endroit qui soit en combustion, toute la partie extérieure est, aujourd'hui encore, sans feu. C'est pourquoi, ces parties étant toujours intactes, et celles du centre devenant friables et se réduisant en cendres, les sommets à l'entour conservent leur ancienne hauteur ; et, d'un autre côté, toute la partie embrasée, minée par le temps, a, par son affaissement, formé une cavité, qui, pour comparer les petites choses aux grandes, fait ressembler l'ensemble de la montagne à un amphithéâtre. Sur le haut, il y a des arbres et des vignes en grand nombre, tandis que le cratère est la proie du feu, et qu'il exhale, le jour, de la fumée, la nuit, de la flamme, en sorte que l'on croirait que, dans l'intérieur, on ne cesse de brûler des parfums de toute espèce. Ce phénomène se produit tantôt avec plus, tantôt avec moins d'intensité; souvent même il s'élancé des cendres, lorsque quelque masse s'est affaissée, et il s'échappe des pierres lorsqu'elles sont chassées par la violence du vent. Il en sort des bruits et des mugissements, attendu que les soupiraux du cratère, loin d'être près les uns des autres, sont étroits et cachés. [66,22] Tel est le Vésuve, et ces effets se reproduisent presque chaque année. Mais les autres prodiges qui arrivèrent dans les temps antérieurs, bien qu'ils parussent plus grands que d'ordinaire à ceux qui les contemplaient sans cesse, peuvent même, à les réunir tous ensemble, être considérés comme peu de chose en comparaison des événements d'alors. Voici en effet, ce qui se passa. Des hommes nombreux et grands, d'une taille au-dessus de toute taille humaine, tels qu'on dépeint les géants, furent vus, de jour et de nuit, errants tantôt sur la montagne, tantôt aux environs et dans les villes, tantôt se promenant dans l'air. Ensuite il y eut tout à coup des vents et de violents tremblements de terre, au point que la plaine tout entière bouillonna et que les cimes de la montagne bondirent. En même temps que se produisaient ces bruits, les uns, souterrains, ressemblant à des tonnerres, les autres, venant de la terre, semblables à des mugissements ; la mer frémissait et le ciel, par écho, répondait à ses frémissements. A la suite de cela, un effroyable fracas, comme de montagnes qui s'entrechoquent, se fit subitement entendre ; puis il sortit d'abord des pierres avec tant de force qu'elles atteignirent jusqu'au sommet de la montagne ; ensuite un feu immense et une fumée épaisse qui obscurcirent l'air et cachèrent le soleil entier comme dans une éclipse. [66,23] La nuit succéda au jour et les ténèbres à la lumière; les uns s'imaginaient que les géants ressuscitaient (on voyait dans la fumée de nombreux fantômes (qui les représentaient, et, de plus, on entendait un bruit de trompettes) ; les autres, que le monde entier allait s'abîmer dans le chaos ou dans le feu. Aussi les uns s'enfuyaient-ils de leurs maisons dans les rues, les autres des rues dans leurs maisons, de la mer sur la terre, et de la terre sur la mer, en proie à la terreur et regardant tout ce qui était loin d'eux comme plus sûr que l'état présent. En même temps, une prodigieuse quantité de cendres se souleva et remplit la terre, la mer et l'air; d'autres fléaux fondirent aussi au hasard sur les hommes, sur les pays, sur les troupeaux, firent périr les poissons et les oiseaux, et, de plus, engloutirent deux villes entières, Herculanum et Pompéi, avec tout le peuple qui se trouvait assis au théâtre. Enfin la poussière fut telle qu'il en pénétra jusqu'en Afrique, en Syrie, en Égypte et même jusque dans Rome; qu'elle obscurcit l'air au-dessus de cette ville et couvrit le soleil. Elle y fit naître une grande crainte qui dura plusieurs jours, car on ignorait ce qui était arrivé et on ne pouvait se le figurer : on s'imaginait que tout était bouleversé de haut en bas, que le soleil allait disparaître dans la terre et la terre s'élancer au ciel. [66,24] An de Rome 833, Titus et Domitien, consuls VII. Cette cendre, pour le moment, ne fît pas grand mal aux Romains (ce fut plus tard qu'elle engendra une maladie contagieuse terrible), mais un autre feu, né sur la terre, vint, l'année suivante, tandis que Titus était allé visiter les désastres de la Campanie, dévorer une grande partie de Rome : les temples de Sérapis et d'Isis, les Septa, le temple de Neptune, les bains d'Agrippa, le Panthéon, le Diribitorium, le théâtre de Balbus, la scène de Pompée, le portique d'Octavie avec la bibliothèque, le temple de Jupiter Capitolin avec les temples adjacents, furent la proie des flammes. Tant il est vrai que ce malheur eut pour cause moins les hommes que les dieux ; car ce que j'en ai dit permet à tout le monde de juger des autres pertes. Titus envoya deux consulaires dans la Campanie pour y établir des colonies et donna aux habitants, entre autres sommes, celles qui provenaient des citoyens morts sans héritiers; mais il n'en reçut aucune ni de particuliers, ni de villes, ni de rois, malgré nombre de dons et de promesses de la part de nombre d'entre eux, ce qui ne l'empêcha pas de tout rétablir avec ses propres ressources. [66,25] Titus, dans les autres occasions, ne fit rien de remarquable; mais, lors de la dédicace de l'amphithéâtre et des bains qui portent son nom, il donna des spectacles nombreux et merveilleux. Des grues se battirent les unes contre les autres; quatre éléphants, d'autres animaux, tant domestiques que sauvages, au nombre d'environ neuf mille, furent égorgés, et des femmes, de basse condition, il est vrai, aidèrent à les tuer. Beaucoup d'hommes se firent gladiateurs, beaucoup aussi luttèrent en troupes dans des combats sur terre et sur mer. Après avoir rempli tout à coup d'eau cet amphithéâtre, Titus y fit paraître des chevaux, des taureaux et d'autres animaux apprivoisés qu'on avait dressés à faire dans l'eau les mêmes exercices que sur terre; il y fit aussi paraître des hommes sur des vaisseaux. Ces hommes engagèrent, comme s'ils eussent été les uns Corcyréens, les autres Corinthiens, un combat naval ; d'autres en livrèrent un, hors de l'amphithéâtre, dans le bois de Caius et de Lucius, que jadis Auguste avait fait creuser pour cet effet. Là, il y eut, le premier jour, combat de gladiateurs et massacre de bêtes, le lac ayant été recouvert d'un plancher au droit des statues et de constructions tout à l'entour; le second, jeux du cirque, le troisième, combat naval de trois mille hommes, et, ensuite, combat sur terre : les Athéniens, ayant vaincu les Syracusains (ce furent les noms qu'ils avaient pris pour le combat), descendirent dans l'île et emportèrent d'assaut un fort qu'on y avait élevé à l'entour du monument. On eut pendant cent jours ces sortes de spectacles sous les yeux. Titus donna aussi au peuple des choses utiles; il jetait d'un lieu élevé sur le théâtre de petites boules de bois, portant un bon, celle-ci pour quelque comestible, celle-là pour un vêtement, une autre pour un vase d'argent, une autre encore pour un vase d'or, pour des chevaux, pour des attelages, pour des troupeaux, pour des esclaves; ceux qui les avaient attrapées devaient les remettre aux officiers chargés de la distribution et recevoir l'objet marqué. [66,26] An de Rome 834. Flavius Bassus et Asinius Pollion consuls Après avoir terminé ces fêtes et avoir, le dernier jour, pleuré en présence du peuple entier, Titus ne fit plus rien de grand; l'année suivante, sous le consulat de Flavius et de Pollion, après la dédicace dont il a été parlé, il mourut aux mêmes eaux que son père ; suivant plus un bruit qui courut, d'un poison donné par son frère qui avait auparavant tramé un complot contre lui; de maladie, selon quelques historiens : il respirait encore et pouvait peut-être se rétablir; Domitien, pour avancer sa mort, l'aurait fait jeter dans un coffre plein de neige. Du moins Titus était encore en vie, lorsque Domitien entra dans Rome à cheval, se rendit au camp et prit à la fois le titre et l'autorité impériale, donnant aux soldats autant que son frère leur avait donné. Quant à Titus, au moment d'expirer, il dit : « Je n'ai commis qu'une seule faute, » mais sans expliquer quelle était cette faute et sans qu'aucun autre l'ait su exactement. Les uns ont supposé ceci, les autres ont supposé cela ; mais, au dire de quelques auteurs, l'opinion qui domine, c'est qu'il aurait séduit Domitia, femme de son frère ; d'autres, et je me range de leur parti, c'est qu'ayant surpris Domitien à conspirer contre lui, il ne l'avait pas mis à mort et avait préféré être lui-même victime d'un crime de sa part et laisser l'empire romain à un homme tel que le montrera la suite de cet ouvrage. Le règne de Titus fut de deux ans deux mois et vingt jours, comme il a été dit plus haut.