[9,1] CHAPITRE I. HERACLITE. <1> Héraclite, fils de Bloson, ou d'Héraconte, selon quelques uns, naquit à Éphèse, et florit vers la soixante-neuvième olympiade. Il était haut et décisif dans ses idées, comme on en peut juger par un de ses ouvrages, où il dit que ce n'est pas une grande science qui forme l’esprit. Il enseignait à Hésiode, à Pythagore, à Xénophane et à Hécatée, que la seule sagesse consiste à connaître la volonté suivant laquelle toutes choses se gouvernent dans l'univers ; ajoutant qu'Homère et Archilochus méritaient d'être chassés des collèges à coups de poing. <2> Il avait pour maxime « qu'il faut étouffer les injures « avec plus de soin qu'un incendie, et qu'un peuple doit combattre pour ses lois comme pour ses murailles. » Il reprit aigrement les Éphésiens sur ce qu'ils avaient chassé son ami Hermodore. Ils sont dignes, disait-il, qu'on les mette à mort dès l'âge de puberté, et qu'on laisse leur ville à des enfants, eux qui ont été assez lâches pour en chasser Hermodore leur bienfaiteur, en se servant de ces expressions : Que personne ne mérite notre reconnaissance; et si quelqu'un nous rend jusque là redevables envers lui, qu'il aille vivre ailleurs et avec d'autres. On dit même que, requis par ses concitoyens de leur donner des lois, Héraclite rejeta leur demande avec mépris, parce qu'une mauvaise police avait déjà corrompu la ville. <3> S'en étant allé du côté du temple de Diane, il s'y mit à jouer avec des enfants. De quoi vous étonnez-vous, gens perdus de mœurs ? dit-il à ceux qui l'examinaient. Ne vaut-il pas mieux s'amuser de cette façon, que partager avec vous l'administration des affaires publiques? A la fin il devint si misanthrope, qu'il se retira dans les montagnes, où il passait sa vie, ne se nourrissant que d'herbes et de racines. Il en contracta une hydropisie, qui l'obligea de revenir en ville, où il demanda énigmatiquement aux médecins s'ils pourraient bien changer la pluie en sécheresse? Ils ne le comprirent point; de sorte qu'il entra dans une étable et s'y enfonça dans du fumier de vache, espérant que la chaleur évaporerait par les pores les eaux dont il était surchargé. Il éprouva l'inutilité de ce remède, et mourut âgé de soixante ans. <4> Telle est notre épigramme à son sujet : Je me suis souvent étonné qu'Héraclite se soit attiré une dure mort par une vie si dure. Une funeste hydropisie inonda son corps, glaça ses membres, éteignit la lumière de ses yeux et les couvrit de ténèbres. Hermippe rapporte qu'il consulta les médecins pour savoir s'il n'y avait pas moyen de pomper l'eau des intestins; qu'ils répondirent qu'ils n'en connaissaient aucun : que là-dessus, il alla se mettre au soleil ; qu'il ordonna à des enfants de le couvrir de fumier; que ce remède, dont il s'était avisé, l'exténua à un tel point qu'il en mourut deux jours après, et qu'on l'enterra dans la place publique. Néanthe de Cyzique dit au contraire que n'ayant pu se tirer de dessous le fumier, il resta dans cet état et fut mangé des chiens. <5> Il se fit admirer dès l'enfance. Lorsqu'il était jeune, il avouait qu'il ne savait rien ; et quand il eut atteint l'âge viril, il se vantait de savoir tout. Il n'eut point de maître ; aussi disait-il qu'il ne devait sa philosophie et toute sa science qu'à ses propres soins. Néanmoins Sotion assure avoir trouvé des auteurs qui attestent qu'il fut disciple de Xénophane. Il cite même Ariston, lequel, dans son livre sur Héraclite, veut que ce philosophe, ayant été guéri de son hydropisie, mourut d'une autre maladie ; en quoi Hippobote est de même sentiment. A la vérité, l'ouvrage qui porte son nom a en général la nature pour objet : aussi il roule sur trois sortes de matières, sur l'univers, sur la politique et la théologie. <6> Selon quelques uns, il déposa cet ouvrage dans le temple de Diane, et l'écrivit exprès d'une manière obscure, tant afin qu'il ne fût entendu que par ceux qui en pourraient profiter, qu'afin qu'il ne lui arrivât pas d'être exposé au mépris du vulgaire. De là cette critique de Timon : Entre ceux-là est Héraclite, ce criard mal bâti, cet injurieux discoureur, et ce diseur d'énigmes. Théophraste attribue à son humeur mélancolique les choses qu'il a écrites imparfaitement, et celles qu'il a traitées différemment de ce qu'elles sont. Antisthène, dans ses Successions, allègue pour preuve de sa grandeur d'âme, qu'il céda à son frère la présidence des affaires de prêtrise. Au reste, son livre lui acquit tant d'honneur, qu'il eut des sectateurs qui portèrent le nom d'héraclitiens. <7> Voici en général quelles furent ses opinions. Il croyait que toutes choses sont composées du feu et se résolvent dans cet élément ; que tout se fait par un destin, et que tout s'arrange et s'unit par les changements des contraires; que toutes les parties du monde sont pleines d'esprits et de démons. Il a parlé aussi des divers changements qui se remarquent dans les mouvements de la nature. Il croyait de plus que la grandeur du soleil est telle qu'elle le parait; que la nature de l'âme est une chose si profonde, qu'on n'en peut rien définir, quelque route qu'on suive pour parvenir à la connaître. Il disait que l'opinion de soi-même est une maladie sacrée, et la vue une chose trompeuse. Quelquefois il s'énonce d'une manière claire et intelligible, de sorte que les esprits les plus lents peuvent l'entendre, et que ce qu'il dit pénètre jusque dans le fond de l'âme. Il est incomparable pour la brièveté et pour la force avec laquelle il s'explique ; <8> mais exposons ses sentiments plus en détail. Suivant ce philosophe, le feu est un élément, et c'est de ses divers changements que naissent toutes choses, selon qu'il est plus raréfié ou plus dense. Il s'en tient là, et n'explique rien ouvertement. Il croit que tout se fait par l'opposition qu'une chose a avec l'autre, et compare le cours de la nature à celui d'un fleuve. Il suppose l'univers fini, et n'admet qu'un seul monde, qui, comme il est produit par le feu, se dissout aussi par cet élément au bout de certains périodes ; et cela, en vertu d'une destinée. Il appelle l'action des contraires, qui produit la génération, une guerre et une discorde; il nomme celle qui produit l'embrasement du monde, une paix et une union. Il qualifie aussi cette vicissitude un mouvement de haut en bas et de bas en haut, suivant lequel le monde se fait. <9> Le feu condensé se change en humidité, qui, ayant acquis sa consistance, devient eau. L'eau épaissie se change en terre, et c'est là le mouvement de haut en bas. Réciproquement la terre liquéfiée se change en eau, de laquelle naît ensuite tout le reste par l'évaporation qui s'élève de la mer, et voilà le mouvement de bas en haut. Il est d'avis qu'il s'élève des évaporations de la terre et de la mer, les unes claires et pures, les autres ténébreuses ; que les premières servent de nourriture au feu, et les secondes à l'eau. Il n'explique pas de quelle nature est le ciel qui nous environne. Il y suppose des espèces de bassins, dont la partie concave est tournée de notre côté ; et les évaporations pures, qui s'y rassemblent, forment des flammes que nous prenons pour des astres. <10> Les flammes qui forment le soleil sont extrêmement pures et vives ; celles des autres astres, plus éloignés de la terre, ont moins de pureté et de chaleur. La lune, comme plus voisine de la terre, ne passe pas par des espaces purs, au lieu que le soleil est placé dans un lieu pur, clair, et éloigné de nous à une distance proportionnée ; ce qui fait qu'il éclaire et échauffe davantage. Les éclipses du soleil et de la lune viennent de ce que les bassins qui forment ces astres sont tournés à rebours de notre côté, et les phases que la lune présente chaque mois viennent de ce que le bassin qui la forme tourne peu à peu. Les jours et les nuits, les mois, les saisons, les années, les pluies, les vents, et autres phénomènes semblables, ont leur cause dans les différences des évaporations. <11> L'évaporation pure, enflammée dans le cercle du soleil, produit le jour; l'évaporation contraire à celle-là cause la nuit. Pareillement la chaleur, augmentée par les évaporations pures, occasionne l'été, et au contraire l'augmentation de l'humidité par les évaporations obscures amène l'hiver. Ainsi raisonne Héraclite sur les autres causes naturelles. Au reste, il ne s'explique, ni sur la forme de la terre, ni sur les bassins des astres. Voilà ce qu'on sait de ses opinions. Nous avons eu occasion de parler, dans la Vie de Socrate, de ce que ce philosophe pensait d'Héraclite après en avoir lu le livre que lui remit Euripide, comme le rapporte Ariston. <12> Néanmoins Seleucus le grammairien dit qu'un nommé Croton, dans un ouvrage intitulé le Verseur d'eau, raconte que ce fut un certain Cratès qui le premier fit connaître ce livre en Grèce, et qui en avait cette idée, qu'il faudrait être nageur de Délos pour ne pas y suffoquer. Ce livre d'Héraclite est différemment intitulé : les Muses par les uns, de la Nature, par les autres. Diodote le désigne sous ce titre : le Moyen de bien conduire sa vie; d'autres le distinguent sous celui-ci : la Science des mœurs, renfermant une régie de conduite universelle. Héraclite, interrogé pourquoi il ne répondait pas à ce qu'on lui demandait, répliqua : C'est afin que vous parliez. Il fut recherché de Darius, et ce prince avait tant d'envie de jouir de sa compagnie, qu'il lui écrivit cette lettre : <13> LE ROI DARIUS, FILS D'HYSTASPE, AU SAGE HÉRACLITE D'ÉPHÈSE, SALUT. « Vous avez composé un livre sur la nature, mais en termes si obscurs et si couverts, qu'il a besoin d'explication. En quelques endroits, si on prend vos expressions à la lettre, il semble que l'on ait une théorie de l'univers, des choses qui s'y font, et qui cependant dépendent d'un mouvement de la puissance divine. On est arrêté à la lecture de la plupart des passages ; de sorte que ceux même qui ont manié le plus de volumes ignorent ce que vous avez précisément voulu dire. Ainsi le roi Darius, fils d'Hystaspe, souhaite de vous entendre, et de s'instruire par votre bouche de la doctrine des Grecs. <14> Venez donc au plus tôt, et que je vous voie dans mon palais. C'est assez la coutume en Grèce d'être peu attentif au mérite des grands hommes, et de ne pas faire beaucoup de cas, des fruits de leurs veilles, quoiqu'ils soient dignes qu'on y prête une sérieuse attention, et que l'on s'empresse à en profiter. Il n'en sera pas de même chez moi. Je vous recevrai avec toutes les marques d'honneur possibles, j'aurai journellement avec vous des entretiens d'estime et de politesse ; en un mot, vous serez témoin du bon usage que je ferai de vos préceptes. » HÉRACLITE D'ÉPHÈSE AU ROI DARIUS, FILS D'HYSTASPE, SALUT. « Tous les hommes, quels qu'ils soient, s'écartent de la vérité et de la justice. Ils n'ont d'attachement que pour l'avarice ; ils ne respirent que la vaine gloire, par un entêtement qui est le comble de la folie. Pour moi, qui ne connais point la malice, qui évite tout sujet d'ennui, qui ne m'attire l'envie de personne ; moi, dis-je, qui méprise souverainement la vanité qui règne dans les cours, jamais il ne m'arrivera de mettre le pied sur les terres de Perse. Content de peu de chose, je jouis agréablement de mon sort et vis à mon gré. » Telles furent les dispositions de ce philosophe à l'égard du roi Darius. <15> Démétrius, dans son livre des Auteurs de même nom, rapporte qu'il eut du mépris pour les Athéniens, malgré la grande opinion qu'ils avaient de son mérite, et que quoiqu'il ne fût pas fort estimé des Éphésiens, il préféra de demeurer chez eux. Démétrius de Phalère a aussi parlé de lui dans sa Défense de Socrate. Son livre a eu plusieurs commentateurs : Antisthène ; Héraclite et Cléanthe, natifs du Pont; Sphærus le stoïcien, Pausanias surnommé l'Héraclitiste, Nicomède, Denys, et Diodote entre les grammairiens. Celui-ci prétend que cet ouvrage ne roule pas sur la nature, mais sur la politique, ce qui s'y trouve sur la première de ces matières n'y étant proposé que sous l'idée d'exemple. <16> Jérôme nous instruit qu'un nommé Scythinus, poète en vers ïambes, avait entrepris de versifier cet ouvrage. On lit diverses épigrammes à l'occasion d'Héraclite, entre autres celle-ci : Je suis Héraclite : à quel propos, gens sans lettres, voulez-vous me connaître de plus près ? Un travail aussi important que le mien n'est pas fait pour vous ; il ne s'adresse qu'aux savants. Un seul me suffit autant que trois mille. Que dis-je? Une infinité de lecteurs me vaut à peine un seul qui m'entend. J'en avertis, j'en instruis les mânes et les ombres. En voici d'autres semblables ; Lecteur, ne parcourez pas Héraclite avec trop de vitesse. Les routes qu'il trace sont difficiles à trouver. Vous avez besoin d'un guide qui vous conduise à travers les ténèbres qu'il répand sur ses écrits, et, à moins qu'un fameux devin ne vous déchiffre le sens de ses expressions, vous n'y verrez jamais clair. <17> Il y a eu cinq Héraclites : le premier est celui-ci ; le second, poète lyrique, qui a fait l'éloge des douze dieux ; le troisième, natif d'Halicarnasse et poète élégiaque, au sujet duquel Callimaque composa ces vers : Héraclite, la nouvelle de ta mort m'a arraché les larmes des yeux, en me souvenant combien de jours nous avons passés ensemble à mêler le sérieux avec le badin. Hélas ! où es-tu maintenant, cher hôte d'Halicarnasse ? Tu n'existes plus qu'en poussière ; mais les fruits de ta verve subsistent encore, et ne sont point soumis au pouvoir de la mort. Le quatrième Héraclite de nom, né à Lesbos, a écrit l'histoire de Macédoine ; le cinquième n'a produit que des sottises, auxquelles il s'est amusé, au lieu de suivre sa profession de joueur de harpe. [9,2] CHAPITRE II. XÉNOPHANE. <18> Xénophane, fils de Dexius ou d'Orthomène, au rapport d'Apollodore, naquit à Colophon. Timon parle de lui avec éloge. Xénophane moins vain, et le fléau d'Homère par ses critiques. Chassé de sa patrie, il se réfugia à Zancle en Sicile, et de là à Catane. Selon les uns, il n'eut point de maître ; selon les autres, il fut disciple de Boton d'Athènes, ou d'Archélaüs selon quelques uns. Sotion le croit contemporain d'Anaximandre. Il composa des poésies élégiaques et des vers ïambes contre Hésiode et Homère, qu'il critique sur les choses qu'ils ont dites des dieux. Il déclamait lui-même ses vers. On veut aussi qu'il ait combattu les sentiments de Thaïes, de Pythagore et d'Épiménide. Au reste, il mourut fort âgé ; témoignage qu'il rend de lui-même dans ces vers : Il y a déjà soixante-sept ans que la Grèce vante mes lumières, et dès avant ce temps-là j'en comptais vingt-cinq depuis ma naissance, si tant est que je puisse supputer mon âge avec certitude. Il supposait quatre éléments, dont toutes choses sont composées, et admettait des mondes infinis, qu'il disait n'être sujets à aucun changement. Il croyait que les nuées sont formées de vapeurs que le soleil élève et soutient dans l'air ; que la substance divine est sphérique et ne ressemble point à l'homme; qu'elle voit et entend tout, mais ne respire point ; qu'elle réunit tout en elle-même, l'entendement, la sagesse et l'éternité. Il est le premier qui ait dit que tout être créé est corruptible. <20> Il définissait l’âme un esprit et mettait les biens au-dessous de l'entendement. Il était dans l'opinion qu'on ne doit approcher des tyrans, ou en aucune façon, ou avec beaucoup de douceur. Empédocle lui ayant dit qu'il était difficile de rencontrer un homme sage : « Vous avez raison, répondit-il, car pour en trouver un, il faut être sage soi-même. » Sotion prétend qu'avant lui personne n'avança que toutes choses sont incompréhensibles; mais il se trompe. Xénophane a écrit deux mille vers sur la fondation de Colophon et sur une colonie italienne envoyée à Élée. Il était en réputation vers la soixantième olympiade. Démétrius de Phalère, dans son livre de la Vieillesse, et Panétius le stoïcien, dans son ouvrage de la Tranquillité, racontent qu'il enterra ses fils de ses propres mains, comme Anaxagore. Il paraît, suivant ce que dit Phavorin, livre premier de ses Commentaires, que les philosophes pythagoriciens Parméniscus et Orestade pratiquèrent la même chose à l'égard de leurs enfants. Il y a eu un autre Xénophane de Lesbos, poète en vers ïambes. Voilà ceux qu'on appelle les philosophes divers. [9,3] CHAPITRE III. PARMÉNIDE. <21> Parménide, fils de Pyrétus et natif d'Élée, fut disciple de Xénophane, quoique Théophraste, dans son Abrégé, le fasse disciple d'Anaximandre. Cependant, bien qu'il ait eu Xénophane pour maître, au lieu de l'avoir suivi, il se lia avec Aminias, ensuite avec Diochète, lequel, dit Sotion, était pythagoricien et pauvre, mais fort honnête homme. Aussi fut-ce pour ces raisons que Parménide s'attacha plus à lui qu'à tout autre, jusque là qu'il lui éleva une chapelle après sa mort. Parménide, également noble et riche, dut aux soins d'Aminias, et non aux instructions de Xénophane, le bonheur d'avoir acquis la tranquillité d'esprit. On tient de lui ce système que la terre est ronde, et située au centre du monde. Il croyait qu'il y a deux éléments, le feu et la terre, dont le premier est la qualité d'ouvrier, et le second lui sert de matière; que l'homme a été premièrement formé par le soleil, qui est lui-même composé de froid et de chaud ; qualités dont l'assemblage constitue l'essence de tous les êtres. Selon ce philosophe, l’âme et l'esprit ne sont qu'une même chose, comme le rapporte Théophraste dans ses livres de physique, où il détaille les sentiments de presque tous les philosophes. Enfin il distingue une double philosophie, l'une fondée sur la vérité, l'autre sur l'opinion. De là ce qu'il dit : « Il faut que vous connaissiez toutes choses : la simple vérité qui parle toujours sincèrement, et les opinions des hommes, sur lesquelles il n'y a point de fond à faire. » Il a expliqué en vers ses idées philosophiques, à la manière d'Hésiode, de Xénophane et d'Empédocle. Il établissait la raison dans le jugement, et ne trouvait pas que les sens pussent suffire pour juger sainement des choses. Que les apparences diverses, disait-il, ne t'entraînent jamais à juger sans examen, sur le faux rapport des yeux, des oreilles, ou de ta langue. Mais discerne toutes choses par la raison. <23> C'est ce qui donna à Timon occasion de dire, en parlant de Parménide, que son grand sens lui fit rejeter les erreurs qui s'insinuent dans l'imagination. Platon composa, à la louange de ce philosophe, un dialogue qu'il intitula Parménide ou des Idées. Il florissait vers la soixante-neuvième olympiade, et paraît avoir observé le premier que l'étoile du matin et celle du soir sont le même astre, écrit Phavorin dans le cinquième livre de ses Commentaires. D'autres attribuent cette observation à Pythagore. Callimaque conteste au philosophe le poème qu'on lui attribue. L'histoire porte qu'il donna des lois à ses concitoyens. Speusippe en fait foi dans son premier livre des Philosophes, et Phavorin, dans son Histoire diverse, le répute pour le premier qui s'est servi du syllogisme appelé Achille. Il y a eu un autre Parménide, auteur d'un traité de l'art oratoire. [9,4] CHAPITRE IV. MÉLISSE. Mélisse de Samos, et fils d'Ithagène, fut auditeur de Parménide. Il eut aussi des entretiens sur la philosophie avec Héraclite, qui le recommanda aux Éphésiens, dont il était inconnu, de même qu'Hippocrate recommanda Démocrite aux Abdéritains. Ce fut un homme orné de vertus civiles, par conséquent fort chéri et estimé de ses concitoyens. Devenu amiral, il se conduisit dans cet emploi de manière à faire paraître encore plus la vertu qui lui était naturelle. Il supposait l'univers infini, immuable, immobile, unique, semblable à lui-même, et dont tous les espaces sont remplis. Il n'admettait point de mouvement réel, n'y en ayant d'autre qu'un apparent et imaginaire. Par rapport aux dieux, il était d'avis qu'il n'en faut rien définir, parce qu'on ne les connaît point assez pour expliquer leur essence. Apollodore dit qu'il florissait vers la quatre-vingt quatrième olympiade. [9,5] CHAPITRE V. ZÉNON. <25> Zénon naquit à Élée. Apollodore, dans ses Chronicités, le dit issu de Pyrithus. Quelques uns lui donnent Parménide pour père ; d'autres le font fils de Téleutagore par nature, et celui de Parménide par adoption. Timon parle de lui et de Mélisse en ces termes : Celui qui possède les forces d'une double éloquence est à l'abri des atteintes de Zénon dont la critique n'épargne rien, et à couvert des contentions de Mélissus, qui, ayant peu de fausses idées, en a corrigé beaucoup. Zénon étudia sous Parménide, qui le prit en amitié. Il était de haute taille, suivant la remarque de Platon dans le dialogue de Parménide, lequel, dans celui des Sophistes, lui donne le nom de Palamède d'Élée. Aristote lui fait gloire d'avoir inventé la dialectique, et attribue l'invention de la rhétorique à Empédocle. Au reste, Zénon s'est fort distingué, tant par sa capacité dans la philosophie, que par son habileté dans la politique. En effet, on a de lui des ouvrages pleins de jugement et d'érudition. Héraclide, dans l'Abrégé de Satyrus, raconte que Zénon, résolu d'attenter à la vie du tyran Néarque, appelé par d'autres Diomédon, fut pris, et mis en lieu de sûreté ; qu'interrogé sur ses complices et sur les armes qu'il avait assemblées à Lipara, il répondit, exprès pour montrer qu'il était abandonné et sans appui, que tous les amis du tyran étaient ses complices ; qu'ensuite, en ayant nommé quelques uns, il déclara qu'il avait des choses à dire à l'oreille de Néarque, laquelle il saisit avec les dents, et ne lâcha que par les coups dont il fut percé ; de sorte qu'il eut le même sort qu'Aristogiton, l'homicide d'un autre tyran. Démétrius, dans ses Auteurs de même nom, prétend que Zénon arracha le nez à Néarque ; et Antisthène, dans ses Successions, assure qu'après qu'il eut nommé ses complices, le tyran l'interrogea s'il y avait encore quelque coupable ; qu'à cette demande, il répondit : Oui, c'est toi-même, qui es la peste de la ville ; qu'ensuite il adressa ces paroles à ceux qui étaient présents : Je m'étonne de votre peu de courage, si, après ce qui m'arrive, vous continuez encore de porter le joug de la tyrannie ; qu'enfin, s'étant mordu la langue en deux, il la cracha au visage du tyran; que ce spectacle anima tellement le peuple, qu'il se souleva contre Néarque, et l'assomma à coups de pierres. La plupart des auteurs s'accordent dans les circonstances de cet événement; mais Hermippe dit que Zénon fut jeté et mis en pièces dans un mortier. <28> Cette opinion est celle que nous avons suivie dans ces vers sur le sort du philosophe : Affligé de la déplorable oppression d'Elée ta patrie, tu veux, courageux Zénon, en être le libérateur. Mais le tyran, qui échappe à ta main, te saisit de la sienne, et t'écrase, par un cruel genre de supplice, dans un mortier, à coups de pilon. Zénon était encore illustre à d'autres égards. Semblable à Héraclite, il avait l’âme si élevée, qu'il méprisait les grands. Il en donna des preuves en ce qu'il préféra, à la magnificence des Athéniens, Élée, sa patrie, chétive ville, autrefois appelée Hyelé, et colonie des Phocéens, mais recommandable pour la probité de ses habitants. Aussi allait- il peu à Athènes, se tenant chez lui la plupart du temps. <29> Il est le premier qui, dans la dispute, ait fait usage de l'argument connu sous le nom d'Achille, quoi qu'en puisse dire Phavorin, qui cite avant lui Parménide et plusieurs autres. Il pensait qu'il y a plusieurs mondes et point de vide; que l'essence de toutes choses est composée des changements réciproques du chaud, du froid, du sec et de l'humide; que les hommes sont engendrés de la terre, et que l’âme est un mélange des éléments dont nous avons parlé, mais en telle proportion, qu'elle ne tient pas plus de l'un que de l'autre. On raconte que, piqué au vif à l'occasion de quelques injures que l'on vomissait contre lui, quelqu'un l'ayant repris de sa colère, il répondit : Si je ne suis pas sensible aux invectives, le serai-je aux louanges ? En parlant de Zénon Cittien, nous avons fait mention de huit personnes de même nom. Celui-ci florissait vers la soixante-dix-neuvième olympiade. [9,6] CHAPITRE VI. LEUCIPPE. <30> Leucippe était d'Élée, ou d'Abdère selon quelques uns, ou de Milet selon d'autres. Ce disciple de Zénon croyait que le monde est infini ; que ses parties se changent l'une dans l'autre ; que l'univers est vide et rempli de corps ; que les mondes se forment par les corps qui tombent dans le vide et s'accrochent l'un à l'autre ; que le mouvement qui résulte de l'accroissement de ces corps produit les astres ; que le soleil parcourt le plus grand cercle autour de la lune ; que la terre est portée comme dans un chariot ; qu'elle tourne autour du centre, et que sa figure est pareille à celle d'un tambour. Ce philosophe est le premier qui ait établi les atomes pour principes. Tels sont ses sentiments en général ; les voici plus en détail : <31> Il croyait, comme on vient de le dire, que l'univers est infini ; que, par rapport à quelques unes de ses parties, il est vide, et plein par rapport à quelques autres. Il admettait des éléments, qui servent à produire des mondes à l'infini, et dans lesquels ils se dissolvent. Les mondes, suivant ce philosophe, se font de cette manière : un grand nombre de corpuscules, détachés de l'infini et différents en toutes sortes de figures, voltigent dans le vide immense, jusqu'à ce qu'ils se rassemblent et forment un tourbillon, qui se meut en rond de toutes les manières possibles, mais de telle sorte que les parties qui sont semblables se séparent pour s'unir les unes aux autres. Celles qui sont agitées par un mouvement équivalent ne pouvant être également transportées circulairement, à cause de leur trop grand nombre, il arrive de là que les moindres passent nécessairement dans le vide extérieur, pendant que les autres restent, et que, jointes ensemble, elles forment un premier assemblage de corpuscules, qui est sphérique. <32> De cet amas conjoint se fait une espèce de membrane, qui contient en elle-même toutes sortes de corps, lesquels étant agités en tourbillon, à cause de la résistance qui vient du centre, il se fait encore une petite membrane, suivant le cours du tourbillon, par le moyen des corpuscules qui s'assemblent continuellement. Ainsi se forme la terre, lorsque les corps qui avaient été poussés dans le milieu demeurent unis les uns aux autres. Réciproquement l'air, comme une membrane, augmente selon l'accroissement des corps qui viennent de dehors, et, étant agité en tourbillon, il s'approprie tout ce qu'il touche. Quelques uns de ces corpuscules, desséchés et entraînés par le tourbillon qui agite le tout, forment, par leur entrelacement, un assemblage, lequel, d'abord humide et bourbeux, s'enflamme ensuite, et se transforme en autant d'astres différents. <33> Le cercle du soleil est le plus éloigné, celui de la lune le plus voisin de la terre ; ceux des autres astres tiennent le milieu entre ceux-là. Les astres s'enflamment par la rapidité de leur mouvement. Le soleil tire son feu des astres; la lune n'en reçoit que très peu. Tous les deux s'éclipsent, parce que la terre est entraînée par son mouvement vers le midi; ce qui fait que les pays septentrionaux sont pleins de neige, de brouillards et de glace. Le soleil s'éclipse rarement ; mais la lune est continuellement sujette à ce phénomène, à cause de l'inégalité de leurs orbes. Au reste, de même que la génération du monde, de même aussi ses accroissements, ses diminutions et ses dissolutions dépendent d'une certaine nécessité dont le philosophe ne rend point raison. [9,7] CHAPITRE VII. DÉMOCRITE. <34> Démocrite, fils d'Hégésistrate, ou d'Athénocrite selon les uns, ou même de Damasippe selon d'autres, naquit à Abdère, sinon à Milet, suivant une troisième opinion. Il fut disciple de quelques mages et de philosophes chaldéens, que le roi Xerxès, rapporte Hérodote, laissa pour précepteurs à son père lorsqu'il le reçut chez lui. Ce fut d'eux qu'il apprit la théologie et l'astrologie dès son bas âge. Ensuite il s'attacha à Leucippe, et fréquenta, disent quelques uns, Anaxagore, quoiqu'il eût quarante ans moins que lui, Phavorin, dans son Histoire diverse, raconte que Démocrite accusait celui-ci de s'être approprié ce qu'il avait écrit touchant le soleil et la lune, d'avoir traité ses opinions de surannées, et soutenu qu'elles n'étaient pas de lui, <35> jusque là même qu'il avait défiguré son système sur la formation du monde et sur l'entendement, par dépit de ce qu'Anaxagore avait refusé de l'admettre dans son commerce. Cela étant, comment a-t-il pu être son disciple? Démétrius, dans son livre des Auteurs de même nom, et Antisthène dans ses Successions, disent qu'il alla trouver en Egypte les prêtres de ce pays, qu'il apprit d'eux la géométrie, qu'il se rendit en Perse auprès des philosophes chaldéens, et pénétra jusqu'à la mer Rouge. Il y en a qui assurent qu'il passa dans les Indes, qu'il conversa avec des gymnosophistes, et fit un voyage en Ethiopie. Il était le troisième fils de son père, dont le bien ayant été partagé, il prit, disent la plupart des auteurs, la moindre portion, qui consistait en argent, dont il avait besoin pour voyager; ce qui donna lieu à ses frères de soupçonner qu'il avait dessein de les frauder. <36> Démétrius ajoute que sa portion se montait à près de cent talents, et qu'il dépensa toute la somme. Il avait tant de passion pour l'étude, qu'il se choisit dans le jardin de la maison un cabinet où il se renferma. Un jour, son père ayant attaché à l'endroit un bœuf qu'il voulait immoler, il y fut longtemps avant que Démocrite s'en aperçût, tant il était concentré en lui- même; encore ne sut-il qu'il s'agissait d'un sacrifice que lorsque son père le lui apprit, et lui ordonna de prendre garde au bœuf. Démétrius raconte qu'il vint à Athènes; qu'à cause du mépris qu'il avait pour la gloire, il ne chercha point à s'y faire connaître, et que, quoiqu'il eût occasion de voir Socrate, il ne fut pas connu de ce philosophe ; aussi dit-il : « Je suis venu à Athènes, et en suis sorti inconnu. » <37> Thrasyllus dit que si le dialogue intitulé les Rivaux est de Platon, Démocrite pourrait bien être le personnage anonyme qui se rencontre avec Œnopide et Anaxagore, et dans une conversation sur la philosophie avec Socrate, qui compare le philosophe à un athlète qui fait cinq sortes d'exercices. En effet, il était quelque chose de pareil en philosophie; car il entendait la physique, la morale, les humanités, les mathématiques, et avait beaucoup d'expérience dans les arts. On a de lui cette maxime : « La parole est l'ombre des actions. » Démétrius de Phalère, dans l’Apologie de Socrate, nie que Démocrite soit jamais venu à Athènes; en quoi il paraît encore plus grand, puisque s'il méprisa une ville si célèbre, il fit voir qu'il ne cherchait pas à tirer sa renommée de la réputation du lieu, mais que par sa présence il pouvait lui communiquer un surcroit de gloire. <38> Au reste, ses écrits le donnent à connaître. Selon Thrasyllus, il paraît avoir suivi les opinions des philosophes pythagoriciens, d'autant plus qu'il parle de Pythagore même avec de grands éloges, dans un ouvrage qui en porte le nom. D'ailleurs il semble qu'il ait tellement adhéré aux dogmes de ce philosophe, qu'on serait porté à croire qu'il en fut le disciple, si on n'était convaincu du contraire par la différence des temps. Glaucus de Reggio, son contemporain, atteste qu'il eut quelque pythagoricien pour maître, et Apollodore de Cyzique prétend qu'il fut lié d'amitié avec Philolaüs. Au rapport d'Antisthène, il s'exerçait l'esprit de différentes manières, tantôt dans la retraite, tantôt parmi les sépulcres. <39> Démétrius raconte qu'après avoir fini ses voyages et dépensé tout son bien, il vécut pauvrement ; de sorte que son frère Damaste, pour soulager son indigence, fut obligé de le nourrir. L'événement ayant répondu à quelques unes de ses prédictions, plusieurs le crurent inspiré, et le jugèrent déjà digne qu'on lui rendit les honneurs divins. Il y avait une loi qui interdisait la sépulture dans sa patrie à quiconque avait dépensé son patrimoine. Démocrite, dit Antisthène, informé de la chose, et ne voulant point donner prise à ses envieux et à ses calomniateurs, leur lut son ouvrage intitulé du Grand Monde, ouvrage qui surpasse tous ses autres écrits. Il ajoute que cela lui valut cinq cents talents, qu'on lui dressa des statues d'airain, et que lorsqu'il mourut il fut enterré aux dépens du public, après avoir vécu cent ans et au delà. <40> Démétrius, au contraire, veut que ses parents lurent son ouvrage du Monde, et qu'il ne fut estimé qu'à cent talents. Hippobote en fait le même récit. Aristoxène, dans ses Commentaires historiques, rapporte que Platon voulut brûler tout ce qu'il avait pu recueillir des œuvres de Démocrite ; mais qu'Amyclas et Clinias, philosophes pythagoriciens, l'en détournèrent, en lui représentant qu'il n'y gagnerait rien, parce que ces ouvrages étaient déjà trop répandus. Cela est si vrai, que quoique Platon fasse mention de presque tous les anciens sages, il garde absolument le silence sur Démocrite, même à l'égard de certains passages susceptibles de critique, sachant apparemment qu'avec les mauvaises dispositions qu'on lui connaissait à son égard, il passerait autrement pour s'être déchaîné contre le meilleur des philosophes, à qui Timon n'a pu refuser ces louanges : « Tel qu'était Démocrite, plein de prudence et agréable dans ses discours. » <41> Démocrite, dans son traité intitulé le petit Monde, dit qu'il était jeune homme lorsque Anaxagore avançait déjà en âge, lequel avait alors quarante ans de plus que lui. Il nous apprend qu'il composa ce traité sept cent trente ans après la ruine de Troie. Il était donc né, comme le remarque Apollodore dans ses Chroniques, vers la quatre-vingtième olympiade, ou, selon le calcul de Thrasyllus dans son ouvrage Des choses qu'il faut savoir avant de lire Démocrite, la troisième année de la soixante-dix septième olympiade, par conséquent un an plus âgé que Socrate, par conséquent encore contemporain d'Archélaüs disciple d'Anaxagore, et d'Œnopide de qui il a parlé. <42> Il fait aussi mention de l'opinion de Parménide et de Zénon, philosophes célèbres de son temps, au sujet de l'unité, ainsi que de Protagoras d'Abdère, que l'on convient avoir été contemporain de Socrate. Apollodore, dans le septième livre de ses Promenades, raconte qu'Hippocrate étant allé voir Démocrite, celui-ci envoya quérir du lait, et qu'après l'avoir regardé, il dit que c'était du lait d'une chèvre noire, qui avait porté pour la première fois; ce qui donna de lui une grande idée à Hippocrate, qui s'était fait accompagner par une jeune fille. Démocrite la remarqua. Bonjour, ma fille, lui dit-il. Mais l'ayant revue le lendemain, il la salua par ces mots : Bonjour, femme. Effectivement elle l'était devenue dès la nuit dernière. <43> Voici de quelle manière il mourut, selon Hermippe. Il était épuisé de vieillesse, et paraissait approcher de sa fin, ce qui affligeait fort sa sœur. Elle craignait que s'il venait à mourir bientôt, elle ne pourrait pas assister à la prochaine fête de Cérès. Démocrite l'encouragea, se fit apporter tous les jours des pains chauds qu'il approchait de ses narines, et se conserva par ce moyen la vie aussi longtemps que dura la fête. Les trois jours de solennité étant expirés, il rendit l'esprit avec beaucoup de tranquillité, dans la quatre-vingt-dix neuvième année de son âge, dit Hipparque. Ces vers sont les nôtres à son occasion : Quel est le sage dont le savoir approcha jamais de celui de Démocrite, à qui rien ne fut caché ? La mort s'avance, il l'arrête, il la retarde de trois jours, en respirant la vapeur de pains chauds. Passons de la vie de ce grand homme à ses sentiments. <44> Il admettait pour principes de l'univers les atomes et le vide, rejetant tout le reste comme fondé sur des conjectures. Il croyait qu'il y a des mondes à l'infini, qu'ils ont un commencement, et qu'ils sont sujets à corruption ; que rien ne se fait de rien, ni ne s'anéantit ; que les atomes sont infinis par rapport à la grandeur et au nombre ; qu'ils se meuvent en tourbillon, et que de là proviennent toutes les concrétions, le feu, l'eau, l'air, et la terre ; que ces matières sont des assemblages d'atomes ; que leur solidité les rend impénétrables, et fait qu'ils ne peuvent être détruits ; que le soleil et la lune sont formés par les mouvements et les circuits grossis de ces masses agitées en tourbillon ; que l’âme, qu'il dit être la même chose que l'esprit, est un composé de même nature ; que l'intuition se fait par des objets qui tombent sous son action ; <45> que tout s'opère absolument par la raison du mouvement de tourbillon qui est le principe de la génération, et qu'il appelle nécessité; que la fin de nos actions est la tranquillité d'esprit, non celle qu'on peut confondre avec la volupté, comme quelques uns l'ont mal compris; mais celle qui met l’âme dans un état de parfait repos; de manière que, constamment satisfaite, elle n'est troublée, ni par la crainte, ni par la superstition, ou par quelque autre passion que ce soit. Cet état, il le nomme la vraie situation de l'âme, et le distingue sous d'autres différents noms. Il disait encore que les choses faites sont des sujets d'opinion, mais que leurs principes, c'est-à-dire les atomes et le vide, sont tels par la nature.Voilà sa doctrine. [9,8] CHAPITRE VIII. PROTAGORE. Protagore était fils d'Artémon, ou de Méandre, disent Apollodore, et Dion dans son Histoire de Perse. Il naquit à Abdère, selon Héraclide du Pont, qui, dans son traité des Lois, avance qu'il donna des statuts aux Thuriens ; mais Eupolis, dans sa pièce intitulée les Flatteurs, veut qu'il prit naissance à Téjum : Protagoras de Téjum, dit-il, est là-dedans. Lui et Prodicus de Cée gagnaient leur vie à lire leurs ouvrages. De là vient que Platon, dans son Protagoras, assure que Prodicus avait la voix forte. Protagore fut disciple de Démocrite. Phavorin, dans son Histoire diverse, remarque qu'on lui donna le surnom de sage. <51> Il est le premier qui ait soutenu qu'en toutes choses on pouvait disputer le pour et le contre ; méthode dont il fit usage. Il commence quelque part un discours où il dit que « l'homme est la manière et la mesure de toutes choses, de celles qui sont comme telles en elles-mêmes, et de celles qui ne sont point, comme différentes de ce qu'elles sont. » Il disait que tout est vrai, et Platon, dans son Théétète, observe qu'il pensait que l’âme et les sens ne sont qu'une même chose. Dans un autre endroit il raisonne en ces termes : « Je n'ai rien à dire des dieux. Quant à la question s'il y en a ou s'il n'y en a point, plusieurs raisons empêchent qu'on ne puisse le savoir, entre autres l'obscurité de la question, et la courte durée de la vie. » <52> Cette proposition lui attira la disgrâce des Athéniens, qui le chassèrent de leur ville, condamnèrent ses œuvres à être brûlées en plein marché, et ceux qui en avaient des copies à les produire en justice, sur la sommation qui leur en serait faite par le crieur public. Il est le premier qui ait exigé cent mines de salaire, qui ait traité des parties du temps et des propriétés des saisons, qui ait introduit la dispute et inventé l'art des sophismes. Il est encore auteur de ce genre léger de dispute qui a encore lieu aujourd'hui, et qui consiste à laisser le sens, et à disputer du mot. De là les épithètes d'embrouillé, d'habile disputeur, que lui donne Timon. <53> Il est aussi le premier qui ait touché à la manière de raisonner de Socrate et au principe d'Antisthène, qui a prétendu, dit Platon dans son Euthydème, prouver qu'on ne peut disputer contre ce qui est établi. Artémidore le dialecticien, dans son traité contre Chrysippe, veut même qu'il ait été le premier qui enseigna à former des arguments sur les choses mises en question. Aristote à son tour lui attribue, dans son traité de l’Education, l'invention de l'engin qui sert à porter les fardeaux, étant lui-même portefaix, selon Épicure dans quelque endroit de ses ouvrages, et n'ayant fait la connaissance de Démocrite, sous lequel il s'est rendu si célèbre, qu'à l'occasion d'un fagot dont ce philosophe lui vit lier et arranger les bâtons. <54> Protagore divisa, avant tout autre, le discours en prière, demande, réponse et ordre. D'autres augmentent sa division jusqu'à sept parties, la narration, la demande, la réponse, l'ordre, la déclaration, la prière, l'appellation, qu'il nommait les fondements du discours. Au reste, Alcidamas ne le divise qu'en affirmation, négation, interrogation et appellation. Le premier de ses ouvrages qu'il lut fut le traité des Dieux, dont nous venons de parler. La lecture s'en fit par Archagoras son disciple, et fils de Théodote, à Athènes chez Euripide, ou dans la maison de Mégaclide selon quelques uns, ou dans le lycée selon d'autres. Pythodore, fils de Polyzèle, un des quatre cents, le déféra à la justice; mais Aristote reconnaît Euathle pour accusateur de Protagore. <55> Ceux de ses ouvrages qui existent encore sont intitulés : de l'Art de disputer, de la Lutte, des Sciences, de la République, de l'Ambition, des Vertus, de l'état des Choses considérées dans leurs principes, des Enfers, des Choses dont abusent les hommes, des Préceptes, Jugement sur le gain, deux livres d'objections. On a de Platon un dialogue qu'il composa contre ce philosophe. Philochore dit qu'il périt à bord d'un vaisseau qui fit naufrage en allant en Sicile. Il se fonde sur ce qu'Euripide le donne à entendre dans sa pièce intitulée Ixion. Quelques uns rapportent que pendant un voyage il mourut en chemin à l'âge de quatre-vingt dix ans, <56> ou de soixante et dix selon Apollodore. Au reste, il en passa quarante à exercer la philosophie, et florissait vers la soixante-quatorzième olympiade. Nous lui avons fait cette épigramme : Tu vieillissais déjà, Protagore, lorsque la mort te surprit, dit-on, à moitié chemin, dans ton retour à Athènes. La ville de Cécrops a pu te chasser, tu as pu toi-même quitter ce lieu chéri de Minerve, mais non te soustraire au cruel empire de Pluton. On raconte qu'un jour il demanda à Euathle, son disciple, le salaire de ses leçons, et que celui-ci lui ayant répondu qu'il n'avait point encore vaincu, il répliqua : J'ai vaincu, moi ! il est juste que j'en reçoive le prix. Quand tu vaincras à ton tour, fais-toi payer de même. Il y a eu deux autres Protagores : l'un astrologue, dont Euphorion a fait l'oraison funèbre ; l'autre, philosophe stoïcien. [9,9] CHAPITRE IX. DIOGÈNE APOLLONIATE. Diogène, fils d'Apollothémide, naquit à Apollonie. Il fut grand physicien, et fort célèbre pour son éloquence. Antisthène le dit disciple d'Anaximène. Il était contemporain d'Anaxagore, et Démétrius de Phalère, dans l’Apologie de Socrate, raconte qu'il faillit périr à Athènes par l'envie que lui portaient les habitants. Voici ses opinions. Il regardait l'air comme l'élément général. Il croyait qu'il y a des mondes sans nombre et un vide infini ; que l'air produit les mondes, en se condensant et se raréfiant ; que rien ne se fait de rien, et que le rien ne saurait se corrompre; que la terre est oblongue en rondeur, et située au milieu du monde; qu'elle a reçu sa consistance de la chaleur, et du froid la solidité de sa circonférence. Il entre en matière dans son ouvrage par ces mots : « Quiconque veut établir un système doit, à mon avis, poser un principe certain, et l'expliquer d'une manière simple et sérieuse. » [9,10] CHAPITRE X. ANAXARQUE. <58> Anaxarque, natif d'Abdère, fut disciple de Diomène de Smyrne, ou, selon d'autres, de Métrodore de Chio, qui disait qu'il ne savait pas même qu'il ne savait rien. Au reste, on veut que Hétrodore étudia sous Nessus de Chio, pendant que d'un autre côté on prétend qu'il fréquenta l'école de Démocrite. Anaxarque eut quelque habitude avec Alexandre, et florissait vers la cent dixième olympiade. Il se fit un ennemi dans la personne de Nicocréon, tyran de Cypre. Un jour qu'il soupait à la table d'Alexandre, ce prince lui demanda comment il trouvait le repas : « Sire, répondit-il, tout y est réglé avec magnificence. Il n'y manque qu'une chose : c'est la tête d'un de vos satrapes qu'il faudrait y servir. » Il prononça ces paroles en jetant les yeux sur Nicocréon, qui en fut irrité et s'en souvint. <59> En effet, lorsqu'après la mort du roi Anaxarque aborda malgré lui en Cypre, par la route qu'avait prise le vaisseau à bord duquel il était, Nicocréon le fit saisir ; et ayant ordonné qu'on le mît dans un mortier, il y fut pilé à coups de marteaux de fer. Il supporta ce supplice sans s'en embarrasser, et lâcha ces mots remarquables : « Broie, tant que tu voudras, le sac qui contient Anaxarque ; ce ne sera jamais lui que tu broieras. » Le tyran, dit-on, commanda qu'on lui coupât la langue ; mais il se la coupa lui-même avec les dents, et la lui cracha au visage. Voici de notre poésie à son occasion : Écrasez, bourreaux, écrasez ; redoublez vos efforts; vous ne mettrez en pièces que le sac qui renferme Anaxarque. Pour lui, il est déjà en retraite auprès de Jupiter. Bientôt il en instruira les puissances infernales, qui s'écrieront à haute voix : Va, barbare exécuteur ! <60> On appelait ce philosophe Fortuné, tant à cause de sa fermeté d'âme, que par rapport à sa tempérance. Ses répréhensions étaient d'un grand poids, jusque là qu'il fit revenir Alexandre de la présomption qu'il avait de se croire un dieu. Ce prince saignait d'un coup qu'il s'était donné. Il lui montra du doigt la blessure, et lui dit : Ce sang est du sang humain, et non celui qui anime les dieux. Néanmoins Plutarque assure qu'Alexandre lui-même tint ce propos à ses courtisans. Dans un autre temps Anaxarque but avant le roi, et lui montra la coupe, en disant : Bientôt un des dieux sera frappé d'une main mortelle. [9,11] CHAPITRE XI. PYRRHON. <61> Pyrrhon, Élien de naissance, eut Plistarque pour père, au rapport de Dioclès. Apollodore, dans ses Chroniques, dit qu'il fut d'abord peintre. Il devint disciple de Dryson, fils de Stilpon, selon le témoignage qu'en rend Alexandre dans ses Successions. Il s'attacha ensuite à Anaxarque, qu'il suivit partout; de sorte qu'il eut occasion de connaître les gymnosophistes dans les Indes, et de converser avec les mages. C'est de là qu'il paraît avoir tiré une philosophie hardie, ayant introduit l'incertitude, comme le remarque Ascanius d'Abdère. Il soutenait que rien n'est honnête ou honteux, juste ou injuste ; qu'il en est de même de tout le reste ; que rien n'est tel qu'il le parait; que les hommes n'agissent, comme ils font, que par institution et par coutume ; et qu'une chose n'est dans le fond pas plus celle-ci que celle-là. <62> Sa manière de vivre s'accordait avec ses discours ; car il ne se détournait pour rien, ne pensait à éviter quoi que ce fût, et s'exposait à tout ce qui se rencontrait dans son chemin. Chariots, précipices, chiens, et autres choses semblables, tout lui était égal, et il n'accordait rien aux sens. Ses amis le suivaient, et avaient soin de le garder, dit Antigone de Caryste ; mais Ænésidème veut que, quoiqu'il établit le système de l'incertitude dans ses discours, il ne laissait pas que d'agir avec précaution. Il vécut près de quatre-vingt-dix ans. Antigone de Caryste, dans son livre sur ce philosophe, en rapporte les particularités suivantes : Il mena d'abord, dit-il, une vie obscure, n'ayant dans sa pauvreté d'autre ressource que ce qu'il gagnait à peindre. On conserve encore dans le lieu des exercices, à Elis, quelques uns de ses tableaux assez bien travaillés, et qui représentent des torches. <63> Il avait coutume de se promener, aimait la solitude, et se montrait rarement aux personnes de sa maison. En cela il se réglait sur ce qu'il avait ouï dire à un Indien, qui reprochait à Anaxarque qu'on le voyait toujours assidu à la cour et disposé à captiver les bonnes grâces du prince, au lieu de songer à réformer les mœurs. Il ne changeait jamais de mine et de contenance, et s'il arrivait qu'on le quittât pendant qu'il parlait encore, il ne laissait pas que d'achever son discours : ce qui paraissait extraordinaire, eu égard à la vivacité qu'on lui avait connue dans sa jeunesse. Antigone ajoute qu'il voyageait souvent sans en rien dire à personne, et qu'il liait conversation avec tous ceux qu'il voulait. Un jour qu'Anaxarque était tombé dans une fosse, Pyrrhon passa outre, et ne l'aida point à le tirer de là. Il en fut blâmé, mais loué d'Anaxarque lui-même de ce qu'il portait l'indifférence jusqu'à ne s'émouvoir d'aucun accident. <64> On le surprit dans un moment qu'il parlait en lui-même; et comme on lui en demanda la raison. « Je médite, répliqua-t-il, sur les moyens de devenir homme de bien. » Dans la dispute personne ne trouvait à reprendre sur ses réponses, toujours exactement conformes aux questions proposées ; aussi se concilia-t-il par là l'amitié de Nausiphane, lors même qu'il était encore bien jeune. Celui-ci disait que dans les sentiments qu'on adoptait, il fallait être son propre guide, mais que dans les dispositions on devait suivre celles de Pyrrhon ; qu'Épicure admirait souvent le genre de vie de ce philosophe, et qu'il le questionnait continuellement sur son sujet. Pyrrhon remplit dans sa patrie les fonctions de grand-prêtre. On rendit même à sa considération un décret public, par lequel les philosophes furent déclarés exempts de tout tribut. Grand nombre de gens imitèrent son indifférence et le mépris qu'il faisait de toutes choses. De là le sujet de ces beaux vers de Timon dans son Pyrrhon et dans ses poésies satiriques : Pyrrhon, j'ai peine à comprendre comment il te fut jamais possible de t'élever au-dessus des fastueuses, vaines et frivoles opinions des sophistes. Oui; je ne conçois pas que tu aies pu, en l'affranchissant de l'esclavage des faussetés et des erreurs, te former un système d'indifférence si parfaite, que tu ne t'es soucié, ni de savoir sous quel climat est la Grèce, ni en quoi consiste ni d'où provient chaque chose. Il dit de plus dans ses Images: Apprends-moi, Pyrrhon, donne-moi à connaître quelle est cette vie aisée, cette vie tranquille dont tu jouis avec joie, cette vie enfin qui te fait seul goûter sur la terre une félicité semblable à celle d'un dieu entre les hommes. <66> Dioclès rapporte que les Athéniens accordèrent le droit de bourgeoisie de leur ville à Pyrrhon pour avoir tué Cotys, tyran de Thrace. Ce philosophe, observe Eratosthène dans son livre de l'Opulence et de la Pauvreté, tint ménage avec sa sœur, qui faisait le métier de sage-femme. Il avait pour elle tant de complaisance, qu'il portait au marché des poules et des cochons de lait à vendre, selon les occasions. Indifférent à tous égards, il balayait la maison, avait coutume de laver une truie et d'en nettoyer l'étable. Ayant un jour grondé sa sœur Philista, il répondit à quelqu'un qui lui remontrait qu'il oubliait son système, que « ce n'était pas d'une petite femme que dépendait la preuve de son indifférence. » Une autre fois qu'il se vit attaqué par un chien, il le repoussa ; sur quoi ayant été repris de sa vivacité, il dit : « Il est difficile à l'homme de se dépouiller tout à fait de l'humanité. Il faut y travailler de toutes ses forces, d'abord en réglant ses actions; et si on ne peut réussir par cette voie, on doit employer la raison contre tout ce qui révolte nos sens. » <67> On raconte que, lui étant venu un ulcère, il souffrit les emplâtres corrosifs, les incisions et les remèdes caustiques, sans froncer le sourcil. Timon trace son caractère dans ce qu'il écrit à Python. Philon d'Athènes, son ami, dit aussi qu'il parlait souvent de Démocrite, et qu'il admirait Homère, dont il citait fréquemment ce vers : Les hommes ressemblent aux feuilles des arbres. Il approuvait la comparaison que ce poète fait des hommes avec les mouches et les oiseaux, et répétait souvent ces autres vers : Ami, tu meurs ; mais pourquoi répandre des larmes inutiles ? Patrocle, cet homme bien au-dessus de toi, a cessé de vivre et n'est plus. En un mot, il goûtait tout ce que ce poète a avancé sur l'incertitude des choses humaines, sur la vanité des hommes et sur leur puérilité. <68> Posidonius rapporte que Pyrrhon, témoin de la consternation des personnes qui étaient avec lui dans un vaisseau exposé à une violente tempête, leur montra tranquillement un cochon qui mangeait à bord du vaisseau, et leur dit que la tranquillité de cet animal devait être celle du sage au milieu des dangers. Numénius est le seul qui avance que ce philosophe admettait des dogmes dans sa philosophie. Entre autres célèbres disciples de Pyrrhon, on nomme Euryloque, qui avait le défaut d'être si vif, qu'un jour il poursuivit son cuisinier jusqu'à la place publique, avec la broche et les viandes qui y tenaient. <69> Une autre fois, étant embarrassé dans une dispute à Élis, il jeta son habit et traversa le fleuve Alphée. Il était, ainsi que Timon, grand ennemi des sophistes. Pour Philon, il se donnait plus au raisonnement ; aussi Timon dit de lui : Qu’il évite les hommes et les affaires, qu'il parle avec lui-même, et ne s'embarrasse point de la gloire des disputes. Outre ceux-là, Pyrrhon eut pour disciples Hécatée d'Abdère, Timon de Phliasie, auteur des poésies satiriques, duquel nous parlerons ci-après ; et Nausiphane de Tejum, que la plupart prétendent avoir été le maître d'Épicure. Tous ces philosophes s'appelaient pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon, dont ils avaient été les disciples. Eu égard au principe qu'ils suivaient, on les nommait autrement hésitants, incertains, doutants et rechercheurs. <70> Le titre de rechercheurs portait sur ce qu'ils cherchaient toujours la vérité ; celui d'incertains, parce qu’ils ne la trouvaient jamais ; celui de doutants, parce qu'après leurs recherches ils persévéraient dans leurs doutes; celui d'hésitants, parce qu’ils balançaient à se ranger parmi les dogmatistes. J'ai dit qu'on les appelait pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon ; mais Théodosius, dans ses Chapitres sceptiques, trouve que le nom de pyrrhoniens ne convient point à ces philosophes incertains, parce qu'entre deux sentiments contraires l’âme ne penche pas plus d'un côté que d'un autre. On ne peut pas même se faire une idée de la disposition de Pyrrhon pour la préférer à d'autres, jusqu'à s'appeler de son nom, vu que Pyrrhon n'est pas le premier inventeur du principe de l'incertitude, et qu'il n'enseigne aucun dogme. Ainsi il faut plutôt appeler ces philosophes semblables à Pyrrhon pour les mœurs. <71> Il y en a qui regardent Homère comme le premier auteur de ce système, parce qu’il parle plus diversement des mêmes choses que d'autres écrivains, et ne s'attache à porter un jugement déterminé sur rien. Les sept sages même ont dit des choses qui s'accordent avec ce principe, comme ces maximes : Rien de trop, Qui répond s'expose à perdre, parce que celui qui s'engage pour un autre en reçoit toujours quelque dommage. Archiloque et Euripide paraissent aussi partisans de l'incertitude; l'un dans ces vers: Glaucus, fils de Leptine, sachez que les idées des hommes sont telles que Jupiter les leur envoie tous les jours; l'autre dans ceux-ci : O Jupiter ! quelle sagesse peut-on attribuer aux hommes, puisque nous dépendons de toi, et que nous ne faisons que ce que tu veux que nous fassions ? <72> Bien plus, suivant ceux dont nous parlons, Xénophane, Zénon d'Élée et Démocrite ont été eux-mêmes philosophes sceptiques. Xénophane dit que personne ne sait et ne saura jamais rien clairement. Zénon anéantit le mouvement, par la raison que « ce qui se meut ne se meut « ni dans l'endroit où il est, ni dans un lieu différent de celui où il est. » Démocrite détruit la réalité des qualités, en disant que c'est par opinion qu'une chose passe pour froide et l'autre pour chaude, et que les seules causes réelles sont les atomes et le vide. » Il ajoute que « nous ne connaissons rien des causes, parce que la vérité est profondément cachée. Platon laisse aux dieux et aux enfants des dieux la connaissance de la vérité, et recherche seulement ce qui est vraisemblable. » <73> Qui sait, dit Euripide, si ce que les hommes appellent vivre n'est pas mourir, et si ce qu'ils appellent mourir n'est pas une vie ? Empédocle veut qu'il y ait des choses que les hommes n'ont pas vues, qu'ils n'ont point entendues et qu'ils ne peuvent comprendre. Il avait dit auparavant qu'on n'est persuadé que des choses auxquelles chacun en particulier vient à faire réflexion. » Héraclite prétend que « nous ne devons pas risquer des conjectures sur des choses au-dessus de nous. » Hippocrate s'exprime avec ambiguïté, et humainement parlant. Longtemps auparavant, Homère avait soutenu « que les hommes ne font que parler, et débitent des fables; que chacun trouve dans un sujet une abondante matière de parler; que ce que l'un a dit d'abord, il l'entendra ensuite dire à un autre. » Par-là il entendait le crédit qu'ont parmi les hommes les discours pour et contre. <74> Les philosophes sceptiques renversent donc les opinions de toutes les sectes de philosophie, sans fonder eux-mêmes aucun dogme, se contentant d'alléguer les sentiments des autres et de n'en rien définir, pas même cela qu'ils ne définissent rien. C'est pourquoi, en avertissant qu'ils ne définissaient rien, ils enveloppaient là-dedans cette proposition même, qu'ils ne définissaient rien; car, sans cela, ils auraient décidé quelque chose. Ils disaient donc qu'ils ne faisaient qu'alléguer les sentiments des autres pour en montrer le peu de solidité, comme si, en indiquant cela, ils en constataient la preuve. Ainsi ces mots, Nous ne définirons rien, marquent une indécision, comme l'expression de pas plus que dont ils se servaient, de même que ce qu'ils disaient, qu'il n'y a pas de raison à laquelle on ne puisse en opposer une autre. <75> Il faut remarquer sur l'expression de pas plus que, qu'elle s'applique quelquefois dans un sens positif à certaines choses, comme si elles étaient semblables; par exemple : Un pirate n'est pas plus méchant qu'un menteur. Mais les philosophes sceptiques ne prenaient pas ce mot dans un sens positif; ils le prenaient dans un sens destructif, comme quand on dit, Il n'y a pas plus eu de Scylle que de Chimère. Ce mot plus que se prend aussi quelquefois par comparaison, comme quand on dit que le miel est plus doux que le raisin; et quelquefois tout ensemble affirmativement et négativement, comme dans ce raisonnement : La vertu est plus utile que nuisible ; car on affirme qu'elle est utile, et on nie qu'elle soit nuisible. <76> Mais les sceptiques ôtent toute force à cette expression pas plus que, en disant que tout comme on ne peut pas plus dire qu'il y a une Providence qu'on ne peut dire qu'il n'y en a point, de même aussi cette expression pas plus que n'est pas plus qu'elle n'est pas. Elle signifie donc la même chose que ne rien définir et être indécis, comme le dit Timon dans son Python. Pareillement, ce qu'ils disent qu'il n'y a point de raison à laquelle on ne puisse en opposer une contraire, emporte la même indécision, parce que si les raisons de choses contraires sont équivalentes, il en doit résulter l'ignorance de la vérité ; et cette proposition même est, selon eux, combattue par une raison contraire, qui, à son tour, après avoir détruit celles qui lui sont opposées, se détruit elle-même, à peu près comme les remèdes purgatifs passent eux-mêmes avec les matières qu'ils chassent. <77> Quant à ce que disent les dogmatistes, que cette manière de raisonner n'est pas détruire la raison, mais plutôt la confirmer, les sceptiques répondent qu'ils ne se servent des raisons que pour un simple usage, parce qu'en effet il n'est pas possible qu'une raison soit détruite par ce qui n'est point une raison : tout comme, ajoutent-ils, lorsque nous disons qu'il n'y a point de lieu, nous sommes obligés de prononcer le mot de lieu, nous l'exprimons, non dans un sens affirmatif, mais d'une manière simplement déclarative. La même chose a lieu lorsqu'en disant que rien ne se fait par nécessité, nous sommes obligés de prononcer le mot de nécessité. Ainsi expliquaient ces philosophes leurs sentiments; car ils prétendaient que tout ce que nous voyons n'est pas tel dans sa nature, mais une apparence. Ils disaient qu'ils recherchaient, non ce qui se peut comprendre, car la compréhension emporte évidence, mais seulement ce que les sens nous découvrent des objets ; <78> de sorte que la raison, selon Pyrrhon, n'est qu'un simple souvenir des apparences, ou des choses qu'on conçoit tellement quelles sont : souvenir par lequel on compare les choses les unes aux autres, dont on fait un assemblage inutile, et qui ne sert qu'à troubler l'esprit, comme s'exprime Ænésidème dans son Tableau du pyrrhonisme. Quant à la manière contraire dont ils envisagent les objets, après avoir montré par quels moyens on se persuade une chose, ils emploient les mêmes moyens pour en détruire la croyance. Les choses qu'on se persuade sont, ou des choses qui, selon le rapport des sens, sont toujours telles, ou qui n'arrivent jamais, ou rarement ; des choses ordinaires, ou différenciées par les lois ; enfin des choses agréables ou surprenantes : <79> et ils faisaient voir, par des raisons contraires à celles qui fondent la croyance à ces divers égards, qu'il y avait égalité dans les persuasions opposées. Les pyrrhoniens rangent sous dix classes, suivant la différence des objets, leurs raisons d'incertitude sur les apparences qui tombent sous la vue ou sous l'entendement. Premièrement, ils allèguent la différence qui se remarque entre les animaux par rapport au plaisir et à la douleur, et à ce qui est utile ou nuisible. De là ils concluent que les mêmes objets ne produisent pas les mêmes idées; différence qui doit entraîner l'incertitude. <80> Car, disent-ils, il y a des animaux qui s'engendrent sans union de sexes, comme ceux qui vivent dans le feu, le phénix d'Arabie et les tignes ; d'autres par l'union des sexes, comme les hommes et plusieurs autres. Pareillement, leur constitution n'est pas la même ; ce qui fait aussi qu'il y a de la différence dans les sens dont ils sont doués. Le faucon a la vue perçante, le chien l'odorat fin. Or il faut nécessairement qu'y ayant diversité dans la manière dont ils voient les objets, il y en ait aussi dans les idées qu'ils s'en forment. Les chèvres broutent des branches d'arbrisseaux, mais les hommes les trouvent amères ; la caille mange de la ciguë, c'est un poison pour les hommes ; le porc se nourrit de fiente, ce qui répugne au cheval. En second lieu, ils allèguent la différence qui se remarque entre les hommes selon les tempéraments. Démophon, maître d'hôtel d'Alexandre, avait chaud à l'ombre et froid au soleil. <81> Aristote dit qu'Andron d'Argos traversait les sables de Libye sans boire. L'un s'applique à la médecine, l'autre à l'agriculture, celui-là au négoce, et ce qui est nuisible aux uns se trouve être utile aux autres ; nouveau sujet d'incertitude. En troisième lieu, ils se fondent sur la différence des organes des sens. Une pomme paraît pâle à la vue, douce au goût, agréable à l'odorat. Le même objet, vu dans un miroir, change selon que le miroir est disposé. D'où il s'ensuit qu'une chose n'est pas plus telle qu'elle paraît, qu'elle n'est telle autre. <82> En quatrième lieu, ils citent les différences qui ont lieu dans la disposition, et en général les changements auxquels on est sujet par rapport à la santé, à la maladie, au sommeil, au réveil, à la joie, à la tristesse, à la jeunesse, à la vieillesse, au courage, à la crainte, au besoin, à la réplétion, à la haine, à l'amitié, au chaud, au froid. Tout cela influe sur l'ouverture ou le resserrement des pores des sens : de sorte qu'il faut que les choses paraissent autrement, selon qu'on est différemment disposé. Et pourquoi décide-t-on que les gens qui ont l'esprit troublé sont dans un dérangement de nature? Qui peut dire qu'ils sont dans ce cas plutôt que nous n'y sommes? Ne voyons-nous pas nous-mêmes le soleil comme s'il était arrêté ? Tithorée le stoïcien se promenait en dormant, et un domestique de Périclès dormait au haut d'un toit. <83> Leur cinquième raison est prise de l'éducation, des lois, des opinions fabuleuses, des conventions nationales et des opinions dogmatiques; autant de sources d'où découlent les idées de l'honnête et de ce qui est honteux, du vrai et du faux, des biens et des maux, des dieux, de l'origine et de la corruption, des choses qui paraissent dans le monde. De là vient que ce que les uns estiment juste, les autres le trouvent injuste; et que ce qui paraît un bien à ceux-ci est un mal pour ceux-là. Les Perses croient le mariage d'un père avec sa fille permis; les Grecs en ont horreur. Les Massagètes pratiquent la communauté des femmes, comme dit Eudoxe dans le premier livre de son ouvrage intitulé le Tour de la terre ; les Grecs n'ont point cette coutume. Les habitants de Cilicie aiment le larcin, les Grecs le blâment. <84> Pareillement, à l'égard des dieux, les uns croient une Providence, les autres n'y ajoutent aucune foi. Les Égyptiens embaument leurs morts, les Romains les brûlent, les Pæoniens les jettent dans les étangs : nouveau sujet de suspendre son jugement sur la vérité. En sixième lieu, ils se fondent sur le mélange des choses les unes avec les autres, ce qui est cause que nous n'en voyons jamais aucune simplement et en elle-même, mais selon l'union qu'elle a avec l'air, la lumière, avec des choses liquides ou solides, avec le froid, le chaud, le mouvement, les évaporations, et autres qualités semblables. Ainsi le pourpre paraît de couleur différente au soleil, à la lune et à la chandelle. <85> Notre propre teint paraît être autre le midi que le soir. Une pierre que deux hommes transportent difficilement par l'air se transporte plus aisément par l'eau, soit que l'eau diminue sa pesanteur ou que l'air l'augmente. En septième lieu, ils s'appuient sur la différente situation de certaines choses, et sur leur relation avec les lieux où elles se trouvent. Cela fait que celles qu'on croit grandes paraissent petites ; que celles qui sont carrées semblent être rondes ; que celles qui ont la superficie plane paraissent relevées; que celles qui sont droites paraissent courbes, et que celles qui sont blanches se présentent sous une autre couleur. Ainsi le soleil nous paraît peu de chose, à cause de son éloignement. Les montagnes nous paraissent de loin comme des colonnes d'air et aisées à monter, au lieu que, vues de près, nous en trouvons la pente roide et escarpée. <86> Le soleil nous paraît autre en se levant qu'il n'est à midi. Le même corps nous paraît différent dans un bois que dans une plaine. Il en est ainsi d'une figure selon qu'elle est différemment posée, et du cou d'un pigeon selon qu'il est diversement tourné. Comme donc on ne peut examiner aucune chose en faisant abstraction du lieu qu'elle occupe, il s'ensuit qu’on en ignore aussi la nature. Leur huitième raison est tirée des diverses quantités, soit du froid ou du chaud, de la vitesse ou de la lenteur, de la pâleur, ou d'autres couleurs. Le vin, pris modérément, fortifie; bu avec excès, il trouble le cerveau. On doit en dire autant de la nourriture, et d'autres choses semblables. <87> Leur neuvième raison consiste en ce qu'une chose paraît extraordinaire et rare, suivant qu'une autre est plus ou moins ordinaire. Les tremblements de terre ne surprennent point dans les lieux où l'on a coutume d'en sentir, et nous n'admirons point le soleil, parce que nous le voyons tous les jours. Au reste, Phavorin compte cette neuvième raison pour la huitième. Sextus et Mnésidème en font la dixième; de sorte que Sextus suppute pour dixième raison celle que Phavorin nomme la neuvième. Leur dixième raison est prise des relations que les choses ont les unes avec les autres, comme de ce qui est léger avec ce qui est pesant, de ce qui est fort avec ce qui est faible, de ce qui est grand avec ce qui est petit, de ce qui est haut avec ce qui est bas. Ainsi le côté droit n'est pas tel par sa nature, mais par sa relation avec le côté gauche ; <88> de sorte que si on ôte celui-ci, il n'y aura plus de côté droit. De même les qualités de père et de frère sont des choses relatives. On dit qu'il fait jour relativement au soleil ; et en général tout a un rapport si direct avec l'entendement, qu'on ne saurait connaître les choses relatives en elles-mêmes. Voilà les dix classes dans lesquelles ces philosophes rangent les raisons de leur incertitude. Agrippa y en ajoute encore cinq autres; la différence des sentiments, le progrès qu'il faut faire à l'infini de l'une à l'autre, les relations mutuelles, les suppositions arbitraires, le rapport de la preuve avec la chose prouvée. La différence qu'il y a dans les sentiments fait voir que toutes les questions que l'on traite ordinairement, ou qui sont proposées par les philosophes, sont toujours pleines de disputes et de confusion. La raison, prise du progrès qu'il faut faire d'une chose à l'autre, démontre qu'on ne peut rien affirmer, puisque la preuve de celle-ci dépend de celle-là, et ainsi à l'infini. <89> Quant aux relations mutuelles, on ne saurait rien considérer séparément; au contraire, il faut examiner une chose conjointement avec une autre, ce qui répand de l'ignorance sur ce que l'on recherche. La raison prise des suppositions arbitraires porte contre ceux qui croient qu'il faut admettre certains premiers principes comme indubitables en eux-mêmes, et au-delà desquels on ne doit point aller; sentiment d'autant plus absurde, qu'il est également permis de supposer des principes contraires. Enfin, la raison prise du rapport de la preuve avec la chose prouvée porte contre ceux qui, voulant établir une hypothèse, se servent d'une raison qui a besoin d'être confirmée par la chose même qu'on veut prouver, comme si pour démontrer qu'il y a des pores parce qu’il se fait des évaporations, on prenait celles-ci pour preuve des autres. <90> Ces philosophes niaient toute démonstration, tout jugement, tout caractère, toute cause, mouvement, science, génération, et croyaient que rien n'est par sa nature bon ou mauvais. Toute démonstration, disaient-ils, est formée, ou de choses démontrées, ou d'autres qui ne le sont point. Si c'est de choses qui se démontrent, elles-mêmes devront être démontrées, et ainsi jusqu’à l'infini. Si, au contraire, c'est de choses qui ne se démontrent point, et que toutes, ou quelques unes, ou une seule, soient autres qu'on ne les conçoit, tout le raisonnement cesse d'être démontré. Ils ajoutent que, s'il semble qu'il y ait des choses qui n'ont pas besoin de démonstration, il est surprenant qu'on ne voie pas qu'il faut démontrer cela même que ce sont de premiers principes : <91> car on ne saurait prouver qu'il y a quatre éléments par la raison qu'il y a quatre éléments. Outre cela, si on ne peut ajouter foi aux parties d'une proposition, nécessairement on doit se refuser à la démonstration générale. Il faut donc un caractère de vérité, afin que nous sachions que c'est une démonstration, et nous avons également besoin d'une démonstration pour connaître le caractère de vérité. Or, comme ces deux choses dépendent l'une de l'autre, elles sont un sujet qui nous oblige de suspendre notre jugement. Et comment parviendra-t-on à la certitude sur des choses qui ne sont pas évidentes, si on ignore comment elles doivent se démontrer? On recherche, non pas ce qu'elles paraissent être, mais ce qu'elles sont en effet. Ils traitaient les dogmatistes d'insensés ; car, disaient-ils, des principes qu'on suppose prouvés ne sont point un sujet de recherche, mais des choses posées telles ; et, en raisonnant de cette manière, on pourrait établir l'existence de choses impossibles. <92> Ils disaient encore que ceux qui croyaient qu'il ne faut pas juger de la vérité par les circonstances des choses, ni fonder ses règles sur la nature, se faisaient eux-mêmes des règles sur tout, sans prendre garde que ce qui paraît est tel par les circonstances qui l'environnent et par la manière dont il est disposé; de sorte, concluaient-ils, qu'il faut dire, ou que tout est vrai, ou que tout est faux : car si l'on avance qu'il y a seulement certaines choses vraies, comment les discernera-t-on? Les sens ne peuvent être caractère de vérité pour ce qui regarde les choses sensibles, puisqu'ils les envisagent toutes d'une manière égale. Il en est de même de l'entendement par la même raison ; et outre les sens et l'entendement, il n'y a aucune voie par laquelle on puisse discerner la vérité. Celui donc, continuent-ils, qui établit quelque chose, ou sensible, ou intelligible, doit premièrement fixer les opinions qu'on en a ; car les uns en ôtent une partie, les autres une autre. <93> Il est donc nécessaire de juger, ou par les sens, ou par l'entendement. Mais tous les deux sont un sujet de dispute; ainsi on ne peut discerner la vérité entre les opinions, tant à l'égard des choses sensibles que par rapport aux choses intelligibles. Or si, vu cette contrariété qui est dans les esprits, on est obligé de rendre raison à tous, on détruit la règle par laquelle toutes choses paraissent pouvoir être discernées, et il faudra regarder tout comme égal. Ils poussent plus loin leur dispute par ce raisonnement : Une chose vous paraît probable. Si vous dites qu'elle vous paraît probable, vous n'avez rien à opposer à celui qui ne la trouve pas telle; car comme vous êtes croyable en disant que vous voyez une chose de cette manière, votre adversaire est aussi croyable que vous en disant qu'il ne la voit pas de même. Que si la chose dont il s'agit n'est point probable, on n'en croira pas non plus celui qui assurera qu'il la voit clairement et distinctement. On ne doit pas prendre pour véritable ce dont on est persuadé, les hommes n'étant pas tous, ni toujours, également, persuadés des mêmes choses. <94> La persuasion vient souvent d'une cause extérieure, et est quelquefois produite, ou par l'autorité de celui qui parle, ou par la manière insinuante dont il s'exprime, ou par la considération de ce qui est agréable. Les pyrrhoniens détruisaient encore tout caractère de vérité, en raisonnant de cette manière : Ou ce caractère de vérité est une chose examinée, ou non. Si c'est une chose qu'on n'a pas examinée, elle ne mérite aucune créance, et ne peut contribuer à discerner le vrai et le faux. Si c'est une chose dont on a fait l'examen, elle est du nombre des choses qui doivent être considérées par parties; de sorte qu'elle sera à la fois juge et matière de jugement. Ce qui sert à juger de ce caractère de vérité devra être jugé par un autre caractère de même nature, celui-ci encore par un autre, et ainsi à l'infini. <95> Ajoutez à cela, disent-ils, qu'on n'est pas même d'accord sur ce caractère de vérité, les uns disant que c'est l'effet du jugement de l'homme, les autres l'attribuant aux sens, d'autres à la raison, d'autres encore à une idée évidente. L'homme ne s'accorde, ni avec lui-même, ni avec les autres; témoin la différence des lois et des mœurs. Les sens sont trompeurs, la raison n'agit pas en tous d'une manière uniforme, les idées évidentes doivent être jugées par l'entendement, et l'entendement lui-même est sujet à divers changements de sentiments. De là ils inféraient qu'il n'y a point de caractère de vérité avec certitude, et que par conséquent on ne peut connaître la vérité. <96> Ces philosophes niaient aussi qu'il y eût des signes par lesquels on pût connaître les choses, parce que, s'il y a quelque signe pareil, il doit être ou sensible ou intelligible. Or, disent-ils, il n'est pas sensible, parce que la qualité sensible est une chose générale, et le signe une chose particulière. La qualité sensible regarde d'ailleurs la différence d'une chose, au lieu que le signe a rapport à ses relations. Ce n'est pas non plus une chose intelligible ; car ce devrait être, ou un signe apparent d'une chose apparente, ou un signe obscur d'une chose obscure, ou un signe obscur d'une chose apparente, ou un signe apparent d'une chose obscure. Or rien de tout cela n'a lieu ; par conséquent point de signes. Il n'y en a pas d'apparent d'une chose apparente, puisque pareille chose n'a pas besoin de signe. Il n'y en a point d'obscur d'une chose obscure, car une chose qui est découverte par quelque autre doit être apparente. Il n'y en a point d'obscur d'une chose apparente, parce qu'une chose est apparente dès là même qu'elle est connaissable. <97> Enfin il n'y a point de signe apparent d'une chose obscure, parce que le signe, regardant les relations des choses, est compris dans la chose même dont il est signe ; ce qui ne peut autrement avoir lieu. De ces raisonnements, ils tiraient cette conséquence, qu'on ne peut parvenir à connaître rien des choses qui ne sont pas évidentes, puisqu'on dit que c'est par leurs signes qu'on doit les connaître. Pareillement ils n'admettent point de cause à la faveur de ce raisonnement. La cause est quelque chose de relatif; elle a rapport à ce dont elle est cause: or les relations sont des objets de l'esprit qui n'ont point d'existence réelle; donc les causes ne sont que des idées de l'esprit. <98> Car si elles sont effectivement causes, elles doivent être jointes à ce dont on dit qu'elles sont causes ; autrement elles n'auront point cette qualité. Et de même qu'un père n'est point tel, à moins que celui dont on dit qu'il est père n'existe ; de même aussi une cause n'est point cause sans la réalité de ce dont on dit qu'elle est cause. Cette réalité n'a point lieu, n'y ayant ni génération, ni corruption, ni autre chose semblable. De plus, s'il y a des causes, ou ce sera une chose corporelle qui sera cause d'une chose corporelle, ou ce sera une chose incorporelle qui sera cause d'une chose incorporelle ; mais rien de cela n'a lieu, il n'y a donc point de cause. Une chose corporelle ne peut être cause d'une chose corporelle, puisqu'elles ont toutes deux la même nature ; <99> et si l'on dit que l'une des deux est cause en tant que corporelle, l'autre étant pareillement corporelle sera aussi cause en même temps; de sorte qu'on aura deux causes sans patient. Par la même raison, une chose incorporelle ne peut être cause d'une chose incorporelle, non plus qu'une chose incorporelle ne peut l'être d'une chose corporelle, parce que ce qui est incorporel ne produit pas ce qui est corporel. De même une chose corporelle ne sera point cause d'une chose incorporelle, parce que, dans la formation, l'agent et le patient doivent être de même matière, et que ce qui est incorporel ne peut être le sujet patient d'une cause corporelle, ni de quelque autre cause matérielle et efficiente. De là ils déduisent que ce qu'on dit des principes des choses ne se soutient pas, parce qu’il faut nécessairement qu'il y ait quelque chose qui agisse par lui-même, et qui opère le reste. Ces philosophes nient aussi le mouvement, par la raison que ce qui est mu, ou se meut dans l'endroit même où il est, ou dans celui où il n'est pas. Or il ne se meut ni dans l'un ni dans l'autre ; donc il n'y a point de mouvement. <100> Ils abolissent toute science, en disant, ou qu'on enseigne ce qui est en tant qu'il est, ou ce qui n'est pas en tant qu'il n'est pas. Le premier n'est point nécessaire, puisque chacun voit la nature des choses qui existent ; le second inutile, vu que les choses qui n'existent point n'acquièrent rien de nouveau que l'on puisse enseigner et apprendre. Il n'y a point de génération, disent-ils ; car ce qui est déjà ne se fait point, non plus que ce qui n'est pas, puisqu'il n'a point d'existence actuelle. <101> Ils nient encore que le bien et le mal soient tels par nature, parce que s'il y a quelque chose naturellement bonne ou mauvaise, elle doit être l'un ou l'autre pour tout le monde, comme la neige, que chacun trouve froid. Or, il n'y a aucun bien ni aucun mal qui paraisse tel à tous les hommes ; donc il n'y en a point qui soit tel par nature. Car, enfin, ou l'on doit regarder ce qu'on appelle bien comme bien en général, ou il ne faut pas le considérer comme bien réel. Le premier ne se peut, parce que la même chose est envisagée comme un bien par l'un, et comme un mal par l'autre. Épicure tient que la volupté est un bien, Antisthène l'appelle un mal : la même chose sera donc un bien et un mal tout à la fois. Que si on ne regarde pas ce qu'un homme appelle bien comme étant universellement tel, il faudra distinguer les différentes opinions ; ce qui n'est pas possible à cause de la force égale des raisons contraires : d'où ils concluaient que nous ignorons s'il y a quelque bien qui soit tel par nature. <102> Au reste, on peut connaître tout le système de leurs raisons par les recueils qu'ils en ont laissés. Pyrrhon n'a rien écrit, mais on a des ouvrages de ses disciples, de Timon, d'Ænésidème, de Numénius, de Nausiphane et d'autres. Les philosophes dogmatistes opposent aux pyrrhoniens que, contre leurs principes, ils reçoivent des vérités et établissent des dogmes. Ils reçoivent des vérités par cela même qu'ils disputent, qu'ils avancent qu'on ne peut rien définir, et que toute raison est combattue par des raisons contraires. Au moins il est vrai qu'en ceci ils définissent et établissent un principe. <103> Voici ce qu'ils répondent à ces objections : « Nous convenons que nous participons aux sentiments de l'humanité. Nous croyons qu'il fait jour, que nous vivons, et que nous recevons bien d'autres choses pareilles qui ont lieu dans la vie ; mais nous suspendons notre jugement sur les choses que les dogmatistes affirment être évidentes par la raison, et nous les regardons comme incertaines. En un mot, nous n'admettons que les sentiments. Nous convenons que nous voyons, nous savons que nous pensons; mais nous ignorons de quelle manière nous apercevons les objets, ou comment nous viennent nos pensées. Nous disons, par manière de parler, que telle chose est blanche ; mais non par voie d'affirmation, pour assurer qu'elle est telle en effet. <104> Quant, aux expressions que nous ne définissons rien, et autres termes semblables dont nous faisons usage, nous ne les employons pas comme des principes. Ces expressions sont différentes en cela des principes qu'établissent les dogmatistes quand ils disent, par exemple, que le monde est sphérique. L'assertion est incertaine, au lieu que nos expressions sont des aveux qui emportent une certitude. Ainsi, quand nous disons que nous ne définissons rien, nous ne décidons pas même ce que nous exprimons. Les dogmatistes leur reprochent encore qu'ils détruisent l'essence de la vie, dès qu'ils en ôtent tout ce en quoi elle consiste. Les pyrrhoniens leur donnent le démenti. Ils disent qu'ils n'ôtent point la vue, qu'ils ignorent seulement comment elle se fait. Nous supposons avec vous ce qui parait, ajoutent-ils; nous doutons seulement qu'il soit tel qu'il est vu. Nous sentons que le feu brûle; mais s'il agit ainsi par une faculté qui lui est naturelle, c'est ce que nous ne déterminons point. <105> Nous voyons qu'un homme se remue et se promène, mais nous ignorons comment s'effectue ce mouvement. Nos raisonnements ne tombent donc simplement que sur l'incertitude qui est jointe aux apparences des choses. Quand nous disons qu'une statue a des dehors relevés, nous exprimons ce qui parait; lorsqu'au contraire nous assurons qu'elle n'en a point, nous ne parlons plus de l'apparence, nous parlons d'autre chose. » De là vient ce qu'observe Timon dans trois de ses ouvrages : dans ses écrits à Python, que Pyrrhon n'a point détruit l'autorité de la coutume; dans ses images, qu'il prenait l'objet tel qu'il paraissait à la vue; et dans son traité des Sens, qu'il n'affirmait pas qu'une chose était douce, mais qu'elle semblait l'être. <106> Ænésidème, dans son premier livre des Discours de Pyrrhon, dit aussi que ce philosophe ne décidait rien dogmatiquement, à cause de l'équivalence des raisons contraires, mais qu'il s'en tenait aux apparences; ce qu'Ænésidème répète dans son traité contre la Philosophie, et dans celui de la Recherche. Zeuxis, ami d'Ænésidème, dans son livre des Deux sortes de raisons, Antiochus de Laodicée, et Apellas dans son traité d'Agrippa, ne posent aussi d'autre système que celui des seules apparences. Ainsi donc les pyrrhoniens admettent pour caractère de vérité ce que les objets présentent à la vue, selon ce qu'en dit Ænésidème. Épicure a été du même sentiment, <107> et Démocrite déclare qu'il ne connaît rien aux apparences, qu'elles ne sont point toutes réelles, et qu'il y en a même qui n'existent pas. Les dogmatistes font là-dessus une difficulté aux pyrrhoniens, prise de ce que les mêmes apparences n'excitent pas les mêmes idées. Par exemple, une tour peut paraître ronde et carrée. Si donc un pyrrhonien ne décide sur aucune de ces apparences, il demeure sans agir ; et s'il se détermine pour l'une ou l'autre, il ne donne pas aux apparences une force égale. Ils répondent que, quand les apparences excitent des idées différentes, ils disent cela même qu'il y a diverses apparences, et que c'est pour cela qu'ils font profession de n'admettre que ce qui parait. Quant à la fin qu'il faut se proposer, les pyrrhoniens veulent que ce soit la tranquillité d'esprit qui suit la suspension du jugement, à peu près comme l'ombre accompagne un corps, s'expriment Timon et Ænésidème. <108> Ils avancent que les choses qui dépendent de nous ne sont pas un sujet de choix ou d'aversion, excepté celles qui excèdent notre pouvoir, et auxquelles nous sommes soumis par une nécessité que nous ne pouvons éviter, comme d'avoir faim et soif, ou de sentir de la douleur ; choses contre lesquelles la raison ne peut rien. Sur ce que les dogmatistes leur demandent comment un sceptique peut vivre sans se dispenser, par exemple, d'obéir si on lui ordonnait de tuer son père, ils répondent qu'ils ne savent pas comment un dogmatiste pourrait vivre en s'abstenant des questions qui ne regardent point la vie et la conduite ordinaire. Ils concluent enfin qu'ils choisissent et évitent certaines choses en suivant la coutume, et qu'ils reçoivent l'usage des lois. Il y en a qui prétendent que les pyrrhoniens établissaient pour fin l'exemption de passions; d'autres, la douceur. [9,12] CHAPITRE XII. TIMON. <109> Apollonide de Nicée, dont nous avons fait l'éloge dans nos Œuvres poétiques, assure, livre premier de ses Poésies satiriques dédiées à Tibère César, que Timon était fils de Timarque et originaire de Phliasie ; qu'ayant perdu son père dans sa jeunesse, il s'appliqua à la danse ; qu'ensuite il changea de sentiment, et s'en alla à Mégare auprès de Stilpon ; qu'après avoir passé bien du temps avec lui, il retourna dans sa patrie et s'y maria; que de là il se rendit, conjointement avec sa femme, à Élis, chez Pyrrhon ; qu'il s'arrêta dans cet endroit jusqu'à ce qu'il eut des enfants ; et qu'il instruisit dans la médecine l'aîné de ses fils, nommé Xanthus, lequel hérita de son père sa manière de vivre et ses préceptes. <110> Timon, assure Sotion, livre onzième, se rendit illustre par son éloquence ; mais, comme il manquait du nécessaire, il se retira dans l'Hellespont et dans la Propontide. Il y enseigna à Chalcédoine la philosophie et l'art oratoire, avec un succès qui lui mérita beaucoup de louange. Devenu plus riche, il partit de là pour Athènes, où il vécut jusqu'à sa mort, excepté qu'il demeura peu de temps à Thèbes. Il fut connu et estimé du roi Antigone, ainsi que de Ptolomée Philadelphe, comme il l'avoue lui-même dans ses vers ïambes. Antigone dit que Timon aimait à boire, et ne s'occupait pas beaucoup de la philosophie. Il composa des poèmes, différentes sortes de vers, des tragédies, des satires, trente comédies, soixante tragédies, outre des poésies libres et bouffonnes. <111> On a aussi de lui un livre de poésie logadique, où sont contenus plus de vingt mille vers ; livre dont il est fait mention dans Antigone de Caryste, auteur de la Vie de Timon. Ses poésies burlesques renferment trois livres, dans lesquels, en qualité de pyrrhonien, il satirise tous les philosophes dogmatistes, en les parodiant à l'imitation des anciens poètes. Le premier de ces livres est un narré simple et clairement écrit ; le second et le troisième sont une espèce de dialogue où les questions se proposent par Xénophane de Colophen, et auxquelles il semble répondre lui-même. Dans le second livre il parle des anciens, dans le troisième des modernes; <112> ce qui a donné à quelquesuns occasion de l'appeler Épilogueur. Le premier livre contient les mêmes matières que les deux autres, hormis qu'il n'y introduit qu'un personnage qui parle. Il commence par ces mots : Venez, sophistes, venez tous ici, vous gente vaine et qui vous rendez si importune. Il mourut âgé de près de quatre-vingt dix ans, selon la remarque d'Antigone, et de Sotion dans son livre onzième. J'ai ouï dire qu'il était borgne, et qu'il se traitait lui-même de cyclope. Il y a eu un autre Timon, qui était misanthrope. Timon le philosophe aimait beaucoup les jardins et la solitude, comme le rapporte Antigone. On raconte que Jérôme le péripatéticien disait de lui que comme, parmi les Scythes, on lançait des flèches dans la poursuite et dans la retraite ; de même entre les philosophes il y en avait qui gagnaient des disciples à force de les poursuivre, d'autres en les fuyant ; et que Timon était de ce caractère. <113> Il avait l'esprit subtil et piquant, aimait à écrire, et excellait surtout à inventer des contes propres à composer des fables pour les poètes et des pièces pour le théâtre. Il communiquait ses tragédies à Alexandre et à Homère le jeune. Il ne s'embarrassait pas d'être troublé par ses domestiques ou par des chiens, n'ayant rien plus à cœur que la tranquillité d'esprit. On dit qu'Aratus lui demanda comment on pourrait faire pour avoir un Homère correct, et qu'il répondit : « qu'il fallait tâcher d'en trouver les plus anciens exemplaires, et non d'autres plus récents, revus et corrigés. » Il laissait traîner ses productions, qui étaient souvent à demi rongées par négligence. <114> On conte là-dessus que l'orateur Zopyrus, lisant un de ses ouvrages, dont Timon lui montrait des endroits, lorsqu'ils vinrent à la moitié du livre, il s'en trouva une partie déchirée; ce que Timon avait ignoré jusqu'alors, tant il était indifférent à cet égard. Il était d'une si heureuse complexion, qu'il n'avait aucun temps marqué pour prendre ses repas. On raconte que, voyant Arcésilas marcher accompagné de flatteurs à droite et à gauche, il lui dit : « Que viens tu faire parmi nous, qui sommes libres et exempts de servitude? » Il avait coutume de dire de ceux qui prétendaient que les sens s'accordent avec l'entendement dans le rapport qu'ils font des objets : Attagas et Numénius sont d'accord. Ordinairement il prenait un ton railleur. Il dit un jour à quelqu'un qui se faisait de tout un sujet d'admiration : « Pourquoi ne vous étonnez-vous pas de « ce qu'étant trois ensemble, nous n'avons que quatre yeux? » En effet, lui et Dioscoride son disciple étaient chacun privé d'un œil, au lieu que celui à qui il parlait en avait deux. <115> Arcésilas lui demanda pour quelle raison il était venu de Thèbes. « Afin, lui répliqua-t-il, d'avoir occasion de me moquer de vous, qui vous êtes élevé à un si haut degré. » Néanmoins il a donné, dans son livre intitulé Repas d'Arcésilas, des louanges à ce même philosophe qu'il avait dénigré dans ses Poésies burlesques. Ménodote écrit que Timon n'eut point de successeur. Sa secte finit avec sa vie, jusqu'à ce qu'elle fut renouvelée par Ptolomée de Cyrène. Au reste, Hippobote et Sotion disent qu'il eut pour disciples Dioscoride de Cypre, Nicoloque de Rhodes, Euphranor de Séleucie et Praylus de la Troade, qui fut, au rapport de Phylarque l'historien, si constant et si patient, que, malgré toute son innocence, il se laissa condamner à mort comme traître, sans avoir même prononcé un seul mot de supplication. <116> Euphranor forma Eubule d'Alexandrie, qui enseigna Ptolomée, lequel dressa Sarpedon et Héraclide. Ce dernier fut maître d'Ænésidème de Gnosse, auteur des huit livres sur les raisons que les pyrrhoniens alléguaient en faveur de leur système. Ænésidème instruisit Zeuxippe, nommé Politès, et celui-ci Zeuxis, surnommé Goniope. Zeuxis eut sous sa discipline Antiochus de Laodicée, descendu de Lycus, dont Ménodote de Nicomédie, médecin empirique, et Théodas de Laodicée prirent les leçons. Ménodote, à son tour, devint maître d'Hérodote, fils d'Ariéus natif de Tarse, qui le fut ensuite de Sextus Empiricus, duquel on a les dix volumes du pyrrhonisme et autres beaux ouvrages. Enfin Sextus Saturnin eut pour disciple un nommé Cythenas, aussi empirique.