[7,2] CHAPITRE II. ARISTON. Ariston le Chauve, natif de Chio et surnommé Sirène, faisait consister la fin qu'on doit se proposer à être indifférent sur ce où il n'y a ni vice ni vertu. Il n'exceptait aucune de ces choses, ne penchait pas plus pour les unes que pour les autres, et les regardait toutes du même œil. « Le sage, ajoutait-il, doit ressembler à un bon acteur qui, soit qu'il joue le rôle de Thersite ou celui d'Agamemnon, s'en acquitte d'une manière également convenable. » Il voulait qu'on ne s'appliquât ni à la physique ni à la logique, sous prétexte que l'une de ces sciences était au-dessus de nous, et que l'autre ne nous intéressait point. <161> La morale lui paraissait être le seul genre d'étude qui fût propre à l'homme. Il comparait les raisonnements de la dialectique aux toiles d'araignées, qui, quoiqu'elles semblent renfermer beaucoup d'art, ne sont d'aucun usage. Il n'était ni de l'avis de Zénon, qui croyait qu'il y a plusieurs sortes de vertus, ni de celui des philosophes mégariens, qui disaient que la vertu est une chose unique, mais à laquelle on donne plusieurs noms. Il la définissait la manière dont il se faut conduire par rapport à une chose. Il enseignait cette philosophie dans le Cynosarge, et devint ainsi chef de secte. Miltiade et Diphilus furent appelés aristoniens, du nom de leur maître. Au reste, il avait beaucoup de talent à persuader, et était extrêmement populaire dans ses leçons. De là cette expression de Timon : Quelqu'un, sorti de la famille de cet Ariston, qui était si affable. <162> Dioclès de Magnésie raconte qu'Ariston s'étant attaché à Polémon, changea de sentiment à l'occasion d'une grande maladie où tomba Zénon. Il insistait beaucoup sur le dogme stoïcien, que le sage ne doit point juger par simple opinion. Persée, qui contredisait ce dogme, se servit de deux frères jumeaux, dont l'un vint lui confier un dépôt que l'autre vint lui redemander, et le tenant ainsi en suspens, il lui fit sentir son erreur. Il critiquait fort et baissait Arcésilas; de sorte qu'un jour ayant vu un monstrueux taureau qui avait une matrice, il s'écria : « Hélas ! voilà pour Arcésilas un argument contre l'évidence. » <163> Un philosophe académicien lui soutint qu'il n'y avait rien de certain. Quoi ! dit-il, ne voyez-vous pas celui qui est assis à côté de vous? Non, répondit l'autre. Sur quoi Ariston reprit : Qui vous a ainsi aveuglé? qui vous a ôté l'usage des yeux? On lui attribue les ouvrages suivants : deux livres d'Exhortations, des Dialogues sur la philosophie de Zénon, sept autres Dialogues d'école, sept traités sur la Sagesse, des traités sur l'Amour, des commentaires sur la vaine Gloire, quinze livres de Commentaires, trois livres de Choses mémorables, onze livres de Chries, des traités contre les Orateurs, des traités contre les Répliques d'Alexinus, trois traités contre les Dialecticiens, quatre livres de lettres à Cléanthe. Panétius et Sosicrate disent qu'il n'y a que ces lettres qui soient de lui, et attribuent les autres ouvrages de ce catalogue à Ariston le péripatéticien. <164> Selon la voix commune, celui dont nous parlons, étant chauve, fut frappé d'un coup de soleil, ce qui lui causa la mort. C'est à quoi nous avons fait allusion dans ces vers choliambes que nous avons composés à son sujet : Pourquoi, vieux et chauve, Ariston, donnais-tu ta tête à rôtir au soleil? En cherchant plus de chaleur qu'il ne t'en faut, tu tombes, sans le vouloir, dans les glaçons de la mort. Il y a eu un autre Ariston, natif d'Ioulis, philosophe péripatéticien; un troisième, musicien d'Athènes; un quatrième, poète tragique ; un cinquième, du bourg d'Alæe, qui écrivit des systèmes de rhétorique ; et un sixième, né à Alexandrie, et philosophe de la secte péripatéticienne. [7,3] CHAPITRE III. HÉRILLE. <165> Hérille de Carthage faisait consister dans la science la fin que l'on doit se proposer ; c'est-à-dire, à vivre de telle sorte qu'on rapporte toutes ses actions au dessein de vivre avec science, de crainte qu'on ne s'abrutisse dans l'ignorance. Il définissait la science une capacité d'imagination à recevoir les choses qui sont le sujet de la raison. Quelquefois il doutait qu'il y eût de fin proprement dite, parce qu'elle change selon les circonstances et les actions; ce qu'il éclaircissait par la comparaison d'une certaine quantité de métal, qui peut aussi bien servir à faire une statue d'Alexandre qu'une de Socrate. Il disait qu'il y a de la différence entre la fin et ce qui n'est que fin subordonnée ; que tous ceux qui n'ont point la sagesse en partage tendent à la dernière, et que l'autre n'est recherchée que par les seuls sages. Il croyait encore que les choses qui tiennent le milieu entre le vice et la vertu sont indifférentes. Quant à ses ouvrages, il est vrai qu'ils sont fort courts, mais pleins de feu et de force contre Zénon, qu'il prend à tâche de contredire. <166> On raconte qu'étant enfant, il était si chéri des uns et des autres, que Zénon, pour les écarter, fit couper les cheveux à Hérille; ce qui réussit au gré du philosophe. Ses œuvres sont intitulées : de l'Exercice, des Passions, de l'Opinion, le Législateur, l'Accoucheur,<1> Antipheron, le Précepteur, le Faiseur de préparations, le Directeur, Mercure, Médée, dialogues sur des Questions morales. [7,4] CHAPITRE IV. DENYS. Denys, surnommé le Transfuge, établissait la volupté pour fin. Le goût pour ce système lui vint d'un accident aux yeux, mais si violent, que, n'en pouvant souffrir l'excès, il se dépouilla du préjugé que la douleur est indifférente. Il était fils de Théophante et natif de la ville d'Héraclée. Dioclès dit qu'il fut premièrement disciple d'Héraclide son concitoyen, ensuite d'Alexinus, puis de Ménédème, et en dernier lieu de Zénon. <167> Il eut d'abord beaucoup d'amour pour les lettres, et s'appliqua à toutes sortes d'ouvrages de poésie, jusque là qu'étant devenu partisan d'Aratus, il tâcha de l'imiter. Il renonça ensuite à Zénon, et se tourna du côté des philosophes cyrénaïques, dont il prit tellement les sentiments, qu'il entrait publiquement dans les lieux de débauche, et se vautrait, sous les yeux d'un chacun, dans le sein des voluptés. Étant octogénaire, il mourut à force de se passer de nourriture. On lui attribue les ouvrages suivants : deux livres de l'Apathie, deux de l'Exercice, quatre de la Volupté. Les autres ont pour titres : de la Richesse, des Agréments, de la Douleur, de l'Usage des hommes, du Bonheur, des anciens Rois, des Choses qu'on loue, des Mœurs étrangères. Tels sont ceux qui ont fait classe à part, en s'éloignant des opinions des stoïciens. Zénon eut pour successeur Cléanthe, de qui nous avons maintenant à parler. [7,5] CHAPITRE V. CLÉANTHE. <168> Cléanthe, fils de Phanius, naquit dans la ville d'Asse, témoin Antisthène dans ses Successions. Sa première profession fut celle d'athlète. Il vint à Athènes, n'ayant, dit-on, que quatre drachmes pour tout bien. Il fit connaissance avec Zénon, se donna tout entier à la philosophie, et persévéra toujours dans le même dessein. On a conservé le souvenir du courage avec lequel il supportait la peine, jusque là que, contraint par la misère de servir comme domestique, il pompait la nuit de l'eau dans les jardins, et s'occupait le jour à l'étude ; ce qui lui attira le surnom de Puiseur d'eau. On raconte aussi qu'appelé en justice pour rendre raison de ce qu'il faisait pour vivre et se porter si bien, il comparut avec le témoignage du jardinier dont il arrosait le jardin, et que, l'ayant produit avec le certificat d'une marchande chez laquelle il blutait la farine, il fut renvoyé absous. <169> A cette circonstance, on ajoute que les juges de l'aréopage, épris d'admiration, décrétèrent qu'il lui serait donné dix mines, mais que Zénon l'empêcha de les accepter. On dit aussi qu'Antigone lui en donna trois mille, et qu'un jour qu'il conduisait des jeunes gens à quelque spectacle, une bouffée de vent ayant levé son habit, il parut sans veste ; tellement que, touchés de son état, les Athéniens, au rapport de Démétrius de Magnésie dans ses Synonymes, lui firent présent d'une veste de couleur de safran. L'histoire porte qu'Antigone son disciple lui demanda pourquoi il pompait de l'eau, et s'il ne faisait rien de plus ; et qu'à cette question Cléanthe répondit : « Est-ce que je ne bêche et n'arrose point la terre? Ne fais-je pas tout au monde par amour pour la philosophie? » Zénon lui-même l'exerçait à ces travaux, et voulait qu'il lui apportât chaque fois une obole de son salaire. <170> En ayant rassemblé une assez grande quantité, il les montra à ses amis, et leur dit : « Cléanthe pourrait, s'il le voulait, entretenir un autre Cléanthe, tandis que ceux qui ont de quoi se nourrir cherchent à tirer d'autres les choses nécessaires à la vie, quoiqu'ils ne s'appliquent que faiblement à la philosophie. » De là vient qu'on lui donna le nom de second Hercule. Il avait beaucoup d'inclination pour la science, et peu de capacité d'esprit, à laquelle il suppléait par le travail et l'assiduité. De là ce que dit Timon : Quel est ce bélier qui se glisse partout dans la foule, ce bébête vieillard, ce bourgeois d'Asse, ce grand parleur, qui ressemble à un mortier ? Il endurait patiemment les risées de ses compagnons. Quelqu'un l'ayant appelé âne, il convint qu'il était celui de Zénon, dont il pouvait seul porter le paquet. <171> On lui faisait bonté de sa timidité. « C'est un heureux défaut, dit-il ; j'en commets moins de fautes. » Il préférait sa pauvreté à l'opulence. « Les riches, disait-il, jouent à la boule ; mais moi j'ôte à la terre sa dureté et sa stérilité à force de travail. » Il lui arrivait quelquefois, en bêchant, de parler en lui-même. Ariston le prit un jour sur le fait, et lui demanda : Qui grondez-vous? Il se mit à rire, et répondit : Je murmure contre un vieillard qui, quoique chauve, manque de bon sens. Quelqu'un trouvait mauvais qu'Arcésilas négligeât les devoirs de la vie. « Taisez-vous, dit Cléanthe, et ne méprisez pas ce philosophe. Quoiqu'il anéantisse par ses discours les devoirs de la vie, il les établit par ses actions. — Je n'aime pas les flatteurs, interrompit Arcésilas. Aussi n'est-ce pas, reprit Cléanthe, vous flatter que de dire que vos actions et vos discours se contredisent. » <172> Quelqu'un le pria de lui apprendre quel précepte il devait le plus souvent inculquer à son fils. Celui, dit-il, qu'exprime ce vers d'Electre : « Silence ! va doucement. » Un Lacédémonien lui vantait le travail comme un bien. Mon cher fils, lui répondit-il avec transport, je vois que tu es né d'un sang généreux. Hécaton, dans son traité des Usages, rapporte qu'un jeune garçon d'assez bonne mine lui tint ce raisonnement : Si celui qui se donne un coup au ventre est dit se frapper cette partie du corps, ne sera-t-il pas dit se donner un coup à la hanche s'il se frappe à cet endroit ? Jeune homme, lui dit Cléanthe, garde cela pour toi ; mais sache que les termes analogues ne désignent pas toujours des choses ni des actions analogues. Quelque autre garçon discourait en sa présence. Il lui demanda s'il avait du sentiment. « Oui, dit l'autre. Et comment donc se fait-il, répliqua Cléanthe, que je ne sente pas que tu en aies? » <173> Un jour Sosithée le poète déclama contre lui sur le théâtre en ces termes : « Ceux que la folie de Cléanthe mène comme des bœufs; » mais quoiqu'il fût présent, il ne perdit point contenance. Les spectateurs applaudirent à son sang-froid, et chassèrent le déclamateur. Celui-ci s'étant ensuite repenti de l'avoir injurié, Cléanthe l'excusa, et dit qu'il ne lui conviendrait pas de conserver du ressentiment pour une petite injure, tandis que Bacchus et Hercule ne s'irritent pas des insultes que leur font les poètes. Il comparait les péripatéticiens aux instruments de musique, qui rendent des sons agréables, mais ne s'entendent pas eux-mêmes. On raconte qu'ayant un jour avancé l'opinion de Zénon, qui soutient que l'on peut juger des mœurs par la physionomie, quelques jeunes gens d'humeur bouffonne lui amenèrent un campagnard libertin qui avait les marques d'un homme endurci aux travaux de la campagne, et prièrent Cléanthe de leur apprendre quel était son caractère. Il hésita quelque temps, et ordonna au personnage de se retirer. <174> Cet homme, en tournant le dos, commença à éternuer ; sur quoi Cléanthe dit : Je suis au fait de ses mœurs ; il est dévoué à la mollesse. Un homme s'entretenait en lui-même. Tu parles, lui dit-il, à quelqu'un qui n'est pas mauvais. Un autre lui reprochant de ce qu'à un âge si avancé il ne finissait pas ses jours : « J'en ai bien la pensée, répondit-il, mais lorsque je considère que je me porte bien à tous égards, que je puis lire, que je suis en état d'écrire, je change d'avis. » On rapporte que, faute d'avoir de quoi acheter du papier, il couchait par écrit sur des crânes et des os de bœuf tout ce qu'il entendait dire à Zénon. Cette manière de vivre lui acquit tant d'estime, que, quoique Zénon eût quantité d'autres disciples de mérite, il fut celui qu'il choisit pour lui succéder. Il a laissé d'excellents ouvrages, dont voici le catalogue : du Temps, deux livres sur la Physiologie de Zénon, quatre livres d'Explications d'Héraclite, du Sentiment, de l'Art, contre Démocrite, contre Aristarque, contre Hérille; deux livres des Penchants; <175> de l'Antiquité ; un Traité des Dieux, des Géants, des Noces, du Poète ; trois livres des Devoirs, des bons Conseils, des Agréments; un ouvrage d'Exhortation, des Vertus, du bon Naturel, sur Gorgippe, de l'Envie, de l'Amour, de la Liberté, de l'Art d'aimer, de l'Honneur, de la Gloire, le Politique, des Conseils, des Lois, des Jugements, de l'Éducation ; trois livres du Discours, de la Fin, de l'Honnête, des Actions, de la Science, de la Royauté, de l'Amitié, des Repas ; un ouvrage sur ce que la vertu des hommes et des femmes est la même ; un autre sur ce que le Sage doit s'appliquer à enseigner ; un autre de discours intitulés Chries ; deux livres de l'Usage, de la Volupté, des Choses propres, des Choses ambiguës, de la Dialectique, des Modes, du Discours, des Prédicaments. Voilà ses œuvres. <176> Il mourut de cette manière : ayant la gencive enflée et pourrie, les médecins lui prescrivirent une abstinence de toute nourriture pendant deux jours, ce qui lui procura un si grand soulagement, que les médecins, étant revenus au bout de ce temps-là, lui permirent de vivre comme à son ordinaire. Il refusa de suivre leur avis, sous prétexte qu'il avait déjà fourni toute sa carrière ; de sorte qu'il mourut volontairement d'inanition au même âge que Zénon, disent quelques uns, et après avoir pris dix-neuf ans les leçons de ce philosophe. Voici des vers de notre façon à son sujet : J'admire la conduite de Cléanthe ; mais je loue encore plus la mort qui, voyant ce vieillard accablé d'années, trancha le fil de ses jours, et voulut que celui qui avait tant puisé d'eau dans cette vie se reposât dans l'autre. [7,6] CHAPITRE VI. SPHÆRUS. <177> Sphærus du Bosphore fut, comme nous l'avons dit, disciple de Cléanthe, après avoir été celui de Zénon. Ayant fait des progrès dans l'étude, il se rendit à Alexandrie auprès de Ptolomée Philopator. Un jour que la conversation tomba sur la question si le sage doit juger des choses par simple opinion, Sphærus décida négativement. Le roi, pour le convaincre de son erreur, ordonna qu'on lui présentât des grenades de cire moulée. Sphærus les prit pour du fruit naturel; sur quoi le roi s'écria qu'il s'était trompé dans son jugement. Sphærus répondit sur le champ et fort à propos qu'il n'avait pas jugé décisivement, mais probablement, que ce fussent des grenades; et qu'il y a de la différence entre une idée qu'on admet positivement, et une autre qu'on reçoit comme probable. Mnésistrate le reprenait de ce qu'il n'attribuait point à Ptolomée la qualité de roi : « Aussi ne l'est-il pas, dit-il, en tant qu'il règne, mais en tant qu'il est Ptolomée, aimant la sagesse. » <178> On a de lui les ouvrages suivants : deux livres du Monde, des Éléments de la semence, de la Fortune, des plus petites Choses, contre les Atomes et les Simulacres, des Sens, des cinq Dissertations d'Héraclite, de la Morale, des Devoirs, des Penchants ; deux livres des Passions : des Dissertations, de la Royauté, de la République de Lacédémone; trois livres sur Lycurgue et Socrate ; de la Loi, de la Divination; des dialogues d'Amour; des Philosophes érétriens ; des Similitudes, des Définitions, de l'Habitude ; trois livres des Choses sujettes à contradiction ; du Discours, de l'Opulence, de la Gloire, de la Mort; deux livres sur le système de la Dialectique, des Prédicaments, des Ambiguïtés, des Lettres. [7,7] CHAPITRE VII. CHRYSIPPE. <179> Chrysippe, fils d'Apollonius, naquit à Soles, ou à Tarse, selon Alexandre dans ses Successions. Il s'exerça au combat de la lance avant, qu'il ne devint disciple de Zénon ou de Cléanthe, qu'il quitta lorsqu'il vivait encore, assurent Dioclès et plusieurs autres. Il ne fut pas un des médiocres philosophes. Il avait beaucoup de génie, l'esprit si délié et si subtil en tout genre, qu'en plusieurs choses il s'écartait de l'avis, non seulement de Zénon, mais de Cléanthe même, à qui il disait souvent qu'il n'avait besoin que d'être instruit de ses principes, et que pour les preuves il saurait bien les trouver lui-même. Cependant il ne laissait pas que de se dépiter lorsqu'il disputait contre lui, jusqu'à dire fréquemment qu'il était heureux à tous égards, excepté en ce qui regardait Cléanthe. <180> Il était si bon dialecticien, et si estimé de tout le monde pour sa science, que bien des gens disaient que si les dieux faisaient usage de la dialectique, ils ne pouvaient se servir que de celle de Chrysippe. Au reste, quoiqu'il fût extrêmement fécond en subtilités, il ne parut pas aussi habile sur la diction que sur les choses. Personne ne l'égalait pour la constance et l'assiduité au travail, témoin ses ouvrages, qui sont au nombre de sept cent cinq volumes. Mais la raison de cette multitude de productions est qu'il traitait plusieurs fois le même sujet, qu'il mettait par écrit tout ce qui lui venait dans la pensée, qu'il retouchait souvent ce qu'il avait fini, et qu'il farcissait ses compositions d'une infinité de preuves. Il avait tellement pris cette habitude, qu'il transcrivit presque tout entière la Médée d'Euripide dans quelques opuscules ; jusque là que quelqu'un, qui avait cet ouvrage entre les mains, et à qui un autre demandait ce qu'il contenait, répondit que c'était la Médée de Chrysippe. <181> De là vient aussi qu'Apollodore l'Athénien, dans sa Collection des dogmes philosophiques, voulant prouver que quoique Épicure ait enfanté ses ouvrages sans puiser dans les sources des autres, ses livres sont beaucoup plus nombreux que ceux de Chrysippe, dit que si on ôtait des écrits de celui-ci ce qui appartient à autrui, il ne resterait que le papier vide. Tels sont les termes dans lesquels s'exprime Apollodore à cette occasion. Dioclès rapporte qu'une vieille femme, qui était auprès de Chrysippe, disait qu'ordinairement il écrivait cinq cents versets par jour. Hécaton assure qu'il ne s'avisa de s'appliquer à la philosophie que parce que ses biens avaient été confisqués au profit du roi. <182> Il avait la complexion délicate et la taille fort courte, comme il paraît par sa statue dans la place Céramique, et qui est presque cachée par une autre statue équestre, placée près de là ; ce qui donna occasion à Carnéade de l'appeler Crypsippe au lieu de Chrysippe. On lui reprochait qu'il n'allait pas aux leçons d'Ariston, qui avait un grand nombre de disciples. « Si j'avais pris garde au grand nombre, répondit-il, je ne me serais pas adonné à la philosophie. » Un dialecticien obsédait Cléanthe, et lui proposait des sophismes. « Cessez, lui dit Chrysippe, de détourner ce sage vieillard de choses plus importantes, et gardez vos raisonnements pour nous, qui sommes plus jeunes. » Un jour qu'il était seul avec quelqu'un à parler tranquillement sur quelque sujet, d'autres s'approchèrent et se mêlèrent de la conversation. Chrysippe, s'apercevant que celui qui lui parlait commençait à s'échauffer dans la dispute, lui dit : « Ah ! frère, je vois que ton visage se trouble. Quitte promptement cette fureur, et donne-toi le temps de penser raisonnablement. » <183> Il était fort tranquille lorsqu'il était à boire, excepté qu'il remuait les jambes; de sorte que sa servante disait qu'il n'y avait que les jambes de Chrysippe qui fussent ivres. Il avait une si haute opinion de lui-même, que quelqu'un lui ayant demandé à qui il confierait son fils, il répondit : « A moi. Car si je savais que quelqu'un me surpassât en science, j'irais dès ce moment étudier sous lui la philosophie. » Aussi lui appliqua-t-on ces paroles : « Celui-là seul a des lumières ; les autres ne font que s'agiter comme des ombres. » On disait aussi de lui que s'il n'y avait point de Chrysippe, il n'y aurait plus d'école au Portique. <184> Enfin, Sotion, dans le huitième livre de ses Successions, remarque que lorsqu'Arcésilas et Lacydes vinrent à l'académie, il se joignit à eux dans l'étude de la philosophie, et que ce fut ce qui lui donna lieu d'écrire contre la coutume et celle qu'il avait suivie dans ses ouvrages, en se servant des arguments des académiciens sur les grandeurs et les quantités. Hermippe dit que Chrysippe, étant occupé dans le collège Odéen, fut appelé par ses disciples pour assister au sacrifice, et qu'ayant bu du vin doux pur, il lui prit un vertige, dont les suites lui causèrent la mort cinq jours après. Il mourut âgé de soixante-treize ans, dans la cent quarante troisième olympiade, selon Apollodore dans ses Chroniques. Nous lui avons composé cette épigramme : Alléché par le vin, Chrysippe en boit jusqu'à ce que la tête lui tourne. Il ne se soucie plus ni du Portique, ni de sa patrie, ni de sa vie ; il abandonne tout pour courir au séjour des morts. <185> Il y en a qui prétendent qu'il mourut à force d'avoir trop ri : voici à propos de quoi. Ayant vu un âne manger ses figues, il dit à la vieille femme qui demeurait avec lui, qu'il fallait donner à l'animal du vin pur à boire ; et que là-dessus il éclata si fort de rire qu'il en rendit l'esprit. Il paraît que le mépris faisait partie de son caractère, puisque d'un si grand nombre d'ouvrages écrits de sa main, il n'en dédia pas un seul à aucun prince. Il ne se plaisait qu'avec sa vieille, dit Démétrius dans ses Synonymes. Ptolomée ayant écrit à Cléanthe de venir lui-même le voir, ou du moins de lui envoyer quelque autre, Sphærus s'y rendit ; mais Chrysippe refusa d'y aller. Démétrius ajoute qu'après avoir mandé auprès de lui les fils de sa sœur, Aristocréon et Philocrate, il les instruisit; et qu'ensuite s'étant attiré des disciples, il fut le premier qui s'enhardit à enseigner en plein air dans le lycée. <186> Il y a eu un autre Chrysippe de Cnide, médecin de profession, et de qui Érasistrate avoue avoir appris beaucoup de choses. Un second Chrysippe fut le fils de celui-ci, médecin de Ptolomée, et qui, par une calomnie, fut fouetté et mis à mort; un troisième fut disciple d'Érasistrate, et le quatrième écrivit sur les occupations de la campagne. Le philosophe dont nous parlons avait coutume de se servir de ces sortes de raisonnements : Celui qui communique les mystères à des gens qui ne sont pas initiés est un impie : or, celui qui préside aux mystères les communique à des personnes non initiées ; donc celui qui préside aux mystères est un impie. Ce qui n'est pas dans la ville n'est point dans la maison : or il n'y a point de puits dans la ville ; donc il n'y en a pas dans la maison. S'il y a quelque part une tête, vous ne l'avez point : or il y a quelque part une tête que vous n'avez point ; donc vous n'avez point de tête . <187> Si quelqu'un est à Mégare, il n'est point à Athènes : or l'homme est à Mégare ; donc il n'y a point d'homme à Athènes ; et, au contraire, s'il est à Athènes, il n'est point à Mégare. Si vous dites quelque chose, cela vous passe par la bouche : or vous parlez d'un chariot ; ainsi un chariot vous passe par la bouche. Ce que vous n'avez pas jeté, vous l'avez : or vous n'avez pas jeté des cornes ; donc vous avez des cornes. D'autres attribuent cet argument à Eubulide. Certains auteurs condamnent Chrysippe comme ayant mis au jour plusieurs ouvrages honteux et obscènes. Ils citent celui sur les anciens Physiciens, où il se trouve une pièce d'environ six cents versets, contenant une fiction sur Jupiter et Junon, mais qui renferme des choses qui ne peuvent sortir que d'une bouche impudique. <188> Ils ajoutent que, malgré l'obscénité de cette histoire, il la prôna comme une histoire physique, quoiqu'elle convienne bien moins aux dieux qu'à des lieux de débauche. Aussi ceux qui ont parlé des Tablettes n'en ont point fait usage, pas même Polémon, ni Hypsicrate, ni Antigone ; mais c'est une fiction de Chrysippe. Dans son livre de la République, il ne se déclare pas contre les mariages entre père et fille, entre mère et fils ; il ne les approuve pas moins ouvertement dès le commencement de son traité sur les Choses qui ne sont point préférables par elles-mêmes. Dans son troisième livre du Droit, ouvrage d'environ mille versets, il veut qu'on mange les corps morts. <189> On allègue encore contre lui ce qu'il avance dans le deuxième livre de son ouvrage sur les biens et l'abondance, où il examine comment et pourquoi le sage doit chercher son profit : que si c'est pour la vie même, il est indifférent de quelle manière il vive ; que si c'est pour la volupté, il n'importe pas qu'il en jouisse ou non ; que si c'est pour la vertu, elle lui suffit seule pour le rendre heureux. Il traite du dernier ridicule les gains que l'on fait, soit en recevant des présents de la main des princes, parce qu’ils obligent à ramper devant eux, soit en obtenant des bienfaits de ses amis, parce qu’ils changent l'amitié en commerce d'intérêt, soit en recueillant du fruit de la sagesse, parce qu'elle devient mercenaire. Tels sont les points contre lesquels on se récrie. Mais comme les ouvrages de Chrysippe sont fort célèbres, j'ai cru en devoir placer ici le catalogue, en les rangeant suivant leurs différentes classes. Propositions sur la logique : que les matières de logique sont du nombre des recherches d'un philosophe. Six traités sur les définitions de la dialectique, à Métrodore. Un traité des noms suivant la dialectique, à Zénon. <190> Un traité sur l'art de la dialectique, à Aristagoras. Quatre de propositions conjointes qui sont vraisemblables, à Dioscoride. De la logique concernant les choses, Première collection : Un traité des propositions. Un de celles qui ne sont point simples. Deux de ce qui est composé, à Athénade. Trois des négations, à Aristagoras. Un des choses qui peuvent être prédicaments, à Athénodore. Deux de celles qui se disent privativement. Un à Théarus. Trois des meilleures propositions, à Dion. Quatre de la différence des temps indéfinis. Deux des choses qui se disent relativement à certains temps. Deux des prépositions parfaites. Seconde collection : Un traité des choses vraies, exprimées disjonctivement, à Gorgippide. Quatre des choses vraies, exprimées conjonctivement, au même. <191> Un de la distinction, au même. Un touchant ce qui est par conséquence. Un des choses ternaires, aussi à Gorgippide. Quatre des choses possibles, à Cliton. Un sur les significations des mots, par Philon. Un sur ce qu'il faut regarder comme faux. Troisième collection : Deux traités des préceptes. Deux d'interrogations. Quatre de réponses. Un abrégé d'interrogations. Un autre de réponses. Deux livres de demandes, et deux de solutions. Quatrième collection : Dix traités de prédicaments, à Métrodore. Un des cas de déclinaison droits et obliques, à Philarque. Un des conjonctions, à Apollonide. Quatre des prédicaments, à Pasylus. <192> Cinquième collection: Un traité des cinq cas de déclinaison. Un des cas définis énoncés suivant le sujet. Un d'appellatifs. Deux de subinsinuation, à Stésagoras. Des règles de logique par rapport aux mots et au discours. Première collection : Six traités d'expressions au singulier et au pluriel. Cinq d'expressions, à Sosigène et Alexandre. Quatre d'anomalies d'expressions, à Dion. Trois de syllogismes sorites, considérés par rapport aux mots. Un de solécismes. Un de discours solécisants, à Denys. Un de la diction, à Denys. Seconde collection : Cinq traités d'éléments du discours, et de choses qui sont le sujet du discours. Quatre de la construction du discours. <193> Trois de la construction et des éléments du discours, à Philippe. Un des éléments du discours, à Nicias. Un des choses qu'on dit relativement à d'autres. Troisième collection: Deux traités contre ceux qui ne font point usage de la division. Quatre d'ambiguïtés, à Apolla. Un des figures équivoques. Deux des figures équivoques conjointes. Deux sur ce que Panthoëde a écrit des équivoques. Cinq traités d'introduction aux ambiguïtés. Un abrégé d'équivoques, à Épicrate. Deux de choses réunies, servant d'introduction à la matière des équivoques. Collections sur les discours et figures de logique. Première collection : Cinq traités sur l'art des discours et des modes, à Dioscoride. <194> Trois des discours. Deux de la constitution des figures, à Stésagoras. Un d'assemblage de propositions figurées. Un traité de discours conjoints et réciproques. Un à Agathon, ou des problèmes conséquents. Un de conclusions, à Aristagoras. Un sur ce qu'un même discours peut être diversement tourné par le moyen des figures. Deux sur les difficultés qu'on oppose à ce qu'un même discours puisse être exprimé par syllogisme et sans syllogisme. Trois sur ce qu'on objecte touchant les solutions des syllogismes. Un à Timocrate, sur ce que Philon a écrit des figures. Deux de logique composée, à Timocrate et Philomathe. Un des discours et des figures. <195> Deuxième collection : Un traité à Zénon sur les discours concluants. Un au même sur les syllogismes qu'on nomme premiers, et qui ne sont pas démonstratifs. Un sur l'analyse des syllogismes. Deux des discours trompeurs, à Pasylus. Un de considérations sur les syllogismes, c'est-à-dire syllogismes introductifs, à Zénon. Cinq des syllogismes dont les figures sont fausses. Un d'analyses de discours syllogistiques dans les choses où manque la démonstration; savoir, questions figurées, à Zénon et Philomathe ; mais ce dernier ouvrage passe pour supposé. Troisième collection : Un traité des discours incidents, à Athénade, ouvrage supposé. Trois de discours incidents vers le milieu, ouvrage supposé de même. Un traité contre les disjonctifs d'Aménius. Quatrième collection : Trois traités de questions politiques, à Méléagre. Un traité de discours hypothétiques sur les lois, au même. Deux traités de discours hypothétiques pour servir d'introduction. Deux autres de discours, contenant des considérations hypothétiques. Deux traités de résolutions d'hypothétiques d'Hédyllus. Trois traités de résolutions d'hypothétiques d'Alexandre ; ouvrage supposé. Deux traités d'expositions, à Laodamas. Cinquième collection : Un traité d'introduction à ce qui est faux, à Aristocréon. Un de discours faux pour introduction, au même. Six traités du faux, au même. Sixième collection : Un traité contre ceux qui croient qu'il n'y a pas de différence entre le vrai et le faux. <197> Deux contre ceux qui développent les discours, faux en les coupant, à Aristrocréon. Un traité où l'on démontre qu'il ne faut point partager les infinis. Trois pour réfuter les difficultés contre l'opinion qu'il ne faut point diviser les infinis, à Pasylus. Un traité des solutions suivant les anciens, à Dioscoride. Trois de la solution de ce qui est faux, à Aristocréon. Un traité de la solution des hypothétiques d'Hédylle, à Aristocréon et Apolla. Septième collection : Un traité contré ceux qui disent qu'un discours faux suppose des assomptions fausses. Deux de la négation, à Aristocréon. Un contenant des discours négatifs pour s'exercer. <198> Deux des discours sur les opinions, et des arguments arrêtants, à Onétor. Deux des arguments cachés, à Athénade. Huitième collection: Huit traités de l'argument intitulé Personne, à Ménécrate. Deux des discours composés de choses définies et de choses indéfinies, à Pasylus. Un de l'argument intitulé Personne, à Épicrate. Neuvième collection : Deux traités des sophismes, à Héraclide et Pollis. Cinq des discours ambigus de dialectique, à Dioscoride. Un contre l'art d'Arcésilas, à Sphærus. Dixième collection : Six traités contre l'usage, à Métrodore. Sept sur l'usage, à Gorgippide. Articles de la logique, différents des quatre chefs généraux dont on a parlé, et qui contiennent diverses questions de logique qui ne sont pas réduites en corps. Trente-neuf traités de questions particularisées. En tout, les ouvrages de Chrysippe sur la logique se montent à trois cent onze volumes. <199> Ses ouvrages de morale, qui roulent sur la manière de rectifier les notions morales, contiennent ce qui suit : Première collection : Un traité de la description du discours, à Théospore. Un traité de questions morales. Trois d'assomptions vraisemblables pour des opinions, à Philomathe. Deux de définitions selon des gens civilisés, à Métrodore. Deux de définitions selon des gens rustiques, au même. Sept de définitions selon leurs genres, au même. Deux des définitions suivant d'autres systèmes, au même. Deuxième collection : Trois traités des choses semblables, à Aristoclée. Sept des définitions, à Métrodore. Troisième collection : Sept traités des difficultés qu'on fait mal à propos contre les définitions, à Laodamas. <200> Deux de choses vraisemblables sur les définitions, à Dioscoride. Deux des genres et des espèces, à Gorgippide. Un des distinctions. Deux des choses contraires, à Denys. Choses vraisemblables sur les distinctions, les genres et les espèces. Un traité des choses contraires. Quatrième, collection : Sept traités de l'étymologie, à Dioclès ; quatre autres traités, au même. Cinquième collection : Deux traités des proverbes, à Zénodote, Un des poèmes, à Philomathe. Deux de la manière dont il faut écouter les poèmes. Un contre les critiques, à Diodore. <201> De la morale, considérée par rapport aux notions communes, aux systèmes, et aux vertus qui en résultent. Collection première : Un traité contre les peintures, à Timonacte. Un sur la manière dont nous parlons et pensons. Deux des notions, à Laodamas. Deux de l'opinion, à Pythonacte. Un traité pour prouver que le sage ne doit point juger par opinion. Quatre de la compréhension, de la science et de l'ignorance. Deux du discours. De l'usage du discours, à Leptena. Deuxième collection : Deux traités pour prouver que les anciens ont jugé de la dialectique par démonstration, à Zénon. <202> Quatre de la dialectique, à Aristocréon. Trois des choses qu'on oppose aux dialecticiens. Quatre de la rhétorique, à Dioscoride. Troisième collation : Trois traités de l'habitude, à Cléon. Quatre de l'art et du défaut de l'art, à Aristocréon. Quatre de la différence des vertus, à Diodore. Un pour faire voir que les vertus sont des qualités. Deux des vertus, à Pollis. De la morale par rapport aux biens et aux maux. Première collection : Dix traités de l'honnête et de la volupté, à Aristocréon. Quatre pour prouver que la volupté n'est point la fin qu'il faut se proposer. Quatre pour prouver que la volupté n'est pas un bien. Des choses qu'on dit.