[1,22] LIVRE PREMIER. THALES. Hérodote, Duris et Démocrite disent que Thalès naquit d'Examius et de Cléobuline, qui était issue des Thélides, famille fort illustre parmi les Phéniciens, selon Platon, qui fait descendre cette maison de Cadmus et d'Agénor. Thalès est le premier qui porta le nom de sage ; il florissait lorsque Damasias était archonte d'Athènes; et ce fut aussi dans ce temps-là que les autres sages furent ainsi nommés, comme le rapporte Démétrius de Phalère dans son Histoire des Archontes. Ce philosophe ayant suivi Nilée à son départ de Phénicie, son pays natal, obtint à Milet le droit de bourgeoisie; d'autres conjecturent pourtant qu'il y prit naissance d'une maison noble du lieu. [1,23] Après avoir vaqué aux affaires de l'état, il résolut de consacrer tous ses soins à la contemplation de la nature. Quelques uns croient qu'il n'a laissé aucun ouvrage à la postérité. On le fait auteur de l'Astrologie marine, mais on est redevable de cet ouvrage à Phocus de Samos. Callimaque lui attribue dans ses vers d'avoir fait connaître la petite Ourse. Il dit qu'il « remarqua la constellation du Chariot, qui sert de guide aux Phéniciens dans leur navigation. » D'autres, qui croient qu'il a écrit quelque chose, lui attribuent seulement deux traités, l'un sur le solstice et l'autre sur l'équinoxe, persuadé qu'après ces deux objets difficiles à développer, il n'en restait plus que de faciles à concevoir. Quelquesuns, entre autres Eudème dans son Histoire de l'Astrologie, le font passer pour avoir frayé la route des secrets de cette science, personne avant lui n'ayant encore prédit les éclipses du soleil, ni le temps où il est dans les tropiques. Ils ajoutent que ce fut là le motif de l'estime particulière qu'Hérodote et Xénophane conçurent pour lui ; ce qui est confirmé par Héraclite et Démocrite. [1,24] Chérillus le poète et d'autres disent qu'il a enseigné le premier l'immortalité de l'âme. Ceux qui veulent qu'il donna les premières notions du cours du soleil ajoutent qu'il observa que la lune, comparée à la grandeur de cet astre, n'en est que la sept cent vingtième partie. On dit aussi qu'il donna le premier le nom de trigésime au trentième jour du mois, et qu'il introduisit l'étude de la nature. Aristote et Hippias disent qu'il croyait les choses inanimées douées d'une âme, se fondant sur les phénomènes de l'ambre et de l'aimant. Pamphila rapporte qu'il étudia les éléments de la géométrie chez les Egyptiens, et qu'il fut le premier qui décrivit le triangle rectangle dans un demi-cercle, en reconnaissance de quoi il offrit un bœuf en sacrifice. [1,25] D'autres, du nombre desquels est Apollodore le calculateur, attribuent cela à Pythagore. Mais ce fut lui qui porta plus loin les découvertes d'Euphorbe Phrygien, dont Callimaque parle dans ses vers, savoir l'usage du triangle scalène, et ce qui regarde la science des lignes. Thalès fut aussi utile à sa patrie par les bons conseils qu'il lui donna. Crésus recherchant avec empressement l'alliance des Milésiens, le philosophe empêcha qu'elle ne lui fût accordée ; ce qui, lorsque Cyrus eut remporté la victoire, tourna au bien de la ville. Héraclide suppose à Thalès de l'attachement pour la solitude et pour la vie retirée. [1,26] Les uns lui donnent une femme, et un fils qu'ils nomment Cibissus; les autres disent qu'il garda le célibat et adopta un fils de sa sœur, et que quelqu'un lui ayant demandé pourquoi il ne pensait point à avoir des enfants, il répondit « que c'était parce qu'il ne les aimait pas. » On raconte aussi que, pressé par les instances de sa mère de se marier, il lui dit « qu'il n'en était pas encore temps; » et que comme elle renouvelait ses instances lorsqu'il fut plus avancé en âge, il lui répondit « que le temps en était passé. » Jérôme de Rhodes, dans le premier livre de ses Commentaires, rapporte que Thalès voulant montrer la facilité qu'il y avait de s'enrichir, et prévoyant que la récolte des olives serait abondante, il prit à louage plusieurs pressoirs d'olives, dont il retira de grosses sommes d'argent. [1,27] Ce philosophe admettait l'eau pour principe de toutes choses. Il soutenait que l'univers était animé et rempli d'esprits. On dit qu'il divisa l'année en trois cent soixante-cinq jours, et qu'il la subdivisa en quatre saisons. Il n'eut jamais de précepteur, excepté qu'il s'attacha aux prêtres d'Égypte. Jérôme de Rhodes rapporte qu'il connut la hauteur des Pyramides par l'observation de leur ombre, lorsqu'elle se trouve en un même point d'égalité avec elles. Myniès dit qu'il était contemporain de Thrasybule, tyran de Milet. [1,28] On sait l'histoire du trépied trouvé par des pêcheurs, et offert aux sages par les Milésiens. Voici comme on la raconte. Des jeunes gens d'Ionie achetèrent de quelques pêcheurs ce qu'ils allaient prendre dans leurs filets. Ceux-ci tirèrent de l'eau un trépied, qui fit le sujet d'une dispute ; pour la calmer, ceux de Milet envoyèrent à Delphes consulter l'oracle: « Peuple qui venez prendre mon avis, répondit le dieu, j'adjuge le trépied au plus sage. » En conséquence on le donna à Thalès, qui le remit à un autre, et celui-ci à un troisième, jusqu'à ce qu'il parvint à Solon, qui renvoya le trépied à Delphes, en disant qu'il n'y avait point de sagesse plus grande que celle de Dieu. Callimaque conte cette histoire autrement, et selon qu'il l'avait entendu réciter à Léandre de Milet. Il dit qu'un nommé Batyclés, originaire d'Arcadie, laissa une fiole, en ordonnant qu'elle fût donnée au plus sage ; qu'on l'offrit à Thalès, et qu'après avoir circulé en d'autres mains, elle lui revint, [1,29] ce qui l'engagea à en faire alors présent à Apollon Didymien, avec ces mots que Callimaque lui fait dire dans ses vers : Je suis le prix que Thalès reçut deux fois, et qu'il consacra à celui qui préside sur le peuple de Nélée. Ces vers rendus en prose signifient que Thalès, fils d'Examius, natif de Milet, après avoir reçu deux fois ce prix des Grecs, le consacre à Apollon Delphien. Éleusis dans son Achille, et Alexon de Mynde dans le neuvième livre de ses Fables, conviennent que le fils de Batyclès, qui avait porté la fiole de l'un à l'autre, s'appelait Thyrion. Eudoxe de Cnide et Évantes de Milet prétendent qu'un confident de Crésus reçut de ce prince un vase d'or pour le donner au plus sage des Grecs; que le commissionnaire le présenta à Thalès; [1,30] qu'ensuite il vint à Chilon; et que celui-ci, consultant Apollon pour savoir qui le surpassait en sagesse, l'oracle répondit que c'était Myson, qu'Eudoxe prend pour Cléobule, et Platon pour Périandre. Nous parlerons de lui dans la suite. Au reste, telle fut la réponse du dieu : « C'est Myson de Chénée, du mont Oeta, qui te surpasse en sublimité de génie. » Anacharsis était celui qui avait consulté l'oracle au nom de Chilon. Démacus, platonicien, et Cléarque, disent que Crésus adressa la fiole à Pittacus, et qu'elle passa ainsi d'une main dans l'autre. Mais Andron, en parlant du trépied, dit que les Grecs le proposèrent au plus sage d'entre eux, comme une récompense due à la vertu; qu'Aristodème de Sparte fut jugé digne de le recevoir, et qu'il ne l'accepta que pour le céder à Chilon. [1,31] Alcée touche aussi quelque chose d'Aristodème. Sparte, dit-il, tient de lui cette belle maxime ; « Que l'homme vertueux n'est jamais pauvre, et que la vertu est un fonds inépuisable de richesses. » Une autre relation nous instruit que Périandre ayant fait partir un vaisseau chargé pour Thrasybule, tyran de Milet, le vaisseau échoua vers l'ile de Cos, et que quelques pêcheurs y trouvèrent le trépied. Phanodicus prétend qu'il fut pêché sur les côtes de la mer Attique, qu'on le transporta dans la ville, et qu'on y rendit un arrêt par lequel il fut ordonné qu'il serait envoyé à Bias. [1,32] Nous en expliquerons la raison, lorsque nous aurons occasion de parler de ce philosophe. D'autres veulent que le trépied fut l'ouvrage de Vulcain, qui le donna à Pélops, lorsque celui-ci se maria ; qu'ensuite Ménélas en fut possesseur ; que Pâris l'enleva avec Hélène; que cette Lacédémonienne le jeta dans la mer de Cos, disant qu'il en proviendrait des querelles; qu'ensuite quelques Lébédiens ayant fait prix pour un coup de filet, les pécheurs attrapèrent le trépied ; qu'une dispute s'étant élevée entre les vendeurs et les acheteurs, ils allèrent à Cos; et que, n'ayant pu venir à bout d'y terminer leur différend, ils portèrent le trépied à Milet, qui était la capitale du pays; que les habitants députèrent à Cos pour régler l'affaire, mais que les députés revinrent sans avoir rien conclu; que le peuple, indigné d'un mépris si marqué, prit les armes contre ceux de Cos; qu'enfin, comme on perdait beaucoup de monde de part et d'autre, l'oracle décida qu'il fallait donner le trépied au plus sage; que, par déférence pour cette décision, les deux partis consentirent qu'il resterait à Thalès, qui, après qu'il eut circulé dans quelques mains, le voua à Apollon Didyméen. [1,33] La réponse que l'oracle avait faite aux insulaires de Cos portait : « Que les Ioniens ne cesseraient d'avoir guerre avec les habitants de Mérope, jusqu'à ce qu'ils envoyassent le trépied doré forgé par Vulcain, et tiré du sein de la mer, à celui qui serait capable de connaître par sa sagesse le présent, le passé et l'avenir. » Nous avons transcrit ailleurs la substance de la réponse faite aux Milésiens; en voilà assez sur ce sujet. Hermippe, dans ses Vies, applique à Thalès ce que l'on attribue à Socrate, qu'il remerciait la fortune de trois choses : la première, « de l'avoir fait naître un être raisonnable plutôt qu'une brute; la seconde, de l'avoir fait homme plutôt que femme; la troisième, de l'avoir fait naître en Grèce plutôt que dans un pays étranger.» [1,34] On raconte de lui qu'un soir, sortant de la maison, conduit par une vieille femme, il tomba dans un creux pendant qu'il regardait les étoiles; et que s'étant plaint de cet accident, la vieille lui dit : «Comment pouvez-vous, Thalès, espérer de voir et de comprendre ce qui est au ciel, vous qui n'apercevez pas ce qui est à vos pieds? » Timon parle aussi de son amour pour l'astronomie, et le loue dans ses Poésies bouffonnes, où il dit : « Tel que fut Thalès, savant astronome, et l'un des sept sages. » Lobon d'Argos compte deux cents vers de sa composition sur l'astronomie, et rapporte ceux-ci, qu'on lisait au-dessous de sa statue : "C'est ici Thalès, dans la personne duquel Milet l'Ionienne, qui l'a nourri, a produit le plus grand des hommes par son savoir dans l'astrologie". [1,35] Voici des pensées qu'on lui attribue : « Le flux de paroles n'est pas une marque d'esprit. Êtes-vous sages, choisissez une seule chose, un objet digne de votre application; par là vous ferez taire beaucoup de gens qui n'ont que la volubilité de la langue en partage. » Les sentences suivantes sont encore de lui : « Dieu est le plus ancien des êtres, n'ayant jamais été engendré. Le monde est de toutes les choses la plus magnifique, puisqu'il est l'ouvrage de Dieu ; l'espace, la plus grande, parce qu'il renferme tout; l'esprit, la plus prompte, vu qu'il parcourt l'étendue de l'univers; la nécessité, la plus forte, n'y ayant rien dont elle ne vienne à bout; le temps, la plus sage, parce qu'il découvre tout ce qui est caché. Il disait que la vie n'a rien qui la rende préférable à la mort. Quelle raison vous empêche donc de mourir? lui dit-on. Cela même, dit-il, que l'un n'a rien de préférable à l'autre. [1,36] Quelqu'un lui ayant demandé lequel avait précédé de la nuit ou du jour, il répondit que la nuit avait été un jour avant. Interrogé si les mauvaises actions échappaient à la connaissance des dieux : Non, répliqua-t-il, pas même nos pensées les plus secrètes. Un homme convaincu d'adultère lui demanda s'il ne pourrait pas couvrir ce crime par un parjure. Que vous semble? lui répondit-il. Le parjure ne serait-il pas encore quelque chose de plus énorme? Requis de s'expliquer sur ce qu'il y avait de plus difficile, de plus aisé et de plus doux dans le monde, il répondit que le premier était de se connaitre soi-même, le second de donner conseil, et le troisième d'obtenir ce qu'on souhaite. Il définit Dieu un être sans commencement et sans fin. On lui attribue aussi d'avoir dit qu'un vieux tyran est ce qu'il y a de plus rare à trouver; que le moyen de supporter les disgrâces avec moins de douleur, c'est de voir ses ennemis encore plus maltraités de la fortune; que le moyen de bien régler sa conduite est d'éviter ce que nous blâmons dans les autres; [1,37] qu'on peut appeler heureux celui qui jouit de la santé du corps, qui possède du bien, et dont l'esprit n'est ni émoussé par la paresse, ni abruti par l'ignorance; qu'il faut toujours avoir pour ses amis les mêmes égards, soit qu'ils soient présents ou absents; que la vraie beauté ne consiste point à s'orner le visage, mais à s'enrichir l'âme de science. N'amassez pas de bien par de mauvaises voies, disait-il encore. Ne vous laissez pas exciter par des discours contre ceux qui ont eu part à votre confiance, et attendez-vous à recevoir de vos enfants la pareille de ce que vous aurez fait envers vos père et mère.» Le Nil mérita aussi son attention. Il dit que les débondements de ce fleuve étaient occasionnés par des vents contraires qui revenaient tous les ans, et faisaient remonter les eaux. Apollodore, dans ses Chroniques, fixe la naissance de Thalès à la première année de la trente-cinquième olympiade. [1,38] Il mourut à la soixante-dix-huitième année de son âge, ou à la quatre-vingt-dixième, comme dit Sosicrate, qui place sa mort dans la cinquante-huitième olympiade. Il vécut du temps de Crésus, à qui il promit de faire passer sans pont la rivière d'Halys, en détournant son cours. Démétrius de Magnésie parle de cinq autres personnes qui ont porté le nom de Thalès; d'un rhéteur de Célante qui était fort affecté; d'un peintre de Sicyone fort ingénieux; d'un troisième très ancien, et contemporain, ou peu s'en faut, d'Hésiode, d'Homère, de Lycurgue; d'un quatrième cité par Duris, dans son livre de la Peinture; d'un cinquième plus récent, mais peu connu, et dont parle Denis dans ses Critiques. [1,39] Thalès le sage assistait aux jeux de la lutte lorsque la chaleur du jour, la soif et les infirmités de la vieillesse lui causèrent tout d'un coup la mort; on mit cette inscription sur son tombeau : "Autant que le sépulcre de Thalès est petit ici-bas, autant la gloire de ce prince des astronomes est grande dans la région étoilée". Nous avons aussi fait ces vers sur son sujet dans le premier livre de nos Épigrammes, écrites en vers de toutes sortes de mesures : Pendant que Thalès est attentif aux jeux de la lutte, Jupiter l'enlève de ce lieu. Je loue ce dieu d'avoir approché du ciel un vieillard dont les yeux, obscurcis par l'âge, ne pouvaient plus envisager les astres de si loin. [1,40] C'est de lui qu'est cette maxime : « Connais-toi toi-même; » maxime qu'Antisthène dans ses Successions attribue à Phémonoé, en accusant Chilon de se l'être injustement appropriée. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici ce qu'on dit des sept sages en général. Damon de Cyrène n'épargne aucun des philosophes dont il a composé l'histoire, et ceux-ci encore moins que les autres. Anaximène les reconnaît tout au plus pour poètes. Dicéarque leur refuse la qualité de sages et l'esprit de philosophes; il ne leur accorde que le bon sens et la capacité de législateurs. Archétime de Syracuse a fait un recueil de leur conférence avec Cypselus, et dont il dit avoir été témoin. Euphore dit qu'excepté Thalès, ils se sont tous trouvés chez Crésus ; et s'il en faut croire quelques autres, il y a apparence qu'ils s'assemblèrent à Panionie, à Corinthe et à Delphes. [1,41] A l'égard de leurs maximes, les sentiments sont aussi partagés; on attribue aux uns ce qui passe pour avoir été dit par d'autres. On varie, par exemple, sur l'auteur de cette sentence «Le sage Chilon de Lacédémone a dit autrefois : Rien de trop; tout plaît lorsqu'il est fait à propos. » On n'est pas plus d'accord sur le nombre des sages que sur leurs discours : Léandre substitue Léophante Corsiade, Lébédien ou Éphésien, et Épiménide de Crète, à Cléobule et à Myson; Platon, dans son Protagore, met Myson à la place de Périandre; Euphore transforme Myson en Anacharsis; et d'autres ajoutent Pythagore aux autres sages. Dicéarque parle d'abord de quatre, que tout le monde a reconnus pour sages : Thalès, Bias, Pittacus et Solon; après cela il en nomme six autres, Aristomène, Pamphile, Chilon de Lacédémone, Cléobule, Anacharsis et Périandre, entre lesquels il en choisit trois principaux. Quelques uns leur ajoutent Acusilas, fils de Caba ou Scabra, Argien; [1,42] mais Hermippe, dans son livre des Sages, va plus loin : à l'entendre, il y eut dix-sept sages, entre lesquels on en choisit différemment sept principaux, dont il fait le catalogue dans l'ordre suivant. Il place Solon au premier rang; ensuite Thalès, Pittacus, Bias, Chilon, Cléobule, Périandre, Anacharsis, Acusilas, Épiménide, Léophante, Phérécyde, Aristodéme, Pythagore, Lasus fils de Charmantidas ou de Sisymbrinus, ou, selon Aristoxène, de Chabrinus ; enfin Hermion et Anaxagore. Hippobote au contraire suit un autre arrangement : il place à la tête Orphée, ensuite Linus, Solon, Périandre, Anacharsis, Cléobule, Myson, Thalès, Bias, Pittacus, Épicharme et Pythagore. On attribue à Thalès les lettres suivantes : [1,43] THALÈS A PHÉRÉCYDE. « J'apprends que vous êtes le premier des Ioniens qui vous préparez à donner aux Grecs un Traité sur les choses divines; et peut-être faites-vous mieux d'en faire un écrit public, que de confier vos pensées à des gens qui n'en feraient aucun usage. Si cela vous était agréable, je vous prierais de me communiquer ce que vous écrivez, et, en cas que vous me l'ordonniez, j'irais vous trouver incessamment. Ne croyez pas que nous soyons, Solon et moi, si peu raisonnables, qu'après avoir fait le voyage de Crète par un motif de curiosité, et pénétré jusqu'en Egypte pour jouir de la conversation des prêtres et des astronomes du pays, nous n'ayons pas la même envie de faire un voyage pour nous trouver auprès de vous : car Salon m accompagnera, si vous le consentez. [1,44] Vous vous plaisez dans l'endroit où vous êtes, vous le quittez rarement pour passer en Ionie, et vous n'êtes guère empressé de voir des étrangers. Je crois que vous n'usez d'autre soin que celui de travailler; mais nous, qui ni écrivons point, nous parcourons la Grèce et l'Asie » THALÈS A SOLON. « Si sous sortez d'Athènes, je crois que vous pourrez demeurer à Milet en toute sûreté. Cette ville est une colonie de votre pays, on ne vous y fera aucun mal. Que si la tyrannie à laquelle nous sommes soumis à Milet vous déplaît (car je suppose qu'elle vous est partout insupportable), vous aurez pourtant la satisfaction de vivre parmi vos amis. Bias vous écrit d'aller à Priène ; si vous préférez cet endroit à notre ville, je ne tarderai pas à m'y rendre auprès de vous.» [1,45] SOLON. Solon de Salamine, fils d'Exécestidas, commença par porter les Athéniens à abolir l'usage d'engager son corps et son bien à des gens qui prêtaient à usure. Plusieurs citoyens, ne pouvant payer leurs dettes, étaient réduits à servir leurs créanciers pour un certain salaire. On devait à Solon lui-même sept talents de l'héritage de son père : il y renonça, et engagea les autres à imiter son exemple. La loi qu'il fit là-dessus fut appelée d'un nom qui signifie décharge. Il fit ensuite d'autres lois, qu'il serait long de rapporter, et les fit écrire sur des tablettes de bois. [1,46] Voici une action qui lui donna beaucoup de réputation. Les Athéniens et les Mégariens se disputaient Salamine, sa patrie, jusqu'à se détruire les uns les autres; et, après plusieurs pertes, les Athéniens avaient publié un édit qui défendait sous peine de la vie de parler du recouvrement de cette île. Solon là-dessus recourut à cet artifice : Revêtu d'un mauvais habit, et prenant l'air d'un homme égaré, il parut dans les carrefours, où la curiosité ayant attroupé la foule, il donna à lire au crieur public une pièce en vers sur l'affaire de Salamine, dans laquelle il exhortait le peuple à agir contre le décret. Cette lecture fit tant d'impression sur les esprits, que dans le moment même on déclara la guerre à ceux de Mégare, qui furent battus, et dépouillés de la possession de l'île. [1,47] Entre autres expressions dont il s'était servi, il émut beaucoup le peuple par celles-ci « Que ne suis-je né à Pholégandre ou à Sicine ! Que ne puis-je changer ma patrie contre une autre ! J'entends répandre ce bruit déshonorant : Voilà un de ces Athéniens qui ont abandonné Salamine. Que n'allons-nous réparer cette honte en conquérant l'île ! » Il persuada encore aux Athéniens de former des prétentions sur la Chersonèse de Thrace; [1,48] et afin que l'on crût que les Athéniens avaient droit sur la possession de Salamine, il ouvrit quelques tombeaux, et fit remarquer que les cadavres y étaient couchés tournés vers l'orient, ce qui était la coutume des Athéniens, et que les cercueils même étaient disposés de cette manière, et portaient des inscriptions des lieux où les morts étaient nés, ce qui était particulier aux Athéniens. C'est dans la même vue, dit-on, qu'à ces mots qui sont dans le catalogue qu'Homère fait des princes grecs , « Ajax de Salamine conduisait douze vaisseaux, » il ajouta ceux-ci, «qui se joignirent au camp des Athéniens. » [1,49] Depuis ce temps-là le peuple fit tant de cas de lui, qu'il n'y avait personne qui ne souhaitât qu'il prît le gouvernement de la ville; mais, loin d'acquiescer à leurs vœux, il fit tout son possible pour empêcher que Pisistrate son parent ne parvint à la souveraineté, à laquelle il savait qu'il aspirait. Ayant convoqué le peuple, il se présenta armé dans l'assemblée, et découvrit les intrigues de Pisistrate, protestant même qu'il était prêt de combattre pour la défense publique. « Athéniens, dit-il, il se trouve que je suis plus sage et plus courageux que quelques uns de vous, plus sage que ceux qui ignorent les menées de Pisistrate, et plus courageux que ceux qui les connaissent et n'osent rompre le silence. » Mais le sénat étant favorable à Pisistrate, Solon fut traité d'insensé ; à quoi il répondit : « Bientôt le temps fera connaître aux Athéniens le genre de ma folie, lorsque la vérité aura percé les nuages qui la couvrent. » [1,50] Il dépeignit aussi la tyrannie dont on était menacé, dans ces vers élégiaques : "Comme la neige et la grêle roulent dans l'atmosphère au gré des vents, que la foudre et les éclairs éclatent, et causent un fracas horrible, de même on voit souvent des villes s'écrouler sous la puissance des grands, et la liberté d'un peuple dégénérer en dur esclavage". Enfin Pisistrate ayant usurpé la souveraineté, jamais Solon ne put se résoudre à plier sous le joug; il posa ses armes devant la cour du sénat, en s'écriant : « Chère patrie, je te quitte avec le témoignage de t'avoir servie par mes conseils et ma conduite. » Il s'embarqua pour l'Égypte, d'où il passa en Chypre et de là à la cour de Crésus. Ce fameux prince lui demanda qui était celui qu'il estimait heureux : «Telles l'Athénien, dit-il, Cléobis et Biton; » à quoi il ajouta d'autres choses qu'on rapporte communément. [1,51] On raconte aussi que Crésus, assis sur son trône et revêtu de ses ornements royaux, avec toute la pompe imaginable, lui demanda s'il avait jamais vu un spectacle plus beau : « Oui, répondit-il, c'est celui des coqs, des faisans et des paons ; car ces animaux tiennent leur éclat de la nature, et sont parés de mille beautés. » Ayant pris congé de Crésus, il se rendit en Cilicie, où il bâtit une ville qu'il appela Solos de son nom. Il la peupla de quelques Athéniens, qui, avec le temps, ayant corrompu leur langue, furent dits faire des solécismes; on les appela les habitants de Solos, au lieu que ceux qui portent ce nom en Chypre furent nommés Soliens. Solon, informé que Pisistrate se maintenait dans son usurpation, écrivit aux Athéniens en ces termes : [1,52] « S'il vous arrive des malheurs dignes des fautes que vous avez faites, ne soyez pas assez injustes pour en accuser les dieux. C'est vous-mêmes qui, en protégeant ceux qui vous font souffrir une dure servitude, les avez agrandis; vous voulez faire les gens rusés, et, dans le fond, vous êtes stupides et légers; vous prêtez tous l'oreille aux discours flatteurs de cet homme, et pas un de vous ne fait attention au but qu'il se propose. » Pisistrate de son côté, lorsque Solon se retira, lui écrivit cette lettre : [1,53] PISISTRATE A SOLON. « Je ne suis pas le seul des Grecs qui me suis emparé de la souveraineté; je ne sache pas même avoir empiété, en le faisant, sur les droits de personne : je n'ai fait que rentrer dans ceux qui m'étaient acquis par ma naissance, que je tire de Cécrops, auquel, en même temps qu'à ses descendants, les Athéniens promirent autrefois avec serment une soumission qu'ils ont ensuite retirée. Au reste, je n'offense ni les dieux ni les hommes, j'ordonne au contraire l'observation des règlements que vous avez prescrits aux citoyens d'Athènes, et j'ose dire qu'on les exécute sous mon gouvernement avec beaucoup plus d'exactitude que si l'état était républicain. Je ne permets pas qu'on fasse tort à personne, et, quoique prince, je ne jouis d'aucun privilège au-dessus des autres; je me contente du tribut qu'on payait à mes prédécesseurs, et je ne touche point à la dime des revenus des habitants, qui est employée pour les sacrifices, pour le bien public, et pour subvenir aux besoins d'une guerre. [1,54] Détrompez-vous si vous croyez que je vous en veuille pour avoir décelé mes desseins; je suis persuadé qu'en cela vous avez consulté le bien de la république, plutôt que suivi le mouvement de quelque haine personnelle, outre que vous ignoriez de quelle manière je gouvernerais. Si vous l'aviez pu savoir, peut-être eussiez-vous concouru à la réussite de mon entreprise, et vous eussiez-vous épargné le chagrin de vous en aller. Revenez en toute sûreté, et fiez-vous à la simple parole que je vous donne, que Solon n'a rien à craindre de Pisistrate, puisque vous savez que je n'ai pas même fait de mal à aucun de mes ennemis. Enfin, si vous voulez être du nombre de mes amis, vous serez un de ceux que je distinguerai le plus, sachant votre éloignement pour la fraude et pour la perfidie. Cependant, si vous ne pouvez vous résoudre à revenir demeurer à Athènes, vous ferez ce que vous voudrez, pourvu qu'il ne soit pas dit que vous avez quitté votre patrie par rapport à moi seul. » [1,55] Solon crut pouvoir fixer le terme de la vie humaine à soixante-dix ans. Il fit ces excellentes ordonnances, que ceux qui auraient refusé de pourvoir à la subsistance de leurs parents, et ceux qui auraient dissipé leur patrimoine en folles dépenses, seraient regardés comme ignobles; et que les fainéants et les vagabonds pourraient être actionnés par le premier venu. Lysias, dans sa Harangue contre Nicias, assure que Dracon fut auteur de cette loi, et que Solon la rétablit. Il ordonna aussi que ceux qui seraient coupables de prostitution seraient écartés des tribunaux de justice. Il modéra encore les récompenses assignées aux athlètes, ordonnant cinq cents drachmes à ceux qui auraient vaincu aux jeux olympiques, cent à ceux qui auraient triomphé dans les jeux isthmiques, et ainsi des autres à proportion. Il alléguait pour raison qu'il était absurde d'avoir plus de soin de ces sortes de récompenses que de celles que méritaient ceux qui perdaient la vie dans les combats, et dont il voulut que les enfants fussent entretenus aux dépens du public. [1,56] Cela encouragea tellement le peuple, que l'on vit dans les guerres des exploits d'une rare valeur. Telle fut celle de Polyzéle, de Cynégire et de Callimaque; celle avec laquelle on combattit à la journée de Marathon ; celle d'Harmodius, d'Aristogiton, de Miltiade et d'une infinité d'autres, tous bien différents de ces athlètes qui coûtaient tant à former, dont les victoires étaient si dommageables à leur patrie, que leurs couronnes étaient plutôt remportées sur elle que sur leurs adversaires ; enfin qui par l'âge deviennent inutiles, et, comme dit Euripide, ressemblent « à des manteaux usés dont il ne reste que la trame. » De là vient que Solon, qui considérait cela, n'en faisait qu'un cas médiocre. En législateur judicieux, il défendit aussi qu'un tuteur et la mère de son pupille logeassent sous un même toit, et que celui qui aurait droit d'hériter d'un mineur en cas de mort fût chargé de sa tutelle. [1,57] II statua de plus qu'il ne serait pas permis à un graveur de conserver le cachet d'un anneau qui lui aurait été vendu, qu'on crèverait les deux yeux à celui qui aurait aveuglé un homme borgne, et que celui qui s'emparerait d'une chose trouvée serait puni de mort. Il établit aussi la peine de mort contre un archonte qui aurait été surpris dans l'ivresse. Ce fut Solon qui régla que ceux qui récitaient les vers d'Homère en public le feraient alternativement, en sorte que l'endroit où l'un aurait cessé serait celui par lequel l'autre commencerait. Ainsi Solon a plus illustré Homère que ne l'a fait Pisistrate, comme le dit aussi Diuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Au reste, ces vers sont principalement ceux qui commencent par ces mots : Ceux qui gouvernaient Athènes, et ce qui suit. [1,58] Solon fut le premier qui désigna le trentième du mois par un nom relatif au changement de la lune. Apollodore, dans son Traité des Législateurs, livre II, dit qu'il donna aussi aux neuf archontes le droit de faire un même tribunal. Il s'éleva de son temps une sédition entre les habitants de la ville, de la campagne et des côtes, mais dans laquelle il n'entremit ni sa personne ni son autorité. Il avait coutume de dire que les paroles présentent une image des actions, et que la puissance est ce qui fait le droit des rois; que les lois ressemblent aux toiles d'araignées, qui résistent à de petits efforts et se déchirent par de plus grands ; qu'il faut sceller le discours par le silence, et le silence par le temps; [1,59] que les favoris des tyrans sont comme les jetons : comme ceux-ci produisent des nombres tantôt plus grands, tantôt plus petits, de même les tyrans élèvent ceux qu'ils veulent au faite des honneurs, et puis les abaissent. On lui demanda pourquoi il ne s'était pas souvenu d'établir une loi contre les parricides : « Parce que je n'ai pas pensé, dit-il, que personne pût être assez dénaturé pour commettre un pareil crime. » Apprenez-nous, lui dit-on, quel serait le moyen le plus efficace pour empêcher les hommes de violer les lois : « Ce serait, répondit-il, que ceux à qui l'on ne fait point de tort fussent aussi touchés de celui qui est fait aux autres que s'il les regardait eux-mêmes. » Il disait encore que les richesses, en assouvissant les désirs, produisent l'orgueil. Il conseilla aux Athéniens de régler l'année selon le cours de la lune. Il fit interdire les tragédies que représentait Thespis et ses leçons de théâtre, comme n'étant que de vains mensonges ; [1,60] et ce fut par une suite de ce système que quand Pisistrate se fut blessé volontairement, il attribua cet artifice aux mauvaises instructions des théâtres. Apollodore, dans son livre des Sectes des Philosophes, nous a transmis les principes que Solon inculquait ordinairement. «Croyez, disait-il, que la probité est plus fidèle que les serments. Gardez-vous de mentir. Méditez des sujets dignes d'application. Ne faites point d'amis légèrement, et conservez ceux que vous avez faits. Ne briguez point le gouvernement qu'auparavant vous n'ayez appris à obéir. Ne conseillez point ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le meilleur. Que la raison soit toujours votre guide. Évitez là compagnie des méchants. Honorez les dieux, et respectez vos parents. » On dit que Mimnerme ayant inséré dans quelque ouvrage cette prière qu'il adressait aux dieux, « Veuille la parque trancher le fil de mes jours à l'âge de soixante ans, sans maladie ni angoisses, » [1,61] Solon le reprit en ces termes : Si vous me croyez propre à vous donner une leçon, effacez cela, et ne me sachez pas mauvais gré de ce que je censure un homme tel que vous; corrigez ce passage, et dites : « Que la parque finisse ma vie lorsque je serai parvenu à l'âge de quatre-vingts ans. » Il nous a aussi laissé des préceptes en vers, entre autres ceux-ci : « Si vous êtes prudent, vous observerez les hommes de près, de crainte qu'ils ne vous cachent ce qu'ils ont dans l'âme. Souvent la haine se déguise sous un visage riant, et la langue s'exprime sur un ton d'ami, pendant que le cœur est plein de fiel. » On sait que Solon écrivit des lois, des harangues, et quelques exhortations adressées à lui-même; ses élégies, tant celle qu'il fit sur Salamine que celles qui roulaient sur la république d'Athènes, contiennent environ cinq mille vers; il écrivit aussi des vers iambes et des épodes ; [1,62] on lui érigea une statue, au pied de laquelle on mit cette inscription : "Salamine sut repousser les Mèdes, transportés d'une vaine fureur : mais ce rayon de gloire ne fut rien au prix de celle qu'elle a eue d'avoir donné le jour à Solon, que ses lois rendent dignes de vénération". Le temps où il eut le plus de vogue fut, selon Sosicrate, la quarante-sixième olympiade; environ la troisième année, il parvint au gouvernement d'Athènes et donna ses lois. Il mourut en Cypre la quatre-vingtième année de son âge, après avoir recommandé que ses os fussent portés à Salamine, et qu'après qu'on les aurait brûlés, on en semât les cendres par toute la province. De là ces vers que Cratinus lui fait dire dans son Chiron : J'habite cette île ainsi qu'on le dit, ayant voulu que mes cendres fussent éparses autour de la ville d'Ajax. [1,63] J'ai déjà cité le livre d'Épigrammes, où je parle en vers de différentes mesures des grands hommes que la mort nous a enlevés; j'y ai mis celle-ci sur Solon : Cypre a brûlé le cadavre de Solon, Salamine conservé ses os réduits en cendres; mais son âme a été rapidement enlevée aux cieux sur un char que le fardeau agréable de ses lois rendait léger. On le croit auteur de cette sentence, Rien de trop. Dioscoride rapporte que, déplorant amèrement là perte de son fils, sur lequel il ne nous est rien parvenu, il répondit à quelqu'un qui lui disait que ses regrets étaient inutiles: C'est précisément là le sujet de mes larmes. Voici des lettres qu'on lui attribue : [1,64] SOLON A PERIANDRE. « Vous m'écrivez que plusieurs personnes conspirent contre vous ; mais quand même vous vous débarrasseriez de tous vos ennemis connus, encore n'avanceriez-vous pas de beaucoup. II peut arriver que quelqu'un de ceux que vous soupçonnez le moins vous tendent des pièges, soit parce qu'il craindra quelque mal de votre part, soit parce qu'il vous croira condamnable. Il n'y a rien que vous n'ayez sujet de craindre, surtout si celui qui vous ôterait la vie rendait service par la à une ville à laquelle vous seriez suspect. Il vaudrait donc mieux renoncer à la tyrannie pour se délivrer d'inquiétude. Que si vous voulez absolument conserver votre puissance, vous devez penser à avoir des forces étrangères qui soient supérieures à celles du pays; par ce moyen vous n'aurez rien à craindre, et vous n'aurez pas besoin d'attenter aux jours de personne. » SOLON A ÉPIMÉNIDE. « Mes lois n'étaient point propres à faire par elles-mêmes le bonheur des Athéniens; et quand vous avez purifié leur ville, vous ne leur avez pas procuré un grand avantage. La divinité et les législateurs ne peuvent seuls rendre les cités heureuses; il faut encore que ceux qui disposent de la multitude y contribuent : s'ils la conduisent bien, Dieu et les lois procurent notre avantage, sinon c'est en vain qu'on s'en promet quelque bien. [1,65] Mes lois n'ont point été utiles, parce que les principaux ont causé le préjudice de la république en n'empêchant point Pisistrate d'envahir la souveraineté. Je ne fus point cru lorsque je présageais l'événement; on ajouta plus de foi à des discours flatteurs qu'à des avertissements sincères. Je quittai donc mes armes en sortant du sénat, et je dis que j'étais plus sage que ceux qui ne s'apercevaient point des mauvais desseins de Pisistrate, et plus courageux que ceux qui n'osaient se déclarer pour la liberté publique. Tout le monde crut que Solon avait perdu l'esprit. Enfin je me retirai en m'écriant : « Chère patrie! quoique je passe pour insensé dans l'esprit de ceux-ci, je fus toujours prêt à te secourir de parole et d'effet; maintenant je te quitte, et tu perds le seul ennemi de Pisistrate. Que ceux-ci deviennent même ses gardes du corps, si bon leur semble ! » Vous savez, mon ami, quel homme c'est, et avec quelle subtilité il a établi sa tyrannie. [1,66] Il mit d'abord en usage la flatterie, qui lui gagna la confiance du peuple ; ensuite, s'étant blessé lui-même, il parut devant le tribunal des juges héliens, en se plaignant d'avoir été maltraité par ses ennemis, et demandant qu'on lui donnât quatre cents jeunes gens pour sa garde. En vain je me récriai contre sa demande, il obtint ce qu'il voulut. Ce fut alors qu'entouré de ces satellites armés de massues, il ne garda plus aucun ménagement, et renversa l'état de fond en comble. Ainsi ç'a été inutilement que j'ai délivré les pauvres de l'esclavage où ils étaient réduits, puisque aujourd'hui il n'y a personne qui n'obéisse à Pisistrate. » SOLON A PISISTRATE. « Je crois facilement que je n'ai pas de mal à craindre de votre part. J'étais votre ami avant que vous soyez devenu tyran, et je ne suis pas plus votre ennemi à présent que tout autre Athénien qui hait la tyrannie. Si Athènes se trouve mieux de n'avoir qu'un maître que de dépendre de plusieurs, c'est une question que je laisse à chacun la liberté de décider ; [1,67] et je conviens même qu'entre ceux qui se rendent despotiques, vous êtes le meilleur ; mais je ne sois pas qu'il me soit avantageux de retourner à Athènes; je donnerais lieu par là de blâmer ma conduite, puisqu'il semblerait qu'après avoir fuis le timon de la république entre les mains du peuple, et avoir refusé l'offre qu'on me fit du gouvernement, j'approuverais votre entreprise par mon retour. » SOLON A CRÉSUS. « J'estime beaucoup votre amitié, et je vous assure que si depuis longtemps je n'avais pris la résolution de fixer ma demeure dans un état libre et républicain, j'aimerais mieux passer ma vie dans votre royaume qu'à Athènes, où Pisistrate fait sentir le poids de sa tyrannie; mais je trouve plus de douceur à vivre dans un lieu où tout est égal. Je me dispose pourtant à aller passer quelque temps à votre cour. » [1,68] CHILON. Chilon, qui naquit â Lacédémone d'un père nommé Damagète, a composé des élégies jusqu'au nombre d'environ deux cents vers. Il disait que « la prévoyance de l'avenir, en tant qu'il peut être l'objet de la raison, est la vertu qui distingue le plus l'homme. » Son frère lui ayant témoigné quelque mécontentement de ce qu'il souffrait de n'être point fait éphore comme lui, qui l'était, il lui répondit : « C'est que je sais endurer les injures, et que vous ne le savez point. » Cependant il fut revêtu de cet emploi vers la cinquante-cinquième olympiade. Pamphila, qui recule sa promotion jusqu'à l'olympiade suivante, assure, sur le témoignage de Sosicrate, qu'il fut fait premier éphore pendant qu'Euthydème était archonte. Ce fut lui aussi qui donna les éphores pour adjoints aux rois de Lacédémone. Satyrus attribue pourtant cela à Lycurgue. Hérodote, au premier livre de ses Histoires, raconte qu'ayant vu l'eau des chaudières bouillir sans feu pendant qu'Hippocrate sacrifiait aux jeux olympiques, il lui conseilla de rester dans le célibat; ou, s'il était marié, de congédier sa femme et de renoncer à ses enfants. [1,69] On rapporte qu'ayant demandé à Ésope ce que faisait Jupiter, il en reçut cette réponse : « Il abaisse les choses hautes et il élève les basses. » Un autre lui ayant demandé quelle différence il y avait entre les savants et les ignorants: « Celle, dit-il, que forment de bonnes espérances. » Interrogé sur ce qu'il y avait de plus difficile, il répondit que c'était «de taire un secret, de bien employer son temps, et de supporter les injures. » II donnait ordinairement ces préceptes: Qu'il faut retenir sa langue, surtout dans un festin; qu'on doit s'abstenir de médisance, si on ne veut entendre des choses désobligeantes; [1,70] qu'il n'appartient qu'aux femmes d'employer les menaces ; que le devoir nous appelle plutôt chez nos amis dans la mauvaise que dans la bonne fortune; qu'il faut faire un mariage médiocre; qu'on ne doit jamais flétrir la mémoire des morts; qu'il faut respecter la vieillesse ; qu'on ne saurait assez se défier de soi-même; qu'il est plus raisonnable de s'exposer à souffrir du dommage que de chercher du profit avec déshonneur, puisque l'un n'est sensible que pour un temps, et que l'on se reproche l'autre toute sa vie ; qu'il ne faut point insulter aux malheurs d'autrui; qu'un homme courageux doit être doux, afin qu'on ait pour lui plus de respect que de crainte; qu'il faut savoir gouverner sa maison; qu'il faut prendre garde que la langue ne prévienne la pensée; qu'il importe beaucoup de vaincre la colère; qu'il ne faut pas rejeter la divination; qu'on ne doit pas désirer des choses impossibles ; qu'il ne faut pas marcher avec précipitation, et que c'est une marque de peu d'esprit de gesticuler des mains en parlant; qu'il faut obéir aux lois; qu'il faut aimer la solitude. [1,71] Mais la plus belle de toutes les sentences de Chilon est celle-ci : Que comme les pierres de touche servent à éprouver l'or et en font connaître la bonté, pareillement l'or répandu parmi les hommes fait connaître le caractère des bons et des méchants. On dit qu'étant avancé en âge, il se réjouissait de ce que, dans toutes ses actions, il ne s'était jamais écarté de la raison ; ajoutant qu'il avait cependant de l'inquiétude au sujet d'un jugement qu'il avait porté, et qui intéressait la vie d'un de ses amis : c'est qu'il jugea lui-même selon la loi, mais qu'il conseilla à ses amis d'absoudre le coupable, pensant ainsi tout à la fois sauver son ami et observer la loi. Il fut particulièrement estimé des Grecs pour la prédiction qu'il fit touchant Cythère, île des Lacédémoniens. Ayant appris la situation de cet endroit, il s'écria : « Plût aux dieux que cette île n'eût jamais existé, ou qu'elle eût été engloutie par les vagues au moment de sa naissance! » [1,72] Et il ne prévit pas mal : car Démarate, s'étant enfui de Lacédémone, conseilla à Xerxès de tenir sa flotte sur les bords de cette île; et il n'est pas douteux que la Grèce ne fût tombée au pouvoir de ses ennemis, s'il avait pu faire goûter ce dessein au roi. Dans la suite, Cythère ayant été ruinée durant la guerre du Péloponnèse, Nicias y mit une garnison d'Athéniens, et fit beaucoup de mal aux Lacédémoniens. Chilon s'exprimait en peu de paroles, façon de parler qu'Aristagore nomme chilonienne, et qu'il dit avoir été celle dont se servait aussi Branchus, qui bâtit le temple des Branchiades. Il était déjà vieux vers la cinquante-deuxième olympiade, temps auquel Ésope était renommé pour ses Fables. Hermippe écrit que Chilon mourut à Pise, en embrassant son fils, qui avait remporté le prix du ceste aux jeux olympiques. On attribue sa mort à l'excès de sa joie et à l'épuisement de l'âge. Toute l'assemblée lui rendit les derniers devoirs avec honneur. Voici une épigramme que j'ai faite sur ce sujet : [1,73] Je te rends grâces, ô Pollux, qui répands une brillante lumière, de la couronne d'olivier que le fils de Chilon a remportée dans les combats du ceste! Que si un père, en voyant le front de son fils ceint si glorieusement, meurt après l'avoir touché, ce n'est point une mort envoyée par une fortune ennemie. Puissé-je avoir une fin pareille ! On mit cette inscription au bas de sa statue : "La victorieuse Sparte donna le jour à Chilon, qui fut le plus grand entre les sept sages de Grèce". On lui attribue cette courte maxime : « Celui qui se fait caution n'est pas loin de se causer du dommage. » On a aussi de lui cette lettre : CHILON A PÉRIANDRE. « Vous me dites que vous allez vous mettre à la tête d'une armée contre des étrangers, pour avoir un prétexte de sortir du pays; mais je ne crois pas qu'un monarque puisse s'assurer seulement la possession de ce qui est à lui; je pense même qu'on peut estimer heureux un tyran qui a le bonheur de finir ses jours dans sa maison par une mort naturelle. » [1,74] PITTACUS. Pittacus de Mitylène eut pour père Hyrradius, originaire de Thrace, selon Duris : s'étant joint avec les frères d'Alcée, il défit les troupes de Mélanchre, tyran de Lesbos. Ayant été chargé de la conduite de l'armée, dans une guerre entre ceux de son pays et les Athéniens, avec qui ils disputaient la possession du territoire d'Achille, il résolut de terminer le différend par un combat singulier avec Phrynon, général des Athéniens, qui avait eu le prix du pancrace aux jeux olympiques. Pittacus, ayant enveloppé son ennemi avec un filet qu'il tenait caché sous son bouclier, le tua et se rendit maître du champ. Cependant, comme le rapporte Apollodore dans ses Chroniques, les Athéniens ne laissèrent pas de le contester dans la suite aux Mityléniens ; et la décision ayant été remise à Périandre, il adjugea le territoire aux Athéniens. [1,75] Cet événement augmenta le crédit de Pittacus à Mitylène, et on lui donna le gouvernement de la ville, qu'il garda dix ans, au bout desquels il déposa volontairement son autorité, ayant mis la république en bon ordre. Il survécut dix autres années à sa démission, et consacra le champ dont ses concitoyens lui avaient fait présent, et qu'on appelle encore le champ de Pittacus. Sosicrate dit qu'il s'était retranché lui-même une partie de ce champ, en disant que cette moitié qu'il gardait lui valait plus que le tout. On dit aussi que, Crésus lui ayant envoyé de l'argent, il s'excusa de le prendre, parce que l'héritage de son frère, qui était mort sans laisser de postérité, lui en avait procuré deux fois plus qu'il n'aurait voulu. [1,76] Pamphila, dans le deuxième livre de ses Commentaires, rapporte que Thyrrhée son fils, se trouvant à Cumes dans la boutique d'un barbier, y fut tué par la faute d'un forgeron, qui y jeta une hache ; que les Cuméens se saisirent de l'homicide, et l'envoyèrent garrotté à Pittacus, qui, ayant appris le cas, pardonna au criminel, en disant que la clémence était préférable aux remords de la vengeance. Héraclite rapporte que ce fut au sujet d'Alcée, qu'il avait fait prisonnier, et qu'il renvoya libre, qu'il dit qu'il valait mieux pardonner que punir. Il condamna les gens ivres, s'ils tombaient en quelque faute, à être doublement punis, et cela afin de prévenir l'ivrognerie; ce qui était d'autant plus nécessaire que l'île abondait en vin. Une de ses maximes est, «qu'il est difficile d'être vertueux. » Simonide en a fait mention, en disant que c'est un mot de Pittacus: «qu'il est difficile de devenir véritablement bon.» [1,77] Platon, dans son Protagoras, a aussi parlé de cette sentence. Pittacus disait encore que les dieux mêmes ne résistent point à la nécessité, et que le gouvernement est la pierre de touche du cœur de l'homme. Interrogé sur ce qu'il y avait de meilleur, il répondit que c'était de s'acquitter bien de ce qu'on avait actuellement à faire. Crésus lui demandant quel empire il regardait comme le plus grand, il répondit, en faisant allusion aux lois : « Celui que forment différentes tablettes de bois. » Il ne reconnaissait pour vraies victoires que celles qu'on remporte en épargnant le sang. Phocaïcus parlant de chercher un homme qui fût bien diligent : «Vous chercherez longtemps, lui dit-il, sans le trouver. » Interrogé quelle chose était la plus agréable, il répondit que c'était le temps; la plus obscure, que c'était l'avenir; la plus sûre, que c'est la terre; la moins sûre, que c'est la mer. [1,78] Il disait que la prudence doit faire prévoir les malheurs avant qu'ils arrivent pour tâcher de les détourner, et que, lorsqu'ils sont arrivés, le courage doit les faire soutenir ; qu'on ne doit jamais dire d'avance ce qu'on se propose de faire, de crainte que, si on ne réussit pas, on ne s'expose à la risée ; qu'il ne faut point insulter aux malheureux, de peur de s'attirer la vengeance des dieux; que si on a reçu un dépôt, il faut le rendre; qu'on ne doit point médire de ses amis, pas même de ses ennemis. Pratiquez la piété, disait-il, aimez la tempérance, respectez la vérité, la fidélité ; acquérez de l'expérience et de la dextérité, ayez de l'amitié et de l'exactitude. Parmi les choses qu'il a dites en vers, on loue entre autres cette pensée : Il faut avoir un arc et un carquois de flèches, pour se faire jour dans l'esprit du malheur; car sa bouche ne dit rien qui soit digne de foi, et ses paroles cachent un double sens au fond du cœur. [1,79] Il fit des élégies jusqu'au nombre de six cents vers, et un discours en prose sur les lois, adressé à ses concitoyens. Il florissait principalement vers la quarante-deuxième olympiade, et mourut la troisième année de la cinquante-deuxième, sous Aristomène, étant âgé de soixante-dix ans. On mit cette épitaphe sur son tombeau : "Pittacus, Lesbos la sainte, qui t'a donné le jour, t'a mis en pleurant dans ce tombeau". Outre ses sentences rapportées ci-dessus, il y a encore celle-ci : « Connaissez le temps.» Phavorin, dans le premier livre de ses Commentaires, et Démétrios, dans ses Équivoques, parlent d'un législateur de même nom qu'on appela Pittacus le petit. Callimaque a décrit, dans ses Épigrammes, la rencontre que notre sage fit d'un jeune homme qui vint lui demander conseil sur son mariage. Voici son récit : [1,80] « Un étranger d'Atarné vint demander conseil à Pittacus de Mitylène, fils d'Hyrrhadius. Mon père, lui dit-il, je puis épouser deux filles : l'une a une fortune assortie à la mienne, l'autre me surpasse en biens et en naissance; laquelle prendrai-jet ? dites-le-moi, je vous prie. A ces mots, Pittacus, levant le bâton dont il se servait pour se soutenir, lui fit remarquer des enfants qui faisaient tourner leurs toupies. Ils vous apprendront, dit-il, ce que vous devez faire. Allez, faites comme eux. Le jeune homme s'étant donc approché, entendit ces enfants qui se disaient l'un à l'autre : Prends une toupie qui soit ta pareille ; et, comprenant là-dessus l'avis du sage, il s'abstint d'un trop grand établissement, et épousa la personne qui était la plus assortie à son état. Vous donc aussi, Dion, prenez votre pareille. » [1,81] Il est vraisemblable que Pittacus en parlait ainsi par son propre sentiment ; car il avait épousé la sœur de Dracon fils de Penthile, femme dont l'extraction était au-dessus de la sienne, et qui le traitait avec beaucoup de fierté. Alcée donne à Pittacus plusieurs épithètes: l'une prise de ce qu'il avait de grands pieds, l'autre de ce qu'il s'y était formé des ouvertures, une autre de l'orgueil qu'il lui attribuait, d'autres de ce qu'il était corpulent, de ce qu'il soupait sans lumière, de ce qu'il était malpropre et mal arrangé. Au reste, si l'on en croit le philosophe Cléarque, il avait pour exercice de moudre du blé. On a de lui cette lettre : PITTACUS A CRÉSUS. « Vous voulez que je me rende en Lydie pour voir vos Trésors. Sans les avoir vus, je crois aisément que le fils d'Alyattes surpasse en richesses tous les rois de la terre. D'ailleurs, à quoi me servirait de faire le voyage de Sardes? L'argent ne me manque point, étant content de ce dont j'ai besoin pour moi et mes amis. Je viendrai cependant, engagé par votre hospitalité, pour jouir de votre commerce.» [1,82] BIAS. Bias de Priène fut fils de Teutame. Satyrus fait plus de cas de lui que d'aucun des autres sages de la Grèce. Plusieurs croient qu'il fut riche. Duris le dit étranger ; et Phanodicus rapporte qu'il racheta des filles de Messène captives, qu'il les éleva avec des soins de père, qu'ensuite il les dota et les renvoya à Messène, auprès de leurs parents. Peu de temps après, le trépied d'or ayant été trouvé à Athènes par des pêcheurs, avec cette inscription, "Au plus sage", ces filles vinrent dire que ce titre appartenait à leur libérateur: c'est le récit de Satyrus ; mais Phanodicus et d'autres prétendent que ce fut leur père qui se présenta à l'assemblée, et qu'après avoir rendu compte au peuple de la générosité du philosophe, il le nomma sage ; que là-dessus le trépied fut envoyé à Bias, qui, ayant regardé l'inscription, dit qu'il n'y avait qu'Apollon de sage, et refusa de le prendre. [1,83] D'autres disent qu'il reçut le trépied, mais qu'il le consacra à Hercule dans la ville de Thèbes, en considération de ce qu'il était issu des Thébains, dont Priène était une colonie, selon Phanodicus. On rapporte que Priène sa patrie étant assiégée par Alyattes, il engraissa deux mulets, qu'il chassa ensuite vers le camp ennemi; et que le roi, étonné de voir ces animaux en si bon état, envoya reconnaître la place, dans l'incertitude s'il lèverait le siège ; qu'informé du dessein, Bias couvrit de blé deux grands monceaux de sable qu'il fit voir à l'espion ; qu'Alyattes, ayant entendu son rapport, proposa des conditions aux assiégés; et qu'après la conclusion de la paix il manda Bias, qui lui conseilla de manger des oignons, lui donnant à entendre qu'il avait lieu de pleurer de sa crédulité. [1,84] II passe pour avoir été habile jurisconsulte et ardent dans ses plaidoyers, mais il n'employait ce feu qu'à défendre de bonnes causes. Par cette raison, Démodicus de Léros le donne pour modèle, en disant que « si on a des causes à juger, il faut imiter l'exemple de Priène; » Hipponax ne fait pas moins son éloge, lorsqu'il dit que « si on est appelé à juger, il faut surpasser Bias de Priène. » Voici de quelle manière il mourut. Il était fort avancé en âge, et plaidait une cause. S'étant tu pour se reposer, il appuya sa tête sur son petit-fils, pendant que son adversaire exposait ses raisons. Les juges ayant pesé les unes et les autres, prononcèrent en faveur de Bias; mais comme l'assemblée se séparait, on trouva qu'il avait rendu l'âme dans l'attitude où il s'était mis. [1,85] La ville lui fit de magnifiques obsèques, et fit mettre cet éloge sur son tombeau : "Cette pierre couvre Bias, l'ornement de l'Ionie. II était né dans les contrées de la célèbre Priène". Nous avons fait aussi cette épigramme sur son sujet : "Ici repose Bias, que l'âge avait blanchi quand Mercure l'emmena doucement chez les morts. Il plaidait, et il défendait un ami, lorsque, s'étant penché dans les bras d'un enfant. il fut pris du dernier sommeil". IL composa deux mille vers sur l'Ionie, dont le sujet était le moyen par lequel on pouvait rendre ce pays plus heureux. Parmi ses sentences poétiques, on remarque celles-ci: Tâchez toujours de plaire à vos concitoyens, et n'abandonnez point votre ville affligée; car rien ne concilie plus de bienveillance, au lieu que des mœurs superbes sont souvent nuisibles. [1,86] II disait aussi que la force du corps est un don de la nature, mais que de savoir conseiller ce qui est utile à sa patrie est une qualité de l'âme et d'un bon jugement; que beaucoup de gens ne doivent leur opulence qu'au hasard ; qu'on est malheureux de ne pas savoir supporter l'infortune; et que c'est une maladie de l'âme de convoiter des choses impossibles, pendant qu'on oublie les maux d'autrui. Quelqu'un lui ayant demandé ce qu'il y avait de plus difficile à faire : C'est, répondit-il, d'endurer courageusement quelque revers de fortune. Un jour qu'il était sur mer avec des gens d'un caractère impie, il s'éleva une tempête si furieuse que ces gens même se mirent à invoquer les dieux. Taisez-vous, leur dit-il, de crainte qu'ils ne s'aperçoivent que vous êtes sur ce vaisseau. Un méchant homme lui ayant demandé ce que c'est que la piété, il ne lui répondit rien ; et comme cet homme lui demandait la raison de son silence : Je me tais, lui dit-il, parce que tu t'informes de choses qui ne te regardent pas. [1,87] Interrogé sur ce qu'il y a de plus doux pour les hommes, il répondit que c'était l'espérance. Il disait aussi qu'il aimait mieux être juge entre ses ennemis qu'entre ses amis, parce que dans le premier cas il y en avait un qui deviendrait son ami, et que dans le second il y en avait un qui serait toujours son ennemi. Interrogé à quoi l'homme prenait le plus de plaisir : Au gain, répliqua-t-il. Il disait qu'il faut estimer la vie en partie comme si on devait vivre peu, et en partie comme si on devait vivre longtemps ; et que, puisque le monde était plein de méchanceté, il fallait aimer les hommes comme si on devait les haïr un jour. Il donnait aussi ces conseils : Soyez lents à entreprendre, et fermes à exécuter ce que vous avez entrepris. La précipitation à parler marque de l'égarement. Aimez la prudence. [1,88] Parlez sainement des dieux. Ne louez point un malhonnête homme à cause de ses richesses. Faites-vous prier pour recevoir quelque chose, plutôt que de vous en emparer avec violence. Rapportez aux dieux tout ce que vous faites de bien. Prenez la sagesse pour votre compagne depuis la jeunesse jusqu'à la vieillesse : car c'est de tous les biens qu'on peut posséder, celui qui est le plus assuré. Nous avons vu qu'Hipponax a fait mention de Bias; et Héraclite même, cet homme si difficile à contenter, a parlé de lui d'une manière avantageuse. Priène, dit-il, fut le lieu de la naissance de Bias; fils de Teutame, et celui de tous les philosophes dont on parle le plus; ses concitoyens lui dédièrent une chapelle , qu'ils nommèrent Teutamium. On lui attribue cette sentence: Qu'il y a beaucoup d'hommes de méchant caractère. [1,89] CLÉOBULE. Cléobule, fils d'Évagoras, naquit à Linde, ou en Carie, selon Duris. Quelques uns font remonter son origine jusqu'à Hercule, et on le dépeint robuste et bien fait. On dit qu'il se rendit en Égypte pour y apprendre la philosophie, et qu'il eut une fille nommée Cléobuline, qui composa des énigmes en vers hexamètres, dont Cratinus fait mention dans un poème qui porte le nom de Cléobalistes au pluriel. On dit aussi qu'il renouvela le temple de Minerve, qui avait été construit par Danaüs. Cléobule composa aussi des chants et des questions énigmatiques jusqu'au nombre de trois mille vers. Il y a des gens qui le croient aussi auteur de ces vers qui sont sur le tombeau de Midas : « Je suis la statue qu'on a couchée sur ce monument de Midas. Pendant que l'eau sera fluide, que les arbres élèveront leurs sommets, [1,90] que le soleil levant et la lune brillante éclaireront le monde, que les fleuves couleront et que la mer lavera les rivages, je demeurerai ici, en arrosant de mes larmes cette pierre polie, et en annonçant aux passants que Midas est renfermé dans ce sépulcre. » Ceux qui sont dans cette opinion se fondent sur le témoignage de Simonide, dans le poème où il dit : Qui peut raisonnablement louer le Lindien Cléobule d'avoir opposé des statues à des rivières intarissables, aux fleurs du printemps, aux rayons du soleil, à la clarté de la lune et aux tournants de la mer? Tout cela est au-dessous des dieux, et les mains des hommes peuvent briser la pierre. Ce sont les idées d'un homme peu sensé. Au reste, on remarque que cette épitaphe ne peut point être d'Homère, qui vivait longtemps avant Midas. Pamphila, dans ses Commentaires, rapporte cette énigme qu'un attribue à Cléobule : [1,91] Un père a douze enfants qui ont chacun trente filles, mais de beauté différente: les unes sont brunes, les autres blondes; et quoiqu'elles aient la vertu d'être immortelles, toutes se succèdent, aucune n'est exempte de la mort. C'est l'année. Parmi ses sentences poétiques, voici les plus approuvées : L'ignorance et l'abondance de paroles règnent parmi les hommes, mais le temps les instruit. Pensez à quelque chose d'élevé. Ne vous rendez pas désagréable sans sujet. Il disait qu'il faut marier les filles de manière qu'elles soient jeunes pour l'âge et femmes pour l'esprit, insinuant par là qu'il faut prendre soin de leur éducation. Il avait pour maxime qu'on doit obliger ses amis pour se les rendre plus intimes, et ses ennemis pour en faire des amis; [1,92] et que par ce moyen on évite les reproches de ses amis et les mauvais desseins de ses ennemis. Il disait encore qu'avant de sortir de sa maison, on doit examiner ce qu'on va faire, et à son retour examiner ce qu'on a fait. Il conseillait l'exercice du corps, et recommandait d'aimer plus à écouter qu'à parler ; d'aimer mieux l'étude que l'ignorance; d'employer sa langue à dire du bien; de se rendre la vertu propre, et de s'éloigner du mal; de fuir l'injustice ; de suggérer à son pays ce qui tend le plus à son bien ; de réfréner la volupté ; de n'employer la violence en quoi que ce soit; de pourvoir à l'éducation de ses enfants; de renoncer à l'inimitié; de ne flatter ni gronder sa femme en présence d'étrangers, l'un étant une petitesse et l'autre une indiscrétion ; de ne pas punir un domestique pendant son ivresse, si on ne veut passer pour être ivre soi-même ; de se marier avec son égale, de peur d'avoir ses parents pour maîtres; [1,93] de ne pas se moquer de ceux qui sont injuriés, de peur de se les attirer pour ennemis; de ne pas s'enorgueillir dans la prospérité et de ne point s'abattre dans l'affliction; enfin, d'apprendre à supporter courageusement les changements de la fortune. Il mourut à l'âge de soixante-dix ans: son épitaphe contient ses louanges : "Linde, que la mer arrose de tous côtés, pleure la perte du sage Cléobule, dont elle fut la patrie". Il est auteur de cette courte maxime : La manière est ce qu'il y a de meilleur en toutes choses. Il écrivit aussi cette lettre à Solon : CLÉOBULE A SOLON. « Certainement vous avez beaucoup d'amis qui ont chacun leur maison. Je crois cependant que Linde est le séjour le plus commode que Solon puisse se choisir. Outre l'avantage qu'elle a d'être libre, cette ville est située dans une île. Si vous voulez y demeurer, vous n'y aurez rien de factieux à craindre de Pisistrate, et vos amis se feront un plaisir d'y accourir de tous côtés. » [1,94] PÉRIANDRE. Périandre de Corinthe était fils de Cypsèle, et issu de la famille des Héraclides. Il épousa Lysis, à laquelle il donna le nom de Mélisse. Elle était fille de Proclès, tyran d'Épidaure, et d'Eristhénée qui était fille d'Aristocrate, et sœur d'Aristodème, personnages qui, au rapport d'Héraclide de Pont, dans son livre du Gouvernement, commandaient alors à presque toute l'Arcadie. Périandre eut de Lysis deux fils, Cypsélus et Lycophron; l'aîné passait pour idiot, mais le cadet avait du génie. Dans la suite, Périandre, ayant pris querelle avec sa femme, se laissa aller à un si violent transport de colère, que, malgré sa grossesse, il la jeta du haut des degrés et la tua à coups de pied, étant porté à cela par les calomnies de ses concubines, qu'il fit cependant brûler ensuite. Il bannit son fils Lycophron à Corcyre, à cause de la tristesse où l'avait plongé la mort de sa mère. [1,95] Depuis, se sentant affaiblir par l'âge, il le rappela pour lui remettre son autorité; mais les Corcyréens, en étant avertis, ôtèrent la vie au jeune homme. Cette nouvelle l'irrita tellement, qu'il envoya les enfants de ces insulaires à Alyattes, pour les faire eunuques; mais comme le vaisseau approchait de Samos, ils adressèrent des vœux à Junon, et furent délivrés par les habitants du lieu. Périandre en fut si mortifié, qu'il en mourut de douleur, âgé de près de quatre-vingts ans. Sosicrate assure que sa mort arriva quarante ans avant la captivité de Crésus et un an avant la quarante-neuvième olympiade. Hérodote, dans le premier livre de ses Histoires, dit qu'il fut quelque temps chez Thrasybule, tyran de Milet. [1,96] Aristippe, dans son premier livre des Délices de l'Antiquité, raconte que Cratée sa mère, s'étant prise de passion pour lui, venait secrètement auprès de lui de son consentement, et que, ce commerce étant devenu public, le déplaisir qu'il ressentit d'avoir été surpris le rendit cruel. Éphore raconte aussi, dans son Histoire, qu'il fit vœu de consacrer une statue d'or s'il était vainqueur dans la course des chars aux jeux olympiques; qu'il eut le succès qu'il souhaitait; mais que, n'ayant pas de quoi fournir à son vœu, il dépouilla, pour s'en acquitter, toutes les femmes des bijoux dont elles s'étaient parées dans une fête publique. On dit encore que, voulant qu'après sa mort on ignorât ce que son corps était devenu, il s'avisa de cet expédient : qu'il montra à deux jeunes gens un chemin où ils devaient se trouver pendant la nuit, en leur ordonnant d'assassiner et d'enterrer le premier qui viendrait à leur rencontre; qu'ensuite il en instruisit quatre autres qui devaient aussi tuer et enterrer ceux qu'ils trouveraient dans ce chemin; et enfin en nomma plusieurs autres qui devaient venir tuer ceux-là; et qu'il fut tué ainsi, s'étant présenté à la rencontre des deux qu'il avait envoyés les premiers. Les habitants de Corinthe mirent ces vers sur son tombeau : [1,97] "Corinthe, contrée maritime, a reçu dans son sein Périandre dont elle était la patrie, et que ses richesses et sa sagesse ont rendu illustre". Voici une autre épitaphe que j'ai faite pour lui : "Ne vous livrez point à la tristesse à cause que sous n'obtenez point ce que vous désirez, mais soyez contents de ce que Dieu vous donne". Ce fut l'abattement où tomba le sage Périandre, de ce qu'il ne parvenait point au sort qu'il désirait, qui lui fit quitter la vie. Il avait pour maxime qu'il ne faut rien faire pour l'amour de l'argent, parce qu'il faut gagner les choses qui procurent du gain. Il écrivit des préceptes jusqu'au nombre de deux mille vers. Il disait que, pour régner tranquillement, il fallait être gardé par la bienveillance publique plutôt que par les armes. On lui demandait pourquoi il persistait dans sa tyrannie : Parce, dit-il , qu'il est également dangereux d'y renoncer volontairement et d'être contraint à la quitter. On lui attribue aussi ces sentences : Le repos est agréable, la témérité périlleuse ; le gain est honteux; le gouvernement populaire vaut mieux que le tyrannique ; [1,98] la volupté est passagère et la gloire immortelle. Soyez modéré dans le bonheur et prudent dans les événements contraires. Montrez-vous toujours le même envers vos amis, soit qu'ils soient heureux ou malheureux. Acquittez-vous de vos promesses, quelles qu'elles soient. Ne divulguez pas les secrets qui vous sont confiés. Punissez non seulement ceux qui font mal, mais même ceux qui témoignent vouloir mal faire. Périandre fut le premier qui soumit l'autorité de la magistrature à la tyrannie, et se fit escorter par des gardes, ne permettant pas même de demeurer dans la ville à tous ceux qui le voulaient, comme le rapportent Éphore et Aristote. Il florissait vers la trente-huitième olympiade, et se maintint pendant quarante ans dans sa tyrannie. Sotion, Héraclide, et Pamphila, dans le cinquième livre de ses Commentaires, distinguent deux Périandres, l'un tyran, et l'autre philosophe qui était de la ville d'Ambracie. [1,99] Néanthe de Cyzique veut même qu'ils aient été cousins germains du côté de père. D'un autre côté, Aristote dit que celui de Corinthe était le sage, et Platon le nie. Il avait coutume de dire que le travail vient â bout de tout. Il voulut percer l'isthme de Corinthe. On lui attribue ces lettres : PÉRIANDRE AUX SAGES. « Je rends grâces à Apollon Pythien de ce qu'il a permis que je vous écrivisse dans un temps où vous êtes tous assemblés en un même lieu. J'espère que mes lettres vous conduiront à Corinthe ; et je vous recevrai, comme vous le verrez vous-mêmes, d'une manière tout- à-fait populaire. L'année dernière, vous fûtes à Sardes en Lydie ; venez, je vous prie, celle-ci, à Corinthe, dont les habitants vous verront avec plaisir rendre visite à Périandre. » [1,100] PÉRIANDRE A PROCLES. « Le crime que j'ai commis contre mon épouse a été involontaire. Mais vous ferez une injustice, si vous me témoignez volontairement votre ressentiment, en vous servant pour cela de mon fils. Faites donc cesser son inhumanité envers moi, ou je m'en vengerai sur vous. J'ai vengé la mort de votre fille en condamnant mes concubines au feu, et en faisant brûler vis-à-vis de son tombeau les vêtements des femmes de Corinthe. » Il reçut de Thrasybule une lettre conçue en ces termes : THRASYBULE A PÉRIANDRE. « Je n'ai rien répondu aux demandes de votre héraut. Je me suis contenté de le mener dans un champ semé de blé, où, tandis qu'il me suivait, j'abattais avec mon bâton les épis qui s'élevaient au-dessus des autres, en lui recommandant de vous faire rapport de ce qu'il voyait. Faites comme moi. Et si vous voulez conserver votre domination, faites périr les principaux de la ville, amis ou ennemis, il n'importe. L'ami même d'un tyran doit lui être suspect. » [1,101] ANACHARSIS. Anacharsis le Scythe, fils de Gaurus et frère de Caduidas, roi de Scythie, eut pour mère une Grecque : aussi savait–il les deux langues. Il composa un poème d'environ huit cents vers sur les lois de son pays et sur celles des Grecs par rapport à la manière de vivre et à la frugalité, et sur la guerre. Sa hardiesse et sa fermeté à parler donnèrent lieu au proverbe : "Parler comme les Scythes". Sosicrate prétend qu'il vint à Athènes vers la quarante-septième olympiade, pendant qu'Eucrate était archonte. Hermippe rapporte qu'Anacharsis étant venu à la maison de Solon, et lui ayant fait dire par un domestique qu'il souhaitait de le voir, et s'il pouvait entrer avec lui en société d'hospitalité, [1,102] Solon lui fit répondre qu'on n'offrait l'hospitalité que dans son propre pays; et que là-dessus Anacharsis étant entré, lui dit qu'il se regardait comme étant dans sa patrie, et qu'il pouvait par cette raison former les noeuds de cette amitié; que Solon, surpris de sa présence d'esprit, le reçut chez lui et lia avec lui une grande amitié. Quelque temps après, il retourna en Scythie, et ayant paru en vouloir changer les lois et introduire celles de Grèce, il fut tué d'un coup de flèche par son frère dans une partie de chasse ; et en mourant, il se plaignit de ce qu'après être sorti sain et sauf de la Grèce par le moyen de l'éloquence et de la philosophie, il était venu succomber dans sa patrie aux traits de l'envie. D'autres disent qu'il fut assassiné dans un sacrifice oû il pratiquait les cérémonies grecques. J'ai fait cette épitaphe pour lui : [1,103] Anacharsis, de retour en Scythie, propose aux Scythes de régler leur conduite sur les coutumes des Grecs. A peine ce malheureux vieillard lâche-t-il cette parole, qu'une flèche lui coupe la voix et le ravit parmi les immortels. On lui attribue cette sentence : « que la vigne porte trois sortes de fruits, le plaisir, l'ivrognerie, et le repentir. » II s'étonnait de ce qu'en Grèce les maîtres en quelque science, disputant d'habileté, étaient jugés par des gens qui n'étaient point maîtres eux-mêmes. Interrogé quel moyen il croyait le plus propre à préserver de l'ivrognerie, il répondit que c'était de se représenter les infamies que commettent les ivrognes. II ne pouvait comprendre que les Grecs, punissant ceux qui injuriaient quelqu'un, honorassent les athlètes qui s'entretuaient. Ayant ouï dire qu'un vaisseau n'avait que quatre doigts d'épaisseur, il n'y a donc, dit-il, pas plus de distance entre la vie et la mort de ceux qui voyagent sur mer. [1,104] II appelait l'huile un remède qui rendait frénétique, parce que les athlètes, après s'en être frotté le corps, étaient plus furieux qu'auparavant. Il demandait pourquoi ceux qui interdisaient le mensonge mentaient ouvertement dans les cabarets. Il trouvait étrange que les Grecs se servissent de petits gobelets au commencement d'un festin, et en prissent de plus grands à la fin. On lit ces mots au pied de ses statues: "Il faut régler la parole, la gourmandise et l'amour". Quelqu'un lui demandant s'il se trouvait des flûtes dans son pays: Non, dit-il, il ne s'y trouve pas même des vignes. Un autre lui demanda quels étaient les vaisseaux les plus sùrs : Ceux, dit-il, qu'on tire à terre. Une chose surtout lui paraissait singulière chez les Grecs: c'est qu'ils laissaient la fumée du bois sur les montagnes, se servant en ville de bois qui ne rendait point de fumée. On lui demanda quel nombre l'emportait, celui des vivants ou celui des morts. Parmi lesquels placez-vous ceux qui sont sur mer? répondit-il. Un Grec lui reprochant qu'il était Scythe: "Je sais, répliqua-t-il, que ma patrie ne me fait point d'honneur; mais vous faites honte à la vôtre". [1,105] Interrogé sur ce que les hommes ont de bon et de mauvais, il répondit que c'était la langue. Il disait qu'il aimait mieux n'avoir qu'un ami qui fût digne de l'estime de tout le monde, que d'en avoir plusieurs qui ne méritassent l'estime de personne. On lui attribue encore d'avoir dit que les marchés sont des lieux destinés à autoriser la supercherie. Un jeune homme lui ayant fait affront en pleine table : "Mon ami, lui dit-il, si vous ne pouvez porter le vin à votre âge, vous porterez l'eau quand vous serez vieux". Il inventa pour l'utilité publique le crochet et la roue des potiers ; c'est du moins le sentiment de quelques personnes. Au reste, il écrivit cette lettre au roi de Lydie : ANACHARSIS A CRESUS. « Monarque des Lydiens, je suis venu en Grèce pour y apprendre les moeurs et les constitutions du peuple de cette contrée. Il ne me faut ni or, ni argent ; je serai trop satisfait si j'ai le bonheur de retourner plus vertueux et plus éclairé dans ma patrie. Je ne viendrai donc à Sardes que parce que je regarde comme un grand avantage de mériter votre estime. » [1,106] MYSON. Myson, fils de Strymon, comme dit Sosicrate en expliquant Hermippe, et originaire de Chénée bourg du mont Oeta, ou de la Laconie, était du nombre des sept sages; on dit que son père avait usurpé la tyrannie. Quelqu'un a écrit qu'Anacharsis ayant consulté Apollon Pythien pour savoir qui était plus sage que lui, il reçut de la prêtresse une réponse pareille à celle qu'elle avait faite à Chilon, et dont nous avons parlé dans la vie de Thalès : "Je te déclare que Myson l'Aetéen, natif de Chénée, est plus sage que toi". On ajoute qu'Anacharsis, s'étant mis là-dessus à le chercher, vint à son village, et que, l'ayant trouvé qui accommodait, en été, le manche de sa charrue, il lui dit : "Myson, ce n'est pas à présent la saison de labourer"; à quoi il repartit: "C'est celle de s'y préparer". [1,107] D'autres veulent que l'oracle le nomma Étéen, et sont en peine de savoir qui ce terme désigne. Parménide soupçonne qu'Étée est un village où Myson prit naissance. Sosicrate dans ses Successions, pense qu'il était de race éthéenne du côté de son père, et de famille chénéenne du côté de sa mère. Eutyphron, fils d'Héraclide de Pont, dit qu'il était né dans l'île de Crète, où il y a un bourg nommé Étée. Anaxilas au contraire le fait sortir du fond de l'Arcadie. Hipponax parle de lui en se servant de ces termes : « Myson, ce philosophe dont Apollon éleva la sagesse au-dessus de celle de tous les hommes.» Aristoxène, dans ses différentes Histoires, dit qu'il ressemblait beaucoup à Timon et à Apémante du côté des mœurs, en ce qu'il était misanthrope, [1,108] et qu'on l'entendit rire seul, dans un lieu écarté de Lacédémone. Celui qui le surprit dans ce moment lui ayant demandé pourquoi il riait, n'ayant personne avec lui: "C'est justement, dit-il, pour cela que je ris". Aristoxène dit que, tant par cette raison que parce qu'il était peu relevé par le lieu de sa naissance, qui n'était pas une ville, mais un simple bourg, il fut peu célèbre; et cela fut cause que plusieurs attribuèrent les choses qu'il a dites à Pisistrate le tyran, excepté Platon le philosophe, qui a parlé de lui dans son Protagoras, et qui le met à la place de Périandre. Il disait que « ce n'est point par la science des paroles qu'il faut parvenir à la connaissance des choses, mais que c'est par l'étude des choses qu'il faut déterminer les paroles; parce que les mots sont pour les choses, et non pas les choses pour les mots. » Il finit sa vie la quatre-vingt-dix-septième année de son âge. [1,109] ÉPIMÉNIDE. Théopompe et d'autres avec lui disent qu'Épiménide était fils de Phestius; quelques uns lui donnent pour père Dosias, d'autres Agésarque. Il était Crétois d'origine et naquit à Gnosse; mais, comme il laissait croître ses cheveux, il n'avait pas l'air d'être de ce pays. Un jour, son père l'ayant envoyé aux champs pour en rapporter une brebis, il s'égara à l'heure de midi, et entra dans une caverne où il s'assoupit et dormit pendant cinquante-sept ans. A son réveil il chercha sa brebis, comptant n'avoir pris qu'un peu de repos; mais comme il ne la trouva plus, il retourna aux champs. Étonné de voir que tout avait changé de face et de possesseur, il prit le chemin de son village, où, voulant entrer dans la maison de son père, on lui demanda qui il était; à peine fut-il reconnu de son frère, qui avait vieilli depuis ce temps-là, et par les discours duquel il comprit la vérité. [1,110] Au reste, sa réputation se répandit tellement en Grèce qu'on alla jusqu'à le croire particulièrement favorisé du ciel. Dans cette idée, les Athéniens étant affligés de la peste, sur la réponse de l'oracle qu'il fallait purifier la ville, envoyèrent Nicias, fils de Nicérate, en Crète, pour chercher Épiménide et l'amener à Athènes. Il s'embarqua la quarante-sixième olympiade, purifia la ville, et fit cesser la contagion. Il s'y était pris de cette manière. Il choisit des brebis blanches et noires qu'il mena jusqu'au lieu de l'Aréopage, d'où il les laissa aller au hasard, en ordonnant à ceux qui les suivaient de les sacrifier aux divinités des lieux où elles s'arrêteraient. Ainsi cessa la peste ; et il est certain que, dans tous les villages d'Athènes, on rencontre encore aujourd'hui des autels sans dédicace, élevés en mémoire de cette expiation. Il y en a qui prétendent que la cause de cette peste fut le crime commis dans la personne de Cylon, voulant parler de la manière dont il avait perdu la vie ; ils ajoutent que la mort de deux jeunes gens, Cratinus et Ctésibius, fit cesser la calamité. [1,111] Les Athéniens, en reconnaissance du service qu'Épiménide leur avait rendu, résolurent de lui donner un talent et le vaisseau qui devait le reconduire en Crète ; mais il n'accepta aucun argent, et n'exigea d'eux que de vivre en alliance avec les habitants de Gnosse. Peu de temps après son retour, il mourut, la cinquante-septième année de son âge, selon Phlégon, dans son livre De ceux qui ont vécu longtemps. Ses compatriotes prolongent sa vie jusqu'à deux cent quatre-vingt-dix-neuf ans, et Xénophane de Colophon rapporte avoir entendu dire qu'il mourut dans sa cent cinquante-quatrième année. Épiménide publia une généalogie des Curètes et des Corybantes, et une génération des dieux, en cinq mille vers; six mille cinq cents vers sur la structure du vaisseau des Argonautes et sur le voyage de Jason dans la Colchide ; [1,112] un discours en prose sur les sacrifices, et sur la république de Crète ; et enfin un ouvrage poétique de quatre mille vers touchant Minos et Rhadamanthe. Lobon d'Argos, dans son livre des Poètes, dit qu'il bâtit à Athènes un temple en l'honneur des Euménides. Il est aussi censé être le premier qui purifia les maisons et les champs, et qui éleva des temples. Quelques-uns, au lieu de croire qu'il dormit d'un si long sommeil, pensent que, pendant ce temps-là, il erra de côté et d'autre pour connaître les vertus des simples. On a encore une de ses lettres au législateur Solon sur la forme du gouvernement que Minos prescrivit aux Crétois; mais Démétrius de Magnésie, dans son livre des Poètes et des Écrivains qui ont porté les mêmes noms, tâche de prouver qu'elle est moderne, et que tant s'en faut que son style soit celui de Crète, qu'au contraire on y remarque la diction attique et même la nouvelle. La lettre qui suit est différente de celle-là, et m'est tombée entre les mains : [1,113] ÉPIMÈNIDE A SOLON. « Prenez courage, mon cher ami. Si Pisistrate avait entrepris de soumettre un peuple accoutumé à l'esclavage ou dépourvu de bonnes lois, il y aurait lieu de craindre que sa tyrannie se perpétuât ; mais il a soumis des hommes courageux, qui, imbus des préceptes de Solon, rougissent de leur servitude. Ils ne souffriront pas patiemment celle tyrannie ; et quoique Pisistrate soit maître de la ville, j'espère qu'il ne transmettra pas son autorité à ses enfants. Il est difficile que des hommes libres, accoutumés à d'excellentes lois, se rendent esclaves. Pour vous, que le soin de votre conservation ne vous oblige pas de passer de lieu en lieu; venez me joindre en Crète, où nous sommes à couvert des vexations de la tyrannie : car s'il arrivait que les partisans de Pisistrate vous rencontrassent, vous pourriez tomber dans quelque malheur. » [1,114] Démétrius dit que quelques uns racontent qu'Épiménide recevait sa nourriture des nymphes, et la cachait dans la corne d'un pied de bœuf; qu'il la prenait peu à peu; que la nature ne faisait point en lui les fonctions ordinaires, et qu'on ne le vit jamais manger. Timon parle aussi de cela dans ses Oeuvres. Il y en a qui disent que les habitants de Crète l'ont déifié, et lui offrent des sacrifices. On dit aussi qu'il était doué d'une connaissance extraordinaire; et qu'ayant vu Munychie, ville et port de l'Attique, il dit que les Athéniens ignoraient combien de maux ce lieu leur causerait, et que, s'ils le savaient, ils le détruiraient avec les dents. Il présageait cela longtemps avant l'événement. On rapporte encore qu'il fut le premier qui prit le nom d'Éacus ; qu'il prédit aux Lacédémoniens qu'ils seraient soumis par les Arcadiens, et qu'il se fit passer plusieurs fois pour être ressuscité. [1,115] Théopompe, dans ses livres des Choses admirables, dit qu'ayant bâti un temple pour les nymphes, une voix céleste lui dit : Épiménide, ne le dédie point aux Nymphes, mais à Jupiter. Il prédit aussi aux Crétois quelle serait l'issue de la guerre entre les Lacédémoniens et les Arcadiens; c'est-à-dire que les premiers seraient vaincus, comme ils le furent, près d'Orchomène. Théopompe affirme (ce que disent quelques uns) qu'Épiménide vieillit en autant de jours qu'il avait dormi d'années. Myronian, dans ses Similitudes, rapporte que les Crétois l'appelaient Curète; et Sosibe de Lacédémone dit que les Lacédémoniens conservent son corps, ayant été avertis de le faire par un oracle. Outre cet Épiménide, il y en a eu deux autres, l'un généalogiste, l'autre historien et auteur de l'Histoire de Rhodes, écrite en dialecte dorique. [1,116] PHÉRÉCYDE. Phérécyde, fils de Badys, était de Syrus, selon Alexandre dans ses Successions. Il fut disciple de Pittacus. Théopompe lui donne la gloire d'avoir été le premier qui ait traité de la nature et des dieux. On raconte de lui des choses surprenantes; entre autres que, se promenant à Samos le long du rivage, et apercevant un vaisseau qui voguait à pleines voiles, il présagea qu'il ferait bientôt naufrage, et qu'effectivement il échoua sous ses yeux ; qu'après avoir bu de l'eau tirée d'un puits, il pronostiqua qu'au bout de trois jours il y aurait un tremblement de terre, et que ce phénomène arriva; qu'étant revenu d'Olympie à Messène , il conseilla à Périlaüs, chez qui il logeait, de se retirer de là, avec toute sa famille, le plus tôt qu'il pourrait; mais que Périlaüs, ayant négligé de profiter de cet avis, fut témoin de la prise de Messène. [1,117] Théopompe, dans ses Merveilles, dit aussi qu'Hercule lui ordonna en songe de recommander aux Lacédémoniens de ne faire cas ni d'or ni d'argent, et que cette même nuit Hercule ordonna aux rois de Lacédémone de croire Phérécyde. Il y en a pourtant qui attribuent ces faits à Pythagore. Hermippe dit que, désirant que la victoire se rangeât du côté des Éphésiens, qui étaient en guerre avec les Magnésiens, il demanda à un passant quelle était sa patrie; qu'après avoir su qu'il était Éphésien, il le pria de le traîner par les pieds jusque sur les terres des Magnésiens, et d'engager ses concitoyens, lorsqu'ils auraient gagné le champ de bataille, à enterrer son corps dans le lieu où il l'aurait laissé; [1,118] que celui-là en donna connaissance aux Éphésiens la veille du jour que les Magnésiens furent vaincus; et que les vainqueurs, trouvant que Phérécyde n'était plus, l'ensevelirent pompeusement dans le même endroit. Quelques uns veulent qu'étant allé à Delphes, il se précipita du haut du mont Coryce. Aristoxène, dans la Vie de Pythagore et de ses amis, rapporte qu'il mourut de maladie, et que Pythagore l'inhuma dans l'île de Délos. Il y en a même qui disent qu'il fut consumé de vermine, et que Pythagore s'étant rendu chez lui pour s'informer de sa santé, Phérécyde passa son doigt hors de la porte et lui dit : "La peau le montre". Paroles qui sont depuis passées en proverbe, qui se prend toujours en mauvaise part; ceux qui le prennent en bonne part se trompent. [1,119] Phérécyde disait que les dieux appelaient une table d'un nom qui désignait les dons sacrés qu'il fallait leur offrir. Andron d'Éphèse distingue deux Phérécydes, natifs de Syrus, l'un astrologue, l'autre théologien, fils de Badys, qui était celui qu'estimait Pythagore. Ératosthénes soutient qu'il n'y en eut qu'un de Syrus, et que l'autre, qui était généalogiste, était d'Athènes. On conserve encore un petit ouvrage du premier, qui commence par ces mots : « Jupiter et le Temps sont permanents. La terre existait aussi ; mais elle reçut son nom de Jupiter, qui lui donna l'honneur qu'elle possède. » On conserve aussi son cadran astronomique dans l'ile de Syrus. Duris, au deuxième livre de ses Cérémonies sacrées, rapporte l'épitaphe qu'on mit sur son tombeau : [1,120] « En moi finit la sagesse : s'il y en a davantage, il faut la donner à Pythagore, que je reconnais pour le premier des Grecs. » Ion de Chio est l'auteur de celle-ci : « Modeste et rempli de vertus, ici repose, rongé de corruption, celui dont l'âme possède une heureuse vie. Pareil en sagesse a Pythagore, il sonda les mœurs et étudia le génie des hommes. » J'ai fait aussi cette épitaphe pour lui, suivant la mesure phérécratienne : Une maladie de corruption défigura, dit-on, le célèbre Phérécyde, natif de Syrus. [1,121] Il ordonne pourtant qu'on le conduise sur les terres des Magnésiens, afin de procurer la victoire aux Éphésiens, ses courageux compatriotes. Un oracle, dont il avait seul la connaissance, l'avait ainsi dit. Il meurt dans ce lieu. Il est donc vrai que le véritable sage n'est pas seulement utile pendant sa vie, mais qu'il l'est encore après sa mort. Il vivait vers la cinquante-neuvième olympiade. II répondit à une lettre de Thalès en ces termes : [1,122] PHÉRÉCYDE A THALÈS. « Je vous souhaite une heureuse fin quand vous approcherez de votre dernière heure. J'étais malade quand je reçus votre lettre, la vermine infectait mon corps et la fièvre minait mes forces. Dans cette extrémité, j'ai prié quelques-uns de mes amis qu'après avoir eu soin de ma sépulture, ils vous fassent tenir mes écrits. Si vous trouvez qu'ils méritent d'être lus, et si les autres sages sont du même sentiment, je consens que vous les publiiez ; sinon supprimez-les, ils ne me satisfont pas moi-même. Il n'y a pas assez de certitude dans les choses que j'y dis; je ne la promets point, ni ne sais ce qui est vrai. Quant aux points qui touchent la théologie, il faut les comprendre, parce que je les traite tous obscurément. Ma maladie empire de jour en jour, et je ne reçois la compagnie d'aucun médecin, ni d'aucun de mes amis. Ceux qui ont soin de moi se tiennent en dehors. Lorsqu'ils m'interrogent sur ma santé, je passe un doigt hors de la porte pour leur montrer le mal que je souffre, et je les avertis de se préparer, à faire, le lendemain, les funérailles de Phérécyde. » Ce furent là ceux qu'un appela sages, et parmi lesquels quelques-uns placent Pisistrate le tyran. Venons aux philosophes, en commençant par ceux de la secte ionienne, dont nous avons dit que Thalès, maître d'Anaximandre fut le chef.