[19,0] LIVRE DIX-NEUVIÈME - SOMMAIRE. Par quels moyens Agathocle devient tyran de Syracuse. — Les exilés crotoniates marchent contre leur patrie et sont tous tués. — Olympias rentre avec son fils dans le royaume. — Captivité et mort d'Eurydice et du roi Philippe. — Eumène, à la tête des argyraspides, se rend dans les satrapies supérieures; il réunit dans la Perse les satrapes et les troupes. — Attalus et Polémon sont pris et tués avec ceux qui avaient attaqué la garde. — Antigone, à la poursuite d'Eumène, est battu sur le bord du fleuve Copratès. — Il part pour la Médie, et perd beaucoup de soldats dans les défilés. — Bataille livrée par Antigone à Eumène et aux satrapes dans la Paratacène. — Antigone se retire avec son armée et prend ses quartiers d'hiver dans la Médie. — Expédition de Cassandre en Macédoine; Olympias est assiégée à Pydna. — Marche d'Antigone à travers le désert; il fait la chasse aux animaux dans ses cantonnements d'hiver. — Eumène trompe par un stratagème Antigone qui traverse le désert. — Antigone se rend maître de toute l'armée ennemie. — Il tue Eumène et les autres chefs qui lui étaient hostiles. — Inondation de Rhodes; désastres de la ville. — Antigone fait tuer Python; mort des rebelles en Médie. — Olympias est faite prisonnière par Cassandre; sa mort. — Cassandre épouse Thessalonique, fille de Philippe, fils d'Amyntas, et fonde près de Pallène une ville à laquelle il donne le nom de sa femme. — Polysperchon, désespérant des affaires des rois, se réfugie dans l'Étolie. — Cassandre rétablit la ville des Thébains, détruite par Alexandre. — Histoire ancienne de Thèbes; combien de fois cette ville a été détruite. — Ce qui arriva à Cassandre dans le Péloponnèse. — Antigone descend avec son armée vers la mer; Seleucus se réfugie auprès de Ptolémée, en Égypte. — Ptolémée, Seleucus, Cassandre et Lysimaque se concertent pour faire la guerre à Antigone. — Antigone construit de nombreux navires et envoie des généraux en Grèce et dans le Pont. — Il fait alliance avec Alexandre, fils de Polysperchon; il assiége Tyr; Alexandre se déclare pour Cassandre. — Polyclite, nauarque de Ptolémée, défait les généraux d'Antigone sur terre et sur mer. — Expédition d'Agathocle contre les Messiniens; paix conclue avec les Carthaginois. — Révolte de Nusérie contre les Romains. — Ce qui arriva en Grèce aux généraux d'An- tigone et de Cassandre. — Expédition de Cassandre contre l'Étolie et les contrées de l'Adriatique. — L'armée envoyée par, Cassandre est prise dans la Carie. — Las bannis de Syracuse engagent les Agrigentins à faire la guerre à Agathocle; ils font venir de Lacédémone le général Acrotatus. — Investi du commandement, il gouverne en paix; les Agrigentins font la paix avec le tyran. — Actes des Romains en Iapygie. — Les Collatins se révoltent contre Lysimaque. — Ce qui arrive aux troupes auxiliaires envoyées par Antigone. — Philippe, envoyé par Cassandre dans l'Étolie, remporte une victoire sur les Étoliens et les Épirotes. — Les Romains sont vainqueurs des Samnites; peu de temps après, ils soumettent les Campaniens rebelles. — Antigone envoie Polémon avec une armée pour délivrer les Grecs; ce qui arriva en Grèce. — Défection des Cyrénéens; prise de leur ville; expédition de Ptolémée contre l'île de Cvpre et la Syrie. — Combat entre Démétrius et Ptolémée; victoire de Ptolémée. — Télesphore, le général, abandonne Antigone. —Actes de Cassandre dans l'Épire et l'Adriatique. — Seleucus, chargé par Ptolémée du commandement d'une petite armée, s'empare de Babylone et recouvre son ancienne satrapie. — Antigone occupe, sans coup férir, la Coelé-Syrie, et envoie une armée en Arabie. — Des moeurs des peuples de l'Arabie. — Du lac Asphaltite. — Antigone envoie son fils Démétrius avec une armée pour entrer dans la Babylonie. — Actes des Romains et des Samnites. — Agathocle trompe par un stratagème les Messiniens, et s'empare de leur ville. — Il fait égorger les Messiniens, les Tauroméniens et les Centopiriens. — Agathocle remporte une victoire sur Dinocrate et les bannis à Gatarie. — Mort de Rhoxane et du roi Alexandre. — Actes des Romains en Italie. — Naufrage des Carthaginois. — Les Carthaginois battent Agathocle à Himère et le renferment dans Syracuse. [19,1] C'est un vieux dicton que ce ne sont pas des hommes vulgaires, mais des génies éminents qui renversent les démocraties. C'est pourquoi dans plusieurs États on regarde comme suspects les citoyens les plus influents, et on leur ôte leur illustration. En effet, ceux qui ont en main l'autorité, n'ont qu'un pas à franchir pour arriver à l'asservissement de la patrie. Il est bien difficile de ne pas prétendre à la monarchie quand on est déjà assez élevé pour avoir l'espérance de s'en emparer. Car il est de la nature de l'homme ambitieux de vouloir toujours posséder davantage et de ne mettre aucun terme à ses désirs. C'est guidés par ces maximes que les Athéniens ont souvent condamné à l'exil des citoyens éminents, en leur appliquant la loi de l'ostracisme Ils appliquaient cette loi, non pour punir un crime, mais pour enlever à ceux qui en seraient capables la faculté de nuire à la patrie. Les Athéniens se rappelaient sans doute la sentence de Solon qu'ils regardaient comme un oracle; cette sentence est renfermée dans ces vers élégiaques où Solon prédit la tyrannie de Pisistrate : "Les grands hommes sont la ruine d'un État. Le peuple, dans son imprévoyance, a courbé sa tête sous le joug d'un tyran." Cette tendance à la monarchie s'est surtout manifestée en Sicile, avant que les Romains devinssent les maîtres de cette île. Les villes de la Sicile, séduites par les démagogues, élevèrent au pouvoir des citoyens infimes; et ces derniers devinrent les despotes de ceux qu'ils avaient trompés. Agathocle présente sous ce rapport l'exemple le- plus frappant. En commençant avec de très-faibles moyens, il devint par la suite assez puissant pour plonger dans les plus grands maux, non seulement Syracuse, mais toute la Sicile et même la Libye. Pauvre et sans ressources, il exerçait de ses mains le métier de potier; il parvint à un tel degré de puissance qu'il subjugua la plus grande et la plus belle de toutes les îles, qu'il occupa pendant quelque temps presque toute la Libye, ainsi qu'une partie de l'Italie, et qu'il remplit de meurtres et d'excès les villes de la Sicile. Aucun tyran n'avait, avant lui, porté aussi loin la cruauté envers ses sujets. Quand il avait quelque particulier à punir, il en égorgeait toute la famille; quand il avait à se venger d'une ville, il en massacrait toute la jeunesse. Il comprit ainsi dans la punition de quelques coupables un grand nombre d'innocents et fit périr les populations des cités. Mais comme nous nous sommes proposé de raconter dans ce livre l'histoire de la tyrannie d'Agathocle, ainsi que d'autres événements, nous n'en dirons pas davantage ici, en nous bornant à rattacher le fil de notre récit à ce qui précède. Dans les dix-huit livres précédents, nous avons consigné tous les faits mémorables qui se sont passés dans les parties les plus connues de la terre, depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'année antérieure à l'établissement de la tyrannie d'Agathocle. C'est ainsi qu'à dater de la prise de Troie, nous avons rempli un espace de huit cent soixante-six ans. Nous commencerons donc le présent livre à la dynastie d'Agathocle, et nous le terminerons à la bataille d'Himère que ce tyran livra aux Carthaginois, comprenant ainsi un espace de sept ans. [19,2] Démogène étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Lucius Plotius et Manius Pulvius. Dans cette année, Agathocle le Syracusain devint le tyran de sa cité. Mais pour l'intelligence des détails qui vont suivre, nous allons reprendre l'histoire d'un peu plus haut. Carcinus de Rhégium, exilé de sa patrie, était venu s'établir à Therme en Sicile, ville soumise aux Carthaginois. Il se maria avec une femme du pays, et pendant la grossesse de sa femme, *il fut tourmenté par des songes fréquents. Inquiété du sort de l'enfant qui devait naître, il chargea quelques théores carthaginois qui allaient se rendre à Delphes, d'interroger le dieu sur la destinée de l'enfant futur. Cette commission fut exactement remplie; l'oracle répondit que cet enfant causerait de grands malheurs aux Carthaginois et à toute la Sicile. Effrayé de cette réponse, le père exposa son enfant, et mit auprès de lui des gardiens qui devaient le surveiller jusqu'à ce qu'il eût cessé de vivre. Comme après plusieurs jours d'exposition l'enfant n'avait pas encore cessé de vivre, les gardiens se relâchèrent de leur surveillance. En ce moment la mère arriva, enleva secrètement son enfant, et, craignant son mari, le fit déposer la nuit chez son frère Héraclide. Elle donna à son enfant le nom d'Agathocle, nom du père de la mère. Ainsi élevé chez son oncle, cet enfant devint, en grandissant, beau et bien plus robuste que les enfants de son âge. Il avait sept ans, lorsque son père Carcinus, invité par Héraclide à un sacrifice, vit Agathocle jouant avec quelques enfants du même âge, et fut frappé de sa beauté et de sa force. Sa femme lui rappelant alors que l'enfant qui avait été exposé serait tout aussi grand, s'il lui avait été permis de l'élever, Carcinus se repentit de ce qu'il avait fait et versa des larmes abondantes. A ce témoignage de regret, la femme, ne doutant plus qu'elle ne fût approuvée par son mari, raconta toute la vérité. Carcinus, plein de joie, accueillit son fils; mais, redoutant les Carthaginois, il se transporta avec toute sa famille à Syracuse. Comme il était pauvre, il fit apprendre à Agathocle, encore enfant, le métier de potier. A cette époque, Timoléon le Corinthien venait de vaincre les Carthaginois dans une bataille livrée sur les bords du Crimissus, et accorda le droit de cité à tous ceux qui voulaient s'établir à Syracuse. Carcinus profita de cette occasion pour se faire inscrire, lui et son fils Agathocle, au nombre des citoyens, et il mourut quelque temps après. La mère avait placé dans un bois sacré la statue en pierre de son fils. Un essaim d'abeilles vint construire une ruche sur les flancs de la statue. Ce prodige fut raconté aux devins qui tous prédirent qu'Agathocle atteindrait à la fois un âge avancé et une grande célébrité. C'est ce qui arriva en effet. [19,3] Damas, un des citoyens notables de Syracuse, devint amoureux d'Agathocle, fournit amplement à son entretien et lui procura une fortune convenable. Damas, mis à la tête d'une expédition contre Agrigente, donna à Agathocle la place de chiliarque, devenue vacante par la mort de celui qui l'avait occupée. Déjà, avant cette expédition, Agathocle s'était fait remarquer par la dimension extraordinaire des armes dont il se servait. (Les armes qu'il avait l'habitude de manier dans les exercices militaires étaient si pesantes qu'aucun autre guerrier n'en aurait pu faire usage.) Nommé chiliarque, il ajouta à sa réputation par sa bravoure aussi bien que par son éloquence hardie et incisive. Après la mort de Damas, qui laissa toute sa fortune à sa femme, Agathocle épousa cette veuve et devint ainsi un des plus riches citoyens. Quelque temps après, les Syracusains envoyèrent au secours des Crotoniates, assiégés par les Bruttiens, une armée considérable sous les ordres d'Antander, frère d'Agathocle, et de quelques autres chefs; mais le commandement suprême avait été confié à Héraclide et à Sosistrate, deux hommes dont la vie avait été en grande partie souillée par les meurtres et les sacrilèges dont nous avons parlé dans le livre précédent. Agathocle fut désigné par le peuple pour faire partie de cette expédition, avec le grade de chiliarque. Il s'était déjà antérieurement distingué dans divers combats contre les Barbares ; mais la jalousie de Sosistrate lui enleva la palme de la bravoure. Indigné de ce procédé, il accusa devant le peuple Sosistrate et ses collègues d'aspirer à la tyrannie. Les Syracusains ne prêtèrent pas d'abord l'oreille à cette accusation. Cependant, ces chefs, à leur retour de l'expédition de Crotone, devinrent en effet les tyrans de leur patrie. [19,4] Agathocle étant l'ennemi de ces usurpateurs, resta d'abord en Italie avec ses partisans. Il essaya de s'emparer de Crotone; mais ayant échoué dans son entreprise, il se réfugia à Tarente avec un petit nombre de soldats. Les Tarentins l'enrégimentèrent dans un corps de mercenaires; mais Agathocle devint bientôt suspect par la témérité de sa conduite, et il reçut son congé. Il réunit alors autour de lui les bannis qui se trouvaient en Italie, et se porta au secours des Rhégiens, qui étaient en guerre avec Héraclide et Sosistrate. Enfin, après que les Syracusains eurent renversé la tyrannie de Sosistrate et condamné ses partisans à l'exil, Agathocle revint dans sa patrie. A son arrivée il trouva la ville déchirée par deux factions ennemies, l'une composée des partisans de l'oligarchie, au nombre de six cents citoyens des plus distingués, l'autre composée de la faction démocratique ennemie des exilés. Comme les Carthaginois s'étaient alliés avec Sosistrate et son parti exilé, il y eut des conflits permanents dans lesquels Agathocle déploya, soit comme simple soldat, soit comme chef, la plus grande activité, en même temps qu'il s'acquit la réputation d'un homme adroit et sachant habilement tirer parti des circonstances. Voici pour preuve un fait digne d'être rapporté. Les Syracusains étaient campés près de Géla. Pendant une nuit Agathocle pénétra dans l'intérieur de la ville avec mille hommes; mais il fut repoussé par Sosistrate qui arriva avec des forces supérieures, et perdit ainsi trois cents hommes; les autres cherchaient à se sauver en s'enfuyant par une rue étroite : ils désespéraient déjà de leur salut, lorsque Agathocle les tira du danger. Faisant preuve d'un courage héroïque, il reçut sept blessures, et ses forces faiblissaient par la grande quantité de sang qu'il perdait. Enfin, toujours pressé par l'ennemi, il ordonna aux trompettes de se porter dans deux points opposés, sur les murailles et de sonner la charge. Cet ordre exécuté, les Géléens accoururent à la défense de leur ville, et, empêchés par l'obscurité de la nuit de s'assurer de la vérité, ils s'imaginèrent qu'un autre corps de Syracusains s'avançait du côté des murailles, et cessèrent leur poursuite; se divisant en deux détachements, ils se hâtèrent d'aller défendre les points d'où partaient les sons des trompettes. Agathocle profita de ce moment de répit, et ramena sa troupe en toute sécurité dans les retranchements. En trompant l'ennemi par ce stratagème, il parvint à sauver miraculeusement les siens, ainsi que sept cents alliés. [19,5] Après cela, les Syracusains nommèrent au commandement de leurs troupes Acestoride le Corinthien. Agathocle, devenu par son habileté suspect de tyrannie, s'échappa du danger qui le menaçait. Acestoride, craignant une insurrection, ne voulut pas se défaire ouvertement de cet homme : il le fit chasser de la ville et envoya sur la route des sicaires qui devaient l'assassiner pendant la nuit. Mais Agathocle ayant pénétré le dessein du chef militaire, choisit parmi ses domestiques celui qui lui ressemblait le plus par sa taille et sa figure, lui fit prendre son armure, monter son cheval et revêtir ses habits, et trompa ainsi les sicaires apostés pour le tuer. Quant à lui-même, il se couvrit de haillons et prit son chemin par un sentier impraticable. A la vue des armes et des autres insignes, les assassins crurent reconnaître Agathocle, et, ne pouvant s'assurer de son identité à cause de l'obscurité, ils accomplirent le meurtre et manquèrent le but de leur mission. Cependant les Syracusains rappelèrent Sosistrate et les autres exilés du même parti, et firent la paix avec les Carthaginois. Agathocle, toujours fugitif, se forma une armée dans l'intérieur des terres. Il se rendit ainsi redoutable, non seulement aux Syracusains, mais encore aux Carthaginois, et il reçut l'invitation de rentrer dans sa patrie. Il y rentra, et, conduit par ses concitoyens dans le temple de Cérès, il fit le serment de ne jamais faire opposition à la démocratie. Il feignit d'être partisan zélé de la démocratie, et, affichant dans ses harangues des sentiments populaires, il fut nommé chef de l'armée et gardien de la paix, jusqu'à ce que la concorde fût parfaitement rétablie entre ceux qui avaient été rappelés à Syracuse ; car il existait alors des factions nombreuses, qui toutes se faisaient la guerre entre elles. Le conseil des six cents, voulant établir le gouvernement oligarchique, faisait la plus vive opposition aux partisans d'Agathocle. Les citoyens les plus riches et les plus illustres de Syracuse étaient membres de cette réunion politique. [19,6] Agathocle, qui ambitionnait le pouvoir, saisissait toutes les occasions favorables à ses desseins. Comme chef militaire, il était non seulement maître de l'armée, {mais il pouvait encore facilement augmenter sou influence}. Averti que quelques rebelles réfugiés dans l'intérieur du pays avaient rassemblé des troupes devant la ville d'Erbita, il fut autorisé à lever autant de soldats qu'il voudrait sans exciter aucun soupçon. Ainsi, sous le prétexte d'une expédition contre Erbita, il fit enrégimenter les Morgantins, les habitants d'autres villes de l'intérieur, et tous ceux qui avaient antérieurement servi sous ses ordres contre les Carthaginois. Tous ces hommes lui étaient dévoués en raison des nombreux bienfaits qu'il leur avait accordés pendant leur service militaire; ils s'étaient d'ailleurs toujours montrés ennemis de la faction oligarchique des six cents, et n'obéissaient que forcément au peuple qu'ils haïssaient. Leur nombre s'élevait à trois mille hommes, tous disposés au renversement de la démocratie. A ce nombre il ajouta tous ceux qui, à cause de leur pauvreté, étaient jaloux des citoyens les plus influents de Syracuse. Tout étant ainsi disposé, Agathocle ordonna à ses soldats de se réunir, à la pointe du jour, au Timoléontium. Il invita également à ce rendez-vous Pisarque et Dédés, réputés les chefs de la faction des six cents, pour délibérer avec eux sur les affaires de l'Etat. Ils s'y rendirent accompagnés de quarante de leurs amis. Agathocle, feignant d'être l'objet d'un attentat, les fit tous arrêter; il les accusa devant les troupes, disant que les six cents avaient voulu le traîner au supplice à cause de son affection pour le peuple, et il se mit à se lamenter sur son sort. Excitée par ces plaintes, la multitude demanda à grands cris qu'on exécutât les coupables sur-le-champ. Agathocle ordonna alors aux trompettes de donner le signal, et aux soldats de mettre à mort les coupables, de piller les biens des six cents et de leurs partisans. La ville fut aussitôt saccagée et plongée dans de grands malheurs. Les citoyens les plus considérables, ignorant le péril qui les menaçait, sortirent précipitamment de leur maison dans les rues, pour connaître la cause de ce tumulte. Les soldats, emportés par la fureur du pillage et exaspérés par la colère, tuèrent ces citoyens inoffensifs qui ignoraient encore le motif réel de ces troubles. [19,7] Les issues étaient occupées par les soldats. Les uns massacraient les habitants dans les rues, les autres dans les maisons. Beaucoup d'innocents périssaient ainsi en demandant pourquoi on les tuait; car la populace, armée et déchaînée par la licence, ne reconnaissait plus ni amis ni ennemis ; tout ce qui attirait leur rapacité était traité en ennemi. Toute la ville offrit ainsi le spectacle d'horribles massacres et des excès les plus déplorables. D'anciennes haines se ranimaient, et on donnait libre cours à l'emportement de la fureur. Les pauvres cherchaient à s'enrichir en assassinant les riches ; les uns brisaient les portes des vestibules, les autres montaient avec des échelles sur les toits des maisons, et se battaient contre les -habitants qui faisaient de la résistance. Les temples n'offraient plus de sécurité à ceux qui y cherchaient un asile : la férocité l'emporta sur la piété. Et tous ces excès étaient commis en pleine paix; des Grecs déchiraient des Grecs au sein de la patrie; des parents s'armaient contre des parents, sans respecter ni la nature, ni la foi des traités, ni les dieux; horribles excès dont le récit doit émouvoir, je ne dis pas un ami, mais même l'ennemi le plus acharné, pour peu que son âme soit compatissante. [19,8] Toutes les portes de la ville ayant été fermées, plus de quatre mille citoyens, qui n'avaient d'autre tort que d'être plus influents que les autres, périrent dans cette sanglante journée. Ceux qui cherchaient à gagner les portes furent saisis ; d'autres, se précipitant du haut des murailles, parvinrent à se sauver dans les villes voisines; quelques-uns, troublés par la frayeur, se jetèrent dans des précipices. Plus de six mille citoyens, expulsés de leur patrie, se réfugièrent pour la plupart à Agrigente, où ils obtinrent les soins convenables. Les soldats d'Agathocle, dans cette journée de massacres, n'épargnèrent pas non plus les femmes qu'ils livraient à toutes sortes d'outrages, croyant ainsi se venger des parents qui avaient échappé à la mort par l'exil. En effet, les maris et les pères devaient éprouver un supplice plus cruel que la mort en apprenant les violences exercées sur leurs femmes et le déshonneur de leurs filles. Mais arrêtons-nous ici, de crainte que notre récit ne devienne, particulièrement par la sympathie qu'excitent les malheurs, une tragédie, genre ordinaire des historiens. Le lecteur peut d'ailleurs se retracer facilement dans son esprit tous les détails de ce drame ; car des hommes qui ne craignaient pas d'égorger en plein jour, dans les rues et sur la place publique, leurs compatriotes innocents, devaient se permettre, pendant la nuit, tous les excès imaginables dans l'intérieur des maisons. On peut facilement se représenter les traitements qu'ils devaient faire subir aux vierges orphelines, aux femmes privées de tout secours et tombant entre les mains d'un ennemi tout puissant et acharné. Après que ces massacres eurent duré pendant deux jours, Agathocle rassembla les prisonniers, et fit relâcher Dinocrate, en considération d'une ancienne amitié. Quant aux autres, qu'il regardait comme ses ennemis déclarés, il les fit mettre à mort ou envoyer en exil. [19,9] Il convoqua ensuite une assemblée générale dans laquelle il accusa les six cents d'avoir favorisé l'oligarchie, et il ajouta que, la ville étant maintenant purgée de ceux qui prétendaient à l'usurpation du pouvoir, le peuple avait recouvré son indépendance absolue; enfin il déclara qu'il voulait maintenant se retirer des affaires et vivre en simple particulier sur le pied d'une parfaite égalité avec tous les citoyens. En prononçant ces paroles, il ôta sa chlamyde, revêtit la tunique ordinaire, et se mêla à la foule. En agissant ainsi, il savait parfaitement que la majorité de l'assemblée, ayant trempé dans ces forfaits, ne voudrait jamais choisir d'autre chef que lui. Aussitôt tous ceux qui avaient pris part au pillage des biens des infortunés citoyens demandèrent à grands cris qu'Agathocle ne les abandonnât pas, mais qu'il prit en main l'autorité suprême. Agathocle se tint d'abord à l'écart; mas la foule, insistant plus vivement, il consentit à prendre le commandement, à la condition qu'il ne le partagerait avec aucun collègue : « Je ne veux pas, disait-il, expier les fautes que des collègues au pouvoir pourraient commettre en transgressant les lois. » L'assemblée lui conféra donc le commandement militaire avec les pouvoirs d'un monarque absolu. Il se chargea ainsi de toute l'administration de l'État et exerça souverainement l'autorité souveraine. Quant aux Syracusains qui avaient échappé à toutes ces exécutions sanglantes, les uns se laissèrent dominer par la crainte ; les autres, contenus par la populace, ne montrèrent qu'une haine impuissante, tandis que les pauvres et les endettés accueillirent avec joie ce changement politique. En effet, un des premiers soins d'Agathocle fut de promettre, en pleine assemblée, l'abolition des dettes et la distribution des terres aux indigents. Il fit en partie cesser les meurtres et les vengeances, et, changeant soudain de conduite, il se montra affectueux et bienveillant envers la multitude ; il donna aux uns des récompenses, stimula les autres par des promesses, et, affectant envers tous un langage plein de douceur et d'humanité, il se concilia une affection non médiocre. Au reste, tout en exerçant l'autorité souveraine, il ne porta pas de diadème, ne s'entoura point de gardes, et ne se rendit pas d'un accès difficile, comme le font habituellement presque tous les tyrans. Il administra bien les revenus publics, remplit les magasins d'armes, et fit construire plusieurs vaisseaux longs qu'il ajouta à la flotte déjà existante. Enfin, il fit ranger sous son autorité la plupart des places et des villes de l'intérieur du pays. Tel était l'état des affaires en Sicile. [19,10] En Italie, les Romains étaient depuis neuf ans en guerre avec les Samnites. Dans les premiers temps, de puissantes armées avaient été mises en campagne. Mais, à cette époque, les Romains se bornèrent à des incursions sur le territoire ennemi, au siége des places fortes, au ravage des terres, et ne firent rien qui fût digne de mémoire. Ils avaient aussi dévasté toute la Daunie, dans l'Apulie. Ils soumirent les Canusiens et en reçurent des otages. En ce mène temps, ils ajoutèrent aux tribus déjà existantes deux tribus nouvelles, la Falérine et l'Ufentine. Tandis que ces événements se passaient, les Crotoniates firent un traité de paix avec les Bruttiens; mais ils continuèrent la guerre, qui durait depuis deux ans, contre les citoyens exilés par le gouvernement démocratique pour avoir pris part à la conspiration d'Héraclide et de Sositrate, dont nous avons parlé en détail dans le livre précédent. Ils avaient confié le commandement des troupes à deux généraux célèbres, Paron et Ménédème. Les exilés firent une sortie de Thurium, et s'étant joints à trois cents mercenaires, ils entreprirent de rentrer pendant la nuit dans leur patrie. Mais, repoussés par les Crotoniates, ils vinrent camper sur les confins du territoire bruttien. Mais bientôt, attaqués par des forces supérieures formées de la milice nationale de Crotone, ils furent tous passés au fil de l'épée. Après avoir raconté tout ce qui concerne l'Italie et la Sicile, nous allons aborder l'histoire des autres pays de l'Europe. [19,11] En Macédoine, Eurydice, régente du royaume, informée qu'Olympias se préparait à son retour, envoya dans le Péloponnèse, auprès de Cassandre, un messager porteur d'une lettre dans laquelle elle invitait ce dernier à venir le plus promptement possible à son secours. Elle chercha en même temps, par sa magnificence et des promesses séduisantes, à attirer dans son parti les Macédoniens les plus actifs. Cependant, Polysperchon réunit une armée, se joignit à AEacide l'Épirote, et ramena Olympias dans son royaume avec son fils Alexandre. Averti qu'Eurydice se trouvait avec son armée à Evia, en Macédoine, il marcha aussitôt contre elle, décidé à terminer les affaires par un combat. Les deux armées étaient déjà en présence, lorsque les Macédoniens, frappés de respect à la vue d'Olympias, leur rappelant tous les bienfaits qu'ils avaient reçus d'Alexandre, changèrent d'idée. Au lieu de se battre, ils s'emparèrent aussitôt du roi Philippe et de sa suite. Eurydice, qui s'était retirée à Amphipolis avec Polyclès, un de ses conseillers, fut de même arrêtée. Olympias ayant ainsi en son pouvoir ces deux personnes royales, monta sur le trône sans coup férir; mais elle n'usa pas de sa prospérité avec modération. Retenant Eurydice et son mari, Philippe, dans une étroite captivité, elle leur fit d'abord subir les plus mauvais traitements. Ces prisonniers étaient renfermés dans un espace tellement resserré qu'il n'y avait qu'un petit réservoir pour les besoins les plus indispensables de la vie, Mais, après avoir fait, pendant plusieurs jours, éprouver aux infortunés cet indigne traitement, elle s'aperçut qu'elle avait perdu dans l'estime des Macédoniens, affligés de ce spectacle. Elle ordonna alors à quelques Thraces de poignarder Philippe. Il avait régné six ans et quatre mois. Quant à Eurydice, qui avait tenu à l'égard d'Olympias un langage trop libre, et qui ne cessait de se récrier qu'elle avait plus de droit à la royauté, elle devint le point de mire d'une plus terrible vengeance. Olympias lui envoya une épée, un lacet et de la ciguë, et lui enjoignit de choisir elle-même le genre de mort qu'elle préférait ; elle fut sans égard pour sa rivale, si indignement traitée, et sans pitié pour le malheur. Aussi, devait-elle à son tour éprouver les vicissitudes du sort, et avoir une fin digne de sa cruauté. Eurydice, en présence de celui qui lui avait apporté ces instruments de supplice, invoqua les dieux par des imprécations, et les pria d'envoyer un jour à Olympias les mêmes présents. Puis, après avoir essuyé les plaies de son mari, autant que les circonstances le permettaient, elle se pendit avec sa ceinture, et expira sans verser une larme sur son infortune et sans s'être laissé accabler par de si grands revers. Ces deux victimes ne suffirent pas encore à la vengeance d'Olympias; elle fit mourir aussi Nicanor, frère de Cassandre, et détruisit le tombeau d'Iollas, de celui qui, disait-on, avait trempé dans la mort d'Alexandre. Enfin, elle désigna cent Macédoniens des plus illustres et qui avaient été amis de Cassandre, et les fit tous massacrer. Ce fut par ces crimes qu'Olympias assouvit sa colère; aussi devint-elle pour beaucoup de Macédoniens un objet de haine. Tous se rappelaient alors les paroles prophétiques qu'Antipater prononça au moment de sa mort : "Gardez-vous bien de ne jamais laisser monter une femmesur le trône." Les choses en étaient là en Macédoine; une révolution devint imminente. [19,12] En Asie, Eumène s'était rallié au corps des Macédoniens argyraspides; et leur chef Antigène avait pris ses quartiers d'hiver dans les villages des Cares, en Babylonie; il avait envoyé des députés à Seleucus et à Python pour les engager à venir au secours des rois et à marcher de concert contre Antigone. Python avait été nommé satrape de la Médie, et Seleucus de la Babylonie, dans le second partage des satrapies à Triparadisum. Seleucus répondit qu'il était prêt à servir la cause des rois, mais qu'il ne consentirait jamais à se soumettre aux ordres d'Eumène, qui avait été condamné à mort par un conseil des Macédoniens. Après divers pourparlers, Seleucus envoya de son côté un député à Antigène et aux argyraspides pour les décider à s'insurger contre le commandement d'Eumène. Mais les Macédoniens se refusèrent à cette proposition. Eumène loua la fidélité des Macédoniens, se remit en route avec son armée, atteignit les bords du Tigre et établit son camp à trois cents stades de Babylone. Il avait l'intention de se rendre à Suse pour tirer des satrapies de l'Asie supérieure des renforts de troupes et pour employer les trésors royaux aux besoins urgents de la guerre. Mais pour exécuter ce projet, il lui fallait traverser le fleuve et gagner le pays situé au delà du Tigre, où l'armée pouvait trouver des vivres en abondance. Il fit donc venir de tous côtés des barques pour effectuer ce passage, lorsque Seleucus et Python descendirent le fleuve sur deux trirèmes, accompagnés de plusieurs petites embarcations. C'étaient les bâtiments qu'Alexandre avait fait construire à Babylone et qui étaient restés sur les chantiers. [19,13] Ces deux satrapes s'approchèrent ainsi de l'endroit où le trajet devait s'effectuer, et firent de nouvelles tentatives pour engager les Macédoniens à déserter le drapeau d'Eumène et à ne pas obéir à un étranger qui avait fait périr un si grand nombre de Macédoniens. Mais comme ces tentatives restèrent sans succès auprès des troupes commandées par Antigène, Seleucus se porta vers un ancien canal, et en rompit la digue que le temps avait formée. Aussitôt le camp des Macédoniens fut inondé et transformé, pour ainsi dire, en un lac où l'armée entière faillit périr. Celle-ci resta toute une journée immobile et incertaine sur le parti qu'elle devait prendre; mais le lendemain les barques qu'Eumène avait fait réunir arrivèrent au nombre de trois cents, en sorte que le gros de l'armée passa le fleuve sans obstacle; car Seleucus n'avait avec lui que de la cavalerie bien inférieure en nombre à celle de l'ennemi. Cependant la nuit était survenue ; Eumène, inquiet pour les bagages, fit revenir les Macédoniens sur leurs pas. Un des naturels du pays lui montra alors un endroit qui, étant parfaitement déblayé, pouvait aisément recevoir les eaux du canal et rendre ainsi le sol praticable. Seleucus s'en étant aperçu, et ayant d'ailleurs hâte de se débarrasser des troupes d'Eumène, envoya des parlementaires pour négocier une trêve et accorder le passage du fleuve. Mais en même temps il envoya à Antigone, en Mésopotamie, des dépêches par lesquelles il le pressait d'arriver promptement avec son armée avant que les troupes, tirées des satrapies de l'Asie supérieure, n'eussent fait leur jonction avec les forces de l'ennemi. Eumène passa donc le Tigre, et, arrivé dans la Susiane, il partagea son armée en trois divisions à cause de la rareté des vivres. En effet, à mesure qu'il s'avançait dans le pays, la disette se faisait sentir davantage; il ne distribuait à ses soldats que du riz, du sésame et des dattes, fruits dont cette région abonde. Les chefs des satrapies de l'Asie supérieure étaient déjà prévenus par les lettres des rois de se soumettre aux ordres d'Eumène et de lui obéir en tout. Eumène dépêcha alors également des messagers porteurs de lettres dans lesquelles il priait tous les satrapes de se rendre dans la Susiane et de réunir leurs troupes aux siennes. Dans ce même moment, les satrapes avaient déjà rassemblé leurs forces, et s'étaient concertés ensemble par d'autres motifs qu'il est indispensable de faire connaître. [19,14] Python, Parthe d'origine, avait été porté au gouvernement de la Médie et au commandement militaire des satrapies supérieures. Il avait fait assassiner Philotas, son prédécesseur, et avait nommé à sa place son propre frère Eudamus. Cet acte eut pour effet que tous les autres satrapes, craignant de subir le même sort, se réunirent contre Python, homme très actif et méditant de grandes entreprises. Ils lui livrèrent donc un combat, le défirent, et, après lui avoir fait perdre beaucoup de monde, l'expulsèrent de la Parthie. Python se retira d'abord dans la Médie, et bientôt après il se rendit dans la Babylonie où il engagea Seleucus à le secourir et à faire cause commune avec lui. Voilà pourquoi les troupes des satrapes des gouvernements supérieurs se trouvaient toutes réunies en un seul camp et prêtes à entrer en campagne, lorsqu'arrivèrent les messagers porteurs des lettres d'Eumène. Le plus distingué des chefs et auquel avait été, d'un commun accord, déféré le commandement en chef, était Peuceste, ancien garde du corps du roi Alexandre, et qui devait son avancement à sa bravoure. Il possédait depuis plusieurs années le gouvernement de la Perse et était très estimé des naturels du pays. C'est pourquoi Peuceste fut, dit-on, le seul Macédonien auquel Alexandre eût permis de porter la robe persique pour complaire aux Perses et se rendre ainsi la nation entièrement soumise. Peuceste avait alors sous ses ordres dix mille archers et frondeurs perses, trois mille hommes de divers pays, armés à la macédonienne, six cents cavaliers grecs et thraces, et plus de quatre cents cavaliers perses. Polémon le Macédonien, satrape de la Carmanie, commandait une troupe formée de quinze cents fantassins et de sept cents cavaliers. Sibyrtius, gouverneur de l'Arachosie, avait fourni mille hommes d'infanterie et cent seize cavaliers. Androbazus avait été envoyé du pays des Paropamisades, dont Oxyarte était satrape, avec douze cents hommes d'infanterie et quatre cents cavaliers. Stasandre, satrape de l'Arie et de la Drangiane, qui s'était réuni aux troupes de la Bactriane, avait sous ses ordres quinze cents fantassins et mille cavaliers. Enfin Eudamus avait amené de l'Inde cinq cents cavaliers, trois mille fantassins et cent vingt élephants; à la mort d'Alexandre, il s'était emparé de ces animaux, après avoir assassiné le roi Porus. Ainsi, tous ces satrapes étaient parvenus à rassembler un peu plus de dix-huit mille sept cents hommes d'infanterie et quatre mille six cents cavaliers. [19,15] Après que ces troupes se furent rendues dans la Susiane pour faire leur jonction avec Eumène, on convoqua une assemblée générale dans laquelle fut débattu le commandement en chef. Peuceste, en raison du nombre des soldats qu'il avait sous ses ordres et à cause de l'avancement qu'il avait obtenu sous Alexandre, croyait avoir des droits à ce commandement. Antigène, général des Macédoniens argyraspides, soutenait qu'il fallait laisser le choix du commandement en chef aux Macédoniens qui avaient combattu sous Alexandre en Asie, et qui, par leur bravoure, s'étaient acquis la réputation d'invincibles. Eumène, craignant que ces débats ne donnassent à Antigone le temps de se préparer au combat, conseilla de ne pas du tout nommer de commandant en chef, mais de réunir dans la cour royale les satrapes et les généraux déjà nommés par l'armée, et de délibérer tous les jours sur les mesures à prendre. (En effet, on avait élevé en l'honneur d'Alexandre une tente où était placé un trône devant lequel on brûlait de l'encens, et on y tenait habituellement conseil.) Cette proposition fut unanimement agréée comme très convenable; on se réunissait ainsi tous les jours pour délibérer comme dans un État démocratiquement gouverné. Ces choses arrêtées, les chefs confédérés se rendirent à Suse, et Eumène se fit livrer par les trésoriers les sommes nécessaires pour les dépenses de la guerre. Lui seul avait été autorisé par les lettres des rois à se faire remettre tout l'argent dont il pourrait avoir besoin. Il paya alors aux Macédoniens six mois de solde et deux cents talents à Eudamus, qui avait amené de l'Inde des éléphants, sous prétexte que cette somme était nécessaire pour la subsistance de ces animaux, mais en réalité pour se rendre par cette munificence agréable à Eudamus; car la voix de ce dernier avait une grande prépondérance dans tous les différends, et ses éléphants pouvaient rendre des services extraordinaires. Les autres satrapes entretenaient chacun leurs troupes avec les revenus de leurs provinces. Eumène s'arrêta dans la Susiane et y fit reposer son armée. Antigone, qui avait pris ses quartiers d'hiver en Mésopotamie, eut d'abord le projet de poursuivre sans relâche Eumène, sans lui laisser le temps d'augmenter ses forces. Mais lorsqu'il apprit que les satrapes avaient réuni leurs troupes aux Macédoniens, il comprima son ardeur, fit faire halte à son armée et recruta de nouvelles troupes; car il voyait bien que la guerre qu'il aurait à soutenir serait sérieuse et demanderait d'immenses ressources, [19,16] Pendant que ces choses se passaient, les généraux, Attalus, Polémon, Docimus, Antipater et Philotas, faits prisonniers après la défaite de l'armée d'Acétas, étaient détenus dans une place extrêmement forte. En apprenant qu'Antigone se dirigeait vers les satrapies supérieures, ces généraux crurent l'occasion favorable pour séduire quelques gardiens, et s'échappèrent de la captivité. Mis en possession de quelques armes, ils attaquèrent vers minuit la garnison, forte de quatre cents hommes ; ils n'étaient qu'au nombre de huit, mais d'une bravoure et d'une habileté dont ils avaient donné des preuves pendant les campagnes d'Alexandre. Ils se saisirent d'abord de Xénopithès, commandant de la garnison, et le jetèrent par-dessus le mur de pierre d'un stade de hauteur. Quant aux soldats, ils massacrèrent les uns, expulsèrent les autres de leurs baraques, auxquelles ils mirent le feu, et firent entrer une cinquantaine de leurs partisans qui attendaient au dehors. La forteresse étant abondamment approvisionnée de vivres et de munitions de guerre, ils délibérèrent entre eux s'ils fallait garder cette place en attendant l'arrivée des secours d'Eumène, ou s'il ne valait pas mieux prendre immédiatement la fuite, errer dans la campagne et attendre les événements. Après plusieurs discours pour et contre, Docimus émit l'avis de se retirer ; mais Attalus fut d'opinion qu'il était impossible de supporter les fatigues d'une vie errante après avoir si longtemps souffert dans la captivité. Pendant que ces généraux délibéraient ainsi entre eux, une troupe, composée de plus de cinq cents fantassins et de quatre cents cavaliers, accourut des places voisines, et, renforcée par plus de trois mille indigènes commandés par leur propre chef, cerna la forteresse. C'est ainsi que ces généraux furent de nouveau bloqués dans cette forteresse. Mais Docimus ayant découvert un passage non gardé, envoya un message à la femme d'Antigone, Stratonice, qui se trouvait dans le voisinage, et lui-même, suivi d'un seul compagnon, s'enfuit par ce sentier; mais le secret fut éventé, et Docimus fut remis en prison. Quant à son compagnon, il servit de guide aux ennemis, en introduisit un grand nombre dans la forteresse, et occupa un des rochers sur lesquels elle était assise. Quoique bien inférieur en force, Attalus se soutint par son courage et opposa journellement aux attaques de l'ennemi une résistance opiniâtre. Enfin, après un siége d'un un et quatre mois, la place fut prise de vive force. [19,17] Démoclide étant archonte d'Athènes, Caïus Junius et Quintus AEmilius consuls à Rome, on célébra la CXVIe olympiade, dans laquelle Dinomène le Laconien fut vainqueur à la course du stade. Dans cette année, Antigone quitta la Mésopotamie et se rendit dans la Babylonie, où il conspira avec Seleucus et Python; après avoir rallié leurs troupes, il jeta sur le Tigre un pont de bateaux flottants, y fit passer ses soldats et marcha contre l'ennemi. Prévenu de ce mouvement, Eumène ordonna à Xénophile, qui gardait la citadelle de Suse, de ne délivrer à Antigone aucune somme d'argent et de ne pas entrer avec lui en pourparlers. Puis, se mettant à la tête de ses troupes, il savança vers le Tigre, distant de Suse d'une journée de marche, dans le point où il touche aux montagnes habitées par une peuplade indépendante, connue sous le nom d'Uxiens. Ce fleuve a dans plusieurs endroits trois stades de large, quelquefois même quatre ; au milieu du courant, sa profondeur égale la hauteur d'un éléphant. A partir des montagnes, il parcourt un espace de sept cents stades et se jette dans la mer Rouge. Ce fleuve nourrit {à son embouchure} beaucoup de poissons de mer et des monstres marins qui apparaissent surtout à l'époque de la canicule. Ce fut sur le bord de ce fleuve qu'Eumène s'établit, le garnit de postes militaires depuis ses sources jusqu'à la mer, et y attendit l'ennemi. Mais, comme ce système de défense exigeant un long échelonnement, Eumène et Antigone prièrent Peuceste de faire venir dix mille archers de l'intérieur de la Perse. Peuceste s'y refusa d'abord, tout mécontent de ne pas avoir obtenu le commandement en chef; mais ensuite il y consentit, lorsqu'on lui eut fait comprendre que si Antigone était victorieux, il courait risque, non seulement de perdre sa satrapie, mais encore la vie. Craignant pour sa personne et se flattant d'arriver à un plus grand commandement en raison du plus grand nombre de soldats sous ses ordres, il se décida à faire venir les dix mille archers qu'on lui avait demandés. Bien que plusieurs détachements de Perses se trouvassent à une distance d'une trentaine de jours de marche, l'ordre leur arriva à tous le même jour, par la disposition ingénieuse des postes chargés de la transmission des dépêches. Nous devons dire un mot de cette institution. La Perse est un pays garni de nombreuses vallées et de collines élevées; sur ces collines on a établi des sentinelles très rapprochées, choisies parmi les indigènes qui ont la voix la plus forte. Les distances sont calculées à portée de voix, et les ordres sont ainsi transmis d'un poste à l'autre jusqu'à ce qu'ils arrivent au terme de leur destination. [19,18] Pendant qu'Eumène et Peuceste étaient occupés à ces choses, Antigone se rendit avec son armée dans la résidence royale de Suse, nomma Seleucus satrape de la province, et lui laissa un corps d'armée avec l'ordre d'investir la citadelle; car Xénophile, le trésorier, s'était refusé aux injonctions d'Antigone. Quant à Antigone lui-même, il se remit en mouvement avec son armée et se porta vers l'ennemi, malgré les chaleurs de la saison, qui rendaient cette marche extrêmement pénible à des soldats non acclimatés. Il fut donc obligé de ne marcher que pendant la nuit, et de camper sur les bords du fleuve avant le lever du soleil. Mais, malgré toutes ces précautions, il ne put se soustraire aux effets de ce dangereux climat; car il perdit un grand nombre de soldats par suite de la chaleur excessive à l'époque de la canicule. Enfin, arrivé sur les bords du fleuve Copratès, il fit faire halte, et se prépara au passage de ce fleuve qui prend sa source dans les montagnes voisines et se jette dans le Pasitigre. Dans cet endroit, éloigné à peu près de quatre-vingts stades du camp d'Eumène, le Pasitigre a environ quatre plèthres de large, son cours est très rapide et on ne peut le traverser que sur des barques ou sur un pont. Antigone y trouva un petit nombre de bateaux; il s'en servit pour transporter sur l'autre rive un détachement d'infanterie, qui avait reçu l'ordre de s'entourer d'un fossé et de palissades, et d'attendre dans ce retranchement l'arrivée du reste de l'armée. Averti par ses espions du projet de l'ennemi, Eumène passa, avec quatre mille hommes d'infanterie et treize cents cavaliers, le pont qu'il avait fait jeter sur le Pasitigre, et vint attaquer le corps d'Antigone qui avait déjà traversé le fleuve. Ce corps était composé de plus de trois mille hommes d'infanterie, de quatre cents cavaliers, indépendamment des soldats qui s'étaient, comme d'habitude, dispersés dans la campagne, pour se procurer des vivres et des fourrages. Attaquées à limproviste, ces troupes furent aussitôt mises en déroute; les Macédoniens, eux-mêmes, après une vigoureuse résistance, furent obligés de se jeter dans le fleuve ; tous voulant à la fois se sauver sur des barques, celles-ci sombrèrent sous le poids du fardeau. Ceux qui osaient se jeter à la nage, furent, en grande partie, entraînés par le courant et périrent; un petit nombre parvint à se sauver. Quant aux soldats qui ne savaient point nager, ils préférèrent la captivité à la mort, et se constituèrent prisonniers au nombre d'environ quatre mille. Antigone resta spectateur de la perte de son armée, car le manque d'embarcations ne lui permettait de porter aucun secours aux siens. [19,19] Regardant ainsi le passage du fleuve comme impraticable, Antigone se dirigea sur la ville de Badacès située sur le bord de l'Eulée. Les chaleurs étaient excessives, beaucoup de soldats périrent des fatigues de la route, et l'armée fut complétement découragée. Antigone s'arrêta quelques jours dans la ville de Badacès et y laissa reposer ses troupes. Il jugea utile de se rendre ensuite à Ecbatane, en Médie, et de se rendre maître des satrapies supérieures. Deux routes conduisaient dans la Médie, toutes deux également difficiles : l'une, passant à travers les montagnes, était belle; c'était la route royale; elle était longue, exposée à la chaleur du soleil, et demandait près de quarante jours; l'autre route, allant par le pays des Cosséens, passait par des gorges étroites et un pays ennemi; les environs offraient peu de ressources; mais c'était la route la plus courte et on n'y était pas incommodé par la chaleur du soleil. Il n'est pas aisé de parcourir cette route sans en avoir obtenu la permission des Barbares qui occupent les montagnes. Ces Barbares vivent dans l'indépendance depuis les temps les plus reculés; ils habitent des cavernes et se nourrissent de glands, de champignons et de viandes salées d'animaux sauvages. Antigone considéra comme une lâcheté d'acheter par un traité ou par des présents la permission du libre passage, quand on se trouvait à la tête d'une si forte armée. Il choisit donc pour avant-garde l'élite de ses peltestes, et après avoir divisé en deux corps les archers, les frondeurs et le reste de ses troupes légères, il mit l'un de ces corps sous les ordres de Néarque, qui devait se porter en avant et occuper les défilés; l'autre corps devait conserver le milieu de la route; il était précédé de la phalange sous le commandement immédiat d'Antigone. Python formait l'arrière-garde. Les soldats de Néarque, envoyés en éclaireurs, s'emparèrent de quelques positions élevées; mais, privés de vivres, ils éprouvèrent de grandes pertes, et se frayèrent avec peine un passage à travers les Barbares qui les harcelaient sans cesse. La division d'Antigone, engagée dans les défilés, courut les plus grands dangers; car les indigènes, ayant une parfaite connaissance des localités, s'étaient postés sur des hauteurs inaccessibles d'où ils faisaient rouler sur les passants d'énormes quartiers de roche: en même temps ils lançaient une grêle de traits sur les soldats d'Antigone, auxquels la difficulté du terrain ne permettait pas de se défendre. Enfin, les éléphants, les hoplites furent dans l'impossibilité de s'avancer dans un chemin impraticable. Ainsi acculé dans cette impasse, Antigone se repentit de n'avoir pas suivi Python, qui lui avait conseillé d'acheter le droit de passage. Ce ne fut qu'après avoir essuyé beaucoup de pertes et couru de grands dangers, qu'il atteignit, neuf jours après, la contrée habitée de la Médie. [19,20] L'armée, irritée des continuelles fatigues qu'on lui imposait, commençait à murmurer hautement contre Antigone; de plus, en moins de quarante jours elle avait essuyé trois grands revers. Cependant, par sa familiarité et en fournissant des vivres en abondance, Antigone parvint à calmer les esprits. Il détacha Python avec l'ordre de parcourir toute la Médie et de rassembler le plus grand nombre possible de chevaux et de bêtes de somme. Comme cette contrée abondait en quadrupèdes de ce genre, Python exécuta promptement cet ordre, et revint avec deux mille cavaliers et plus de mille chevaux tout équipés. Enfin, il amena avec lui un nombre suffisant de bêtes de somme, pour le service de toute l'armée, et, de plus, il apporta cinq cents talents tirés du trésor royal. Avec ces secours Antigone combla les vides de son armée, donna des chevaux à ceux qui les avaient perdus, distribua une immense quantité de bêtes de somme, et s'acquit de nouveau l'affection des soldats. [19,21] Avertis de la présence de l'ennemi en Médie, les satrapes et les généraux qui s'étaient joints à Eumène ne s'accordèrent pas entre eux sur le parti à prendre. Eumène et Antigène, commandant des argyraspides, ainsi que tous les chefs qui avaient pris part à cette expédition dans l'intérieur du pays, étaient d'avis de regagner les bords de la mer, tandis que les satrapes de la haute Asie, craignant pour leurs provinces, disaient au contraire qu'il fallait s'assurer les régions de la haute Asie. La dispute allait s'échauffer lorsque Eumène, prévoyant que si l'armée se divisait en deux camps elle s'affaiblirait, se rangea de l'opinion des satrapes des provinces supérieures. Il quitta donc les bords du Pasitigre et s'avança vers la résidence royale de Persépolis, éloignée de vingt-quatre jours de marche. La route, depuis son point de départ jusqu'au lieu appelé l'Échelle, était une gorge de montagne où se concentraient les rayons du soleil, et les environs manquaient de subsistances; mais le reste de la route étant montagneux, avait un air très salubre et abondait en fruits de toutes sortes. Cette portion du chemin, coupée par des vallons nombreux et ombragés, était bordée d'une riche végétation, d'arbres de toute espèce, et arrosée par des sources d'eau naturelles; elle présentait des sites aussi agréables à la vue que favorables au repos. La contrée offrait un riche butin que Peuceste, envoyé en éclaireur, avait enlevé aux indigènes et distribué aux soldats pour se concilier leur affection. Ce pays est habité par les Perses les plus guerriers, qui sont tous archers et frondeurs ; il est plus populeux qu'aucune autre satrapie. [19,22] Arrivé dans la résidence royale de Persépolis, Peuceste, satrape et commandant militaire de cette province, offrit un pompeux sacrifice aux dieux, à Alexandre et à Philippe. Il avait fait venir de presque toute la Perse une masse de victimes, et tout ce qui était nécessaire pour la célébration de cette solennité. Il donna à l'armée un grand festin. Tous ceux qui prenaient part à cette fête étaient rangés en quatre cercles disposés concentriquement, dont le plus grand avait dix stades de circonférence Il était occupé par les mercenaires et les alliés; le second, qui avait huit stades de circuit, était composé des Macédoniens argyraspides et des hétaires, qui avaient fait les campagnes d'Alexandre; le troisième avait quatre stades de tour, et était formé par les officiers subalternes et leurs amis, ainsi que par les généraux du bataillon de discipline. Enfin, le quatrième cercle, le plus intérieur de tous, ayant deux stades de tour, était occupé par les tentes des généraux d'infanterie et de cavalerie, et par les Perses les plus distingués. Au centre se trouvaient placés les autels consacrés aux dieux, à Alexandre et à Philippe. Les tentes étaient ornées de feuillage et couvertes de tapis précieux tels qu'en fournit la Perse, riche en tout ce qui peut flatter le luxe et la mollesse. Les intervalles qui séparaient ces cercles concentriques étaient ménagés de manière à ce que les convives ne fussent en rien gênés dans leurs mouvements, et qu'ils eussent à leur portée tout ce qu'ils pouvaient désirer. [19,23] Cette fête valut à Peuceste les applaudissements et l'affection de l'armée. Eumène, à qui rien n'échappait, vit clairement que Peuceste usait de ce moyen politique pour arriver au commandement suprême. Pour contrarier ce projet, il eut recours à des lettres suposées. Ces lettres avaient pour objet de rendre les soldats plus disposés au combat, d'abaisser l'orgueil de Peuceste et d'élever Eumène au-dessus de ses rivaux. Le sens de ces lettres était qu'Olympias, après avoir fait périr Cassandre, s'était saisie des fils d'Alexandre et régnait en maîtresse absolue sur toute la Macédoine, que Polysperchon était passé en Asie, pour combattre Antigone avec l'élite de l'armée royale et avec ses éléphants, et qu'il était déjà entré en Cappadoce. Cette lettre, écrite en caractères syriens, était supposée envoyée par Oronte, satrape de l'Arménie, ami de Peuceste. On y ajouta donc foi d'autant plus facilement que les satrapes correspondaient depuis longtemps familièrement entre eux. Eumène la fit circuler dans tout le camp, et montrer aux chefs, ainsi qu'à un très grand nombre de soldats. Toute l'armée changea de sentiments, et mit toutes ses espérances en Eumène, comme le seul capable, avec l'appui des rois, de faire tout ce qui lui plairait, et de tirer vengeance des coupables. A la fin de ce festin, Eumène, pour intimider ceux qui seraient tentés de lui désobéir, en même temps que ceux qui voudraient aspirer au commandement en chef, mit en accusation Sibyrtius, satrape de l'Arachosie, et ami intime de Peuceste; il envoya secrètement un détachement de cavalerie chez les Arachosiens, avec l'ordre d'intercepter les convois. Enfin Sibyrtius courait de si grands dangers que, s'il n'était pas parvenu à s'échapper, il aurait été mis à mort par la foule. [19,24] Par ce moyen d'intimidation, Eumène gagna en influence et changea de conduite : il s'attacha Peuceste par des promesses et un langage insinuant, et le décida à défendre avec lui la cause des rois. Il eut hâte aussi de se faire donner, de la part des autres satrapes et commandants militaires, des gages de leur fidélité. Dans ce but, il feignit de manquer d'argent, et les sollicita individuellement de faire, chacun selon ses moyens, une avance au roi. Il reçut ainsi, des divers chefs auxquels il s'était adressé, quatre cents talents; et dès ce moment il trouva en eux les gardiens les plus fidèles de sa personne et les auxiliaires les plus dévoués. Pendant qu'Eumène était occupé à prendre ces précautions, il arriva de la Médie des messagers annonçant qu'Antigone marchait avec toute son armée contre la Perse. A cette nouvelle, Eumène se mit en route, résolu d'aller au-devant de l'ennemi et de lui présenter le combat. Le second jour de sa marche, il s'arrêta pour offrir un sacrifice aux dieux, et, à l'occasion de ce sacrifice, il donna à ses troupes un splendide repas. Mais il tomba malade par suite d'un excès de boisson et la maladie fut assez grave pour retarder de quelques jours la marche de l'armée. Les soldats furent découragés, en voyant que les ennemis allaient approcher, pendant que leur meilleur général était retenu par une maladie. Cependant le mal cessa, Eumène se rétablit peu à peu, et donna à Peuceste et à Antigène l'ordre de former l'avant-garde de l'armée, qui se remit ainsi en mouvement. Quant à lui, il suivit l'arrière-garde en se faisant porter dans une litière, afin de n'être pas incommodé par le bruit de la marche et le passage clans les défilés. [19,25] Lorsque les deux armées n'étaient plus qu'à une journée de marche l'une de l'autre, les chefs envoyèrent des deux côtés des espions pour reconnaître les forces et les plans de leurs adversaires. Ils allaient s'attaquer, lorsqu'ils se retirèrent sans livrer bataille. Ils se trouvaient séparés par une rivière et par des retranchements naturels qui ne permettaient ni aux uns ni aux autres d'en venir aux mains. Les deux armées établirent leur camp à trois stades de distance l'une de l'autre, se harcelèrent pendant quatre jours à coups de traits, et, manquant de vivres, ils allaient fourrager dans la campagne. Le cinquième jour, Antigone envoya des députés aux satrapes et aux Macédoniens pour les engager à désobéir à Eumène; il promettait aux satrapes de leur conserver leurs provinces, et aux généraux de leur distribuer des terres ou de les renvoyer dans leur patrie, comblés d'honneurs et de présents; enfin, de donner à ceux qui voudraient continuer le service militaire des avancements convenables. Mais les Macédoniens repoussèrent ces propositions. Ils poursuivaient de leurs menaces les émissaires d'Antigone, lorsque Eumène survint, et loua la fidélité de ses troupes en récitant une ancienne fable tout a fait applicable à la circonstance. "Un lion, leur dit-il devint amoureux d'une jeune fille, et s'adressa au père pour l'obtenir en mariage. Le père répondit qu'il était prêt à lui donner sa fille, mais qu'il craignait les dents et les ongles du prétendant qui, devenu époux, pourrait un jour traiter sa jeune épouse d'une manière trop sauvage, Le lion se fit donc arracher les ongles et les dents. Mais le père, dès qu'il vit le lion privé de ses armes redoutables, l'assomma facilement à coups de bâton. Voilà, ajouta Eumène, ce que fera Antigone : il tiendra sa promesse tant qu'il ne sera pas encore maître de l'armée, mais une fois en possession du pouvoir, il se vengera de la même façon de tous vos chefs." Ce discours fut applaudi et l'assemblée se sépara. [19,26] Pendant la nuit, arrivèrent quelques transfuges qui annonçaient qu'Antigone avait donné à ses troupes l'ordre du départ vers la seconde veille. Eumène devina que le plan de l'ennemi devait être de se retirer dans la Gabiène. Cette contrée était à trois journées de marche, riche en vivres et en fourrages, pouvant amplement fournir à l'entretien de nombreuses troupes. A tous ces avantages, cette contrée joignait celui d'être traverse par des rivières et des ravins impraticables. Eumène se servit du même stratagème pour devancer l'ennemi; il engagea quelques mercenaires, à prix d'argent, à passer comme transfuges dans le camp ennemi et y répandre la nouvelle qu'Eumène se proposait d'attaquer les retranchements pendant la nuit. En même temps, il fit partir d'avance les bagages, ordonna aux soldats de prendre le repas et de se mettre immédiatement en route, ce qui fut promptement exécuté. Antigone, averti par les transfuges qu'il allait être attaqué par l'ennemi pendant la nuit, contremanda le départ et rangea son armée en bataille. Pendant qu'Antigone attendait ainsi avec anxiété l'attaque de l'ennemi, Eumène se mit secrètement en route, et se dirigea rapidement vers la Gabiène. Antigone avait déjà tenu quelque temps ses soldats sous les armes, lorsque des espions lui annoncèrent la retraite des ennemis. Il reconnut alors qu'il avait été dupe d'un stratagème, mais il ne renonça pas pour cela à son projet. Il ordonna donc de se mettre en mouvement et d'aller au pas de course comme s'il s'agissait de poursuivre l'ennemi. Mais lorsqu'il vit qu'Eumène avait sur lui six heures d'avance, et qu'il n'était pas facile de l'atteindre avec la totalité de son armée, il eut recours à un autre moyen. Il laissa une partie de l'armée sous les ordres de Python qui devait le suivre lentement, tandis que lui-même commandait la cavalerie lancée au galop. A la pointe du jour, il atteignit l'arrière-garde de l'ennemi qui descendait d'une colline, et, arrivé sur la hauteur, il se montra à ses adversaires. Eumène, apercevant de loin la cavalerie d'Antigone, crut qu'elle était suivie du gros de l'armée. Il fit donc faire halte, et rangea son armée en bataille comme si le combat devait immédiatement s'engager. Ainsi les chefs des deux armées se trompaient réciproquement par des stratagèmes, comme s'ils eussent voulu montrer toutes les ressources de leur génie, sur lesquelles chacun fondait les espérances de la victoire. Antigone parvint ainsi à empêcher les ennemis de continuer leur route, et il laissa aux siens le temps de le rejoindre. Toute l'armée étant réunie, Antigone se disposa à son tour au combat, et descendit de la colline dans une attitude formidable. [19,27] Antigone avait sous ses ordres, en comptant les troupes de Python et de Seleucus, plus de vingt-huit mille hommes d'infanterie, huit mille cinq cents cavaliers et soixante-cinq éléphants. Les deux généraux, rivalisant en expérience militaire, avaient chacun adopté un ordre de bataille nouveau. Eumène avait placé à l'aile gauche Eudamus, le même qui avait amené les éléphants de l'Inde, et qui était entouré d'un détachement de cavalerie, composé de cent cinquante chevaux. Ce détachement servait d'avant-garde à deux escadrons de lanciers d'élite, chaque escadron ayant cinquante hommes de profondeur. Cette cavalerie s'appuyait sur les troupes qui occupaient une position forte au pied de la montagne. A la suite de ces troupes, Eumène plaça Stasandre, qui commandait neuf cent cinquante cavaliers; Amphimaque, satrape de la Mésopotamie, avec six cents cavaliers; puis, six cents cavaliers arachosiens qui avaient été d'abord commandés par Sibyrtius, mais qui, depuis la fuite de Sibyrtius, avaient passé sous les ordres de Céphalon; vinrent ensuite cinq cents hommes, tirés du pays des Paropamisades, et un nombre égal de Thraces, tirés des colonies supérieures. En avant du front de bataille, Eumène avait rangé en forme de croissant quarante-cinq éléphants, et dans les intervalles un nombre suffisant d'archers et de frondeurs. Après avoir ainsi fortifié son aile gauche, il y rattacha la phalange dont les extrémités étaient occupées par plus de six mille mercenaires. A la suite de la phalange, vinrent environ cinq mille hommes de diverses nations, armés à la macédonienne. [19,28] Après cette ligne, venait le corps des Macédoniens argyraspides, formé de plus de trois mille hommes, troupe invincible dont la bravoure était redoutée des ennemis. Ce corps était complété par plus de trois mille hypaspistes, rangés, comme les argyraspides, sous le commandement d'Antigène et de Teutamus. En avant de la phalange, étaient placés quarante éléphants dont les intervalles étaient remplis par des soldats armés à la légère. L'aile droite, s'appuyant sur la phalange, était composée de huit cents cavaliers carmaniens, sous les ordres du satrape Tlépolème, puis du corps des hétaires, fort de neuf cents hommes, et des détachements de Peuceste et d'Antigène, composés de trois cents cavaliers réunis en un seul escadron. A l'extrémité de cette aile se trouvait la division d'Eumène, formée d'un égal nombre de cavaliers, et en avant de cette division, deux autres escadrons d'Eumène, composés chacun de cinquante cavaliers; et en dehors de l'aile étaient placés, dans une disposition oblique, quatre escadrons parmi lesquels il y avait deux cents cavaliers d'élite. Indépendamment de ces troupes, Eumène avait choisi, dans tous les corps de cavalerie, une élite de trois cents cavaliers qu'il plaça en arrière de sa propre division; enfin quarante éléphants occupaient le front de l'aile droite. Toutes les formes d'Eumène se composaient de trente-cinq mille hommes d'infanterie, de six mille cent cavaliers et de cent quatorze éléphants. [19,29] Antigone, voyant du haut de la colline l'ordre de bataille des ennemis, disposa ses troupes en conséquence. Comme il avait remarqué que l'aile droite d'Eumène s'appuyait sur les éléphants et sur l'élite de la cavalerie, il lui apposa sa cavalerie légère, qui devait attaquer l'ennemi de front, simuler une fuite et se reformer plus loin pour recommencer le combat. Antigone plaça en avant de cette phalange mille archers et lanciers à cheval, Mèdes et Arméniens, très propres à ce genre de combat. A leur suite venaient deux mille deux cents Tarentins, guerriers habiles et très attachés à Antigone; puis, mille Phrygiens et Lydiens ; quinze cents hommes amenés par Python, quatre cents lanciers sous les ordres de Lysanias; enfin, en avant de la ligne, étaient placés les anthippes, au nombre de huit cents, tirés des provinces supérieures. L'aile gauche était formée de toute la cavalerie, sous le commandement de Python. Quant à l'infanterie, la première ligne était occupée par les mercenaires au nombre de plus de neuf mille; puis venaient, en seconde ligne, trois mille Lyciens et Pamphyliens, et plus de huit mille hommes de diverses nations, armés à la macédonienne. Enfin venaient les Macédoniens au nombre de près de huit mille, qui avaient été fournis par Antipater alors qu'il était encore régent du royaume. A la phalange touchait la première ligne de la cavalerie de l'aile droite, formée de cinq cents mercenaires; puis venaient mille Thraces et cinq cents alliés, mille hétaires commandés par Démétrius, fils d'Antigone, qui fit alors ses premières armes sous son père. A l'extrémité de cette aile, se trouvait un escadron de trois cents cavaliers, également commandés par Démétrius. Derrière cet escadron, étaient placées trois colonnes parallèles, composées des gens de service d'Antigone, soutenues par cent Tarentins. En avant de toute l'aile étaient placés trente éléphants des plus robustes; ils étaient disposés sous forme de croissant, et les intervalles remplis par des hommes d'élite, armés à la légère. La plupart des autres éléphants occupaient le front de la phalange d'infanterie; un petit nombre se trouvait avec la cavalerie à l'aile gauche. Après avoir ainsi mis son armée en ordre de bataille, Antigone descendit de la colline en suivant une direction oblique. L'aile droite, sur laquelle il comptait le plus, ouvrait la marche; l'aile gauche, qui devait simuler la fuite et revenir au combat, suivait à distance. [19,30] Les deux armées étant en présence, on donna des deux côtés le signal du combat; le cri de guerre retentit sur toute la ligne et les trompettes sonnèrent la charge. La cavalerie de Python, confiante dans sa supériorité numérique et la vitesse de ses chevaux, essaya la première de profiter de ses avantages. Ne jugeant pas prudent d'attaquer les éléphants de front, elle les attaqua sur les flancs et en blessa un grand nombre à coups de traits, tandis que la vitesse de ses chevaux la mit hors de la portée des armes de l'ennemi, qui se trouvait empêché dans ses mouvements. Lorsque Eumène vit son aile droite ainsi accablée par les archers à cheval, il tira de l'aile gauche la cavalerie légère d'Eudamus, et, joignant cette petite troupe au reste de la cavalerie légère, il tomba sur les assaillants. Secondé par les éléphants, Eumène mit facilement en déroute la colonne de Python, et la poursuivit jusqu'au pied de la colline. Pendant que ceci se passait, les phalanges d'infanterie en vinrent aux mains, et, après quelques pertes réciproques, Eumène fut victorieux, grâce à la bravoure des argyraspides qui, bien que déjà avancés en âge, n'étaient surpassés en audace et en habileté par aucune autre troupe : leur choc était irrésistible. Aussi ces trois mille Macédoniens formaient-ils la force de l'armée. Témoin de la déroute de son aile gauche et de toute la phalange d'infanterie, Antigone ayant encore auprès de lui un corps intact, ne voulut point prêter l'oreille à ceux qui lui conseillaient de rétrograder et de gagner la colline pour y rallier les fuyards. Profitant habilement d'un moment de répit il parvint, non seulement à sauver les débris de son armée, mais à décider la victoire en sa faveur. Les argyraspides d'Eumène, et le reste de l'infanterie, s'étaient mis aussitôt à poursuivre jusqu'au pied de la colline la phalange qu'ils avaient mise en déroute. Antigone, s'apercevant du vide que cette poursuite produisit dans les rangs de l'ennemi, s'avança à la tête de son infanterie, et prit en flanc l'aile gauche commandée par Eudamus. Antigone mit donc à son tour les ennemis en déroute, et, après leur avoir tué beaucoup de monde, il détacha la cavalerie légère pour rallier les fuyards et les ramener au combat. Eumène, voyant la défaite des siens, rappela les soldats de la poursuite, et se porta en toute hâte au secours d'Eudamus. [19,31] C'était déjà l'heure où l'on allume les flambeaux, lorsque les deux armées, après avoir rappelé les fuyards, revinrent à la charge. Une immense ardeur anima, non seulement les chefs, mais tous les soldats. La nuit était sereine et éclairée par la lune. Les deux armées n'étaient qu'à quatre plèthres de distance l'une de l'autre ; le hennissement des chevaux et le bruit des armes semblaient venir de la distance d'une portée de la main. Les deux armées, suivant une marche parallèle, s'éloignèrent d'environ trente stades du champ de bataille; il était déjà minuit, lorsque, également accablées de fatigue et pressées par la faim, elles furent forcées de renoncer au combat et d'établir leur camp. Eumène voulait revenir sur ses pas pour enlever les morts du champ de bataille et rendre au moins la victoire indécise, mais ses soldats lui désobéirent en s'écriant qu'il fallait rejoindre les bagages qui se trouvaient encore à une grande distance. Eumène fut obligé de céder à la multitude, car ni le temps ni les circonstances ne lui permettaient de punir cette infraction à la discipline. Antigone, au contraire, dont l'autorité était mieux assise, força ses troupes à revenir sur le champ de bataille, et, après avoir fait enterrer ses morts, il rendit au moins la victoire incertaine, puisque celui qui enlève les morts est censé avoir eu le dessus. Antigone avait perdu dans cette bataille trois mille sept cents hommes d'infanterie et cinquante-quatre cavaliers; et il comptait plus de quatre mille blessés. Eumène n'avait perdu que cinq cent quarante fantassins et très peu de cavaliers; il avait un peu plus de neuf cents blessés. [19,32] Antigone, voyant ses soldats découragés à la suite de cette bataille, résolut de s'éloigner le plus promptement et le plus loin possible de l'ennemi. Pour rendre son armée plus légère à la marche, il fit transporter les blessés et le gros bagage dans une ville voisine. A la pointe du jour, il fit enterrer les morts, il retint les hérauts que les ennemis lui avaient envoyés pour traiter de l'enlèvement des morts, et ordonna à l'armée de faire son repas. A la fin de la journée, il renvoya les hérauts et remit au lendemain le soin d'enlever les morts. Mais, au commencement de la première veille, il partit lui-même avec toute son armée ; faisant des marches forcées, il parvint à laisser les ennemis bien loin derrière lui, et atteignit une contrée encore intacte, riche en subsistances. Il arriva ainsi jusqu'au pays des Gamargues dans la Médie; ce pays appartenait au gouvernement de Python, et pouvait fournir à l'entretien de nombreuses troupes. Eumène ne se mit point à la poursuite d'Antigone, car son armée était fatiguée et manquait de vivres. Il enleva les morts, et leur fit de magnifiques funérailles. A propos de ces obsèques, nous allons raconter un fait bien singulier et tout à fait éloigné des moeurs des Grecs. [19,33] Céteus, un des généraux indiens qui étaient venus joindre Eumène, avait été tué dans la bataille, après une brillante défense. Il laissa deux femmes qui l'avaient suivi à l'armée : l'une mariée récemment, l'autre depuis quelques années; toutes deux lui étaient très attachées. D'après une ancienne coutume établie chez les Indiens, les jeunes gens et les jeunes filles ne se marient pas d'après la décision de leurs parents, mais d'après un consentement réciproque. Or, comme ces mariages étaient conclus dès la première jeunesse, il arrivait qu'à un âge plus avancé les parties contractantes ne se convenaient plus et se repentaient chacune de son choix; les femmes se livraient à l'intempérance en aimant d'autres hommes, et, comme elles ne pouvaient pas décemment se séparer de leurs premiers maris, elles s'en débarrassaient par le poison d'autant plus facilement que ce pays produit des poisons nombreux et variés dont il suffit de teindre seulement les mets ou la boisson pour causer la mort. La corruption des moeurs allait en augmentant, et la punition des coupables ne suffisait plus pour détourner les autres des mêmes crimes. On fit donc porter une loi d'après laquelle toutes les femmes, à l'exception de celles qui étaient grosses ou qui avaient des enfants, devaient être brûlées sur le même bûcher que leur mari. La femme qui refusait d'obéir à cette loi, devait rester veuve toute sa vie, et la participation aux sacrifices et aux autres cérémonies religieuses, lui était interdite comme coupable d'impiété. C'est par cette institution que les penchants criminels des femmes furent changés. La crainte du châtiment les fit veiller à la sécurité de leurs époux comme à un bien commun; elles rivalisaient de zèle pour acquérir la plus grande gloire. [19,34] C'est ce qui se manifesta dans la circonstance qui nous occupe.Bien que la loi ordonnât qu'une seule femme fût brûlée sur le bûcher, les deux épouses de Céteus se disputèrent le droit de mourir comme s'il se fût agi d'un prix â remporter. La décision de ce différend fut déférée aux tribunaux. La plus jeune femme déclara que l'autre était enceinte, et que, aux termes de la loi, elle ne pouvait pas mourir; la seconde soutenait, au contraire, que cet honneur lui revenait à elle seule comme étant la plus âgée ; car, disait-elle, ne voit-on pas partout les personnes plus âgées avoir la préséance sur les personnes plus jeunes? Les généraux devant lesquels cette cause était plaidée, ayant fait constater, par des gens experts en accouchement, que la plus âgée de ces deux femmes était enceinte, décidèrent que la plus jeune avait gagné son procès. Après le prononcé de ce jugement, celle qui venait de perdre sa cause s'en alla en poussant des gémissements, s'arracha les cheveux, déchira son diadème, comme si on lui eût annoncé un très grand malheur. L'autre, au contraire, joyeuse de sa victoire, s'avanca vers le bûcher, couronnée de mitres par ses servantes, parée comme pour une noce, et précédée de ses parents qui chantaient des hymnes à sa louange. Lorsqu'elle fut près du bûcher, elle se dépouilla de ses ornements, et les distribua à ses amis et à ses domestiques, comme un souvenir qu'elle laissait à ceux qui l'avaient aimée. Voici quels étaient ces ornements : elle portait aux doigts des bagues, enrichies de pierres prérieuses de différentes couleurs; sur sa tête brillait un grand nombre d'étoiles d'or, enchâssées de pierres précieuses; autour du cou, des colliers de dimension graduée, Enfin, après avoir embrassé ses domestiques, elle monta sur le bûcher, appuyée sur le bras de son frère, et elle termina sa vie héroïquement, au milieu d'une foule de spectateurs. Toute l'armée en armes défila trois fois autour du bûcher avant qu'on y mît le feu. La jeune femme se coucha à côté du corps de son mari, et ne fit pas sortir de sa bouche une seule plainte au moment où les flammes la dévoraient. Ce spectacle excita autant de pitié que de louanges. Cependant quelques Grecs blâmèrent cette coutume comme trop sévère et comme sauvage. Après la sépulture des morts, Eumène quitta le pays des Parétaques, et s'avança vers la Gabiène, pays encore intact et riche en provisions. Eumène ne se trouvait alors qu'à vingt-cinq étapes d'Antigone, en suivant la route habitée, et à neuf seulement, en traversant une région déserte et sans eau. C'est, à ces distances qu'Eumène et Antigone prirent leurs quartiers d'hiver, et laissèrent les troupes se reposer de leurs fatigues. [19,35] En Europe, Cassandre assiégeait la ville de Tégée, dans le Péloponnèse, lorsqu'il apprit le retour d'Olympias en Macédoine, la mort d'Eurydice et du roi Philippe, ainsi que le meurtre de son propre frère et la destruction du tombeau d'Iollas. A ces tristes nouvelles, il conclut une trêve avec les Tégéates. Il se remit en route à la tête de son armée et se dirigea sur la Macédoine. Son départ laissa ses alliés dans un grand embarras; car Alexandre, fils de Polysperchon, menaçait avec ses troupes les villes du Péloponnèse. Pour se rendre agréable à Olympias et à Polysperchon, les Étoliens avalent occupé les Thermopyles et fermé le passage à Cassandre. Celui-ci renonça à forcer le défilé; mais il fit venir des barques de l'Eubée et de la Locride, sur lesquelles il transporta son armée par mer en Thessalie. Averti que Polysperchon avait occupé la Perrhébie, Cassandre détacha Callas avec l'ordre d'attaquer Polysperchon; Dinias s'était d'avance mis en possession des défilés, et se portait à la rencontre des troupes envoyées par Olympias. Informée que Cassandre s'approchait de la Macédoine à la tête d'une puissante armée, Olympias nomma Aristonoüs au commandement des troupes royales et le chargea de s'opposer à la marche de Cassandre. Elle se rendit ensuite à Pydna, emmenant avec elle le fils d'Alexandre et sa mère Rhoxane; en outre, elle était accompagnée de Thessalonique, fille de Philippe, fils d'Amyntas; de Déidamie, fille d'AEacide, roi des Épirotes, et soeur de ce Pyrrhus qui fit plus tard la guerre aux Romains : enfin des filles d'Attalus. A ce cortége se réunit un grand nombre d'amis et de parents, troupe de gens pour la plupart inutiles à la guerre, et qui, faute de vivres, ne devaient pas pouvoir soutenir un long siége. Bien que le danger fût évident pour tout le monde, Olympias s'obstina à rester dans Pydna, espérant que les Grecs et les Macédoniens lui apporteraient du renfort par mer. Elle avait alors auprès d'elle quelques cavaliers ambraciotes, la plupart des soldats qui faisaient le service habituel de la cour, enfin les éléphants que Polysperchon lui avait laissés. Les autres animaux de même espèce étaient tombés entre les mains de Cassandre lors du premier envahissement de la Macédoine. [19,36] Cassandre avait traversé les défilés de la Perrhébie et était arrivé sous les murs de Pydna, qu'il entoura d'une circonvallation aboutissant des deux côtés à la mer. En même temps il demanda à ses alliés des navires, des fournitures d'armes et des machines de guerre, se proposant d'investir par terre et par mer la place où Olympias se tenait renfermée avec sa cour. En apprenant qu'AEacide, roi des Épirotes, se portait au secours d'Olympias, Cassandre détacha Atarrhias, un de ses lieutenants, avec l'ordre d'aller à la rencontre des Epirotes. Atarrhias s'empressa d'exécuter cet ordre, occupa d'avance les passages, et fit échouer l'entreprise d'AEacide, d'autant plus facilement que la majorité des Épirotes marchait avec répugnance contre la Macédoine et s'était même soulevée dans le camp. Cependant AEacide, qui voulait absolument venir au secours d'Olympias, licencia les mécontents et ne prit avec lui que ceux qui se montraient disposés à partager les chances de l'expédition. Mais, ainsi affaibli, il ne fut plus en état de tenir tête à l'ennemi. Les soldats licenciés, une fois revenus dans leur patrie, s'insurgèrent contre le roi absent, le firent, par un décret du peuple, condamner à l'exil, et conclurent une alliance avec Cassandre. Jamais événement semblable n'était arrivé en Épire depuis que Néoptolème, fils d'Achille, avait régné dans ce pays; car les enfants avaient toujours régulièrement succédé aux rois, leurs pères, jusqu'à l'époque actuelle. Cassandre fit occuper l'Epire en vertu du traité d'alliance. Il y envoya Lycisque en qualité de gouverneur civil et militaire. Bientôt après, les Epirotes, qui déjà antérieurement étaient opposés à l'alliance macédonienne, abandonnèrent Olympias, dont les affaires semblaient désespérées, et se réunirent à Cassandre. Il ne restait donc plus à Olympias d'autre secours que celui que Polysperchon devait lui amener; mais ce secours lui manqua aussi contre toute attente. On se rappelle que Callas avait été détaché par Cassandre pour se porter à l'encontre de Polysperchon , qui se trouvait avec son armée en Perrhébie. Callas parvint à corrompre, à force d'argent, la majorité de l'armée de Polysperchon, en sorte qu'il ne restait plus à celui-ci qu'un très petit nombre de fidèles. C'est ainsi que s'évanouirent en peu de temps les espérances d'Olympias. [19,37] En Asie, Antigone tenait toujours ses quartiers d'hiver à Gadamales en Médie. Voyant que son armée était plus faible que celle des ennemis, il se hâta d'attaquer ces derniers à l'improviste et de les battre par un stratagème. Eumène avait établi ses cantonnements dans plusieurs points; quelques-uns étaient séparés par une distance de six jours de marche. Antigone renonça à traverser la contrée habitée, parce que cette route était longue et plus facile à garder par l'ennemi. Il osa prendre celle qui conduit à travers le désert, route difficile, mais plus favorable à ses desseins ; non seulement elle était plus courte mais il était aisé, en la suivant, de tomber inopinément sur les ennemis qui, sans se douter de rien, s'étaient dispersés dans les villages et se tenaient mal sur leurs gardes. Ce plan arrêté, Antigone ordonna aux soldats de se tenir prêts pour le départ, et de se procurer pour dix jours de vivres qui n'auraient pas besoin d'être cuits. Puis, après avoir fait répandre le bruit qu'il se portait sur l'Arménie, il prit soudain, contre l'opinion de tous, le chemin du désert, bien que l'on fût à l'époque du solstice d'hiver. Il prescrivit de n'allumer du feu, dans les camps, que pendant le jour, et de l'éteindre pendant la nuit, afin que leur marche ne fût point aperçue des hauteurs qui environnent presque de toutes parts le désert plat. Enfin, après cinq jours d'un, marche pénible, les soldats, contraints par le froid, allumèrent du feu nuit et jour dans leurs camps. Ce feu ayant été aperçu par les naturels du pays, ceux-ci s'empressèrent d'envoyer à Eumène et à Peuceste des messagers qui, montés sur des dromadaires, apportèrent la nouvelle le même jour; car ces animaux peuvent faire en une journée environ quinze cents stades. [19,38] A la nouvelle qu'on voyait l'ennemi au milieu de la route, Peuceste voulut se retirer jusque dans ses derniers cantonnements d'hiver, afin de n'être pas surpris par les ennemis avant d'avoir réuni toutes ses troupes auxiliaires; mais Eumène, regardant ce mouvement comme une làcheté, lui dit de prendre courage et de garder ses quartiers aux frontières du désert, ajoutant qu'il trouverait le moyen de retarder Antigone de trois ou quatre jours: que, si ce moyen réussissait, il lui serait facile de réunir toutes ses forces éparses et de venir à bout d'un ennemi exténué de fatigue et de besoin. Pendant qu'on cherchait à deviner un si singulier commandement, et comment on pourrait empêcher l'ennemi de s'avancer, Eumène ordonna aux chefs qui se trouvaient près de lui de le suivre avec leurs soldats, qui porteraient du feu dans plusieurs vases. Il choisit ensuite un lieu élevé et parfaitement en vue du désert; puis il traça un contour d'environ soixante-dix stades. Il enjoignit à chacun des détachements qui le suivaient d'allumer pendant la nuit des feux à une distance d'environ vingt coudées l'un de l'autre, et d'entretenir, à l'heure de la première veille, une grande flamme, comme les soldats, déjà sur pied, ont coutume de le faire lorsqu'ils préparent leur repas; de laisser tomber le feu à la seconde veille, afin de le laisser s'éteindre à la troisième, de manière à faire croire de loin à un véritable campement. Les soldats exécutèrent cet ordre. Quelques amis de Python, satrape de la Médie, aperçurent de loin les feux allumés sur la montagne opposée; ne doutant pas qu'ils eussent sous leurs yeux un véritable camp, ils descendirent dans la plaine et vinrent en avertir Antigone et Python. Frappés de cette nouvelle inattendue, ils firent faire halte et délibérèrent sur ce qu'ils devaient faire. Il leur paraissait chanceux de se battre avec des troupes fatiguées, privées du nécessaire, contre des ennemis qui vivaient dans l'abondance. Soupçonnant une trahison qui aurait découvert à Eumène leurs projets, Antigone et Python abandonnèrent la route directe; et, inclinant sur la droite, ils allèrent, chacun de son côté, se rendre dans la contrée habitée pour y remettre les troupes de leurs fatigues. [19,39] Après avoir ainsi trompé l'ennemi, Eumène rappela de toutes parts ses troupes dispersées dans les cantonnements d'hiver et dans les villes, il fit entourer d'un retranchement et d'un fossé profond le camp qu'il venait de tracer, reçut les alliés qui y affluaient, et rassemble toutes les provisions nécessaires. Antigone, après avoir traversé le désert, apprit de quelques indigènes qu'Eumène était parvenu à rallier presque toutes ses troupes, mais que les éléphants, qui avaient également quitté leurs quartiers d'hiver, avaient été laissés dans le voisinage, sans aucune escorte. Antigone détacha donc deux mille lanciers Mèdes à cheval, deux cents Tarentins et toute l'infanterie légère, espérant qu'il se rendrait facilement maître de ces animaux laissés seuls, et qu'il enlèverait ainsi à l'ennemi sa plus grande force. Mais Eumène, devinant le plan de l'ennemi, avait déjà envoyé une escorte de quinze cents cavaliers d'élite et de trois mille hommes d'infanterie légère. Le détachement d'Antigone se montra le premier. A cette vue, les conducteurs firent ranger les éléphants en carré, et, plaçant les bagages au milieu, ils continuèrent leur marche, protégés par une arrière-garde de plus de quatre cents cavaliers. Cette arrière-garde reçut tout le choc de l'attaque de l'ennemi, et, impuissante à résister, elle fut mise en déroute. Les guides qui montaient les éléphants se défendirent d'abord avec courage, mais ils furent bientôt criblés de blessures et mis hors de combat. Dans cet instant critique apparurent soudain les troupes envoyées par Eumène, qui arrachèrent les leurs au danger. Peu de jours après, les deux armées, campées à quarante stades de distance l'une de l'autre, se rangèrent en bataille, prêtes à livrer un combat décisif. [19,40] Antigone plaça sa cavalerie aux deux ailes. Il avait confié le commandement de l'aile gauche à Python et celui de l'aile droite à Démétrius, à côté duquel il se proposait lui-même de combattre. L'infanterie était placée au centre, et les éléphants en avant du front de toute la ligne. Les intervalles que laissaient entre eux ces animaux étaient remplis par des hommes armés à la légère. Le total de l'armée était de vingt-deux mille hommes d'infanterie, de neuf mille cavaliers, y compris ceux qui avaient été enrôlés dans la Médie, et de soixante-cinq éléphants. Informé qu'Antigone commandait lui-même l'aile droite à la tête de sa meilleure cavalerie, Eumène se plaça en face de lui, et prit le commandement de l'aile gauche composée de l'élite de ses troupes. C'est à cette aile que se trouvaient la plupart des satrapes, avec l'élite de la cavalerie des alliés. On y remarquait aussi Mithridate, fils d'Ariobarzane, descendant d'un de ces Perses qui avaient jadis détrôné le mage Smerdis. Ce Mithridate était un homme remarquable par sa bravoure, et élevé dès son enfance dans le métier des armes. En avant de l'aile gauche, Eumène avait établi, en forme de croissant, soixante de ses plus forts éléphants, dont les intervalles étaient remplis par de l'infanterie légère. Au centre, les hypaspistes occupaient le premier rang; au second rang se trouvaient les argyraspides, et au troisième les mercenaires armés à la macédonienne. Le front de la ligne était occupé par des éléphants et par un nombre suffisant d'hommes légèrement armés. L'aile droite était formée de la partie la plus faible de la cavalerie et des éléphants les moins robustes; Philippe en avait le commandement. Celui-ci avait reçu l'ordre de combattre en fuyant et d'observer les mouvements de l'autre aile. Le total de l'armée d'Eumène se montait en ce moment à trente-six mille sept cents hommes d'infanterie, à six mille cinquante cavaliers et cent quatorze éléphants. [19,41] Un peu avant l'engagement, Antigène, chef des argyraspides, envoya un de sec cavaliers macédoniens vers la phalange ennemie, avec l'ordre de se faire entendre à hante voix lorsqu'il en serait assez près. Ce cavalier partit au galop, et lorsqu'il fut à portée de voix de la phalange d'Antigone, il s'écria : « Comment! mauvaises têtes, vous portez les armes contre vos pères qui ont fait toutes les campagnes de Philippe et d'Alexandre! contre des guerriers qui, dans un moment, vont vous apprendre qu'ils sont dignes de ces deux grands rois et de la gloire qu'ils ont acquise dans tant de batailles. » En effet, à cette époque, les plus jeunes des argyraspides avaient environ soixante ans; beaucoup d'entre eux en avaient soixante et dix, et quelques-uns même plus âgés encore; ils étaient tous d'une expérience militaire et d'une bravoure à laquelle rien ne résistait. Cette proclamation produisit l'effet désiré; des voix mécontentes s'élevèrent dans le rangs d'Antigone; les soldais exprimaient le regret d'être forcés à se battre contre leurs parents et des hommes d'un âge si respectable, tandis que dans l'armée d'Eumène on demandait à grands cris à tomber immédiatement sur les ennemis. Eumène mit à profit cet enthousiasme, donna le signal du combat, et fit sonner la charge; le cri de guerre retentit sur toute la ligne. [19,42] Le combat commença par l'attaque des éléphants; puis la cavalerie prit part à l'engagement. Le champ de bataille était formé par une vaste plaine complétement stérile à cause des efflorescences de sel qui s'y trouvaient. La cavalerie fut bientôt enveloppée d'un nuage de poussière qui ne permit de distinguer à peu de distance aucun mouvement. Antigone, profitant de cette circonstance, envoya un détachement de Mèdes et de Tarentins pour attaquer les bagages de l'ennemi. Il espérait, ce qui devait arriver, que cette manoeuvre ne serait point aperçue à cause de la poussière, et que l'enlèvement des bagages lui assurerait facilement la victoire. Ce détachement de cavaliers tourna donc l'aile gauche de l'ennemi, et se précipita sur les bagages qui étaient à environ cinq stades du champ de bataille. Ne rencontrant qu'une troupe de gens inutiles, le détachement d'Antigone culbuta la faible garde qui voulait lui résister, et s'empara de tous les bagages. Sur ces entrefaites, Antigone avait engagé le combat avec les rangs qui lui étaient opposés, et, se montrant à la tète de sa cavalerie, il étourdit Peuceste, satrape des Perses, qui, sortant d'un tourbillon de poussière, entraîna avec lui une colonne de quinze cents hommes. Eumène, abandonné avec un petit nombre des siens à l'extrémité de l'aile droite, regarda comme une honte de céder au sort et de prendre la fuite. Décidé à mourir plutôt que de manquer à la fidélité qu'il avait vouée aux rois, il se porta sur Antigone. Un combat acharné s'engagea entre la cavalerie; les soldats d'Eumène l'emportaient en courage, mais ceux d'Antigone étaient supérieurs en nombre. Les pertes étaient déjà grandes de part et d'autre, lorsqu'il arriva qu'un des éléphants d'Eumène, placé au front de la ligne tomba sous les coups du plus fort de ces animaux qui se trouvaient en face. Eumène, se voyant alors battu sur tous les points, fit sortir de la mêlée le reste de sa cavalerie, et se porta à l'autre aile pour joindre Philippe qui avait reçu l'ordre de fuir en combattant. Telle fut l'issue de l'action de cavalerie. [19,43] Quant au combat d'infanterie, les argyraspides attaquèrent les ennemis en colonne serrée ; ils tuèrent les uns et forcèrent les autres à prendre la fuite. Leur attaque fut si impétueuse que, bien qu'ils eussent à combattre toute la phalange d'Antigone, ils passèrent plus de cinq mille hommes au fil de l'épée, et mirent en déroute toute l'infanterie, qui était très nombreuse, sans qu'eux-mêmes eussent perdu un seul homme. Informé de la perte de ses bagages, Eumène chercha à rallier les cavaliers de Peuceste, qui n'étaient pas très éloignés et à les ramener contre Antigone: car il espérait, s'il réussissait, reprendre non seulement ses propres bagages, mais encore s'emparer de ceux de l'ennemi. Mais Peuceste se refusa à cette manoeuvre, et continua à se retirer du champ de bataille. La nuit commençait déjà, et Eumène fut obligé de céder au temps. Cependant Antigone avait partagé sa cavalerie en deux corps; il se mit lui-même à la tête de l'un pour poursuivre Eumène; l'autre fut confié à Python avec l'ordre d'attaquer les argyraspides privés du secours de la cavalerie. Cet ordre fut exécuté. Les Macédoniens, se formant en carré, se retirèrent en sécurité au bord du fleuve et reprochèrent à Peuceste d'être cause de la défaite de la cavalerie. A l'heure où on allume les flambeaux, ils allèrent trouver Eumène, et se réunirent pour délibérer sur le parti qu'il fallait prendre dans cette situation critique. Les satrapes émirent l'avis qu'il fallait se retirer sur-le-champ dans les satrapies supérieures ; Eumène fut au contraire d'opinion qu'il fallait rester et renouveler le combat, d'autant plus que la phalange ennemie avait été déjà mise en déroute, et que la cavalerie était, des deux côtés, animée d'une égale ardeur. Mais les Macédoniens ne voulaient rien entendre ni à l'une ni à l'autre proposition ; car ils pensaient à leurs bagages, à leurs femmes, à leurs enfants, et à un grand nombre de parents qui se trouvaient entre les mains de l'ennemi. Dès ce moment, ils entrèrent secrètement en pourparler avec Antigone; ils se saisirent d'Eumène et le livrèrent à ses ennemis. Antigone leur rendit leurs bagages, et, après avoir reçu leurs serments, il incorpora les Macédoniens dans son armée. Pareillement, les satrapes, les autres chefs et la plupart des soldats abandonnèrent leur général, et ne songèrent qu'à leur propre sûreté. [19,44] Antigone devint ainsi tout d'un coup maître de la personne d'Eumène et de toute l'armée ennemie. Il fit d'abord arrêter Antigène, le chef des argyraspides, l'enferma dans une caisse et le brûla vif. Il fit également mettre à mort Eudamus qui avait amené des éléphants de l'Inde, Celbanus et quelques autres chefs qui lui avaient toujours été hostiles. Quant à Eumène, tenu au secret, Antigone cherchait le moyen de le sauver ; car il désirait avoir avec lui un général habile et qui lui fût obligé, bien qu'il ne pût guère compter sur sa foi, à cause de son attachement pour Olympias et les rois; car après avoir été déjà épargné à Nora en Phrygie, Eumène n'en avait pas moins continué à se montrer dévoué pour la cause des rois. Mais voyant que les Macédoniens insistaient impitoyablement sur le châtiment d'Eumène, Antigone le fit mettre à mort. Cependant, fidèle à d'anciens liens d'amitié, il rendit au corps d'Eumène les derniers devoirs, le lit brûler, et renferma ses os dans une urne qu'il envoya à la famille d'Eumène. Au nombre des prisonniers blessés se trouvait aussi l'historien Hieronymus de Cardia, qui avait joui précédemment de l'estime d'Eumène, et qu'après la mort d'Eumène Antigone honora de sa bienvieillance et de son amitié. Antigone reconduisit toute son armée dans la Médie, et établit ses quartiers d'hiver dans un village voisin d'Ecbatane, capitale de cette contrée. Il distribua ensuite ses troupes dans toute la Satrapie et particulièrement dans l'éparchie de Rhaga, qui tire ce nom des malheurs qu'avait éprouvés cette contrée dans les temps anciens. En effet, il y avait autrefois plusieurs villes florissantes, lorsque des tremblements de terre les firent disparaître avec tous leurs habitants, et changèrent la face entière du pays, au point qu'on y vit des fleuves et des lacs qui n'existaient pas auparavant. [19,45] A cette époque, la ville de Rhodes éprouva une troisième inondation où périt un grand nombre d'habitants. La première inondation n'avait pas causé beaucoup de mal; car la ville, récemment fondée, était encore peu considérable ; la seconde, plus sérieuse, avait fait périr beaucoup plus de monde. La dernière enfin arriva au commencernent du printemps, précédée de torrents de pluies et d'une immense grêle; les grêlons étaient du poids d'une mine et même plus gros; leur chute détruisit des maisons et tua beaucoup d'hommes. Comme la ville de Rhodes est bâtie en amphithéâtre et que les eaux qui s'en écoulent se réunissent presque toutes en un seul point, les parties basses furent aussitôt complétement inondées; car, l'hiver ayant paru passé, on avait négligé de nettoyer les égouts, et les canaux se trouvaient obstrués. Les eaux s'étaient donc accumulées, et avaient inondé tout le marché et la place de Bacchus ; déjà elles menaçaient d'envahir le temple d'Esculape. Tous les habitants, saisis de frayeur, ne cherchaient qu'à se sauver par différents moyens. Les uns se réfugiaient sur les navires, les autres couraient vers le théâtre, d'autres, enfin, pressés par le danger, montaient sur les autels les plus élevés et grimpaient sur les statues. Enfin la ville, avec ses habitants, était sur le point de périr, lorsqu'elle fut sautée par un hasard inespéré. Le mur s'écroula dans une grande étendue, les eaux s'écoulèrent dans la mer par l'issue qu'elles s'étaient naturellement frayée, et bientôt après tout rentra dans l'ordre habituel. Ce qui contribua encore à sauver les habitants, c'est que l'inondation eut lieu pendant le jour; la plus grande partie d'entre eux eurent donc le temps de se soustraire à l'eau, en se précipitant hors de leurs maisons et en gagnant les points les plus élevés de la ville; de plus, comme les maisons n'étaient pas en briques, mais en pierres, les habitants pouvaient se réfugier en sécurité sur les toits. Plus de cinq cents personnes périrent dans ce désastre. Les maisons avaient été ou renversées ou très endommagées. Telle fut l'inondation qui désola la ville de Rhodes. [19,46] Antigone occupait ses quartiers d'hiver dans la Médie, lorsqu'il apprit que Python cherchait à corrompre ses soldats par des promesses ou des présents, et méditait un projet de révolte. Antigone feignit de n'ajouter aucune foi aux dénonciateurs; il leur reprocha, en présence de beaucoup de monde, de vouloir rompre des liens d'amitié. En même temps, il fit répandre au dehors le bruit qu'il allait laisser à Python le commandement militaire des satrapies supérieures avec un corps d'armée suffisant pour s'y maintenir en sécurité. Il écrivit aussi à Python une lettre dans laquelle il l'invitait à se rendre le plus tôt possible auprès de lui, afin qu'ils pussent s'entendre verbalement sur leurs intérîts communs, et descendre promptement vers les côtes. Antigone employa cette ruse afin d'écarter tout soupçon, et de persuader Python, laissé satrape du pays, de venir le trouver. Il n'était guère possible d'employer la force pour arrêter un homme aussi remarquable, dont le mérite avait déjà été apprécié par Alexandre, et qui, alors satrape de la Médie, avait rendu de grands services à l'armée. Python se trouvait aux frontières de la Médie, où il avait établi ses cantonnements d'hiver ; il avait déjà gagné, par la séduction, un grand nombre de partisans, lorsque ses amis l'informèrent par écrit des intentions d'Antigone, et lui firent concevoir les plus grandes espérances. Séduit par ces vaines promesses, il se rendit auprès d'Antigone. Celui-ci se saisit de Python, et le fit traduire devant un conseil de guerre. Python fut condamné sans difficulté et exécuté sur-le-champ. Antigone réunit ensuite ses troupes en un seul camp; il nomma le Mède Orontobate satrape de la Médie, et Hippostrate chef militaire, commandant trois mille cinq cents fantassins mercenaires. Quant à lui, il se rendit à Ecbatane à la tête de son armée, et prit dans le trésor cinq mille talents d'argent non monnayé. Il se dirigea ensuite vers la Perse, et eut encore vingt jours de marche à faire pour atteindre la résidence de Persépolis. [19,47] Pendant qu'Antigone était en route pour Persépolis, les amis de Python, qui avaient pris part à cette tentative de révolte, et dont les principaux étaient Méléagre et Ménoetas, parvinrent à réunir les soldats d'Eumène et de Python, qui erraient dans la campagne. Cette troupe se composait de huit cents cavaliers; elle ravagea d'abord le pays des Mèdes qui avaient refusé de tremper dans l'insurrection. Apprenant ensuite qu'Hippostrate et Orontobate marchaient contre eux, ces cavaliers attaquèrent de nuit le camp de l'ennemi; leur entreprise faillit réussir. Mais, accablés par des forces supérieures, ils furent obligés de se retirer, après avoir néanmoins entraîné dans leur parti un certain nombre de soldats. Armés à la légère et tous bien montés, ils firent des incursions dans les environs, et répandirent le trouble et le désordre dans le pays. Mais quelque temps après ils furent renfermés dans un défilé entouré de précipices; les uns furent tués, les autres faits prisonniers. Méléagre, Cranès le Mède, et quelques autres chefs célèbres se trouvèrent au nombre des morts. Telle fut la fin des rebelles en Médie. [19,48] Antigone s'était rapidement avancé dans la Perse. Les habitants lui décernèrent des honneurs royaux, comme s il était le souverain de l'Asie. Il réunit ses amis en conseil, et mit en délibération le choix des satrapes. Il conserva la Carmanie à Tlépolème et la Bactriane à Stasanor, car il ne lui était pas facile d'expulser ces hommes de leurs provinces, par un simple ordre écrit, d'autant moins qu'ils avaient bien administré leurs satrapies, et qu'ils avaient parmi les habitants de nombreux partisans. Evitus obtint l'Arie, et, après sa mort, qui eut lieu bientôt après, il fut remplacé par Évagoras, homme admiré pour sa bravoure et son habileté. Il conserva à Oxyarte, père de Rhoxane, le gouvernement du pays des Paropamisades; car il aurait fallu beaucoup de tempe et une forte armée pour l'en chasser. Enfin, il fit venir de l'Arachosie Sibyrtius, qui lui était très dévoué ; il le confirma dans sa satrapie et lui donna le commandement du corps le plus turbulent des argyraspides, en apparence pour le service de la guerre, mais en réalité pour arriver à se défaire de ce corps. En effet, Antigone lui avait ordonné en particulier de le faire décimer peu à peu dans des entreprises périlleuses : ce corps renfermait ceux qui avaient trahi et livré Eumène. Ainsi, les hommes qui avaient abandonné leur général, devaient être promptement châtiés. Si les actions impies peuvent être utiles aux souverains, elles sont toujours une source de grands malheurs pour les particuliers qui les commettent. Antigone savait que Peuceste jouissait d'une grande considération parmi les Perses; il commença d'abord par lui ôter son gouvernement. Comme les indigènes se montraient irrités de cet acte, Antigone fit mettre à mort Thespias, un des hommes les plus considérés du pays et qui avait déclaré trop témérairement que les Perses n'obéiraient à d'autres chefs qu'à Peuceste. Il nomma Asclépiodore satrape de la Perse et lui confia un corps d'armée suffisant pour se maintenir. Après avoir exalté l'ambition de Peuceste par des espérances chimériques, il parvint à le faire sortir du pays. Ces dispositions terminées, Antigone se mit en route vers Suse. Il rencontra sur les bords du Pasitigre Xénophile, gardien des trésors de Suse, qui avait été envoyé par Seleucus avec l'ordre de faire tout ce qui lui serait recommandé. Antigone feignit de compter Seleucus au nombre de ses plus grands amis; mais en réalité il craignait que Seleucus ne changeât d'idée et ne lui fermât le passage. Antigone prit possession de la citadelle de Suse, ou il s'empara de l'arbre d'or et d'une foule d'autres objets précieux, évalués à environ quinze mille talents. A cela il faut joindre tout l'argent qu'il avait retiré de la vente du butin, des couronnes d'or et de divers présents ce qui faisait une nouvelle somme de cinq mille talents indépendamment des trésors qu'il avait recueillis dans la Médie et à Suse. Le total de ces richesses s'élevait donc vingt-cinq mille talents. Tel était l'état des affaires d'Antigone. [19,49] Après avoir raconté les événements qui se sont passés en Asie, nous allons reprendre la narration de ce qui concerne l'Europe. Cassandre tenait Olympias bloquée à Pydna; mais la saison d'hiver ne lui permettait pas de pousser vivement le siége de la ville. Cependant il avait entouré la ville d'un retranchement dont les deux extrémités touchaient à la mer. Il avait en outre investi le port, et interceptait tous les convois envoyés au secours des assiégés. Les vivres ayant été bientôt consommés, il se fit sentir dans l'intérieur de la place une disette qui épuisait les forces des assiégés. Cette disette devint telle que chaque soldat ne recevait pour sa ration mensuelle que cinq chenices de blé; on faisait manger aux éléphants de la sciure de bois, et on abattait les animaux de trait et les chevaux pour s'en nourrir. Bien que la ville se trouvât livrée à cette affreuse disette, Olympias ne renonça pas encore à l'espoir de recevoir du secours du dehors. Cependant les éléphants périssaient de faim, les cavaliers irréguliers, qui n'avaient pas été soumis à la ration, mouraient presque tous, et le même sort était réservé à un grand nombre de fantassins. Quelques Barbares, surmontant la répugnance naturelle, ramassaient les cadavres, et en mangeaient la chair. La ville se remplissait de morts; les chefs du corps de la reine firent enterrer une partie de ces cadavres et jeter les autres par-dessus le mur, afin de les soustraire aux regards des vivants, et faire disparaître la puanteur devenue insupportable, non seulement pour les femmes de la cour, habituées à une vie délicate, mais encore pour les soldats, accoutumés à tous les désagréments de la vie. [19,50] Le printemps commençait et la disette allait en croissant. Beaucoup de soldats supplièrent Olympias de leur accorder la retraite. Olympias, se voyant dans l'impossibilité absolue de leur donner des vivres et de faire lever le siége, accorda leur demande. Ils se rendirent tous dans le camp de Cassandre qui les accueillit avec bienveillance, et les envoya cantonner dans les villes, espérant que les Macédoniens apprendaient ainsi la détresse d'Olympias et se décideraient à abandonner son parti. Ce qu'il avait prévu arriva. Tous ceux qui avaient d'abord résolu de combattre pour les assiégés, passèrent dans le parti de Cassandre. En Macédoine, Aristonoüs et Monimus restèrent seuls fidèles. Aristonoüs était maître d'Amphipolis, et Monimus de Pella. Olympias voyant que presque tout le monde l'abandonnait pour défendre les intérêts de Cassandre, et que le reste de ses amis n'était pas assez fort pour la défendre voulut faire mettre en mer un bâtiment quinquerème et s'y sauver avec ses affidés. Mais un transfuge ayant dénoncé ce projet, Cassandre fit mettre à la voile et s'empara de ce bâtiment. Olympias, désespérant alors de se sauver, envoya à Cassandre des parlementaires pour traiter d'un accommodement. Cassandre, qui croyait d'abord forcer la reine à se rendre à discrétion, ne lui garantit qu'à peine la vie sauve. Cassandre prit possession de la ville et envoya des détachements pour s'emparer de Pella et d'Amphipolis. Monimus, commandant de Pella, instruit du sort d'Olympias, rendit la ville. Mais Aristonoüs, qui avait sous ses ordres une troupe nombreuse, et qui venait de remporter quelques succès, avait résolu de se défendre. En effet, quelques jours auparavant, il avait attaqué Cratevas, un des généraux de Cassandre, lui avait tué beaucoup de monde, et avait obligé Cratevas lui-même de se jeter avec deux mille hommes dans Bedys en Bisaltie où il vint l'assiéger, lui fit mettre bas les armes, et le renvoya par capitulation. Encouragé par ce succès et croyant Eumène encore vivant, se flattant, en outre, qu'Alexandre et Polysperchon viendraient à son secours, Aristonoüs refusa de rendre Amphipolis. Ce ne fut que sur un ordre écrit d'Olympias, qui lui enjoignit l'obéissance, qu'Aristonoüs livra la ville et prit des garanties de sûreté. [19,51] Cependant, jaloux de la considération dont jouissait Aristonoüs en raison de l'estime dont l'avait honoré Alexandre, et résolu d'ailleurs à se défaire de tous ceux qui pouvaient lui porter ombrage, Cassandre fit tuer Cratevas par ses parents. Il excita ensuite les familles de ceux qu'Oiympias avait fait périr, et les amena à mettre cette femme en accusation dans une assemblée générale des Macédoniens. Le projet réussit. Olympias, absente, et sans avoir pu se défendre, fut condamnée à mort par le tribunal des Macédoniens. Cassandre envoya aussitôt à Olympias quelques-uns de ses affidés, chargés de conseiller à la reine de s'enfuir secrètement et de s'embarquer dans un navire frété pour Athènes. Cassandre agissait ainsi, non avec l'intention de sauver Olympias, mais afin que, s'étant elle-même condamnée à la fuite, elle ne parût avoir subi qu'un châtiment mérité, si elle venait à périr dans la traversée; car il n'ignorait pas de quel respect cette femme était entourée et combien les Macédoniens étaient changeants. Mais Olympias se refusa à la fuite; elle déclara, au contraire, qu'elle était toute prête à paraître devant tous les Macédoniens pour subir un jugement. Redoutant l'effet que la défense de la reine pourrait produire sur la masse, et craignant que la nation entière, se souvenant des bienfaits d'Alexandre et de Philippe, ne réformât son jugement, Cassandre détacha deux cents de ses soldats les plus dévoués avec l'ordre de tuer Olympias sur-le-champ. Ces soldats, après avoir pénétré dans le palais, furent saisis de respect à la vue du noble maintien d'Olympias, et revinrent sans avoir rempli leur mission. Mais les parents de ceux qu'Olympias avait fait mettre à mort, ayant leur propre vengeance à assouvir et voulant en même temps complaire à Cassandre, égorgèrent la reine, qui ne proféra aucun cri qui aurait trahi la faiblesse de son sexe. Telle fut la fin d'Olympias qui avait été pendant sa vie combléé d'honneurs. C'est ainsi que périt la fille de Néoptolème, roi des Épirotes, soeur de cet Alexandre qui avait porté la guerre en Italie, femme de Philippe, qui fut un des plus puissants souverains de l'Europe, enfin mère d'Alexandre, de ce roi qui avait accompli de si grandes et de si belles choses. [19,52] Après avoir ainsi réussi à souhait, Cassandre aspira au trône de la Macédoine. Pour y préparer les voies, il épousa Thessalonique, fille de Philippe et soeur d'Alexandre, afin de se présenter comme un allié de la maison royale. Il fonda alors dans la Pallène une ville qu'il appela d'après son nom Cassandria. Il y transféra des habitants tirés des villes de la Chersonèse, de Potidée et de plusieurs endroits voisins. Il la peupla également de tous ceux qui avaient survécu à la ruine d'Olynthe, et qui étaient en assez grand nombre. Enfin, il distribua aux Cassandriens beaucoup de terres fertiles; la nouvelle cité, ainsi favorisée par Cassandre, prit un rapide accroissement et devint une des premières de la Macédoine. Cassandre avait aussi résolu la mort du fils d'Alexandre et de sa mère Rhoxane, afin qu'il ne restât aucun prétendant légitime à la couronne. Mais désirant auparavant connaître l'impression qu'avait produite sur le public la mort d'Olympias, et attendre en même temps des nouvelles d'Antigone, il se borna, pour le moment, à mettre Rhoxane et son fils en lieu de sûreté. Il la fit transporter dans la citadelle d'Amphipolis, commandée par Glaucias, un des affidés de Cassandre. Il enleva au jeune prince les enfants qui étaient élevés avec lui, et le fit traiter comme un enfant du peuple. Ensuite Cassandre, s'attribuant déjà les droits de la souveraineté, fit inhumer Eurydice et le roi Philippe, ainsi que Cynna, qu'Alcétas avait tué, dans la ville d'Aigues, où l'on avait la coutume d'ensevelir les rois, et il célébra des jeux funèbres sur les tombeaux de ces morts. Enfin Cassandre enrôla l'élite de la jeunesse macédonienne, et se décida à faire une expédition dans le Péloponnèse. Tandis que ces choses se passaient, Polysperchon était assiégé à Naxium, dans la Perrhébie. Après avoir appris la mort d'Olympias, il désespéra des affaires de la Macédoine et s'échappa de la ville avec un petit nombre des siens. Il quitta la Thessalie, se réunit à AEacide, et se retira dans l'Étolie. Là, il attendit en sécurité la suite des événements. Les habitants du pays l'avaient accueilli avec bienveillance. [19,53] Après avoir mis sur pied une armée considérable, Cassandre partit de la Macédoine, empressé d'expulser du Péloponnèse Alexandre, fils de Polysperchon. C'était le seul ennemi qui restât encore avec une armée à sa disposition; il avait pris des villes et des places fortes. Cassandre traversa sans obstacle la Thessalie, mais il trouva les Thermopyles gardées par les Étoliens, et ce ne fut qu'avec peine qu'il parvint à les forcer et à se rendre dans la Béotie. Arrivé dans ce pays, il appela près de lui tous les Thébains qui avaient survécu au désastre de leur ville; il les engagea à relever Thèbes : l'occasion lui paraissait très belle pour faire rebâtir cette ville célèbre par son histoire et ses traditions, enfin pour s'acquérir par un tel bienfait une gloire immortelle. Cette ville avait, en effet, subi de nombreuses et bien grandes révolutions; elle avait été plusieurs fois renversée de fond en comble. Nous allons entrer dans quelques détails à ce sujet. Après le déluge de Deucalion, Cadmus fonda la ville qui, d'après lui, porta le nom de Cadmée. Cette ville fut d'abord habitée par un peuple que quelques historiens appellent Spartos, parce qu'il se composait d'hommes accourus de tous côtés, et que d'autres nomment Thébagène, parce que ce peuple, chassé et dispersé par le déluge, avait tiré son origine de la ville mentionnée. Enfin, les habitants de Cadmée furent plus tard chassés par les Enchéliens, ce qui obligea les Cadméens à se réfugier en Illyrie. Après ces événements, Amphion et Zéthus s'emparèrent de ce lieu et y construisirent pour la première fois la ville de Thèbes, ainsi que l'atteste le poète par ce vers "Ceux qui les premiers jetèrent le fondement de Thèbes aux sept portes". Ces nouveaux habitants furent à leur tour chassés par l'arrivée de Polydore, fils de Cadmus, méprisant le pouvoir d'Amphion, affligé de la perte de ses enfants. Sous le règne des successeurs de Polydore, toute la contrée reçut le nom de Béotie, de Béotus, fils de Mélanippe et de Neptune, qui avait régné dans ce pays; les Thébains furent pour la troisième fois chassés par les Epigones, venus d'Argos, qui prirent la ville d'assaut. Les habitants ainsi expulsés se réfugièrent dans la ville d'Alalcomenia et sur le mont Tilphosium. Après que les Argiens se furent retirés, les Thébains rentrèrent dans leur patrie. Plus tard, pendant que les Thébains étaient partis en Asie, pour la guerre de Troie, le reste des habitants de Thèbes fut chassé ainsi que les autres Béotiens par les Pélasges. Ils essuyèrent ensuite beaucoup d'autres revers, et ce ne fut que très peu de temps après la quatrième génération que, rappelés par l'oracle des corbeaux les habitants rentrèrent en Béotie et se remirent en possession de la ville de Thèbes. Depuis ce temps, cette ville resta debout pendant près de huit cents ans; les Thébains étaient d'abord à la tête de leur nation; ensuite ils disputaient aux autres la suprématie de la Grèce, lorsqu'Alexandre, fils de Philippe, emporta leur ville d'assaut et la détruisit de fond en comble. [19,54] Vingt ans après, Cassandre, avide de gloire, releva avec l'aide des Béotiens cette ville, et la rendit au reste des Thébains. Plusieurs villes grecques concoururent même à cette oeuvre tant par la sympathie pour le malheur, qu'à cause de l'ancienne renommée de Thèbes. Ainsi les Athéniens rebâtirent une grande partie de l'enceinte; d'autres villes, non seulement de la Grèce, mais encore de la Sicile et de l'Italie, contribuèrent, chacune selon ses forces, à la reconstruction de Thèbes, soit en prêtant des ouvriers, soit en fournissant des sommes d'argent pour les besoins les plus urgents. Ce fut de cette manière que les Thébains recouvrèrent leur patrie. Cassandre s'était avancé vers le Péloponnèse à la tête de son armée. Trouvant l'isthme de Corinthe occupé par Alexandre, fils de Polysperchon, il se rendit à Mégare. Là, il fit construire des bateaux sur lesquels il embarqua ses éléphants pour les transporter à Epidaure ainsi que ses troupes. De là il se rendit à Argos et força cette ville à abandonner l'alliance d'Alexandre et à embrasser son propre parti. Il se mit ensuite en possession des villes de la Messénie, à l'exception d'Ithome, et prit Hermionis par capitulation. Alexandre refusant le combat, Cassandre laissa à l'isthme de Géranie une garnison de deux mille hommes, sous les ordres de Molycus et retourna en Macédoine. [19,55] L'année étant révolue, Praxibulus fut nommé ar- chonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Spurius Nautius et Marcus Popilius. Dans cette année, Antigone laissa, comme satrape de la Susiane, Aspisas, un des naturels du pays. Il songea ensuite à faire transporter toutes ses richesses sur le bord de la mer. Il fit donc préparer des chars et des chameaux, et se dirigea, avec son armée, suivie de ce convoi, vers la Babylonie. En vingt-deux jours il atteignit Babylone. Seleucus, satrape de cette province, fit à Antigone un accueil royal, l'honora de présents, et offrit un festin à toute son armée. Mais, lorsque Antigone lui demanda le détail de ses revenus, Seleucus répondit qu'il n'avait aucun compte à lui rendre au sujet de cette province, qui lui avait été donnée par les Macédoniens en récompense des services qu'il avait rendus du vivant d'Alexandre. La mésintelligence de ces deux chefs augmenta de jour en jour; Seleucus, songeant au sort de Python, craignit qu'Antigone ne saisît quelque prétexte pour lui ôter la vie ; car Antigone passait pour un homme prompt à se débarrasser de tous ceux qui auraient pu lui susciter des obstacles. En proie à ces inquiétudes, Seleucus s'échappa avec cinquante cavaliers, dans l'intention de se retirer en Égypte auprès de Ptolémée, dont tout le monde connaissait la bonté et l'humanité avec laquelle il accueillait les réfugiés. A la nouvelle de cette fuite, Antigone ne se contint plus de joie de se voir délivré de la nécessité de porter la main sur un compagnon d'armes auquel il avait été si longtemps attaché par les liens de l'amitié, et qui, par cette fuite volontaire, lui livrait, sans coup férir, une satrapie importante. Des Chaldéens vinrent ensuite trouver Antigone, et lui prédirent que Seleucus, s'il parvenait à s'échapper, soumettrait un jour toute l'Asie, et que lui, Antigone, perdrait la vie, s'il livrait une bataille à Seleucus. Saisi de repentir, Antigone fit partir des hommes chargés d'atteindre le fugitif et de le ramener. Mais, après l'avoir poursuivi pendant quelque temps, ils revinrent sans avoir accompli leur mission. Antigone qui, d'habitude, navait jamais tenu compte de ces sortes de prédictions, fut néanmoins effrayé de celle des Chaldéens qui passaient pour si habiles dans l'art de prédire l'avenir et dans l'observation la plus exacte des astres; car les Chaldéens passaient pour s'être livrés à ces sciences depuis des myriades d'années. Il n'ignorait pas qu'ils avaient annoncé a Alexandre que, s'il allait à Babylone, il y mourrait. Enfin, de même que la prédiction à l'égard d'Alexandre, celle qui concernait Seleucus s'accomplit, ainsi que nous le raconterons en temps convenable. [19,56] Seleucus, qui était parvenu à se sauver en Égypte, fut parfaitement bien accueilli par Ptolémée. Il se plaignait amèrement d'Antigone, et l'accusait de chasser de leurs satrapies tous les hommes considérés et particulièrement les généraux qui avaient servi sous Alexandre ; il citait comme exemples Python, qui avait été tué; Peuceste, destitué du gouvernement de la Perse; enfin, son propre sort. Cependant, ajouta-t-il, personne n'a jamais offensé Antigone ; tous lui ont, au contraire, rendu de grands et nombreux services d'amitié, et voilà comment il les a payés de retour. Seleucus parla ensuite en détail des forces dont Antigone disposait, de ses immenses richesses et de ses succès récents qui avaient, selon lui, excité l'ambition d'Antigone au point de prétendre à tout l'empire des Macédoniens. Ce fut par de tels discours que Seleucus détermina Ptolémée à faire des préparatifs de guerre; il envoya en Europe quelques-uns de ses amis chargés d'y répandre des discours semblables, et de faire de Cassandre et de Lysimaque des ennemis d'Antigone. Cette mission fat bientôt remplie ; ce fut là l'origine de guerres sérieuses. Cependant Antigone, devinant le plan de Seleucus, avait, de son côté, envoyé des députés auprès de Ptolémée, de Lysimaque et de Cassandre, pour les prier de lui conserver leur ancienne amitié. Il nomma Python, arrivé de l'Inde, satrape de la Babylonie, et se porta avec son armée vers la Cilicie. Arrivé à Mallum, il distribua ses troupes dans les cantonnements d'hiver, après le coucher de l'Orion. Il prit ensuite à Cuindes dix mille talents, indépendamment de ses revenus annuels, qui s'élevaient à onze mille talents. C'est ainsi qu'Antigone s'était rendu redoutable tant par la force de ses troupes que par ses richesses. [19,57] Pendant qu'Antigone s'avançait vers la Syrie, les envoyés de Lysimaque et de Cassandre vinrent le joindre. Introduits dans le conseil, ces envoyés demandèrent que la Cappadoce et la Lycie fussent remises à Cassandre; la Phrygie hellespontique à Lysimaque ; toute la Syrie à Ptolémée, et la Babylonie à Seleucus. Ils réclamèrent en outre le partage des trésors dont Antigone s'était emparé après la défaite d'Eumène, appuyant leurs réclamations sur ce que la guerre avait été faite en commun. Enfin, ils ajoutèrent que si leurs demandes étaient rejetées, ils se réuniraient tous pour déclarer la guerre à Antigone. Celui-ci répondit brusquement qu'il était tout préparé à la guerre. Les envoyés se retirèrent donc sans avoir obtenu aucun résultat. A la suite de cette négociation, Ptolémée, Lysimaque et Cassandre firent entre eux un traité d'alliance, réunirent leurs troupes et préparèrent des magasins d'armes et de munitions de guerre. Antigone, voyant ligués contre lui tant d'hommes puissants, comprit toute la gravité de la guerre qui le menaçait. Il appela donc sous les armes les peuples, les villes et les souverains sur l'alliance desquels il pouvait compter. Il envoya Agésilas auprès des rois de Cypre; à Rhodes, Idoménée et Moschion; il fit partir son neveu, Ptolémée, dans la Cappadoce, avec un corps d'armée pour faire lever le siége de la ville d'Amisus : il devait chasser tous les soldats envoyés par Cassandre dans la Cappadoce, et se rendre ensuite dans l'Hellespont pour empêcher Cassandre de faire passer une armée d'Europe en Asie. De plus, il envoya dans le Péloponnèse Aristodème de Milet avec mille talents; il se chargea de conclure un traité d'amitié et d'alliance avec Alexandre, fils de Polysperchon, et de lever des troupes suffisantes pour faire la guerre à Cassandre. Antigone, maître de toute l'Asie, avait établi, au moyen de courriers et de flambeaux, un système de poste qui lui permettait de faire promptement parvenir des dépêches. [19,58] Ces dispositions terminées, Antigone se dirigea vers la Phénicie, ayant hâte d'armer une flotte; car ses ennemis tenaient la mer avec de nombreux navires qui lui manquaient alors totalement. Il vint donc établir son camp sous les murs de Tyr, en Phénicie, et comme il avait l'intention de faire le siége de cette ville, il appela près de lui les rois de la Phénicie et les hyparques de Syrie. Il engagea les rois à faire construire des bâtiments ; car Ptolémée avait emmené en Égypte tous les navires phéniciens avec leurs équipages. En même temps, il ordonna aux hyparques de tenir aussitôt à sa disposition quatre millions cinq cent mille médimnes de blé; c'était la consommation pour une année. Il fit de tous côtés venir des bûcherons, des scieurs de bois, des charpentiers maritimes, et transporta du Liban, au bord de la mer, les matériaux que huit mille ouvriers étaient occupés à couper dans cette montagne, et que mille attelages étaient employés à charger. Le Liban s'étend le long des villes de Tripolis, de Byblos et de Sidon. Cette montagne est couverte de bois de cèdre, de pins et de cyprès d'une beauté et d'une élévation prodigieuses. Trois chantiers furent établis en Phénicie : à Tripolis, à Byblos et à Sidon. Un quatrième fut élevé en Cilicie, qui tirait ses matériaux du mont Taurus; enfin, un cinquième à Rhodes, où les habitants faisaient venir le bois par mer. Pendant qu'Antigone était occupé à ces travaux et qu'il campait dans le voisinage de la mer, Seleucus arriva de l'Égypte avec cent navires bons voiliers et équipés avec une magnificence royale. Cette flotte longea la côte en bravant l'armée ennemie. Les villes alliées et tous les partisans d'Antigone en furent découragés; car ils prévoyaient que les ennemis, maitres de la mer, viendraient ravager leur territoire afin de les punir de leur attachement pour Antigone. Cependant Antigone exhorta ses alliés à prendre courage, et les assura que l'été prochain il pourrait mettre en mer cinq cents navires. [19,59] Pendant que ces choses se passaient, Agésilas, de retour de Cypre où il avait été envoyé en députation, vint annoncer que Nicocréon et les principaux rois de l'île avaient fait alliance avec Ptolémée ; mais que les gouverneurs de Cittium, de Lapithum, de Marium et de Cerynia, s'étaient déclarés pour lui. Sur ce rapport, Antigone laissa trois mille hommes sous les ordres d'Andronicus pour continuer le siége de Tyr, et il se dirigea lui-même, à la tête de son armée, vers Joppé et Gaza, villes qui avaient désobéi à ses ordres; il les emporta d'assaut, et incorpora dans les rangs de son armée les soldats qu'y avait laissés Ptolémée; enfin il plaça dans ces villes une garnison suffisante pour tenir les habitants en respect. Cela fait, il retourna dans son camp près de Paléo-Tyr, et fit des préparatifs de siége. Vers ce même temps, Ariston, auquel Eumène avait confié les os de Cratère, remit ces dépouilles à Phila, femme de Cratère. Cette femme, qui, après la mort de Cratère, avait épousé Démétrius, fils d'Antigone, était d'une rare intelligence; par ses manières conciliantes, elle avait apaisé bien des troubles dans l'armée; elle avait élevé à ses frais les soeurs et les filles des guerriers pauvres, et délivré beaucoup d'accusés innocents. On rapporte même qu'Antipater, son père, un des hommes d'Etat les plus sages de son époque, consultait Phila, encore jeune fille, sur les affaires les plus importantes. Nous ferons d'ailleurs connaître davantage le caractère de cette femme, lorsque nous parlerons des changements qui eurent lieu par la suite, et de la fin du règne de Démétrius.Voilà ce que nous avions pour le moment à dire d'Antigone et de Phila, femme de Démétrius. [19,60] Cependant Aristodème, un des généraux émissaires d'Antigone, aborda en Laconie, et, sur l'autorisation des Spartiates, il fit dans le Péloponnèse une levée de huit mille hommes. Il conclut en même temps, au nom d'Antigone, un traité d'alliance avec Alexandre et Polysperchon. Il laissa à Polysperchon le commandement du Péloponnèse, et engagea Alexandre à se rendre en Asie, auprès d'Antigone. Ptolémée, un autre des généraux d'Antigone, arriva avec son armée en Cappadoce, fit lever à Asclépiodore, lieutenant de Cassandre, le siége d'Amisus, renvoya par capitulation les troupes d'Asclépiodore, et se mit en possession de la province. Après ce succès, Ptolémée s'avança vers la Bithynie, surprit Ziboetès, roi des Bithyniens, alors occupé au siége des villes des Astacéniens et des Chalcédoniens, et l'obligea de se désister de son entreprise. Enfin il fit une alliance avec ces villes et avec Ziboetès lui-même, prit des otages et se porta sur l'Ionie et la Lydie. Car Antigone lui avait écrit de venir à son secours et de se rendre immédiatement sur la côte où Seleucus devait stationner avec sa flotte. Seleucus bloquait alors Erythrée ; mais, en apprenant l'approche de l'ennemi, il renonça à son entreprise. [19,61] Antigone se lia d'amitié avec Alexandre, fils de Polysperchon, qui venait d'arriver en Asie. Il convoqua en une assemblée les soldats et les voyageurs étrangers, et accusa publiquement Cassandre. Son accusation était fondée sur la mort d'Olympias et sur le mauvais traitement qu'avaient éprouvé Rhoxane et le roi. Il ajouta en outre que Cassandre avait forcé Thessalonique à l'épouser, et qu'il avait évidemment l'ambition de s'approprier le trône de Macédoine ; qu'il avait rétabli les Olynthiens, les ennemis les plus acharnés des Macédoniens, dans une ville qui portait son nom; enfin qu'il avait relevé Thèbes, rasée par les Macédoniens. Toute l'assemblée fut indignée, et elle rendit un décret d'après lequel Cassandre était déclaré ennemi de la patrie, s'il ne démolissait pas les villes qu'il venait de rétablir, s'il ne faisait pas sortir de prison le roi et sa mère Rhoxane pour les rendre aux Macédoniens, enfin s'il refusait de se soumettre aux ordres d'Antigone, investi de la régence du royaume. Ce même décret portait que tous les Grecs seraient libres, affranchis de toute garnison étrangère et entièrement indépendants. Ratifié par l'armée, ce décret fut publié en tous lieux. Antigone comptait ainsi, par la perspective de la liberté, trouver dans les Grecs des auxiliaires dévoués, et donner le change aux satrapes de l'Asie supérieure et aux commandants militaires qui soupçonnaient Antigone de ne faire la guerre que pour détrôner les rois, successeurs d'Alexandre. Ces mesures prises, Antigone donna à Alexandre cinq cents talents, et, après l'avoir ébloui par de brillantes espérances, il le renvoya dans le Péloponnèse. Il fit ensuite venir de Rhodes les navires qu'il y avait fait construire, en arma le plus grand nombre, et se porta sur Tyr. Maître de la mer, et interceptant les convois de vivres, Antigone bloqua Tyr pendant un an et trois mois, et réduisit les assiégés à une affreuse disette. Enfin la ville se rendit par capitulation; les soldats de Ptolémée obtinrent la permission de se retirer avec leurs bagages, et Antigone mit une garnison dans la place. [19,62] Sur ces entrefaites, Ptolémée, qui avait été informé de la teneur du décret rendu par les Macédoniens à l'instigation d'Antigone, en rédigea de son côté un autre tout à fait semblable, pour faire connaître aux Grecs qu'il n'était pas moins jaloux qu'Antigone de leur indépendance; car les deux rivaux voyaient bien de quelle importance serait dans les conjonctures actuelles l'amitié des Grecs qu'ils se disputaient. Ptolémée fit alliance avec Cassandre, satrape de Carie, qui avait sous sa domination un grand nombre de villes. Il envoya un renfort de troupes aux rois de Cypre, auxquels il avait déjà fait passer antérieurement un corps de trois mille hommes, afin de contraindre à l'obéissance ceux qui lui avaient jusqu'à présent résisté. Ce renfort se composait de dix mille hommes sous les ordres de Myrmidon d'Athènes, et de cent navires commandés par Polyclite. Ménélas, frère de Ptolémée, avait le commandement en chef. Ces généraux abordèrent en Cypre, rallièrent la flotte de Seleucus et se réunirent en conseil pour délibérer sur ce qu'il convenait de faire. Il fut arrêté que Polyclite se porterait avec cinquante navires vers le Péloponnèse, et qu'il ferait la guerre à Aristodème, à Alexandre et à Polysperchon; que Myrmidon, à la tête des mercenaires, passerait dans la Carie pour secourir Cassandre, pressé par Ptolémée, lieutenant d'Antigone; enfin que Seleucus et Ménélas resteraient en Cypre, où, s'alliant avec le roi Nicocréon et les autres, ils feraient la guerre à la faction ennemie. L'armée ayant été ainsi divisée, Seleucus alla assiéger Cérynnia et Lapithum; puis, après s'être allié avec Stasioecus, roi des Maniens, il obligea le souverain des Amathusiens à lui remettre des otages; mais, n'ayant pu entraîner dans son parti la ville de Citium, il l'assiégea sans relâche avec toute son armée. En ce même temps Antigone reçut quarante navires que lui avait amenés de l'Hellespont et de Rhodes le nauarque Thémison. Dioscoride lui amena de ces mêmes contrées quatre-vingts barques. Après avoir réuni à ces bâtiments ceux qui se trouvaient déjà tout prêts dans les ports de la Phénicie, et particulièrement dans le port de Tyr, au nombre de cent vingt navires, Antigone se trouva à la tète d'une flotte de deux cent quarante vaisseaux armés en guerre. Dans ce nombre il y avait quatre-vingt-dix quadrirèmes, dix quinquérèmes, trois novirèmes, dix décirèmes et trente bâtiments dépontés. En divisant ces forces navales, il détacha cinquante bâtiments dans le Péloponnèse, confia les autres aux ordres de Dioscoride, son neveu, chargé de se mettre en croisière, de défendre les alliés et de s'emparer des îles qui ne s'étaient pas encore déclarées alliées. Telle était la situation des affaires d'Antigone. [19,63] Après avoir parlé des événements arrivés en Asie, nous allons revenir à ceux d'Europe. Apollonide, nommé par Cassandre commandant de la ville d'Argos, entra de nuit dans l'Arcadie et s'empara de la ville des Stymphaliens. Pendant qu'il était occupé à cette expédition, les habitants d'Argos, mal disposés pour Cassandre, appelèrent Alexandre, fils de Polysperchon, lui promettant de lui livrer leur ville. Mais, Alexandre tardant à se rendre à cette invitation, Apollonide eut le temps de le devancer et de revenir à Argos. Il y trouva les conjurés réunis au nombre de cinq cents dans le Prytanée; il en fit fermer les issues, mit le feu à l'édifice, et brûla vifs tous ceux qui s'y trouvaient. Il exila plusieurs autres conjurés et en condamna un petit nombre à mort. Lorsque Cassandre apprit la descente d'Aristodème dans le Péloponnèse, et la levée des troupes étrangères, il fit d'abord des tentatives pour détacher Polysperchon du parti d'Antigone; mais comme Polysperchon s'y refusa, Cassandre se mit à la tête de son armée, traversa la Thessalie et entra dans la Béotie. Là, il aida les Thébains à rebâtir les murs de leur ville; puis il se rendit dans le Péloponnèse, s'empara de force de la ville de Cenchrée et ravagea le territoire des Corinthiens. Il prit ensuite d'assaut deux forteresses, et en fit sortir la garnison d'Alexandre par capitulation. De là il vint attaquer la ville d'Orchomène, où il fut introduit par quelques habitants mécontents d'Alexandre. Il y laissa une garnison; les amis d'Alexandre ayant cherché un asile dans le temple de Diane, il accorda aux autres habitants la faculté d'agir à leur égard comme ils l'entendraient. Les Orchoméniens traitèrent ces suppliants avec la dernière rigueur, et les mirent à mort, contrairement à la loi commune des Grecs. [19,64] Cassandre entra ensuite dans la Messénie; mais trouvant la ville des Messéniens bien défendue par une garnison de Polysperchon, il renonça pour le moment à en faire le siége. De là, il s'avança vers l'Arcadie, et laissa Damis gouverneur de la ville de - - -. De là, il revint vers l'Argolide, célébra les jeux Néméens, et retourna dans la Macédoine. Après le départ de Cassandre, Alexandre visita avec Aristodème les villes du Péloponnèse. Il essaya d'expulser les garnisons des villes occupées par Cassandre et de déclarer les autres indépendantes. Averti de ces tentatives, Cassandre dépêcha Prépellus pour l'engager d'abandonner le parti d'Antigone et de se rallier franchement à lui. Il ajouta que si Alexandre acceptait cette proposition, il lui donnerait le commandement de tout le Péloponnèse, le proclamerait chef de l'armée, et l'honorerait selon ses mérites. Alexandre, voyant que c'était là précisément pour quoi il faisait, depuis l'origine, la guerre à Cassandre, accepta l'alliance proposée et fut, dès ce moment, reconnu commandant du Péloponnèse. Sur ces entrefaites, Polyclite, émissaire de Seleucus, quitta les eaux de Cypre, et vint mouiller à Cenchrée. Mais, en apprenant la défection d'Alexandre et ne voyant plus d'ennemi à combattre, il remit à la voile pour la Pamphylie. De là il se rendit à Aphrodisias en Cilicie. C'est là qu'il apprit que Théodote, nauarque d'Antigone, parti de Patare en Lycie, passait dans ces parages avec des bâtiments rhodiens, équipés en Carie. Il apprit aussi que Périlaüs longeait la côte avec des troupes de terre, sous la protection de la flotte. Polyclite usa d'un stratagème pour se défaire de ces deux lieutenants d'Antigone. A cet effet, il débarqua ses troupes, les mit en embuscade dans un endroit où les ennemis devaient passer; puis il se remit en mer, et se cacha avec ses navires derrière un promontoire où il attendit l'arrivée des ennemis. La troupe de terre tomba la première dans l'embuscade; Périlaüs perdit beaucoup de monde et fut fait prisonnier avec plusieurs autres guerriers. Pendant que la flotte s'apprêtait à venir au secours de la troupe de terre, Polyclite l'attaqua soudain et la mit facilement en déroute. Tous les navires et une grande partie de l'équipage tombèrent au pouvoir de Polyclite. Dans le nombre des prisonniers se trouvait aussi Théodote qui, blessé grièvement, mourut peu de jours après. Vainqueur sans avoir couru aucun risque, Polyclite se porta vers Cypre, et de là il se rendit à Peluse. Ptolémée le combla d'éloges et de présents, et lui donna de l'avancement en récompense de ce grand succès. Quant à Périlaüs et aux autres prisonniers, Ptolémée les remit en liberté sur les instances d'Antigone. Enfin il se rendit lui-même dans un lieu appelé Ecregma, où il eut une conférence avec Antigone. Celui-ci n'ayant pas consenti aux propositions qui lui étaient faites, Ptolémée rentra en Égypte. [19,65] Après avoir raconté tout ce qui s'est passé en Grèce et en Macédoine, nous allons revenir à l'histoire des pays occidentaux de l'Europe. Agathocle, tyran des Syracusains, avait enlevé aux Messiniens une forteresse, et promettait de la leur rendre pour une rançon de trois cents talents. Les Messiniens fournirent cet argent, mais Agathocle, non seulement ne leur rendit pas la forteresse, mais il entreprit même de s'emparer de Messine. Averti qu'une partie des murailles de cette ville était tombée en ruines, il tira de Syracuse un détachement de cavalerie qu'il fit venir par terre; puis il remit en mer quelques Irémioles, et s'approcha de la ville pendant la nuit. Mais les habitants ayant appris à temps ce mouvement, Agathocle échoua dans son entreprise. Après cet insuccès il se dirigea sur Myles, et fit le siége de la place qui se rendit par capitulation. Enfin, il revint à Syracuse. Pendant la saison des récoltes, il entreprit une nouvelle expédition contre Messine. Il vint camper près de la ville, et lui livra de continuels assauts, sans faire grand mal à l'ennemi; car les Syracusains se défendaient vigoureusement, secondés par le grand nombre des exilés qui se trouvaient dans la ville, et qui étaient tous animés d'une haine implacable contre le tyran. A cette époque arrivèrent des envoyés carthaginois qui reprochaient à Agathocle d'avoir, par ses actes, violé les traités. Ils pârvinrent à rétablir la paix et à faire rendre aux Messiniens la forteresse qu'Agathocle leur avait enlevée. Cette mission remplie, ils retournèrent en Libye. Agathocle se rendit ensuite à Abacène, ville alliée, et y égorgea plus de quarante habitants qui lui paraissaient hostiles. Pendant que ces événements se passaient, les Romains, en guerre avec les Samnites, s'emparèrent de Phérente, ville de l'Apulie. Les habitants de Nucéria, appelée aussi Alphaterna, entraînés par quelques-uns de leurs concitoyens, renoncèrent à l'amitié des Romains, et firent alliance avec les Samnites. [19,66] L'année étant révolue, Nicodore fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Lucius Papirius et Quintus Popilius, l'un pour la quatrième fois et l'autre pour la seconde fois. Dans cette année, Aristodème, lieutenant d'Antigone, informé de la défection d'Alexandre, fils de Polysperchon, convoqua l'assemblée générale des Étoliens, et, faisant dans un discours ressortir la justice de sa cause, il décida la multitude à se déclarer en faveur d'Antigone. Il passa ensuite de l'Étolie dans le Péloponnèse, à la tête d'un détachement de mercenaires, et surprit Alexandre et les Eliens occupés à faire le siége de Cyllène. Son apparition opportune fit lever le siége. Il laissa à Cyllène une garnison suffisante pour la défendre, et s'avança vers l'Achaïe; il délivra Patras de la garnison que Cassandre y avait établie. Il prit d'assaut la ville d'Egium et se rendit maître de la garnison; mais il fut empêché par la circonstance suivante de rendre aux Egiens leur indépendance, en exécution d'un traité d'Antigone : des soldats s'étaient livrés au pillage; ils furent pour la plupart égorgés par les Égiens dans leurs propres maisons. Aristodème retourna donc en Étolie sans avoir rendu aux Egiens leur indépendance. Les Dyméens avaient reçu une garnison envoyée par Cassandre. Ils entourèrent leur ville d'une enceinte, de manière à la séparer complétement de la citadelle où se trouvait cette garnison. S'exhortant ensuite réciproquement à reconquérir leur indépendance, ils firent le siége de la citadelle. Instruit de ce soulèvement, Alexandre arriva avec son armée, força l'enceinte, se rendit maître de la ville, et condamna les Dyméens, les uns à la mort, les autres à la réclusion, et plusieurs à l'exil. Le reste des habitants, consternés de la grandeur du désastre, et privés d'alliés, se tinrent pendant quelque temps tranquilles. Mais après le départ d'Alexandre, Aristodème fit venir d'Egium des troupes mercenaires, les Dyméens attaquèrent de nouveau la garnison, s'emparèrent de la citadelle et délivrèrent la ville. Le reste de la garnison, ainsi que les citoyens, partisans d'Alexandre, furent passés au fil de l'épée. [19,67] Sur ces entrefaites, Alexandre, fils de Polysperchon, parti de Sicyone à la tête de son armée, fut assassiné par Alexion le Sicyonien, et quelques autres qui avaient caché leur dessein sous les dehors de l'amitié. La femme d'Alexandre, Cratésipolis, se chargea de la direction des affaires. Elle maintint l'ordre dans l'armée : elle était très aimée des soldats parce qu'elle faisait beaucoup de bien; elle secourait les malheureux et soulageait les pauvres. Son intelligence pratique et son courage la mettaient au-dessus de son sexe. Les Sicyoniens avaient méprisé cette femme depuis qu'elle était privée de l'appui de son mari; ils avaient couru aux armes pour reconquérir leur liberté. Cratésipolis leur livra bataille, les vainquit et en tua un grand nombre. Après cette victoire, elle fit arrêter une trentaine de citoyens des plus turbulents et les punit du supplice de la croix. Après avoir ainsi recouvré sa sécurité, Cratésipolis régna sur les Sicyoniens, ayant sous ses ordres de nombreux soldats, prêts à tout événement. Tel était l'état des affaires dans le Péloponnèse. Cependant Cassandre, voyant que les Étoliens continuaient à servir dans les rangs d'Antigone, et qu'ils étaient en guerre avec les Acarnaniens, leurs voisins, jugea utile de sallier avec les Acarnaniens et d'abaisser l'orgueil des Étoliens. Il partit donc de la Macédoine à la tête d'une puissante armée, se rendit en Étolie, et vint établir son camp sur les bords du fleuve Campylus. Il réunit les Acarnaniens en une assemblée générale, dans laquelle il leur représenta combien ils avaient eu de tout temps à souffrir de ces guerres de frontières. Il leur conseilla donc de quitter leurs petites forteresses pour se transporter dans un petit nombre de villes. Il ajouta qu'en suivant ce conseil ils pourraient se porter des secours mutuels, et résister en commun aux attaques imprévues de l'ennemi. Convaincus par ces raisons, les Acarnaniens se transférèrent pour la plupart à Stratos, ville considérable et très forte. Les Oeniades et quelques autres tribus se réunirent à Sauria, et les Dériens à Agrinium. Cassandre laissa dans le pays un corps d'armée considérable, sous le commandement de Lycisque, qui avait reçu l'ordre de soutenir les Acarnaniens. Quant à lui, il marcha sur Leucade; la ville lui fut livrée par une députation. Il s'avança ensuite vers les côtes de la mer Adriatique, et prit en passant la ville d'Apollonias; puis il pénétra dans l'Illyrie, franchit l'Hébrus, et livra bataille à Glaucias roi des Illyriens. Il défit ce roi, et conclut avec lui un traité, par lequel Glaucias s'engageait à ne jamais porter les armes contre les alliés de Cassandre. Enfin, après avoir occupé la ville d'Epidaure, il revint en Macédoine. [19,68] Après que Cassandre se fut éloigné de l'Étolie, trois mille Étoliens vinrent de concert assiéger Agrinium, et entourèrent la ville de retranchements. Les habitants conclurent un accommodement à la condition qu'ils rendraient la ville et qu'ils se retireraient en sécurité. Mais les Étoliens, violant le traité, se mirent à la poursuite des Acarnaniens inoffensifs, et les passèrent presque tous au fil de l'épée. Arrivé en Macédoine, Cassandre apprit que les villes de la Carie, alliées de Ptolémée et de Seleucus, étaient attaquées par l'ennemi. Il fit aussitôt partir une armée en Carie, tant pour secourir les alliés que pour donner à Antigone assez d'embarras pour l'empêcher de faire une descente en Europe. A cet effet, il écrivit à Démétrius de Phalère et à Denys, commandant la garnison de Munychie, pour leur enjoindre d'envoyer à Lemnos vingt navires. Cet ordre fut promptement exécuté. Les navires partirent sous les ordres d'Aristote qui aborda à Lemnos, rallia la flotte de Seleucus et engagea les Lemniens à se détacher d'Antigone. Comme ceux-ci ne prêtèrent point l'oreille à cette proposition, Aristote ravagea leur territoire et mit leur ville en état de siége ; Seleucus remit ensuite à la voile pour l'île de Cos. En apprenant le départ de Selecus, Discoride, nauarque d'Antigone, vint mouiller en face de Lemnos; il expulsa de cette île Aristote, et lui prit la plupart des bâtiments avec tout leur équipage. Cassandre et Prépélaüs eurent le commandement de l'armée envoyée par Cassandre en Carie. A la nouvelle que Ptolémée, lieutenant d'Antigone, avait distribué ses troupes dans les cantonnements d'hiver, et qu'il était en ce moment occupé aux funérailles de son père, Prépélaüs et Cassandre détachèrent Eupolémus avec huit mille hommes d'infanterie et deux mille cavaliers, pour surprendre les ennemis près de Caprima en Carie. Mais au même moment Ptolémée, instruit par quelques transfuges du plan de l'ennemi, fit venir des cantonnements huit mille trois cents hommes d'infanterie et six cents cavaliers; puis, tombant tout à coup, au milieu de la nuit, sur le camp des ennemis qu'il surprit pendant le sommeil, il fit prisonnier Eupolémus et força les soldats à se rendre. Telle était la situation des généraux envoyés en Asie par Cassandre. [19,69] Antigone, voyant que Cassandre cherchait à soumettre l'Asie, laissa son fils Démétrius en Syrie, avec l'ordre d'observer les mouvements de Ptolémée, auquel il soupçonnait le projet de partir de l'Égypte pour envahir arec une armée la Syrie. Voici quelles étaient les troupes qu'Antigone laissa sous les ordres de Démétrius : dix mille fantassins mercenaires, deux mille Macédoniens, cinq cents Lyciens et Pamphyliens, quatre cents archers et frondeurs perses, cinq mille cavaliers et plus de quarante éléphants. En même temps il lui adjoignit quatre conseillers, Néarque le Crétois, Python, fils d'Agénor, qui depuis peu de jours était arrivé de Babylone; Andronicus d'Olynthe et Philippe. C'étaient tous des hommes âgés et qui avaient fait toutes les campagnes d'Alexandre. Ces conseillers étaient nécessaires à Démétrius, qui était alors un tout jeune homme, car il n'avait que vingt-deux ans. Quant à Antigone, il se mit à la tête du reste de l'armée, et voulut d'abord franchir le Taurus; mais, arrêté par la neige et le froid qui lui fit perdre beaucoup de monde, il renonça à ce dessein et retourna dans la Cilicie où il attendit un temps plus favorable. Enfin il traversa cette montagne en sécurité et atteignit Celènes, en Phrygie, où il prit ses quartiers d'hiver. Peu de temps après, il fit venir de Phénicie sa flotte commandée par Médius. Celui-ci rencontra trente navires pydnéens, engagea un combat naval, et se rendit maître des bâtiments ennemis avec tout l'équipage. Tel était l'état des affaires en Grèce et en Asie. [19,70] En Sicile, les bannis de Syracuse réfugiés à Agrigente engagèrent les magistrats de cette ville à ne pas rester spectateurs tranquilles des entreprises d'Agathocle. Ils leur faisaient comprendre qu'il vaudrait mieux combattre le tyran sans y être provoqué, avant qu'il ne devînt trop puissant, et avant qu'on ne fût obligé forcément à lui faire la guerre. Ces considérations entraînèrent la conviction des citoyens. Le peuple d'Agrigente déclara donc la guerre au tyran : il attira dans son alliance les Géléens ainsi que les Messiniens, et envoya à Lacédémone plusieurs réfugiés chargés de prier les Spartiates de lui fournir un général capable de diriger les affaires. Soupçonnant leurs compatriotes d'être trop enclins à la tyrannie, les Agrigentins pensaient qu'un chef étranger administrerait les affaires avec plus de justice, témoin Timoléon de Corinthe. Arrivés en Laconie, les envoyés rencontrèrent Acrotatus, fils du roi Cléomène; il avait pour ennemis beaucoup de jeunes gens de Sparte, et désirait chercher fortune à l'étranger. Voici l'origine de cette inimitié : Après la victoire d'Antipater, ceux des Macédoniens qui avaient échappé à la défaite furent, par un décret, lavés de la tache d'infamie dont la loi les frappait. Acrotatus seul s'était opposé à ce décret. Cette opposition lui avait aliéné beaucoup de jeunes gens, mais surtout ceux qui avaient joui du bénéfice de la loi. Ligués contre lui, ils le maltraitaient de coups et ne cessaient de lui tendre des piéges. C'est pourquoi Acrotatus désirait servir à l'étranger, et accepta avec joie l'invitation des Agrigentins. Il partit sans le consentement des éphores, emmena avec lui un petit nombre de navires, et se dirigea sur Agrigente. Assailli par une tempête, il fut emporté dans la mer Adriatique et jeté sur le territoire d'Apollonias. Cette ville était alors assiégée par Glaucius, roi des Illyriens. Acrotatus fit lever le siége et engagea le roi à faire un traité de paix avec les Apolloniates. De là il fit voile pour Tarente. Arrivé dans cette ville, il exhorta le peuple à aider les Syracusains à recouvrer leur liberté, et fit décréter un renfort de vingt navires. Acrotatus exerça ainsi une grande influence, due à sa famille et à l'origine qui liait les Tarentins aux Lacédémoniens. [19,71] Pendant que les Tarentins étaient occupés à ces préparatifs, Acrotatus se rendit à Agrigente, et y prit le commandement. Il inspira d'abord une grande confiance, et tout le monde s'imagina qu'il allait bientôt renverser le tyran. Mais le temps se passa sans que ce chef eût rien fait de digne de sa patrie ni de sa naissance. Il se montrait, au contraire, plus cruel et plus sanguinaire que le tyran. De plus, il avait renoncé aux moeurs de ses ancêtres et se livrait aux jouissances de la vie, de manière qu'on l'aurait pris pour un Perse plutôt que pour un Spartiate. Il dissipait par de folles dépenses les revenus publics. Un jour il assassina, au milieu du festin, Sosistrate, le plus illustre des bannis et qui avait souvent commandé des armées; il l'assassina uniquement pour se débarraser d'un homme courageux qui aurait, pu lui reprocher sa mauvaise administration. A cette nouvelle, tous les bannis accoururent et se déclarèrent contre Acrotatus. Les Agrigentins commencèrent d'abord par le destituer du commandement, et se mirent bientôt à l'assaillir à coups de pierres. Enfin, craignant la fureur de la populace, il s'enfuit la nuit, et revint secrètement en Laconie. En apprenant ce départ, les Tarentins rappelèrent la flotte qu'ils avaient envoyée en Sicile. Les Agrigentins, les Géléens et les Messiniens firent la paix avec Agathocle, par la médiation d'Amilcar le Carthaginois. Les principales clauses de ce traité portaient que les villes grecques de la Sicile, Héraclée, Sélinonte et Himère, seraient, comme précédemment, soumises à l'autorité des Carthaginois, et que toutes les autres se gouverneraient d'après leurs propres lois, sous la souveraineté de Syracuse. [19,72] Agathocle voyant la Sicile évacuée par les troupes ennemies, soumit impunément à son pouvoir les villes et les bourgs, et consolida promptement sa puissance. Il avait de nombreux alliés, de riches revenus et une forte armée. Indépendamment des troupes auxiliaires de la Sicile et de celles enrôlées à Syracuse, il avait sous ses ordres un corps de mercenaires, composé de dix mille hommes d'infanterie et de trois mille cinquante cavaliers. Il fit des provisions d'armes de toute espèce, sachant bien que les Carthaginois, qui avaient condamné Amilcar à une amende pour avoir conclu ce traité, ne tarderaient pas à rallumer la guerre. Tel était alors l'état des affaires en Sicle. En Italie, les Samnites, qui étaient depuis plusieurs années en guerre avec les Romains, avaient pris d'assaut Plistie, ville occupée par une garnison romaine. Ils avaient persuadé les habitants de Sora de massacrer les Romains qui se trouvaient chez eux, et de faire alliance avec les Samnites. Ils se montrèrent ensuite avec une forte armée devant Saticola, assiégée par les Romains. Une bataille acharnée s'engagea; les pertes furent considérables de part et d'autre, mais enfin les Romains l'emportèrent. Après cette victoire, les Romains s'emparèrent de la ville de Saticola, et soumirent sans obstacle à leur domination les petites villes et les bourgs du voisinage. Après que la guerre avait été portée dans les villes de l'Apulie, les Samnites appelèrent sous les armes toute la population valide, et vinrent camper en face de l'ennemi, résolus à courir les chances d'une bataille décisive. Instruit de cette détermination de l'ennemi, le peuple romain mit en campagne une nombreuse armée. Ayant pour coutume, dans les circonstances difficiles, de nommer un dictateur parmi les citoyens les plus distingués il arrêta son choix sur Quintus Fabius, et lui adjoignit Quintus Aulius comme maitre de cavalerie. Ces deux généraux livrèrent bataille aux Samnites, près de Laustoles, et perdirent beaucoup de monde. Le désordre avait gagné tous les rangs, lorsque Aulius, honteux de fuir, se mit à résister seul à toute la force de l'ennemi, non dans l'espoir de vaincre, mais afin d'épargner à sa patrie la honte d'une déroute complète. C'est ainsi qu'Aulius trouva une mort glorieuse sur le champ de bataille. Dans la crainte de perdre toute l'Apulie, les Romains envoyèrent une colonie à Luceria, une des villes les plus célèbres du pays; elle devait leur servir de place d'armes pour continuer la guerre contre les Samnites. Cette place leur fut non seulement utile dans la guerre actuelle, mais elle leur rendit de grands services par la suite et même jusqu'à nos jours, contre les incursions des peuples voisins. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année. [19,73] Théophraste étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Marcus Poplius et Caïus Sulpicius. Dans cette année, les Callantiens, habitant sur la gauche du Pont-Euxin, chassèrent la garnison de Lysimaque, et recouvrèrent leur indépendance. Cet exemple fut suivi des habitants d'Istria et d'autres villes voisines : ils conclurent entre eux une alliance pour combattre le tyran qui les opprimait. Les Thraces et les Scythes du voisinage entrèrent aussi dans cette ligue, qui s'accrut ainsi considérablement et fut en état de se mesurer avec de nombreuses armées. A cette nouvelle, Lysimaque marcha contre les rebelles. Il prit son chemin par la Thrace, franchit le mont Hémus, et vint camper dans le voisinage d'Odessus; il fit le siége de cette ville et intimida les habitants qui se rendirent par capitulation. Il soumit de même les Istriens, et s'avança contre les Callantiens. Dans ce moment arrivèrent les Scythes et les Thraces avec une armée nombreuse pour venir, conformément au traité, au secours de leurs alliés. Lysimaque se porta à leur rencontre, étourdit les Thraces par une attaque imprévue, et les amena à se rendre. Quant aux Scythes, il les défit en bataille rangée, leur tua beaucoup de monde, et poursuivit le reste de leurs troupes jusqu'au delà des frontières. Il investit la ville des Callantiens, impatient de châtier les chefs de la rébellion. Pendant qu'il était occupé à ce siége, quelques messagers vinrent annoncer qu'Antigone avait envoyé au secours des Callantiens deux armées, l'une par mer, l'autre par terre; et que Lycon, commandant de la flotte, avait déjà paru dans le Pont-Euxin, tandis que Pausanias, ayant sous ses ordres de nombreuses troupes de terre, venait d'établir son camp près de l'endroit appelé le Monument sacré. Effrayé de ces nouvelles, Lysimaque laissa sur les lieux un corps d'armée suffisant pour continuer le siége, tandis que lui-même se mit à la tête de la plus forte partie de ses troupes, pour présenter la bataille aux ennemis. Mais au moment de franchir l'Hémus, il rencontra Seuthès, roi des Thraces, qui, partisan d'Antigone, avait occupé les défilés avec de nombreux détachements. Lysimaque attaqua l'ennemi; après un combat assez long, les pertes furent considérables de part et d'autre. Enfin, il parvint à forcer le passage, et se montra tout à coup en présence de Pausanias, qui s'était réfugié dans les défilés. Il prit d'assaut ces défilés, tua Pausanias, et fit presque tous les soldats prisonniers. Il renvoya les uns moyennant une rançon, et incorpora les autres dans les rangs de son armée. Tel était l'état des affaires de Lysimaque. [19,74] Après avoir échoué dans cette entreprise, Antigone envoya vers le Péloponnèse une flotte de cinquante navires et des troupes suffisantes, sous le commandement de Télesphore, qui avait reçu l'ordre de délivrer les villes. Il espérait se concilier la fidélité des Grecs, en leur prouvant qu'il avait réellement à coeur leur indépendance, en même temps il croyait recevoir des nouvelles certaines sur la situation de Cassandre. A son arrivée dans le Péloponnèse, Télesphore délivra toutes les villes des garnisons d'Alexandre, à l'exception de Sicyone et de Corinthe, car ces deux dernières villes étaient occupées par Polysperchon, plein de confiance en ses nombreuses troupes, et en la position forte des lieux. Sur ces entrefaites, Philippe, envoyé par Cassandre pour faire la guerre aux Etoliens, entra rapidement avec son armée dans l'Acarnanie, et commença les hostilités en ravageant le territoire des Étoliens. Apprenant ensuite qu'AEacide, roi des Épirotes, rentré dans ses États, rassemblait des troupes nombreuses, il résolut de marcher contre lui sur-le-champ. Il trouva déjà les Épirotes prêts au combat, et un engagement eut lieu immédiatement. Philippe tua un grand nombre d'ennemis, et fit beaucoup de prisonniers. Parmi ces derniers se trouvaient ceux qui, au nombre de cinquante, avaient fait rentrer le roi dans ses États. Philippe les envoya enchaînés à Cassandre. Cependant les soldats d'AEacide, revenus de leur fuite, s'étaient réunis aux Étoliens. Philippe les attaqua de nouveau, les battit, et en tua une grande partie. Le roi Aeacide se trouva lui-même au nombre des morts. Ainsi, en très peu de jours, Philippe remporta des avantages considérables ; il répandit une telle terreur parmi les Étoliens qu'ils abandonnèrent leur ville et se réfugièrent, avec leurs enfants et leurs femmes, dans les lieux les plus inaccessibles des montagnes. Telle fut l'isue des événements arrivés en Grèce. [19,75] En Asie Cassandre, maître de la Carie, mais pressé par la guerre, traita avec Antigone. Cassandre s'engagea à livrer toutes ses troupes à Antigone, et à évacuer les villes grecques; en exécution de ces clauses, il devait recevoir les satrapies qu'il avait déjà eues précédemment, et l'amitié d'Antigone. Enfin Cassandre donna en otage son frère Agathon. Mais, peu de jours après, il se repentit de la conclusion de ce traité : il employa la ruse pour délivrer son frère qu'il avait donné en otage, et envoya une députation à Ptolémée et à Seleucus pour les engager à venir à son secours. Irrité de ce manque de foi, Antigone envoya des forces de terre et de mer pour rendre aux villes grecques leur indépendance; la flotte était sous les ordres du nauarque Médius, et l'armée de terre sous le commandement de Docimus. Ces deux généraux se montrèrent d'abord sous les murs de la ville de Milet; ils emportèrent d'assaut la citadelle, gardée par une garnison, et établirent un gouvernement indépendant. Pendant que ces choses se passaient, Antigone prit d'assaut la ville de Tralles; de là il se rendit à Caunus, rallia sa flotte, et se rendit maître de la ville, à l'exception de la citadelle, qu'il entoura d'un retranchement du côté où elle pouvait être attaquée, et dirigea de là de continuels assauts. Cependant, {son neveu} Ptolémée avait été envoyé avec un corps d'armée considérable contre la ville d'Iasus. Cette ville fut forcée de se soumettre à Antigone. C'est ainsi que toutes les villes de la Carie furent rangées sous son autorité. Peu de jours après, Antigone reçut une députation des Etoliens et des Béotiens, avec lesquels il conclut une alliance. Il eut aussi un entretien avec Cassandre au sujet de la guerre de l'Hellespont, mais ils se séparèrent sans avoir pu s'entendre. Ayant ainsi perdu tout espoir d'un accommodement, Cassandre se décida à s'occuper de nouveau des affaires de la Grèce. Il se dirigea donc avec trente navires sur Orée et fit le siége de cette ville. Déjà la place, vivement pressée, allait se rendre, lorsque Télesphore, arrivant du Péloponnèse, se montra avec vingt bâtiments, montés par mille hommes, amenés au secours des Orites, et Médius apparut avec cent autres bâtiments, également destinés au secours des habitants d'Orée. Trouvant la flotte de Cassandre mouillée dans le port, ces deux généraux y mirent le feu; quatre bâtiments devinrent la proie des flammes, et tous faillirent également périr. Dans cette situation périlleuse, Cassandre reçut d'Athènes un renfort inattendu; il se porta de nouveau sur les ennemis qui le croyaient déjà abattu, leur coula bas une trirème et en prit trois avec tout l'équipage. Tels sont les événements arrivés en Grèce et dans le Pont. [19,76] En Italie, les Samnites vinrent avec une nombreuse armée dévaster les villes d'Italie, qui s'étaient déclarées en faveur de leurs ennemis. De leur côté, les consuls romains s'empressèrent d'arriver au secours de leurs alliés en danger. Ils vinrent établir leur camp en face de l'ennemi, près de la ville de Cinna qui fut aussitôt délivrée de ses alarmes. Peu de jours après, il se livra une bataille sanglante; beaucoup de soldats tombèrent de part et d'autre; enfin, les Romains, rompant les rangs ennemis, furent victorieux. Ils poursuivirent les Samnites à une grande distance, et en passèrent plus de dix mille au fil de l'épée. Les Campaniens, qui ignoraient encore cette victoire, se révoltèrent contre les Romains qu'ils méprisaient. Aussitôt le peuple de Rome dirigea contre eux une forte armée, après avoir nommé Caïus Maenius dictateur, et Maenus Fulvius maître de la cavalerie. Cette armée vint camper près de Capoue, et les Campaniens se disposaient déjà à l'attaque, lorsqu'ils apprirent la défaite des Samnites. Croyant avoir affaire à toutes les forces de l'ennemi, ils firent la paix avec les Romains, et livrèrent même les auteurs de la révolte; mais ceux-ci, sans attendre le jugement qui devait les condamner, se donnèrent eux-mêmes la mort. Les villes obtinrent leur pardon, et rentrèrent dans l'alliance des Romains. [19,77] L'année étant révolue, Polémon fut nommé archonte d'Athènes; les Romains élurent consuls Lucius Papirius pour la cinquième fois, et Caïus Junius; on célébra la CXVIIe olympiade, dans laquelle Parménion de Mitylène remporta le prix à la course du stade. Dans cette année, Antigone envoya en Grèce son lieutenant Polémon, pour délivrer les Grecs. Il fit en même temps partir une flotte de cent cinquante vaisseaux longs, sous les ordres du nauarque Médius, et une armée de cinq mille fantassins et de cinq cents cavaliers. Antigone conclut une alliance avec les Rhodiens; il en tira dix bâtiments armés en guerre qu'il envoya également au secours des Grecs. Ptolémée entra avec toute cette flotte dans une rade de Béotie, appelée le Port profond. Là il fut rejoint par un renfort de Béotiens, formé de deux mille deux cents fantassins et de treize cents cavaliers. Enfin il fit venir d'Orée les bâtiments qui s'y trouvaient, et rassembla toutes ses forces dans la ville de Salganée, qu'il fortifia; car il se flattait que les Chalcidiens, les seuls Eubéens qui eussent encore une garnison étrangère, embrasseraient son parti; mais Cassandre, craignant de perdre Chalcis, leva le siége d'Orée et fit de Chalcis le rendez-vous de ses troupes. Dès qu'Antigone apprit que les deux armées étaient à Eubée, en présence l'une de l'autre, il rappela la flotte de Médius en Asie. Il se mit sur-le-champ lui-même à la tête de ses troupes, et s'avança en toute hâte vers l'Hellespont. Antigone se proposait ainsi, ou de s'emparer de la Macédoine, laissée sans défense, pendant que Cassandre resterait en Eubée, ou de faire revenir Cassandre sur ses pas, et de lui abandonner les affaires de la Grèce. Mais Cassandre devinant le plan d'Antigone, laissa à Chalcis une garnison sous le commandement de Plistarque, tandis qu'il se mit lui-même en mouvement avec son armée, emporta d'assaut la ville d'Orope, et fit une alliance avec les Thébains. Après avoir conclu une trêve avec les autres Béotiens, il laissa Eupolémus commandant en Grèce, et revint en Macédoine, attendant avec anxiété l'arrivée des ennemis. Cependant Antigone atteignit la Propontide, et envoya une députation aux Byzantins, pour les solliciter d'entrer dans son parti; mais comme ils avaient en même temps reçu des envoyés de Lysimaque, qui les engageaient à ne se déclarer ni pour ni contre Cassandre, les Byzantins résolurent de rester neutres. Après avoir échoué dans cette négociation, Antigone établit dans les villes ses quartiers d'hiver. [19,78] Pendant que ces choses se passaient, les Corcyréens, arrivés au secours des Apolloniates et des Épidamniens, renvoyèrent par capitulation les garnisons de Cassandre, délivrèrent Apollonias, et remirent Épidamne à Glaucias, roi des Illyriens. Après que Cassandre se fut retiré en Macédoine, Ptolémée, lieutenant d'Antigone, surprit la garnison de Chalcis, s'empara de la ville, la délivra de la garnison étrangère, afin de faire voir qu'Antigone voulait réellement la liberté des Grecs, ainsi qu'il l'avait annoncé. Chalcis était parfaitement bien située pour servir de place d'armes à celui qui voudrait faire une guerre décisive. Polémon prit de vive force la ville d'Orope, la rendit aux Béotiens, et soumit les soldats de Cassandre. Après avoir fait alliance avec les Érétriens et les Carystiens, il entra dans l'Attique. Démétrius était alors gouverneur d'Athènes. Les Athéniens avaient envoyé secrètement des députés à Antigone pour le prier de délivrer leur ville. En apprenant alors que Ptolémée s'approchait de leur cité, ils devinrent plus hardis, et forcèrent Démétrius à conclure une trêve et à envoyer une députation à Antigone au sujet d'une alliance. Ptolémée quitta l'Attique et se rendit en Béotie. Il s'empara de la Cadmée, chassa la garnison et délivra Thèbes. De là, il s'avança vers la Phocide, se rendit maître de la plupart des villes de cette contrée, et expulsa de toutes parts les garnisons de Cassandre. Il entra ensuite dans la Locride, assiégea la ville des Opuntiens, occupée par une garnison de Cassandre, et la pressa par des attaques sans cesse renouvelées. [19,79] Dans le courant de l'été, les Cyrénéens se révoltèrent contre Ptolémée, assiégèrent la citadelle de Cyrène, et tentèrent d'en expulser la garnison. {Pendant qu'ils étaient occupés à ce siége,} il arriva d'Alexandrie des députés qui engagèrent les rebelles à cesser leurs hostilités; mais, au lieu de se rendre à cette invitation, ils égorgèrent les envoyés, et n'en pressèrent que plus vivement le siége de la citadelle. Irrité de cet acte, Ptolémée détacha avec une armée de terre le général Agis; il fit aussi partir une flotte qui, sous le commandement d'Epaenétus, devait agir de concert avec l'armée de terre. Agis attaqua vigoureusement les rebelles, se rendit maître de la ville, mit dans les fers les auteurs de la rébellion, et les envoya à Alexandrie. Quant aux autres habitants, il leur fit déposer les armes, et après avoir réglé, conformément à ses intérêts, l'administration de la ville, il revint en Égypte. Ayant ainsi terminé à son gré les affaires de Cyrène, Ptolémée partit de nouveau à la tête d'une armée, et se rendit dans l'île de Cypre pour châtier les rois qui lui avaient désobéi. Trouvant Pygmalion en négociation avec Antigone, il le tua; puis il fit arrêter Praxippe, roi de Lapithie, ainsi que le souverain de Cerynnie, qu'il soupçonnait être ses ennemis; il se saisit également de Stasicecus, roi de Malium, rasa la ville et transféra les habitants à Paphos. Ces mesures prises, il remit à Nicocréon le commandement militaire de Cypre, et lui confia les villes et les revenus qui avaient appartenu aux rois chassés ; puis il mit à la voile pour la haute Syrie, prit les villes de Posidium et de Potamos-Caron, les livra au pillage, se porta résolûment sur la Cilicie où il prit Mallum, dont il vendit les habitants comme esclaves. Il ravagea le territoire voisin, et après avoir gorgé son armée de butin, il se rembarqua pour l'île de Cypre. Par sa conduite politique, Ptolémée s'était tellement attaché les soldats qu'ils étaient prêts à braver pour lui tous les périls. [19,80] Démétrius, fils d'Antigone, était toujours dans la Coelé-Syrie pour observer les mouvements des armées d'Égypte. Lorsqu'il apprit les succès de Ptolémée, il laissa au commandement des places Python avec les éléphants et le gros train de l'armée, tandis qu'il se mit à la tête de sa cavalerie et de ses bataillons légers, et se porta rapidement sur la Cilicie pour venir au secours des opprimés. Mais il arriva trop tard; car les ennemis s'étaient déjà remis en mer; il revint donc dans son camp, après avoir perdu en route une partie de ses chevaux. Car, depuis Mallum, il avait fait vingt-quatre étapes en six jours. La rapidité de cette marche fut telle, que les bagages et les soldats du train restèrent en arrière, exténués de fatigues. Après tous ces succès, Ptolémée retourna en Égypte. Mais bientôt après, à l'instigation de Seleucus et en raison de l'inimitié qu'il portait à Antigone, Ptolémée résolut de marcher sur la Coelé-Syrie et de combattre Démétrius. Après avoir rassemblé de tout côté des troupes, il se rendit d'Alexandrie à Peluse avec dix-huit mille hommes d'infanterie et quatre mille cavaliers, tant Macédoniens que mercenaires, indépendamment d'un grand nombre d'Égyptiens, dont les uns étaient chargés du transport des bagages et les autres armés militairement. De Peluse, Ptolémée passa par le désert, et vint camper en face de l'ennemi, aux environs de l'ancienne Gaza en Syrie. Démétrius de son côté avait fait sortir ses troupes des quartiers d'hiver, et s'était dirigé vers l'ancienne Gaza où il attendit l'ennemi. [19,81] Ses amis lui avaient conseillé de ne pas se mesurer avec une armée aussi considérable ni avec un chef aussi habile que Ptolémée. Mais Démétrius n'écouta point ces conseils, et, bien qu'il fût encore très jeune, il se disposa, sans l'appui de son père, à une bataille décisive. Il réunit donc les soldats en une assemblée générale; tout troublé et ému, il monta à la tribune. L'assemblée s'en étant aperçu, lui cria d'une seule voix de prendre courage, et aussitôt le plus grand silence s'établit avant même que le héraut l'eût ordonné. Cette marque d'intérêt était fondée; car on n'avait aucun reproche à faire à Démétrios, ni pour son commandement militaire, ni pour sa conduite politique; il n'y avait d'ailleurs pas longtemps qu'il était revêtu de la dignité de chef. (Il ne ressemblait pas à ces vieux généraux qui, en un seul moment, accumulent sur leurs têtes tant d'accusations, que la foule, impatiente du joug qui l'opprime, n'attend qu'un instant favorable pour éclater.) Le père était d'ailleurs avancé en âge; tout l'avenir de la royauté et les espérances de la multitude reposaient donc sur le fils. Au reste, Démétrius était aussi doué d'avantages personnels : il était beau, d'une haute taille et revêtu d'une armure royale ; son aspect avait quelque chose d'imposant et qui gagnait la foule en sa faveur. Il avait une certaine candeur, qui sied parfaitement à un jeune roi, et lui attirait les coeurs de tout le monde. Aussi les rangs se rompirent pour l'entendre, et chacun montra un égal intérêt pour sa jeunesse et pour l'importance de la lutte qui allait s'engager. Car il ne s'agissait pas seulement de combattre des forces supérieures, mais de se mesurer avec deux des plus grands généraux, Ptolémée et Seleucus, qui avaient fait toutes les campagnes d'Alexandre, commandé en maintes batailles, et qui passaient alors pour invincibles. Démétrius exhorta donc ses troupes par un discours convenable, et, après leur avoir promis des récompenses et un riche butin, il les rangea en bataille. [19,82] Démétrius plaça à l'aile gauche, où il se proposait lui-même de combattre, un détachement de deux cents cavaliers d'Égypte, parmi lesquels se trouvaient tous ses amis et Python, compagnon d'armes d'Alexandre, qu'Antigone avait nommé lieutenant de son fils et son associé au commandement. En avant de ces détachements étaient postés trois escadrons de cavalerie et trois autres sur les flancs. En dehors de cette aile, se trouvaient trois escadrons de Tarentins, qui devaient combattre en éclaireurs, de manière que Démétrius avait autour de sa personne cinq cents lanciers à cheval et cent Tarentins. A la suite venait le corps de cavalerie des Hétaires, au nombre de huit cents hommes; puis venaient cinq mille cavaliers de diverses nations. Les éléphants occupaient le front de l'aile ; les intervalles que ces animaux laissaient entre eux, étaient remplis par des troupes légères, formées de mille lanciers ou archers et de cinq cents frondeurs perses. L'aile gauche était donc disposée de façon à donner au combat une tournure décisive. A cette aile, touchait la phalange d'infanterie, composée de onze mille hommes, dont deux mille Macédoniens, mille Lyciens et Pamphyliens et huit mille mercenaires. L'aile droite était occupée par le reste de la cavalerie, composé de quinze cents hommes, sous les ordres d'Andronicus. Celui-ci devait disposer sa ligne obliquement, combattre en fuyant et observer les mouvements de l'aile opposée. Treize éléphants étaient placés en avant du front de la phalange d'infanterie; les intervalles étaient comblés par des hommes armés à la légère. Telle était la disposition de l'armée de Démétrius. [19,83] Ptolémée et Seleucus, ignorant les dispositions faites dans l'armée ennemie, avaient concentré leurs forces sur l'aile gauche; mais, avertis par des espions, ils changèrent leur ordre de bataille, et fortifièrent l'aile droite pour la mettre en état de résister à l'aile gauche de Démétrius. Ils placèrent donc à cette aile trois mille cavaliers d'élite, à côté desquels Ptolémée et Seleucus se proposaient eux-mêmes de combattre. En avant de la ligne, étaient placés des soldats portant une sorte de retranchement mobile, formé par des chaînes de fer pour servir de défense contre les éléphants. Par ce moyen on arrêtait facilement ces animaux dans leur course. En avant de cette même aile étaient aussi placés quelques détachements d'infanterie légère, qui avaient reçu l'ordre de diriger sans cesse leurs javelots et leurs flèches contre les éléphants et les guides qui les montaient. Après avoir ainsi fortifié cette aile et mis en ordre de bataille le reste de l'armée, Seleucus et Ptolémée commencèrent l'attaque en poussant le cri de guerre. L'engagement eut d'abord lieu aux extrémités des ailes entre les cavaliers. Démétrius remporta de grands avantages; mais bientôt après, Ptolémée et Seleucus enveloppèrent l'aile de l'ennemi, et l'entamèrent avec leurs escadrons. Le combat fut acharné de part et d'autre. Dans ce premier choc, les lanciers furent pour la plupart écrasés; beaucoup de blessés restèrent sur le champ de bataille. A la seconde charge, on se battit à l'arme blanche, et la mêlée ne fut pas moins sanglante. Les généraux, payant de leur personne, exhortèrent leurs subalternes à braver tous les dangers. Les deux ailes, formées des deux côtés de l'élite de la cavalerie, rivalisèrent d'ardeur sous les yeux de leurs commandants. [19,84] L'engagement de cavalerie avait déjà duré longtemps, lorsque les Indiens lancèrent au combat les éléphants. Ces animaux, auxquels rien ne semblait devoir résister, répandirent quelque temps la terreur; mais ils rencontrèrent le retranchement mobile et furent accueillis par une nuée de javelots et de flèches. Excités par leurs conducteurs, ils vinrent, les uns se clouer contre le retranchement artificiel, les autres, devenus furieux par la douleur de leurs blessures, mirent le désordre dans les rangs. Autant ces animaux sont des ennemis irrésistibles dans un terrain plat et mou, autant leur force est inutile sur un terrain inégal et rocailleux, à cause de la mollesse de leurs pieds. Ptolémée s'était donc ingénieusement servi d'une espèce de retranchement contre lequel les éléphants épuisaient leurs forces. Enfin la plupart des conducteurs indiens ayant été tués à coups de flèches, tous les éléphants tombèrent au pouvoir de l'ennemi. Ce succès fit tourner bride à la majeure partie de la cavalerie de Démétrius. Démétrius, entouré d'un petit nombre de guerriers, supplia chacun de tenir ferme; mais personne ne l'écoutait : il fut lui-même forcé d'abandonner le champ de bataille. Il s'enfuit à Gaza, accompagné de la plus grande partie de la cavalerie qui se retira en bon ordre, et tint les poursuivants en respect. Une vaste plaine facilitait cette retraite. A la suite de la cavalerie venaient les fantassins qui avaient quitté leurs armes pour être plus légers à la fuite. Démétrius arriva à Gaza au coucher du soleil. Quelques cavaliers se détachèrent pour entrer dans la ville et en emporter leur bagage. Les portes furent ouvertes, et chacun s'empressait de prendre dans le bagage ce qui lui appartenait; dans cette confusion on avait oublié de fermer les portes pour empêcher Ptolémée d'y entrer. Les ennemis pénétrèrent doue dans l'intérieur des murs, et Ptolémée se rendit maître de la ville. [19,85] Telle fut l'issue de cette bataille. Démétrius atteignit vers minuit Azotus, après deux cent soixante-dix stades de chemin. Il envoya de cette ville un héraut pour traiter de l'enlèvement des morts, auxquels il voulait de toute manière rendre les derniers devoirs; car la plupart de ses amis étaient tombés sur le champ de bataille, et, parmi les plus distingués, Python, qui avait partagé avec Démétrius le commandement de l'armée, et qui avait si longtemps vécu dans l'intimité de son père Antigone et partagé tous ses secrets. Le total des morts était de plus de cinq mille, la plupart des hommes d'élite; plus de huit mille hommes avaient été faits prisonniers. Ptolémée et Seleucus accordèrent l'enlèvement des morts et renvoyèrent même sans rançon tous les prisonniers de la maison de Démétrius, ainsi que son bagage d'une magnificence royale. « Ce n'est pas, disaient-ils, pour de pareilles dépouilles que nous sommes en guerre avec Antigone; mais parce que, après avoir fait la guerre en commun, d'abord contre Perdiccas, puis contre Eumène, Antigone s'est refusé à partager avec ses amis les pays conquis, et que, violant les traités, il a enlevé à Seleucus, contre toute justice, la satrapie de Babylone. » Ptolémée envoya les autres prisonniers en Égypte et les distribua dans les départements maritimes. Il fit à tous les morts de magnifiques funérailles, puis il marcha avec son armée contre les villes de la Phénicie; il soumit les unes par la force, les autres par la persuasion. Démétrius, n'ayant plus avec lui assez de troupes pour résister à l'ennemi, prévint son père par un courrier de lui envoyer le plus prompt secours. Il s'avança lui-même vers Tripolis en Phénicie, et rappela de Cilicie toutes les troupes qui formaient la garnison des villes et des forteresses très. éloignées des ennemis. [19,86] Ptolémée, maître de la campagne, entraîna dans son parti Sidon; puis il vint camper près de Tyr, et somma Andronicus, commandant de la garnison, de lui livrer la ville, en même temps qu'il lui offrit beaucoup de récompenses et d'honneurs. Andronicus répondit qu'à aucune condition il ne trahirait la foi jurée à Antigone et à Démétrius, et il accompagna cette réponse de paroles injurieuses pour Ptolémée. Peu de temps après, les soldats de la garnison se révoltèrent, et chassèrent de Tyr Andronicus qui tomba entre les mains de l'ennemi. Il s'attendait à être sévèrement puni pour avoir insulté Ptolémée et pour son refus de livrer Tyr. Mais il n'en arriva rien. Ptolémée oublia le passé; il combla, au contraire, Andronicus de présents, et s'en fit un ami dévoué. Ptolémée était un souverain généreux à l'excès, magnanime et bienfaisant. Aussi, ses qualités personnelles contribuèrent-elles le plus à l'augmentation de sa puissance, et beaucoup de monde recherchait son amitié. Il avait fait à Seleucus, chassé de Babylone, un accueil bienfaisant; il faisait participer tous ses autres amis à sa prospérité. Quand Seleucus lui demanda des troupes pour rentrer à Babylone, Ptolémée s'empressa de les lui accorder, et lui promit de le seconder de tous ses efforts, jusqu'à ce qu'il l'eût rétabli dans son ancienne satrapie. Telle était la situation des affaires en Asie. [19,87] En Europe, Télesphore, nauarque d'Antigone, stationnait toujours dans les eaux de Corinthe. Lorsqu'il vit que Ptolémée {neveu d'Antigone} lui était préféré pour diriger les affaires de la Grèce, et inspirait plus de confiance que lui, il en fit des reproches à Antigone, et lui rendit les navires qu'il avait sous ses ordres. Réunissant ensuite une troupe de volontaires, il fit la guerre pour son propre compte. Il entra d'abord dans l'Élide, et, se faisant encore passer pour l'ami d'Antigone, il fortifia la citadelle et subjugua la ville. Il profana ensuite le temple d'Olympie, d'où il enleva plus de cinquante talents d'argent pour solder ses troupes. C'est ainsi que, jaloux de Ptolémée, Télesphore trahit l'amitié d'Antigone. Cependant Ptolémée, lieutenant d'Antigone, et chargé de la conduite des affaires de la Grèce, informé de la rébellion de Télesphore, de la prise de la ville des Éliens, et de la profanation du temple d'Olympie, s'avança vers le Péloponnèse à la tête d'une armée. Il pénétra dans l'Elide, détruisit la citadelle de la ville, et rendit aux Éliens leur indépendance et aux dieux leurs richesses. Enfin il entra en négociation avec Télesphore, reprit la ville de Cyllène, occupée par ce dernier, et la remit aux Eliens. [19,88] Tandis que ces événements se passaient, les Épirotes, après la mort d'Æacide, leur roi, donnèrent la royauté à Alcétas, qui avait été exilé par son père Arybilas, et qui s'était toujours montré hostile à Cassandre. C'est pourquoi Lycisque, nommé par Cassandre au commandement militaire de l'Acarnanie, entra avec une armée en Épire, espérant facilement détrôner Alcétas dont l'autorité ne paraissait pas encore bien affermie. Lycisque vint établir son camp aux environs de la ville Cassopia. Alcétas, de son côté, envoya ses deux fils, Alexandre et Teucrus, dans les villes, avec l'ordre d'y faire de grandes levées de troupes. Quant à lui, il partit à la tête de son armée, et, arrivé à peu de distance de l'ennemi, il attendit le retour de ses fils. Mais, attaqué par Lycisque qui commandait des forces supérieures, les Epirotes, frappés de terreur, abandonnèrent Alcétas qui se réfugia à Eurymenas, ville de l'Épire. Pendant qu'il y était assiégé, son fils Alexandre lui apporta du secours. Il s'engagea un combat sanglant dans lequel furent tués plusieurs chefs, entre autres Micythus et Lysandre l'Athénien, chargé par Cassandre du gouvernement de la Leucadie. Bientôt après, Dinias arriva au secours de Lycisque, près de succomber, et renouvela le combat. Alexandre et Teucrus furent vaincus et se réfugièrent avec leur père dans une place forte. Lycisque prit d'assaut la ville d'Eurymenas, et la détruisit de fond en comble. [19,89] Lorsque Cassandre apprit la défaite de ses troupes, il se rendit en toute hâte en Épire pour secourir Lycisque, car il ignorait encore le succès du second combat. Trouvant Lycisque victorieux, il fit la paix avec Alcétas, et conclut avec lui un traité d'alliance; il se dirigea ensuite avec une partie de l'armée sur le bord de la mer Adriatique, dans l'intention de faire le siége de la ville des Apolloniates qui avaient chassé sa garnison et traité avec les Illyriens. Cependant les Apolloniates ne se laissèrent pas effrayer; ils reçurent des renforts de leurs alliés, et se rangèrent en bataille au pied de leurs murs. Le combat fut long et acharné; enfin les Apolloniates, supérieurs en nombre, forcèrent leurs ennemis à prendre la fuite. Cassandre perdit beaucoup de monde; n'étant pas assez fort pour tenir la campagne, et voyant d'ailleurs l'hiver approcher, il revint en Macédoine. Après son départ, les Leucadiens, secondés par les Corcyréens, chassèrent la garnison de Cassandre. Les Épirotes continuèrent pendant quelque temps à être gouvernés par le roi Alcétas, mais comme çe souverain se montra trop dur envers le peuple, il fut égorgé avec ses deux fils encore en bas âge, Hésionée et Nisus. [19,90] En Asie, Seleucus, après la défaite de Démétrius à Gaza en Syrie, obtint de Ptolémée un détachement d'environ huit cents hommes d'infanterie et de deux cents cavaliers, et partit pour la Babylonie. Il avait tant d'espoir que, bien qu'il n'eût aucune armée sous ses ordres, il n'hésita pas à se rendre avec ses amis et ses enfants dans les provinces supérieures; car il était persuadé qu'il pourrait compter sur l'affection des Babyloniens, et que l'armée d'Antigone, dispersée sur un grand espace, lui laisserait le temps nécessaire à l'accomplissement de ses desseins. Mais, en considérant que le nombre de ses compagnons était bien petit pour tenir tête à un ennemi qui disposait de forces et de ressources immenses, ses amis ne furent pas médiocrement découragés. En voyant leur embarras, Seleucus s'empressa de les rassurer : "Les anciens compagnons d'Alexandre, leur disait-il, élevés par leur bravoure, ne doivent se fier ni à la force ni à l'argent, mais à leur habileté et à leur expérience qui leur on fait accomplir des entreprises si prodigieuses; ils doivent aussi mettre leur confiance dans les avertissements des dieux qui ont prédit que la fin couronnerait l'oeuvre. Car l'oracle établi chez les Branchides a prédit que Seleucus serait roi, et Alexandre lui-même, n'apparaissant en songe, m'a annoncé cette future grandeur. Enfin n'est-il pas vrai que toutes les grandes choses si admirées des hommes ne s'accomplissent ni sans labeur ni sans péril?" Seleucus se conduisait très habilement à l'égard de ses compagnons d'armes : il se montrait en tout leur égal, afin de les déterminer à braver avec lui plus volontiers tous les dangers. [19,91] Cependant Seleucus s'avança vers la Mésopotamie. Il trouva les Cares habités par des Macédoniens qu'il attira dans son parti, les uns par la persuasion, les autres par la force. Lorsqu'il entra dans la Babylonie, beaucoup d'indigènes vinrent à sa rencontre, et lui offrirent spontanément leurs services. Car Seleucus avait été pendant quatre ans satrape de cette contrée, et il s'était, par sa conduite bienveillante, concilié l'affection de tous les habitants; il s'était de longue main ménagé des auxiliaires dévoués, dans le cas où les circonstances l'appelleraient à disputer le rétablissement de son pouvoir. Il fut bientôt rejoint par Polyarque, un des administrateurs du pays, et qui lui amena un renfort de plus de mille soldats. Les partisans d'Antigone, se voyant dans l'impossibilité de s'opposer à cet entraînement irrésistible de la multitude, cherchèrent un asile dans la citadelle de Babylone, dont le commandement était confié à Diphile. Seleucus fit le siège de cette citadelle, la prit d'assaut, et en fit sortir ceux de ses enfants et de ses amis qui, après son départ pour l'Égypte, avaient été mis en prison. Cela fait, il leva des troupes, acheta des chevaux et les distribua à ceux qui pouvaient les monter. Enfin il se montra si affable et si bienveillant envers tout le monde qu'il fit naître de bonnes espérances, et la population était prête à défendre sa cause à tout événement. Voilà comment Seleucus recouvra la Babylonie. [19,92] Cependant Nicanor, gouverneur militaire de la Médie, après avoir tiré de la Médie, de la Perse et des contrées limitrophes, plus de dix mille hommes d'infanterie et environ sept mille cavaliers, se porta rapidement en avant pour combattre Seleucus qui n'avait pas plus de trois mille hommes d'infanterie et quatre cents cavaliers. Seleucus traversa le Tigre, et, averti que les ennemis n'étaient plus qu'à peu de journées de marche, il cacha ses soldats dans les marais voisins du fleuve, avec le projet d'attaquer les ennemis à l'improviste. Nicanor arriva sur les bords du Tigre, et, ne trouvant pas d'ennemis, il établit son camp auprès d'une station royale située sur la route, dans la conviction que Seleucus s'était enfui plus loin. La nuit étant venue, les troupes de Nicanor, méprisant un ennemi si peu redoutable, se tenaient mal sur leurs gardes, lorsque Seleucus parut soudain, et mit, par une attaque imprévue, le désordre et la confusion dans le camp de Nicanor. Le combat s'était engagé entre les Perses, qui perdirent dans cette mêlée leur satrape Évagre et quelques autres chefs. Après cette défaite, la plupart des soldats, effrayés des dangers qui les menaçaient, et mécontents d'ailleurs du parti d'Antigone, se déclarèrent pour Seleucus. Nicanor, abandonné de ses troupes et craignant d'être livré à ses ennemis, s'enfuit avec quelques amis à travers le désert. Seleucus accueillit avec bonté tous ceux qui s'étaient livrés à lui, et, devenu maître d'une forte armée, il s'empara facilement de la Susiane, de la Médie et de quelques pays limitrophes. Il écrivit ensuite à Ptolémée et à ses autres amis les détails de ses succès, et s'entoura déjà d'une splendeur royale. [19,93] Pendant que ces choses se passaient, Ptolémée séjournait en Coelé-Syrie, depuis la grande victoire qu'il avait remportée sur Démétrius, fils d'Antigone. En apprenant que Démétrios revenait de la Cilicie et se portait avec une armée vers la haute Syrie, il désigna un de ses amis, Cillès le Macédonien, pour se mettre à la poursuite de Démétrius avec un corps d'armée suffisant pour l'expulser de la Syrie, ou l'envelopper et l'écraser. Mais Démétrius, informé par ses espions que Cillès était campé négligemment près de Myunte, laissa ses bagages, et prit avec lui un détachement de troupes légères; après une rapide marche de nuit, il vint, vers l'heure de la veille du matin, tomber à l'improviste sur les ennemis; il s'empara de l'armée sans coup férir, et fit Cilles lui-même prisonnier. Ce succès compensa la défaite précédente. Cependant, en apprenant que Ptolémée marchait contre lui avec toutes ses forces réunies, il alla établir son camp derrière des marais et des étangs qui lui servaient de retranchements naturels. Il manda ensuite à son père le succès qu'il venait de remporter, et le pria de lui envoyer au plus vite des troupes ou de venir lui-même en Syrie. Antigone était alors en Célaenes en Phrygie ; en recevant la lettre de Démétrius, il se réjouit d'apprendre que son fils, quoique bien jeune, sût si bien se relever par ses propres efforts et se montrer digne du trône. Il partit ensuite de la Phrygie, franchit en peu de jours le Taurus, et vint rallier ses troupes à celles de Démétrius. Averti de la présence d'Antigone, Ptolémée réunit en conseil ses amis et les chefs de l'armée, et mit en délibération s'il valait mieux rester en Syrie et risquer une bataille décisive, ou s'il fallait transporter en Egypte le théâtre de la guerre, comme on l'avait fait précédemment dans la lutte contre Perdiccas. Tous étaient d'avis qu'il ne fallait pas se mesurer avec des forces si supérieures, soutenues par un grand nombre d'éléphants et commandées par un général qui n'avait point encore été vaincu. Il leur paraissait donc plus convenable de combattre en Égypte, pays abondant en ressources et plus sûr de ses places fortes. Ptolé- mée résolut donc de quitter la Syrie, après avoir détruit les villes les plus considérables dont il s'était emparé, telles que Acé, dans la Syrie phénicienne, Joppé, Samarie et Gaza en Syrie. Puis il revint en Égypte avec son armée et toutes les richesses qu'il avait pu emporter. [19,94] Après avoir, sans coup férir, recouvré toute la Syrie et la Phénicie, Antigone entreprit une expédition dans le pays des Arabes Nabatéens qu'il croyait lui être hostiles. Il confia d'abord à Athénée, un de ses amis, une troupe de quatre mille hommes d'infanterie légère et de six cents cavaliers, montés sur des chevaux habitués à la course. Il lui ordonna d'attaquer ces Barbares à l'improviste, et de leur enlever tout leur butin. Mais il est utile de donner préalablement quelques détails sur les moeurs de ces Arabes et de faire connaître les institutions auxquelles ils semblent devoir la conservation de leur indépendance. Les Arabes Nabatéens vivent en plein air; ils donnent le nom de patrie à une contrée où l'on ne voit ni habitations, ni rivières, ni sources abondantes qui puissent procurer de l'eau à une armée ennemie. D'après une loi du pays, ils ne sèment pas de blé, ne plantent aucun arbre fruitier, ne boivent pas de vin et ne construisent aucune maison. Ceux qui font le contraire sont punis de mort. Les Nabatéens maintiennent cette loi, persuadés que ceux qui se créent des besoins deviennent facilement les esclaves de ceux qui peuvent les satisfaire. Ils élèvent, les uns des chameaux, les autres des moutons, et habitent le désert. Presque toutes les tribus arabes mènent une vie nomade; mais les Nabatéens, bien que leur nombre ne dépasse pas dix mille, sont beaucoup plus riches que les autres, parce qu'ils ont, pour la plupart, l'habitude d'aller vendre sur les côtes l'encens, la myrrhe et les plus précieux aromates qu'ils reçoivent des marchands qui les apportent de l'Arabie heureuse. Ils sont jaloux de leur liberté, et, lorsqu'un ennemi puissant s'approche de leur pays, ils s'enfuient dans le désert comme dans une forteresse. Ce désert manque d'eau et est inaccessible à tout autre, excepté pour eux. Ils y ont creusé des réservoirs murés qui fournissent l'eau nécessaire à leur existence. Car, le terrain étant argileux et calcaire, on y pratique facilement de profondes citernes dont l'ouverture est très étroite, mais le fond très large et de forme carrée, chaque côté étant d'environ un plèthre. Lorsque ces réservoirs se sont remplis d'eau de pluie, les Arabes en ferment l'ouverture et en font disparaître toute trace; ils y laissent seulement quelques signes à eux seuls connus. Ils y abreuvent leurs troupeaux pendant trois jours, afin que les bestiaux n'éprouvent pas le besoin de boire dans des contrées désertes, et dans leurs courses vagabondes. Leur nourriture consiste en chair, en lait et en produits naturels du sol. On voit dans leur pays une espèce de poivrier et beaucoup de miel sauvage qui, mélangé d'eau, leur sert de boisson. Il y a encore d'autres tribus arabes; quelques-unes d'entre elles exercent l'agriculture, et sont mêlées à des peuples qui payent tribut; leurs moeurs resremblent à celles des Syriens, seulement ils n'habitent pas comme ceux-ci des maisons. [19,95] Telles sont les institutions et les moeurs de ces Arabes. L'époque d'une grande fête approchait. Les habitants des environs se donnèrent rendez-vous, les uns pour vendre, les autres pour acheter des marchandises. Mais, en partant, ils eurent soin de déposer auparavant à Pétra leurs biens, enfants, femmes, vieillards. C'était une place très forte, quoique sans enceinte, et qui n'était qu'à deux jours de marche du pays habité. Athénée jugea le moment favorable pour se porter sur Pétra avec ses troupes légères. A partir de l'éparchie d'Idumée, il parcourut en trois jours et trois nuits un espace de deux mille deux cents stades; enfin il atteignit Pétra au milieu de la nuit et à l'insu des Arabes. Quant à ceux qui avaient été laissés dans cette place, Ies uns tombèrent sous le fer, les autres furent faits prisonniers ou abandonnés blessés. Athénée s'empara ensuite des magasins d'encens et de myrrhe, ainsi que d'une somme de cinq cents talents. Il y passa environ le temps d'une veille, et, craignant d'être poursuivi par les Barbares, il se hâta de repartir. Arrivés à une distance de deux cents stades, les Grecs, épuisés de fatigue, établirent leur camp, et se gardèrent négligemment, dans la conviction que les Barbares ne pourraient les atteindre avant deux ou trois jours. Cependant, instruits, par des témoins oculaires, du mouvement de l'ennemi, les Arabes quittèrent sur-le-champ la fête et se rendirent à Pétra. Là, ils apprirent, de la bouche des blessés, tout ce qui s'était passé, et se mirent immédiatement à la poursuite des Grecs. Pendant que le camp d'Athénée était encore plongé dans le sommeil, et négligemment gardé, quelques prisonniers parvinrent à s'échapper et annoncèrent aux Nabatéens la situation des ennemis. A l'heure de la troisième veille, les Nabatéens, au nombre d'au moins huit mille attaquèrent le camp des Grecs, égorgèrent une grande partie de ceux qui dormaient, et percèrent à coups de traits ceux qui, s'étant éveillés, couraient aux armes. Enfin, tous les hommes d'infanterie furent massacrés; cinquante cavaliers seulement, dont la plupart blessés, parvinrent à s'échapper. C'est ainsi qu'une expédition, dont le commencement avait si bien réussi, échoua complétement par l'incapacité d'Athénée. Il est dans la nature des hommes ordinaires de s'endormir sur leurs succès. Aussi, quelques philosophes pensent-ils qu'il est plus facile de supporter le malheur que d'user sagement de la prospérité; car, dans le malheur, l'avenir nous préoccupe, tandis qu'on ne s'en soucie guère dans la prospérité; c'est ce qui empêche de prévoir les événements futurs. [19,96] Après avoir si bien châtié leurs ennemis, les Nabatéens revinrent avec leurs biens à Pétra. Ils adressèrent ensuite à Antigone une lettre, écrite en caractères syriens, dans laquelle ils exposaient leurs griefs contre Athénée, ainsi que leur apologie. Antigone leur répondit par écrit qu'ils avaient eu raison de se défendre, et il ajouta qu'Athénée était répréhensible d'avoir agi contrairement aux ordres qui lui avaient été donnés. Sous ce langage, Antigone cherchait à cacher ses véritables desseins. Il se flattait d'amener les Barbares à négliger leur défense, pour qu'il pût les attaquer inopinément et réussir dans son entreprise. Car, sans employer la ruse, il n'était pas facile de venir à bout de ces nomades, ayant pour asile un désert inaccessible. Les Arabes se virent donc avec joie délivrés de leurs craintes. Cependant, ils ne se fièrent pas entièrement aux paroles d'Antigone, et, dans leur incertitude, ils établirent des sentinelles sur les hauteurs d'où il était facile de voir au loin toute tentative qu'un ennemi ferait contre l'Arabie. Ces mesures prises, ils attendirent les événements. Antigone, qui croyait avoir endormi les Barbares par des assurances d'amitié, jugea le moment favorable pour exécuter ses desseins. Il choisit donc dans son armée quatre mille fantassins légers, bien exercés à la course, et plus de quatre mille cavaliers. Il leur ordonna d'emporter des vivres tout préparés pour plusieurs jours, et il chargea son fils Démétrius de diriger cette nouvelle expédition, mise en mouvement à l'heure de la première veille, et de châtier les Arabes à tout prix. Démétrius suivit pendant trois jours des routes impraticables, afin de dérober sa marche aux Barbares. [19,97] Mais les sentinelles des Nabatéens aperçurent l'armée ennemie, et ils en instruisirent leurs compatriotes au moyen de signaux de feu. Informés ainsi de la marche rapide des Grecs, les Barbares déposèrent leurs bagages à Pétra, et laissèrent une bonne garde dans cette place, qui n'est accessible que par une seule entrée, faite par la main de l'homme ; puis ils partagèrent leur bétail en plusieurs troupeaux qu'ils dispersèrent dans le désert. Cependant Démétrius s'approcha de Pétra et attaqua cette place sans relâche. Ceux qui s'y trouvaient renfermés se défendirent vaillamment, rassurés par la position forte du lieu. Après avoir combattu jusqu'au soir, Démétrius fit sonner la retraite. Le lendemain, au moment où Démétrius renouvelait ses attaques, un des Barbares se mit à crier à haute voix : « Roi Démétrius, que nous veux-tu? qui t'a forcé à nous faire la guerre, à nous qui habitons le désert, et des lieux où il n'y a ni eau, ni blé, ni vin, ni aucune de ces choses dont vous avez besoin? Pour nous soustraire à l'esclavage, nous nous sommes réfugiés dans cette contrée qui manque de tout ce qui, ailleurs, est regardé comme nécessaire à la vie; nous avons choisi une existence entièrement sauvage, et nous ne vous avons fait jamais aucun mal. Nous te prions donc, toi et ton père, de ne commettre aucune injustice à notre égard, mais d'accepter nos présents, d'éloigner votre armée, et de considérer à l'avenir les Nabatéens comme des amis. Car, lors même que tu voudrais rester ici plusieurs jours, tu ne le pourrais pas, dans ce lieu, manquant d'eau et de vivres. Tu ne pourras pas non plus nous faire adopter un genre de vie différent, et les quelques prisonniers que tu feras ne seront que des esclaves découragés et incapables de vivre sous d'autres lois. » Après avoir entendu ces paroles, Démétrius fit éloigner son armée, et demanda aux Nabatéens de lui envoyer des députés pour traiter avec eux. Les Arabes choisirent pour cette députation les hommes les plus âgés qui répétèrent qu'il fallait accepter les beaux présents qu'on lui offrait et faire la paix. [19,98] Démétrius accepta les présents convenus, prit des otages, et se retira de Pétra. Après trois cents stades de marche, il vint établir son camp sur les bords du lac Asphaltite. Il ne sera pas sans intérêt de nous arrêter un moment sur les particularités que présente ce lac. Le lac Asphaltite est situé au centre de l'éparchie d'Idumée; il a environ cinq cents stades de longueur sur soixante de largeur. L'eau en est très salée et tellement fétide qu'elle ne peut nourrir aucun poisson ni aucun autre animal aquatique. Bien que de grands fleuves y amènent des eaux douces, leur mélange n'en neutralise pas la fétidité. Du milieu de ce lac se soulève tous les ans une masse d'asphalte solide, tantôt de plus de trois plèthres, tantôt d'à peu près un plèthre. La plus grosse masse est appelée par les Barbares taureau, et la plus petite, veau. Cet asphalte nage à la surface de l'eau et présente de loin l'aspect d'une île. Son éruption s'annonce vingt jours d'avance par l'odeur d'un gaz malsain d'asphalte qui se répand à plusieurs stades à la ronde, et qui enlève à l'argent, à l'or et au cuivre leur couleur naturelle. Ces métaux reprennent leur couleur dès que tout l'asphalte a fait son éruption. Enfin, le pays environnant, rempli d'exhalaisons inflammables et fétides, n'est habité que par des gens maladifs et d'une constitution chétive. Cependant le sol est fertile en palmiers, partout où il est arrosé par des rivières et des sources fécondantes. On trouve aussi dans une vallée des environs ce qu'on appelle le baume dont la vente est très lucrative; car cette plante ne se trouve dans aucun autre pays; elle est très-recherchée par les médecins pour la préparation des remèdes. [19,99] Les habitants des bords du lac s'emparent de l'asphalte ainsi rejeté, et se livrent en quelque sorte entre eux des combats pour s'arracher leur proie. Ils enlèvent l'asphalte sans le secours d'aucune barque et d'une manière qui leur est propre. A cet effet, ils lient ensemble plusieurs hottes de roseaux très longues et les jettent dans le lac; trois hommes, mais pas plus, s'asseoient sur ces espèces de radeaux; deux sont employés à les faire mouvoir avec des rames bien attachées; le troisième, armé d'un arc, repousse ceux qui oseraient en approcher. Arrivés à portée de la masse d'asphalte, ces hommes sautent dessus, et, avec leurs haches, ils en coupent des morceaux comme si c'était de la pierre tendre, et en chargent leur frêle embarcation qu'ils ramènent ensuite en arrière. Si un de ces hommes tombe dans l'eau, par suite de la rupture du lien qui le tenait attaché, il ne s'y noie pas, comme cela arriverait dans les autres eaux, lors même qu'il ne sait pas nager; mais il se soutient à la surface comme un habile nageur; car l'eau de ce lac porte tout corps lourd, susceptible d'augmenter de volume ou de respirer; mais il n'en est pas de même des substances solides qui, par leur masse compacte, ressemblent à l'argent, à l'or, au plomb et à d'autres métaux. Cependant ces corps y tombent plus lentement au fond que lorsqu'on les jette dans d'autres lacs. Les Barbares qui font le commerce de cet asphalte le transportent ensuite en Egypte où on l'achète pour les embaumements des morts; car les corps ne pourraient pas se conserver longtemps, si on ne mélangeait pas l'asphalte avec les autres aromates. [19,100] A son retour, Démétrius raconta les détails de son expédition. Antigone lui reprocha d'avoir tenu une conduite trop pacifique à l'égard des Nabatéens; il lui fit comprendre que ces Barbares deviendraient plus audacieux, en raison même de l'impunité qui leur avait été accordée ; et qu'ils croiraient devoir leur pardon, non à la générosité, mais à l'impuissance. Quant aux renseignements donnés au sujet du lac Asphaltite, Antigone pensa qu'il y trouverait une nouvelle source de revenus, et il chargea Hiéronymus l'historien de s'occuper de cette affaire. En conséquence, il lui ordonna de faire construire des barques, d'enlever tout l'asphalte et de le transporter dans un entrepôt. Mais ce projet ne réussit pas selon les espérances d'Antigone : les Arabes, au nombre de six mille, arrivèrent sur leurs radeaux de jonc, et tuèrent, à coups de flèches, presque tous les hommes qu'Hiéronymus avait amenés avec lui. Antigone renonça donc aux revenus du lac Asphaltite, non seulement à cause de l'échec qu'il venait d'éprouver, mais parce qu'il avait l'esprit occupé d'autres objets plus sérieux; car il venait alors de recevoir des lettres de Nicanor, satrape de Médie et de plusieurs autres provinces. Ces lettres lui apprirent le retour de Seleucus et les succès qu'il avait remportés. Alarmé au sujet des satrapies supérieures, Antigone fit partir son fils Démétrius à la tête de cinq mille hommes d'infanterie macédonienne, de dix mille mercenaires et de quatre mille cavaliers. Il lui avait ordonné de marcher jusqu'à Babylone, de reconquérir cette satrapie et de revenir promptement sur les côtes de la mer. Démétrius partit aussitôt de Damas, en Syrie, et se hâta d'exécuter les ordres de son père. Patroclès, nommé par Seleucus gouverneur militaire de la Babylonie, n'osa pas attendre l'arrivée de l'ennemi, à cause du petit nombre de troupes qu'il avait à sa disposition. Il ordonna donc à une partie de ses amis de quitter la ville, de s'éloigner de l'Euphrate, et de se réfugier dans le désert, tandis qu'une autre partie passerait le Tigre et se rendrait dans la Susiane, auprès d'Eutelès, et sur les bords de la mer Rouge (golfe Persique). Quant à Patroclès lui-même, il prit avec lui les troupes dont il disposait, se retrancha derrière les fleuves et les canaux, et se maintint dans sa province. Tout en harcelant les ennemis, il instruisit Seleucus, alors en Médie, de tout ce qui s'était passé, et le sollicita de lui envoyer immédiatement des secours. Cependant Démétrius arriva à Babylone. Trouvant la ville abandonnée, il entreprit le siége des forteresses. Il emporta l'une d'assaut et la donna en pillage à ses soldats. Quant à l'autre, il l'assiégea pendant plusieurs jours, et, comme le siége traînait en longueur, il laissa Archélaüs, un de ses amis, avec cinq mille fantassins et mille cavaliers pour continuer les assauts de la forteresse. Comme le terme qui lui avait été prescrit pour cette expédition était déjà passé, Démétrius redescendit avec le reste de son armée sur le littoral de la Méditerranée. [19,101] Tandis que ces choses se passaient, les Romains étaient toujours en guerre avec les Samnites. Des excurcursions continuelles, des siéges, des bivouacs, des batailles, voilà le tableau de cette guerre. En effet, les deux nations les plus guerrières de l'Italie se disputaient la suprématie. Les consuls romains étaient venus avec une partie de leur armée établir leur camp en face de l'ennemi; ils protégeaient leurs alliés et n'épiaient que le moment favorable pour engager le combat. Quintus Fabius, élu dictateur, se mit à la tête du reste de l'armée, s'empara de la ville de Phretomane, et fit prisonniers les habitants les plus mal disposés pour le peuple romain. Ces prisonniers étaient au nombre de deux cents. Fabius les conduisit à Rome, les exposa sur la place publique, et, après les avoir battus de verges, selon la coutume nationale, il leur trancha la tête. Peu de temps après, il pénétra dans le pays ennemi, prit d'assaut Célia et la forteresse de Nola, recueillit un immense butin et distribua le territoire à ses soldats. Le peuple, ayant réussi à souhait dans ses entreprises, envoya une colonie dans l'île appelée Pontia. [19,102] En Sicile, un traité de paix venait d'être conclu entre Agathocle et les Siciliens, à l'exception des Messiniens. Les bannis de Syracuse se rassemblèrent dans la ville de Messine, qu'ils considéraient comme la plus hostile au tyran. Agathocle, pour disperser ce rassemblement, détacha Pasiphilus avec un corps d'armée, et lui donna des instructions secrètes. Pasiphilus envahit donc inopinément le territoire de Messine, fit de nombreux prisonniers et s'empara d'un riche butin; il engagea ensuite les Messiniens à conclure une alliance, et à ne pas se laisser entraîner dans le parti le plus acharné contre Agathocle. Les Messiniens saisirent l'occasion qui leur était offerte de terminer la guerre sans courir aucun risque, expulsèrent les bannis syracusains, et accueillirent Agathocle avec son armée. Le tyran se montra d'abord très affectueux envers les habitants, et leur conseilla de rappeler les exilés messiniens qui servaient dans son armée. Quelque temps après, il fit venir de Tauroménium et de Messine ceux qui précédemmnent s'étaient toujours opposés à l'établissement de sa tyrannie, et les fit tous égorger; ils étaient au nombre d'environ six cents. Car, ayant le projet de faire la guerre aux Carthaginois, il voulait auparavant se débarrasser de tous ceux qui auraient pu lui susciter des obstacles. Cependant les Messiniens, qui venaient de chasser de leur ville les étrangers les plus dévoués, capables de les défendre contre le tyran, ces Messiniens qui venaient de voir des citoyens ennemis d'Agathocle égorgés sous leurs yeux, et qui venaient d'être forcés de rappeler de l'exil des traîtres justement condamnés, se repentirent de ce qu'ils avaient fait; mais ils devaient pour le moment se soumettre à la force. Agathocle se disposait à prendre possession de la ville d'Agrigente, lorsqu'il apprit que soixante navires carthaginois avaient paru en mer. Il renonça donc à son projet sur Agrigente, envahit le territoire des Carthaginois, le ravagea et se rendit maître des garnisons, soit de force, soit par capitulation. [19,103] Sur ces entrefaites, Dinocrate, chef des bannis syracusains, avait entamé une négociation avec les Carthaginois qu'il sollicitait de venir au secours de la Sicile avant qu'Agathocle l'eût entièrement subjuguée. Puis, après s'être réuni aux exilés de Messine, et avoir mis sur pied une nombreuse armée, il envoya Nymphodore, un de ces émigrés, avec une partie de ses forces, pour s'emparer de la ville des Centorippiens, où Agathocle avait mis une garnison. Quelques citoyens ayant promis qu'ils livreraient la ville sous la condition qu'elle serait déclarée indépendante, Nymphodore pénétra la nuit dans Centorippia; mais les commandants de la garnison, avertis de ce mouvement, tuèrent Nymphodore ainsi que tous ceux qui essayèrent de pénétrer dans l'intérieur des murs. Agathocle saisit cette occasion pour adresser de vifs reproches aux Cento- rippiens, et pour faire massacrer tous ceux qu'il croyait coupables d'avoir trempé dans le complot. Sur ces entrefaites, les Carthaginois étaient entrés, avec cinquante bâtiments, dans le grand port de Syracuse, mais ils n'y purent faire aucune capture importante, car ils n'y rencontrèrent que deux vaisseaux de transport, dont l'un appartenait aux Athéniens ; ils l'attaquèrent, le coulèrent bas et coupèrent les mains à ceux qui le montaient. Cet acte de cruauté envers des gens inoffensifs, devait être bientôt vengé par la divinité. En effet, quelques bâtiments carthaginois, mouillés à Bruttium, furent capturés par les lieutenants d'Agathocle, et l'équipage qui les montait éprouva le même traitement que les Phéniciens (Carthagi- nois) avaient infligé à ceux qui leur étaient naguère tombés entre les mains. [19,104] Les exilés, réunis autour de Dinocrate, composaient alors une armée de trois mille hommes d'infanterie et d'environ deux mille cavaliers. Cette armée se mit en possession de la ville de Galaria, sur l'invitation même des habitants qui venaient de chasser la garnison d'Agathocle. Instruit de cela, Agathocle dirigea immédiatement contre Galaria une troupe de cinq mille hommes commandés par Pasiphilus et Démophilus. Il s'engagea un combat avec l'armée des exilés, dont Dinocrate et Philonide commandaient les ailes. On déploya de part et d'autre une égale valeur, et la victoire resta assez longtemps indécise, lorsque Philonide, l'un des généraux de l'armée des exilés, tomba mort, et causa la déroute de Dinocrate, son collègue. Pasiphilus se mit à la poursuite des fuyards, et en tua un grand nombre. Après cette victoire, il s'empara de Galaria et châtia les chefs de la révolte. Cependant Agathocle, en apprenant que les Carthaginois étaient venus occuper dans le territoire de Géla une colline nommée Ecnomos, se décida à les attaquer avec toute son armée. Il marcha donc contre les Carthaginois, et, arrivé à proximité de leur camp, il les provoqua au combat, se targuant de ses succès précédents. Les Barbares n'osant point accepter le défi, il se rendit sans coup férir maître de la campagne environnante, et retourna à Syracuse où il fit orner les temples de magnifiques dépouilles. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année, et qui sont parvenus à notre connaissance. [19,105] Simonide étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Valérius et Publius Décius. Dans cette année, Cassandre, Ptolémée et Lysimaque conclurent la paix avec Antigone. Voici à quelles conditions : Cassandre gardait le commandement de l'armée en Europe, jusqu'à la majorité d'Alexandre, fils de Rhoxane; Lysimaque était reconnu souverain de la Thrace, Ptolémée, maître de l'Égypte et des villes limitrophes, de la Libye et de l'Arabie, et Antigone de toute l'Asie ; les Grecs étaient déclarés indépendants. Les conditions de ce traité furent bientôt violées, car chacun se servait de quelque prétexte spécieux pour agrandir sa puissance. Voyant Alexandre, fils de Rhoxane, avancé en âge, et entendant dire dans toute la Macédoine qu'il était temps de tirer de sa prison le jeune prince et de l'asseoir sur le trône de son père, Cassandre pensa que son existence était menacée. Il ordonna donc à Glaucias, commandant de la prison, d'égorger Rhoxane et le jeune roi, de cacher leurs corps et de faire disparaître toutes les traces de ce double assassinat. Après l'exécution de cet ordre, Cassandre, Lysimaque, Ptolémée et Antigone se trouvèrent délivrés de la crainte de voir un jour le fils réclamer le royaume de son père Alexandre. Dès ce moment, ils conçurent l'espérance de régner en rois sur les nations et les villes qui se trouvaient rangées sous leur autorité. Tel était l'état des affaires en Asie et en Europe. En Italie, les Romains dirigèrent de nombreuses troupes d'infanterie et de cavalerie sur Pollitium, ville des Marrhuciniens. Ils envoyèrent une partie de leurs citoyens fonder la ville d'Interamna. [19,106] En Sicile, Agathocle, dont la puissance grandissait de jour en jour, rassemblait des forces considérables. Les Carthaginois, alarmés de voir le tyran soumettre les villes de la Sicile et déployer des ressources supérieures à celles de leurs généraux, se décidèrent à conduire la guerre plus énergiquement. Cette résolution prise, ils équipèrent cent trente trirèmes, et nommèrent Amilcar, un de leurs plus illustres généraux, au commandement de cette expédition. Il avait sous ses ordres deux mille hommes de milice nationale, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de guerriers célèbres, dix mille Libyens, mille mercenaires tyrrhéniens, et deux cents chars à deux chevaux. A ces forces s'ajoutaient mille frondeurs baléares et de grandes provisions de vivres, d'armes et d'autres munitions de guerre. Après son départ de Carthage, toute la flotte fut assaillie par une violente tempête; soixante trirèmes disparurent, et deux cents vaisseaux de transport sombrèrent. Le reste de la flotte ayant éprouvé de fortes avaries, parvint avec peine à se sauver en Sicile. Plusieurs citoyens carthaginois de distinction périrent dans cette tempête, et la ville fit ordonner un deuil public : selon l'usage pratiqué à l'occasion d'une grande calamité, les murs de Carthage furent couverts de draps noirs. Amilcar recueillit les débris de la flotte, réunit des mercenaires et fit des levées dans les villes alliées de la Sicile. Après avoir joint ces nouvelles troupes à son armée qu'il réorganisa complétement, il se vit en état d'ouvrir la campagne avec quarante mille hommes d'infanterie et près de cinq mille cavaliers. Amilcar répara ainsi promptement le revers qu'il venait d'éprouver; sa ré- putation d'habile général ranima le courage abattu des alliés, et il inspira à l'ennemi de vives inquiétudes. [19,107] En présence de ces forces considérables des Carthaginois, Agathocle comprit que beaucoup de garnisons qu'il entretenait dans les villes, mécontentes de lui, passeraient, à la première occasion, dans le parti des Phéniciens, et il craignait surtout la défection des Géléens dont le territoire était occupé par toutes les forces de l'ennemi. Pour comble d'inquiétude, sa flotte venait alors d'éprouver un échec considérable : vingt de ses navires, stationnés dans le détroit, étaient tombés, avec tout leur équipage, au pouvoir des Carthaginois. Mais comme il savait de quelle importance serait pour lui l'occupation de Géla, au moyen d'une forte garnison, il ne perdit pas cet objet de vue : mais il n'osa point y introduire de troupes ouvertement, afin qu'il ne donnât pas aux Géléens un prétexte pour justifier leur rébellion, et qu'il ne perdit pas une ville qui devait lui fournir de grandes ressources. Agathocle y fit donc entrer les soldats en quelque sorte un à un, comme pour des affaires particulières, jusqu'à ce qu'enfin leur nombre dépassât de beaucoup celui des citoyens. Bientôt après, Agathocle y entra lui-même, et accusa les Géléens de trahison et de révolte; soit que les Géléens s'en fussent réellement rendus coupables, soit que cette accusation eût été basée sur le rapport calomnieux des bannis, soit que le vrai motif fût de s'emparer des richesses de la ville, quoi qu'il en soit, Agathocle fit mettre à mort plus de quatre mille Géléens, et confisqua leurs biens. Il ordonna ensuite aux autres Géléens de lui apporter, sous peine de mort, tout l'argent et l'or non monnayé en leur possession. La crainte fit promptement exécuter cet ordre; Agathocle amassa ainsi d'immenses richesses et répandit la terreur parmi les populations soumises à son autorité. Cependant, comme il reconnut lui-même qu'il avait traité les Géléens avec trop de cruauté, il fit enterrer les morts dans des fosses creusées en dehors des murs, et, après avoir laissé dans la ville une garnison suffisante, il vint camper en face de l'ennemi. [19,108] Les Carthaginois occupaient Ecnomos, qui passe pour une ancienne forteresse de Phalaris. C'est là que, selon la tradition, ce tyran avait fait construire le fameux taureau d'airain qui, étant échauffé par le feu, servait aux tortures des condamnés. C'est en mémoire de ces cruautés que cette place reçut le nom d'Ecnomos A l'opposite du camp ennemi, Agathocle avait occupé une autre forteresse de Phalaris, qui, pour cela, portait le nom de Phalarium. L'espace laissé entre les deux camps était traversé par un fleuve qui servait en quelque sorte de retranchement naturel aux deux armées opposées. D'après une ancienne tradition, c'est dans ce lieu que devait se livrer un jour une sanglante bataille. Mais comme cette tradition n'indiquait pas quel serait le parti vaincu, une crainte superstitieuse s'était emparée des deux armées, et personne n'osait commencer l'attaque. Elles restaient ainsi longtemps en présence l'une de l'autre, lorsqu'une circonstance imprévue les força à un combat décisif. Quelques Libyens avaient pillé le territoire ennemi. Agathocle, irrité, s'en vengea par un acte semblable. Mais, au moment où les Grecs emportaient leur butin, et le chargeaient sur quelques bêtes de somme, tirées du camp, un détachement de Carthaginois sortit des retranchements et se mit à la poursuite des pillards. Prevoyant ce qui devait arriver, Agathocle mit en embuscade, sur les bords du fleuve, une troupe de soldats d'élite. Les Carthaginois, poursuivant les Grecs chargés de leur butin, traversaient le fleuve, lorsqu'ils furent soudain assaillis par les hommes placés en embuscade, et facilement mis en déroute. Les Barbares furent en grande partie massacrés, et le reste s'enfuit dans le camp. Jugeant l'occasion favorable pour engager la bataille, Agathocle fit sortir toute son armée et marcha droit au camp ennemi. Il l'attaqua à l'improviste, combla promptement une partie du fossé, détruisit les retranchements, et pénétra de force dans le camp. Surpris par cette attaque imprévue, les Carthaginois, sans garder leurs rangs, combattaient au hasard, là où ils rencontraient des ennemis. Un combat acharné s'engagea autour du fossé qui fut bientôt rempli de cadavres. Les plus distingués des Carthaginois, voyant leur camp pris, arrivèrent au secours de leurs soldats; et, de leur côté, les troupes d'Agathocle, animées par ce succès, et espérant par une seule bataille terminer toute la guerre, tombaient sur les Barbares avec un nouvel acharnement. [19,109] Cependant Amilcar, voyant ses troupes vivement repoussées par les Grecs, qui pénétraient de plus en plus dans l'enceinte du camp, fit avancer les frondeurs baléares au nombre de mille environ. Ceux-ci lancèrent une grêle de pierres énormes, blessèrent beaucoup d'assaillants et en tuèrent plusieurs, en brisant les armes défensives; car ces frondeurs sont habitués à lancer des pierres du poids d'une mine, exercés qu'ils sont depuis leur enfance à ce genre de talent, et leur secours contribua beaucoup à la victoire. Ce sont eux qui repoussèrent les Grecs hors du camp et l'emportèrent. Mais Agathocle avait commencé l'attaque également sur d'autres points, et il allait déjà se rendre maître du camp, lorsque les Carthaginois reçurent de la Libye un secours inattendu qui ranima leur courage. Pendant que les Carthaginois combattaient de front pour la défense de leur camp, les renforts arrivés à leur secours enveloppèrent les Grecs qui furent ainsi fort maltraités. Aussitôt la bataille prit une autre tournure : les Grecs s'enfuirent; les uns gagnèrent les bords du fleuve Himéra, les autres se retirèrent dans leur camp, qui était à quarante stades de distance; et là, comme ils avaient une vaste plaine à parcourir, les fuyards furent facilement atteints par la cavalerie des Barbares, forte d'au moins cinq mille hommes. Aussi tout cet espace fut-il couvert de morts, et le fleuve lui-même semblait avoir conspiré la perte des Grecs. On était à l'époque de la canicule; cette poursuite avait lieu vers midi : un grand nombre de fuyards, épuisés par les fatigues, la chaleur et la soif, se désaltéraient avidement avec l'eau de ce fleuve, qui est salée comme celle de la mer. On compta donc sur le champ de bataille autant d'hommes morts pour avoir bu de cette eau, que de soldats tombés sous le fer de l'ennemi. Les Barbares perdirent dans cette bataille environ cinq cents hommes, tandis que les Grecs en perdirent au moins sept mille. [19,110] Après cette défaite, Agathocle recueillit les débris de son armée, mit le feu à son camp, et se retira à Géla. De là, il fit courir le bruit qu'il avait résolu de retourner en toute hâte à Syracuse. Trois cents cavaliers libyens rencontrèrent quelques soldats d'Agathocle qui leur annoncèrent que ce dernier était retourné à Syracuse; ces cavaliers entrèrent alors comme amis dans Géla, où, déçus dans leur espérance, ils furent massacrés. Agathocle s'était renfermé dans Géla, d'abord parce qu'il lui était impossible de se retirer à Syracuse, ensuite, parce qu'il voulait occuper les Carthaginois au siége de Géla, afin de laisser aux Syracusains le temps de faire rentrer leurs récoltes. Amilcar songea réellement, dans le premier moment, à faire le siége de Géla; mais il renonça à ce dessein, lorsqu'il apprit qu'Agathocle y tenait une forte armée et qu'il était pourvu de toutes sortes de provisions. Amilcar alla donc ranger sous son autorité les autres villes et les forteresses du pays, et, par sa conduite humaine, il se concilia l'affection de tous les Siciliens. Les Camarinéens, les Léontins, les Catanéens, les Tauroménites, envoyèrent aussitôt des députés pour traiter avec les Carthaginois. Peu de temps après, les Messiniens, les Abacéniens et les habitants de plusieurs autres villes s'empressèrent de se déclarer pour Amilcar. Cet empressement était en raison de la haine que l'on portait au tyran. Cependant Agathocle ramena à Syracuse les débris de son armée. Il fit réparer les murailles et remplir les magasins de blé; car il avait le projet de laisser à une bonne garnison la garde de la ville, de faire passer en Libye la plus grande partie de ses troupes, et de transporter sur le continent le théâtre de la guerre. Mais nous ne parlerons de cette expédition d'Agathocle que dans le livre suivant, ainsi que nous l'avons annoncé au commencement.