[11,0] LIVRE ONZIÈME. SOMMAIRE. Expédition de Xerxès en Europe. — Combat aux Thermopyles. Combat naval entre Xerxès et les Grecs. — Stratagème de Thémistocle et défaite des Barbares à Salamine. — Retour de Xerxès enAsie, après avoir laissé Mardonius en Europe, avec une partie de son armée. — Expédition des Carthaginois contre la Sicile. Stratagème de Gélon qui détruit une partie des Barbares et fait les autres prisonniers. — Gélon accorde la paix aux Carthaginois, après en avoir exigé des contributions. — Jugement sur les Grecs qui se sont distingués dans cette guerre. — Combat des Grecs contre mar. donius et les Perses à Salamine; victoire des Grecs. — Guerre des Romains contre les Eques et les habitants de Tusculum. — Reconstruction du Pirée par Thémistocle. — Secours envoyés aux Cyméens par le roi Hiéron. — Guerre des Tarentins contre les Japyges. — Thrasydée, fils de Théron, et tyran des Agrigentins, est vaincu par les Syracusains et perd sa souveraineté. — Thémistocle se réfugie auprès de Xerxès et échappe à la peine de mort. — Délivrance des villes grecques de l'Asie par les Athéniens. — Tremblement de terre en Laconie. — Les Messéniens se détachent de l'alliance des Lacédémoniens; révolte des Hilotes. — Les Argiens détruisent Mycènes et rendent la ville déserte. — Les Syracusains abolissent la royauté fondée par Gélon. — Xerxès est assassiné, et Artaxerxès règne à sa place. — Les Égyptiens se détachent de l'alliance des Perses. — Troubles arrivés à Syracuse. — Les Athéniens font la guerre aux Pginètes et aux Corinthiens. — Les Phocidie et les Doriens sont en guerre entre eux. — Myronide d'Athènes remporte une victoire sur les Béotiens de beaucoup supérieurs nombre. — Expédition de Tolmidas contre Céphalonie. — Guerre entre les Egestéens et les Lilybéens en Sicile. — Loi du pétalisme à Syracuse. — Expédition de Périclès contre le Péloponnèse. — Expédition des Syracusains contre la Tyrrhénie. — Des dieux paliques en Sicile. — Défaite de Ducétius; et comment il s'est sauvé miraculeusement. [11,1] I. Le livre précédent, le dixième de tout l'ouvrage, finit aux événements arrivés l'année avant la descente de Xerxès en Europe, et aux discours prononcés dans l'assemblée générale des Grecs à Corinthe, au sujet de l'alliance de Gélon. Dans le présent livre, nous continuerons le récit de notre histoire en commençant par l'expédition de Xerxès contre les Grecs, et nous le terminerons à l'année qui précède l'expédition des Athéniens contre Chypre, sous la conduite de Cimon. Calliade étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Spurius Cassius et Proclus Virginius Tricostus. Les Éliens célébrèrent alors la première année de la LXXVe olympiade où Asylus, de Syracuse, remporta aux jeux d'Elide le prix de la course du stade. A cette époque, le roi Xerxès arma contre la Grèce par les motifs que nous allons rapporter. Mardonius le Perse, cousin et gendre de Xerxès, était l'homme le plus estimé chez ses compatriotes par son intelligence et par sa bravoure. Plein d'ambition et dans la vigueur de l'âge, il désirait commander de grandes armées. Pour cela, il engageait Xerxès à subjuguer les Grecs, toujours hostiles aux Perses. Xerxès se laissa persuader; et, voulant exterminer tous les Grecs, il envoya des députés aux Carthaginois pour solliciter leur concours; il fut convenu que, pendant qu'il porterait les armes contre les Grecs qui habitent la Grèce, les Carthaginois mettraient en campagne des forces considérables pour faire la guerre aux Grecs qui habitent la Sicile et l'Italie. Conformément à ce traité, les Carthaginois employaient les sommes d'argent qu'ils avaient amassées à tirer des soldats mercenaires de l'Italie, de la Ligurie, de la Gaule et de l'Ibérie; ils levaient, en outre, des troupes nationales dans toute la Libye et à Carthage. Enfin, au bout de trois ans de préparatifs, ils mirent sur pied plus de trois cent mille hommes et une flotte de deux cents navires. [11,2] II. Cependant Xerxès, rivalisant de zèle avec les Carthaginois, l'emporta sur eux, autant par l'immensité des prépanatifs que par le nombre de ses sujets. Il fit d'abord établir des chantiers sur tout le littoral soumis à son empire, savoir, l'Égypte, la Phénicie, Chypre, la Cilicie, la Pamphylie, la Pisidie, la Lycie, la Carie, la Mysie, la Troade, la Bithynie, le Pont et toutes les villes de l'Hellespont. Comme les Carthaginois, il mit trois ans à ces préparatifs et équipa plus de douze cents vaisseaux longs, profitant des armements considérables que Darius son père avait faits avant de mourir; car Darius avait conçu un vif ressentiment de la victoire remportée par les Athéniens à Marathon sur Datis, son lieutenant. Mais la mort l'avait surpris au moment où il allait réaliser une expédition contre les Grecs. Ainsi Xerxès résolut de faire la guerre aux Grecs autant pour exécuter le dessein de son père que par le conseil de Mardonius. Tout étant prêt pour se mettre en marche, il ordonna aux nauarques de réunir les vaisseaux dans les eaux de Cyme et de Phocée; il se mit lui-même à la tête de ses armées tant d'infanterie que de cavalerie, tirées de toutes les satrapies de son empire, et partit de Suse. Arrivé à Sardes, il envoya des hérauts en Grèce, avec l'ordre d'entrer dans toutes les villes, et d'exiger des Grecs l'hommage de la terre et de l'eau. Divisant son armée, il fit partir des détachements suffisants pour jeter un pont sur l'Hellespont et pour percer le mont Athos sur la saillie de la Chersonèse, dans le but d'ouvrir à ses troupes un passage sûr, et en même temps dans l'espoir d'épouvanter les Grecs par la grandeur de ses travaux. Ceux qui étaient envoyés pour exécuter ces ouvrages les achevèrent promptement, grâce au grand nombre de bras qui y étaient employés. Les Grecs, instruits des forces supérieures des Perses, envoyèrent en Thessalie dix mille hoplites pour occuper les passages de la vallée de Tempé. Synetus commandait les Lacédémoniens, et Thémistocle les Athéniens. Ces chefs engageaient les villes à lever des troupes pour la défense commune, et à tenir tête à l'invasion des Perses. Mais, apprenant que les Thessaliens et les autres Grecs qui avoisinent ces passages avaient pour la plupart accordé aux envoyés de Xerxès l'hommage de la terre et de l'eau, ils renoncèrent à défendre la vallée de Tempé et se retirèrent chez eux. [11,3] III. Il est bon de désigner ici ceux des peuples grecs qui embrassèrent le parti des Barbares, afin qu'ils soient flétris, et que cette note d'infamie arrête ceux qui voudraient trahir la liberté publique. Les Énianes, les Dolopes, les Méliens, les Perrhèbes et les Magnètes se sont rangés sous le drapeau des Perses, pendant que la vallée de Tempé était encore gardée; et après le départ de cette garde, les Achéens, les Phthiotes, les Locriens, les Thessaliens, et la plupart des Béotiens se déclarèrent pour les Barbares. L'assemblée des Grecs dans l'isthme de Corinthe décréta que tous ceux qui prendraient volontairement le parti des Barbares seraient condamnés à payer aux dieux le dixième de leurs biens, dès que la guerre serait heureusement terminée; et l'on résolut d'envoyer des députés à ceux qui avaient gardé la neutralité, afin de les exhorter à combattre pour la liberté commune. Les uns entrèrent sincèrement dans l'alliance des Grecs ; les autres, ne songeant qu'à leur propre sûreté en attendant l'issue de la guerre, demandèrent du temps pour réfléchir. Les Argiens envoyèrent des députés à l'assemblée des Grecs en promettant leur concours, à condition qu'on leur accordât quelque part au commandement. L'assemblée leur répondit qu'ils pouvaient rester tranquilles chez eux, s'ils aimaient mieux obéir à un maître barbare qu'à un général grec ; et que pour prétendre au commandement des Grecs, il fallait avoir fait des actions dignes de cet honneur. Cependant, toutes les villes témoignèrent de leur amour pour la liberté commune, pendant que les envoyés de Xerxès parcouraient la Grèce, exigeant l'hommage de la terre et de l'eau. Xerxès, informé que le pont sur l'Hellespont était achevé et le mont Athos percé, quitta Sardes et s'avança vers l'Hellespont. Arrivé à Abydos, il fit passer son armée en Europe, sur le pont qu'il avait fait construire. En traversant la Thrace, il réunit à son armée de nombreuses troupes de Thraces et de Grecs limitrophes; et, arrivé dans la plaine de Dorisque, il fit approcher sa flotte pour réunir les deux armées en un seul point. C'est là qu'il passa toutes ses forces en revue : l'armée de terre comptait plus de huit cent mille hommes; sa flotte se composait de plus de douze cents vaisseaux longs, parmi lesquels il y en avait trois cent vingt de grecs, c'est-à-dire montés par des Grecs; car les bâtiments avaient été fournis par le roi. Les autres navires appartenaient aux Barbares. Les Egyptiens en avaient équipé deux cents; les Phéniciens, trois cents; les Ciliciens, quatre-vingts; les Pamphyliens, quarante; les Lyciens, un nombre égal; les Cariens, quatre-vingts; les Cypriens, cent cinquante ; les Doriens habitant dans le voisinage de la Carie, conjointement avec les Rhodiens et Coïens, en avaient envoyé quarante; les Ioniens réunis aux habitants de Chio et de Samos, cent; les Éoliens avec les Lesbiens et les Ténédiens, quarante; les Hellespontiens et les habitants du Pont, quatre-vingts; et les insulaires habitant les îles soumises au roi et situées entre les Cyanées, les caps de Triopium et de Sunium, cinquante. Tel était le nombre des trirèmes; il y avait, en outre, huit cent cinquante navires destinés au transport des chevaux, et trois mille barques à trente rames. Xerxès s'arrêta à Dorisque le temps nécessaire pour faire la revue générale de toutes ses forces. [11,4] IV. Cependant l'assemblée des Grecs, prévenue que l'armée des Perses s'approchait, résolut de diriger immédiatement la flotte sur Artémisium en Eubée ; car ce lieu leur parut favorable pour rencontrer les ennemis; en même temps, ils firent partir une troupe suffisante d'hoplites pour occuper les défilés des Thermopyles, et empêcher les Barbares de pénétrer dans la Grèce ; car l'intention des Grecs était de garantir la sûreté des habitants de l'intérieur en même temps que celle de leurs alliés. Eurybiade le Lacédémonien commandait toute la flotte, et Léonidas, roi des Spartiates, homme supérieur par sa bravoure et par son expérience dans la guerre, était à la tête de la troupe envoyée aux Thermopyles. En prenant ce commandement, il déclara qu'il ne prendrait avec lui que mille soldats : les éphores lui ayant représenté que ce nombre était trop petit pour résister à une si grande armée, et lui enjoignant même de se faire accompagner de plus de soldats, il leur répondit, en termes d'oracle, qu'en effet ils étaient peu nombreux pour s'opposer au passage des Barbares; mais que ce nombre était suffisant pour ce qu'il voulait faire actuellement. Sur cette réponse énigmatique et ambiguë, ils lui demandaient s'il songeait à faire quelque exploit peu important. A cette question, Léonidas répliqua qu'en apparence il partait pour garder les Thermopyles, mais en réalité pour mourir en combattant pour la liberté commune. La mort de mille soldats, ajoutait-il, rendra Sparte encore plus célèbre ; mais si je conduisais avec moi toute l'armée des Lacédémoniens, Sparte serait complétement ruinée ; car aucun Lacédémonien n'oserait chercher son salut dans la fuite. Ainsi, la troupe envoyée pour garder les Thermopyles se composait de mille Lacédémoniens, y compris trois cents Spartiates, et de trois mille autres Grecs. C'est avec ces quatre mille hommes que Léonidas s'avançait vers les Thermopyles. Les Locriens, voisins des défilés, avaient fait aux Perses l'hommage de la terre et de l'eau, et leur avaient promis de garder ces passages; mais quand ils apprirent que Léonidas s'avançait vers les Thermopyles, ils changèrent de dessein et passèrent dans les rangs des Grecs ; ils étaient au nombre de mille, auxquels se joignirent mille Méliens et presque autant des Phocidiens. Enfin, à ces troupes vinrent se réunir quatre cents Thébains du parti favorable aux Grecs, car les habitants de Thèbes n'étaient pas d'accord entre eux au sujet de l'alliance des Perses. Tel était le nombre des Grecs qui, sous les ordres de Léonidas, attendaient aux Thermopyles l'arrivée des Perses. [11,5] V. Après la revue générale de ses forces, Xerxès se porta avec toute son armée jusqu'à la ville d'Acanthe, les troupes de terre marchant de conserve avec la flotte qui longeait la côte : de là par le canal qu'on avait creusé, il fit passer les vaisseaux d'une mer dans l'autre promptement et sûrement. Lorsqu'il eut atteint le golfe Méliaque, il apprit que le passage des Thermopyles était déjà occupé par les ennemis. Il fit alors faire halte à son armée et appela auprès de lui ses auxiliaires d'Europe, au nombre de près de deux cent mille hommes; de sorte que le total de son armée s'élevait à un million de soldats, sans compter la flotte qui portait, avec les hommes chargés des provisions et des bagages, un nombre presque égal de combattants. On ne doit donc pas être surpris de ce qui se dit de ces immenses troupes de Xerxès; car on raconte que leur passage avait fait tarir les fleuves qui ne se dessèchent en aucune saison, et que les mers étaient cachées sous les voiles des navires; l'armée de Xerxès est la plus grande de celles dont l'histoire ait conservé le souvenir. Pendant que les Perses étaient campés aux bords du fleuve Sperchius, Xerxès envoya des messagers aux Thermopyles, pour connaître le sentiment des Grecs au sujet de cette guerre; ces messagers avaient en même temps l'ordre de leur commander, de la part de Xerxès, de mettre bas les armes, de rentrer tranquillement dans leurs foyers, et d'être les alliés des Perses. A ces conditions, il promettait de donner aux Grecs un pays plus étendu et plus fertile que celui qu'ils occupaient. Léonidas répondit aux messagers que si les Grecs devaient être les alliés du roi des Perses, ils lui seraient plus utiles avec leurs armes, et que s'ils étaient forcés de lui faire la guerre, ils combattraient plus noblement pour la liberté; que, quant aux terres qu'il leur offrait, les Grecs avaient conservé la maxime de leurs pères, qu'il faut en acquérir par la bravoure et non par la lâcheté. [11,6] VI. Après avoir entendu cette réponse, rapportée par les messagers, le roi fit venir Démaratus le Spartiate, qui, exilé de sa patrie, s'était réfugié auprès de Xerxès : il lui demanda, en souriant, son opinion. «Les Grecs, ajouta le roi, comptent-ils fuir plus vite que mes chevaux ou oseraient-ils tenir tête à des forces aussi nombreuses?» Voici quelle fut, dit-on, la réponse de Démaratus : Vous-même, ô roi, vous n'ignorez pas la valeur des Grecs, puisque vous vous êtes servi de troupes grecques pour soumettre les Barbares révoltés. Or, les croyez-vous plus braves que les Perses, quand ils combattent pour votre empire, et moins braves quand ils combattent pour leur propre liberté?» Le roi, en souriant, lui ordonna de l'accompagner pour être témoin de la fuite des Lacédémoniens. Il mit donc son armée en mouvement pour attaquer les Grecs aux Thermopyles. Il avait placé les Mèdes à l'avant-garde, soit qu'il appréciât leur bravoure, soit qu'il voulût s'en défaire, car les Mèdes conservaient encore la fierté de la suprématie qui leur avait été récemment enlevée. De plus, il y avait parmi les Mèdes les descendants de ceux qui avaient été tués à la bataille de Marathon : le roi leur montrait les fils et les frères de ces victimes, pour les exciter à la vengeance contre les Grecs. Ainsi, la colonne des Mèdes attaqua la première la garde des Thermopyles. Léonidas, préparé à cette attaque, avait concentré ses soldats dans le point le plus étroit du passage. [11,7] VII. Le combat fut rude : les Barbares se battaient sous les yeux du roi; les Grecs, songeant à leur indépendance et exhortés au combat par Léonidas, faisaient des prodiges de valeur. On se battait corps à corps, les coups se portaient à la longueur du bras dans une mêlée épaisse, et la fortune fut longtemps égale : les Grecs protégés par leur courage et leurs énormes boucliers, parvinrent avec peine à faire reculer les Mèdes, qui eurent un grand nombre de morts ou de blessés. Les Cissiens et les Saces, guerriers d'élite, prirent leur place; ces troupes fraîches, opposées à des adversaires déjà fatigués, ne soutinrent néanmoins pas longtemps le combat; entamées et pressées par Léonidas, elles lâchèrent pied. Les Barbares, armés de petits boucliers, avaient, par la facilité de leurs mouvements, l'avantage dans les plaines; mais dans les défilés, il leur était difficile de blesser les Grecs dont tout le cops était protégé par de grands boucliers ; exposés, par leur armure légère, à tous les coups de l'ennemi, les Barbares tombaient couverts de blessures. Enfin, Xerxès voyant tous les environs du passage jonchés de morts, et les Barbares fléchir devant le courage des Grecs, détacha l'élite des Perses, appelés les immortels, et qui passent pour les plus braves de l'armée ; ils furent pourtant repoussés après une courte résistance. A l'approche de la nuit, le combat cessa. Les Barbares avaient perdu beaucoup de monde; la perte était peu considérable du côté des Grecs. [11,8] VIII. Le lendemain, Xerxès, pour réparer un échec si inattendu, choisit parmi tous ses soldats ceux qui passaient pour les plus braves; à ses exhortations, il joignit la promesse de magnifiques récompenses pour ceux qui forceraient le passage; en même temps il déclara qu'il punirait de mort tous les fuyards. Les Barbares tombèrent avec impétuosité sur les Grecs. Les soldats de Léonidas serrent leurs rangs et opposent aux assaillants, comme un mur de boucliers ; l'ardeur du combat les animait au point qu'ils refusaient de céder à ceux qui venaient, selon l'habitude, les relever. Surmontant la fatigue d'un long combat, ils parvinrent à tuer un grand nombre de Barbares d'élite ; ils semblaient se disputer à qui braverait le plus longtemps les périls du combat : les vieux soldats voulaient surpasser encore la vigueur des jeunes ; et les jeunes aspiraient à la gloire des vieux soldats. Enfin l'élite des Barbares tourna le dos; mais elle rencontra l'arrière-garde qui avait ordre de s'opposer à sa fuite ; elle fut ainsi contrainte de revenir à la charge. Dans cette grave conjoncture et pendant que le roi se défiait de la bravoure de ses soldats, il arrive vers lui un certain Trachinien, homme de cette contrée, et qui connaissait les routes de la montagne ; il promit à Xerxès de conduire les Perses, par un chemin étroit et escarpé, sur les derrières de la troupe de Léonidas; de sorte qu'enveloppée de toute part, cette troupe ne pourrait guère échapper à la destruction. Le roi accepta cette offre avec joie, combla le Trachinien de présents, et le fit partir la nuit avec vingt mille hommes. Mais il se trouvait dans l'armée des Perses un soldat nommé Tyrastiadas, originaire de Cyme, homme plein d'honneur et de générosité : il s'échappa du camp des Perses à l'entrée de la nuit et vint avertir Léonidas du projet de ce Trachinien. [11,9] IX. A cette nouvelle, les Grecs s'assemblèrent aussitôt vers minuit, pour délibérer sur les dangers qui les menaçaient. Quelques-uns opinèrent qu'il fallait abandonner sur-le-champ le défilé et aller rejoindre les alliés, parce qu'il était impossible de sauver l'armée par la résistance. Léonidas, roi des Lacédémoniens, ambitionnant pour lui et les Spartiates une immense gloire, renvoya les autres Grecs, et leur enjoignit de se conserver pour la défense de leur patrie dans d'autres combats. Mais il ordonna aux Lacédémoniens de rester, et leur défendit d'abandonner le défilé ; car, ajoutait-il, il sied aux chefs de la Grèce, combattant dans le premier rang, d'être prêts à mourir. Alors tous les autres Grecs se retirèrent, et Léonidas accomplit avec ses concitoyens un exploit héroïque et glorieux. Avec cette poignée de Lacédémoniens, qui, y compris les Thespiens et les alliés, s'élevait à peine au nombre de cinq cents, il se dévouait à la mort pour le salut de la Grèce. Cependant, les Perses conduits par le Trachinien tournèrent le défilé et prirent la troupe de Léonidas en dos. Les Grecs, préférant la gloire au salut dont ils désespéraient, prièrent d'une commune voix leur chef de les mener à l'ennemi avant qu'il eût achevé de les envelopper. Content du zèle de ses soldats, Léonidas leur ordonna de déjeuner comme des gens qui devaient dîner dans l'enfer (Hadès) ; il prit lui-même quelque nourriture, afin de pouvoir supporter longtemps les fatigues du combat. Dès que les soldats avaient repris des forces et qu'ils se trouvaient tous prêts à combattre, Léonidas leur commanda de pénétrer dans le camp des Perses en renversant les ennemis devant eux et de se porter rapidement jusqu'à la tente du roi. [11,10] X. Conformément à ces ordres, les Lacédémoniens profitent de la nuit pour tomber en colonne serrée, Léonidas à leur tête, sur le camp des ennemis. Les Barbares, attaqués à l'improviste, sortirent de leurs tentes tumultueusement, et, dans la conviction que le détachement du Trachinien avait péri, et qu'ils allaient avoir affaire à toute l'armée grecque, ils furent épouvantés. Dans cette attaque, beaucoup de soldats de Léonidas trouvèrent la mort, plusieurs d'entre eux furent tués par leurs propres camarades, qui ne pouvaient se reconnaître dans les ténèbres de la nuit ; le tumulte et le carnage remplissaient le camp : les Perses se massacraient les uns les autres dans ce terrible désordre, où il n'y avait ni commandement, ni signe de ralliement, ni présence d'esprit. Si le roi était resté dans sa tente, il aurait été lui-même tué par les Grecs, et toute la guerre aurait été terminée. Mais Xerxès en était sorti au premier tumulte, et les Grecs, se jetant dans sa tente, égorgèrent presque tous ceux qu'ils y trouvaient. Profitant de la nuit, ils parcouraient tout le camp à la recherche de Xerxès. Mais à la pointe du jour, tout fut éclairci : les Barbares, apercevant le petit nombre des Grecs, commencèrent à mépriser une si faible troupe, mais, redoutant leur courage, ils n'osaient pas les attaquer de front, bien qu'ils leur parussent méprisables par leur petit nombre. Ainsi, les prenant de flanc ou les attaquant par derrière, ils les tuèrent tous de loin à coups de flèches ou dejavelots. Tel fut le sort de Léonidas et de ceux qui étaient demeurés à la garde du passage des Thermopyles. [11,11] XI. Qui n'admirerait la mort de ces braves, qui tous donnèrent leur vie unanimement et avec joie pour le salut commun de la Grèce, et qui aimaient mieux mourir en héros que vivre en esclaves. Mais on comprendra difficilement la stupéfaction des Barbares, en voyant que cinq cents hommes avaient osé résister à un million? Quel homme, dans la postérité, ne serait pas jaloux d'imiter ces braves qui, accablés par l'ennemi, furent vaincus de corps mais non pas d'âme? De mémoire d'homme, c'est la seule défaite qui soit plus glorieuse que les plus belles victoires. Car il faut juger les hommes vertueux non d'après les résultats de leurs actions, mais d'après leur intention : l'issue d'une action ne dépend que de la fortune; l'intention seule fait apprécier l'homme. Qui voudrait se croire supérieur à ces hommes qui, se mesurant avec leurs ennemis, un contre mille, n'ont pas hésité à opposer au nombre leur courage? Ils n'espéraient pas vaincre tant de milliers d'ennemis, mais ils voulaient laisser après eux l'exemple d'un courage incomparable. En combattant les Barbares, il ne s'agissait pour ces Spartiates que de remporter la palme de la bravoure. De mémoire d'homme, ils sont les seuls qui aient mieux aimé sauver les lois de la patrie que leur propre vie, et qui, animés de ces sentiments, aient affronté les plus grands périls. Ils ont mieux mérité de la liberté commune des Grecs que ceux qui, plus tard, remportèrent la victoire sur Xerxès; l'action de ces Spartiates étonna les Barbares et excita l'émulation parmi les Grecs. Les historiens et les poètes ont raconté leur gloire immortelle. Simonide le poète lyrique, leur rend un digne hommage dans l'éloge qu'il leur a consacré. "Qu'il est glorieux le sort de ceux qui sont morts aux Thermopyles! Quel beau destin! Leur tombe est un autel. Au lieu de larmes, ils ont reçu une mémoire immortelle. Leur mort est leur panégyrique. Ni la poussière ni le temps destructeur ne flétrira le drap mortuaire qui recouvre ces braves. L'enceinte sacrée où ils reposent renferme la gloire de la Grèce; c'est ce qu'atteste Léonidas, roi de Sparte, qui a laissé le plus beau monument de la vertu, une gloire éternelle." [11,12] XII. Après avoir rendu hommage à la vertu, nous allons reprendre le fil de notre histoire. Xerxès, en forçant le passage des Thermopyles, n'avait remporté, comme le dit le proverbe, qu'une victoire cadméenne : il avait lui-même perdu beaucoup plus de monde que l'ennemi. Maitre des défilés, il résolut de combattre les Grecs sur mer. Il fit sur-le-champ venir Mégabate, commandant des forces navales, et lui ordonna d'attaquer avec tous ses navires la flotte des Grecs, et d'essayer de l'engager dans un combat naval. Mégabate, obéissant aux ordres du roi, partit de Pydna en Macédoine, et longeant la côte de Magnésie, il vint mouiller avec toute sa flotte sous le promontoire Sépias. Là, une tempête violente lui fit perdre ses vaisseaux longs, plus de trois cents trirèmes et un nombre considérable de vaisseaux de transport. La tempête ayant cessé, Mégabate leva l'ancre et se porta sur Aphètes, ville de la Magnésie; de là il détacha trois cents trirèmes, avec l'ordre de tourner l'Eubée sur la droite et d'envelopper les ennemis. La flotte grecque, composée en tout de deux cent quatre-vingts trirèmes, dont cent quarante appartenant aux Athéniens, était alors en rade devant Artémisium, en Eubée; Eurybiade le Spartiate commandait cette flotte ; mais Thémistocle l'Athénien la dirigeait, car son génie et son expérience militaire lui donnaient une grande autorité, non seulement chez les marins grecs, mais encore auprès d'Eurybiade, et tous suivaient ses ordres avec empressement. Dans une assemblée, pour délibérer au sujet d'un engagement naval, les chefs réunis étaient tous d'avis de se tenir en repos et d'attendre l'arrivée des ennemis. Thémistocle seul fut d'un avis contraire ; il montrait qu'il serait important de se porter à la rencontre des Perses, avec toute la flotte rangée en bataille, parce qu'il y aurait de l'avantage à tomber en ligne serrée sur des navires s'avançant en désordre et laissant des intervalles en tant que sortis des ports nombreux et éloignés les uns des autres. Les Grecs se rendirent à l'avis de Thémistocle, et partirent avec toute leur flotte à la rencontre des ennemis. Thémistocle engagea le premier la mêlée avec les navires barbares dispersés et sortis de différents ports; il en coula à fond un grand nombre et en poursuivit plusieurs jusqu'à la côte. Mais bientôt toute la flotte ayant pris part à l'engagement, le combat devint acharné; la victoire resta indécise, et la nuit sépara les combattants. [11,13] XIII. Ce combat fut suivi d'une grande tempête qui fit périr beaucoup de navires stationnés hors du port. On eut dit que les dieux favorisaient le parti des Grecs en diminuant le nombre des navires barbares, pour que les Grecs pussent se mesurer avec des forces égales. Aussi le courage des Grecs se ranima-t-il de plus en plus, pendant que celui des Barbares fléchissait. Néanmoins ces derniers recueillirent les débris du naufrage et tentèrent avec tous leurs navires une seconde attaque. La flotte grecque, augmentée de cinquante trirèmes attiques, résista vigoureusement au choc des Barbares. Ce combat naval ressemblait au combat des Thermopyles; car les Perses voulaient forcer avec leur flotte le passage de l'Euripe, défendu par les Grecs, avec le concours des habitants de l'Eubée. Le combat fut acharné : beaucoup de navires périrent de part et d'autre; et la nuit força les combattants à gagner leurs ports respectifs. On rapporte que, dans ces engagements, les Athéniens se distinguèrent parmi les Grecs, comme les Sidoniens parmi les Barbares. Cependant, à la nouvelle des événements arrivés aux Thermopyles, et avertis que les Perses marchaient sur Athènes, les Grecs furent découragés; c'est pourquoi ils vinrent avec leur flotte stationner à Salamine. Voyant leur cité menacée de tout côté, les Athéniens embarquèrent leurs enfants, leurs femmes et tout ce qu'ils pouvaient emporter de leurs biens, et les transportèrent à Salamine. Le nauarque des Perses, informé du départ des ennemis, se porta avec toute sa flotte sur l'Eubée, s'empara par force de la ville d'Hestiée et ravagea le territoire. [11,14] XIV. Pendant que ces choses se passaient, Xerxès quitta les Thermopyles et traversa le pays des Phocidiens, en détruisant les villes, et dévastant les propriétés rurales. Les Phocidiens, qui avaient embrassé le parti des Grecs, se voyant hors d'état de résister, abandonnèrent toutes leurs villes, et allèrent se réfugier dans les gorges du mont Parnasse. Le roi traversa ensuite le territoire des Doriens, qu'il épargna parce qu'ils étaient les alliés des Perses. Il détacha un corps de son armée, avec l'ordre de se rendre à Delphes, d'y brûler le temple d'Apollon et d'enlever les offrandes sacrées. Avec le reste de ses troupes, il entra dans la Béotie et y établit son camp. Cependant, le détachement envoyé pour piller le sanctuaire de Delphes s'avança jusqu'au temple de Minerve Pronéa; là, il fut assailli par des torrents de pluie inattendus : les foudres tombaient du ciel et les vents emportaient des quartiers de rochers qui vinrent tomber dans le camp des Barbares et en tuer un grand nombre. Tous les Perses, épouvantés de cette manifestation des dieux, s'enfuirent. C'est ainsi que le sanctuaire du temple de Delphes fut préservé du pillage par quelque intervention divine. Les Delphiens, pour laisser à la postérité un témoignage immortel de cette apparition des dieux, élevèrent un trophée à la porte du temple de Minerve Pronéa, avec l'inscription suivante en vers élégiaques : "Monument d'une guerre défensive et témoignage de la victoire, les Delphiens m'ont élevé en honneur de Jupiter et de Phébus, qui ont repoussé la horde dévastatrice des Mèdes et sauvé le temple couronné d'airain." Xerxès, parcourant la Béotie, ravagea le territoire des Thespiens et incendia la ville de Platée qui était déserte; car les habitants de toutes ces villes s'étaient en masse réfugiés dans le Péloponnèse. Il pénétra ensuite dans l'Attique, dévasta la campagne, rasa Athènes et réduisit en cendres lés temples des dieux. Pendant que le roi se livrait à ces dévastations, sa flotte se dirigea de l'Eubée sur l'Attique, et ravagea les côtes de ce pays. [11,15] XV. Pendant ces évènements, les Corcyréens, qui avaient équipé soixante trirèmes, stationnaient dans les eaux du Péloponnèse, sous prétexte qu'ils ne pouvaient doubler le cap Malée. Mais, comme quelques historiens l'ont dit, ils attendaient en réalité l'issue de la guerre, afin d'accorder aux Perses l'hommage de la terre et de l'eau, si ces derniers avaient le dessus, et de se donner le mérite d'avoir porté des secours aux Grecs, dans le cas où ceux-ci seraient vainqueurs. Cependant les Athéniens réfugiés à Salamine, voyant l'Attique livrée aux flammes et le temple de Minerve détruit, étaient accablés ; les autres Grecs, qui se voyaient déjà cernés jusque dans le Péloponnèse, étaient saisis d'une terreur non mons grande. On convint alors que tous les chefs tiendraient un conseil de guerre, pour décider en quel lieu il conviendrait de livrer un combat naval. Les avis étaient nombreux et divers; les Péloponnésiens, ne songeant qu'à leur propre sûreté, opinaient qu'il fallait engager le combat à l'isthme de Corinthe; ils alléguaient qu'en défendant l'isthme par une forte muraille, on trouverait, en cas de revers, une retraite sûre dans le Péloponnèse, au lieu qu'en se tenant renfermés dans la petite île de Salamine, on s'exposerait à des malheurs irrémédiables. Thémistocle, au contraire, conseillait de résister avec les navires à Salamine : il faisait ressortir qu'il y aurait de l'avantage à combattre une grande flotte avec un petit nombre de navires dans un lieu resserré; que l'isthme de Corinthe n'était nullement favorable pour un combat naval où les Perses, manoeuvrant sur une vaste surface, auraient sur des navires peu nombreux tous les avantages d'une flotte de beaucoup supérieure en nombre. Enfin, après bien des discussions, tout le monde se rangea du dernier avis. [11,16] XVI. L'avis de livrer bataille à Salamine ayant prévalu, les Grecs se préparaient à braver le péril et à combattre les Perses. Eurybiade se joignit à Thémistocle et essaya d'exhorter les troupes; mais elles ne l'écoutèrent pas. Effrayé de la supériorité des forces ennemies, aucun soldat n'obéissait à son chef : ils voulaient tous quitter Salamine et faire voile vers le Péloponnèse. L'armée de terre des Grecs ne redoutait pas moins les forces des Perses. La mort des braves aux Thermopyles, l'aspect de l'Attique dévastée sous leurs yeux, avaient beaucoup abattu le courage des Grecs. A la vue de cette terreur universelle, les membres du conseil résolurent de fortifier l'isthme par une muraille. Cet ouvrage fut bientôt achevé, grâce à l'ardeur et au nombre des travailleurs. Les Péloponnésiens se retranchèrent ainsi derrière une muraille qui s'étend dans une longueur de quarante stades, depuis Léchéum jusqu'à Cenchrée. Cependant, à Salamine, les soldats de toute la flotte furent si épouvantés qu'ils n'obéissaient plus à leurs chefs. [11,17] XVII. Thémistocle, voyant qu'Eurybiade, le nauarque, ne pouvait rassurer la multitude, et convaincu pourtant du grand avantage qu'il y aurait à combattre dans l'étroit canal de Salamine, s'avisa de l'expédient suivant. Il fit passer un Grec, comme déserteur, dans le camp de Xerxès, afin d'avertir le roi que les navires des Grecs se disposaient à quitter Salamine pour se rallier dans l'isthme. Sur la vraisemblance de cet avis, le roi se hâta d'empêcher la jonction des forces maritimes des Grecs aux troupes de terre. Ainsi, il détacha aussitôt l'escadre égyptienne, avec l'ordre d'intercepter le passage entre Salamine et Mégare; en même temps le reste de la flotte devait se porter droit sur Salamine même, pour y attaquer les ennemis et décider l'affaire par un combat naval. Les trirèmes étaient disposées par ordre de nation, afin que les équipages, parlant la même langue, pussent se comprendre entre eux et se soutenir courageusement. Dans cet ordre de bataille, les Phéniciens occupaient la droite et les Grecs auxiliaires des Perses la gauche. Les chefs des Ioniens envoyèrent secrètement un certain Samien pour dévoiler aux Grecs tout le plan du roi et de la disposition de sa flotte, et pour les prévenir en même temps que, pendant le combat, ils déserteraient la ligne des Barbares. Le Samien, s'étant secrètement échappé à la nage, donna tous ces renseignements. Thémistocle se réjouit du succès de son stratagème et exhorta les troupes au combat. Les Grecs, encouragés par la promesse de défection des Ioniens, et forcés, contre leur opinion, d'en venir à un engagement, se décidèrent hardiment à combattre à Salamine. [11,18] XVIII. Enfin, Eurybiade et Thémistocle rangèrent leurs forces en ligne. Leur gauche, occupée par les Athéniens et les Lacédémoniens, faisait face aux Phéniciens; car la flotte des Phéniciens était le plus à redouter, tant par le nombre que par leur antique expérience de la mer. Leur droite était formée des Eginètes et des Mégariens, qui, après les Athéniens, passaient pour les plus habiles marins, et qui devaient montrer d'autant plus d'ardeur qu'en cas de revers ils étaient les seuls Grecs qui se fussent trouvés sans refuge. Enfin, le centre était composé par les autres navires des Grecs. Dans cet ordre, ils se mirent en mouvement, pour venir occuper le canal situé entre le détroit de Salamine et le temple d'Hercule. Le roi ordonna au nauarque de se porter à la rencontre des ennemis; et lui-même se rendit en face de Salamine, dans un lieu favorable pour être spectateur du combat. Les navires perses gardèrent leur rang tant qu'ils voguaient au large, mais en s'engageant dans le canal, ils furent obligés de faire sortir de la ligne quelques-uns de leurs navires, ce qui entraîna une grande confusion. Le nauarque, placé en avant de la ligne, et qui avait engagé l'attaque, fut tué après une brillante défense; et son vaisseau ayant été coulé à fond, le désordre se mit dans la flotte des Barbares. Il y avait beaucoup de chefs, et chacun donnait un ordre différent. Au lieu d'avancer, ils reculaient pour gagner le large. Les Athéniens, voyant ce désordre, se portaient sur les Barbares; leurs vaisseaux heurtaient ceux des ennemis, et, rasant les flancs, faisaient tomber les rames. Beaucoup de trirèmes des Perses, ne pouvant plus se servir de leurs rames, furent gravement endommagées par les coups d'éperon portés obliquement. Ainsi, cessant de se porter en avant, elles tournèrent leur poupe, et se retirèrent en fuyant. [11,19] XIX. Les navires des Phéniciens et des Cypriens ayant été mis hors de combat par les Athéniens, ceux des Ciliciens, des Pamphyliens et des Lyciens, qui venaient après, se défendirent d'abord vaillamment; mais lorsqu'ils virent les plus forts bâtiments en déroute, ils abandonnèrent aussi le champ de bataille. A l'autre aile de la flotte, l'issue du combat demeura quelque temps indécise; mais lorsque les Athéniens furent revenus de la poursuite des Phéniciens et des Cypriens qu'ils avaient repoussés jusqu'à la côte, ils décidèrent la victoire; les Barbares furent culbutés et perdirent un grand nombre de navires. Tel fut le combat naval dans lequel les Grecs remportèrent la victoire la plus éclatante. Dans ce combat, les Grecs eurent quarante navires mis hors de combat. Mais les Perses en perdirent plus de deux cents, sans ceux qui furent pris avec tout l'équipage. Le roi, vaincu contre son attente, fit mourir ceux des Phéniciens qui les premiers avaient donné l'exemple de la fuite, et menaça les autres d'un châtiment proportionné. Les Phéniciens, craignant l'effet de ces menaces, se dirigèrent d'abord sur le rivage de l'Attique; et, à l'approche de la nuit, ils prirent le chemin de l'Asie. Cependant Thémistocle, regardé comme l'auteur de cette victoire, imagina un second stratagème, non moins remarquable que le premier. Voyant que les Grecs n'osaient pas combattre tant de milliers de troupes de terre, il s'avisa du moyen suivant pour affaiblir les forces de l'ennemi : il envoya le précepteur de ses fils auprès de Xerxès, afin de l'avertir que les Grecs se disposaient à mettre à la voile pour aller abattre le pont que le roi avait fait construire. Ajoutant foi à cette nouvelle, qui paraissait très vraisemblable, le roi craignit que les Grecs, devenus maîtres de la mer, ne lui interceptassent le passage qui lui restait pour sa retraite en Asie. Il résolut donc de passer au plus vite d'Europe en Asie, en laissant dans la Grèce Mardonius avec l'élite de sa cavalerie et de son infanterie, qui s'élevait au moins au nombre total de quatre cent mille hommes. C'est ainsi que Thémistocle, à l'aide de deux stratagèmes, procura aux Grecs deux grandes victoires. Tels sont les événements alors arrivés en Grèce. [11,20] XX. Après avoir donné l'histoire détaillée de l'Europe, nous allons aborder le récit d'autres événements. A cette même époque, les Carthaginois, qui, dans un traité conclu avec les Perses, s'étaient engagés à attaquer les Grecs de la Sicile, avaient fait de grands préparatifs pour cette guerre. Tout ayant été disposé, ils appelèrent au commandement militaire Amilcar, le plus célèbre de leurs capitaines. Celui-ci sortit du port de Carthage avec toutes les troupes réunies : il avait une armée de terre d'au moins trois cent mille hommes, et une flotte composée de plus de deux mille vaisseaux longs, sans compter plus de trois mille vaisseaux de transport, chargés de provisions. En traversant la mer de Libye, il fut assailli d'une tempête qui lui fit perdre les barques chargées du transport des chevaux et des chars. Arrivé dans le port de Panorme, en Sicile, il disait qu'il regardait maintenant la guerre comme terminée, et qu'on avait craint que la mer ne préservât les Siciliens des dangers qui devaient les atteindre. Après avoir donné trois jours de repos à ses soldats, et réparé les avaries de la flotte, il se dirigea, à la tête de son armée, sur Himère, en marchant de conserve avec la flotte. Arrivé dans le voisinage de cette ville, il établit deux camps, l'un pour son armée de terre, et l'autre pour ses troupes de mer. Il fit tirer à terre tous les vaisseaux longs, et les environna d'un fossé profond et d'un mur de bois. Il fortifia le camp de l'armée de terre faisant face à la ville, et s'étendant depuis l'enceinte de la flotte jusqu'aux collines qui environnent la ville. Enfin, ayant occupé tout le côté occidental, il fit débarquer toutes les provisions, et renvoya aussitôt les vaisseaux de transport, avec l'ordre de se rendre en Sardaigne pour rapporter de nouveaux vivres et des munitions. Il marcha ensuite avec l'élite de ses soldats sur la ville d'Himère; il défit les habitants qui étaient sortis à sa rencontre, en tua un grand nombre et répandit la consternation dans l'intérieur de la ville. Théron, souverain d'Agrigente, qui défendait Himère avec une assez forte troupe, envoya aussitôt des députés à Syracuse, pour engager Gélon à venir au plus tôt au secours des Himériens. [11,21] XXI. A la nouvelle du découragement des Himériens, Gélon, qui tenait son armée toute prête, partit en hâte de Syracuse avec une armée d'au moins cinquante mille fantassins et de plus de cinq mille cavaliers; après une marche rapide, il s'approcha de la ville d'Himère et rendit le courage aux habitants, effrayés de la puissance des Carthaginois. Il choisit aux environs de la ville un emplacement convenable pour y établir son camp, et le fortifia par un fossé profond et une enceinte palissadée. Il détacha toute sa cavalerie pour attaquer les ennemis dispersés dans la campagne à la recherche des vivres; attaquant à l'improviste des hommes en désordre, ils firent autant de prisonniers que chaque cavalier en pouvait emmener. Ces prisonniers furent conduits à Himère au nombre de plus de dix mille ; Gélon reçut les témoignages de la plus grande estime, et les habitants commencèrent à mépriser leurs ennemis. Saisissant cette occasion, Gélon fit ouvrir par bravade toutes les portes que Théron avait fait murer par peur, et il en fit construire d'autres pour faciliter l'entrée des convois de vivres. Gélon, homme remarquable par son intelligence et ses talents militaires, songea aussitôt à quelque stratagème pour détruire l'armée des Barbares, sans courir aucun danger. Le hasard favorisa beaucoup son dessein. Voyant l'état des choses, il résolut de brûler la flotte ennemie. Amilcar se trouvait alors dans le camp de l'armée navale, et se disposait à offrir un pompeux sacrifice à Neptune, lorsqu'un détachement de cavaliers amena à Gélon un messager porteur de lettres de la part des Sélinontins. Il y était écrit que les Sélinontins enverraient à Amilcar la cavalerie qu'il leur avait demandée, et qu'elle arriverait au jour qu'il avait lui-même indiqué : or, ce jour était précisément celui où Amilcar allait offrir le sacrifice. Gélon détacha sa propre cavalerie; avec l'ordre de faire un détour, de s'avancer dès le point du jour, et de se présenter, comme étant les auxiliaires Sélinontins, devant le camp naval des Carthaginois et, une fois admis dans l'enceinte de bois, de tuer Amilcar et d'incendier ses navires. Il fit en même temps poster sur les hauteurs des environs des sentinelles chargées de donner le signal convenu dès qu'elles verraient les cavaliers dans l'intérieur de ce retranchement. Gélon, dès le point du jour, déploya ses troupes et attendit le signal. [11,22] XXII. Au lever du soleil, les cavaliers se dirigèrent sur le camp naval des Carthaginois, et ayant été accueillis comme des alliés, ils se précipitèrent sur Amilcar, occupé au sacrifice, le tuèrent et mirent le feu à la flotte. Averti par le signal, Gélon se mit à la tête de son armée rangée en bataille, et vint attaquer en bon ordre le retranchement des Carthaginois. Les chefs des Phéniciens firent d'abord sortir leurs troupes pour se porter à la rencontre des Siciliens, et combattirent vaillamment. Les trompettes avaient donné dans les camps opposés le signal du combat, et les deux armées disputaient à qui ferait entendre les cris les plus forts. Le carnage fut terrible ; la victoire balançait, incertaine, tantôt d'un côté tantôt de l'autre, lorsque tout à coup la flamme s'éleva des navires incendiés en même temps que le bruit du meurtre du commandant se répandit. Les Grecs, animés par l'espoir de vaincre, se ruèrent sur les Barbares qui, saisis d'épouvante, ne cherchèrent leur salut que dans la fuite. Comme Gélon avait ordonné de ne faire aucun quartier, un grand nombre de fuyards furent passés au fil de l'épée. La perte de l'ennemi s'éleva à plus de cent cinquante mille hommes. Ceux qui échappèrent à ce carnage se réfugièrent dans un lieu naturellement fortifié, où ils soutinrent d'abord le choc des assaillants. Mais comme le lieu qu'ils avaient occupé était sans eau, ils souffrirent de la soif, et furent contraints de se livrer au vainqueur. Gélon s'acquit par cette victoire éclatante, préparée par ses combinaisons stratégiques, une immense renommée non seulement auprès des Siciliens, mais chez toutes les autres nations. De mémoire d'homme, aucun général n'avait encore employé un tel stratagème, n'avait, dans un seul combat, écrasé tant de Barbares, et n'avait fait un si grand nombre de prisonniers. [11,23] XXIII. Plusieurs historiens comparent cette bataille avec celle que les Grecs ont livrée à Platée, et le stratagème de Gélon avec les artifices de Thémistocle. Quant à la palme du courage, les uns l'accordent au premier, les autres au second. En effet, l'armée qui avait à combattre les Barbares en Grèce, et celle qui leur était opposée en Sicile, avaient été d'abord également épouvantées du nombre de leurs ennemis; mais l'armée sicilienne, victorieuse avant l'armée grecque, ranima le courage abattu de la dernière. A l'égard des chefs des armées opposées, on a fait des observations curieuses. Ainsi, le roi des Perses s'enfuit avec plusieurs milliers de ses soldats ; mais le général des Carthaginois fut tué, et ses troupes furent si maltraitées qu'il ne resta pas, à ce que l'on dit, un seul homme pour en porter la nouvelle à Carthage. Chez les Grecs, les plus célèbres capitaines de la Grèce, Pausanias et Thémistocle, eurent tous deux un sort malheureux. Pausanias, soupçonné d'ambition et de trahison, fut mis à mort par ses propres concitoyens, et Thémistocle, chassé de toute la Grèce, se réfugia auprès de Xerxès, son plus grand ennemi, et y passa le reste de ses jours. Gélon, au contraire, depuis sa victoire augmentant en considération auprès des Syracusains, vieillit sur le trône et mourut comblé de gloire. Sa mémoire était si chère aux Syracusains, qu'ils conservèrent la royauté et la transmirent à trois descendants de Gélon. Nous aussi, nous payons un tribut d'éloges à ces hommes qui ont acquis une si juste renommée. [11,24] XXIV. Reprenons maintenant le fil de notre histoire. Gélon fut vainqueur précisément le jour où Léonidas combattit Xerxès aux Thermopyles. Comme si un génie supérieur eût voulu réunir en un même espace de temps la plus belle victoire et la plus glorieuse défaite. Après la bataille d'Himère, vingt navires carthaginois qu'Amilcar avait détachés pour les besoins de l'armée avaient échappé à la mêlée, dans laquelle presque tous les Carthaginois étaient ou tués ou faits prisonniers ; ils eurent le temps de mettre à la voile pour retourner dans leur patrie ; mais ces navires, surchargés d'un grand nombre de fuyards, furent assaillis par une tempête, et périrent tous. Quelques hommes seulement, s'étant sauvés dans une barque, atteignirent Carthage. Là, ils annoncèrent, en peu de mots, la destruction complète de l'armée de Sicile. La nouvelle de ce désastre si inattendu effraya tellement les Carthaginois que tous passaient les nuit sous les armes, pour veiller à la sûreté de la ville, comme si Gélon, avec toute son armée, devait se porter rapidement sur Carthage. La multitude des morts remplit la ville d'un deuil public, et les familles de larmes. Les uns pleuraient leurs fils, les autres leurs frères Les orphelins abandonnés demandaient, en se lamentant, leurs pères et leurs soutiens. Les Carthaginois, dans la crainte que Gélon ne fît une descente en Libye, lui envoyèrent des députés très éloquents et habiles, chargés de pleins pouvoirs. [11,25] XXV. Après la victoire, Gélon honora de présents les cavaliers qui avaient tué Amilcar, et récompensa les autres qui avaient donné des preuves de courage. Mais il mit en réserve les objets les plus précieux des dépouilles, dans l'intention d'en orner les temples de Syracuse; il en suspendit une grande partie aux murs des temples les plus célèbres d'Himère; et distribua le reste ainsi que les captifs aux alliés, en proportion de leur nombre, qui avaient pris part à l'expédition. Les villes mirent à la chaîne les prisonniers de guerre qui leur étaient échus en partage, et les employèrent aux travaux publics. Les Agrigentins, qui avaient reçu la plus forte part de prisonniers, s'en servirent pour embellir leur ville et les environs. Le nombre de ces prisonniers était si grand que beaucoup de particuliers en avaient jusqu'à cinq cents. Ils s'étaient procuré cette quantité de captifs, non seulement parce qu'ils avaient fourni plus de troupes à la guerre, mais parce que, dans la déroute générale, beaucoup de fuyards s'étaient sauvés dans l'intérieur des terres, et s'étaient principalement retirés sur le territoire d'Agrigente. Là, ils furent tous arrêtés par les Agrigentins, dont la ville était pleine de prisonniers. La plupart appartenaient à l'État; ils taillaient les pierres qui devaient servir à la construction des plus grands temples des dieux, ainsi qu'à la construction des égouts souterrains pour l'écoulement des eaux hors de la ville, ouvrages remarquables, quoique vils par leur destination. L'architecte qui dirigea ces travaux s'appelait Phéax; c'est de là que les conduits souterrains reçurent le nom de "Phéaques". Les Agrigentins firent aussi construire une belle piscine de sept stades de périmètre et de vingt coudées de profondeur. Ils y firent entrer des eaux de rivières et de sources, et en formèrent un vivier qui fournissait des poissons en abondance pour le luxe des tables. Les nombreux cygnes, qui venaient s'y abattre en volant, offraient un spectacle fort agréable. Mais, comme dans la suite l'entretien de cette piscine a été négligé, elle a disparu avec le temps. Les Agrigentins avaient aussi profité de la fertilité du terrain pour y planter des vignes et des arbres de tout genre dont ils tiraient de grands revenus. Gélon congédia ses alliés et reconduisit ses concitoyens à Syracuse. L'importance de ses succès lui valut l'estime non seulement de ses concitoyens, mais de tous les habitants de la Sicile. Il avait amené un si grand nombre de prisonniers de guerre qu'il semblait que toute la Libye était devenue sa captive. [11,26] XXVI. Les villes et les chefs qui étaient auparavant ses ennemis lui envoyèrent aussitôt des députés pour lui faire des excuses et pour lui présenter leurs hommages. Il les traita tous avec amitié, et conclut avec eux des alliances. Dans sa prospérité, il se conduisit généreusement non seulement envers ses alliés, mais encore à l'égard des Carthaginois, ses ennemis mortels. Car il accorda la paix aux envoyés de Carthage, qui étaient venus implorer avec des larmes sa générosité. Il n'exigea d'eux que deux mille talents d'argent en remboursement des frais de la guerres mais il leur ordonna de construire deux temples où les articles du traité devaient être déposés. Sauvés contre toute espérance, les Carthaginois acceptèrent ces conditions, et promirent une couronne d'or à Damarète, femme de Gélon, parce que, sollicitée par eux, elle avait, par son intervention, beaucoup contribué à la conclusion de la paix. Elle reçut cette couronne, qui pesait cent talents d'or, et en fit frapper une monnaie qui, d'après son nom, fut appelée "Damarétion"; cette pièce valait dix drachmes attiques; les Siciliens la nommèrent "pentécontalitron", à cause de son poids. Gélon se montrait si humain envers tout le monde, principalement pour suivre son inclination naturelle, mais aussi pour gagner tous les coeurs par sa bienveillance. Il faisait alors des préparatifs pour conduire en Grèce une nombreuse armée, et se joindre aux Grecs contre les Perses. Pendant qu'il méditait cette expédition, il reçut des messages de Corinthe, qui lui annoncèrent la victoire remportée par les Grecs à Salamine, et la retraite de Xerxès, qui avait quitté l'Europe avec une partie de ses troupes. Il renonça donc à son projet, et, après avoir loué les soldats de leur bonne volonté, il convoqua une assemblée où tout le inonde devait se rendre armé. Quant à lui, il s'y rendit non seulement sans armes, mais sans tunique et enveloppé d'un simple manteau. Là, il fit l'apologie de sa vie et de tout ce qu'il avait fait pour les Syracusains. Chaque parole de son discours fut couverte des applaudissements de la multitude, et on s'étonna qu'il se livrât en quelque sorte nu et sans défense au fer des assassins. Bien loin de le traiter de tyran, ils le proclamèrent d'une seule voix leur bienfaiteur, leur sauveur et leur roi. En sortant de l'assemblée, Gélon employa les dépouilles de l'ennemi à élever des temples magnifiques à Cérès et à Proserpine. Il fit faire un trépied d'or de seize talents qu'il déposa dans le temple de Delphes, en offrande à Apollon; et il conçut plus tard le projet de construire sur l'Etna un temple à Cérès. Cette construction était déjà commencée, lorsqu'elle fut interrompue par le destin qui trancha la vie de Gélon. Pindare, le porte lyrique, florissait à cette époque. Tels sont les principaux événements arrivés dans le cours de cette année. [11,27] XXVII. Xanthippe étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Quintus Babius Silvanus et Servius Cornélius Tricostus. Dans cette année, la flotte des Perses, moins celle des Phéniciens, vint, après sa défaite à Salamine, stationner dans les eaux de Cyme. Elle y passa l'hiver; et, au commencement de la belle saison, elle se porta sur Samos, pour garder les côtes de 1'Ionie. Cette flotte, stationnée à Samos, se composait de plus de quatre cents navires; elle surveillait les villes de l'Ionie, qui étaient prêtes à se révolter. En Grèce, les Athéniens, fiers de la victoire de Salamine, à laquelle ils avaient le plus contribué, disputaient ouvertement aux Lacédémoniens l'empire sur mer. C'est pourquoi les Lacédémoniens, dans leur pressentiment de l'avenir, cherchaient toujours à humilier les Athéniens. Ainsi, lorsqu'il était question de décerner publiquement le prix de la valeur, ils firent décider par leur influence que, parmi les villes, celle des Éginètes s'était le plus distinguée, et que, parmi les individus, l'Athénien Aminias, frère du poète Eschyle, s'était montré le plus brave. Aminias, triérarque, avait porté le premier coup d'éperon au vaisseau commandant des Perses ; c'est lui qui avait tué le nauarque et fait couler à fond son vaisseau. Les Athéniens furent blessés de ce jugement inique ; et les Lacédémoniens, craignant que Thémistocle, indigné, ne méditât quelque vengeance funeste à eux et à toute la Grèce lui offrirent des présents dont la valeur était double de celle du prix qu'on avait décerné aux autres. Dès que Thémistocle eut accepté ces présents, le peuple athénien lui ôta le commandement de l'armée, et le donna à Xanthippe, fils d'Ariphron. [11,28] XXVIII. Le bruit du différend entre les Athéniens et les autres Grecs s'étant répandu, on vit arriver à Athènes des envoyés tout à la fois de la part des Perses et de la part des Grecs. Les envoyés des Perses annoncèrent que leur général Mardonius promettait aux Athéniens, s'ils embrassaient son parti, de leur donner en possession le territoire de la Grèce qu'ils voudraient ; de relever leurs murs et leurs temples, et de laisser leur cité se gouverner par ses propres lois. De leur côté, les envoyés de Lacédémone suppliaient les Athéniens de ne point écouter les propositions des Barbares, et de conserver leur affection pour les Grecs, leurs alliés naturels. Les Athéniens répondirent aux Barbares que le roi des Perses ne possédait ni un assez vaste territoire, ni assez d'or pour leur faire abandonner leurs compatriotes ; et ils dirent aux Lacédémoniens qu'ils avaient toujours les mêmes sentiments à l'égard de la Grèce, et qu'ils chercheraient à les conserver, mais qu'ils priaient les Lacédémoniens de venir au plus vite dans l'Attique avec tous leurs alliés, parce que Mardonius, irrité du refus des Athéniens, ne manquerait pas de marcher sur Athènes avec toutes ses forces. C'est en effet ce qui arriva. Car Mardonius, qui séjournait dans la Béotie avec ses troupes, tenta d'abord d'entraîner à la défection quelques villes du Péloponnèse en envoyant de l'argent aux gouverneurs de ces villes; enfin, en recevant la réponse des Athéniens, il fut si irrité qu'il se porta sur l'Attique à la tête de toute son armée. Outre les forces que Xerxès lui avait laissées, il avait levé des soldats dans la Thrace, dans la Macédoine et dans toutes les villes alliées des Perses, et il avait ainsi réuni plus de deux cent mille hommes. Les Athéniens, voyant s'avancer contre eux cette armée, envoyèrent aussitôt des messagers à Sparte avec des lettres, pour engager les Lacédémoniens de venir à leur secours. Mais, ceux-ci ne se hâtant point, et les Barbares commençant déjà à pénétrer dans l'Attique, les Athéniens furent consternés, et, prenant avec eux leurs enfants, leurs femmes et tout ce qu'ils pouvaient emporter à la hâte, ils abandonnèrent leur patrie et se réfugièrent une seconde fois à Salamine. Mardonius, toujours irrité contre les Athéniens, ravagea toute la campagne, rasa la ville, et détruisit même les temples, qui avaient été jusque-là épargnés. [11,29] XXIX. Pendant que Mardonius entrait dans Athènes avec son armée, l'assemblée générale des Grecs décida de se joindre aux Athéniens, et de se donner rendez-vous à Platée pour sauver la patrie. De plus, elle décréta qu'on ferait aux dieux le voeu, si les Grecs étaient vainqueurs, de célébrer l'anniversaire de la délivrance commune, par des jeux éleuthériens, à Platée. Tous les Grecs assemblés dans l'isthme résolurent de s'engager à cette guerre par un serment qui devait garantir leur union et les obliger à braver tous les dangers. Voici la formule de ce serment : Je n'estimerai point la vie plus que la liberté ; je n'abandonnerai mes chefs ni vivants ni morts, et j'ensevelirai mes compagnons tués dans le combat. Vainqueur des Barbares, je ne contribuerai jamais à la destruction d'aucune des villes qui ont pris part au combat. Je ne relèverai aucun des temples brûlés ou renversés, mais je laisserai subsister ces ruines comme un monument qui doit rappeler à la postérité la fureur sacrilége des Barbares. Après avoir prononcé ce serment, ils se dirigèrent vers la Béotie, en passant par le Cithéron ; arrivés au pied de cette montagne, près d'Erythres, ils y établirent leur camp. Aristide était à la tête des Athéniens ; Pausanias, tuteur du fils de Léonidas, avait le commandement en chef de l'armée. [11,30] XXX. A la nouvelle de l'approche des ennemis, Mardonius sortit de Thèbes, et, ayant atteint les bords du fleuve Asopus, il y établit son camp qu'il entoura d'un fossé profond, et d'un mur de bois. L'armée des Grecs s'élevait à cent mille hommes, et celle des Barbares à cinq cent mille. Les Barbares commencèrent le combat, en se portant, à la faveur de la nuit, sur le camp grec, qu'ils attaquèrent avec toute leur cavalerie. Les Athéniens, avertis de cette manoeuvre, s'avancèrent courageusement et en bon ordre. Le combat fut sanglant. Enfin tous les Grecs mirent en fuite les Barbares qui leur étaient opposés. Les Mégariens seuls, qui avaient affaire à l'hipparque lui-même et à l'élite de la cavalerie perse, souffrirent du choc de l'attaque; ils n'abandonnèrent pourtant pas leurs rangs, mais ils envoyèrent demander aux Athéniens et aux Lacédémoniens de prompts renforts. Aristide détacha aussitôt l'élite des Athéniens qu'il commandait. Ceux-ci, tombant sur les Barbares, dégagèrent les Mégariens, tuèrent le commandant de la cavalerie perse, ainsi que beaucoup d'autres Barbares, et mirent le reste en fuite. Les Grecs tirèrent de ce brillant prélude d'heureux présages pour une victoire complète. Ils transportèrent ensuite leur camp du pied de la montagne dans un lieu plus favorable. Ils avaient à leur droite une colline élevée et le fleuve Asopus sur la gauche. C'est entre ces deux points que se trouva placé leur camp, fortifié par la nature même du lieu. Le choix de ce retranchement dans un défilé contribua beaucoup à la victoire des Grecs : car la phalange des Perses ne pouvant se déployer, plusieurs milliers de Barbares demeurèrent paralysés dans leurs mouvements. Pausanias et Aristide, rassurés par leur position naturelle, disposèrent leurs troupes en conséquence et s'avancèrent contre les ennemis. [11,31] XXXI. Mardonius, contraint de resserrer sa phalange, déploya ses colonnes et ordonna d'attaquer les Grecs de la manière qui lui parut la plus avantageuse, en poussant de grands cris. L'élite des Perses, qui entourait Mardonius, tomba sur les Lacédémoniens qui leur étaient opposés, et, combattant vaillamment, ils tuèrent un grand nombre de Grecs. Cependant les Lacédémoniens, qui se défendaient avec bravoure et qui affrontaient tous les périls, firent de leur côté un grand carnage des Barbares. Tant que Mardonius combattait à la tète de son élite, les Barbares tinrent ferme ; mais dès qu'ils virent tomber Mardonius en héros et les braves qui l'entouraient, morts ou blessés, ils perdirent courage, et se livrèrent à la fuite. Poursuivis par les Grecs, la plupart des Barbares coururent se mettre à l'abri derrière le mur de bois ; et les Grecs qui avaient servi dans les rangs des Perses se retirèrent à Thèbes. Artabaze, homme considéré chez les Perses, réunit les débris de l'armée, d'environ quarante mille hommes, et les conduisit, par la plus courte retraite, dans la Phocide. [11,32] XXXII. Les Barbares s'étant débandés, les Grecs se divisèrent en plusieurs corps pour les poursuivre. Les Athéniens, les Platéens et les Thespiens, prirent la route de Thèbes. Les Corinthiens, les Sicyoniens, les Philiasiens, et quelques autres, se mirent sur les traces d'Artabaze. Les Lacédémoniens avec le reste des Grecs poursuivirent les fuyards jusqu'à la muraille de bois, et la détruisirent. Cependant les Thébains donnèrent un refuge aux fuyards, et tombèrent, à leur tour, sur les Athéniens. Il se livra un combat acharné sous les murs de la ville, et, les Thébains se défendant vaillamment, il périt un grand nombre d'hommes de part et d'autre. Enfin, culbutés par les Athéniens, les Thébains se jetèrent dans leur ville. Les Athéniens allèrent ensuite joindre les Lacédémoniens qui assiégeaient le camp des Perses. On se battait des deux côtés avec acharnement : les Barbares, bien retranchés, se défendaient vigoureusement; les Grecs, pressant l'attaque du retranchement de bois, étaient blessés en grand nombre, et beaucoup d'entre eux trouvèrent une mort glorieuse. Cependant, ni ces retranchements ni la foule des Barbares ne pouvaient arrêter l'ardeur des Grecs, et toute résistance devait céder à leurs efforts. Car les Lacédémoniens et les Athéniens, ces deux nations rivales qui se disputaient l'empire de la Grèce, étaient animés par le souvenir de leurs victoires récentes, et par la confiance dans leur valeur. Enfin le camp fut pris d'assaut, et les Barbares, qui demandaient à vivre seulement comme prisonniers, ne trouvèrent aucune pitié. Car Pausanias, général des Grecs, voyant que le nombre des Barbares surpassait encore celui des vainqueurs, craignit que la pitié n'eût des conséquences funestes. Aussi ordonna-t-il de ne faire grâce à personne, et la terre fut bientôt jonchée de morts. Enfin les Grecs, après avoir taillé en pièces plus de cent mille hommes, étaient à peine rassasiés de carnage. [11,33] XXXIII. Telle fut l'issue de cette bataille. Les Grecs ensevelirent leurs morts, au nombre de plus de dix mille, et partagèrent les dépouilles en proportion des soldats. Dans la distribution des récompenses, Charitide fit décerner le prix de la valeur à Sparte comme cité, et à Pausanias comme individu. Artabaze, avec quarante mille hommes, débris de l'armée perse, passa de la Phocide dans la Macédoine, et parvint, à marches forcées, à gagner l'Asie. Les Grecs employèrent la dixième partie des dépouilles à fabriquer un trépied d'or, qu'ils déposèrent dans le temple de Delphes, avec cette inscription, en vers élégiaques : "Les libérateurs de toute la Grèce, après avoir sauvé les cités d'un triste esclavage, ont consacré ce monument". Sur le monument, élevé en honneur de ceux qui étaient morts aux Thermopyles, ils mirent l'inscription suivante, commune pour tous les Grecs : "Quatre mille hommes sortis du Péloponnèse en combattirent ici deux millions.» Une autre inscription s'appliquait aux seuls Lacédémoniens : "Passant, va dire aux Lacédémoniens que nous reposons ici, pour avoir obéi à leurs lois." Le peuple d'Athènes, de son côté, fit élever des monuments funèbres en l'honneur de ceux qui avaient été tués dans la guerre persique. Il célébra alors pour la première fois des jeux funèbres; puis il ordonna par une loi de choisir des orateurs pour prononcer le panégyrique des morts enterrés aux frais de l'Etat. Quelque temps après, Pausanias se mit à la tête des troupes, marcha contre Thèbes et demanda les promoteurs de l'alliance des Perses, afin d'en tirer vengeance. Les Thébains étant intimidés par le nombre et la valeur de leurs ennemis, les plus coupables se livrèrent eux-mêmes; Pausanias les fit tous punir de mort. [11,34] XXXIV. Le jour même de la bataille de Platée, les Grecs livraient en Ionie un grand combat contre les Perses. Mais avant de le décrire, nous allons reprendre les choses de plus haut. Léotychide, de Lacédémone, et Xanthippe, d'Athènes, commandants de l'armée navale, avaient rassemblé dans les eaux d'Egine leurs navires sortis victorieux du combat de Salamine. Après s'y être arrêtés quelques jours, ils firent voile vers Délos avec deux cent cinquante trirèmes. Là ils reçurent une députation de Samos, qui les supplia de venir délivrer les Grecs de l'Asie. Léotychide réunit les chefs en conseil; après avoir écouté les envoyés samiens, on résolut d'accourir à la délivrance des villes grecques de l'Asie, et la flotte partit aussitôt de Délos. A la nouvelle de l'approche des Grecs, les commandants de la flotte perse qui stationnait dans les eaux de Samos, se remirent en mer avec tous leurs navires, et vinrent jeter l'ancre à Mycale en Ionie; comme ils ne se croyaient pas en état de soutenir un combat, ils tirèrent leurs navires à terre, et les entourèrent d'un fossé profond et d'une muraille de bois, ce qui ne les empêcha pas de faire venir des troupes de Sardes et des villes d'alentour, de manière à réunir une armée de cent mille hommes, et, ne se doutant pas de la défection des Ioniens, ils se pourvoyaient de toutes les choses nécessaires à la guerre. Léotychide, à la tête de toute sa flotte, s'avança en bon ordre sur les Barbares à Mycale, et dépêcha sur un navire un héraut, qui avait la plus forte voix dans l'armée. Il lui avait ordonné de côtoyer le rivage tout près des ennemis, et de là de proclamer à haute voix que les Grecs, vainqueurs des Perses à Platée, étaient présents pour délivrer les villes grecques de l'Asie. Le but de Léotychide était de soulever les Grecs qui servaient dans les rangs des Barbares, et de répandre dans le camp des Perses des germes de désordre, ce qui arriva en effet. Car, le héraut faisant sa proclamation à portée des navires tirés à terre, les Perses commencèrent à se défier des Grecs, et ceux-ci à comploter entre eux. [11,35] XXXV. Les Grecs, s'étant bien assurés de l'état des choses, firent débarquer leurs troupes. Le lendemain, pendant qu'ils étaient occupés à se ranger en bataille, le bruit se répandit que les Grecs avaient vaincu les Perses à Platée. Aussitôt Léotychide convoqua une assemblée, anima son armée au combat, surtout en leur montrant la victoire de Platée comme un exemple à imiter et propre à stimuler leur courage. L'événement eut quelque chose de miraculeux. Car on reconnut dans la suite que les deux batailles de Mycale et de Platée avaient été livrées le même jour; que Léotychide n'avait aucunement reçu la nouvelle qu'il avait fait répandre, la distance des lieux ne le permettant pas, et qu'enfin il avait préparé la victoire par un stratagème. Les généraux perses désarmèrent les Grecs, dont ils se défiaient, et donnèrent leurs armes à des alliés plus sûrs; et en exhortant leurs soldats, ils leur disaient que le roi Xerxès arrivait à leur secours avec une puissante armée; ils remontaient ainsi le courage de leurs troupes. [11,36] XXXVI. Les deux armées s'étaient rangées en bataille et prêtes à marcher l'une contre l'autre. Les Perses, méprisant le petit nombre de leurs ennemis, commencèrent l'attaque en poussant de grands cris. Les Samiens et les Milésiens avaient résolu de se porter en masse au secours des Grecs; ils se mirent donc en marche avec leurs forces réunies et parurent en vue. Les Ioniens pensaient que ce mouvement ranimerait le courage des Grecs; mais le contraire arriva. Les troupes de Léotychide croyaient voir Xerxès s'avancer de Sardes à la tête d'une armée ; le désordre se répandit dans le camp, et les avis étaient partagés sur le parti à prendre. Les uns soutenaient qu'il fallait se retirer au plus vite sur les vaisseaux; et les autres, qu'il fallait attendre l'ennemi de pied ferme. Pendant que les Grecs hésitaient ainsi, les Perses arrivèrent rangés en bataille et les attaquèrent en poussant de grands cris. Les Grecs, n'ayant plus le temps de délibérer, furent forcés de soutenir le choc des Barbares. Le combat fut opiniâtre, l'issue longtemps douteuse, et il périt beaucoup de monde de part et d'autre. Mais, lorsque les Samiens et les Milésiens se montrèrent, les Grecs reprirent courage, et les Barbares, déconcertés, se mirent en fuite. Alors il se fit un terrible carnage; Léotychide et Xanthippe serrèrent de près les Barbares et les poursuivirent jusque dans leur camp. Les Éoliens et plusieurs autres Grecs de l'Asie prirent alors part à la bataille déjà décidée, car les villes de l'Asie brûlaient du désir de se rendre indépendantes. Ainsi, sans se soucier ni de leurs otages ni de leurs serments, ils se joignirent aux autres Grecs pour égorger les Barbares mis en déroute. Les Perses furent ainsi défaits ; ils perdirent plus de quarante mille hommes; ceux qui avaient échappé au carnage se réfugièrent dans le camp, et se retirèrent à Sardes. A la nouvelle de la double déroute de ses armées à Platée et à Mycale, Xerxès laissa une partie de ses troupes à Sardes pour continuer la guerre contre les Grecs; lui-même, dans le plus grand trouble, prit avec le reste de l'armée le chemin d'Ecbatane. [11,37] XXXVII. Léotychide et Xanthippe retournèrent à Samos, et conclurent une alliance avec les Ioniens et les Éoliens, ils les engagèrent ensuite à quitter l'Asie et à venir s'établir en Europe, en leur promettant de leur donner les terres des peuples qui avaient pris le parti des Mèdes et qui seraient chassés. Car, demeurant en Asie, ils auraient toujours pour voisins des ennemis beaucoup plus puissants qu'eux, et les Grecs, leurs alliés, sépares par la mer, ne pourraient pas leur apporter des secours à temps. Les Éoliens et les Ioniens étaient prêts à accepter ces propositions et à se transporter avec les Grecs en Europe, lorsque les Athéniens changèrent d'avis : ils conseillèrent à ces alliés de demeurer dans leur pays, en les assurant que, lors même qu'aucun Grec ne les soutiendrait, les Ioniens pouvaient toujours compter sur l'assistance des Athéniens, leurs alliés naturels. Ce conseil fut inspiré par la crainte que les Ioniens, une fois établis, du consentement de tous les Grecs, dans leurs nouvelles colonies, ne regardassent plus Athènes comme leur métropole. Quoi qu'il en soit, les Ioniens renoncèrent à leur projet, et restèrent en Asie. Après l'accomplissement de ces choses, l'armée des Grecs se divisa. Les Lacédérnoniens se remirent en mer pour la Laconie, et les Athéniens, avec les Ioniens et les insulaires, firent voile pour Sestos. Aussitôt après son arrivée, le général Xanthippe mit le siége devant cette ville; il prit Sestos d'assaut, y laissa une garnison, congédia les alliés et ramena ses concitoyens à Athènes. Telle fut l'issue de la guerre médique, qui a duré deux ans. L'historien Hérodote, qui a écrit l'histoire universelle en neuf livres, commence son ouvrage aux temps antérieurs à la guerre de Troie, et le termine à la bataille de Mycale et à la prise de Sestos. A la même époque, en Italie, les Romains faisaient la guerre aux Volsques : ils les vainquirent dans un combat et en tuèrent un grand nombre. Spurius Cassius, qui avait été consul l'année précédente, convaincu d'avoir aspiré à la tyrannie, fut condamné à mort. Tels sont les événement- arrivés dans le cours de cette année. [11,38] XXXVIII. Timosthène étant archonte d'Athènes, Caeso Fabius et Lucius AEmilius Mamercus furent revêtus de la dignité consulaire à Rome. Dans cette année, la Sicile jouissait d'une paix profonde. Les Carthaginois étaient abattus; Gélon régnait avec justice sur les Siciliens et entretenait dans les villes l'ordre et la prospérité. Les Syracusains avaient aboli par une loi les funérailles somptueuses, et réduit les dépenses qu'on avait coutume d'y faire. Tout cela enfin fut réglé par une loi. Le roi Gélon, désireux de gagner en tout la faveur du peuple, prit des mesures pour faire appliquer à lui-même les dispositions de cette loi. Atteint d'une maladie, et désespérant de sa guérison, il remit la royauté à Hiéron, le plus âgé de ses frères, et donna des ordres pour que, à ses obsèques, la loi fut strictement observée. Le successeur exécuta la dernière volonté de Gélon : le corps de celui-ci fut enseveli dans le champ de sa femme, dans un édifice imposant par sa masse et appelé les "Neuf Tours". Le peuple sortit de la ville et suivit en foule le convoi funèbre jusqu'à cet endroit, éloigné de deux cents stades : là, le peuple éleva un tombeau magnifique et décerna à Gélon les honneurs héroïques. Plus tard, les Carthaginois, dans leur guerre contre Syracuse, détruisirent ce monument, et Agathocle, par une envieuse jalousie, abattit ces tours. Mais ni la haine des Carthaginois, ni la méchanceté d'Agathocle, rien n'a pu détruire la gloire de Gélon, car l'histoire, ce juge impartial, conservera sa mémoire et la perpétuera dans tous les siècles. Il est juste et d'un bon exemple pour la société que ceux qui ont abusé de leur puissance pour faire du mal, soient flétris par l'histoire, et que les bienfaiteurs du genre humain reçoivent un souvenir éternel. Gélon avait régné sept ans, et Hiéron, son frère et son successeur, régna onze ans et huit mois. [11,39] XXXIX. En Grèce, les Athéniens, après la victoire de Platée, ramenèrent à Athènes leurs enfants et leurs femmes, qu'ils avaient transportés à Salamine et à Trézène. Ils entreprirent aussitôt de reconstruire les murs de leur ville, et de prendre d'autres mesures de sécurité. Les Lacédémoniens, voyant que les Athéniens s'étaient acquis une grande réputation par leurs forces maritimes, devinrent jaloux de cet accroissement de puissance, et résolurent d'empêcher les Athéniens de relever leurs murailles. Ils envoyèrent donc à Athènes des députés chargés de déclarer de vive voix qu'ils croyaient, dans ce moment, le rétablissement des murs d'Athènes contraire aux intérêts de la Grèce; parce que, si Xerxès revenait dans la Grèce avec de plus grandes forces, il pourrait occuper les villes fortifiées, situées hors du Péloponnèse, et s'en servir pour faire la guerre à tous les Grecs. Ces raisons n'ayant pas été écoutées par les Athéniens, les députés se rendirent auprès des ouvriers et leur ordonnèrent de cesser immédiatement les travaux. Les Athéniens ne sachant quel parti prendre, Thémistocle, qui jouissait alors d'un grand crédit parmi ses compatriotes, leur conseilla de prendre une attitude calme; sinon les Lacédémoniens, réunis aux Péloponnésiens, les empêcheraient de relever les murs d'Athènes. Il offrit ensuite, en secret, aux archontes, de se rendre avec quelques autres députés auprès des Lacédémoniens, et de s'entendre avec eux sur cette affaire. Il recommanda enfin aux archontes, s'il venait d'autres envoyés de Lacédémone à Athènes, de les retenir jusqu'à son retour de Lacédémone, et, dans cet intervalle, d'employer tous les bras à la reconstruction des murs de la ville; c'était, suivant lui, le meilleur moyen de venir à bout de l'entreprise projetée. [11,40] XL. Les Athéniens goûtèrent ce conseil, et Thémistocle partit avec ses compagnons pour Sparte. Les Athéniens s'empressent de relever les murs de la ville, et, dans leur zèle, ils n'épargnèrent ni les maisons ni les tombeaux. Les femmes, les enfants, les étrangers et les esclaves mêmes prirent part à ce travail qui avança rapidement, grâce à l'ardeur des ouvriers et au nombre de bras qui y étaient employés. Appelé devant les magistrats de Sparte, qui lui firent des reproches au sujet de la reconstruction des murs, Thémistocle nia le fait et engagea les magistrats à ne point croire à de faux bruits, mais d'envoyer à Athènes des députés dignes de foi, afin de savoir la vérité ; en attendant, lui et ses collègues serviraient d'otages. Les Lacédémoniens suivirent ce conseil : ils gardèrent Thémistocle, et envoyèrent à Athènes les citoyens les plus distingués, pour s'assurer de l'état réel des choses. Dans cet intervalle, les Athéniens avaient déjà fait bien avancer leurs travaux. Les envoyés de Lacédémone ayant répandu dans Athènes des propos séditieux et menaçants, les Athéniens les mirent en prison, en déclarant qu'ils ne les en feraient sortir que lorsque les Lacédémoniens auraient relâché Thémistocle et ses collègues. Les Lacédémoniens, pris au piége, furent obligés de relâcher les envoyés athéniens pour obtenir l'élargissement des leurs. Ainsi Athènes dut à un stratagème de Thémistocle la reconstruction sûre et prompte de ses murs. II en acquit une grande réputation auprès de ses compatriotes. Sur ces entrefaites, les Romains étaient en guerre avec les Èques et les habitants de Tusculum. Ils défirent les Èques dans un combat et en tuèrent un grand nombre. Après quoi, ils assiégèrent Tusculum et s'emparèrent de la ville des Èques. [11,41] XLI. L'année étant révolue, Adimante fut nommé archonte d'Athènes, en même temps que Marcus Fabius Silvanus et Lucius Valerius Poplius étaient consuls de Rome. Par son expérience militaire et son esprit riche en expédients, Thémistocle grandit en crédit non seulement chez ses concitoyens, mais chez tous les Grecs. Fier de sa gloire, il forma de nouveaux projets bien plus vastes pour l'accroissement de la puissance de sa patrie. Le port qui porte le nom de Pirée n'existait pas encore en ces temps ; et les Athéniens n'avaient pour mettre leurs vaisseaux à l'abri que la rade de Phalère, beaucoup trop étroite. Thémistocle conçut le dessein de faire du Pirée, à peu de frais, le port le plus beau et le plus grand de toute la Grèce. Il se flattait par ce moyen de procurer aux Athéniens l'empire de la mer. Ceux-ci avaient un très grand nombre de trirèmes; leur expérience consommée dans la marine et leur réputation étaient partout connues. Il espérait, en outre, gagner les Ioniens déjà unis aux Athéniens par les liens du sang, comptant qu'avec leur secours, il parviendrait à délivrer, les Grecs de l'Asie qui, par reconnaissance, s'attacheraient aux Athéniens, et que tous les insulaires, tenus en respect par une force maritime si imposante, se rangeraient promptement du côté de ceux qui pourraient faire tout à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal. Il n'ignorait pas que les Lacédémoniens avaient des troupes de terre bien disciplinées, mais une marine faible. [11,42] XLII. Enfin, en méditant sur ces choses, il comprit clairement qu'il fallait tenir son projet secret, jugeant bien que les Lacédémoniens en empêcheraient l'exécution. Thémistocle annonça donc dans une assemblée du peuple qu'il avait à proposer et à conseiller des choses aussi grandes qu'utiles, mais que l'exécution n'en pouvant être confiée qu'à un petit nombre d'hommes, il ne convenait pas de s'expliquer à ce sujet publiquement; qu'ainsi il priait l'assemblée de lui désigner deux hommes de confiance auxquels il pourrait faire part de cette affaire. Le peuple consentit à cette proposition et désigna Aristide et Xanthippe, deux hommes non seulement d'une vertu éprouvée, mais qui rivalisaient en mérite et en réputation avec Thémistocle, et qui, par cela même, ne l'aimaient pas. Après avoir pris connaissance du plan de Thémistocle, ils vinrent déclarer au peuple que les choses que Thémistocle leur avait exposées étaient grandes, utiles et réalisables. Les Athéniens qui avaient de l'admiration pour un tel homme, mais qui le croyaient en même temps capable, par ses hardies entreprises, d'aspirer à la tyrannie, ordonnèrent qu'on leur découvrît clairement les desseins conçus. Thémistocle répéta qu'il serait imprudent de faire connaître ses projets à tout le peuple. L'assemblée, admirant la résolution et la persistance courageuse de cet homme, ordonna qu'il s'en expliquât au sénat, à huis clos; et que si le sénat jugeait les projets de Thémistocle utiles et praticables, on consentirait à les faire exécuter. Le sénat, ainsi initié dans tous les détails, approuva les projets, et, sur le rapport qu'il en rendit au peuple, Thémistocle fut autorisé à faire ce qu'il jugerait à propos. Tous les membres de l'assemblée se séparèrent pleins d'admiration pour le génie de Thémistocle et d'une impatience curieuse de connaître l'exécution de ces projets. [11,43] XLIII. Thémistocle, ainsi autorisé et muni de tout ce qui lui était nécessaire pour l'exécution de ses desseins, songea à tendre un nouveau piége aux Lacédémoniens; car il ne doutait pas que ceux-ci, s'étant déjà opposés au rétablissement des murs d'Athènes, ne s'opposassent également à la construction d'un port. Il résolut donc de leur envoyer des députés pour leur représenter qu'il serait de l'intérêt commun de la Grèce d'avoir un port commode pour être à couvert d'une invasion des Perses. Par ce moyen, il détourna l'attention des Spartiates, pendant qu'il faisait accélérer les travaux. Tout le monde y prenant une part active, le port fut achevé promptement et d'une manière inattendue. Thémistocle conseilla au peuple d'augmenter annuellement la flotte de vingt trirèmes, d'exempter de tout tribut les étrangers domiciliés à Athènes et les ouvriers, afin d'attirer de toute part dans la ville une nombreuse population, et d'y réunir des ouvriers de plusieurs métiers utiles; car il jugeait ces moyens les plus propres à l'établissement d'une marine. Voilà à quoi les Athéniens étaient alors occupés. [11,44] XLIV. Les Lacédémoniens avaient donné le commandement de la flotte à Pausanias, le vainqueur de Platée, avec l'ordre de délivrer toutes les villes grecques, occupées par des garnisons barbares. Pausanias, à la tête de cinquante trirèmes tirées du Péloponnèse et de trente fournies par les Athéniens, sous la conduite d'Aristide, vint aborder dans l'île de Cypre, où il délivra les villes des garnisons perses. Se dirigeant ensuite vers l'Hellespont, il tua ou chassa les Barbares qui occupaient Byzance et rendit à cette ville la liberté. Il y fit prisonniers un grand nombre de Perses de distinction, et les donna en garde à Gongylus d'Erétrie, sous prétexte d'en tirer vengeance, mais en réalité pour les remettre à Xerxès; car il entretenait de secrets rapports d'amitié avec Xerxès, dont il devait épouser la fille, à la condition de trahir les Grecs. Cette trahison se tramait par l'entremise du général Artabaze, qui fournissait secrètement à Pausanias de fortes sommes d'argent destinées à gagner les Grecs accessibles à la corruption. Le complot fut découvert et puni de la manière que nous allons raconter. Pausanias affectait le luxe des Perses, et se conduisait tyranniquement envers ses subordonnés. Tout le monde en était indigné, mais surtout ceux des Grecs qui étaient revêtus de quelque commandement. On s'entretenait de la dureté de Pausanias dans l'armée, parmi les populations et dans les villes; enfin, les Péloponnésiens l'abandonnèrent, et, de retour dans leur pays, ils envoyèrent des députés porter accusation contre Pausanias. Aristide l'Athénien, profitant de cette occasion, flattait les villes dans les assemblées et les entraînait, par ses discours insinuants, dans le parti des Athéniens. Un autre événement, dû au hasard, vint encore favoriser les projets des Athéniens. [11,45] XLV. Pausanias, de peur d'être dénoncé, était convenu avec le roi de ne point laisser revenir en Grèce les porteurs de ses lettres; et en effet, les messagers, en remettant les lettres dont ils étaient porteurs, étaient tous tués. Enfin l'un d'eux, réfléchissant à tout cela, ouvrit les lettres qui lui étaient confiées, et y ayant appris la précaution employée pour faire disparaître les messagers, il remit les lettres aux éphores. Ceux-ci néanmoins n'ajoutèrent pas foi à la dénonciation, parce qu'on leur avait remis les lettres ouvertes; ils exigèrent une preuve plus convaincante. Le courrier s'engagea alors à leur faire entendre l'aveu même du traître. Il se rendit donc à Ténare, vint s'asseoir en suppliant dans le temple de Neptune, et cacha sous une tente double les éphores et les Spartiates qu'il avait amenés avec lui. Pausanias, s'approchant, lui demanda pourquoi il était venu ici invoquer les dieux; le courrier lui reprocha alors la mort à laquelle il condamnait un innocent dans les lettres dont il l'avait chargé. Pausanias témoigna du repentir, et lui demanda pardon ; de plus, il lui promit de grandes récompenses, s'il voulait garder le secret. L'un et l'autre se retirèrent. Les éphores et ceux qui les accompagnaient, instruits de la vérité, gardèrent le silence. Mais plus tard, les Lacédémoniens sommant les éphores de faire exécuter les lois, Pausanias essaya de prévenir le sort qui l'attendait, et se réfugia dans le temple de Minerve Chalcioeque. Comme les Lacédémoniens hésitaient à punir le suppliant, la mère de Pausanias se présenta, dit-on, devant le temple, et, sans proférer une parole, prit une pierre, la plaça à l'entrée du temple, et revint chez elle. Les Lacédémoniens suivirent l'exemple de la mère, murèrent ainsi la porte du temple et contraignirent Pausanias d'y mourir de faim. Le corps du défunt fut remis aux parents chargés de l'ensevelir. Cependant, la divinité manifesta des signes de colère pour la violation de l'asile. Car les Spartiates étant allés consulter l'oracle de Delphes sur quelques-uns de leurs intérêts, le dieu leur ordonna de lui rendre son suppliant. Ils furent longtemps embarrassés de ne pouvoir remplir cet ordre du dieu. Enfin, ils s'avisèrent de faire deux statues d'airain représentant Pausanias et de les déposer dans le temple de Minerve. [11,46] XLVI. Comme nous sommes habitués, dans tout le cours de cet ouvrage, à relever par des louanges la gloire des hommes de bien, et à couvrir de malédictions méritées la mémoire des méchants, nous ne laisserons pas passer sans les flétrir la perfidie et la trahison de Pausanias. Ne faut-il pas s'étonner de la démence d'un homme qui, devenu le bienfaiteur de la Grèce, le vainqueur de Platée, et célèbre par tant d'autres actions d'éclat, non seulement n'a pas su conserver sa première illustration, mais séduit par le luxe et les trésors des Perses, a souillé de honte toute sa gloire passée. Enorgueilli par la prospérité, il se dégoûta de la façon de vivre des Lacédémoniens; et l'homme qui devait avoir le plus d'éloignement pour les moeurs des Barbares, imita leur mollesse et leur luxe; car il savait, non par d'autres, mais par sa propre expérience, quelle différence il y a entre le régime des Perses et la discipline lacédémonienne. Ainsi, par sa dépravation, non seulement il mérita le châtiment infligé, mais encore il fit perdre à ses compatriotes l'empire de la mer. En effet, la comparaison que faisaient alors les alliés de la conduite de Pausanias avec le talent militaire d'Aristide, uni à la familiarité envers les subordonnés, et à bien d'autres vertus, les fit tous pencher en faveur des Athéniens. On n'écoutait plus les chefs envoyés de Sparte. Aristide, admiré et obéi de tout le monde, se vit nommer, sans risque, commandant des forces navales de la Grèce. [11,47] XLVII. Aussitôt après, Aristide conseilla à tous les alliés de convoquer une assemblée et d'y proposer le transfèrement et le dépôt du trésor général à Délos. Cet argent était le fruit de l'impôt que chaque ville, pour faire face aux dépenses d'une guerre probable avec les Perses, devait payer selon ses moyens. La somme totale de ce trésor était de cinq cent soixante talents. Chargé lui-même de la fixation de cet impôt, il en fit la répartition avec tant d'exactitude et d'équité, qu'il s'attira l'estime de toutes les villes. Il acheva ainsi heureusement une des entreprises les plus délicates et presque impossibles, obtint de sa conduite impartiale une très grande réputation d'équité et le surnom de Juste. Pendant que la perversité de Pausanias enleva à Sparte l'empire de la mer, la vertu d'Aristide procura à Athènes une supériorité militaire qu'elle n'avait pas encore eue. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année. [11,48] XLVIII. Phédon étant archonte d'Athènes, Caeso Fabius et Spurius Furius Menellaïus consuls à Rome, on célébra la LXXVIe olympiade, dans laquelle Scamandrius de Mitylène remporta le prix de la course du stade. Dans cette année mourut Léotychide, roi des Lacédémoniens, après un règne de vingt-deux ans. Archidamus, son successeur, en régna quarante-deux. Dans cette même année mourut aussi Anaxilas, tyran de Rhégium et de Zancle, après un règne de dix-huit ans. Micythus prit le pouvoir, après s'être engagé à le remettre plus tard aux enfants du défunt. Hiéron, roi des Syracusains, après la mort de Gélon, voyant son frère Polyzélus, aimé des Syracusains, le soupçonna d'aspirer à la royauté, et songea à se défaire de lui pour occuper le trône avec sécurité. Il prit à sa solde des mercenaires et se forma une garde de soldats étrangers. Comme les Sybarites étaient alors assiégés par les Crotoniates, et demandaient du secours à Hiéron, il fit lever de nombreuses troupes, qu'il remit à son frère Polyzélus, dans l'espérance qu'il serait tué par les Crotoniates. Polyzélus, se doutant des intentions de son frère, refusa le commandement de ces troupes, et se réfugia chez Théron, tyran d'Agrigente. Hiéron, emporté par la colère, résolut de l'aller combattre. Sur ces entrefaites, Thrasydée, fils de Théron, qui avait été institué gouverneur de la ville d'Himère, s'aliéna par sa dureté hautaine l'esprit des habitants. Ceux-ci renoncèrent à en porter plainte au père, dans la conviction qu'ils ne trouveraient pas en lui un juge impartial. Ils envoyèrent donc des députés à Hiéron, pour lui exposer leurs griefs contre Thrasydée, et lui promettre de se ranger sous son obéissance et de le servir contre Théron. Mais Hiéron, qui jugeait à propos de vivre en paix avec Théron, trahit les Himériens, et dénonça leurs propositions secrètes. Sur cet avis, Théron fit une enquête, et, ayant reconnu la vérité de la dénonciation, il se réconcilia avec Hiéron, fit rentrer Polyzelus dans les bonnes grâces de son frère ; mais il fit saisir et condamna à mort un grand nombre d'Himériens qui s'étaient déclarés contre lui. [11,49] XLIX. Quelque temps après, Hiéron expulsa de leurs villes les Naxiens et les Cataniens, et, pour les repeupler, il fit venir cinq mille hommes du Péloponnèse, et autant de Syracuse. Il changea le nom de Catane en celui d'Etna, et distribua à ces nouveaux habitants, au nombre de mille, non seulement le territoire de Catane, mais une grande partie du pays limitrophe. Il se hâta dans cette entreprise, tout à la fois pour avoir dans ces habitants des auxiliaires tout prêts en cas de besoin, et pour recevoir les honneurs héroïques dus àu fondateur d'une ville de dix mille citoyens. Quant aux Naxiens et aux Cataniens, décolonisés, il les fit admettre chez les Léontins, qui leur accordèrent le droit de cité. Théron de son côté, voyant la ville d'Himère presque déserte par suite du massacre des Himériens, appela des Doriens pour la repeupler, et fit inscrire au nombre des citoyens tous les volontaires. Toute cette population vécut dans la concorde pendant cinquante-huit ans, jusqu'à ce que la ville fut prise et détruite par les Carthaginois; depuis lors cette ville est restée inhabitée jusqu'à notre époque. [11,50] Dromoclide étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Cnéius Manlius. Dans cette année, les Lacédémoniens, désolés d'avoir perdu si inconsidérément l'empire de la mer, menaçaient les Grecs de se venger de leur défection. Le sénat se réunit pour délibérer sur la guerre à déclarer aux Athéniens au sujet de la suprématie maritime. Dans l'assemblée générale du peuple, les jeunes citoyens et beaucoup d'autres témoignaient un vif désir de recouvrer leur ancienne supériorité, qu'ils regardaient non seulement comme la source de beaucoup de richesses et d'une grande puissance, mais encore comme une occasion d'acquérir des fortunes privées. Ils rappelaient à ce sujet un ancien oracle, par lequel le dieu leur avait recommandé de ne pas laisser boiter leur domination; et cet oracle, selon eux, ne pouvait s'appliquer qu'à la circonstance actuelle, car l'empire était devenu boiteux, puisqu'ils avaient perdu l'un des deux commandements qu'ils avaient autrefois. Ainsi, tous les citoyens, y compris le sénat, qui était entré en délibération, étaient animés du même esprit, et personne n'aurait osé proposer un avis contraire. Cependant, un des sénateurs, nommé Hétoemaridas, descendant d'Hercule, et estimé des citoyens à cause de sa valeur, chercha à persuader qu'il fallait laisser aux Athéniens l'empire de la mer, et qu'il n'était point dans l'intérêt de Sparte de le leur disputer. A l'appui de ce conseil inattendu, il apporta tant de raisons plausibles qu'il parvint, contre toute espérance, à faire prévaloir son opinion auprès du sénat et du peuple. Enfin les Lacédémoniens, jugeant le discours d'Hétoemaridas conforme aux intérêts de l'État, renoncèrent à leur ardeur guerrière contre les Athéniens. Ceux-ci, qui s'attendaient à un grave conflit avec les Lacédémoniens, au sujet de l'empire de la mer, avaient déjà fait construire plusieurs trirèmes, amassé de fortes sommes d'argent, et attiré par leur bienveillance nombre d'alliés. Dès qu'ils eurent appris la résolution des Lacédémoniens, ils s'occupèrent, sans crainte de la guerre, de l'affermissement de leur suprématie. [11,51] LI. Acestoride étant archonte d'Athènes, Caeso Fabius et Titus Virginius furent revêtus de la dignité consulaire à Rome Dans cette année, Hiéron, roi des Syracusains, reçut des envoyés de Cumes en Italie, lui demandant du secours contre les Tyrrhéniens, maîtres de la mer. Ce roi leur envoya donc un secours suffisant de trirèmes qui, arrivées à Cumes, aidèrent les habitants à combattre les Tyrrhéniens. Ceux-ci furent défaits dans un grand combat naval, et perdirent beaucoup de navires. Les Cuméens furent ainsi rassurés et la flotte auxiliaire revint à Syracuse. [11,52] LII. L'année suivante, Ménon fut nommé archonte d'Athènes, L. Émilius Mamercus et Caïus Cornélius Lentulus consuls à Rome. La guerre s'alluma en Italie entre les Tarentins et les Japyges. Ces peuples étaient d'abord en guerre au sujet des limites de leurs territoires, et cette querelle s'était bornée jusqu'alors à quelques escarmouches et à des pillages réciproques ; mais leur animosité s'étant accrue par des meurtres fréquents, ils en vinrent enfin à des hostilités ouvertes. Les Japyges armèrent les premiers ; leurs troupes, jointes à celles des alliés, s'élevèrent à plus de vingt mille hommes. Les Tarentins, instruits de ces préparatifs, mirent sur pied leur milice citoyenne, qui se réunit à un grand nombre d'alliés rhégiens. Il se livra un combat acharné ; beaucoup d'hommes tombèrent de part et d'autre, mais enfin les Japyges demeurèrent vainqueurs. Dans leur déroute, les vaincus se séparèrent en deux parties; les uns se retirèrent à Tarente, pendant que les autres s'enfuyaient à Rhégium. De même aussi les vainqueurs se partagèrent en deux corps; les uns poursuivirent les Tarentins l'épée dans les reins, et en firent un grand carnage ; les autres s'attachèrent avec une telle ardeur aux fuyards de Rhégium, qu'ils se jetèrent avec eux dans la ville et s'en rendirent les maîtres. [11,53] LIII. Dans l'année suivante, Charès étant archonte d'Athènes, Titus Minutius et Caïus Horatius Pulcher consuls à Rome, on célébra en Elide la LXXVIIe olympiade, où Dandès d'Argos remporta le prix de la course du stade. A cette époque, Théron, tyran d'Agrigente en Sicile, mourut après un règne de seize ans. Thrasydée, son fils, lui succéda. Théron avait gouverné avec justice; respecté pendant sa vie, il reçut après sa mort les honneurs héroïques. Le fils, encore du vivant de son père, était violent et sanguinaire, et après la mort de Théron, il gouverna contrairement aux lois et en tyran. Ayant bientôt perdu la confiance de ses sujets, il devint l'objet de la haine publique, eut toute sa vie à lutter contre des complots, et ne tarda pas à avoir une fin digne de ses cruautés. Après la mort de Théron, son père, Thrasydée leva à Agrigente et à Himère de nombreuses troupes de mercenaires, qui dépassaient le nombre de vingt mille hommes d'infanterie et de cavalerie. Il voulait, avec cette armée, faire la guerre aux Syracusains. Le roi Hiéron, à la tête de forces considérables, marcha sur Agrigente; il s'engagea un combat sanglant où des Grecs tombèrent sous les coups des Grecs. Enfin les Syracusains eurent le dessus; ils perdirent environ deux mille hommes, et en firent perdre quatre mille à leurs ennemis. Cette défaite coûta à Thrasydée le trône : il s'enfuit chez les Mégariens Niséens, où il fut condamné à mort et exécuté. Les Agrigentins, ayant établi un gouvernement démocratique, envoyèrent des députés à Hiéron qui leur accorda la paix. En Italie, les Romains étaient en guerre avec les Véiens. Il se livra une grande bataille près de Crémère : les Romains furent défaits, et parmi un grand nombre de morts se trouvèrent, au rapport de quelques historiens, les trois cents Fabius, tous de la même famille, et compris pour cela sous la même dénomination. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année. [11,54] LIV. Praxierge étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Aulus Virginius Tricostus et Caïus Servilius Structus. Dans cette année, les Eliens, qui habitaient plusieurs petites villes, se réunirent en une seule, qu'ils nommèrent Élis. Les Lacédémoniens, voyant leur pouvoir s'affaiblir depuis la trahison de leur général Pausanias, et le crédit des Athéniens, auxquels on ne reprochait aucun exemple de trahison, s'augmenter, essayèrent de calomnier Athènes, leur rivale. Ils s'en prirent d'abord à Thémistocle, dont la vertu était en grand renom; ils l'accusèrent d'avoir été le plus grand ami de Pausanias, et d'avoir trempé avec lui dans la trahison qui devait livrer la Grèce à Xerxès. Ils eurent des conférences avec les ennemis de Thémistocle ; les excitèrent à appuyer l'accusation, et leur donnèrent même de l'argent pour les engager à dire que Pausanias avait communiqué son plan de trahison à Thémistocle, en l'invitant a se joindre à lui; qu'à la vérité Thémistocle n'avait pas accepté cette proposition, mais qu'il n'avait pas non plus jugé à propos de dénoncer son ami. Thémistocle, ainsi mis en accusation, fut pour le moment absous du crime de trahison. Cet acquittement le rendit même plus puissant auprès de ses concitoyens, qui aimaient en Thémistocle l'auteur de si grandes choses. Plus tard, les uns, redoutant la supériorité de son génie, et les autres, envieux de sa réputation, oublièrent bientôt les services qu'il avait rendus à la patrie, et ne songèrent plus qu'à rabaisser son crédit et son influence. [11,55] LV. D'abord ils le firent sortir de la ville, en lui appliquant l'ostracisme, qui avait été institué après la chute de la tyrannie des Pisistratides. Voici quelle était cette loi. Chaque citoyen écrivait sur un tesson ("ostracon") le nom de celui qu'il croyait principalement conspirer contre la démocratie ; celui qui réunissait le plus grand nombre de ces tessons était condamné à s'exiler de la patrie pour cinq ans. L'ostracisme n'avait pas pour objet de punir un crime prouvé; les Athéniens voulaient seulement, par ce moyen, rabaisser l'orgueil de ceux qui auraient pu avoir des prétentions par trop élevées. Frappé par cet arrêt, Thémistocle s'exila à Argos. Instruits de cet événement, les Lacédémoniens jugèrent l'occasion favorable pour reprendre leurs attaques contre Thémistocle. Ils envoyèrent donc des députés à Athènes pour l'accuser de nouveau d'avoir trempé dans le complot de Pausanias; ils ajoutèrent que des crimes qui regardaient la Grèce entière devaient être jugés, non par le tribunal particulier des Athéniens, mais par l'assemblée générale des Grecs, qui, dans ce moment, devait se tenir à Sparte. Thémistocle, voyant que les Lacédémoniens faisaient tous leurs efforts pour ravaler et humilier la ville d'Athènes, et que les Athéniens de leur côté ne songeaient qu'à se défendre du soupçon qu'on jetait sur eux, comprit qu'il serait abandonné à la décision de l'assemblée. Il comprit aussi que cette assemblée n'avait pas en vue la justice, mais qu'elle serait favorable aux Lacédémoniens comme on en avait déjà eu l'exemple dans le jugement qu'elle prononça dans la cause des Athéniens et des Éginètes; car étant les maîtres des suffrages, ils déguisèrent si peu leur jalousie contre les Athéniens, que, bien que ceux-ci eussent fourni plus de trirèmes que tous les autres Grecs ensemble, ils ne leur décernèrent aucune distinction. Ce qui porta, en outre, Thémistocle à se défier de cette assemblée, c'est que les Lacédémoniens s'autorisaient de la réponse qu'il avait faite à Athènes au sujet de cette accusation; car Thémistocle, dans sa défense, avait avoué que Pausanias lui avait écrit plusieurs lettres pour l'engager à entrer dans le projet de trahison; et cet aveu était pour lui la plus grande preuve que Pausanias n'aurait point insisté si longtemps . s'il n'avait pas toujours reçu le même refus. [11,56] LVI. Par les motifs que nous venons de dire, Thémistocle quitta Argos, et vint en suppliant se réfugier aux foyers d'Admète, roi des Molosses. Ce roi le reçut d'abord avec bienveillance, l'engagea à prendre courage, et lui promit de veiller à sa sûreté. Mais les Lacédémoniens envoyèrent à Admète les citoyens les plus considérés de Sparte pour demander l'extradition de celui qu'ils appelaient le traître et le corrupteur de toute la Grèce ; ajoutant qu'en cas de refus, ils lui déclareraient le guerre au nom de tous les Grecs. Admète, intimidé par ces menaces, mais touché cependant du sort de son suppliant et voulant prévenir la honte d'une trahison, conseilla à Thémistocle de s'échapper à l'insu des Lacédémoniens ; en même temps il donna une somme en or pour les dépenses de l'exilé. Thémistocle, traqué de toute part, accepta cet or et s'enfuit la nuit du pays des Molosses avec les moyens que le roi lui avait fournis. Il rencontra deux jeunes Liguriens, marchands de profession et qui connaissaient bien les chemins : ils lui servirent de guides dans ses courses nocturnes pour échapper aux recherches des Lacédémoniens; ils le conduisirent généreusement et arrivèrent, après beaucoup de fatigues, en Asie. Là Thémistocle trouva un homme avec lequel il était lié par les noeuds de l'hospitalité; cet homme, riche et estimé, s'appelait Lysithide ; ce fut chez lui qu'il alla chercher un asile. Lysithide était ami du roi Xerxès : il avait traité hospitalièrement toute l'armée des Perses pendant l'expédition de Xerxès en Grèce. Il résolut de profiter de sa faveur auprès du roi pour sauver Thémistocle, au sort duquel il s'intéressait. Thémistocle le pria de le conduire auprès du roi; Lysithide s'y opposa d'abord, en lui représentant que Xerxès pourrait se venger sur lui de la défaite des Perses. Il céda enfin aux raisons de Thémistocle, et, de plus, lui fournit un moyen singulier d'arriver en Perse en toute sécurité. C'est un usage établi chez les Perses, lorsqu'on amène au roi une de ses femmes, de la transporter sur un char couvert, qu'aucun passant n'oserait visiter, ni même regarder. Lysithide employa cet expédient à l'égard de Thémistocle : il le plaça dans un char couvert de tapis précieux et le conduisit ainsi sans danger jusqu'auprès du roi. Lysithide eut d'abord un entretien secret, dans lequel le roi lui garantit de ne faire aucun mal à son nouvel hôte. Thémistocle fut introduit, et, ayant reçu la permission de parler, il fit comprendre au roi qu'il ne lui avait jamais fait aucun tort; et il fut libéré de toute poursuite criminelle. [11,57] LVII. Après avoir si miraculeusement échappé au ressentiment d'un si puissant ennemi, Thémistocle courut de nouveau de plus grands dangers encore. Voici comment. Mandane, fille de Darius, de celui qui avait égorgé les mages, et propre soeur de Xerxès, était fort respectée des Perses; elle avait perdu ses fils dans le combat naval que Thémistocle avait gagné sur les Perses à Salamine; elle s'était désolée de la mort de ses enfants, et toute la nation avait compati à la grandeur de cette infortune. Dès qu'elle apprit l'arrivée de Thémistocle, elle se rendit au palais en habits de deuil, et, fondant en larmes, supplia le roi son frère de la venger de Thémistocle. Le roi s'y étant refusé, elle brigua l'appui des personnages les plus considérables de la Perse, et excita les peuples à la vengeance. La foule accourut au palais, demandant à grands cris le châtiment de Thémistocle. Le roi répondit qu'il allait réunir en conseil les hommes les plus éminents de la Perse, et que l'arrêt de ce conseil recevrait son exécution. Cette réponse fut accueillie par les applaudissements de la foule. Comme il se passa quelque temps avant que ce tribunal fût installé, Thémistocle eut le loisir d'apprendre la langue perse. Il prononça sa défense dans cette langue, et fut absous. Le roi, charmé de voir son hôte sauvé, le combla de beaux présents. Il lui fit épouser une femme perse, distinguée par sa propre origine, par sa beauté, et plus encore par sa vertu. Il lui fit don d'un grand nombre d'esclaves, de vases précieux, et d'autres objets qui contribuent aux commodités et aux jouissances de la vie. Enfin, il lui donna trois villes, chargées de pourvoir à l'entretien de sa table. Magnésie, sur les rives du Méandre, une des villes de l'Asie les plus fertiles en blé, pour son pain; Myonte, au bord d'une mer poissonneuse, pour le luxe de ses repas; et Lampsaque, riche en vignobles, pour son vin. [11,58] LVIII. Ainsi Thémistocle, échappé à la haine des Grecs, exilé par ceux qui lui devaient leur salut, comblé de bienfaits par ceux à qui il avait fait le plus de mal, passa le reste de sa vie au milieu des jouissances et des richesses dans les villes qui lui avaient été concédées. Il mourut à Magnésie, où on lui éleva un monument magnifique qui subsiste encore aujourd'hui. Suivant quelques historiens, Xerxès, désireux d'entreprendre une nouvelle expédition contre la Grèce, proposa à Thémistocle le commandement de toute l'armée ; Thémistocle se rendit aux désirs du roi, qui s'engagea par un serment à ne point marcher contre les Grecs, sans Thémistocle; un taureau fut égorgé pour la confirmation de ce serment ; Thémistocle but une coupe pleine de sang et expira sur-le-champ. Cet événement, ajoutent ces historiens, fit renoncer Xerxès à son entreprise; et Thémistocle laissa dans sa mort la plus belle défense et la preuve du dévouement avec lequel il avait servi sa patrie. Nous avons suivi jusqu'à la fin de ses jours le plus grand homme de la Grèce, et au sujet duquel on se demande si son exil en Perse a été le juste châtiment d'une trahison réelle envers la patrie, ou s'il faut flétrir l'ingratitude des Grecs qui ont si mal récompensé leur bienfaiteur. Si l'on veut examiner avec soin et sans prévention le talent de ce général, on le trouvera supérieur à tous les hommes dont nous avons parlé, et on s'étonnera sans doute que les Athéniens aient consenti à se priver du secours d'un tel citoyen. [11,59] LIX. Quel autre homme aurait su, par ses propres moyens, au moment de la plus grande puissance de Sparte, et lorsque Eurybiade commandait les forces navales, enlever l'empire de la mer à Lacédémone? L'histoire nous montre-t-elle un autre personnage qui, par son seul génie, soit parvenu à se placer lui-même au-dessus de tous les chefs, et à mettre Athènes au-dessus de toutes les villes grecques et les Grecs au-dessus des Barbares? Quel autre général s'est trouvé dans des circonstances moins favorables, et a couru de plus grands périls? Qui aurait vaincu comme lui, en opposant à toutes les forces de l'Asie entière les habitants d'une ville en ruines? Qui, en temps de paix, aurait affermi la puissance de la patrie par de si grands ouvrages? Qui l'aurait sauvée des dangers d'une si grande guerre? Par le seul stratagème de la rupture du pont, il affaiblit de moitié l'armée ennemie, et la livra aux mains des Grecs. En considérant la grandeur de ces choses, et en les examinant en détail, nous trouverons qu'Athènes a indignement traité Thémistocle, et que la cité réputée la plus sage et la plus civilisée de toutes les villes, a montré envers son bienfaiteur la plus profonde ingratitude. Si nous nous sommes trop longtemps arrêté sur Thémistocle, c'est que nous avons cru devoir payer à tant de vertu un large tribut d'éloges. Pendant que ces choses se passaient, Micythus, tyran de Rhégium et de Zancle, fonda la ville de Pyxonte. [11,60] LX. Démotion étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Publius Valérius Publicola et Caïus Nautius Rufus. Dans cette année, les Athéniens élurent pour général Cimon, fils de Miltiade; ils lui confièrent une puissante armée, et l'envoyèrent sur les côtes de l'Asie avec l'ordre de secourir les villes alliées, et de les délivrer des garnisons perses. Cimon se dirigea vers Byzance et s'empara d'une ville nommée Eïon, occupée par les Perses. Ensuite il prit d'assaut Scyros habitée par les Pélasges et les Dolopes; après avoir laissé un Athénien pour reconstruire cette ville, il en partagea au sort le territoire. Méditant de plus grandes entreprises, Cimon revint au Pirée, où il joignit à sa flotte plusieurs trirèmes, et se pourvut de munitions de guerre. Il quitta ce port à la tête de deux cents trirèmes; plus tard, il en tira des Ioniens et de tous les autres alliés, de manière à réunir un total de trois cents trirèmes. Avec cette flotte il fit voile vers la Carie; pendant qu'il longeait les côtes, toutes les villes originaires de la Grèce se déclarèrent aussitôt contre les Perses. Il assiégea et prit d'assaut toutes celles habitées par des indigènes, et qui avaient des garnisons perses. Outre les villes de la Carie, il s'empara encore de toutes les villes de la Lycie. Dans cette expédition, sa flotte s'était considérablement grossie. Les Perses, de leur côté, avaient mis en campagne une armée de terre, et tiré de la Phénicie et de la Cilicie une flotte considérable. Tithrauste, fils naturel de Xerxès, commandait ces forces. Informé que la flotte ennemie stationnait dans les eaux de Cypre, Cimon partit avec deux cent cinquante navires pour en attaquer trois cent quarante. Le combat fut acharné. Les deux flottes se battirent vaillamment; enfin les Athéniens remportèrent la victoire Ils coulèrent à fond un grand nombre de navires ennemis, et en prirent plus de cent avec tout leur équipage. Le reste de la flotte se retira dans les parages de Cypre, et l'équipage descendit à terre. Les vaisseaux vides tombèrent au pouvoir des ennemis. [11,61] LXI. Non content de cette victoire, Cimon se remit aussitôt en mer, avec toute sa flotte, pour aller attaquer l'armée de terre des Perses, campée aux bords du fleuve Eurymédon. Il résolut de la surprendre par une ruse de guerre. Pour cela, il embarqua, sur les navires capturés, les plus braves de ses soldats, après leur avoir fait mettre des tiares et d'autres vêtements perses. Les Barbares, trompés à l'aspect des navires et des habillements perses, ne doutèrent pas que ce ne fût leur propre flotte qui approchait, et reçurent les Athéniens comme amis. La nuit était déjà tombée, Cimon accueilli comme un ami, se jeta dans le camp des Barbares. Au milieu d'un grand tumulte, les soldats de Cimon tuèrent tous les Perses qu'ils rencontrèrent; et, ayant surpris dans sa tente Phérédate, neveu du roi, et second commandant des Barbares, ils l'égorgèrent. Tout le reste de l'armée fut ou tué ou blessé, dans cette déroute causée par une attaque aussi imprévue. Le désordre fut d'autant plus grand, que les Perses ne reconnaissaient pas, pour la plupart, leurs assaillants. Ils ne pouvaient s'imaginer qu'ils étaient attaqués par les Grecs, qu'ils savaient n'avoir point de troupes de terre ; ils croyaient que c'étaient les Pisidiens qui, peuple limitrophe et hostile aux Perses, seraient venus avec une armée. C'est pourquoi, dans la persuasion que l'attaque venait du continent, ils se réfugièrent sur les navires qu'ils supposaient amis. L'obscurité d'une nuit sans clair de lune, ajoutait encore au désordre; car il était impossible de se reconnaître. Il se fit donc un grand carnage. Mais Cimon, qui avait ordonné d'avance à ses troupes de se rallier à un signal convenu, fit élever un fanal sur les navires, de peur qu'il n'arrivât quelque malheur à des soldats dispersés et livrés au pillage. Tout le monde arriva à ce signe de ralliement; et le pillage ayant cessé, on se retira sur les navires. Le lendemain Cimon éleva un trophée, et fit voile pour Cypre après avoir remporté le même jour deux victoires éclatantes, l'une sur terre, l'autre sur mer. L'histoire ne fournit aucun autre exemple d'une double victoire remportée le même jour par une flotte et par une armée de terre. [11,62] LXII. Cimon s'acquit, par ses talents militaires et sa bravoure, une grande réputation, non seulement parmi ses concitoyens, mais auprès de tous les Grecs. Il avait pris aux ennemis trois cents tirèmes, quarante vaisseaux de transport et avait fait plus de vingt mille prisonniers, sans compter les sommes d'argent considérables qui étaient tombées entre ses mains. Les Perses, affaiblis par ces échecs, et redoutant la supériorité des Athéniens, construisirent un plus grand nombre de trirèmes. A dater de ce moment, la ville d'Athènes prit beaucoup d'accroissement par ses richesses, par sa réputation de bravoure et d'expérience militaire. Le peuple d'Athènes choisit le dixième du butin pour le consacrer au dieu de Delphes; on mit sur l'offrande déposée dans le temple, l'inscription suivante : "Depuis que la mer a séparé l'Europe de l'Asie, depuis que l'impétueux Mars a envahi les villes des mortels, jamais les habitants de la terre n'avaient encore accompli un tel exploit, ni sur terre ni sur mer. Ceux qui consacrent ce monument ont fait périr beaucoup de Mèdes en Cypre, et pris cent navires phéniciens avec tout l'équipage. L'Asie, battue par une double armée, en a poussé de longs gémissements." [11,63] LXIII. Tels sont les événements arrivés dans cette année. Sous l'archontat de Phédon à Athènes, Lucius Furius Médiolanus et Marcus Manlius Bassus furent revêtus de la dignité consulaire à Rome ; les villes des Lacédémoniens éprouvèrent une grande calamité tout à fait imprévue : de violents tremblements de terre renversèrent à Sparte les maisons, et firent périr plus de vingt mille habitants. La ville étant ébranlée longtemps par des secousses continuelles, beaucoup de corps furent ensevelis sous les décombres des maisons et des murs écroulés. Bien des richesses furent englouties dans les ruines. ce fléau destructeur semblait être l'effet du courroux d'un dieu vengeur. Mais les Lacédémoniens furent menacés par d'autres dangers encore, ainsi que nous allons le rapporter. Les Hilotes et les Messéniens, quoique mal disposés pour les Lacédémoniens, s'étaient d'abord tenus tranquilles, craignant la supériorité et la puissance de Sparte. Mais lorsqu'ils virent la plupart des habitants exterminés par le tremblement de terre, ils bravèrent le petit nombre de ceux qui avaient survécu, et s'étant ligués ensemble, ils déclarèrent la guerre à Lacédémone. Archidamus, roi des Lacédémoniens, qui, par sa prévoyance, avait sauvé du tremblement de terre beaucoup de citoyens, résista courageusement aux assaillants. Dès les premières secousses de l'ébranlement, il s'était tout d'abord retiré de la ville en emportant avec lui à la campagne toutes ses armes; et il avait ordonné aux autres citoyens d'en faire autant. Le roi Archidamus rassembla ceux qui avaient ainsi échappé au péril et les opposa aux rebelles. [11,64] LXIV. Les Messéniens réunis aux Hilotes, marchèrent d'abord sur Sparte, dans l'espérance de se rendre aisément maîtres d'une ville abandonnée et sans défense. Mais ils renoncèrent à leur projet dès qu'ils apprirent que le reste des habitants, ralliés autour du roi Archidamus, se préparait à combattre pour la patrie. Ils vinrent occuper en Messénie, une position retranchée, d'où ils faisaient des incursions sur le territoire laconien. Les Spartiates implorèrent alors le secours des Athéniens, dont ils obtinrent un corps auxiliaire. Ce secours, joint aux troupes fournies par les autres alliés, les mit en état de résister à leurs ennemis. Les Lacédémoniens étaient même d'abord supérieurs en nombre. Mais ayant ensuite soupçonné les Athéniens d'incliner vers le parti des Messéniens, ils renvoyèrent le corps auxiliaire des Athéniens en disant qu'ils étaient assez forts avec leurs alliés pour résister au danger actuel. Les Athéniens se croyant insultés, se retirèrent. Cet incident alluma encore davantage leur haine contre les Lacédémoniens. Ce fut là le germe de ces guerres funestes qui plongèrent toute la Grèce dans de grands malheurs, comme nous le verrons plus tard en détail. Les Lacédémoniens, secondés de leurs alliés, marchèrent alors contre Ithome, et en firent le siége. Les Hilotes, qui s'étaient en masse soustraits au joug de Lacédémone, se réunirent aux Messéniens. Ils étaient tantôt vainqueurs et tantôt vaincus. Cette guerre dura dix ans, et ne fut point décidément terminée : dans cet espace de temps les deux partis se faisaient réciproquement beaucoup de mal. [11,65] LXV. L'année suivante, Théagénide étant archonte d'Athènes, Lucius AEmilius Mamercus et Lucius Studius Julius consuls à Rome, on célébra la LXXVIIIe olympiade, dans laquelle Parménide le Posidoniate remporta le prix de la course du stade. Dans cette année, les Argiens et les Mycéniens se firent la guerre pour les motifs suivants. Les Mycéniens, fiers de leur antique illustration, n'étaient point soumis aux Argiens comme les autres villes de l'Argolide, mais ils se gouvernaient par leurs propres lois. Ils leur disputaient même le service du temple de Junon et l'administration des jeux Néméens. Il faut ajouter à cela que, pendant que les Argiens refusaient de combattre avec les Lacédémoniens aux Thermopyles, à moins qu'on ne leur donnât quelque part au commandement, les Mycéniens furent les seuls de tous les habitants de l'Argolide qui se joignissent aux troupes lacédémoniennes. En un mot, les Argiens craignaient que les Mycéniens ne devinssent trop puissants, et que fiers de l'antique origine de leur cité ils ne disputassent aux Argiens la suprématie. Animés de cet esprit d'hostilité, les Argiens songeaient depuis longtemps à s'emparer de Mycènes. Ils jugèrent enfin le moment favorable pour exécuter leur projet pendant que les Lacédémoniens affaiblis n'étaient pas en état de secourir les Mycéniens. En conséquence, ils rassemblèrent des troupes considérables tirées d'Argos et des villes alliées, et marchèrent contre Mycènes. Après avoir vaincu les Mycéniens en bataille rangée, et refoulé en dedans des murs, ils firent le siége de la ville. Les Mycéniens firent pendant quelque temps une vigoureuse défense, mais accablés par des forces supérieures et dans l'impossibilité d'avoir des secours des Lacédémoniens, alors affligés par des tremblements de terre et inquiétés par leurs voisins, ils durent à la fin succomber. Les Argiens les réduisirent en esclavage, en consacrèrent le dixième au service du dieu, et démolirent Mycènes. Telle fut la fin de cette ville, jadis une des plus opulentes de la Grèce : elle avait produit de grands hommes et s'étaient rendue célèbre dans l'histoire. Elle est restée inhabitée jusqu'à nos jours. Voilà les événements arrivés dans le cours de cette année. [11,66] LXVI. Dans cette année, Lysistrate étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Lucius Pinarius Mamertinus et Publius Furius Fusus. Hiéron, roi des Syracusains, attira chez lui, par de magnifiques présents, les fils d'Anaxilas, tyran de Zancle, leur rappela les services que Gélon avait rendus à leur père, et leur insinua qu'ayant déjà atteint l'âge viril, ils devaient demander compte à Micythus, leur tuteur, de son administration, et prendre eux-mêmes les rênes du gouvernement. En effet, de retour à Rhégium, ils demandèrent compte de l'administration à leur tuteur. Celui-ci, homme de bien, assembla tous les amis de son père, et rendit aux enfants un compte si exact de son administration, que tous les assistants admirèrent en même temps sa justice et sa fidélité. Les fils d'Anaxilas, se repentant de leur procédé, prièrent Micythus de reprendre l'autorité de leur père, et de continuer à administrer leurs domaines. Mais Micythus s'y refusa; ayant exactement rendu ce qui lui avait été confié, il chargea sur un navire tous ses biens, et partit de Rhégium, accompagné des témoignages d'affection de la multitude. Il aborda dans la Grèce, et finit ses jours à Tégée, en Arcadie, jouissant d'une estime générale. Hiéron, roi des Syracusains, mourut à Catane, et obtint les honneurs héroïques, comme fondateur de cette ville. Il avait régné onze ans, et laissa la royauté à son frère Thrasybule, qui ne régna qu'un an. [11,67] LXVII. Lysanias étant archonte d'Athènes, les Romains élurent consuls Appius Claudius et Titus Quintus Capitolinus. Dans cette année, Thrasybule, roi des Syracusains, fut chassé du trône. Pour exposer cet événement en détail, nous sommes obligé de prendre les choses d'un peu plus haut. Gélon, fils de Dinomène, distingué par son courage et ses talents militaires, avait dompté les Carthaginois, et vaincu les Barbares dans une bataille rangée, ainsi que nous l'avons raconté. Généreux envers les ennemis abattus, et bienveillant pour tous ses voisins, il s'était concilié l'estime des Siciliens. Enfin, aimé de tout le monde pour sa douceur, il régna en paix jusqu'à la fin de sa vie. Hiéron, l'aîné de ses frères, qui lui succéda, ne gouverna pas ses sujets avec autant de bonté ; il était avare et violent, et très éloigné de la simplicité et de l'humanité de son frère. Cependant, plusieurs de ceux qui voulaient se soulever se continrent en considération de la mémoire de Gélon, chère à tous les Siciliens. A la mort d'Hiéron, Thrasybule, son frère, succéda au trône, et surpassa encore son prédécesseur en méchanceté. Violent et sanguinaire, il fit mourir injustement beaucoup de citoyens, et, après en avoir exilé un grand nombre sur des accusations mensongères, il confisqua leurs biens au profit du trésor royal. Ainsi, haïssant ses sujets et haï de ceux qu'il avait offensés, il se forma une garde de mercénaires pour l'opposer aux milices urbaines. Enfin, devenant de plus en plus odieux aux citoyens, insultant les uns, tuant les autres, il força ses sujets à se révolter contre lui. Les Syracusains se choisirent donc des chefs, et se soulevèrent en masse pour secouer le joug de la tyrannie; se ralliant sous leurs chefs, ils travaillèrent à reconquérir leur liberté. Thrasybule, voyant toute la ville soulevée contre lui, essaya d'abord la voie de la persuasion. Mais lorsqu'il se vit impuissant à apaiser la révolte des Syracusains, il fit venir de Catane les colons qu'Hiéron y avait établis, rassembla d'autres alliés et un grand nombre de mercenaires, de manière à former une armée de près de quinze mille hommes. Avec ces troupes, il occupa les quartiers de la ville qu'on nomme l'Achradine et l'Ile, position retranchée, et combattit de là les rebelles. [11,68] LXVIII. Les Syracusains s'étaient d'abord emparés du quartier de la ville, appelé Tyché. De là, ils envoyèrent des députés à Géla, à Agrigente, à Sélinonte, à Himère et à d'autres villes, situées dans l'intérieur de la Sicile, pour les engager à leur fournir de prompts secours et à contribuer à la délivrance de Syracuse. Toutes ces villes accueillirent la demande de ces députés et s'empressèrent d'envoyer les uns des troupes d'infanterie et de cavalerie, les autres des vaisseaux longs tout équipés; de sorte que les Syracusains eurent bientôt à leur disposition des forces considérables, et se mirent en devoir de se défendre par mer et par terre. Thrasybule, abandonné de ses alliés, ne comptait plus que sur ses mercenaires; il n'était maître que de l'Achradine et de l'Ile, tout le reste de la ville étant occupé par les Syracusains. Thrasybule attaqua ses ennemis par mer, mais il fut battu, perdit un grand nombre de trirèmes, et se réfugia avec le reste dans l'Ile. Il eut le même sort par terre : sorti de l'Achradine à la tête de ses troupes, il fut vaincu dans un combat livré aux portes de la ville, et forcé de se retirer avec beaucoup de pertes dans l'Achradine. Enfin il abdiqua la tyrannie, et négocia auprès des Syracusains un sauf-conduit pour se rendre à Locres. C'est ainsi que les Syracusains délivrèrent leur patrie. Ils permirent aux mercenaires de sortir de Syracuse, et, après avoir également rendu libres les autres villes, en les délivrant de la tyrannie ou des garnisons étrangères, ils y établirent le gouvernement démocratique. Depuis cette époque, Syracuse, jouissant de la paix, devint riche, florissante, et conserva le gouvernement démocratique pendant près de soixante ans, jusqu'à Denys le tyran. C'est ainsi que Thrasybule, héritier d'une royauté bien assise, perdit ignominieusement le trône par sa propre méchanceté, et se réfugia à Locres, où il termina ses jours dans la vie privée. Pendant que ces choses se passaient, Rome fut gouvernée pour la première fois par quatre tribuns du peuple, Caïus Sicinius, Lucius Némétorius, Marcus Duillius et Spurius Aquilius. [11,69] LXIX. L'année étant révolue, Lysithée fut nommé archonte d'Athènes, Lucius Valérius Publicola et Titus AEmilius Mamercus furent élus consuls de Rome. Dans cette année, Artabane, Hyrcanien d'origine, et jouissant d'un très grand crédit auprès du roi Xerxès, qui l'avait fait commandant de ses gardes, conçut le projet d'assassiner Xerxès et de s'emparer du trône. Il communiqua ce projet à l'ennuque Mithridate, intendant du roi, et dans lequel Artabane avait toute confiance, car il était en même temps son parent et son ami. Mithridate, ayant reçu cette confidence, introduisit pendant la nuit Artabane dans la chambre à coucher de Xerxès. Artabane tua Xerxès, et se dirigea sur les fils du roi : ils étaient au nombre de trois; Darius, l'aîné, et Artaxerxès, habitaient dans le palais; mais le troisième, Hystaspe, était alors absent : il occupait la satrapie de Bactres. Artabane se rendit cette même nuit auprès d'Artaxerxès, et lui dit que Darius, son frère, venait d'assassiner son père, pour s'emparer du trône; il lui conseilla donc de se soustraire d'avance au joug de son frère, et de régner à sa place en vengeant la mort du père; en même temps il lui offrit le concours de la garde du roi. Artaxerxès se laissa persuader, et alla, avec les gardes, tuer sur-le-champ son frère Darius. Artabane, voyant sa trahison réussir, prit avec lui ses fils, et, leur disant que le moment était arrivé de s'emparer du trône, il frappa Artaxerxès d'un coup d'épée. Mais comme Artaxerxès n'avait reçu qu'une légère blessure, il se mit en garde et porta lui-même à Artabane un coup mortel. Artaxerxès, sauvé miraculeusement, succéda à son père, après avoir puni son meurtrier. Telle fut la fin de Xerxès, après un règne de plus de vingt ans. Artaxerxès, son successeur, régna quarante ans. [11,70] LXX. Sous l'archontat d'Archémide, et le consulat d'Aulus Virginius et de Titus Minucius, on célébra la LXXIXe olympiade, où Xénophon, de Corinthe, fut vainqueur à la course du stade. Dans cette année, les Athéniens ramenèrent à l'obéissance les Thasiens, qui s'étaient révoltés au sujet de l'exploitation des mines. Pour soumettre les Eginètes rebelles, ils entreprirent le siége d'Égine. Cette ville, qui s'était souvent distinguée dans les guerres maritimes, était fière, riche, puissante par ses forces navales, et toujours hostile aux Athéniens. C'est pourquoi ceux-ci marchèrent contre les Éginètes, ravagèrent leur territoire, assiégèrent Égine, qu'ils voulaient réduire par la force. A mesure que leur puissance se développa, les Athéniens ne traitèrent plus leurs alliés avec autant de bienveillance qu'autrefois : ils commandaient en maîtres superbes et arrogants. Aussi beaucoup de ces alliés, mécontents d'un pareil joug, formaient-ils entre eux des projets de révolte, et quelques-uns, sans attendre la décision de l'assemblée générale, se constituèrent indépendants. Sur ces entrefaites, les Athéniens, maîtres de la mer, envoyèrent à Amphipolis une colonie de dix mille hommes, choisis, les uns dans la population urbaine, les autres parmi les alliés; et ils leur distribuèrent au sort le territoire. Ils tinrent pendant quelque temps la Thrace sous leur domination, mais il arriva qu'ayant voulu, par la suite, pénétrer dans l'intérieur de la Thrace, tous ceux qui s'y étaient aventurés furent égorgés par les Edoniens. [11,71] LXXI. Tlépolème étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Titus Quintius et Quintus Servilius Structus. Dans cette année, Artaxerxès, roi des Perses, récemment monté sur le trône, punit d'abord les complices du meurtrier de son père, et se mit à administrer son empire. Conformément à ses intérêts, il destitua d'abord tous les satrapes malintentionnés, et donna leurs gouvernements à des amis dévoués; il porta ensuite son attention sur l'état des revenus, sur les troupes et les approvisionnements militaires. Enfin, administrant son empire sagement, il s'attira l'estime universelle des Perses. Les Egyptiens, informés de la mort de Xerxès, et des troubles qu'elle avait occasionnés dans le royaume, jugèrent le moment propice pour tenter de recouvrer leur indépendance. Rassemblant aussitôt toutes leurs forces, ils se révoltèrent, expulsèrent d'Egypte tous ceux qui levaient les tributs au nom des Perses, et élurent pour roi Inaros. Celui-ci leva d'abord un corps de troupes nationales, puis il réunit des soldats étrangers et composa ainsi une année considérable. Il envoya aussi des députés aux Athéniens, leur promettant que, s'ils voulaient contribuer à la délivrance de l'Égypte, ils auraient part au gouvernement de ce pays, indépendamment de la reconnaissance qu'inspirerait un pareil service. Les Athéniens, persuadés qu'il était dans leur intérét d'affaiblir les Perses autant que possible, et dans le but de s'assurer, en cas de revers, l'appui des Égyptiens, décrétèrent un secours de trois cents trirèmes. Ils mirent la plus grande hâte aux préparatifs de cette flotte. Artaxerxès, apprenant la révolte des Egyptiens et leurs préparatifs de guerre, jugea nécessaire d'accabler les Egyptiens par des forces supérieures. Il fit donc immédiatement lever des troupes dans toutes les satrapies, construisit des navires et ne négligea aucun autre préparatif. Tels sont les événements arrivés alors en Asie et en Égypte. [11,72] LXXII. Toute la Sicile augmenta en prospérité, depuis que Syracuse et toutes les autres villes de l'île avaient secoué le joug de la tyrannie. Les Siciliens jouissant d'une paix profonde, et cultivant un sol fertile, virent leurs richesses s'accroître par l'agriculture. Le pays se remplissait d'esclaves, de troupeaux et de toute sorte de bien-être, les revenus augmentaient, car il n'y avait plus de guerre à soutenir. Mais les habitants retombèrent bientôt dans les guerres et les révoltes, par les raisons que nous ferons connaître. Après le renversement de la tyrannie de Thrasybule, ils convoquèrent une assemblée générale, et, ayant adopté le gouvernement démocratique, ils décrétèrent unanimement d'élever une statue colossale à Jupiter Libérateur, et de célébrer tous les ans les Éleuthéries et des jeux solennels le même jour où ils avaient délivré leur patrie du joug des tyrans. Pendant ces jeux, on devait sacrifier aux dieux quatre cent cinquante taureaux, et les faire servir au repas des citoyens. On donna toutes les magistratures aux plus anciens citoyens. Quant aux étrangers naturalisés sous le règne de Gélon, ils furent exclus de ces honneurs, soit qu'on ne les en jugeât pas dignes, soit qu'on ne se fiât pas à des hommes qui, nourris au sein de la tyrannie, et habitués au service du monarque, pourraient être tentés de renverser l'ordre établi. C'est ce qui fut en effet tenté vers cette époque par plus de sept mille étrangers, restant des dix mille auxquels Gélon avait conféré le droit de cité. [11,73] LXXIII. Ces étrangers, mécontents d'être exclus des honneurs de la magistrature, se révoltèrent contre les Syracusains, et s'emparèrent de l'Achradine et de l'lle, deux quartiers bien fortifiés par des enceintes particulières. Les Syracusains, retombant dans le désordre, occupèrent le reste de la ville, et retranchèrent pour leur sûreté le côté situé en face des Epipoles; ils fermèrent ainsi du côté de la campagne toute issue aux rebelles, et leur coupèrent facilement les vivres. Si les étrangers étaient inférieurs en nombre aux Syracusains, ils avaient, en revanche, bien plus d'expérience militaire. Aussi, dans les combats isolés et les mêlées qui eurent lieu entre les deux partis dans l'intérieur de la ville, les étrangers avaient l'avantage. Mais privés de toute communication avec la campagne, ils manquaient de provisions et souffraient de la disette. Tel était l'état où se trouvaient alors les affaires de la Sicile. [11,74] LXXIV. Sous l'archontat de Conon à Athènes, Quintus Fabius Vibulanus et Tibérius AEmilius Mamercus furent revêtus de la dignité consulaire à Rome. Dans cette année, Artaxerxès, roi des Perses, nomma au commandement de l'expédition dirigée contre l'Égypte, Achaeménès, fils de Darius, et son oncle paternel. Les troupes qu'il lui confia, pour combattre les Égyptiens se composaient de plus de trois cent mille hommes d'infanterie et de cavalerie. Arrivé en Égypte, Achaeménès établit son camp dans le voisinage du Nil, et après avoir fait reposer son armée des fatigues de la marche, il disposa tout pour le combat. Les Egyptiens ayant rassemblé les troupes de la Libye et de l'Egypte, attendaient les secours des Athéniens. Ces auxiliaires abordèrent en Égypte sur deux cents navires, et, s'étant joints aux Égyptiens, ils livrèrent aux Perses une bataille sanglante. Les Perses, supérieurs en nombre, eurent quelque temps le dessus. Mais ensuite, les Athéniens, déployant toutes leurs forces, firent tourner le dos aux ennemis, en tuèrent un grand nombre et mirent le reste des Barbares en fuite. Il se fit un grand carnage dans cette déroute. Enfin, après avoir essuyé la perte de la majorité de leur armée, les Perses se réfugièrent dans le Mur-Blanc. Les Athéniens, qui ne devaient cette victoire qu'à leur propre valeur, poussèrent l'ennemi sans relâche jusque dans cette place dont ils ne renoncèrent pas à faire le siége. Artaxerxès, instruit de la défaite des siens, envoya aussitôt à Lacédémone quelques hommes affidés, chargés de présents, pour engager les Lacédémoniens à déclarer la guerre aux Athéniens qui, vainqueurs en Égypte, seraient ainsi forcés d'accourir à la défense de leur patrie. Mais les Lacédémoniens n'acceptèrent ni les présents ni les propositions des Perses. Artaxerxès, renonçant au secours des Lacédémoniens, prépara de nouvelles troupes auxquelles il donna pour chefs Artabaze et Mégabyze, deux hommes distingués par leur valeur, et les fit partir pour faire la guerre aux Egyptiens. [11,75] LXXV. Evippus étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Quintus Servilius et Spurius Posthumius Albinus. Dans cette année, Artabaze et Mégabyze, envoyés pour faire la guerre aux Égyptiens, partirent de la Perse avec une armée de plus de trois cent mille hommes d'infanterie et de cavalerie. Arrivés en Cilicie et en Phénicie, ils firent reposer leurs troupes des fatigues de la route. Ils demandèrent des navires aux Cypriens, aux phéniciens et aux Ciliciens. Cette flotte se composa de trois cents trirèmes, montées par les meilleurs soldats, et munies d'armes et de tout ce qui est nécessaire à la guerre. presque une année fut employée à ces préparatifs et à des exercices militaires. Cependant les Athéniens qui étaient en Égypte pressèrent à Memphis le siége du Mur-Blanc; mais ils ne parvinrent pas à se rendre maîtres de la place, car les Perses faisaient une vigoureuse résistance. [11,76] LXXVI. En Sicile, les Syracusains, faisant la guerre aux étrangers rebelles, continuaient à bloquer l'Achradine et l'Ile. Ils vainquirent les rebelles dans un combat naval; mais ils ne parvinrent pas à les chasser de leurs positions fortes. Enfin les deux partis se livrèrent bataille en rase campagne, et, après une résistance courageuse de part et d'autre et après des pertes réciproques, la victoire demeura aux Syracusains. Après la bataille, les Syracusains couronnèrent six cents des plus braves qui avaient décidé la victoire, et distribuèrent à chacun, pour prix d'honneur, une mine d'argent. Sur ces entrefaites, Ducétius, chef des Sicules, irrité contre les Cataniens, qui s'étaient emparés du territoire de ses compatriotes, leur déclara la guerre. Les Syracusains marchèrent aussi contre Catane : ils s'en étaient partagé le territoire et allaient défendre la colonie fondée par Hiéron, le tyran. Les Cataniens opposèrent de la résistance; mais, battus en plusieurs rencontres, ils furent chassés de Catane et se mirent en possession d'une ville nommée autrefois Ennésia, et qui s'appelle aujourd'hui Etna. C'est ainsi que les habitants primitifs de Catane retrouvèrent, après un, long intervalle, leur patrie. A leur exemple, tous ceux qui avaient été exilés de leurs villes sous le règne d'Hiéron, et qui trouvaient partout des auxiliaires, rentrèrent dans leurs villes natales, après en avoir expulsé les intrus. De ce nombre furent les Géléens, les Agrigentins et les Himériens. Pareillement les Rhégiens, les Zancliens chassèrent les enfants d'Anaxilas et délivrèrent leur patrie du pouvoir souverain. Peu de temps après, les Géléens, rentrés dans Camarine, s'en partagèrent le territoire. Enfin, presque toutes les villes, résolues de détruire leurs ennemis, déclarèrent la guerre aux habitants étrangers, arrêtèrent d'un commun accord de rappeler les exilés et de restituer les villes à leurs anciens habitants, et ordonnèrent aux étrangers qui avaient servi sous des dynasties ennemies de se retirer tous à Messine. C'est ainsi que les séditions et les troubles furent apaisés en Sicile. Presque toutes les villes, délivrées d'une domination étrangère, distribuèrent les terres à leurs véritables propriétaires. [11,77] LXXVII. Phrasiclide étant archonte d'Athènes, Quintus Fabius et Titus Quintus Capitolinus consuls à Rome, on célébra la LXXXe olympiade, où Toryllas le Thessalien fut vainqueur à la course du stade2. Dans cette année, les généraux des Perses cantonnés en Cilicie, armèrent une flotte de trois cents navires; ils traversèrent, à la tête d'une armée de terre, la Syrie et la Phénicie, et, accompagnés de la flotte qui côtoyait les rivages, ils entrèrent en Égypte et s'avancèrent vers Memphis; leur arrivée, intimidant les Égyptiens et les Athéniens, fit lever le siége du Mur-Blanc. Cependant, les généraux perses, cédant au conseil de la prudence, évitèrent d'attaquer l'ennemi de front, et essayèrent de terminer la guerre par quelques stratagèmes. Les navires attiques étant à l'ancre sous l'île Prosopitis, ils détournèrent par des canaux les eaux du fleuve qui la forment, changèrent l'île en un continent, et mirent les navires à sec. Les Egyptiens, épouvantés, abandonnèrent les Athéniens, et firent la paix avec les Perses. Cependant, les Athéniens, privés de leurs alliés, et voyant leurs navires devenus inutiles, y mirent le feu pour les empêcher de tomber entre les mains des ennemis. Sans se laisser décourager par cet événement malheureux, ils s'exhortèrent les uns les autres en rappelant les glorieux souvenirs du passé; et jaloux de surpasser les défenseurs des Thermopyles, qui s'étaient dévoués pour la patrie, ils se tinrent prêts à combattre l'ennemi. Les généraux perses, Artabaze et Mégabyze, témoins de cette audace, et voulant prévenir l'effusion du sang, conclurent un traité qui permettait aux Athéniens de se retirer, sans danger, de l'Egypte. Les Athéniensr ainsi sauvés par leur propre courage, se rendirent, par la Libye, à Cyrène, et ils revinrent, contre toute attente, sains et saufs dans leur patrie. Pendant que ces choses se passaient, Ephialte, fils de Simonide, excitait des troubles à Athènes par ses discours démagogiques. Il conseilla au peuple de diminuer l'autorité de l'aréopage, d'abolir les lois antiques et célèbres de l'état. Cet homme sacrilége.ne resta pas longtemps dans l'impunité; il fut tué pendant la nuit et eut une fin obscure. [11,78] LXXVIII. L'année étant révolue, Philoclès fut nommé archonte d'Athènes, Aulus Posthumius Régulus et Spurius Furius Médiolanus consuls à Rome. A cette époque, les Corinthiens et les Épidauriens déclarèrent la guerre aux Athéniens. Ceux-ci marchèrent contre leurs agresseurs. Il se livra une bataille sanglante d'où les Athéniens sortirent vainqueurs. Ils se portèrent ensuite avec une flotte nombreuse sur le pays des Haliens, entrèrent dans le Péloponnèse, et tuèrent beaucoup d'ennemis. Les Péloponnésiens ayant rassemblé leurs forces pour faire face aux assaillants, il se livra un combat auprès de Cécryphalia, où les Athéniens furent de nouveaux victorieux. Profitant de leurs succès, ils résolurent de châtier les Eginètes, dont ils connaissaient les sentiments hostiles et l'orgueil fondé sur d'anciens exploits. Les Athéniens dirigèrent donc sur eux une flotte considérable. Mais les habitants d'Egine, qui avaient une grande expérience militaire et beaucoup de réputation dans les combats de mer, ne s'effrayèrent pas de la supériorité des forces athéniennes. Possédant déjà un nombre suffisant de trirèmes, ils en construisirent d'autres encore. Cependant ils furent vaincus dans un combat naval, et perdirent soixante-dix trirèmes. Leur orgueil fut humilié par cette défaite, et ils rentrèrent dans l'obéissance des Athéniens. Les Athéniens étaient redevables de cette victoire à Léocrate, qui avait combattu pendant neuf mois les Eginètes. Pendant que ces événements avaient lieu, Ducétius, chef des Sicules, d'une origine illustre, et alors très puissant, fonda la ville de Ménène, et partagea entre ses habitants le territoire environnant. Il marcha ensuite contre Morgantine, ville importante, s'en empara et acquit ainsi une grande gloire auprès de ses compatriotes. [11,79] LXXIX. L'année étant révolue, Bion, fut nommé archonte d'Athènes, Publius Servilius Structus et Lucius Aebutius Albas consuls à Rome. En ce temps, la guerre éclata entre les Corinthiens et les Mégariens au sujet des limites de leurs territoires. Les villes y prirent part. On se contenta d'abord de ravager réciproquement la campagne et de faire quelques escarmouches. Mais la querelle s'allumant de plus en plus, les Mégariens, qui étaient les plus faibles et redoutaient les Corinthiens, appellèrent à leur secours les Athéniens. Les forces étant ainsi égales, les Corinthiens envahirent, avec une armée de Péloponnésiens, le territoire de Mégare; les Athéniens avaient envoyé au secours des Mégariens un corps de troupes commandé par Myronide, homme admiré pour sa valeur. Il fut livré un combat long et sanglant ; les deux partis donnèrent d'égales preuves de bravoure, jusqu'à ce que la victoire se déclara enfin pour les Athéniens, qui tuèrent un grand nombre d'ennemis. Peu de jours après, il y eut un combat acharné dans la Cimolia, et les Athéniens furent de nouveau victorieux. Peu de temps après, les Phocidiens déclarèrent la guerre aux Doriens, dont descendent les Lacédémoniens, et qui habitent Cytinium, Boïum et Érineum, trois villes situées au pied du mont Parnasse. Les Phocidiens soumirent les Doriens par la force et s'emparèrent de leurs villes. Alors les Lacédémoniens envoyèrent Nicomède, fils de Cléomène, au secours des Doriens, en considération de leur parenté. Nicomède avait sous ses ordres quinze cents Lacédémoniens et dix mille hommes fournis par les autres Péloponnésiens; Nicomède était tuteur du roi Pleistonax, encore enfant. Il remporta une victoire sur les Phocidiens, reprit les villes des Doriens et rétablit la paix entre les deux peuples. [11,80] LXXX. Les Athéniens, apprenant l'issue de cette guerre des Phocidiens, résolurent d'attaquer les Lacédémoniens pendant leur retour. Réunis aux Argiens et aux Thessaliens, et suivis de cinquante navires, ils vinrent, avec quatorze mille hommes, occuper les défilés géranéens. Les Lacédémoniens, instruits du mouvement des Athéniens, se dirigèrent vers Tanagre en Béotie. Les Athéniens les suivirent en Béotie et livrèrent une bataille sanglante. Au milieu du combat, les Thessaliens passèrent dans les rangs des Lacédémoniens; mais les Athéniens, aidés des Argiens, n'en continuèrent pas moins à se battre. La perte fut grande des deux côtés; la nuit sépara les combattants. Bientôt après les Thessaliens furent avertis qu'un grand convoi de vivres arrivait de l'Attique pour les Athéniens. Ils jugèrent le moment favorable pour attaquer ce convoi; et, après le repas du soir, ils profitèrent de la nuit pour aller à sa rencontre. Les conducteurs du convoi prirent d'abord les Thessaliens pour un détachement ami; mais bientôt plusieurs combats s'engagèrent pour se disputer les provisions. D'abord les Thessaliens, profitant de l'erreur de leurs ennemis, tuèrent ceux qu'ils rencontraient, et, attaquant en bon ordre des hommes épouvantés, ils en massacrèrent un grand nombre. Mais les Athéniens, apprenant dans leur camp l'attaque des Thessaliens, arrivèrent en toute hâte, mirent les Thessaliens en fuite et en firent un grand carnage. Les Lacédémoniens, de leur côté, vinrent au secours des Thessaliens, avec toutes leurs troupes rangées en bataille; beaucoup de monde tomba des deux côtés en raison de l'opiniâtreté du combat. Enfin la victoire fut incertaine tant pour les Athéniens que pour les Lacédémoniens; et, comme la nuit approchait, ils s'envoyèrent réciproquement des députés pour conclure une trêve de quatre mois. [11,81] LXXXI. L'année étant révolue, Mnésithide fut nommé archonte d'Athènes, Lucius Lucratius et Titus Véturius Cicurinus consuls à Rome. En ce temps, les Thébains, avilis par leur alliance avec Xerxès, cherchaient à relever leur honneur et leur puissance antique. Méprisés de tous les Béotiens, qui leur refusaient obéissance, les Thébains prièrent les Lacédémoniens de les aider à recouvrer l'empire de la Béotie. En retour de ce service, ils s'engageaient à faire eux seuls la guerre aux Athéniens, de sorte que les Spartiates n'auraient plus besoin de faire sortir des troupes de terre hors du Péloponnèse. Les Lacédémoniens jugèrent cette proposition conforme à leurs intérêts; car ils étaient persuadés qu'en rendant la ville de Thèbes puissante, ils contre-balanceraient la puissance d'Athènes. Comme ils avaient alors à Tanagre une grande armée toute prête à entrer en campagne, ils l'employèrent à étendre la domination de Thèbes, et à soumettre aux Thébains les villes de la Béotie. Les Athéniens, pour s'opposer aux progrès des Lacédémoniens, levèrent des troupes considérables et en donnèrent le commandement à Myronide, fils de Galias. Celui-ci, après avoir enrôlé les citoyens en état de porter les armes, fixa le jour auquel il devait partir de la ville. Ce terme étant expiré avant que tous les conscrits fussent arrivés, il n'emmena avec lui que les soldats qui étaient prêts, et se mit en marche vers la Béotie. Quelques chefs et plusieurs de ses amis lui conseillant d'attendre les hommes en retard, Myronide, tout à la fois prudent et actif, répondit que ce n'était point à un général d'attendre ses soldats; et que d'ailleurs il voyait dans les retardataires des gens lâches qui ne s'exposeraient point pour le salut de la patrie, au lieu que ceux qui s'étaient rendus à leur poste le jour indiqué, présenteraient toutes les garanties d'hommes intrépides et courageux. C'est ce que confirma l'événement arrivé en Béotie. Myronide, avec une poignée de braves, attaqua des ennemis nombreux et remporta une victoire signalée. [11,82] LXXXII. Cette victoire ne le cède à aucune de celles gagnées précédemment par les Athéniens. En effet, ni la victoire de Marathon, ni celle de Platée, ni aucune autre action d'éclat ne paraît supérieure à la victoire que Myronide remporta sur les Béotiens; car les autres batailles ont été gagnées sur des Barbares et avec le secours des alliés, tandis que celle-là fut gagnée par des Athéniens seuls, sans l'aide d'aucun allié, et ils avaient affaire aux plus vaillants des Grecs. Car les Béotiens ont la réputation de ne céder à personne en courage et en persévérance. On a vu plus tard â Leuctres et à Mantinée, les Thébains combattant seuls les Lacédémoniens et tous leurs alliés, se signaler par leur bravoure et devenir inopinément les chefs de toute la Grèce. Cependant aucun historien ne nous a laissé la description de la bataille célèbre dont nous parlons. Par la victoire brillante remportée sur les Béotiens, Myronide se plaça à côté de Thémistocle, de Miltiade et de Cimon. Myronide assiégea ensuite et prit d'assaut Tanagre, dont il rasa les murs. Il ravagea toute la Béotie et distribua à ses soldats de riches dépouilles. [11,83] LXXXIII. Irrités de la dévastation de leurs champs, les Béotiens firent des levées en masse et mirent sur pied une grande armée. Il se livra à OEnophytes en Béotie un combat acharné qui dura une journée entière; ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que les Athéniens parvinrent à mettre en fuite les Béotiens. Myronide se rendit maître de toutes les villes de la Béotie, à l'exception de Thèbes. Il sortit ensuite de la Béotie, et marcha contre les Locriens, surnommés Opuntiens. Après les avoir soumis et pris des otages, il envahit la Pharsalie. Il soumit les Phocidiens comme les Locriens; et en ayant reçu des otages, il entra dans la Thessalie. Il reprocha aux Thessaliens leur trahison et leur ordonna de rappeler les exilés. Les Pharsaliens s'y étant refusés, il assiégea leur ville; mais comme il ne put pas la prendre de vive forée, et que les Pharsaliens soutenaient depuis longtemps le siége, il renonça à poursuivre son expédition en Thessalie et revint à Athènes. Après avoir accompli de si grandes choses en si peu de temps, Myronide s'acquit auprès de ses concitoyens une gloire immortelle. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année. [11,84] LXXXIV. Callias étant archonte d'Athènes, Servius Sulpicius et Publius Volumnius Amintinus consuls à Rome, on célébra en Élide la LXXXIe olympiade, où Polymnaste de Cyrène remporta le prix de la course du stade. A cette époque Tolmide, commandant des forces navales, jaloux de la gloire de Myronide, cherchait l'occasion de se distinguer. Comme jusqu'alors la Laconie n'avait jamais été ravagée, il proposa au peuple de dévaster le territoire des Spartiates. Il promit qu'avec mille hoplites embarqués sur des trirèmes, il ravagerait la Laconie et humilierait l'arrogance des Spartiates. Les Athéniens ayant accordé cette demande, Tolmide imagina l'expédient suivant pour amener avec lui, secrètement, un plus grand nombre de soldats. Les citoyens lui avaient permis de choisir pour cette expédition les jeunes gens les plus robustes et dans la force de l'âge. Mais Tolmide, désireux de lever plus de mille recrues, s'adressa lui-même à ces jeunes gens, leur disait en particulier qu'il avait bien droit de les enrôler, mais qu'il serait bien plus beau de s'engager eux-mêmes volontairement, sans y être forcés par la conscription. Par ce moyen, il se procura plus de trois mille volontaires. Il choisit ensuite les mille hommes, qui lui avaient été accordés, parmi ceux qui ne s'étaient pas présentés volontairement. Tous les préparatifs terminés, il fit mettre en mer cinquante trirèmes montées par quatre mille hoplites. Abordant à Méthone en Laconie, il s'en empara; mais les Lacédémoniens étant venus au secours de cette place, il se remit en route et fit voile pour Gythium, port des Lacédémoniens; il prit la ville, brûla les navires des Lacédémoniens et ravagea la campagne. De là, il aborda à Zacynthe, dans l'île de Céphalonie, il la soumit, et, après s'être rendu maître de toutes les villes de la Céphalonie, il se porta sur la côte opposée, et vint mouiller à Naupacte; il prit également cette ville d'assaut, et y établit les Messéniens les plus distingués, relâchés par les Lacédémoniens sur la foi d'un traité. Car en ce même temps les Lacédémoniens poussaient vigoureusement la guerre contre les Messéniens et les Hilotes, et après avoir soumis les uns et les autres, ils avaient accordé aux Messéniens, comme nous l'avons dit, la permission de sortir d'Ithome, sur la foi d'un traité. Quant aux Hilotes, ils châtièrent les auteurs de la révolte et remirent les autres en esclavage. [11,85] LXXXV. Sosistrate étant archonte d'Athènes, les Romains élurent consuls Publius Valérius Publicola et Caïus Claudius Rhégillus. Dans cette année, Tolmide séjourna en Béotie. Les Athéniens mirent Périclès, fils de Xanthippe, à la tête d'une troupe d'élite, et lui donnant une flotte de cinquante trirèmes, avec mille hoplites, ils l'envoyèrent dans le Péloponnèse. Ce général ravagea une grande partie du Péloponnèse. Il pénétra dans l'Acarnanie et en soumit toutes les villes, à l'exception d'OEniades. C'est dans cette année que les Athéniens eurent en leur puissance le plus grand nombre des villes et s'acquirent une grande gloire par leur valeur et leur habileté militaire. [11,86] LXXXVI. Ariston étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Quintus Fabius Vibulanus et Lucius Cornélius Curétinus. Dans cette année, les Athéniens et les Péloponnésiens conclurent une trêve de cinq ans, négociée par Cimon l'Athénien. En Sicile, une guerre éclata entre les Egestéens et les Lilybéens, au sujet du territoire qui avoisine le fleuve Mazare; ils se battirent avec acharnement et essuyèrent réciproquement des pertes considérables, sans cesser leur animosité. Cette guerre fut bientôt suivie d'autres troubles. D'après un nouveau registre d'état arrêté par les villes, les terres furent mal partagées, et en quelque sorte au hasard, parmi un grand nombre de citoyens nouvellement inscrits. De là arrivèrent beaucoup de désordres, surtout à Syracuse; car un certain Tyndaride, homme entreprenant et audacieux, accueillit d'abord chez lui une multitude de pauvres, et se les attacha comme la garde d'un tyran. Convaincu d'avoir aspiré à la tyrannie, il fut mis en accusation et condamné à mort; mais pendant qu'on le conduisait dans le cachot, ses partisans rassemblés attaquèrent les hommes qui l'emmenaient. Les citoyens notables, accourus à ce tumulte, se saisirent des insurgés et les firent mourir avec Tyndaride. Comme ces troubles se renouvelaient souvent à l'occasion des prétendants à la tyrannie, le peuple de Syracuse fut porté à imiter les Athéniens en établissant une loi semblable à celle de l'ostracisme. [11,87] LXXXVII. A Athènes, chaque citoyen devait écrire sur un tesson le nom de celui qui lui paraissait le plus capable d'aspirer à la tyrannie. Chez les Syracusains, c'était sur une feuille d'olivier qu'on écrivait le nom de celui qui passait pour trop puissant. Celui dont le nom se trouvait inscrit sur le plus grand nombre de feuilles, devait s'exiler pendant cinq ans. Par ce moyen, ils croyaient affaiblir les prétentions des hommes trop influents dans leur patrie. Ceci n'était point considéré comme la punition d'un crime avoué, ce n'était qu'un moyen d'abaisser la puissance trop grande de quelques particuliers. Ainsi, ce que les Athéniens appelaient "ostracisme", les Syracusains le nommèrent "pétalisme". Cette loi se conserva longtemps chez les Athéniens, tandis que les Syracusains l'abolirent bientôt par les motifs suivants. La crainte de l'exil faisait que les citoyens les plus considérés, qui, par leur pouvoir et leur vertu, auraient pu rendre de grands services à la patrie, s'éloignaient des affaires publiques pour se livrer à la vie privée : uniquement occupés de l'administration de leurs propres biens, ils s'abandonnaient aux jouissances du repos. Au contraire, les citoyens les plus pervers et les plus audacieux se mêlaient des affaires de l'État et fomentaient dans les masses le désordre et la révolte. C'est pourquoi des factions nombreuses et sans cesse renaissantes plongèrent la cité dans des désordres perpétuels. De tout côté on voyait surgir une foule de démagogues et de sycophantes. De jeunes gens s'exerçaient à l'éloquence, la plupart changeaient les coutumes et les lois antiques en des institutions pernicieuses. La paix dont on jouissait entretenait la prospérité, mais on ne songeait guère ni à conserver l'union ni à pratiquer la justice. Voilà pourquoi les Syracusains, mieux avisés, abrogèrent la loi du pétalisme après s'en être servis pendant un court espace de temps. Tel était alors l'état des affaires en Sicile. [11,88] LXXXVIII. Lysicrate étant archonte d'Athènes, Caïus Nautius Rutilius et Lucius Minutius Carutianus furent nommés consuls à Rome. Dans cette année, Périclès, général des Athéniens, fit une descente dans le Péloponnèse et ravagea le territoire des Sicyoniens. Les habitants ayant fait une sortie en masse, il se livra un combat dans lequel Périclès demeura vainqueur : il tua un grand nombre de fuyards et força le reste à se renfermer dans leur ville, qu'il assiégea. Après des assauts inutiles, et voyant, de plus, les Lacédémoniens arriver au secours des assiégés, il quitta Sicyone et se porta sur l'Acarnanie. Il envahit le pays des Oeniades; et, après avoir amassé beaucoup de butin, il partit de l'Acarnanie. De là, il se rendit dans la Chersonèse, et en distribua le territoire à mille citoyens. Dans le même temps Tolmide, l'autre général des Athéniens, descendit dans l'Eubée et distribua également à mille citoyens le territoire des Naxiens. En Sicile, les Syracusains envoyèrent une flotte, commandée par Phayllus, contre les pirates tyrrhéniens. Phayllus commença son expédition par une descente dans l'île d'AEthalie qu'il ravagea. Mais ayant accepté en secret l'argent que lui avaient offert les Tyrrhéniens, il revint en Sicile sans avoir rien fait de mémorable. Les Syracusains l'accusèrent de trahison et le condamnèrent à l'exil. Ils élurent alors pour général Apellès, et l'envoyèrent contre les Tyrrhéniens avec une flotte de soixante trirèmes. Celui-ci ravagea les côtes de la Tyrrhénie, et aborda dans l'île de Corse, alors occupée par les Tyrrhéniens. Il dévasta une très grande partie de cette île, soumit l'Aethalie et retourna à Syracuse avec une multitude de captifs, et beaucoup d'autre butin. Quelque temps après, Ducétius, chef des Sicules, réunit en un seul Etat toutes les villes de même origine, excepté Hybla. Doué d'un esprit actif, il entreprit de nouveaux travaux : il tira de la république des Siciliens un corps d'armée considérable; il transplanta Nées, sa ville natale, dans la plaine, et fonda, dans le voisinage du temple des dieux appelés Paliques, une ville importante qu'il appela Palica, du nom de ces dieux. [11,89] LXXXIX. Puisque nous venons de mentionner ces dieux, il est convenable de dire un mot de l'antiquité de leur temple et des merveilles qu'on raconte des cratères particuliers qui s'y trouvent. Suivant la tradition, le temple des dieux Paliques se distingue des autres par son antiquité, sa sainteté et les choses curieuses qu'on y observe. D'abord on y voit des cratères d'une largeur, il est vrai, peu considérable, mais qui lancent, d'une immense profondeur, d'énormes étincelles; on dirait des chaudières posées sur un grand feu et pleines d'eau bouillante. L'eau qui jaillit de ces cratères a l'apparence de l'eau bouillante; mais on n'en a pas la certitude, car personne n'a encore osé y toucher, et la terreur qu'inspire cette éructation aqueuse semble y attacher quelque chose de surnaturel et de divin. Cette eau répand une forte odeur de soufre, et l'abîme d'où elle s'échappe fait entendre un bruit effroyable. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que cette eau ne déborde jamais, ne cesse jamais de couler, et est lancée avec force à une hauteur prodigieuse. Lé temple est si vénéré qu'on y prononce les serments les plus sacrés, et les parjures reçoivent aussitôt le châtiment divin : quelques-uns sont sortis aveugles de ce temple. Enfin, la crainte superstitieuse attachée à ce lieu est telle que l'on termine des procès difficiles par les serments que l'on y fait prononcer. Le temple des Paliques est devenu depuis quelque temps un asile inviolable, surtout pour les malheureux esclaves qui sont tombés au pouvoir de maîtres impitoyables; car les maîtres n'ont pas le pouvoir d'arracher de cet asile les esclaves qui s'y sont réfugiés; ceux-ci y demeurent inviolables, jusqu'à ce que les maîtres, s'en rapportant à des arbitres généreux, se soient engagés, sous la foi du serment, de les laisser sortir réconciliés. Jamais, que l'on sache, ces serments n'ont été violés, tant la crainte des dieux fait respecter même les esclaves! Ce temple est situé dans une plaine digne de la majesté des dieux; il est entouré de portiques et d'autres ornements convenables. Mais ces détails doivent suffire. Reprenons maintenant le fil de notrehistoire. [11,90] XC. Ducétius, après avoir fondé la ville de Palica, et l'avoir entourée d'un mur considérable, partagea entre les habitants le territoire environnant. Cette ville, grâce à la fertilité du terrain et au nombre de ses colons, prit un rapide accroissement. Mais elle ne demeura pas longtemps dans cette voie de prospérité; car elle fut détruite et resta déserte jusqu'à nos jours. Nous parlerons de ces détails en temps convenable. Tel était l'état des choses en Sicile. En Italie, cinquante-huit ans après la destruction de Sybaris par les Crotoniates, un Thessalien rassembla le reste des Sybarites et reconstruisit leur ville dans un emplacement situé entre deux fleuves, le Sybaris et le Crathis. Les habitants commençaient à s'enrichir, grâce à la fertilité du sol; mais déjà, au bout de six ans, ils furent encore chassés de Sybaris, comme nous allons essayer de le raconter dans le livre suivant. [11,91] XCI. Antidotus étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Lucius Posthumius et Marius Horatius. Dans cette année, Ducétius, chef des Sicules, prit la ville d'Aetna, après en avoir assassiné le commandant. Envahissant ensuite avec ses troupes le territoire des Agrigentins, il mit le siége devant Motyum, occupé par une garnison d'Agrigentins. Les Syracusains vinrent au secours de leurs alliés; mais Ducétius, ayant eu le dessus dans un combat, chassa les uns et les autres de leurs camps. Comme l'hiver approchait alors, les deux partis se retirèrent dans leurs foyers. Les Syracusains reprochèrent à leur général, Bolcon, la perte de la bataille, l'accusèrent de s'être entendu secrètement avec Ducétius et le condamnèrent à mort comme traître. Au commencement de l'été, ils nommèrent un autre général, auquel ils confièrent une armée considérable, avec ordre d'attaquer Ducétius. Ce général atteignit Ducétius qui était campé près de Noma. Il se livra une grande bataille; beaucoup de monde tomba de part et d'autre, et ce n'est qu'à grand'peine que les Syracusains parvinrent à mettre en fuite les Sicules et à en tuer un grand nombre. La plupart des fuyards se sauvèrent dans les forts des Sicules, et très-peu préférèrent suivre la fortune de Ducétius. Tandis que ces événements avaient lieu, les Agrigentins prirent d'assaut Motyum, occupé par les troupes de Ducétins, et joignirent leurs forces à celles des Syracusains déjà vainqueurs. Ducétius, complétement battu, abandonné par les uns, trahi par les autres, fut réduit à la dernière extrémité. [11,92] XCII. Enfin, voyant le petit nombre d'amis qui lui restaient prêts à s'emparer de sa personne, il prévint leur projet en s'échappant la nuit et en s'enfuyant à cheval à Syracuse. Il ne faisait pas encore jour lorsqu'il arriva sur la place publique de Syracuse; s'asseyant au pied des autels, il devint le suppliant de la ville, et fit don de sa personne et de ses terres aux Syracusains. La multitude, au bruit d'une nouvelle si inattendue, affluait sur la place publique, et les magistrats convoquèrent une assemblée pour délibérer sur le parti à prendre au sujet de Ducétius. Quelques orateurs qui avaient coutume de haranguer le peuple, soutenaient qu'il fallait le châtier comme un ennemi, et se venger sur lui des anciens revers; mais les plus considérés parmi les sénateurs présents à l'assemblée représentèrent qu'il fallait respecter le suppliant, craindre la Fortune et redouter la vengeance des dieux. Il ne s'agit pas ici, disaient-ils, d'examiner quelle peine Ducétius a méritée, mais de savoir quelle conduite les Syracusains doivent tenir dans cette circonstance. Il serait honteux de faire mourir un proscrit de la Fortune, et il est digne de la magnanimité du peuple de sauver le suppliant en même temps que le respect des dieux. Aussitôt l'assemblée prononça, d'une seule voix, la grâce de Ducétius. Les Syracusains, après avoir ainsi épargné Ducétius suppliant, le firent partir pour Corinthe. Ils lui ordonnèrent d'y passer sa vie, en pourvoyant convenablement à son entretien. Nous voici arrivés à l'année qui précède l'expédition que les Athéniens ont entreprise contre Cypre, sous la conduite de Cimon, et nous terminons ici ce livre d'après le plan que nous avons exposé au commencement.