[13,0] Règle treizième. Quand nous comprenons parfaitement une ques­tion, il faut la dégager de toute conception super­flue, la réduire au plus simple, la subdiviser le plus possible au moyen de l’énumération. [13,1] Voici le seul point dans lequel nous imitions les dialecticiens, c’est que, comme, pour apprendre les formes des syllogismes, ils supposent que les termes ou la matière en est connue, de même nous exigeons au préalable que la question soit parfaitement comprise. Mais nous ne distinguons pas comme eux deux extrêmes et un moyen : nous considérons la chose tout entière de cette façon. D’abord, dans toute question il est nécessaire qu’il y ait quelque chose d’inconnu, sans quoi il n’y aurait pas de question. Secondement, ce quelque chose doit être désigné d’une manière quelconque, autrement il n’y aurait pas de raison pour chercher telle chose plutôt que telle autre. Troisièmement, il ne peut être désigné que par quelque chose qui soit connu. Tout cela se trouve dans les questions même imparfaites. Ainsi quand on demande quelle est la nature de l’aimant, ce qu’on entend par ces deux mots aimant et nature est connu, c’est ce qui nous détermine à chercher cela plutôt qu’autre chose. Mais, de plus, pour que la question soit parfaite, nous voulons qu’elle soit entièrement déterminée, tellement qu’on ne cherche rien de plus que ce qui peut se déduire des données : par exemple, si l’on me demande ce qu’il faut inférer sur la nature de l’aimant, précisément des expériences que Gilbert dit avoir faites, qu’elles soient vraies ou fausses ; ou encore, si on me demande ce que je pense sur la nature du son, précisément de ce que les trois cordes a, b, c rendent un son égal ; b, dans l’hypothèse, étant deux fois plus gros que a, d’une longueur égale, et tendu par un poids double ; et c n’étant pas plus gros que a, mais deux fois plus long, et tendu par un poids quatre fois plus lourd, etc. Tous ces exemples montrent comment toutes les questions imparfaites peuvent être ramenées à des questions parfaites, ce que l’on montrera plus longuement en son lieu ; et de plus ils enseignent de quelle manière notre règle peut être observée quand elle commande de dégager de toute conception superflue la difficulté bien comprise, et de la ramener à ce point que nous ne nous occupons plus de tel ou tel objet, mais seulement, en général, de grandeurs à comparer entre elles. Car, par exemple, une fois que nous sommes déterminés à n’examiner que telle ou telle expérience sur l’aimant, nous n’avons plus aucune difficulté à éloigner notre pensée de toute autre chose. [13,2] On ajoute qu’il faut ramener la difficulté au plus simple possible, d’après les règles cinq et six, et la diviser d’après la regle sept. Ainsi, quand j’examine l’aimant, d’après plusieurs expériences, je les parcours séparément l’une après l’autre. De même, si je m’occupe du son, je compare séparément entre elles les cordes a et b, puis a et c, etc., pour ensuite embrasser le tout dans une énumération suffisante. Ce sont les trois seules règles que l’intelligence doive observer sur toute proposition, avant d’arriver à la solution dernière, encore bien qu’elle ait besoin des onze règles suivantes, dont la troisième partie de ce traité expliquera l’usage. Du reste nous entendons par questions toutes les choses sur lesquelles l’on trouve le vrai et le faux ; or, il faut énumérer les divers genres de ces questions, pour déterminer ce que nous pouvons faire sur chacune. [13,3] Nous avons déjà dit que la fausseté ne peut pas se trouver dans la seule intuition des choses, soit simples, soit composées : en ce sens, il n’y a pas question sur ces choses ; mais elles sont matière à question sitôt que nous voulons porter sur elles un jugement déterminé. En effet, nous ne comptons pas seulement au nombre des questions les demandes qui nous sont faites par d’autres, mais c’était même une question que l’ignorance, ou plutôt le doute de Socrate, lorsque, pour la première fois, Socrate réfléchissant chercha s’il était vrai qu’il doutât de tout, et l’affirma ensuite. [13,4] Or nous cherchons les choses par les mots, les causes par les effets, les effets par les causes, le tout ou les parties par une partie, ou enfin plusieurs choses ensemble par tout cela. [13,5] Nous disons que nous cherchons les choses par les mots toutes les fois que la difficulté consiste dans l’obscurité du langage. Ici ne se rapportent pas seulement toutes les énigmes, comme celle du Sphinx, sur l’animal qui au commencement est quadrupède, puis bipède, et enfin marche sur trois pieds ; ou celle des pêcheurs qui, debout sur le rivage avec leur ligne et leurs hameçons, disaient qu’ils n’avaient plus les poissons qu’ils avaient pris, mais qu’en revanche ils avaient ceux qu’ils n’avaient pu prendre. Mais, outre cela, la plus grande partie des questions sur lesquelles les savants disputent ne sont presque toujours que des questions de mots. Même il ne faut pas mal penser des grands esprits au point de croire qu’ils ont imparfaitement conçu les choses toutes les fois qu’ils ne les expliquent pas en termes assez clairs. Ainsi, quand ils appellent lieu la superficie d’un corps ambiant, ils n’ont pas là une idée fausse, mais seulement ils abusent du mot lieu, qui, dans l’usage commun, signifie cette nature simple et connue par elle-même, à raison de laquelle on dit que quelque chose est ici ou là, et qui consiste tout entière dans une certaine relation de la chose qu’on dit être en un lieu, avec les parties de l’espace étendu, et que quelques uns, voyant le nom de lieu appliqué à une surface ambiante, ont dit improprement être la localité en soi ; et ainsi du reste. Ces questions de noms se rencontrent si fréquemment, que, si les philosophes étoient toujours d’accord sur la signification des mots, presque toules leurs controverses cesseraient. [13,6] On cherche la cause par l’effet toutes les fois qu’on demande d’une chose si elle est, ou ce qu’elle est. ... [13,7] Mais parceque, quand on nous propose une question à résoudre, nous ne remarquons pas tout d’un coup de quelle espèce elle est, ni s’il s’agit de chercher ou la chose par les mots, ou la cause par l’effet, il me semble superflu d’entrer ici dans plus de détails ; il sera plus court et plus facile d’examiner par ordre ce qu’il faut faire pour arriver en général à la solution de toute difficulté ; et, en conséquence, une question étant donnée, le premier point est de s’efforcer de comprendre distinctement ce qu’on cherche. [13,8] En effet la plupart des hommes se hâtent tellement dans leurs recherches qu’ils apportent à la solution de la question tout le vague d’un esprit qui n’a pas remarqué à quels signes reconnaître la chose cherchée, si elle vient à se présenter ; aussi insensés qu’un valet envoyé quelque part par son maître, et si empressé d’obéir, qu’il se mettrait à courir sans avoir encore reçu ses ordres, et sans savoir où il doit aller. [13,9] Mais dans toute question, quoiqu’il doive y avoir quelque chose d’inconnu (car autrement il n’y aurait pas de question), il faut cependant que la chose cherchée soit tellement désignée par de certaines conditions, que nous soyons conduits à chercher une chose plutôt qu’une autre. Ce sont ces conditions que nous disons qu’il faut d’abord étudier ; pour ce faire, il faut diriger notre esprit sur chacune d’elles en particulier, examinant avec soin jusqu’à quel point chacune détermine cet inconnu que nous cherchons. Car l’esprit de l’homme tombe ici dans une double erreur : ou il prend pour déterminer la question plus qu’il ne lui est donné, ou au contraire il omet quelque chose. [13,10] Il faut nous garder de supposer plus et quelque chose de plus positif que ce que nous avons, surtout dans les énigmes et dans toutes les questions captieuses inventées pour embarrasser l’esprit ; et même dans les autres questions, lorsque pour les résoudre on paraît admettre comme certaines des suppositions qui ne nous sont pas données par une raison positive, mais par une opinion d’habitude. Par exemple, dans l’énigme du Sphinx, il ne faut pas croire que le mot pied signifie seulement les pieds véritables des animaux, il faut voir encore s’il ne s’appliquerait pas métaphoriquement à quelque autre chose, comme ici aux mains de l’enfant, au bâton du vieillard, parceque l’un et l’autre s’en sert comme de pieds pour marcher. De même, dans l’énigme des pêcheurs, il faut prendre garde que l’idée de poissons s’empare tellement de notre esprit, qu’elle le détourne de la pensée de ces animaux que souvent les pauvres portent sur eux sans le vouloir, et qu’ils rejettent quand ils les ont pris. De même encore si on demande comment a été construit le vase que nous avons pu voir quelquefois, au milieu duquel s’élevait une colonne surmontée de la figure de Tantale dans l’attitude d’un homme qui veut boire ; l’eau qu’on y versait y restait contenue tant qu’elle n’atteignait pas la bouche de Tantale, mais à peine touchait-elle les lèvres du malheureux qu’elle s’échappait tout-à-coup entièrement ; au premier coup d’œil tout l’artifice paraît devoir être dans la construction de la figure du Tantale, qui cependant ne détermine nullement la question, mais seulement l’accompagne. Toute la difficulté consiste a trouver comment un vase peut être construit de manière à ce que toute l’eau s’en échappe dès qu’elle est parvenue à une certaine hauteur, et pas avant. Enfin, si de toutes les observations que nous possédons sur les astres, nous cherchons ce que nous pouvons affirmer de certain sur leurs mouvements, il ne faudra pas admettre gratuitement que la terre est immobile au centre, comme ont fait les anciens, parceque dès notre enfance il nous a paru en être ainsi ; mais il faudra révoquer en doute cette assertion même, pour examiner ensuite ce que nous pourrons juger de certain sur ce sujet. [13,11] Nous péchons par omission toutes les fois que nous ne réfléchissons pas à quelque condition requise pour la détermination de la question, soit qu’elle s’y trouve exprimée, soit qu’on puisse la reconnaître d’une manière quelconque. Ainsi font ceux qui cherchent le mouvement perpétuel, non celui de la nature, des astres ou des sources, par exemple, mais un mouvement créé par l’art humain, découverte que plusieurs ont crue possible. Calculant que la terre est perpétuellement mue d’un mouvement circulaire autour de son axe, et que l’aimant retient les propriétés de la terre, ils espéraient découvrir le mouvement perpétuel en disposant cette pierre de manière qu’elle se mût en cercle, ou au moins communiquât au fer son mouvement avec ses autres vertus. Or, quand ils y réussiraient, ils n’auraient pas encore trouvé le mouvement perpétuel. Ils n’auraient fait que se servir de celui que leur donne la nature, tout de même que s’ils disposaient une roue au courant d’un fleuve pour qu’elle tournât toujours. C’est là omettre une condition requise pour la détermination de la question. [13,12] La question étant suffisamment comprise, il faut voir précisément en quoi consiste sa difficulté, afin qu’abstraite de tout le reste, elle soit plus facilement résolue. [13,13] Il ne suffit pas toujours de comprendre la question pour connaître en quoi consiste sa difficulté ; il faut réfléchir en outre à chacune des choses qu’elle contient, afin que si on rencontre quelque chose de facile à trouver on le laisse de côté, et qu’il ne reste de la question ainsi dégagée que ce que nous ignorons. Ainsi, dans la question du vase décrit plus haut, il est facile de voir comment le vase doit être fait, la colonne placée au milieu, l’oiseau peint ; tout cela mis de côté comme n’important pas à la question, la difficulté reste nue, laquelle consiste à chercher pourquoi l’eau contenue auparavant dans un vase, s’en échappe tout entière quand elle est parvenue à une certaine hauteur. [13,14] Nous nous contentons donc ici de dire qu’il est important de parcourir par ordre tout ce qui est contenu dans la question donnée, en rejetant ce qu’on voit n’y pas servir, en gardant ce qui est nécessaire, et en remettant ce qui est douteux à un examen plus attentif. [14,0] Règle quatorzième. La même règle doit s’appliquer à l’étendue réelle des corps, et il faut la représenter tout entière à l’imagination, au moyen de figures nues ; de cette manière l’entendement la comprendra bien plus distinctement. [14,1] Pour nous servir aussi du secours de l’imagination, il faut remarquer que toutes les fois que nous déduisons une chose inconnue d’une chose qui nous était connue auparavant, nous ne trouvons pas pour cela un être nouveau, mais seulement la connaissance que nous possédions s’étend au point de nous faire comprendre que la chose cherchée participe d’une façon ou d’une autre à la nature des choses que contiennent les données. Ainsi il ne faut pas espérer pouvoir jamais donner à un aveugle de naissance des idées vraies sur les couleurs, telles que nous les avons reçues des sens. Mais soit un homme qui ait vu quelquefois les couleurs fondamentales, et jamais les couleurs intermédiaires et mixtes ; il se peut faire que par une sorte de déduction il se représente celles qu’il n’a pas vues, par leur ressemblance avec les autres. De même si l’aimant contient une espèce d’être auquel notre intelligence n’ait jusqu’à ce jour perçu rien de semblable, il ne faut pas espérer que le raisonnement nous la fera connaître ; il nous faudrait ou de nouveaux sens ou une âme divine. Mais tout ce que l’esprit humain peut faire en ce cas, nous croirons l’avoir atteint quand nous aurons perçu distinctement le mélange d’êtres ou de matières déjà connues, qui produisent les mêmes effets que l’aimant développe. [14,2] Or, tous les êtres déjà connus, tels que l’étendue, la figure, le mouvement, et tant d’autres, que ce n’est pas ici le lieu d’énumérer, sont, dans les divers sujets, connus par une seule et même idée ; et qu’une couronne soit d’or ou d’argent, cela ne change rien à l’idée que nous avons de sa figure. Cette idée générale passe d’un sujet à un autre par une simple comparaison, par laquelle nous affirmons que l’objet cherché est sous tel ou tel rapport semblable, identique, ou égal à une chose donnée ; tellement que, dans tout raisonnement, nous ne connaissons précisément la vérité que par comparaison. Ainsi, dans ce raisonnement, tout A est B, tout B est C, donc tout A est C, on compare ensemble la chose cherchée et la chose donnée A et C, sous ce rapport, savoir que A et C sont B. Mais comme, ainsi que nous l’avons souvent répété, les formes et syllogismes ne servent de rien pour découvrir la vérité des choses, le lecteur profitera, si, les rejetant complètement, il se persuade que toute connaissance qui ne sort pas de l’intuition pure et simple d’un objet individuel dérive de la comparaison de deux ou de plusieurs entre eux ; et même presque toute l’industrie de la raison humaine consiste à préparer cette opération : quand en effet la comparaison est simple et claire, il n’est besoin d’aucun secours de l’art, mais de la seule lumière de la nature, pour percevoir la vérité qu’elle nous découvre. Or, il faut noter que les comparaisons sont dites simples et claires, seulement quand la chose cherchée et la chose donnée participent également d’une certaine nature ; que les autres comparaisons n’ont besoin de préparation que parceque cette nature commune ne se trouve pas également dans l’une et dans l’autre, mais selon des rapports ou des proportions dans lesquelles elle est enveloppée ; et qu’enfin la plus grande partie de l’industrie humaine ne consiste qu’à réduire ces proportions à un point tel que l’égalité entre ce qui est cherché et quelque chose qui soit connu apparoisse clairement. [14,3] Il faut noter ensuite que rien ne peut être ramené à cette égalité que ce qui comporte le plus ou le moins, et que tout cela est compris sous le nom de grandeur ; de telle sorte que quand, d’après la règle précédente, les termes de la difficulté sont abstraits de tout sujet, nous comprenons que toute la question ne roule plus que sur des grandeurs en général. [14,4] Mais pour imaginer ici encore quelque chose, et nous servir non de l’intelligence pure, mais de l’intelligence aidée des figures peintes dans l’imagination, remarquons qu’on ne dit rien des grandeurs en général qui ne puisse se rapporter à chacune d’elles en particulier. [14,5] De là il est facile de conclure qu’il ne nous sera pas peu utile de transporter ce que nous connaîtrons des grandeurs en général à cette espèce de grandeur particulière qui se représentera le plus facilement et le plus distinctement dans notre imagination. [14,6] Or que cette grandeur soit l’étendue réelle d’un corps, abstraite de tout ce qui n’est pas la figure, c’est ce qui résulte de ce que nous avons dit dans la règle douzième, où nous avons montré que l’imagination elle-même avec les idées qui existent en elle, n’est autre chose que le véritable corps réel, étendu et figuré ; ce qui est évident par soi-même puisque toutes les différences de position ne paraissent plus distinctement en aucun autre sujet. En effet, quoiqu’on puisse dire d’une chose qu’elle est plus ou moins blanche qu’une autre, d’un son qu’il est plus ou moins aigu, et ainsi du reste, nous ne pouvons cependant exactement définir si cet excès est en proportion double ou triple, sinon par une analogie quelconque à l’étendue du corps figuré. Qu’il reste donc certain et arrêté que les questions parfaitement déterminées contiennent à peine d’autre difficulté que celle qui consiste à trouver la mesure proportionnelle de l’inégalité ; que toutes les choses où se trouve précisément une telle difficulté peuvent facilement et doivent être séparées de tout autre sujet, et se transporter à l’étendue et aux figures, dont à cause de cela nous traiterons exclusivement jusqu’à la règle vingt-cinquième, en laissant de côté toute autre pensée. [14,7] Je désirerais ici un lecteur qui n’eût de goût que pour les études mathématiques et géométriques, quoique j’aimasse mieux qu’il n’y fût pas versé du tout qu’instruit d’après la méthode vulgaire. En effet, l’usage des règles que je donnerai ici, et qui suffit pour les apprendre, est bien plus facile que dans toute autre espèce de question, et leur utilité est si grande pour acquérir une science plus haute, que je ne crains pas de dire que cette partie de notre méthode n’a pas été inventée pour résoudre des problèmes mathématiques, mais plutôt que les mathématiques ne doivent être apprises que pour s’exercer à la pratique de cette méthode. Je ne supposerai de ces études que ce qui est connu par soi-même et se présente à chacun. Mais la connaissance que les autres en ont, encore bien qu’elle ne soit gâtée par aucune erreur évidente, est cependant obscurcie par des principes équivoques et mal conçus, que nous tâcherons par la suite de corriger à mesure que nous les rencontrerons. [14,8] Nous entendons par étendue tout ce qui a de la longueur, de la largeur et de la profondeur, sans rechercher si c’est un corps véritable ou seulement un espace ; et cela n’a pas besoin de plus d’explication, puisqu’il n’est rien que notre imagination perçoive plus facilement. Mais comme les savants usent souvent de distinctions tellement subtiles qu’ils troublent les lumières naturelles, et trouvent des ténèbres même dans les choses que les paysans n’ont jamais ignorées, il faut les avertir que par étendue nous ne désignons pas quelque chose de distinct ni de séparé d’un sujet, et qu’en général nous ne reconnaissons aucun des êtres philosophiques de cette sorte, qui ne tombent pas réellement sous l’imagination. Car, encore bien que quelqu’un puisse se persuader qu’en anéantissant tout ce qui est étendu dans la nature, rien ne répugne à ce que l’étendue seule existe par elle-même, il ne se servira pas pour cette conception d’une idée corporelle, mais de sa seule intelligence portant un faux jugement. Il le reconnaîtra lui-même, pourvu qu’il réfléchisse attentivement à cette image même de l’étendue qu’il s’efforcera alors de se représenter dans l’imagination. Il remarquera en effet qu’il ne l’aperçoit pas abstraction faite de tout sujet, mais qu’il l’imagine tout autrement qu’il ne la juge : de telle sorte que tous ces êtres abstraits, quelque opinion qu’ait d’ailleurs l’intelligence sur la vérité de la chose, ne se forment jamais dans l’imagination séparés de tout sujet. [14,9] Mais, comme désormais nous ne ferons plus rien sans le secours de l’imagination, il faut distinguer avec soin sous quelle idée chaque mot doit se présenter à notre intelligence. Aussi nous proposons nous d’examiner ces trois manières de parler : l’étendue occupe le lieu, tout corps a de l’étendue, l’étendue n’est pas le corps. [14,10] La première montre comment l’étendue se prend pour ce qui est étendu ; en effet, je conçois tout-à-fait la même chose quand je dis l’étendue occupe le lieu, que si je disais l’être étendu occupe le lieu. Et il n’en résulte pas cependant qu’il vaille mieux, pour éviter l’équivoque, se servir du mot l’être étendu ; il n’exprimerait pas aussi distinctement l’idée que nous concevons, savoir, qu’un sujet occupe le lieu parce qu’il est étendu ; et peut-être pourrait-on entendre que l’être étendu est un sujet qui occupe le lieu, tout comme quand je dis qu’un être animé occupe le lieu. Cela explique pourquoi nous avons préféré dire que nous traiterions de l’étendue (extensione), plutôt que de l’être étendu (de extenso), encore bien que nous pensions que la première ne doit pas être comprise autrement que comme l’être étendu. [14,11] Passons à ces mots, tout corps a de l’étendue ; où nous comprenons qu’étendue veut dire quelque autre chose que corps, sans cependant que nous formions dans notre imagination deux idées distinctes, l’une d’un corps, l’autre de l’étendue, mais simplement une seule, celle d’un corps étendu : au fond c’est comme si je disais, tout corps est étendu, ou plutôt, ce qui est étendu est étendu. Et c’est un caractère particulier à tout ce qui n’existe que dans un autre, et ne peut jamais être conçu sans un sujet, caractère qui ne se retrouve pas dans ce qui se distingue réellement du sujet. Ainsi, quand je dis : Pierre a des richesses, l’idée de Pierre est tout-à-fait différente de celle de richesses ; de même, quand je dis, Paul est riche, je m’imagine tout autre chose que quand je dis le riche est riche. Faute de faire cette différence, la plupart s’imaginent faussement que l’étendue contient quelque chose de distinct de ce qui est étendu, de même que les richesses de Paul sont autre chose que Paul. [14,12] Enfin, si on dit, l’étendue n’est pas un corps, le mot d’étendue se prend d’une tout autre manière que plus haut, et dans ce sens aucune idée ne lui correspond dans l’imagination. Mais cette énonciation part tout entière de l’intelligence pure, qui seule a la faculté de distinguer les êtres abstraits de cette espèce. C’est là pour beaucoup de gens une cause d’erreur. Car, sans remarquer que l’étendue prise en ce sens ne peut être imaginée, ils s’en représentent une idée réelle, et cette idée impliquant nécessairement la conception d’un corps, s’ils disent que l’étendue ainsi conçue n’est pas un corps, ils s’embarrassent sans le savoir dans cette proposition, que la même chose est à la fois un corps et n’en est pas un. Aussi il est d’une grande importance de distinguer les énoncés dans lesquels les noms de cette espèce, étendue, figure, nombre, surface, ligne, point, unité, ont une signification si exacte qu’ils excluent quelque chose dont, dans la réalité, ils ne sont pas distincts ; par exemple, quand on dit l’étendue ou la figure n’est pas un corps, le nombre n’est pas la chose comptée, la surface est la limite d’un corps, la ligne de la surface, le point de la ligne, l’unité n’est pas une quantité ; toutes propositions qui doivent être éloignées de l’imagination, quelle que soit leur vérité ; aussi ne nous en occuperons-nous pas dans la suite. [14,13] Il faut re­marquer soigneusement que dans toutes les autres propositions dans lesquelles ces noms, tout en gardant le même sens et étant employés abstraction faite de tout sujet, n’excluent cependant ou ne nient pas une chose dont ils ne sont pas réellement distincts, nous pouvons et nous devons nous aider du secours de l’imagination, parce que, encore bien que l’intelligence ne fasse précisément attention qu’à ce que désigne le mot, l’imagination cependant doit se figurer une image vraie de la chose, afin que, s’il en est besoin, l’intelligence puisse se reporter sur les autres conditions que le mot n’exprime pas, et ne croie pas imprudemment qu’elles ont été exclues. Est-il question de nombres, nous imaginerons un sujet quelconque, mesurable par plusieurs unités, et, quoique l’intelligence ne réfléchisse actuellement qu’à la seule pluralité, il nous faudra prendre garde que dans la suite elle ne conclue quelque chose qui fasse supposer que la chose comptée était exclue de notre conception ; comme font ceux qui attribuent aux nombres des propriétés mystérieuses, pures frivolités auxquelles ils n’attribueraient pas tant de foi, s’ils ne concevoient pas le nombre comme distinct des choses comptées. De même si nous traitons de la figure, nous penserons que nous nous occupons d’un sujet étendu, conçu sous ce rapport qu’il est figuré : si c’est d’un corps, il faut penser que nous l’examinons en tant que long, large et profond ; si c’est d’une surface, en tant que longue et large, à part la profondeur, mais sans la nier ; si c’est d’une ligne, en tant que longue seulement ; si c’est d’un point, nous abstrairons tous les autres caractères, si ce n’est qu’il est un être. [14,14] Tout cela est ici très développé ; mais les hommes ont tant de préjugés dans l’esprit, que je crains encore qu’un petit nombre seulement soit ici à l’abri de toute erreur, et qu’on ne trouve l’explication de ma pensée trop courte malgré la longueur du discours. En effet l’arithmétique et la géométrie elles-mêmes, quoique les plus certaines de toutes les sciences, nous trompent cependant en ce point. Quel est le calculateur qui ne croie pas devoir, non seulement abstraire ses nombres de tout sujet par l’intelligence, mais encore les en distinguer réellement par l’imagination ? Quel géomètre n’obscurcit pas malgré les principes l’évidence de son objet, quand il juge que les lignes n’ont pas de largeur, ni les surfaces de profondeur, et qu’après cela il les compose les unes avec les autres, sans songer que cette ligne dont il conçoit que le mouvement engendre une surface, est un corps véritable, et que celle au contraire qui manque de largeur n’est rien qu’une modification du corps, etc. ? Mais, pour ne pas nous arrêter trop longtemps sur ces observations, il sera plus court d’exposer de quelle manière nous supposons que notre objet doit être conçu, pour démontrer à cet égard le plus facilement qu’il nous sera possible tout ce que l’arithmétique et la géométrie contiennent de vérités. [14,15] Nous nous occupons donc ici d’un objet étendu, sans considérer en lui rien autre chose que l’étendue elle-même, et nous abstenant à dessein du mot quantité, parce que les philosophes sont assez subtils pour distinguer aussi la quantité de l’étendue. Nous supposons que toutes les questions en sont venues au point qu’il ne reste plus à chercher qu’une certaine étendue que nous connoîtrons en la comparant à une autre étendue déjà connue. En effet, comme ici nous ne nous attendons à la connoissance d’aucun nouvel être, mais que nous voulons seulement ramener les propositions, quelque embarrassées qu’elles soient, à ce point que l’inconnu soit trouvé égal à quelque chose de connu, il est certain que toutes les différences de proportions qui existent dans d’autres sujets peuvent se trouver aussi entre deux ou plusieurs étendues. Et conséquemment il suffit à notre dessein de considérer dans l’étendue elle-même tous les éléments qui peuvent aider à exposer les différences des proportions, éléments qui se présentent seulement au nombre de trois : la dimension, l’unité, la figure. [14,16] Par dimension nous n’entendons rien autre chose que le mode et la manière selon laquelle un objet quelconque est considéré comme mesurable ; de sorte que, non seulement la longueur, la largeur et la profondeur sont des dimensions des corps, mais encore la pesanteur est la dimension selon laquelle les objets sont pesés ; la vitesse, la dimension du mouvement : et ainsi des autres. La division elle-même en plusieurs parties égales, qu’elle soit ou réelle, ou intellectuelle, est proprement la dimension selon laquelle nous comptons les choses ; et ce mode qui fait le nombre est, à proprement parler, une espèce de dimension, quoiqu’il y ait quelque diversité dans la signification du mot. En effet, si nous considérons les parties par rapport au tout, on dit que nous comptons ; si au contraire nous considérons le tout en tant que divisé en parties, nous le mesurons : par exemple, nous mesurons les siècles par les années, les jours, les heures, les moments ; si au contraire nous comptons les moments, les jours, les années, nous finirons par compléter les siècles. [14,17] Il résulte de là que dans un même objet il peut y avoir des dimensions diverses à l’infini, qu’elles n’ajoutent absolument rien aux choses qui les possèdent, mais qu’on doit les entendre de la même façon, soit qu’elles aient un fondement réel dans les objets eux-mêmes, soit qu’elles aient été inventées arbitrairement par notre esprit. En effet, c’est quelque chose de réel que la pesanteur d’un corps, la vitesse du mouvement, ou la division du siècle, en années et en jours : mais il n’en est pas de même de la division du jour en heures et en moments. Cependant toutes ces choses sont égales si on les considère seulement sous le rapport de la dimension, ainsi qu’il faut le faire ici et dans les mathématiques. En effet il appartient plutôt à la physique d’examiner si le fondement de ces divisions est réel ou ne l’est pas. [14,18] Cette considération répand un grand jour sur la géométrie, parce que dans cette science presque tous concevront mal à propos trois espèces de quantités, la ligne, la surface et le corps. Nous avons rapporté plus haut que la ligne et la surface ne tombaient pas sous la conception, comme véritablement distinctes du corps, ou l’une de l’autre ; si au contraire on les considère simplement en tant qu’abstraites par l’intelligence, il n’y a pas plus de diverses espèces de quantité qu’être animé et vivant ne sont dans l’homme diverses espèces de substance. Il faut remarquer en passant que les trois dimensions des corps, la longueur, la largeur et la profondeur, ne différent que de nom l’une de l’autre. En effet, rien n’empêche dans un solide donné de prendre l’une quelconque des trois étendues pour la longueur, l’autre pour la largeur, etc. Et quoique ces trois choses seulement aient un fondement réel dans tout objet étendu, en tant qu’étendu, cependant nous ne nous en occupons pas plus ici que de tant d’autres, qui, ou sont des fictions de l’intelligence, ou ont d’autres fondements dans les choses. Ainsi, dans un triangle, quand on veut le mesurer exactement, trois choses sont à connaitre du coté de l’objet, c’est à savoir les trois côtés, ou deux côtés et un angle, ou deux angles et l’aire, etc. ; de même dans un trapèze il faut cinq données, six dans un tétraèdre, etc. Tout cela peut s’appeler des dimensions ; mais pour choisir ici celles qui aident le plus notre imagination, il ne faut jamais embrasser plus d’une ou deux de celles qui sont dans notre imagination, quand même nous verrions que dans la proposition qui nous occupe il en existe plusieurs autres. L’art, en effet, consiste à les diviser le plus possible, et à diriger son attention sur un petit nombre a la fois, mais cependant successivement sur toutes. [14,19] L’unité est cette nature commune à laquelle doivent participer également, ainsi que je l’ai dit plus haut, toutes les choses qu’on compare entre elles. Et si dans la question il n’y a pas déjà d’unité déterminée, on peut prendre à sa place, soit une des grandeurs déjà données, soit une autre quelconque ; ce sera la mesure de toutes les autres. Dans cette unité nous mettons autant de dimensions que dans les extrêmes, qui devront être comparés entre eux ; nous la concevons alors, ou simplement comme quelque chose d’étendu, abstraction faite de toute autre chose (et alors elle sera identique au point des géomètres, lorsqu’ils composent la ligne par son mouvement), ou comme une ligne, ou comme le carré. [14,20] Quant aux figures, il a été montré plus haut comment c’est par elles seules qu’on peut se former des idées de toutes choses. Il reste à avertir en ce lieu que, dans la diversité de leurs innombrables espèces, nous ne nous servirons ici que de celles qui expriment le plus facilement toutes les différences des rapports ou proportions. Or il n’est que deux choses que l’on compare entre elles, les quantités et les grandeurs ; nous avons aussi deux espèces de figures propres à nous les représenter : ainsi les points qui désignent un nombre de triangles, ou un arbre généalogique, sont des figures pour représenter des quantités ; celles au contraire qui sont continues et indivisées, comme un triangle , un carré , expriment des grandeurs. [14,21] Maintenant, pour montrer quels sont dans tout cela les principes dont nous ferons usage, il faut savoir que tous les rapports qui peuvent exister entre les êtres d’un même genre se réduisent à deux, l’ordre et la mesure. On doit savoir en outre qu’il ne faut pas peu d’art pour trouver l’ordre, ainsi qu’on peut le voir dans cette méthode, qui n’enseigne presque rien autre chose. Quant à connaître l’ordre une fois qu’on l’a trouvé, il n’y a là aucune difficulté ; nous pouvons très facilement, d’après la règle sept, porter notre esprit sur chacune des parties ordonnées ; parce que, dans ce genre de rapports, les uns se réfèrent aux autres par eux-mêmes, et non par l’intermédiaire d’un troisième, comme cela a lieu dans les mesures, dont pour ce motif nous nous occupons exclusivement ici. Je reconnais en effet que l’ordre existe entre A et B, sans rien considérer autre chose que les deux extrêmes ; mais je ne reconnais pas quelle est la proportion de grandeur entre deux et trois, si je ne considère un troisième terme, savoir l’unité, qui est la mesure commune de l’une et de l’autre. [14,22] De plus il faut savoir que les grandeurs continues peuvent, à l’aide de l’unité supposée, être quelquefois ramenées toutes à la pluralité, et toujours au moins en partie ; et que la multitude des unités peut être disposée de telle sorte que la difficulté, qui appartient à la connaissance de la mesure, dépende seulement de l’inspection de l’ordre, progrès dans lequel l’art est d’un grand secours. [14,23] Il faut savoir enfin que, parmi les dimensions d’une grandeur continue, on n’en conçoit aucune plus distinctement que la longueur et la largeur ; qu’il ne faut pas faire attention à plusieurs à la fois dans la même figure, mais à deux seulement qui soient diverses entre elles ; parce que si l’on en a à comparer ensemble plus que deux qui ne se ressemblent pas, l’art veut qu’on les parcoure successivement, et qu’on n’en observe que deux à la fois. [14,24] Cela posé, on en conclut facilement qu’il faut abstraire les proportions des figures mêmes dont s’occupent les géomètres, lorsqu’il en est question, aussi bien que de toute autre matière. Pour cela il ne faut garder que des superficies rectangulaires et rectilignes, et des lignes droites que nous appelons aussi figures, parce qu’elles ne nous servent pas moins que les surfaces à représenter un sujet véritablement étendu, comme je l’ai déjà dit ; enfin par ces lignes il faut représenter tantôt des grandeurs continues, tantôt la pluralité et le nombre, et l’industrie humaine ne peut rien trouver de plus simple pour exposer toutes les différences des rapports.