[9,0] Règle neuvième. Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et distinctement. [9,1] Après avoir exposé les deux opérations de l’intelligence, l’intuition et la déduction, les seules qui puissent nous conduire à la connaissance, nous continuons d’expliquer, dans cette règle et dans la suivante, par quels moyens nous pouvons devenir plus habiles à produire ces actes, et en même temps à cultiver les deux principales facultés de notre esprit, savoir la perspicacité, en envisageant distinctement chaque chose, et la sagacité, en déduisant habilement les choses l’une de l’autre. [9,2] La manière dont nous nous servons de nos yeux suffit pour nous apprendre l’usage de l’intuition. Celui qui veut embrasser beaucoup de choses d’un seul et même regard ne voit rien distinctement ; de même celui qui, par un seul acte de la pensée, veut atteindre plusieurs objets à la fois a l’esprit confus. Au contraire, les ouvriers qui s’occupent d’ouvrages délicats, et qui ont coutume de diriger attentivement leur regard sur chaque point en particulier, acquièrent, par l’usage, la facilité de voir les choses les plus petites et les plus fines. De même ceux qui ne partagent pas leur pensée entre mille objets divers, mais qui l’occupent tout entière à considérer les choses les plus simples et les plus faciles, acquièrent une grande perspicacité. [9,3] C’est un vice commun parmi les hommes que les choses les plus difficiles leur paraissent les plus belles. La plupart ne croient rien savoir, quand ils trouvent aux choses une cause claire et simple ; aussi admirent-ils certaines raisons subtiles et profondes des philosophes, quoiqu’elles reposent souvent sur des fondements que personne n’a rigoureusement vérifiés. C’est préférer les ténèbres à la lumière. Or il faut remarquer que ceux qui savent véritablement reconnaissent avec une égale facilité la vérité, soit qu’ils l’aient trouvée dans un sujet simple ou obscur. En effet, c’est par un acte toujours distinct et toujours semblable qu’ils comprennent chaque vérité une fois qu’ils y sont parvenus ; toute la différence est dans la route, qui certes doit être plus longue, si elle conduit à une vérité plus éloignée des principes primitifs et absolus. [9,4] Il faut donc s’accoutumer à embrasser par la pensée si peu d’objets à la fois, et des objets si simples, qu’on ne croie savoir que ce dont on a une intuition aussi claire que de la chose la plus claire du monde. C’est un talent qui a été donné par la nature aux uns beaucoup plus qu’aux autres ; mais l’art et l’exercice peuvent encore augmenter considérablement les dispositions naturelles. Il n’y a qu’un point sur lequel je ne puis trop insister, c’est que chacun se persuade bien fermement que ce n’est pas des choses grandes et difficiles, mais seulement des choses les plus simples et les plus faciles qu’il faut déduire les sciences même les plus cachées. [9,5] Par exemple, voulant reconnaître si une puissance naturelle quelconque peut dans le même instant arriver à un lieu éloigné et traverser le milieu qui l’en sépare, je n’irai pas penser à la force magnétique, ou à l’influence des astres, ni même à la rapidité de la lumière pour chercher si ces mouvements sont instantanés. Cela serait plus difficile à prouver que ce que je cherche. Je ré­fléchirai plutôt au mouvement local des corps, car il n’est dans ce genre rien de plus sensible, et je remarquerai qu’une pierre, ne peut dans un instant passer d’un lieu dans un autre, parce qu’elle est un corps, tandis qu’une puissance semblable à celle qui meut cette pierre ne peut se communiquer qu’instantanément, si elle passe toute seule d’un sujet à un autre. Ainsi, quand je remue l’extrémité d’un bâton, quelque long qu’il soit, je conçois facilement que la puissance qui le meut met aussi en mouvement dans un seul et même instant ses autres parties, parce qu’elle se communique seule, et qu’elle n’entre pas dans un corps, dans une pierre, par exemple, qui la transporte avec elle. [9,6] De la même façon, si je veux reconnaître comment une seule et même cause peut produire en même temps des effets contraires, je n’emprunterai pas aux médecins des remèdes qui chassent certaines humeurs et en retiennent d’autres ; je n’irai pas dire follement de la lune qu’elle échauffe par sa chaleur, et refroidit par sa qualité occulte. Je regarderai une balance, où le même poids dans un seul et même instant élève un des bassins et abaisse l’autre. [10,0] Règle dixième. Pour que l’esprit acquière de la facilité, il faut l’exercer à trouver les choses que d’autres ont déjà découvertes, et à parcourir avec méthode même les arts les plus communs, surtout ceux qui expliquent l’ordre ou le supposent. [10,1] J’avoue que je suis né avec un esprit tel, que le plus grand bonheur de l’étude consiste pour moi, non pas à entendre les raisons des autres, mais à les trouver moi-même. Cette disposition seule m’excita jeune encore à l’étude des sciences ; aussi, toutes les fois qu’un livre quelconque me promettait par son titre une découverte nouvelle, avant d’en pousser plus loin la lecture, j’essayois si ma sagacité naturelle pouvoit me conduire à quelque chose de semblable, et je prenais grand soin qu’une lecture empressée ne m’enlevât pas cet innocent plaisir. Cela me réussit tant de fois que je m’aperçus enfin que j’arrivais à la vérité, non plus comme les autres hommes après des recherches aveugles et incertaines, par un coup de fortune plutôt que par art, mais qu’une longue expérience m’avait appris des règles fixes, qui m’aidaient merveilleusement, et dont je me suis servi dans la suite pour trouver plusieurs vérités. Aussi ai-je pratiqué avec soin cette méthode, persuadé que dès le principe j’avais suivi la direction la plus utile. [10,2] Mais comme tous les esprits ne sont pas également aptes à découvrir tout seuls la vérité, cette règle nous apprend qu’il ne faut pas tout-à-coup s’occuper de choses difficiles et ardues, mais commencer par les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l’ordre règne, comme sont les métiers du tisserand, du tapissier, des femmes qui brodent ou font de la dentelle ; comme sont encore les combinaisons des nombres, et tout ce qui a rapport à l’arithmétique, tant d’autres arts semblables en un mot, qui exercent merveilleusement l’esprit, pourvu que nous n’en empruntions pas la connaissance aux autres, mais que nous les découvrions nous-mêmes. En effet, comme ils n’ont rien d’obscur, et qu’ils sont parfaitement à la portée de l’intelligence humaine, ils nous montrent distinctement des systèmes in­nombrables, divers entre eux, et néanmoins réguliers. Or c’est à en observer rigoureusement l’enchaînement que consiste presque toute la sagacité humaine. [10,3] Aussi avons-nous averti qu’il faut examiner ces choses avec méthode ; or la méthode, dans ces arts subalternes, n’est autre que la constante observation de l’ordre qui se trouve dans la chose même, ou qu’y a mis une heureuse invention. De même, quand nous voulons lire des caractères inconnus au milieu desquels nous ne découvrons aucun ordre, nous en imaginons d’abord un, soit pour vérifier les conjectures qui se présentent à nous sur chaque signe, chaque mot ou chaque phrase, soit pour les disposer de manière que nous puissions connaître par énumération ce qu’on en peut déduire. Il faut surtout prendre garde de perdre notre temps à deviner de pareilles choses par hasard ou sans méthode. En effet, quoiqu’il fût souvent possible de les découvrir sans le secours de l’art, et même avec du bonheur plus vite que par la méthode, elles émousseraient l’esprit, et l’accoutumeraient tellement aux choses vaines et puériles, qu’il courrait risque de s’arrêter à la superficie sans jamais pénétrer plus avant. Gardons-nous cependant de tomber dans l’erreur de ceux qui n’occupent leurs pensées que de choses sérieuses et élevées, dont après beaucoup de peines ils n’acquièrent que des notions confuses, tout en en voulant de profondes. Il faut donc commencer par des choses faciles, mais avec méthode, pour nous accoutumer à pénétrer par les chemins ouverts et connus, comme en nous jouant, jusqu’à la vérité intime des choses. Par ce moyen nous deviendrons insensiblement, et en moins de temps que nous ne pourrions l’espérer, capables de déduire avec une égale facilité de principes évidents un grand nombre de propositions qui nous paraissent très difficiles et très embarrassées. [10,4] Plusieurs personnes s’étonneront peut-être que, traitant ici des moyens de nous rendre plus propres à déduire des vérités les unes des autres, nous omettions de parler des préceptes des dialecticiens, qui croient diriger la raison humaine en lui prescrivant certaines formules de raisonnement si concluantes, que la raison qui s’y confie, encore bien qu’elle se dispense de donner à la déduction même une attention suivie, peut cependant par la vertu de la forme seule arriver à une conclusion certaine. Nous remarquons en effet que la vérité échappe souvent à ces liens, et que ceux qui s’en servent y restent enveloppés. C’est ce qui n’arrive pas si souvent à ceux qui nen font pas usage, et notre expérience nous a démontré que les sophismes les plus subtils ne trompent que les sophistes, et presque jamais ceux qui se servent de leur seule raison. Aussi, dans la crainte que la raison ne nous abandonne quand nous recherchons la vérité dans quelque chose, nous rejetons toutes ces formules comme contraires à notre but, et nous rassemblons seulement tous les secours qui peuvent retenir notre pensée attentive, ainsi que nous le montrerons par la suite. Or pour se convaincre plus complètement que cet art syllogistique ne sert en rien à la découverte de la vérité, il faut remarquer que les dialecticiens ne peuvent former aucun syllogisme qui conclue le vrai, sans en avoir eu avant la matière, c’est-à-dire sans avoir connu d’avance la vérité que ce syllogisme développe. De là il suit que cette forme ne leur donne rien de nouveau ; qu’ainsi la dialectique vulgaire est complètement inutile à celui qui veut découvrir la vérité, mais que seulement elle peut servir à exposer plus facilement aux autres les vérités déjà connues, et qu’ainsi il faut la renvoyer de la philosophie à la rhétorique.