[3,0] Règle troisième. II faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous-mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science. [3,1] Nous devons lire les ouvrages des anciens, parce que c’est un grand avantage de pouvoir user des travaux d’un si grand nombre d’hommes, premièrement pour connaitre les bonnes découvertes qu’ils ont pu faire, secondement pour être averti de ce qui reste encore à découvrir. Il est cependant à craindre que la lecture trop attentive de leurs ouvrages ne laisse dans notre esprit quelques erreurs qui y prennent racine malgré nos précautions et nos soins. D’ordinaire, en effet, toutes les fois qu’un écrivain s’est laissé aller par crédulité ou irréflexion à une opinion contestée, il n’est pas de raisons, il n’est pas de subtilités qu’il n’emploie pour nous amener à son sentiment. Au contraire, s’il a le bonheur de trouver quelque chose de certain et d’évident, il ne nous le présente que d’une manière obscure et embarrassée ; craignant sans doute que la simplicité de la forme ne diminue la beauté de la découverte, ou peut-être parce qu’il nous envie la connaissance distincte de la vérité. [3,2] Il y a plus, quand même les auteurs seroient tous francs et clairs, et ne nous donneraient jamais le doute pour la vérité, mais exposeraient ce qu’ils savent avec bonne foi ; comme il est à peine une chose avancée par l’un dont on ne puisse trouver le contraire soutenu par l’autre, nous serions toujours dans l’incertitude auquel des deux ajouter foi, et il ne nous servirait de rien de compter les suffrages, pour suivre l’opinion qui a pour elle le plus grand nombre. En effet, s’agit-il d’une question difficile, il est croyable que la vérité est plutôt du côté du petit nombre que du grand. Même quand tous seraient d’accord, il ne nous suffirait pas encore de connaître leur doctrine ; en effet, pour me servir d’une comparaison, jamais nous ne serons mathématiciens, encore bien que nous sachions par cœur toutes les démonstrations des autres, si nous ne sommes pas capables de résoudre par nous-mêmes toute espèce de problème. De même, eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide. Nous paraîtrions en effet avoir appris non une science, mais de l’histoire. [3,3] Prenons garde en outre de jamais mêler aucune conjecture à nos jugements sur la vérité des choses. Cette remarque est d’une grande importance ; et si dans la philosophie vulgaire on ne trouve rien de si évident et de si certain qui ne donne matière à quelque controverse, peut-être la meilleure raison en est-elle que les savants, non contents de reconnaître les choses claires et certaines, ont osé affirmer des choses obscures et inconnues qu’ils n’atteignaient qu’à l’aide de conjectures et de probabilités ; puis, y ajoutant successivement eux-mêmes une entière croyance, et les mêlant sans discernement aux choses vraies et évidentes, ils n’ont pu rien conclure qui ne parût dériver plus ou moins de quelqu’une de ces propositions incertaines, et qui partant ne fût incertain. [3,4] Mais, pour ne pas tomber dans la même erreur, rapportons ici les moyens par lesquels notre entendement peut s’élever à la connaissance sans crainte de se tromper. Or il en existe deux, l’intuition et la déduction. [3,5] Par intuition j’entends non le témoignage variable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination naturellement désordonnée, mais la conception d’un esprit attentif, si distincte et si claire qu’il ne lui reste aucun doute sur ce qu’il comprend ; ou, ce qui revient au même, la conception évidente d’un esprit sain et attentif, conception qui naît de la seule lumière de la raison, et est plus sûre parce qu’elle est plus simple que la déduction elle-même, qui cependant, comme je l’ai dit plus haut, ne peut manquer d’être bien faite par l’homme. C’est ainsi que chacun peut voir intuitivement qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est terminé par trois lignes, ni plus ni moins, qu’un globe n’a qu’une surface, et tant d’autres choses qui sont en plus grand nombre qu’on ne le pense communément, parce qu’on dédaigne de faire attention à des choses si faciles. [3,6] Mais de peur qu’on ne soit troublé par l’emploi nouveau du mot intuition, et de quelques autres que dans la suite je serai obligé d’employer dans un sens détourné de l’acception vulgaire, je veux avertir ici en général que je m’inquiète peu du sens que dans ces derniers temps l’école a donné aux mots ; il serait très difficile en effet de se servir des mêmes termes, pour représenter des idées toutes différentes ; mais que je considère seulement quel sens ils ont en latin, afin que, toutes les fois que l’expression propre me manque, j’emploie la métaphore qui me paraît la plus convenable pour rendre ma pensée. [3,7] Or cette évidence et cette certitude de l’intuition doit se retrouver non seulement dans une énonciation quelconque, mais dans tout raisonnement. Ainsi quand on dit deux et deux font la même chose que trois et un, il ne faut pas seulement voir par intuition que deux et deux égalent quatre, et que trois et un égalent quatre, il faut encore voir que de ces deux propositions il est nécessaire de conclure cette troisième, savoir, qu’elles sont égales. [3,8] On pourroit peut-être se demander pourquoi à l’intuition nous ajoutons cette autre manière de connaitre par déduction, c’est-à-dire par l’opération, qui d’une chose dont nous avons la connaissance certaine, tire des conséquences qui s’en déduisent nécessairement. Mais nous avons dû admettre ce nouveau mode ; car il est un grand nombre de choses qui, sans être évidentes par elles-mêmes, portent cependant le caractère de la certitude, pourvu qu’elles soient déduites de principes vrais et incontestés par un mouvement continuel et non interrompu de la pensée, avec une intuition distincte de chaque chose ; tout de même que nous savons que le dernier anneau d’une longue chaîne tient au premier, encore que nous ne puissions embrasser d’un coup d’œil les anneaux intermédiaires, pourvu qu’après les avoir parcourus successivement nous nous rappelions que, depuis le premier jusqu’au dernier, tous se tiennent entre eux. Aussi distinguons-nous l’intuition de la déduction, en ce que dans l’une on conçoit une certaine marche ou succession, tandis qu’il n’en est pas ainsi dans l’autre, et en outre que la déduction n’a pas besoin d’une évidence présente comme l’intuition, mais qu’elle emprunte en quelque sorte toute sa certitude de la mémoire ; d’où il suit que l’on peut dire que les premières propositions, dérivées immédiatement des principes, peuvent être, suivant la manière de les considérer, connues tantôt par intuition, tantôt par déduction ; tandis que les principes eux-mêmes ne sont connus que par intuition, et les conséquences éloignées que par déduction. [3,9] Ce sont là les deux voies les plus sûres pour arriver à la science ; l’esprit ne doit pas en admettre davantage ; il doit rejeter toutes les autres comme suspectes et sujettes à l’erreur ; ce qui n’empêche pas que les vérités de la révélation ne soient les plus certaines de toutes nos connaissances, car la foi qui les fonde est, comme dans tout ce qui est obscur, un acte non de l’esprit, mais de la volonté, et si elle a dans l’intelligence humaine un fondement quelconque, c’est par l’une des deux voies dont j’ai parlé qu’on peut et qu’on doit le trouver, ainsi que je le montrerai peut-être quelque jour avec plus de détails.