[2,0] René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit. Règle deuxième.Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable. [2,1] Toute science est une connaissance certaine et évidente ; et celui qui doute de beaucoup de choses n’est pas plus savant que celui qui n’y a jamais songé, mais il est moins savant que lui, si sur quelques unes de ces choses il s’est formé des idées fausses. Aussi vaut-il mieux ne jamais étudier que de s’occuper d’objets tellement difficiles, que dans l’impossibilité de distinguer le vrai du faux, on soit obligé d’admettre comme certain ce qui est douteux ; on court en effet plus de risques de perdre la science qu’on a, que de l’augmenter. C’est pourquoi nous rejetons par cette règle toutes ces connaissances qui ne sont que probables ; et nous pensons qu’on ne peut se fier qu’à celles qui sont parfaitement vérifiées, et sur lesquelles on ne peut élever aucun doute. Et quoique les savants se persuadent peut-être que les connaissances de cette espèce sont en bien petit nombre, parce que sans doute, par un vice naturel à l’esprit humain, ils ont négligé de porter leur attention sur ces objets, comme trop faciles et à la portée de tous, je ne crains pas cependant de leur déclarer qu’elles sont plus nombreuses qu’ils ne pensent, et qu’elles suffisent pour démontrer avec évidence un nombre infini de propositions, sur lesquelles ils n’ont pu émettre jusqu’ici que des opinions probables, opinions que bientôt, pensant qu’il était indigne d’un savant d’avouer qu’il ignore quelque chose, ils se sont habitués à parer de fausses raisons, de telle sorte qu’ils ont fini par se les persuader à eux-mêmes, et les ont débitées comme choses avérées. [2,2] Mais si nous observons rigoureusement notre règle, il restera peu de choses à l’étude desquelles nous puissions nous livrer. Il existe à peine dans les sciences une seule question sur laquelle des hommes d’esprit n’aient pas été d’avis différents. Or, toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avait une vue claire et nette, il pourrait l’exposer à son adversaire, de telle sorte qu’elle finirait par forcer sa conviction. Nous ne pouvons donc pas espérer d’obtenir la connaissance complète de toutes les choses sur lesquelles on n’a que des opinions probables, parce que nous ne pouvons sans présomption espérer de nous plus que les autres n’ont pu faire. Il suit de là que si nous comptons bien, il ne reste parmi les sciences faites que la géométrie et l’arithmétique, auxquelles l’observation de notre règle nous ramène. [2,3] Nous ne condamnons pas pour cela la manière de philosopher à laquelle on s’est arrêté jusqu’à ce jour, ni l’usage des syllogismes probables, armes excellentes pour les combats de la dialectique. En effet, ils exercent l’esprit des jeunes gens, et éveillent en eux l’activité de l’émulation. D’ailleurs il vaut mieux former leur esprit à des opinions, même incertaines, puisqu’elles ont été un sujet de controverse entre les savants, que de les abandonner à eux-mêmes libres et sans guides ; car alors ils courraient risque de tomber dans des précipices ; mais tant qu’ils suivent les traces qu’on leur a marquées, quoiqu’ils puissent quelquefois s’écarter du vrai, toujours est-il qu’ils s’avancent dans une route plus sûre, au moins en ce qu’elle a été reconnue par des plus habiles. Et nous aussi nous nous félicitons d’avoir reçu autrefois l’éducation de l’école ; mais comme maintenant nous sommes déliés du serment qui nous enchaînait aux paroles du maître, et que, notre âge étant devenu assez mûr, nous avons soustrait notre main aux coups de la férule, si nous voulons sérieusement nous proposer des règles, à l’aide desquelles nous puissions parvenir au faîte de la connaissance humaine, mettons au premier rang celle que nous venons d’énoncer, et gardons-nous d’abuser de notre loisir, négligeant, comme font beaucoup de gens, les études aisées, et ne nous appliquant qu’aux choses difficiles. Ils pourront, il est vrai, former sur ces choses des conjectures subtiles et des systèmes probables ; mais, après beaucoup de travaux, ils finiront par s’apercevoir qu’ils ont augmenté la somme des doutes, sans avoir appris aucune science. [2,4] Mais comme nous avons dit plus haut que, parmi les sciences faites, il n’existe que l’arithmétique et la géométrie qui soient entièrement exemptes de fausseté ou d’incertitude, pour en donner la raison exacte, remarquons que nous arrivons à la connaissance des choses par deux voies, c’est à savoir, l’expérience et la déduction. De plus, l’expérience est souvent trompeuse ; la déduction, au contraire, ou l’opération par laquelle on infère une chose d’une autre, peut ne pas se faire, si on ne l’aperçoit pas, mais n’est jamais mal faite, même par l’esprit le moins accoutumé à raisonner. Cette opération n’emprunte pas un grand secours des liens dans lesquels la dialectique embarrasse la raison humaine, en pensant la conduire ; encore bien que je sois loin de nier que ces formes ne puissent servir à d’autres usages. Ainsi, toutes les erreurs dans lesquelles peuvent tomber, je ne dis pas les animaux, mais les hommes, viennent, non d’une induction fausse, mais de ce qu’on part de certaines expériences peu comprises, ou qu’on porte des jugements hasardés et qui ne reposent sur aucune base solide. [2,5] Tout ceci démontre comment il se fait que l’arithmétique et la géométrie sont de beaucoup plus certaines que les autres sciences, puisque leur objet à elles seules est si clair et si simple, qu’elles n’ont besoin de rien supposer que l’expérience puisse révoquer en doute, et que toutes deux procèdent par un enchaînement de conséquences que la raison déduit l’une de l’autre. Aussi sont-elles les plus faciles et les plus claires de toutes les sciences, et leur objet est tel que nous le désirons ; car, à part l’inattention, il est à peine supposable qu’un homme s’y égare. Il ne faut cependant pas s’étonner que beaucoup d’esprits s’appliquent de préférence à d’autres études ou à la philosophie. En effet chacun se donne plus hardiment le droit de deviner dans un sujet obscur que dans un sujet clair, et il est bien plus facile d’avoir sur une question quelconque quelques idées vagues, que d’arriver à la vérité même sur la plus facile de toutes. [2,6] De tout ceci il faut conclure, non que l’arithmétique et la géométrie soient les seules sciences qu’il faille apprendre, mais que celui qui cherche le chemin de la vérité ne doit pas s’occuper d’un objet dont il ne puisse avoir une connaissance égale à la certitude des démonstrations arithmétiques et géométriques.