[0] SUR L'AMBASSADE. (1) Vous avez sans doute presque tous senti, ô Athéniens ! toute l'ardeur des sollicitations factieuses dont on a entouré ces débats, en voyant, il y a peu d'instants, ceux qui, pendant que le sort proclamait vos noms, vous assiégeaient de leurs importunités. Pour moi, je ne demanderai à vous tous que ce que l'équité accorde, même sans prières : ne préférez ni faveur ni rang à la justice et au serment que chacun de vous a juré avant d'entrer ici; considérez ces deux objets comme votre sauvegarde, comme celle de la République entière, et ces actives supplications des protecteurs de l'accusé comme le soutien de quelques ambitions privées, que les lois, en vous réunissant, vous ordonnent de réprimer, loin de sanctionner leur pouvoir sur le sort des coupables. (2) Je vois tous ceux qui ont administré avec droiture toujours prêts à reproduire les comptes qu'ils ont rendus. Eschine agit bien différemment. Avant de venir devant vous, avant de justifier sa conduite, il a fait disparaître un des citoyens qui le poursuivaient; il va partout menaçant les autres, et introduit dans le gouvernement le plus révoltant, le plus funeste abus. Car, si l'Athénien qui a pris quelque part aux affaires publiques éloigne les accusateurs, non par son innocence, mais par la terreur qu'inspiré sa personne, c'en est fait, oui, c'en est fait de votre autorité. (3) Convaincre cet homme de délits nombreux, de crimes énormes, le montrer digne du dernier supplice, voilà ce dont j'ai la confiance la plus entière. Toutefois, je le dirai avec franchise, cette persuasion me laisse une inquiétude : toutes les causes portées à votre tribunal me semblent, ô Athéniens ! dépendre non moins du moment que des faits; et le temps considérable qui s'est écoulé depuis l'ambassade aura, je le crains, produit en vous l'oubli ou l'indifférence pour tant de prévarications. (4) Il est pour vous cependant un moyen de vous éclairer, et de prononcer aujourd'hui selon la justice : ce serait d'examiner en vous-mêmes, ô juges! et d'énumérer les articles sur lesquels la République doit demander compte à son ambassadeur : premièrement, les rapports qu'il a faits ; secondement, les conseils qu'il a donnés; en troisième lieu, les ordres qu'il a reçus; ensuite l'emploi de son temps: après tout, et sur tous ces points, son désintéressement ou sa vénalité. (5) Pourquoi cet examen de détail? le voici. Le rapport des députés forme la véritable base de vos délibérations : vous prenez un bon parti s'il est fidèle, un mauvais s'il est faux. Pour les conseils, vous donnez plus de créance à ceux d'un ambassadeur; car vous l'écoutez comme un homme bien instruit de ce qui fut l'objet de sa mission. Votre mandataire ne doit donc pas être convaincu de vous avoir offert un seul conseil ou sot ou pernicieux. (6) Quant aux ordres qu'il a reçus de vous, soit pour parler, soit pour agir, quant aux instructions précises de votre décret, il faut qu'il les ait remplis. Bien : mais pourquoi demander compte du temps? parce que très souvent, ô Athéniens ! il n'y a, pour le succès des grandes affaires, qu'un très court moment: si on le cède, si on le vend à l'ennemi, quoi qu'on fasse, il est perdu sans retour. (7) Sur la question du désintéressement, sans doute vous diriez tous : Recevoir de l'or pour nuire à la patrie est un forfait qui mérite toute notre colère. Le législateur toutefois, sans désigner cette circonstance, défend, en général, d'accepter un seul présent ; persuadé, ce me semble, que quiconque a une fois ouvert la main et s'est laissé corrompre, ne pourra plus juger avec droiture des intérêts de l'État. (8) Si donc, par des preuves éclatantes, je convaincs Eschine d'avoir menti dans tout son rapport, et empêché le Peuple d'apprendre de moi la vérité; de vous avoir conseillés, sur tous les points, contre vos intérêts; de n'avoir exécuté aucun de vos ordres dans son ambassade ; d'avoir consumé un temps précieux, pendant lequel la République a perdu de nombreuses et importantes occasions; enfin, d'avoir partagé avec Philocrate le prix et le salaire de toutes ces perfidies, condamnez-le, faites justice du prévaricateur. Mais, si je ne prouve pas ce que j'avance, tout ce que j'avance, regardez-moi comme un méchant, et acquittez cet homme. (9) Quoique j'aie à vous présenter encore, ô Athéniens! beaucoup d'autres graves inculpations capables d'attirer sur Eschine la haine de chaque citoyen, je veux, avant tout, rappeler ce que la plupart d'entre vous n'auront d'ailleurs point oublié, quel système politique il embrassa d'abord, quels discours il croyait devoir tenir au Peuple contre Philippe : vous verrez surtout dans ses premières démarches, dans ses premières harangues, les preuves de sa corruption. [10] C'est lui qui, le premier des Athéniens, comme il le disait alors à la tribune, s'aperçut que Philippe préparait des fers aux Hellènes et séduisait quelques chefs arcadiens; c'est lui qui, secondé par Ischandre, doublure de Néoptolème, instruisit là-dessus le Conseil, instruisit le Peuple, et vous persuada d'envoyer partout des députés, pour convoquer ici un congrès au sujet de la guerre contre Philippe; (11) c'est lui qui, plus tard, à son retour d'Arcadie, vous rapporta ces longues et magnifiques harangues qu'il disait avoir débitées pour vous à Mégalopolis, devant les Dix-Mille, contre Hiéronyme, orateur dévoué à Philippe ; c'est lui qui étalait dans toute son énormité l'attentat commis, et contre leur patrie et contre la Grèce entière, par les âmes vénales qui recevaient l'or de Philippe. (12) Telle fut d'abord sa conduite politique, tel il se montrait à son début. Aussi, lorsque Aristodème, Néoptolème, Clésiphon, et d'autres qui n'avaient apporté de Macédoine que des paroles trompeuses, vous eurent persuadé d'envoyer au prince des députés pour négocier la paix, vous nommâtes, entre autres, Eschine, non comme capable de vous livrer, non comme ayant foi en Philippe, mais pour avoir l'œil sur ses collègues : les discours qu'il avait tenus, sa haine contre le prince, devaient vous donner de lui cette opinion. (13) Il vint donc me proposer de nous liguer dans l'ambassade; il m'exhorta vivement à surveiller de concert le misérable, l'effronté Philocrate. Enfin, jusqu'à notre retour de la première mission, ô Athéniens! j'ignorais, moi, qu'il eût été gagné, qu'il se fût vendu. En effet, outre ses précédents discours, que je viens de rappeler, il se leva dans la première des deux assemblées où vous agitiez la question de la paix; et voici son exorde, dont je crois pouvoir citer les propres termes : (14) « Lors même que Philocrate, ô Athéniens! aurait longuement médité sur le moyen le plus propre à entraver la paix, il n'en aurait pas trouvé, je pense, de meilleur que sa motion. Pour moi, tant qu'il restera un Athénien, je ne conseillerai jamais la paix à ce prix : toutefois, je dis qu'il faut faire la paix. » Tel fut son langage, aussi précis que convenable. (15) Et celui qui avait ainsi parlé la veille en présence de vous tous, le lendemain, jour où il s'agissait de confirmer la paix, tandis que j'appuyais la décision des alliés (11), et travaillais à établir une paix équitable et égale pour toutes les parties; tandis que, animés du même esprit, vous refusiez d'entendre le méprisable Philocrate, celui-là, dis-je, se lève, soutient, à la face du Peuple, l'opinion de ce député, et, dans un discours qui mériterait mille morts, (16) il ose dire, grands Dieux! que vous ne deviez point songer à vos ancêtres, ni écouter ceux qui vous rappelaient leurs trophées, leurs victoires navales; qu'il proposerait, par une loi, de ne secourir que les Hellènes que vous auraient secourus les premiers. Le malheureux! l'impudent! il parlait ainsi sous les yeux de ces mêmes représentants de la Grèce que vous appelâtes, d'après ses propres conseils, avant qu'il se fût vendu. (17) Comment Eschine, réélu par vous pour aller recevoir les serments, dissipa des moments précieux, et ruina toutes les affaires de la République; quelles inimitiés mon opposition à ses desseins souleva entre lui et moi, c'est ce que vous apprendrez bientôt. Voici ce qui a suivi le retour de cette seconde mission dont vous lui demandez compte aujourd'hui. Revenus de Macédoine, où nous n'avions trouvé réalisée aucune des promesses qu'on vous avait faites lorsque vous vous occupiez de la paix, trompés sur tous les points, ayant vu plusieurs de nos collègues, engagés dans de nouvelles perfidies, insulter à vos instructions, nous nous rendîmes au Conseil (beaucoup d'entre vous savent très bien ce que je vais dire, car la salle était pleine) : (18) je m'avançai, j'exposai au Conseil la vérité tout entière; j'accusai les coupables, j'énumérai d'abord ces brillantes espérances que Ctésiphon et Aristodème vous avaient apportées les premiers, puis les conseils d'Eschine au Peuple pendant les négociations de la paix, et les fautes dans lesquelles on avait jeté Athènes; j'exhortai a ne pas abandonner le reste, c'est-à-dire la Phocide et les Thermopyles; à ne plus nous laisser jouer, à ne point souffrir qu'où nous traînât d'illusions en illusions, de promesses en promesse, au fond d'un abîme. Je dis, et le Conseil me crut. (19) Mais lorsque le Peuple fut assemblé, lorsqu'il fallut parler devant vous, Eschine s'avançant et prévenant tous ses collègues (par Jupiter et par tous les Dieux, rassemblez tous vos souvenirs et demandez-leur si je dis vrai ; car dès lors tous vos intérêts reçurent une atteinte mortelle, bien loin de dire un mot de l'ambassade, de rappeler nos dénonciations devant le Conseil, d'en contester la vérité, Eschine prononça une harangue si artificieuse, si remplie par l'annonce d'immenses avantages, qu'il vous entraîna tous comme une proie. [20] Il revenait, disait-il, après avoir gagné Philippe à la cause d'Athènes et sur l'article des Amphictyons et sur tous les autres; il vous récitait de longues tirades du long discours par lequel il avait, à l'entendre, animé ce prince contre les Thébains; il l'analysait devant vous; il calculait que, grâce à ses négociations, dans deux ou trois jours, sans dérangement, sans armement, sans embarras, vous alliez apprendre le siège de Thèbes, mais de Thèbes seule dans la Béotie, le rétablissement de Thespies et de et Platée, la restitution forcée du trésor d'Apollon, non par les Phocidiens, mais par les Thébains, qui avaient projeté l'invasion du temple : car il avait, disait-il encore, démontré à Philippe que méditer ce crime avait été un aussi grand sacrilège que le consommer; pour ce propos, Thèbes avait mis sa tête à prix, (22) et quelques Eubéens avaient exprimé devant lui leurs craintes et leurs alarmes sur l'intimité qui venait de se former entre le prince et la République. Députés, avaient-ils dit, vous ne pouvez nous cacher les conditions de votre paix avec Philippe; nous n'ignorons pas que, si vous lui avez cédé Amphipolis, il s'est engagé à vous livrer l'Eubée. Enfin, ajouta Eschine, j'ai réglé un autre objet; mais je ne veux pas encore en parler, à cause de l'envie que me portent à présent plusieurs de mes collègues : discrète allusion à la ville d'Oropos. (23) Couvert d'éloges faciles à comprendre, jugé, pour ce rapport, un orateur tout-puissant, un homme d'État prodigieux, il descend de la tribune avec majesté. J'y monte après lui, je proteste de mon ignorance sur ces faits, je m'efforce d'exposer une partie du rapport que j'avais fait au Conseil. Postés près de moi, l'un à droite, l'autre à gauche, Philocrate et lui criaient, me coupaient la parole, m'accablaient de railleries. Et vous, de rire, de refuser de m'entendre, de ne vouloir croire que le rapport d'Eschine. (24) Disposition bien naturelle, par les Dieux! Qui de vous, en effet, plein de si belles espérances, n'eût repoussé l'orateur qui vous disait "Cela ne sera pas", et attaquait la conduite des prometteurs? Tout le reste alors n'était rien, sans doute, au prix de ce bonheur en expectative qu'on étalait devant vous; l'opposition n'était évidemment qu'une turbulente jalousie; et l'ambassade avait fait merveille pour servir les vrais intérêts de la République. (25) Mais pourquoi ai-je commencé par vous rappeler ces faits, par vous citer ces discours? voici, Athéniens, ma principale raison. Je veux qu'aucun de vous, m'entendant accuser le passé, frappé de l'énormité de ses attentats, ne s'écrie : Eh quoi! tu n'as point parlé sur-le-champ? tu ne nous as pas éclairés à l'instant même? (26) Je veux qu'au souvenir des promesses avec lesquelles ces hommes, dans chaque occasion, fermaient la bouche aux autres citoyens, au souvenir de la pompeuse déclaration d'Eschine, vous reconnaissiez dans les déceptions de ces mêmes promesses, dans tout ce charlatanisme d'espérances, la cause de mille iniquités, et surtout l'obstacle qui vous a empêchés d'apprendre la vérité lorsqu'elle était récente et opportune. (27) Tel est le premier, le plus puissant motif qui m'a fait entrer dans ces détails. Je désirais, en second lieu, et cette raison n'est guère moins importante, qu'après vous être représenté Eschine professant une politique désintéressée dont sa méfiance contre Philippe se faisait un rempart, vous le vissiez plus tard devenu soudain l'ami et l'affidé de ce prince. (28) Enfin, si tout ce qu'il annonçait s'est réalisé, si les événements nous ont été propices, croyez qu'il a agi avec franchise et pour les intérêts d'Athènes; mais, s'il est arrivé tout le contraire de ce qu'il prédisait, s'il n'en est résulté pour la patrie qu'une vive honte et de grands périls, c'est à sa rapacité sordide, c'est à l'or reçu en échange de la vérité, que vous attribuerez sa métamorphose. (29) Puisque je me suis avancé sur ce point, je veux, avant tout, dire par quel détour on vous a enlevé toute influence dans les affaires de la Phocide. Et que nul de vous, ô juges ! mesurant la hauteur des événements, ne pense que j'impute à l'accusé des crimes plus grands que son pouvoir; mais qu'il voie que tout citoyen placé par vous au même poste, et rendu maître des circonstances, s'il eût voulu, comme Eschine, se mettre aux gages de l'ennemi et vous abuser par des impostures, aurait causé autant de maux qu'Eschine : [30] car, si, dans le gouvernement, vous employez souvent des hommes méprisables, les intérêts que des peuples confient à l'honneur d'Athènes ne le sont point ; il s'en faut de beaucoup. D'ailleurs, dans ma pensée, le destructeur des Phocidiens est bien Philippe ; mais les députés l'ont secondé. Il faut donc examiner si, en tout ce qui dépendait d'elle, l'ambassade a volontairement perdu et ruiné la Phocide, et non comment la catastrophe de la Phocide eût été l'œuvre du seul Philippe, car cela est impossible. (31) — Prends le décret préliminaire rendu par le Conseil sur mon rapport, et la déposition du citoyen qui l'a porté. — On verra que je ne répudie pas aujourd'hui ma part des événements après m'être tu alors, mais qu'à l'instant même j'accusais et lisais dans l'avenir; on verra que le Conseil, à qui je fis entendre la vérité sans obstacle, n'approuva point la conduite des députés, et ne la jugea pas digne d'une invitation au Prytanée : affront qui, depuis la fondation d'Athènes, n'a été fait à aucun ambassadeur, pas même à ce Timagoras, condamné à mort par le Peuple; (32) affront que ceux-ci ont essuyé. — Lis d'abord la déposition, ensuite le projet de décret. On lit. Il n'y a là ni approbation, ni invitation au Prytanée, de la part du Conseil, pour les députés. Si l'accusé prétend le contraire, qu'il cite, qu'il prouve, et je descends de la tribune: mais il n'en est rien. Si donc nous avons tous tenu la même conduite dans l'ambassade, le Conseil était fondé à refuser à tous son approbation, car tous étaient vraiment très coupables. Mais, si les uns ont agi avec droiture et les autres avec perfidie, il a pu en résulter que les prévaricateurs auront fait partager leur ignominie aux députés intègres. (33) Quel est donc, pour vous tous, le moyen facile de discerner le coupable? Rappelez-vous quel est celui qui, dès le retour, protesta contre tout ce qui s'était fait. Au prévaricateur il suffisait, sans doute, de se taire, de laisser adroitement couler le temps, de ne point se présenter pour répondre sur sa conduite ; mais le député dont la conscience était pure voyait du danger à paraître, par son silence, complice de ces actes odieux et criminels. Or, c'est moi qui, dès le retour, accusais ces hommes ; et aucun d'eux n'a osé m'attaquer. (34) Le Conseil avait donc préparé le décret; le Peuple s'assemble; Philippe était déjà aux Thermopyles, et c'est là le premier crime, d'avoir fait dépendre du Macédonien de si grands intérêts. Eh bien! tandis que vous deviez entendre un rapport sur l'état des choses, ensuite délibérer, exécuter enfin une décision, qu'arrive-t-il? vous apprenez que le prince est là, lorsqu'il n'est plus possible de vous donner un bon conseil. (35) Ce n'est pas tout : personne ne lut au Peuple le projet de décret, le Peuple n'en apprit rien; et l'accusé exposait à la tribune ces brillants, ces nombreux avantages dont je vous entretenais tout à l'heure : c'est là ce qu'il avait persuadé à Philippe, c'est pour cela que les Thébains avaient promis une prime à son meurtrier. Vous donc que l'approche de Philippe avait d'abord effrayés, vous qu'avait irrités le silence de l'ambassade, calmes à l'excès par l'espoir que tout s'arrangerait à votre gré, vous ne voulûtes écouter ni moi, ni aucun autre. (36) On lut ensuite une lettre de Philippe, rédigée à notre insu par Eschine, apologie ouverte et formelle des députés coupables. Il y est dit qu'ils voulaient se rendre dans les villes alliées et recevoir leurs serments ; que Philippe les en a lui-même empêchés, et les a retenus pour l'aider à réconcilier les habitants d'Alos avec ceux de Pharsale. Il se charge enfin de tous leurs délits, et les prend sur son compte. (37) Mais, de la Phocide, de Thespies, de tout ce que l'accusé vous annonçait, pas un mot. Ce n'est pas sans combinaisons qu'il agissait ainsi. Pour la faute des députés que vous deviez punir de n'avoir rempli aucune partie du mandat consigné dans votre décret, c'est sur lui qu'il assume la responsabilité, c'est lui-même qu'il déclare coupable, lui que vos rigueurs, sans doute, ne pouvaient atteindre. (38) Pour les promesses par lesquelles il voulait tromper et surprendre la République, c'est Eschine qui en est l'organe, afin que, par la suite, vous ne puissiez ni accuser ni blâmer Philippe, ne trouvant ces promesses ni dans sa lettre, ni dans rien qui émanât de lui-même. — Lis le texte de la lettre composée par l'accusé et envoyée par le prince, et que l'on examine si les choses sont telles que je les expose. Lis. Lecture de la Lettre de Philippe. (39) Vous entendez, Athéniens : qu'elle est honorable, cette lettre ! que d'humanité ! Sur les Thébains, les Phocidiens, sur les autres articles du rapport de l'accusé, rien ! Non, il n'y a pas là un mot de sincérité ; vous allez le voir à l'instant. Il a retenu, dit-il, vos députés pour réconcilier les Aliens : et quelle réconciliation ceux-ci ont- ils obtenue? Le peuple a été chassé, la ville détruite. Lui, qui épie les moyens de vous obliger, avoue n'avoir pas eu la pensée de racheter les captifs. [40] C'est que plusieurs fois on vous a publiquement attesté que j'emportais avec moi un talent pour leur rançon, et on l'attestera encore. Aussi, pour m'enlever l'honneur de cette générosité, l'accusé a-t-il engagé le prince à insérer cela dans sa lettre. Mais voici ce qu'il y a de plus fort. Philippe, dans une première missive que nous vous avons apportée, écrivait : Je m'expliquerais nettement sur tout ce que je veux faire pour vous, si j'étais sûr que vous fissiez alliance avec moi. L'alliance s'est faite, et il prétend ignorer les moyens de vous obliger, ignorer ses propre promesses ! Il les connaîtrait, sans doute, s'il ne vous eût pas joués. Mais prouvons qu'il écrivit alors ces lignes. — Prends-moi sa première lettre, et lis le passage en question. Lis. On lit. (41) Ainsi, avant d'obtenir la paix, Philippe promet que, si l'on y joint l'alliance, il écrira ce qu'il doit faire pour la République; et, quand il possède et l'alliance et la paix, il dit ne savoir pas quels bons offices il pourrait vous rendre! Si vous le lui dites, vous, si la séduction de ses promesses vous entraîne à spécifier une demande, il répondra qu'il ne fera rien contre sa gloire : paroles évasives qui seront son refuge, retraite habilement ménagée. (42) Ces ruses et cent autres encore pouvaient, à l'instant même, être démasquées; il était possible alors de vous éclairer, de vous empêcher de laisser les affaires à l'abandon, si Thespies et Platée, si Thèbes qu'on allait punir, ne vous eussent dérobé la vérité. Toutefois, que voulait-on? faire entendre seulement ces noms à la République pour l'abuser? on avait raison de parler : agir réellement? il importait de se taire. En effet, si, dans leur position, les Thébains ne gagnaient rien à prévoir l'orage, pourquoi n'a-t-il pas éclaté? S'ils ne l'ont conjuré que pour l'avoir prévu, où est le révélateur? n'est-ce pas Eschine? (43) Mais il n'en devait pas être ainsi ; Eschine ne le voulait ni ne l'espérait. Ne l'accusons donc pas d'indiscrétion. Vous duper par un langage de jongleur, vous faire repousser la vérité que je présentais, vous retenir dans vos murs, et assurer le triomphe d'un décret désastreux pour la Phocide, voilà quel était son but; de là tant de trames ourdies, de là ses perfides harangues. (44) Auditeur des pompeuses et magnifiques promesses de ce député, je savais parfaitement qu'il mentait: comment le savais-je? le voici : d'abord, quand le prince allait jurer la paix, nos traîtres désignèrent la Phocide comme exclue du traité, article qu'il était opportun d'omettre si l'on voulait la sauver; ensuite, ce n'étaient ni des ambassadeurs de Philippe, ni la lettre de Philippe, qui tenaient ce langage, c'était Eschine. (45) Guidé par ces inductions, je courus à la tribune, j'essayai de vous détromper. Sur votre refus de m'entendre, je m'arrêtai, me bornant à protester que tout cela m'était inconnu (au nom du ciel, rappelez-vous le fait), que je n'y avais aucune part ; j'ajoutai même que je ne l'espérais point. Ne pas l'espérer ! vous étiez furieux. « Eh bien! Athéniens, vous dis-je, s'il se réalise une seule de ces promesses, aux députés vos éloges, à eux vos récompenses, à eux vos couronnes, et rien pour moi ! S'il arrive tout le contraire, qu'ils soient l'objet de votre courroux : pour moi, je me retire. (46) — Pas si vite, a repris Eschine, encore un moment ! Du moins, ne va plus t'attribuer les succès de tes collègues. — Non, par Jupiter! répondis-je, ce serait trop d'injustice. » Philocrate, se levant après moi, prononce ces impertinentes paroles : « Belle merveille, Athéniens ! si Démosthène et moi nous ne pensons pas de même : il boit de l'eau, je bois du vin. » Et vous, de rire; (47) mais considérez le décret qu'il présenta ensuite. A la simple lecture, il n'est rien de mieux : cependant, que l'on rapproche les circonstances où il le porta des promesses qu'étalait l'accusé à la même époque, on verra qu'ils n'ont guère fait que livrer à Philippe et aux Thébains la Phocide, pieds et poings liés. — Lis le décret. On lit. (48) Vous voyez, ô Athéniens ! comme surabondent ici l'éloge et les séduisantes paroles. « La paix et l'alliance conclues avec Philippe sont stipulés aussi pour ses descendants; Philippe sera remercié d'avoir promis de nous satisfaire. « Non, il n'avait rien promis ! il était si éloigné de promettre, qu'il mande ne pas savoir en quoi il pourrait vous obliger. (49) C'est Eschine qui avait parlé, qui avait promis pour lui. Vous vous étiez précipités au devant de ses paroles : alors Philocrate vous surprit, et inséra cette clause dans son décret : « Si les Phocidiens n'exécutent ce qu'il faut, s'ils ne livrent le temple aux Amphictyons, le Peuple d'Athènes fera marcher des troupes contre les opposants. [50] Ainsi, Athéniens, restés dans vos foyers, vous ne vous transportiez pas sur les lieux ; les Lacédémoniens, sentant le piége, s'étaient retirés; aucun peuple amphictyonique n'était présent, excepté les Thessaliens et les Thébains : et, dans les termes le plus noblement perfides, Philocrate livre le temple à ces derniers en proposant de le livrer aux Amphictyons; à quels Amphictyons? Thèbes, la Thessalie étaient seules représentées. Du reste, nul ordre de convoquer la diète fédérale, d'attendre qu'elle soit assemblée, d'envoyer Proxénos au secours de la Phocide, de faire marcher les Athéniens; non, rien de semblable. (51) Philippe, cependant, vous a écrit deux lettres d'invitation. Mais voulait-il que vous vinssiez? pas du tout. Autrement, avant de vous appeler, il ne vous eût pas privés du moment où vous auriez pu partir; il ne m'eût point retenu lorsque je voulais m'embarquer pour la Phocide; il n'eût pas enjoint à l'accusé de vous amuser des discours les plus propres à enchaîner vos pas. Mais il voulait que, persuadés qu'il agirait selon vos désirs, vous ne prissiez aucune décision pour lui résister ; il voulait que la Phocide, endormie par vos promesses, n'opposât aucune défense, et que, perdant tout espoir, elle se livrât elle-même entre ses mains. — Lis les lettres de Philippe. On lit. (52) Ces lettres dans leur teneur nous invitent à venir, à venir sur-le-champ. Mais, pour peu qu'elles fussent sincères, quel était le devoir des députés? N'était-ce pas de les appuyer, pour faire sortir vos troupes? N'était-ce pas de proposer que Proxénos, qu'ils savaient peu éloigné de la Phocide, volât à son secours? Eh bien! ils ont fait évidemment tout le contraire. N'en soyez pas étonnés : peu attentifs au texte de ces lettres, ils connaissaient à fond les vœux du prince qui écrivait : c'est là qu'ils apportaient et leur appui, et le concours de leurs efforts. (53) Aussi, lorsque les Phocidiens eurent appris le résultat de votre assemblée, qu'ils eurent en main le décret de Philocrate, qu'ils connurent les rapports et les promesses d'Eschine, ils furent écrasés de tous côtés, et voici comment. Quelques-uns d'entre eux, hommes sensés, se méfiaient de Philippe : leur confiance fut peu à peu gagnée. Par quel moyen? par cette réflexion : Dût Philippe nous tromper mille fois, jamais les députés d'Athènes n'oseraient tromper les Athéniens; les rapports d'Eschine à ses concitoyens sont véridiques; c'est la ruine de Thèbes qu'on prépare, non la nôtre. (54) D'autres pensaient qu'il fallait se défendre à tout prix. Mais ceux-ci même étaient désarmés par la persuasion que Philippe tenait pour eux, et que, s'ils lui témoignaient de la défiance, vous marcheriez contre eux, vous dont ils attendaient leur secours. Plusieurs même vous supposaient des regrets, au sujet de votre paix avec le monarque ; mais à ceux-là on montrait que vous étendiez cette paix à vos descendants. Ainsi, du côté d'Athènes, pas un rayon d'espoir! Voilà pourquoi les perfides ont tout ramassé dans un seul décret; et, de tous leurs attentats contre vous, (55) voilà le plus grand à mes yeux. En effet, proposer une éternelle paix avec un homme mortel que d'heureux hasards ont seuls fait puissant, stipuler le déshonneur de la patrie, lui arracher jusqu'aux faveurs que lui réserve la fortune, et, par une inépuisable, scélératesse, frapper du même coup tous les Athéniens vivants, tous les Athéniens à naître, n'est-ce pas là une énorme forfaiture? (56) Vous n'auriez jamais souffert, vous, qu'on ajoutât au traité ces mots, et pour vos descendants, si vous n'eussiez alors accordé votre confiance aux promesses débitées par Eschine ; confiance qui, partagée par les Phocidiens, les a perdus. Oui, après s'être livrés eux-mêmes à Philippe, après avoir remis volontairement leurs villes entre ses mains, ils ont éprouvé un traitement qui est le démenti du rapport de l'accusé. (57) Pour vous montrer clairement que ces circonstances et ces hommes ont ruiné la Phocide, voici le calcul des dates de chaque fait. Si l'un d'eux veut en contester l'exactitude, qu'il se lève, qu'il parle sur le temps qui m'est accordé. La paix s'est faite le 19 du mois Elaphébolion. Notre absence, pour l'échange des serments, dura trois mois entiers. Pendant tout ce temps, la Phocide était encore debout. (58) Nous revînmes de cette ambassade le 13 de Scirophorion. Déjà Philippe, parvenu aux Thermopyles, faisait aux Phocidiens des déclarations dont ils ne croyaient pas un mot. Je le prouve par cette députation que, sans cela, ils ne vous auraient pas envoyée. Le 16 du même mois, le Peuple tint l'assemblée dans laquelle les traîtres ont tout abattu sous les coups du mensonge et de l'imposture. (59) Je compte que, cinq jours après, les détails de votre séance parvinrent en Phocide : car les délégués de cette contrée étaient ici, et avaient à cœur de savoir quel serait le rapport de vos députés, quelle serait la décision d'Athènes. Plaçons donc au 20 la connaissance qu'en eurent les Phocidiens, puisqu'il y a cinq jours du 6 au 20. Viennent ensuite le 10, le 9, le 8. Ce dernier jour, date du traité, consomma la perte de la Phocide. [60] Comment le prouver? Le 4 de la troisième décade, vous étiez assemblés au Pirée, au sujet des arsenaux de marine. Dercylos vint de Chalcis vous annoncer que Philippe avait tout livré aux Thébains. Il y avait, d'après son calcul, cinq jours que l'accord était conclu. Comptons : huit, sept, six, cinq, quatre. Voilà précisément cinq jours. Ainsi, la date du rapport, la date du décret, tout démontre invinciblement qu'ils secondèrent Philippe, qu'ils furent ses complices dans la catastrophe de la Phocide. (61) Il y a plus : la prise de toutes leurs villes sans siège, sans assaut, leur entière destruction en vertu du traité, sont la plus forte preuve que les Phocidiens n'ont éprouvé ce triste sort que pour avoir cru vos députés, qui leur montraient Philippe comme un sauveur. Ce prince, d'ailleurs, leur était assez connu. — Prends notre traité d'alliance avec les Phocidiens, et la décision qui autorisa Philippe à raser leurs remparts. On va voir ce qu'ils pouvaient attendre de vous, et ce qu'ils ont souffert, grâce à ces ennemis des Dieux. — Lis. Lecture du Traité d'alliance d'Athènes avec la Phocide. (62) Voilà ce que vous deviez à la Phocide : amitié, alliance, protection, armée. Écoutez maintenant ses malheurs, ouvrage de, cet homme qui vous a empêchés de la secourir. Lecture de la Convention de Philippe avec les Phocidiens. Vous entendez, Athéniens : Convention des Phocidiens avec Philippe. On ne dit pas, avec Thèbes, avec la Thessalie, avec la Locride, avec aucun autre peuple. Les Phocidiens, est-il dit encore, livreront leurs villes... à qui? aux Thébains? aux Thessaliens? à quelque autre nation? non, mais à Philippe. (63) Pourquoi? parce que c'est Philippe qui, dans le rapport d'Eschine à ses concitoyens, avait franchi le passage pour les protéger. Aussi, tous avaient foi en Philippe; c'est vers lui que se tournaient tous leurs regards; c'est avec lui qu'ils faisaient la paix. Que l'on continue la lecture; et vous, Athéniens, comparez leurs espérances avec leur sort. Est-il tel, ou à peu près tel que l'accusé l'annonçait? — Lis. Décision des Amphictyons. (64) Jamais, ô Athéniens! il n'y eut de nos jours, parmi les Hellènes, ni peut-être dans les âges précédents, d'événements plus graves, plus cruels, ces faits cependant, avec leur caractère et leur portée, un seul homme, Philippe, en est devenu le moteur suprême, grâce à ces perfides ; et il y avait encore une Athènes, protectrice héréditaire de la Grèce, et opposée, par tradition, à de pareilles tyrannies ! La connaissance de la catastrophe des infortunés Phocidiens résulte non seulement de cette décision, (65) mais surtout des événements qui l'ont suivie. Spectacle affreux et déchirant, ô Athéniens! que celui dont nos yeux furent témoins, malgré nous, en allant dernièrement à Delphes : des maisons renversées, des remparts détruits, des campagnes privées de leurs jeunes hommes, quelques pauvres femmes, quelques faibles enfants, de misérables vieillards! Non, aucun langage ne pourrait égaler les calamités qui pèsent sur ces contrées. Toutefois, je vous entends dire à tous que jadis, sur la question de réduire les Athéniens en esclavage, le vote de la Phocide fut opposé à celui de Thèbes. (66) Si donc vos ancêtres revenaient à la vie, quelles seraient, ô Athéniens! leur opinion et leur sentence sur les meurtriers de la Phocide ?Ah! je n'en doute point : après les avoir lapidés de leurs propres mains, ils croiraient ces mains pures encore. N'est-il pas honteux, en effet, ou plutôt n'est-ce pas le comble de la honte, qu'un peuple, qui alors nous sauva par un suffrage protecteur, ait rencontré un sort tout différent, grâce à nos députes, et subisse, sous nos yeux, des douleurs que ne connurent jamais les autres Hellènes? Qui donc est la cause de ces maux? quel fut l'artisan de ces impostures? N'est-ce pas Eschine? (67) Que de motifs, ô Athéniens! d'appeler Philippe heureux ! heureux surtout d'un avantage dont je ne trouve pas d'autre exemple (j'en atteste tous les Dieux !) parmi les hautes fortunes de notre siècle. Avoir pris de grandes villes, avoir soumis à son sceptre de vastes contrées, s'être signalé par mille succès, ce sont là des prospérités brillantes et dignes d'envie : qui en doute? Mais combien d'autres on pourrait citer qui en ont joui! (68) Il est un bonheur qui lui fut propre, et qu'il n'a partagé avec personne. Quel bonheur? sa politique avait besoin de s'aider d'hommes pervers, et la perversité de ceux qu'il a trouvés a passé ses souhaits. Peut-on, à ces traits, ne pas reconnaître nos députés? Les mensonges que Philippe, ayant à débattre de si grands intérêts, n'osait ni vous présenter pour lui-même, ni écrire dans une seule de ses lettres, ni communiquer par aucune ambassade, ces hommes, pour un salaire, en ont séduit votre crédulité! (69) Serviteurs d'un despote, Antipater et Parménion, que vous ne deviez plus revoir, ont bien compris que leur mandat n'était pas de vous tromper; et des ambassadeurs d'Athènes, la plus libre des républiques, des Athéniens qui devaient inévitablement se retrouver face à face avec vous, passer près de vous le reste de leurs jours, subir une enquête devant vous, ont eu l'audace de vous abuser! Où trouver des hommes plus pervers, de plus forcenés coupables? [70] Mais, pour vous prouver qu'Eschine a encouru l'imprécation, et qu'après toutes ses perfidies vous ne pouvez l'absoudre sans crime et sans impiété, qu'on lise l'imprécation même, dictée par la loi. Lecture de l'Imprécation. Telle est, ô Athéniens! l'imprécation formulée dans la loi, et que prononce le héraut dans chacune de vos assemblées, dans chaque séance du Conseil. Impossible à Eschine de dire qu'il ne l'a pas bien connue : sous-greffier de votre tribunal, officier subalterne du Conseil, il la dictait lui- même au héraut. (71) Étrange inconséquence, si, aujourd'hui que vous le pouvez, vous n'exécutiez point vous-mêmes la punition dont vous chargez les Dieux, ou plutôt que vous leur demandez! Quoi ! le coupable dont vous priez le ciel d'exterminer la maison, la personne et la race, vous l'acquitteriez! Non, non, Athéniens : abandonnez à la justice divine les perfidies ignorées ; mais, pour les trahisons flagrantes, ne lui commettez jamais le soin de les poursuivre. (72) J'apprends qu'Eschine, par un excès d'impudence et d'audace, doit faire abstraction de tous les crimes de ses rapports, de ses promesses, de ses impostures publiques; et que, comme s'il paraissait devant d'autres juges, et non devant vous qui savez tout, il accusera d'abord les Lacédémoniens, puis les Phocidiens, puis Hégésippe. C'est une dérision, que dis-je? une révoltante effronterie. (73) Qu'il charge Lacédémone, Hégésippe et la Phocide ; qu'il dise que cette contrée n'a pas reçu Proxénos ; qu'il l'appelle sacrilège, qu'il l'accable de reproches : qu'importe ? tout cela s'était fait avant le retour de la députation, tout cela ne rendait pas le salut de la Phocide impossible. Qui nous l'assure? (74) Eschine lui-même : car il ne disait point dans son rapport : Sans l'obstacle apporté par Lacédémone, sans le refus d'accueillir Proxénos, sans l'opposition d'Hégésippe, sans tel ou tel autre empêchement, les Phocidiens seraient sauvés. Pas un mot là-dessus; mais il disait en termes précis : Je reviens après avoir persuadé à Philippe de protéger la Phocide, de rétablir les villes béotiennes, d'assurer votre prépondérance politique; tout sera fait dans deux ou trois jours; et voilà pourquoi les Thébains ont mis ma tête à prix. (75) Fermez donc l'oreille a tout ce qu'avaient fait et Sparte et la Phocide avant qu'il eût présenté ces rapports; ne permettez pas qu'il s'étende sur la perversité des Phocidiens. Certes, ce n'est pas pour leur vertu que vous sauvâtes jadis les Lacédémoniens, plus récemment les Eubéens maudits, et tant d'autres : c'est parce que leur salut importait à la République, comme de nos jours celui des Phocidiens. Enfin, quelle faute a commise, depuis les discours de l'accusé, ou la Phocide, ou Sparte, ou Athènes, ou tout autre peuple, pour empêcher l'exécution de ce qu'il vous avait annoncé? Faites-lui cette question; il ne pourra répondre. (76) Dans l'espace de cinq jours, il a donné des explications mensongères; vous y avez cru, la Phocide les a connues, elle s'est livrée, elle a péri. Preuve éclatante, je pense, que le but de toutes ces insidieuses manœuvres était la ruine de cette nation. Dans le temps où Philippe, ne pouvant se mettre en marche à cause de la paix récente, fait ses dispositions, il appelle les Lacédémoniens, leur promettant de tout faire pour eux, de peur que la Phocide ne se les attache par votre entremise. (77) Mais, lorsqu'il est arrivé aux Thermopyles, et que les Lacédémoniens, découvrant le guet-apens, se sont retirés, alors il aposte Eschine pour vous tromper, dans la crainte qu'Athènes ne s'aperçoive qu'il agit pour Thèbes, que la Phocide, aidée de vos armes, ne le repousse, et que, rejeté dans les longueurs d'une guerre qui consumera son temps, il ne puisse tout soumettre, comme il est arrivé, sans tirer l'épée. Eh bien ! parce que Philippe a trompé Lacédémone et la Phocide, pardonnerez-vous à l'accusé de vous avoir trompés vous-mêmes? Non; il y aurait injustice. (78) S'il dit que, pour ample dédommagement de la Phocide, des Thermopyles et de vos autres pertes, il vous reste la Chersonèse, par Jupiter et tous les Dieux, ne l'écoutez pas, ô juges! et ne souffrez point que, non content des coups que vous a portés son ambassade, il attire sur Athènes, par son apologie, l'infâme reproche d'avoir sacrifié ses alliés pour dégager une faible portion de ses domaines. Non, vous ne l'avez point fait. La paix était conclue, la Chersonèse nous était assurée quatre mois entiers, avant la ruine des Phocidiens. C'est Eschine qui plus tard, oui, plus tard, les a perdus en vous abusant par ses impostures. (79) D'ailleurs, vous allez le reconnaître, la Chersonèse est aujourd'hui plus en danger qu'elle n'était alors. Car, si Philippe l'attaquait, serait-il plus aisé de le réprimer maintenant, qu'avant qu'il nous eût ravi une partie de nos avantages? Non il s'en faut de beaucoup. Où est-elle donc cette riche indemnité, puisqu'il est délivré de toute crainte et de tout péril, celui qui voudrait opprimer cette contrée? [80] J'apprends encore qu'Eschine doit dire : Je suis étonné que Démosthène m'accuse, quand la Phocide entière se tait. Il est bon de vous en dire d'avance la raison. Parmi les Phocidiens expatriés, les uns (ce sont les plus sages et les plus modérés) supportent en silence leur exil et leurs douleurs; et pas un ne voudrait, pour venger le commun malheur, affronter des haines personnelles ; les autres, prêts à tout faire pour de l'argent, ne trouvent point qui leur en donne. (81) Pour moi, je ne donnerais rien à aucun d'eux pour venir près de moi faire retentir ce lieu du récit de leurs maux : les faits, trop véritables, retentissent d'eux-mêmes. Quant à la population restante, sa misère est si déplorable qu'aucun habitant ne peut même songer à se porter accusateur dans une enquête contre des Athéniens. Distribués en bourgades, dépouillés de leurs armes, asservis, ils meurent d'effroi sous la main des Thébains et du mercenaire de Philippe, qu'ils sont forcés de nourrir. (82) Ne laissez donc pas Eschine parler ainsi : mais qu'il démontre, on que les Phocidiens n'ont pas été ruinés, ou qu'il n'a pas promis que Philippe les sauverait. Oui, voici, sur l'ambassade, l'enquête tout entière : Qu'est- il arrivé? qu'as-tu annoncé? Rapporteur véridique, sois absous; imposteur, sois puni. Les Phocidiens ne se présentent pas : que conclure de là, sinon que tu les as réduits, pour ta part, à ne pouvoir pas plus repousser leurs ennemis que soutenir leurs amis? (83) Mais il y a, dans cet événement, plus que de la honte, plus que du déshonneur : il enveloppe Athènes de périls dont l'existence est facile à prouver. Qui de vous ignore que les Phocidiens, par leur guerre, par la pleine possession des Thermopyles, nous mettaient à couvert des Thébains, et leur fermaient, ainsi qu'à Philippe, l'entrée du Péloponnèse, de l'Eubée et de l'Attique? (84) Eh bien ! cette sécurité que la position des lieux, que des hostilités même procuraient à la République, vous l'avez sacrifiée aux déceptions et aux mensonges de ces traîtres ; ce rempart que levaient autour de vous des armées nombreuses, une guerre continuelle, les villes puissantes d'un peuple allié, de vastes contrées, vous l'avez laissé abattre. Vainement avez-vous envoyé aux Thermopyles un premier secours qui coûta plus de deux cents talents, si l'on compte les dépenses personnelles; vainement aussi avez-vous espéré l'humiliation des Thébains. (85) Parmi tant de criminels services que rendait Eschine à son patron, voici le plus insultant pour la République et pour vous tous. Philippe avait, des le principe, résolu de favoriser les Thébains dans toutes ses opérations : en vous rapportant le contraire, en produisant au grand jour votre aversion pour eux, l'accusé a fortifié leur haine contre vous et leur attachement au monarque. Or pouvait-il, cet homme, vous jouer plus insolemment? (86) Prends et lis le décret de Diophante et celui de Callisthène. — Vous allez le reconnaître, Athéniens : quand vous faisiez votre devoir, on vous célébrait par des louanges, par des sacrifices, et dans vos murs et chez les autres Hellènes; mais, lorsque des perfides vous eurent égarés, il fallut retirer de la campagne les enfants et les femmes, il fallut, en pleine paix, décréter que les fêtes d'Hercule seraient solennisées dans la ville. Ah! ma surprise sera grande si vous ne punissez point celui qui ne vous a pas même laissé honorer les Dieux, selon les rites de vos ancêtres. — Lis. Lecture du Décret de Diophante. Tel fut alors, ô Athéniens ! votre décret : il était digne de vous. — Poursuis. Lecture du Décret de Callisthène. (87) Voilà ce que, plus tard, ces hommes vous forçaient de statuer. Ah ! ce n'était pas dans cet espoir que vous aviez d'abord conclu la paix et l'alliance, et qu'ensuite vous les étendîtes, par séduction, à vos descendants : c'est parce que vous deviez en recueillir, par les mains des députés, des avantages prodigieux. Cependant vous savez tous quel bouleversement causa plus tard, parmi vous, chaque nouvelle de l'arrivée de Philippe, avec son armée et ses étrangers soldés, près de Porthmos, près de Mégare. Il ne foule pas encore le sol de l'Attique : mais il n'y a là ni matière à examen, ni motif de sécurité. Peut-il, grâce à vos députés, y entrer quand il voudra? voilà ce qu'il faut considérer, voilà le péril qui doit fixer vos regards, et appeler sur son auteur, sur l'intrigant qui a ménagé à Philippe un tel avantage, votre haine et votre vengeance. (88) Eschine, je le sais, évitera de répondre à mes accusations, et, pour vous entraîner le plus loin possible des faits, il parcourra et tous les avantages que la paix procure aux peuples, et tous les maux que la guerre enfante ; pour toute justification, en un mot, il fera l'éloge de la paix. Mais cet éloge même le condamne; car, si la paix, source de bonheur pour les autres, est devenue pour nous la cause de tant de troubles et d'embarras, que conclure de là? que, gagnés par des présents, ces hommes ont vicié le bien même dans son essence. (89) Mais quoi! dira-t-il peut-être, la paix ne vous laisse et ne vous assure- t-elle pas trois cents trirèmes avec leurs agrès, et de l'argent dans le Trésor? A cela il répondra que cette même paix a élevé Philippe bien plus haut, en augmentant beaucoup, et ses munitions, et ses domaines, et ses finances. Nous aussi, nous avons gagné, dans un sens : mais la force qui naît du succès et des alliés, la force, instrument de succès nouveaux chez tous les peuples, et pour eux-mêmes et pour de puissants amis, vendue chez nous par les députés, elle s'est épuisée, elle s'est anéantie, tandis que celle du prince, grandit et inspire la terreur. [90] Or, quand Philippe a vu multiplier, par leurs manœuvres, et ses alliés et ses revenus, il serait injuste d'établir, dans notre compte, une balance entre les fruits légitimes de la paix et les possessions qu'ils ont livrées. Non, il n'y a pas eu compensation; loin de là, les premiers de ces biens, calcul à part, auraient été à vous, et vous auriez eu les autres par surcroît, sans ces perfides. (91) En un mot, Athéniens, vous l'avouerez, la justice veut que, malgré le nombre et la gravité des disgrâces de la patrie, si Eschine n'y a pas contribué, il soit à l'abri de votre colère ; mais elle ne le sauvera pas au nom des avantages qu'un autre aurait procurés. Examinez donc tout ce qui fut son ouvrage, et montrez-lui de la reconnaissance s'il en mérite, du ressentiment si sa culpabilité devient évidente. (92) Or, comment trouverez-vous la vérité? en ne lui permettant pas de tout confondre, fautes des généraux, guerres avec Philippe, fruits de la paix ; en considérant chaque objet à part. Exemple : Étions- nous en guerre avec Philippe? oui. Ici, quelqu'un accuse-t-il Eschine, et veut-il le rendre responsable des événements de la guerre? personne. A cet égard il est donc justifié, il n'a pas un mot à dire. Car c'est sur les points controversés qu'un accusé doit présenter et des témoins et des arguments : mais qu'il ne donne pas le change en attestant des faits incontestés. Ne viens donc pas nous parler de la guerre, pour laquelle personne ne te fait le procès. (93) Poursuivons : on nous a conseillé la paix; persuadés, nous avons envoyé des ambassadeurs; ils en ont amené d'autres, avec pouvoir de conclure. Ici encore quelqu'un blâme-t-il Eschine? quelqu'un dit-il : Eschine a pris l'initiative de la paix; Eschine a prévariqué en amenant des députés pour la faire? personne. Qu'il se taise donc aussi sur la paix conclue par la République; il en est innocent. (94) Que prétends-tu donc, Démosthène, dira-t-on, et où commences-tu à l'accuser? Je commence, Athéniens, à l'époque où, pendant vos délibérations, non sur l'opportunité de la paix (ce point avait déjà été décidé), mais sur les conditions, Eschine repoussa des motions pleines d'équité, pour prêter un vénal appui au décret d'un orateur vénal. Élu ensuite pour l'ambassade des serments, il n'exécuta aucun de vos ordres, il perdit ceux de vos alliés qu'avait épargnés la guerre; il débita ces dangereux, ces funestes mensonges qui l'emportent sur toutes les impostures passées et à venir. Dans le commencement, jusqu'à ce que Philippe pût traiter avec nous de la paix, Ctésiphon et Aristodème furent les premiers travailleurs attachés à cette intrigue; puis, lorsqu'il fut question de conclure, ils remirent la besogne à Eschine et à Philocrate qui, prenant leur place, ont consommé l'œuvre de destruction. (95) Et après cela, quand il faut subir l'examen juridique de ses actes, cet habile fourbe, cet ennemi des Dieux, ce scribe se justifiera comme si on l'accusait d'avoir fait la paix ! il se justifiera, non pour répondre à plus de griefs qu'on ne lui en impute, ce serait folie, mais parce qu'il voit dans toute sa conduite des crimes, et pas une bonne action, parce qu'il sait qu'une apologie sur la paix, même vide de sens, est un mot plein d'intérêt. (96) La paix ! je crains, Athéniens, oui, je crains que, dans notre illusion, comme des emprunteurs à usure, nous ne la payions bien cher : car les traîtres ont sacrifié sa garantie, sa stabilité, en livrant la Phocide et les Thermopyles. Toutefois, ce n'est pas Eschine qui, dans le principe, nous a déterminés à la paix. Chose étrange, Athéniens, mais qui est de toute vérité ! si cette paix fait réellement la joie de l'un de vous, qu'il en rende grâce aux généraux que vous accusez tous. Oui, s'ils avaient fait la guerre comme vous le vouliez, le mot même de paix vous serait insupportable. (97) Ainsi, la paix, voilà l'œuvre des généraux ; les dangers d'une paix fallacieuse et perfide, voilà le crime des députés vendus. Écartez donc, écartez l'accusé de toute dissertation sur cet objet, et renfermez-le dans ses actions personnelles. Car ce n'est point sur la paix qu'Eschine est mis en jugement; non, mais c'est Eschine qui a fait maudire la paix. Je le prouve. Si, depuis la conclusion, vous n'eussiez été trompés, si aucun de vos alliés n'avait péri, qui cette paix aurait-elle affligé, à part la honte? Encore, a-t-il été complice de cette honte, lorsqu'il appuya Philocrate. Le mal, toutefois, n'aurait pas été irréparable. Mais aujourd'hui, le voilà responsable de bien d'autres malheurs! (98) C'est donc, vous le voyez tous, par le crime, par l'infamie, que les députés ont tout perdu, tout ruiné. Eh bien! moi, je suis si éloigné, ô juges! d'apporter quelque acharnement dans cette cause, et de le désirer en vous, que, si de tels actes sont le résultat de la sottise, de la simplicité, de quelque ignorance enfin, j'absous moi-même Eschine, et vous conseille de l'absoudre. (99) Toutefois, aucune de ces excuses n'est basée ni sur vos mœurs politiques, ni sur la justice. En effet, vous ne sommez, vous ne forcez personne de diriger les affaires publiques; seulement, lorsqu'un homme, persuadé qu'il en a le talent, se présente, vous l'accueillez avec la bienveillance d'un peuple bon et confiant, et non avec de jalouses préventions ; il devient votre élu, le dépositaire de vos intérêts. [100] S'il réussit, il sera honoré, il s'élèvera au-dessus de la foule; mais s'il échoue, en sera-t-il quitte pour des excuses, pour des défaites? Injustice! Nos alliés qui ont péri, et leurs enfants, et leurs épouses, et tant d'autres malheureux, se consoleront-ils par cela seul que leur désastre est l'ouvrage de mon incapacité, pour ne pas dire de celle d'Eschine? oh! non. (101) Cependant, pardon pour l'auteur de tant d'horribles infortunes, s'il est clair qu'il n'a fait le mal que par crédulité, par défaut de lumières; mais, si c'est par perversité, si c'est pour de l'or, pour un salaire, si les faits eux-mêmes le prouvent avec évidence, la mort ! Enfin, si cette peine n'est pas applicable, qu'il vive; mais donnez, dans sa personne, une leçon au prévaricateurs. Or, examinez combien est solide le raisonnement par lequel je vais le convaincre. (102) Dans l'hypothèse qu'il ne s'est pas vendu, qu'il vous a involontairement trompés, il faut de toute nécessité qu'Eschine vous ait débité ses discours au sujet de la Phocide, de Thespies, de l'Eubée, ou parce qu'il a entendu de la bouche même de Philippe la promesse qu'il devait réaliser en leur faveur, ou parce que, fasciné, ensorcelé par la modération habituelle, il s'attendait à le voir agir ainsi. (103) Point de milieu; or, dans l'un et l'autre cas, il doit porter à Philippe la haine la plus vive. Pourquoi ? c'est qu'autant qu'il a dépendu de ce prince, il se trouve dans la position la plus cruelle, la plus humiliante : il vous a trompés; il est déshonoré ; on le juge digne de mort, et, si l'on eût fait ce qui convient, il y a longtemps qu'on l'eût accusé comme criminel d'État : mais, grâce à votre indulgence, à votre bénignité, il rend ses comptes, et encore quand il lui plaît. (109) Est-il donc quelqu'un qui l'ait entendu élever la voix contre Philippe, dévoiler sa perfidie par un mot, un seul mot? Non ; et même, dans Athènes entière, le premier venu accusera plus volontiers ce prince, sans en avoir reçu aucune offense personnelle. Pour moi, je désirerais qu'Eschine, s'il est demeuré incorruptible, vous dit : « Athéniens, faites de moi ce que vous voudrez : j'ai cru, j'ai été abusé, j'ai failli, je l'avoue. Mais, ô mes concitoyens! tenez-vous en garde contre Philippe : c'est un perfide, un imposteur, un scélérat. Ne voyez-vous pas tout le mal qu'il m'a fait, et comme il m'a joué? » Ni vous ni moi n'entendons de telles paroles. Pourquoi? parce que sa foi n'a pas été surprise, parce qu'il avait reçu le salaire de ses harangues, le loyer de sa trahison; [110] parce qu'il est devenu pour Philippe un bon, un utile, un fidèle mercenaire; pour Athènes, un traître comme député, comme citoyen, un criminel enfin digne de mille morts. (111) Mais d'autres preuves encore établissent clairement qu'il s'est fait payer ses discours. Il vint ici dernièrement des Thessaliens, et avec eux des députés de Philippe, vous demander pour ce prince la reconnaissance du titre d'Amphictyon. Pour qui surtout l'opposition était-elle alors une convenance? pour Eschine. La raison, c'est que Philippe avait exécuté tout le contraire de ce qu'Eschine avait annoncé. (112) Philippe, avait-il dit, fortifiera Thespies et Platée; il ne ruinera pas la Phocide ; il réprimera, en votre faveur, les prétentions hautaines des Thébains : et Philippe a rendu Thèbes trop puissante ; il a frappé à mort la Phocide; loin de relever les murs du Platée et de Thespies, il a réduit en servitude Coronée et Orchomène. Où trouver contradiction plus frappante? Eschine toutefois n'ouvrit pas la bouche, ne prononça pas un mot d'opposition. (113) Étrange conduite ! eh bien ! son crime n'est pas encore là. Seul, dans Athènes entière, il appuya la députation; et, ce que n'osa pas faire l'infâme Philocrate, l'homme que voilà, Eschine, l'a fait! Vos clameurs l'interrompaient, et vous refusiez de l'entendre; alors il descend de la tribune, et, signalant son zèle pour Philippe aux yeux de ses ambassadeurs, « Beaucoup de, gens font du bruit ; mais peu, dans l'occasion, voudraient combattre,» disait, vous vous le rappelez, ce guerrier admirable. Ô ciel ! (114) De plus, si nous ne pouvions nullement prouver que les députés sont nantis d'un salaire, si leur vénalité n'était point patente, il faudrait recourir aux informations, aux épreuves juridiques. Mais, si, plus d'une fois, Philocrate en est publiquement convenu ; si même il vous l'a démontré par les blés qu'il vendait, par ses constructions, par la déclaration que, même sans être élu, il irait en Macédoine ; par les bois qu'il transportait, par l'or qu'il échangeait ouvertement sur les comptoirs, il ne peut le nier sans doute, après son propre aveu, après de telles preuves. (115) Or, où est l'insensé, où est le maniaque qui, pour enrichir un Philocrate à ses propres périls, au prix de son honneur, lorsqu'il peut se ranger parmi les citoyens intègres, aime mieux déclarer la guerre à ceux-ci, et se faire condamner comme auxiliaire du premier? Examinez bien tous ces faits, ô Athéniens ! vous y reconnaîtrez la vive empreinte de la vénalité d'Eschine. (116) Voulez-vous un autre indice tout récent et non moins fort de son marché avec Philippe? écoutez. Dernièrement, vous le savez, lorsque Hypéride accusait Philocrate comme criminel d'État, je m'avançai, et je dis qu'une difficulté m'embarrassait dans ce procès politique. « Comment Philocrate serait-il seul justiciable de tant de graves prévarications? comment les neuf autres députés n'y auraient-ils aucune part? Cela n'est pas, ajoutai-je ; l'accusé n'eût rien pu par lui-même; il faut qu'il ait été secondé par quelques collègues. Mais n'accusons, ne déchargeons personne, et laissons aux coupables et aux innocents le soin de se faire connaître. (117) Que celui donc qui le voudra se lève, qu'il comparaisse, qu'il proteste contre toute participation, contre toute adhésion aux crimes de Philocrate: je délie celui qui le fera. » Vous vous rappelez sans doute ce défi. Pas un ne parut, pas un ne se montra. (118) Les autres, du moins, avaient chacun leur prétexte : celui-ci avait rendu ses comptes, celui-là était absent, un autre avait un gendre en Macédoine. Eschine, qu'eût-il allégué? rien. Mais il s'est si bien vendu, corps et âme, il s'est tellement fait le stipendié de Philippe pour le passé; absous aujourd'hui, il laisse percer à tel point l'intention d'être encore à lui, de vous trahir encore dans l'avenir, que, quand vous lui pardonneriez de n'avoir pas même avancé une parole contre ce prince, il ne se pardonnerait point de lui causer un seul déplaisir, dût-il se couvrir d'opprobre, dût-il être remis en jugement, dût-il souffrir mille maux parmi ses concitoyens. (119) Mais pourquoi cette société avec Philocrate? pourquoi tant de sollicitude à son sujet? Supposons à ce député d'éclatants succès et d'utiles services : il avouait avoir été payé à l'occasion de sa mission ; dès lors, le fuir, éviter les soupçons, protester pour soi-même, tel était le devoir d'un député intègre : or, ce devoir, Eschine ne l'a point rempli. Tout cela n'est-il pas clair, Athéniens? tout cela ne dit-il pas, ne proclame-t-il pas qu'Eschine a reçu de l'argent, que c'est l'argent qui perpétue sa funeste influence, et non la bêtise, non l'ignorance, non la mauvaise fortune? [120] — Et quel témoin dépose que j'ai accepté des présents ? — C'est ici que brille sa défense. Les faits, Eschine, l'attestent, les faits de tous les témoignages le plus irrécusable. Leur reprocheras-tu d'avoir modifié leur caractère au gré de la séduction ou de la complaisance? non : tels tu les as produits lorsque tu trahissais, lorsque tu détruisais, tels ils se montrent quand on les interroge. Au témoignage des faits, ajoute celui que tu vas rendre contre toi-même. Oui, approche et réponds ; certes, tu ne t'en défendras pas en alléguant de l'inexpérience. Gagneur de procès nouveaux, dans lesquels tu soutiens, en un temps limité, sans le secours d'aucun témoin, des accusations, image des fictions de la scène, tu possèdes, le fait est clair, une aptitude universelle. (121) De toutes les étranges et criminelles démarches d'Eschine qui frappent vos esprits, il n'en est pas, à mon sens, de plus révoltante que la suivante ; il n'en est pas qui le convainque d'une corruption plus flagrante, qui saisisse mieux sa vénalité sur le fait. Vous députiez vers Philippe une nouvelle et troisième ambassade, au sujet des brillantes et magnifiques espérances dont cet orateur avait été l'organe ; vous nous aviez nommés, lui et moi, avec la plupart des membres de la députation précédente. (122) Je m'avançai aussitôt, et refusai avec serment. Plusieurs s'animaient et me criaient de partir; je persistai dans mon refus : Eschine avait accepté. L'assemblée se sépare, les députés s'attroupent, ils délibèrent sur le choix de celui qu'ils laisseront ici : car, dans l'attente d'un résultat et vu l'incertitude de l'avenir, des groupes de toutes les opinions s'étaient formés et conversaient sur la place publique. (123) Les députés craignaient qu'on ne fît tout à coup une convocation extraordinaire, qu'instruits par moi de la vérité, vous ne prissiez sur les Phocidiens une résolution convenable, et que Philippe ne manquât sa proie. En effet, un seul décret émané de vous, la plus faible espérance entrevue du côté d'Athènes, les aurait sauvés. Impossible à Philippe, oui, impossible de tenir plus longtemps, si l'on ne vous eût trompés. Il ne trouvait plus de blé dans un pays resté inculte à cause de la guerre; et il ne pouvait en faire transporter, puisque vos vaisseaux étaient là, maîtres de la mer. Les villes de la Phocide, nombreuses, difficiles à réduire, exigeaient du temps et des sièges en règle : qu'importe qu'il en eût pris une par jour? il y en avait vingt-deux. (124) Par toutes ces raisons, et pour le maintien des mesures que la perfidie vous avait surprises, c'est Eschine qu'ils vous laissèrent. Mais se démettre sans proposer d'excuse! c'était choquer, c'était soulever de graves soupçons. « Que dis-tu? quoi! tu ne pars pas! tu repousses la mission de nous assurer tant de grands avantages, toi, leur proclamateur! » Non, il fallait rester. Comment faire? il prétexte une maladie. Son frère prend avec lui le médecin Exékestos, se présente au Conseil, jure qu'Eschine est malade, et se fait élire à sa place. (125) Cependant, cinq ou six jours après, les Phocidiens sont détruits ; Eschine voit consommer son marché, comme un marché ordinaire; Dercylos, qui revenait sur ses pas, arrive de Chalcis, et annonce à notre assemblée du Pirée qu'il n'y a plus de Phocide ; et vous, ô Athéniens ! a cette nouvelle, vous faites votre devoir, vous gémissez sur les infortunés, et, tremblants pour vous-mêmes, vous décrétez le transport des enfants et des femmes hors des campagnes, la réparation des forts, une construction pour protéger le Pirée, la célébration des sacrifices d'Hercule dans la ville. (126) Que fait alors, dans Athènes troublée et épouvantée, le sage, l'habile, le sonore Eschine? Il part en ambassade vers l'auteur de tant de maux ; il part sans mandat du Conseil ni du Peuple, sans considérer ni la maladie jurée, prétexte de sa démission, ni le choix d'un remplaçant, ni la mort dont la loi punit un tel crime, ni l'absurdité révoltante de traverser Thèbes et l'armée thébaine, maîtresse de la Béotie entière et de la Phocide, après avoir publié que les Thébains avaient mis sa tête à prix; il part oubliant tout, négligeant tout, tant son salaire l'absorbe, tant la curée le frappe de vertige! (128) A cette coupable démarche il mit le comble, a son arrivée près du prince, par une conduite bien plus affreuse encore. Vous tous ici assemblés, vous étiez, avec Athènes entière, si frappés, si indignés du désastre de la Phocide infortunée, que, suspendant l'exercice de votre droit héréditaire d'être représentés aux jeux pythiques, vous n'y envoyâtes ni théores choisis dans le Conseil, ni thesmothètes. Et lui, il assistait aux banquets et aux sacrifices par lesquels Philippe et les Thébains célébraient les résultats de la guerre; il prenait part aux libations et aux actions de grâces du prince pour la destruction des remparts, des campagnes, des armes de vos alliés ; couronné de fleurs, à son exemple, il chantait avec lui l'hymne triomphal, il buvait à sa prospérité. (129) Et ici, son récit ne peut différer du mien. Les détails concernant sa démission sont consignés dans vos archives du temple de Cybèle, confiées à un officier public; et l'on y a inscrit l'arrêté qui ordonne d'effacer le nom d'Eschine. Pour sa conduite auprès du monarque, elle va être attestée par ses collègues, par des témoins oculaires, qui me l'ont racontée : car je n'étais pas de l'ambassade, ayant refusé. [130] — Lis l'arrêté avec l'acte de démission, et appelle les témoins. Lecture de Pièces. Déposition. A votre avis, Athéniens, que demandaient aux Dieux, par ces libations, Thèbes et Philippe? n'est-ce pas la supériorité militaire, n'est-ce pas la victoire pour eux et leurs alliés? n'est-ce pas le contraire pour les alliés des Phocidiens? Donc, leurs vœux étaient, dans la bouche de l'accusé, des imprécations contre la patrie, imprécations que vous devez, en ce jour, faire retomber sur sa tête ! (131) Ainsi, son départ était une contravention à la loi qui prononce la mort contre un pareil crime : à son arrivée, il a encore fait ostensiblement des actes qui méritent la mort ; et, dans l'ambassade précédente, la mort aurait été le digne prix de sa conduite. Examinez, d'après cela, quelle sera la peine assez haute pour paraître au niveau de tant d'attentats. (132) Quelle honte, en effet, ô Athéniens! si vous, qui, réunis en corps de peuple, condamnez tous les événements nés de la paix, refusez de participer aux décisions amphictyoniques, et montrez à Philippe un amer dépit et des soupçons, parce que tant d'actes impies et atroces blessent la justice et vos intérêts, si, dis-je, entrés au tribunal pour juger des comptes sur ces mêmes faits, sous la garantie d'un serment prononcé au nom de la République, vous renvoyez absous l'auteur de tant de calamités, le traître pris par vous en flagrant délit ! (133) Est-il un Athénien, est-il un Hellène qui ne serait en droit de vous blâmer, s'il vous voyait, d'une part, furieux contre Philippe, qui, pour substituer la paix à la guerre, a acheté, chose très excusable, les intérêts de la Grèce des marchands qui les vendent ; de l'autre, faisant grâce à l'infâme qui vous a livrés, lorsque les lois infligent les derniers supplices à de tels coupables? (134) On ira peut-être jusqu'à dire que ce serait une cause de rupture avec Philippe, de condamner les négociateurs de la paix. En supposant cette objection fondée, je chercherais en vain un plus fort grief contre Eschine. En effet, si le prince qui a prodigué son or afin d'obtenir la paix est devenu assez puissant, assez redoutable pour vous réduire à capter ses bonnes grâces, au mépris de vos serments et de vos droits, par quel supplice les auteurs d'un tel résultat satisferont-ils la vindicte publique? (135) Mais je vais plus loin, et j'espère démontrer que, selon toutes les apparences, cette condamnation sera plutôt le principe d'une amitié avantageuse pour nous. Philippe, sachez-le bien, hommes d'Athènes, ne méprise point votre République ; et, s'il vous préfère les Thébains, ce n'est pas qu'il vous croie des amis moins utiles : mais les traîtres lui ont donné des renseignements que je leur reprochai un jour devant vous, à la face de la nation, et qu'aucun d'eux n'osa nier ; ils lui ont dit : (136) « Le peuple, remuante multitude, est chose inconstante, irréfléchie à l'excès; c'est la vague qu'un souffle capricieux agite en désordre sur les mers : l'un vient, l'autre s'en va, aucun n'a souci ni mémoire de la chose publique. Il faut donc que vous ayez dans Athènes quelques amis qui, à chaque occasion, travailleront pour vous et régleront tout à votre gré. Procurez-vous cet appui, et, parmi les Athéniens, vous ferez sans peine tout plier sous votre bon plaisir. » (137) Si donc Philippe avait oui dire que, immédiatement après leur retour, les citoyens qui lui avaient tenu ce langage venaient d'être livrés au supplice, il aurait, je n'en doute pas, imité le roi de Perse. Et qu'a fait ce prince? Il avait donné, dit-on, quarante talents à Timagoras, qui l'avait abusé sur son crédit ; mais, lorsqu'il sut que vous l'aviez mis à mort, et que, loin de réaliser ses promesses, il n'avait pu même garantir ses jours, il reconnut que celui qu'il avait honoré de ses dons ne disposait pas des événements. En conséquence, il rangea parmi les cités alliées et amies de son empire notre ville d'Amphipolis, qu'il avait asservie; et, par la suite, il ne donna plus d'argent à personne. (138) Ainsi aurait agi Philippe, s'il eût appris le châtiment de quelque député ; ainsi agira-t-il, s'il l'apprend. Mais, s'il les voit écoutés, applaudis par vous, s'il les voit accuser leurs concitoyens, que fera- t-il? Cherchera-t-il à dépenser beaucoup, pouvant faire peu de frais? Voudra-t-il étendre ses services sur tous les Athéniens, pouvant se borner à deux ou trois ? Il y aurait de la folie ! Au peuple de Thèbes même Philippe n'a pas spontanément fait du bien, il s'en faut de beaucoup ; ce fut une députation qui l'y détermina; (139) et voici comment. Il vint près de lui des ambassadeurs thébains, tandis que nous y étions par vos ordres. Le prince voulut leur donner de l'argent, beaucoup d'argent, ont-ils dit. Ils refusèrent, ils repoussèrent ses largesses. Plus tard, dans un festin de sacrifice, Philippe, buvant avec eux et les comblant de caresses, leur prodigua des offres d'une espèce différente : des captifs, du butin, enfin des coupes d'or et d'argent. La légation thébaine rejeta tout, et garda son indépendance. [140] Philon, l'un de ses membres, fit, pour terminer, une réponse qui serait mieux placée dans la bouche des représentants d'Athènes que de Thèbes. «Prince, dit-il, les dispositions généreuses et amies que vous nous montrez nous sont douces, et chères : unis nous n'avons pas besoin de ces dons pour être vos amis et vos hôtes. C'est aux intérêts qui se débattent maintenant dans notre patrie que nous vous prions d'appliquer votre bienveillance. Faites quelque chose qui soit digne de vous et de Thèbes : à ce prix, tous les Thébains et leurs députés sont à vous. » (141) Or, examinez ce qui est résulté de là pour les Thébains, et apprenez de la vérité même combien il importe de ne pas vendre les intérêts de la patrie. Thèbes obtint d'abord la paix dans un temps où, fatiguée, épuisée par la guerre, elle succombait ; puis la ruine totale de la Phocide, son ennemie, la destruction de toutes ses villes, de tous ses forts. Est-ce là tout? non, par Jupiter! ajoutez Orchomène, Coronée, Corsies, Tilphossée, et du territoire phocidien tout ce qu'elle a voulu. (142) Voilà ce qu'ont gagné les Thébains à la paix; et, sans doute, ils n'auraient jamais élevé leurs vœux plus haut. Et leurs députés, qu'ont ils gagné? rien, que l'honneur d'avoir servi leur patrie ; avantage auguste et saint aux yeux de cette vertu et de cette gloire dont nos traîtres ont trafiqué. Maintenant, qu'est-ce que la paix a valu à la République d'Athènes et aux députés d'Athènes? Établissons ce parallèle, et voyons s'il y a parité. (143) Athènes s'est détachée de tous ses domaines, de tous ses alliés; elle a juré à Philippe d'arrêter toute expédition tentée dans le but de les lui rendre, de voir un odieux ennemi dans quiconque entreprendrait cette restitution, et, dans son propre spoliateur, un allié, un ami. (144) Telle fut, en effet, la motion appuyée par Eschine, et présentée par Philocrate, son complice. Vainqueur, le premier jour, je vous avais déterminés à confirmer la décision des alliés, en présence des ambassadeurs de Philippe, mandés par vous. Mais l'accusé, à force de chicanes, renvoya la délibération au lendemain, et fit adopter le projet de Philocrate, qui contient ces dispositions et beaucoup d'autres encore plus révoltantes. (145) Voilà ce que la paix a rapporté à la République: imaginez, s'il est possible, une plus grande infamie ! Venons aux députés, auteurs de ces manœuvres. Je supprime tout ce que vous avez vu de vos yeux, blés, bois, maisons; ils ont acquis, dans le pays de nos alliés proscrits, de vastes possessions, des terres considérables qui rapportent à Philocrate un talent, et trente mines à Eschine. (146) Or, n'est-il pas affreux, n'est-il pas déplorable, ô Athéniens! que vos représentants se soient enrichis du désastre de vos alliés; que la même paix qui a tué un peuple uni à la nation qui les avait envoyés, détaché d'elle ses domaines, et substitué la honte à tant de gloire, ait produit aux députés traîtres à cette même nation, revenus, aisance, propriétés, richesses, en échange de l'extrême misère? — Appelle les Olynthiens qui doivent déposer en faveur de cette vérité. Déposition. (147) Je ne serais pas étonné qu'Eschine poussât l'audace jusqu'à dire: Une paix honorable, une paix telle que la voulait Démosthène, était devenue impossible par les fautes de nos généraux. S'il parle ainsi, au nom des Dieux, n'oubliez point de lui adresser cette question : Est-ce d'une autre République, est-ce d'Athènes qu'il était le mandataire ? Dans le premier cas, s'il dit que cette République avait pour elle la victoire et de bons généraux, il a pu recevoir des présents. Dans le second, pourquoi le voyons-nous comblé de récompenses pour les mêmes négociations qui ont dépouillé la ville qui l'avait envoyé ? Avec un peu de justice, même sort aurait uni et République et représentants : loin de là, Athènes s'est ruinée, Eschine s'est enrichi ! (148) Pesez encore cette considération, ô Athéniens I La Phocide avait-elle sur Thèbes plus d'avantage à la guerre que Philippe sur vous? Pour moi, je prononce en faveur de la Phocide. Elle possédait Orchomène, Coronée, Tilphossée; elle avait dégagé ses troupes assiégées dans Néones, tué à l'ennemi deux cent soixante -dix hommes sur le mont Hédylée, où elle érigea un trophée; elle avait vaincu dans un combat de cavalerie; Thèbes enfin était accablée d'un déluge de maux. (149) Tel n'était pas votre sort; tel ne soit-il jamais! Ce qu'avait de plus fâcheux votre guerre contre Philippe, c'était de ne pouvoir l'attaquer lorsque vous le vouliez; du reste, vous étiez entièrement à l'abri de ses coups. Pourquoi donc la paix a-t- elle rendu d'anciennes possessions et partagé, par surcroît, celles de l'ennemi, aux Thébains, foulés par la guerre? Pourquoi cette même paix vous a-t-elle enlevé, ô Athéniens! jusqu'aux domaines que la guerre vous avait laissés? c'est que, par ses députés, Thèbes n'a pas été trahie, Athènes a été vendue. Cependant, par Jupiter! Eschine dira que la guerre avait écrasé vos alliés. Mais, par ce qui suit, vous connaîtrez encore mieux la vérité des faits. [150] Lorsque cette paix de Philocrate, appuyée par l'accusé, eut été conclue, lorsque les envoyés de Philippe furent repartis avec nos serments, rien n'était encore perdu sans ressource : le traité, il est vrai, n'était ni honorable, ni digne de la République; mais nous devions recevoir de merveilleux dédommagements. Je vous demandais un ordre de départ, je pressais mes collègues de s'embarquer au plus tôt pour l'Hellespont, de ne rien négliger, de ne pas laisser Philippe, dans l'intervalle, s'emparer de quelque place de ces contrées, (151) persuadé que tout ce qui est pris durant les négociations de la paix est perdu pour le parti qui s'endort. Aucun peuple, en effet, déterminé à la paix pour un bien général, n'a jamais voulu recommencer la guerre pour réparer quelques négligences ; et le conquérant garde ses dernières conquêtes. D'ailleurs, notre voyage par mer assurait, dans ma pensée, deux avantages à la République. Présent sur les lieux et faisant prêter serment à Philippe, d'après le décret, ou nous l'aurions obligé de rendre ce qu'il avait pris à la République, et de ne pas toucher au reste; (152) ou, s'il ne l'eût point fait, nous vous l'aurions mandé sur-le-champ. Par là, instruits de son avidité et de sa mauvaise foi dans des objets éloignés et moins essentiels, vous ne lui auriez pas abandonné deux postes voisins et importants, la Phocide et les Thermopyles. Par là encore, Philippe n'ayant pas fait cet envahissement, et Athènes n'ayant pas donné dans le piège, vous auriez été à l'abri de toute crainte, et lui-même vous aurait donné satisfaction. (153) Et mes conjectures étaient fondées. Car, si la Phocide était, comme alors, debout et maîtresse des Thermopyles, ce prince ne pourrait lever sur vous une main menaçante, pour vous forcer à céder vos droits. Sans passage sur terre, sans supériorité maritime, il n'aurait pu pénétrer dans l'Attique; et, s'il eût refusé de vous faire justice, vous pouviez à l'instant lui fermer tous les ports, l'appauvrir, le bloquer, lui couper toutes ses ressources. Ainsi, c'est Philippe, ce n'est pas Athènes qui eût fléchi pour posséder les avantages de la paix. (154) Et ces réflexions, je ne viens pas aujourd'hui les modeler sur l'événement, les revendiquer après coup; je les faisais dès lors; je lisais pour vous dans l'avenir; j'avertissais mes collègues : en voici la preuve. Le Peuple n'avait plus à s'assembler, puisque tout était décidé; les députés n'étaient point partis, et perdaient ici leur temps. Alors, comme membre du Conseil que le Peuple avait chargé de régler le départ, je propose, par un arrêté, que l'ambassade parte au plus tôt, et se rende, sous la conduite du général Proxénos, dans les lieux où il apprendra la présence de Philippe. Tels étaient les termes mêmes de cet acte qu'on va lire. Lecture de l'Arrêté du Conseil. (155) J'entraînai donc mes collègues malgré eux, comme le prouvera nettement leur conduite postérieure. Arrivés à Oréos, et réunis au général, au lieu de s'embarquer, conformément à leurs instructions, ils parcoururent un long circuit; et, avant d'arriver en Macédoine, nous avions déjà dépensé vingt-trois jours; nous restâmes longtemps à Pella, inactifs et attendant Philippe ; de sorte que cinquante journées forment le total de ce voyage. (156) Que se passait-il alors ? Doriskos, les Forts de Thrace, Mont-Sacré, tout se rangeait sous la loi du monarque, pendant les ratifications de la paix ; et moi, je ne cessais de murmurer, de protester, d'abord par l'exposé de mon opinion devant mes collègues, ensuite par les leçons qui éclairent l'ignorance, enfin par les reproches qu'on lance aux scélérats, aux perfides qui se sont vendus. (157) Celui qui me contredisait avec éclat, celui qui combattait tous mes avis, tous vos ordres, c'était Eschine. Les autres députés pensaient-ils tous comme lui? vous le saurez bientôt. Je ne parle d'aucun d'eux, je ne les accuse pas encore. N'en forçons pas un seul à prouver aujourd'hui sa probité; qu'ils le fassent spontanément, et poussés par leur seule innocence. (158) Ainsi, honte, crime, vénalité, voilà ce que vous avez tous vu jusqu'ici. Quant à ceux qui y ont pris part, les faits mêmes les désigneront. Mais, du moins, pendant ce long intervalle, ont-ils pris les serments des alliés de Philippe? ont-ils rempli leurs autres devoirs? Non, mille fois non ! Absents d'Athènes pendant trois mois entiers, ayant reçu de vous, pour leurs dépenses, mille drachmes, indemnité plus forte que celles qu'allouent les autres Républiques, ils n'ont fait jurer le traité à aucun peuple, ni à leur départ, ni à leur retour. Seulement, dans une auberge située en face du temple des Dioscures et connue de ceux d'entre vous qui ont fait le voyage de Phères, ils ont reçu la parole de Philippe, lorsque déjà il marchait vers l'Attique, à la tête d'une armée : quelle honte, quel affront pour vous, hommes d'Athènes! (159) Mais Philippe attachait le plus haut prix à ce que tout se passât ainsi. Comme les coupables n'avaient pu, malgré leurs efforts, exclure du traité les Aliens et les Phocidiens; comme vous aviez forcé Philocrate à effacer cette exception, et à désigner formellement les Athéniens et les alliés d'Athènes, Philippe ne voulait pas qu'aucun de ses alliés prêtât un serment dont celui-ci se serait prévalu pour ne point concourir à ses usurpations sur nous; [160] il ne voulait pas donner des témoins aux engagements par lesquels il obtenait la paix ; il ne voulait pas qu'il fût démontré à tous que la République Athénienne était loin de traiter comme vaincue, que c'était Philippe qui soupirait après la paix, Philippe qui, à force de promesses, recevait la paix d'Athènes. Pour prévenir toutes ces indiscrétions, il jugeait à propos que nos députés ne se rendissent nulle part : coupable complaisance qu'ils accordèrent, en affichant pour lui le zèle le plus servile ! (161) Or, s'ils sont convaincus de tous ces délits, perte de temps, abandon des Forts de Thrace, refus d'agir d'après vos ordres et vos intérêts, rapports mensongers, peuvent-ils être absous par des juges prudents et fidèles à leur parole? Eh bien ! pour vérifier mes assertions, qu'on lise d'abord le décret qui statue sur les serments que nous devions exiger; ensuite la lettre de Philippe, puis le décret de Philocrate, enfin celui du Peuple. Lecture des Décrets et de la Lettre. (162) Pour preuve que, si l'on eût voulu m'en croire, et suivre les dispositions de votre décret, nous aurions atteint Philippe dans l'Hellespont, appelle les témoins qui étaient sur les lieux. Déposition des Témoins. Lis aussi une autre déposition, la réponse du prince à Euclide, que vous connaissez, et qui vint après nous. Lecture de la Déposition. (163) Prouvons maintenant que les députés ne peuvent nier d'avoir servi, en tout, la cause de Philippe. A notre départ pour les négociations de la paix, objet de la première ambassade, vous fîtes prendre les devants à un héraut pour assurer notre marche. A peine arrivés à Oréos, les députés, sans attendre le héraut, sans perdre un moment, se rendirent par mer dans Alos, ville assiégée, se dirigèrent de là vers Parménion qui l'attaquait, parvinrent à Pagases à travers l'armée ennemie, et, avançant toujours, ne furent joints qu'à Larisse par le héraut : tant ils mettaient alors d'ardeur et de précipitation dans leur course! (164) Et, lorsque la paix était arrêtée, et la sécurité du voyage entière, lorsque vous ordonniez de se hâter, il ne leur est venu à l'esprit ni d'accélérer leur marche, ni de se mettre en mer! Pourquoi cette différence? c'est que l'intérêt de Philippe exigeait, dans le premier cas, la paix la plus expéditive, et dans le second, l'intervalle le plus prolongé entre les stipulations et les serments. (165) — Prends encore la déposition qui attestera ce que j'avance. Lecture de la Déposition. Dans la même route, s'arrêter quand vous réclamiez toute leur célérité, s'élancer lorsque, pour faire les premiers pas, il convenait d'attendre le héraut : est-il rien qui convainque mieux ces hommes d'avoir été en tout les agents de Philippe? (166) Ce séjour, ce temps passé à Pella, comment l'avons-nous employé l'un et l'autre? Moi, je cherchais nos captifs, je travaillais à leur rachat, j'y dépensais mon argent, je demandais au prince leur liberté, à la place des dons qu'il nous offrait : fidèle à lui-même, que faisait Eschine? je le dirai tout à l'heure. Mais qu'est-ce que cette offre de présents, faite en commun par Philippe? (167) car c'est un point que vous devez aussi connaître. Philippe, par ses envoyés, sonda chacun de nous en particulier, fit sonner l'or à nos oreilles, offrit beaucoup d'or, ô Athéniens ! Il échoua auprès d'un député (ce n'est pas à moi à me nommer; les faits lèveront ce voile) : alors il crut que des dons en masse seraient reçus par tous sans défiance, et que la moindre part que chacun accepterait dans les largesses communes servirait de sauvegarde aux marchés individuels. De là, ces dons qui avaient l'hospitalité pour prétexte. (168) Mon refus augmenta la part des autres dans cette nouvelle distribution. Pour Philippe, quand je lui demandais de reporter sa générosité sur les prisonniers, ne pouvant décemment ni me refuser, ni répondre que tel et tel député avaient reçu, ni paraître craindre la dépense, il éluda ma prière sans la rejeter, et remit le renvoi des captifs aux Panathénées. — Lis la déposition d'Apollophane, et ensuite celle des autres témoins. Lecture des Dépositions. (169) Parlons maintenant des captifs que j'ai moi-même rachetés avant l'arrivée de Philippe, pendant notre séjour à Pella. Quelques-uns, relâches sous caution, n'espérant plus, je crois, fléchir le prince, me dirent : Nous aimons mieux nous racheter nous-mêmes que d'avoir cette obligation à Philippe. Ils m'empruntèrent donc celui-ci trois mines, celui-là cinq; d'autres, la rançon nécessaire à chacun. [170] Mais, lorsque Philippe fut convenu de renvoyer le reste des prisonniers, rassemblant ceux à qui j'avais prêté, je leur rappelai ce qui s'était passé entre nous; et, pour que des citoyens pauvres, rachetés à leurs dépens, n'eussent pas à se repentir de leur précipitation, tandis que leurs compagnons s'attendaient à être affranchis par le prince, je leur fis présent de leurs rançons. — Lis les dépositions qui le prouvent. Lecture des Dépositions. (171) Telles sont les sommes dont j'ai fait remis; et présent à des citoyens malheureux. Lors donc qu'Eschine me dira dans sa défense : « Pourquoi, ô Démosthène ! toi, à qui mes paroles en faveur de la motion de Philocrate ont révélé, dis-tu, toutes nos manœuvres, as-tu encore rempli avec nous l'ambassade des serments? pourquoi ne l'as-tu pas refusée? » rappelez-vous que j'avais promis aux prisonniers que j'ai rachetés de revenir avec les rançons, de me vouer tout entier à leur délivrance. (172) Quel crime de manquer à une telle parole, d'abandonner d'infortunés compatriotes! Quelle inconvenance, quelle témérité d'errer, démissionnaire et sans titre, en pays ennemi! N'eût été pour les rendre à la patrie, que je meure dans l'exil et avant le temps, si, à quelque prix que ce fût, je fusse parti avec de tels collègues! Voici ma preuve : élu deux fois pour la troisième mission, j'ai deux fois refusé ; et, dans le second voyage, ma conduite a été en tout l'opposé de la leur. (173) Ainsi, les opérations qui, dans cette ambassade, dépendaient de moi seul, ont pris pour vous une tournure favorable ; mais, chaque fois que le nombre a prévalu, vous avez succombé. Cependant, tout aurait également prospéré si j'avais été cru; et moi qui, pour mériter votre estime, donnais de l'or, tandis que je voyais d'autres en recevoir, n'aurais- je point, à moins d'être un misérable fou, préféré le double avantage de ne rien dépenser, et d'être beaucoup plus utile à la République entière? Oui, Athéniens, oui, je l'aurais préféré; mais, croyez-moi, il fallait céder au nombre. (174) A ma conduite opposez celle d'Eschine et de Philocrate : la lumière jaillira de ce parallèle. D'abord, ils ont exclu du traité la Phocide, les Aliens et Kersobleptès, au mépris de votre décret, au mépris des promesses que vous aviez reçues. I!s ont ensuite entrepris d'ébranler, de fausser la décision qui fixait notre mandat. Ce n'est pas tout : ils ont inscrit, dans le traité, les Cardiens comme alliés de Philippe, décidé que ma lettre au Peuple Athénien ne partirait pas, envoyé des messages qui ne contenaient pas une vérité. Et, après cela, parce que je stigmatisais leur conduite, où je voyais non seulement de l'opprobre, mais le danger d'être entraîné dans leur perte, (175) ce loyal citoyen ose dire que j'avais promis à Philippe de détruire votre démocratie, lui qui, pendant le cours de l'ambassade, n'a cessé d'avoir avec Philippe de secrètes entrevues ! Je ne citerai qu'un fait. Une nuit (je n'y étais pas), Dercylos prenant avec lui mon propre esclave, observait Eschine dans la ville de Phères; il le surprit sortant de l'habitation du monarque, recommanda à l'esclave de me l'annoncer et de s'en souvenir lui-même. Enfin, à notre départ, cet imprudent, ce pervers eut avec Philippe un tête à tête d'un jour et d'une nuit. (176) Pour établir ce que j'avance, j'en présenterai d'abord le témoignage écrit, et sous ma propre responsabilité ; ensuite j'interpellerai chacun de mes collègues, et le réduirai à l'alternative ou d'attester le fait, ou de jurer qu'il l'ignore. S'ils protestent devant vous, je mettrai à nu leur parjure. Lecture de la Déposition. (177) Vous avez vu quelles peines, quelles tracasseries m'ont poursuivi durant tout notre voyage. Imaginez, en effet, ce qu'ils ont fait en Macédoine près du distributeur de largesses, puisque ici, devant vous-mêmes, qui pouvez punir aussi bien que récompenser, ils agissent comme vous voyez. Je vais rassembler tous les griefs produits jusqu'à présent; on verra que j'ai rempli tout ce que promettait le commencement de ce discours. J'ai démontré, non par des mots, mais par le témoignage des faits, que le rapport d'Eschine n'était qu'un long mensonge et qu'il vous a joués. (178) J'ai démontré que, par l'illusion de ses annonces et de ses promesses empressées, il a fermé vos oreilles aux vérités que je vous offrais ; qu'il ne vous a conseillés que pour votre ruine ; qu'il a traversé le projet de paix qui embrassait les alliés, et secondé celui de Philocrate; qu'il a perdu assez de temps pour que vous ne pussiez marcher au secours des Phocidiens, quand même vous l'auriez voulu; que, dans le cours de l'ambassade, il s'est livré à cent autres coupables manœuvres, livrant tout, vendant tout, recevant de l'or, épuisant toutes les perfidies. Voilà ce que mes premières paroles avaient annoncé, voilà ce que j'ai démontré. (179) Ce qui me reste à dire est fort simple : le voici. Vous avez juré de prononcer d'après les lois, d'après les décrets du Peuple et du Conseil des Cinq-Cents : lois, décrets, droits de la patrie, Eschine est convaincu d'avoir tout violé dans son ambassade: pour être conséquent, le tribunal doit donc le condamner. [180] Fût-il innocent sur tout le reste, il existe deux faits pour lesquels il mérite la mort. Ce n'est pas seulement la Phocide, c'est encore la Thrace qu'il a livrée à Philippe. Est-il au monde deux postes plus utiles à Athènes que les Thermopyles sur terre, et l'Hellespont sur mer? Par un infâme marché, les députés les ont vendus l'un et l'autre; ils en ont armé Philippe contre vous. Quel crime surtout, même considéré seul, quel crime que l'abandon de la Thrace et de ses forteresses! On pourrait citer mille exemples de citoyens qu'une telle forfaiture a menés à la mort ; et, pour ceux qui ont subi de fortes amendes, il n'est pas difficile d'en citer : Ergophile, Céphisodote, Timomaque; plus anciennement, Ergoclès, Denys et d'autres, qu'on peut dire avoir moins nui tous ensemble à l'État que l'accusé. (181) C'est qu'alors, ô Athéniens! la réflexion vous faisait prévoir et prévenir les disgrâces; mais maintenant, le chagrin, l'outrage qui datent de la veille vous laissent indifférents. De là, l'impuissance de vos décrets : Philippe laissera Kersobleptès prêter serment au traité ; Philippe n'aura pas rang parmi les Amphictyons; les stipulations de la paix seront amendées. Décrets dont pas un n'eût été nécessaire, si cet homme eût voulu s'embarquer et faire son devoir. Loin de là, on pouvait sauver vos domaines par une navigation : et il a prescrit la route de terre ; par des rapports véridiques : et il a menti. (182) Il va s'indigner, j'en suis prévenu, d'être le seul des orateurs qu'on oblige à rendre compte de ses paroles. Je n'examinerai point s'il ne serait pas juste de rechercher, pour ses paroles, quiconque en a fait marchandise; mais je dis : Si Eschine, simple orateur, s'est égaré dans ses raisonnements, pas de sévérité, pas de minutieux examen, mais liberté, mais indulgence. Si, au contraire, député d'Athènes, il s'est fait payer exprès pour vous tromper, point de grâce, point de concession à cette prétention de ne pas répondre de ses discours. (183) Eh! sur quoi porterait donc la responsabilité d'un ambassadeur? Ce dont il dispose, ce ne sont ni vaisseaux, ni places, ni soldats, ni citadelles, puisqu'on ne les remet pas dans ses mains; c'est le temps, ce sont les paroles. Le temps ! si Eschine ne l'a point fait perdre traîtreusement à la République, il est innocent; il est coupable, s'il l'a dissipé. Les paroles! grâce, si, dans les rapports, les siennes ont été véridiques et salutaires; mais, si elles furent mensongères, vénales, pernicieuses, condamnation! (184) car le plus grand tort qu'on puisse vous faire, c'est de vous déguiser la vérité. Où sera, en effet, le point d'appui d'un gouvernement fondé sur la parole, si cette parole n'est pas sincère? Que si de plus elle est payée, si elle plaide la cause de l'ennemi, comment n'y aurait-il pas péril? Pour les instants, les enlever à un État aristocratique, à une monarchie, les enlever à votre République, n'est pas crime également funeste; il y a même ici une différence énorme. (185) Dans ces gouvernements, je vois tout s'exécuter vivement par un édit. Chez vous, dans chaque affaire, une première formalité exige que le Conseil, rapport entendu, prépare un décret ; et il ne se réunit extraordinairement que pour répondre à un messager, à une ambassade. Il faut ensuite qu'il assemble le Peuple, et seulement le jour fixé par la loi. Là, les orateurs habiles et dévoués ont à triompher d'une opposition ignorante ou perfide. (186) Ce n'est pas tout : lorsque le parti le plus utile s'est fait jour, lorsqu'il y a décision, il faut attendre que la foule peu aisée se soit mise en mesure d'acquitter les charges nouvellement décrétées. Ainsi, faire perdre le temps à un gouvernement tel que le nôtre, ce n'est pas lui dérober des moments, non, c'est lui enlever toute faculté d'agir. (187) Tous ceux qui veulent vous donner le change ont toujours ces mots à la bouche : On trouble la République; on entrave la bienveillance de Philippe pour la Nation. Pour toute réponse, faisons lire les lettres de Philippe, et rappelons chacune des circonstances ou vous fûtes trompés : vous verrez que ce titre rebattu et fastidieux de bienfaiteur n'est plus, pour ce prince. qu'un charlatanisme usé. Lecture des Lettres de Philippe. (188) Et le député si honteusement, si complètement prévaricateur va partout criant : « Que dites-vous de Démosthène, qui accuse ses collègues? « Oui, par Jupiter! bon gré, malgré, je t'accuse, après les pièges perfides que tu as dressés devant tous mes pas; je t'accuse, placé dans l'alternative de paraître complice des attentats de l'ambassade, ou de les dénoncer. (189) Mais moi, ton collègue! non, non. Ta mission a été une mission de crimes; la mienne, une mission de dévouement à la patrie. Ton collègue, Eschine, c'était Philocrate ; les collègues de Philocrate, c'était toi, c'était Phrynon : même conduite, mêmes vues vous unissaient tous. « Où sont nos tables, nos repas, nos communes libations? » s'écriera tous lieux ce tragédien, comme si leur violation était l'œuvre du juste, et non du pervers ! [190] Je vois tous les prytanes participer chaque jour aux mêmes immolations, aux mêmes repas, aux mêmes effusions saintes : les bons imitent-ils, pour cela, les méchants? non, car s'ils trouvent parmi eux un coupable, ils le dénoncent au Conseil et au Peuple. Même chose dans le Conseil : il a ses sacrifices d'installation, ses banquets. Des libations, de pieuses cérémonies réunissent les généraux et presque tous les corps de l'État : eh bien! accordent-ils l'inviolabilité aux membres prévaricateurs? (191) Loin de là, Léon accuse Timagoras, son collègue d'ambassade, pendant quatre ans; Eubule accuse Tharrhex et Smicythos, ses commensaux; Conon, cet ancien général, accuse le général Adimante. Parmi eux, qui donc, ô Eschine! brisait les symboles de la confraternité. Étaient-ce les traîtres, les députés infidèles, les receveurs de présents, ou leurs accusateurs? Ah! sans doute c'étaient ceux qui violaient non seulement des obligations personnelles, mais les engagements sacrés de la patrie. (192) Mais, pour vous convaincre, Athéniens, que, de tous ceux qui se sont rendus auprès de Philippe avec ou sans caractère public, ces hommes ont été les plus criminels et les plus pervers, écoutez un court récit, étranger à cette ambassade. Philippe, après la prise d'Olynthe, célébrait des jeux en l'honneur de Jupiter Olympien. A cette fête, à cette réunion solennelle, il avait convié tous les artistes dramatiques. (193) Les ayant admis à sa table, et distribuant des couronnes aux vainqueurs, il voulut savoir pourquoi notre célèbre comique Satyros était le seul qui ne demandât rien : l'aurait-il soupçonné d'avarice? le croirait-il indisposé contre lui? Satyros, dit-on, répondit qu'il n'avait besoin d'aucun des présents que recherchaient les autres; que cependant il solliciterait volontiers une grâce; celle qui devait le moins coûter à Philippe; mais qu'il craignait un refus. (194) Le monarque lui ordonne de parler, et, dans un transport de générosité, s'engage à tout accorder. «Apollophane de Pydna, reprend l'acteur, était mon hôte et mon ami. Il mourut assassiné. Ses parents, craignant pour ses filles, encore enfants, les firent passer à Olynthe, comme dans un asile sûr. Depuis la prise de cette ville, elles sont dans les fers, elles sont à vous, et en âge d'être mariées. (195) Je vous les demande avec prières, donnez-les-moi. Apprenez l'usage que je ferai de votre cadeau, si je l'obtiens : loin d'en tirer aucun profit, je doterai ces jeunes filles, je les établirai; je ne permettrai pas qu'elles éprouvent aucun traitement indigne de leur père et de moi. » Ces paroles excitèrent parmi tous les convives de si grands applaudissements et de si vives acclamations, que Philippe ému accorda la demande, bien que cet Apollophane eût été l'un des meurtriers d'Alexandre, son frère. (196) A la conduite que tint Satyros dans ce festin, comparons celle de vos députés dans un autre repas donné en Macédoine, et voyez si elles se ressemblent. Invités chez Xénophron, fils de Phédimos, un des Trente, ils s'y rendirent; moi, je n'y allai point. Quand on en vint à boire, Xénophron fit entrer une Olynthienne d'une grande beauté, mais noble et pudique, comme la fin le montra. (197) D'abord ces hommes la pressaient doucement de boire et de goûter quelques friandises, ainsi qu'Iatroclès me le raconta le lendemain. Mais, le vin échauffant par degrés leur audace, ils lui ordonnent de se mettre à table et de chanter. Cette femme, qui ne voulait ni ne savait chanter, s'en défend avec anxiété. Eschine et Phrynon déclarent que ce refus est une insulte, et qu'ils ne sauraient souffrir qu'une captive née chez un peuple réprouvé du ciel, chez les exécrables Olynthiens, fasse la fière. « Qu'on appelle un esclave ! qu'on apporte un fouet ! » Le serviteur vient, armé de lanières; et, par l'ordre des buveurs, faciles, sans doute, à irriter, malgré les plaintes et les larmes de l'infortunée, il déchire, il arrache sa tunique, et sillonne son dos à coups redoublés. (198) En proie à ce cruel traitement, la femme s'élance éperdue, tombe aux genoux d'Iatroclès, renversa la table, et, si celui-ci ne la leur eût arrachée, elle aurait péri dans cette orgie; car l'ivresse de ce misérable est terrible. Mille voix redisaient cette histoire, même en Arcadie; Diophante, dont j'invoquerai ici le témoignage, vous l'a rapportée; on en parlait beaucoup en Thessalie et partout. (199) La conscience chargée de telles horreurs, cet infâme osera vous regarder en face, et, d'une voix retentissante, il viendra bientôt nous vanter sa vie! Ah! tant d'audace me confondues juges ne savent-ils pas que tu as débuté par lire à ta mère ses formules d'initiations ; qu'encore enfant, tu te vautrais parmi les ivrognes et les bacchantes ; [200] qu'ensuite, greffier subalterne, tu as, pour deux ou trois drachmes, trahi ton ministère; qu'enfin naguère encore tu jouais, aux frais d'autrui, les troisièmes rôles, trop heureux d'être surnuméraire? La voilà, ta vie ; elle est connue : celle que tu décriras, qu'est-ce, sinon une imposture ? Ô licence effrénée! voilà l'homme qui en a cité un autre devant vous pour ses désordres! Mais n'anticipons point. — Lis les dépositions que j'ai annoncées. Lecture des Dépositions. (201) Convaincu, ô juges! de prévarications aussi graves et aussi nombreuses, qui renferment tous les crimes ensemble, vénalité, basse adulation, imprécations que vous lui renverrez, impostures, traîtrise, tout ce qu'il y a de plus atroce, Eschine ne pourra se justifier sur aucun grief, ni produire une seule défense simple et raisonnable. Celle dont j'ai appris qu'il doit faire usage est très voisine de la folie : qu'importe ? à défaut de solides raisons, nécessité met tout en jeu. (202) Il dira donc, on m'en a prévenu, qu'après avoir partagé tous les délits que je poursuis, approuvé tous ses projets, secondé toutes ses démarches, de complice je me suis soudain métamorphosé en accusateur. Devant l'équité et les convenances, ce n'est pas là justifier sa conduite, c'est accuser la mienne. Si j'ai suivi son exemple, je suis un méchant homme; mais lui, en est-il plus innocent? (203) Oh! non. Je crois cependant devoir établir deux choses : le mensonge de l'accusé, s'il tient ce langage; la voie que la justice trace à son apologie. L'équité, la droiture veulent qu'il montre dans l'accusation ou des faits controuvés, ou des faits utiles à la République : or, il ne saurait avancer ni l'un ni l'autre. (204) Non, les Phocidiens détruits, les Thébains fortifiés, Philippe maître des Thermopyles, ses troupes occupant l'Eubée et entreprenant sur Mégare, une paix sans ratifications, ne peuvent être présentés comme des événements heureux par celui-là même qui vous annonça jadis le contraire comme avantageux et prochain ; non, il ne convaincra point de leur nullité vous qui les connaissez trop bien, vous qui les avez vus s'accomplir. (205) Reste donc à montrer que je n'y eus aucune part. Voulez- vous que, supprimant tout le reste, et mon opposition auprès de vous, et les tracasseries de l'ambassade, et mes luttes continuelles, je vous prouve, par leur propre témoignage, que ma conduite contrasta toujours avec la leur, qu'ils ont reçu de l'argent pour vous nuire, et que j'en ai refusé? écoutez. (206) Quel est, à votre avis, l'Athénien le plus pervers, le plus insouciant du devoir, le plus effronté? Tous, même en cherchant un autre nom, vous désignerez, j'en suis sûr, Philocrate. Quel est l'orateur dont l'organe répond le plus énergiquement à sa volonté, dont la voix est la plus claire et la plus sonore? c'est lui, c'est Eschine. Quel est celui auquel ils reprochent le défaut de hardiesse devant la multitude, et une timidité que j'appelle pudeur? c'est moi. En effet, de ma part jamais d'importunités fatigantes, jamais de violences de tribune. (207) Cependant, toutes les fois que, dans les assemblées populaires, il fut question de l'ambassade des serments, vous m'entendîtes toujours accuser, toujours convaincre les députés, et leur dire en face : Vous avez reçu de l'or ; vous avez vendu tous les intérêts de la patrie. Aucun d'eux ne combattit mes reproches, aucun ne prit la parole, aucun ne se présenta. Eh quoi ! les citoyens au front le plus endurci, aux poumons les plus puissants, se taisent devant Démosthène, de tous les orateurs le plus timide, le moins recommandable par sa voix ! (208) Où en est la cause? Elle est dans la force de la vérité, dans la faiblesse inséparable du remords des traîtres. Oui, c'est le remords qui brise leur audace, c'est lui qui enchaîne leur langue, leur ferme la bouche, y étouffe la parole, les condamne au silence. (209) Dernièrement, vous ne l'avez pas oublié, dans la récente assemblée du Pirée, où vous refusiez à Eschine une mission, il criait qu'il m'accuserait comme criminel d'État, il poussait mille clameurs. Ces emportements étaient le prélude de longs discours et d'imputations contentieuses. Toutefois, il n'était besoin que de deux ou trois mots fort simples, tels qu'eut pu les trouver l'esclave le plus novice : «Athéniens, voici un fait bien étrange! Démosthène m'accuse de crimes dont il est complice. Il dit que j'ai reçu de l'argent, et il l'a partagé avec nous. » [210] Mais ce langage était loin de ses lèvres, et nul de vous ne l'a entendu. Au lieu de cela, il menaçait; et pourquoi? c'est que sa conscience de coupable le faisait trembler comme un esclave devant la désignation de ses crimes. Loin de se porter de ce côté, sa pensée s'en échappait, refoulée loin de là par le remords; mais il se trouvait libre dans la carrière de l'injure et de l'invective. (211) Voici qui surpasse tout ; voici, non des paroles, mais un fait. Ayant rempli deux missions, je voulais, avec justice, rendre compte deux fois. Eschine, accompagné de nombreux témoins, se présente aux vérificateurs des comptes, et s'oppose à ce que je sois appelé à leur tribunal, sous prétexte que j'avais subi l'examen et que je n'étais plus responsable. La démarche était le chef-d'œuvre du ridicule; mais quel en fut le motif ? Eschine, qui avait rendu compte de la première ambassade, pour laquelle il n'était pas accusé, ne voulait pas se soumettre à un nouveau contrôle pour la seconde, objet du procès actuel, et qui renfermait toute la masse des délits. (212) Or, me présenter deux fois devant les magistrats, c'était lui imposer la nécessité d'y reparaître. De là, sa protestation. Ce fait, ô Athéniens ! prouve nettement deux choses : Eschine s'est condamné lui-même, et ôte aujourd'hui à la religion du juge tout moyen de l'absoudre; Eschine ne dira rien de vrai contre moi. Sans cela, ne l'aurait-on pas vu alors prendre la parole et m'attaquer, au lieu de m'éloigner du tribunal? (213) — Appelle les témoins qui confirmeront la vérité de ce fait. D'ailleurs, s'il ne me répond que par des insultes, étrangères à l'ambassade, vous devez, pour plus d'une raison, refuser de l'entendre. Ce n'est pas moi qui suis l'accusé, et la réplique ne m'est pas accordée. Injurier, est-ce autre chose que manquer de preuves? et l'accusé qui peut se défendre vient-il attaquer? (214) Faites de plus cette réflexion : si, traduit en justice, j'avais Eschine pour accusateur et Philippe pour juge, et que, dans l'impossibilité d'établir mon innocence, je recourusse à la médisance et au sarcasme, pensez-vous que le prince laissât tranquillement injurier, à sa face, les hommes qui ont bien mérité de sa personne? Ne soyez donc pas moins délicats qu'un Philippe, et forcez Eschine à renfermer son apologie dans les limite de nos débats. — Mais lis la déposition. Lecture de la Déposition. (215) Ainsi, moi, par l'impulsion d'une bonne conscience, je voulais rendre mes comptes, je regardais comme un devoir la soumission à toutes les formalités légales; chez l'accusé, c'est le contraire. Est-il donc possible que nos faits soient les mêmes? A-t-il le droit d'énoncer devant vous des reproches qu'il ne m'a jamais faits jusqu'ici ? Non, sans doute. N'importe, il les énoncera; et, par Jupiter! je ne m'en étonne point; car, vous le savez, depuis qu'il existe des hommes et qu'on rend des jugements, nul coupable n'a été condamné sur son propre aveu ; les accusés s'arment toujours d'effronterie, de dénégations, de mensonges; ils créent des défaites, ils épuisent tous les subterfuges en présence du châtiment. (216) Ne soyez dupes d'aucun de ces artifices; jugez d'après vos propres lumières ; ne vous en rapportez ni à mes paroles, ni à celles d'Eschine, ni aux témoins achetés par l'or de Philippe pour déposer au gré de l'accusé, et avec quel zèle ! vous le verrez. Ne considérez pas non plus la force et la beauté de sa voix, ni les défauts de la mienne ; (217) car la raison vous dira que vous n'avez pas à prononcer aujourd'hui sur des orateurs, sur des phrases ; mais qu'après avoir examiné des faits que vous connaissez tous, vous devez renvoyer à leurs coupables auteurs toute l'infamie des crimes qui ont perdu nos affaires. Et quels sont ces crimes? je le répète, vous les connaissez, et ce n'est pas de notre bouche que vous devez les apprendre. (218) Que si tous les résultats de la paix ont été tels qu'ils vous furent promis; si, sans a voir vu l'ennemi sur votre territoire, sans agression du côté de la mer, sans aucun autre péril, sans que le prix des subsistances fût haussé, sans qu'Athènes fût placée plus bas qu'aujourd'hui, (219) instruits d'avance par les députés que vos alliés allaient périr, les Thébains accroître leur puissance, Philippe envahir vos possessions de Thrace, et se préparer dans l'Eubée des points d'attaque contre vous, qu'enfin tout ce qui s'est fait devait s'accomplir; si dis-je, vous convenez avoir été assez vils, assez lâches pour accepter avidement la paix dans de telles circonstances, absolvez Eschine; soyez infâmes, mais ne soyez pas iniques : oui, Eschine ne vous a pas trahis, et c'est folie, c'est aveuglement à moi, de l'accuser. [220] Mais, si toutes les promesses ont été démenties par les faits ; si l'on ne vous annonçait qu'un favorable avenir, qu'amitié de Philippe pour la république, salut pour la Phocide, humiliation de l'orgueil thébain ; si l'on vous a dit qu'en obtenant la paix, le prince ferait plus encore, vous dédommagerait amplement d'Amphipolis, en vous rendant Oropos et l'Eubée ; si les prometteurs vous ont complètement joués; s'ils vous ont presque enlevé l'Attique, condamnez-les ; et, pour couronner tant d'outrages (je ne puis me servir d'un autre terme), outrages dont ils ont reçu le salaire, ah ! ne rentrez pas dans vos foyers, chargés d'une malédiction et d'un parjure ! (221) Cherchez encore, ô Athéniens! quel motif m'aurait poussé à poursuivre des innocents : vous n'en trouverez point. Est-il si doux d'avoir beaucoup d'ennemis? non; cela n'est pas même sans danger. Avais-je déjà pour lui quelque haine? nullement. Quel motif donc? Tu craignais pour toi-même, et, dans ta peur, tu as cru te sauver par une accusation : tel est, je le sais, son langage. Mais, Eschine, il n'y avait, à t'entendre, ni péril, ni prévarication. Au reste, s'il parle ainsi, je vous le demande, ô juges ! quand Démosthène innocent tremble d'être entraîné dans leur abîme, que doit-il se passer dans l'âme des coupables? Le mobile de mon accusation n'est donc pas là : (222) où est-il enfin? Dans la calomnie, peut-être? dans le désir de tirer de toi de l'argent? Eh ! ne m'était-il pas plus avantageux d'en recevoir de Philippe, qui m'en offrait beaucoup plus qu'aucun de ceux-ci ne m'en donnerait, et d'avoir pour amis et le prince et mes collègues? Car, leur complice, j'aurais été leur ami ; et leur haine actuelle n'a rien d'héréditaire, mais prend sa source dans mon refus de participer à leurs crimes. Devais-je plutôt, hostile à Philippe, hostile à eux-mêmes, solliciter ma part de leur salaire? Après avoir prodigué mon or pour racheter des captifs, mendierai-je aujourd'hui une aumône que je ne recevrais qu'avec leur haine? (223) Non, non : j'ai dit la vérité, j'ai repoussé des présents pour la vérité, pour la justice, pour mon avenir, persuadé qu'en demeurant fidèle au devoir, je partagerai avec quelques concitoyens les récompenses et les distinctions que vous accordez à la vertu, et que je ne dois échanger votre estime contre aucun avantage matériel. Je hais ces hommes, parce que, dans l'ambassade, je les ai reconnus pervers et ennemis des Dieux, parce que leur corruption, frappant de votre disgrâce la députation entière, m'a dépouillé de mes honneurs personnels. Je les accuse aujourd'hui, je provoque une enquête, parce que je prévois l'avenir, et que je veux faire constater devant le Peuple, par un procès, par un tribunal, qu'entre ma conduite et la leur, il y eut opposition. Je vous dirai ma pensée tout entière : (224) je crains, oui, je crains que, malgré mon innocence, vous ne m'enveloppiez un jour dans leur condamnation, et que, maintenant, vous ne manquiez d'énergie; car je vous vois, ô Athéniens ! plongés dans une apathie profonde, attendre que le malheur pèse sur vous, regarder l'infortune des autres sans la détourner de vos têtes, et n'avoir aucun souci de la patrie, en proie depuis longtemps à d'innombrables, à de révoltants attentats. (225) O exemple étrange et presque incroyable! exemple que j'étais décidé à taire et que je me sens poussé à présenter ! Vous connaissez sans doute Pythoclès, fils de Pythodore. J'étais fort lié avec lui, et, jusqu'à ce jour, il n' y avait eu entre nous aucun refroidissement. Mais, depuis qu'il est allé près de Philippe, il se détourne quand il me rencontre ; et, s'il est contraint de m'aborder, il s'est bientôt esquivé, de peur qu'on ne l'aperçoive causant avec moi; au lieu qu'avec Eschine il se promène, il fait le lourde la place publique, raisonnant et délibérant. (226) Dangereux et révoltant contraste, ô Athéniens! les serviles agents de la Macédoine sont soumis si minutieusement, dans ce qu'ils font, dans ce qu'ils ne font pas, à la surveillance de Philippe, que, comme s'il était présent, chacun pense ne pouvoir lui cacher, même ici, une seule de ses démarches, et règle selon ses vues sa haine et son amitié; et des citoyens qui vivent pour vous, jaloux de votre estime et incapables de la tromper, vous trouvent si sourds et si aveugles, que moi-même je suis réduit à combattre devant vous, d'égal à égal, contre des hommes exécrables dont tous les crimes vous sont connus ! (227) Voulez-vous en savoir la raison ? je vais la dire ; et puisse ma franchise ne pas vous être importune ! Philippe, qui est absolument seul, aime sans partage qui le sert, comme il hait qui le traverse. Mais, aux yeux de chaque Athénien, ni le bien ni le mal fait à l'État ne s'adresse à sa personne. (228) Il est des motifs qui touchent de plus près chacun de vous, et qui souvent vous entraînent : pitié, jalousie, colère, égards pour la sollicitation, et mille autres. Eh! quand on échapperait a tout le reste, échappera-t-on à ceux qui ne peuvent souffrir un honnête homme (66)? De là, tant de fautes de détail qui pénètrent sourdement le corps de l'État, et l'attaquent de toutes leurs forces réunies. (229) Loin de vous aujourd'hui une telle erreur, ô Athéniens! Point de grâce pour votre oppresseur! Car, en vérité, que dira-t-on si vous l'absolvez? Athènes a député vers Philippe Philocrate, Eschine, Phrynon, Démosthène. — Eh bien ! le dernier, non seulement n'a tiré aucun profit de son ambassade, mais a délivré des captifs à ses frais; le premier, du salaire de sa trahison achetait, au loin à la ronde, des courtisanes et de la marée. [230] Un autre a envoyé à Philippe son fils encore adolescent : c'est l'infâme Phrynon. Il en est un qui n'a rien fait d'indigne ni de la République, ni de lui-même. L'accusateur, aux charges de chorège et de triérarque, a cru devoir encore ajouter des dépenses volontaires, affranchir des prisonniers, et ne pas souffrir que, faute d'argent, aucun citoyen restât dans le malheur. L'accusé, loin d'avoir délivré on seul captif, a, par ses complots, préparé à Philippe l'asservissement d'une contrée entière de nos alliés, de plus de dix mille hommes de grosse infanterie, et d'à peu près mille cavaliers. (231) — Et qu'est- il résulté de là? — Saisis de cette affaire, qu'ils connaissaient depuis longtemps, les Athéniens... — Qu'ont-ils fait? — Ceux qui avaient reçu richesses et présents, ceux qui avaient couvert d'opprobre leurs personnes, leurs enfants, leur patrie, ils les ont acquittés; ils les ont regardes comme des hommes d'un grand sens, et Athènes comme une République florissante. — Et l'accusateur? — Comme un fou, qui ne connaît point sa patrie, et ne sait où jeter son argent. (232) Qui donc, ô Athéniens ! après un tel exemple, sera jaloux de se montrer intègre? Qui voudra remplir une mission sans passion cupide, ne recevant rien, et n'ayant pas plus de crédit auprès de vous que ceux qui auront reçu ? Ainsi, législateurs aujourd'hui aussi bien que juges, vous allez statuer à tout jamais s'il faut que tout député se vende sordidement à l'ennemi, ou se dévoue avec un entier désintéressement au service de la patrie. (233) Vous n'avez pas besoin de témoins pour le reste. Appelle ceux qui attesteront que Phrynon a fait partir son fils. Déposition. Eschine n'a donc point accusé cet homme pour avoir, dans des vues infâmes, jeté son propre enfant à Philippe ; et qu'un citoyen, dans la fleur de l'âge, distingué par sa figure, et ne prévoyant pas à quels soupçons expose la beauté, ait mené une conduite légère, il l'accuse de proposition ! (234) Mais parlons du décret d'invitation : j'avais presque oublié ce point, un des plus importants de ma cause. Au retour de la première ambassade, lorsqu'on ne citait encore ni discours ni démarche perfide, me conformant à l'usage légal, je présentai au Conseil, puis à la sanction du Peuple réuni pour délibérer sur la paix, un décret dans lequel je votais des éloges à la députation, et l'invitais au Prytanée. (235) Par Jupiter! j'ai fait plus, j'ai logé chez moi les ambassadeurs de Philippe, je les ai splendidement traités. Témoin de l'honneur qu'ils attachent dans leur pays à étaler ce luxe éclatant, je me suis hâté de croire que je devais surtout les vaincre en cela, et montrer plus de magnificence. L'accusé dira tout à l'heure: « Démosthène nous a décrété lui-même des éloges, lui-même a invité la députation »; mais il ne distinguera point les dates. (236) Or, c'était avant que l'État eût souffert quelque préjudice, avant que la corruption des députés fût manifeste ; c'était au retour de la première mission dont ils avaient à rend recompte au Peuple; c'était quand rien n'annonçait encore que Philocrate présenterait une motion coupable, ni qu' Eschine l'appuierait. Si donc il parle de mon décret, rappelez-vous qu'il est antérieur à leurs prévarications. Depuis cette époque, il n'y eut, entre eux et moi, aucune liaison, aucune société. — Lis la déposition. Lecture de la Déposition. (237) Philocharès et Aphobètos, frères d'Eschine, solliciteront peut-être pour lui. A tous deux vous pouvez opposer de nombreuses et solides raisons. Répondez-leur, il le faut, sans feinte, sans ménagement : « Aphobètos, et toi, Philocharès, peintre de vases et de tambours, vous et les vôtres, greffiers subalternes et gens du commun (ce qui, sans être un crime, ne donne pas de titre au généralat), nous avons daigné vous confier les plus honorables emplois, des ambassades, des commandements militaires. (238) Aucun de vous n'eût-il prévariqué, la reconnaissance ne serait pas notre devoir, mais le vôtre. Que de citoyens, plus dignes, écartés par nous, pour vous élever si haut ! Mais si, dans les fonctions mêmes dont vous fûtes honorés, l'un de vous a commis de graves attentats, notre animadversion ne vous est-elle pas due, bien plutôt que notre indulgence? » Telle est ma pensée. Ils vous assiégeront peut-être de leurs grosses voix et de leur vergogne; ils prendront pour renfort ce mot : Clémence à qui intercède pour un frère ! (239) Mais vous, ne capitulez point! Pensez que, s'ils ont à s'inquiéter de cet homme, votre sollicitude doit se porter sur les lois, sur l'État en général, et, avant tout, sur le serment que vous avez prêté en siégeant ici. Ils vous supplient d'absoudre un frère! Demandez-leur si c'est comme innocent, ou même avec culpabilité. Comme innocent? je dis, avec eux : il le faut ! Même avec culpabilité ? C'est un parjure qu'ils implorent. Vos suffrages ont beau être secrets, ils n'échapperont pas aux Dieux; et ce mystère du scrutin est un trait de sagesse dans le législateur. Comment cela ? c'est que nul suppliant ne saura quel juge lui a été favorable, mais les Dieux et le Destin sauront qui a donné un vote coupable. [240] Or, il vaut mieux que chacun de vous, en prononçant selon la justice et le devoir, ménage la protection du ciel à son avenir et à celui de ses enfants, que de capter la reconnaissance incertaine, indécise des solliciteurs, et d'acquitter un coupable qui a déposé contre lui-même. En effet, Eschine, par quel témoignage plus fort que le tien puis-je prouver tous les crimes de ton ambassade? Toi qui as jugé à propos d'envelopper des plus cruelles infortunes le citoyen disposé à dévoiler une partie de ta mission, tu t'attendais sans doute à de grandes rigueurs pour toi-même, si ceux qui m'écoutent eussent appris ta conduite. (241) Ainsi, Athéniens, avec un sens droit vous ferez retomber son accusation sur sa tête, non seulement comme une preuve accablante de ses prévarications, mais comme renfermant des paroles qui vont aujourd'hui se tourner contre lui-même ; car les moyens que tu as établis en poursuivant Timarque n'auront sans doute pas moins de force contre toi dans une autre bouche. (242) Tu disais alors au tribunal : « Démosthène, pour repousser l'accusation, attaquera une ambassade ; et, s'il parvient à vous détourner de la cause, il triomphera; il ira disant partout : Qu'en pensez- vous? j'ai dérouté les juges, et, avançant toujours, je leur ai escamoté l'affaire. «N'agis donc pas ainsi. Que mon attaque soit le point précis de ta défense. Laisse là ton plaidoyer contre Timarque, et les vagues inculpations, et les écarts. (243) A défaut de témoins pour faire condamner l'accusé, tu allais jusqu'à dire aux juges : "Par la puissante voix des cent peuples formée, Qui peut anéantir l'active Renommée? Elle est au rang des Dieux". Or, Eschine, tout le monde répète que ta mission a été stipendiée ; écoute donc ces mots à ton tour : (244) "Par la puissante voix des cent peuples formée, Qui peut anéantir l'active Renommée"? et juge combien plus de clameurs s'élèvent contre toi ! Tous les peuples voisins ne connaissaient pas Timarque : mais vous, députés, il n'est ni Hellène, ni Barbare qui ne dise que vous avez reçu de l'or. Si donc la Renommée est si véridique, elle l'est aussi, cette voix des peuples, quand elle vous dénonce. Déesse, elle commande notre croyance : c'est toi qui l'as dit; c'est toi qui as signalé le grand sens du poète, auteur de ces vers. (245) Des ïambes qu'il a recueillis lui ont encore fourni une induction : "A qui des gens impurs chérit la compagnie Je ne dis point : Qu'es-tu ? Tels amis, telle vie". Eh bien, disait-il, d'un habitué des combats d'oiseaux, d'un homme qu'on voit partout avec un Pittalacos et le reste, quelle idée faut- il avoir? L'ignorez-vous? Ces mêmes vers, ô Eschine! viennent aujourd'hui t'accuser par ma voix ; et ici, du moins, la citation aura de la justesse et de l'à-propos. A qui, dans une ambassade, chérit la compagnie d'un Philocrate, jamais je ne dis : Qu'as-tu fait? Je sais qu'un tel homme a reçu de l'or, comme Philocrate, qui l'avoue. (246) Mais lui, qui s'efforce d'outrager les autres par les surnoms de sophistes et de faiseurs de plaidoyers (74), il attire incontestablement l'injure sur lui-même. Les ïambes qu'il a cités sont du Phénix d'Euripide, pièce qui ne fut jamais représentée ni par Théodore, ni par Aristodème, sous lesquels il a constamment rempli les troisièmes rôles ; mais par Molon et quelques autres de nos anciens acteurs. Souvent, au contraire, Théodore, souvent Aristodème ont joué l'Antigone de Sophocle ; souvent Eschine en a déclamé les beaux vers, si instructifs pour Athènes ; et il ne les a pas rapportés, quoiqu'il les sût très bien. (247) Car, vous ne l'ignorez point, dans toutes les tragédies les acteurs du troisième ordre peuvent, par faveur spéciale, paraître sur la scène en rois et le sceptre à la main. Or, voyez comment, dans cette pièce, le poète fait parler Créon-Eschine : l'ambassadeur ne s'est pas appliqué les paroles du tragédien; l'accusateur ne les a pas citées aux juges. — Lis. Vers de l'Antigone de Sophocle. S'il n'a pas manié les lois et le pouvoir, Comment connaître un homme, et ce qu'il peut valoir Par l'esprit, par le cœur, et par le caractère? Quant à moi, citoyens, j'en fais l'aveu sincère, Celui qui, présidant à toute la cité, Ne suit pas le parti par la raison dicté, Et, vaincu par la peur, clôt sa bouche timide, Un tel homme, à mes yeux, fut toujours un perfide. Je méprise quiconque attache un plus haut prix A servir l'amitié qu'à servir son pays. Aussi, par Jupiter, qui sait tout, que j'atteste, Si je voyais jamais quelque complot funeste S'avancer menaçant contre les citoyens, Les ennemis publics seraient aussi les miens; Je parlerais, certain que, sauver la patrie, C'est sauver de chacun la fortune et la vie, Qu'en voguant avec elle au sein d'un calme heureux, Nous aurons des amis pour suffire à nos voeux. (248) Voilà ce qu'Eschine ne s'est pas dit à lui-même pendant l'ambassade. Mais, préférant à la République l'amitié d'un Philippe comme beaucoup plus honorable et plus lucrative, il a envoyé bien loin Sophocle et ses maximes. Quoiqu'il vît le désastre s'avancer, menaçant, avec l'armée qui marchait vers la Phocide, loin de le signaler, loin de pousser le cri d'alarme, il l'a caché, il l'a secondé, il a fermé la bouche qui s'ouvrait pour l'annoncer, (249) oubliant que le salut de la patrie est notre salut, que, dans cette même patrie, sa mère voyant fructifier, par l'argent des pratiques, son métier de mystères et d'expiations, a donné à ses fils l'éducation des grands hommes ; que là, vivait, pauvre hère, son père, maître d'école, disent nos anciens, près du temple de Toxaris ; que là encore, scribes en sous-ordre, et valets de tous les magistrats, ceux-ci ont fait de coupables bénéfices ; qu'enfin, greffiers publics grâce à vos suffrages, ils ont été deux ans pensionnaires de l'État; et que lui-même est parti ambassadeur de cette même patrie. [250] Il n'a tenu compte d'aucun de ses bienfaits ; et, loin de lui procurer une navigation prospère, il l'a renversée, submergée ; il a mis tous ses efforts à la livrer à l'ennemi. Et tu n'es pas un sophiste et un méchant ! tu n'es pas un déclamateur ennemi des Dieux, toi qui affectas de taire les maximes déposées dans ta mémoire, et que tu as souvent déclamées; toi qui as cherché, qui as étalé, pour perdre un citoyen, des vers qui ne furent jamais dans tes rôles ! (251) Mais, au sujet de Solon, voyez quel fut son langage. Solon, disait-il, figuré la main dans son manteau, représente la sagesse des orateurs de son temps: injurieux reproche aux mœurs légères de Timarque. Toutefois, on dit à Salamine que la statue ne date pas encore de cinquante ans; or, on en compte près de deux cent quarante depuis Solon jusqu'à nous. Ainsi, ni l'artiste qui lui donné cette pose, ni même son aïeul, ne furent ses contemporains. (252) Cependant Eschine a cité cette statue, et s'est drapé de même. Mais, ce qui était autrement précieux pour Athènes qu'une simple attitude, l'âme et la pensée patriotique de Solon, voilà ce qu'il n'a point copié. Que dis-je? il a montré tout le contraire. Après la défection de Salamine, et malgré la défense, sous peine de mort, de proposer de recouvrir cette île, Solon composa et chanta, à ses propres périls, des vers par lesquels il la rendit aux Athéniens, et effaça leur honte. (253) Eschine, qu'a-t-il fait? une ville que le roi de Perse et tous les Hellènes avaient reconnue vôtre, Amphipolis, il l'a livrée, il l'a vendue ; il a soutenu, à son sujet, la motion d'un Philocrate. Ô Solon ! que cette bouche était digne de rappeler ta mémoire ! Mais n'est-ce que dans Athènes qu'il agissait ainsi ? non ; même en Macédoine, il n'a pas prononcé le nom de la ville, objet de son ambassade; et, dans son rapport, il vous disait, vous ne l'avez pas oublié : « Moi aussi, j'avais à parler d'Amphipolis; mais j'ai laissé cet article a Démosthène. » (254) Je m'avançai à mon tour : « Non, dis-je, cet homme ne m'a rien laissé de ce qu'il voulait dire à Philippe : il aurait plutôt donné de son sang, que cédé un mot à personne ! » Son silence devant Philippe s'explique par l'or qu'il avait reçu, et que le prince n'avait donné que pour garder la place. On va nous lire les vers de Solon, et vous verrez que Solon aussi haïssait les hommes qui ressemblent à ce traître. (255) Ce n'est pas à l'orateur, Eschine, non, c'est à l'ambassadeur à tenir la main dans son manteau ! Après l'avoir tendue en Macédoine, après avoir fait rougir ta patrie, tu parles ici de bienséance ! Et, quand tu as appliqué ta mémoire et ta voix sur de misérables lambeaux, tu te crois quitte de tous tes crimes, pourvu que, la tête couverte, tu parcoures la ville en m'insultant! — La lecture! Vers de Solon. Non, grâce à Jupiter, a la bonté des Dieux, Ils ne périront point, les murs de nos aïeux ; La fille du Dieu Fort, gardienne vigilante, Athéné, sur sa ville étend sa main puissante. Mais, par l'amour de l'or follement emporté, C'est le peuple qui sape et détruit la cité. Ses chefs rêvent le crime, eux dont la prompte audace Des maux nés de l'injure affronte la menace ; Eux qui ne savent pas, impatients du frein, D'innocence et de pane couronner le festin ; Qui, de l'or seul épris, et gorgés d'injustice, D'un coupable bonheur élèvent l'édifice. Rien n'est sacré pour eux, rien n'échappe à leurs mains, Ni le trésor des Dieux, ni l'or des citoyens. Ils outragent Thémis, qui voit tout en silence... Le temps la vengera! Voilà la plaie immense Qui s'étend, incurable, à toute la cité. Alors, la servitude après la liberté; La discorde éveillant le démon de la guerre; La fleur des citoyens jonchant au loin la terre ; Le pays, qu'on aima dès ses plus jeunes ans, Déchiré, puis vendu par ses propres enfants! Tels sont les maux du peuple. Et la foule indigente, Enchaînée, exposée aux affronts de la vente, Où va-t-elle? en exil. Par sa contagion, Le désastre public entre en chaque maison ; Les verrous, les remparts, tout obstacle l'anime; Il va, jusqu'en son lit, surprendre sa victime. Ô mes concitoyens ! du plus grand des fléaux, Du seul mépris des lois découlent tous ces maux. Les lois! aimez leur joug : il produit la décence, Calme l'humeur farouche, entrave la licence, Flétrit la tyrannie et la cupidité, Étouffe dans les cœurs le mal prémédité, Redresse les procès, assoupit les querelles, Et brise de l'orgueil les trames criminelles. Tout peuple qui s'honore en respectant les lois Possède la sagesse, et raffermit ses droits. (256) Vous entendez, ô Athéniens ! ce que dit Solon de cette race d'hommes, et des Dieux qu'il appelle sauveurs de la patrie. Oui, dans ma pensée, la protection du ciel sur notre République est une vérité de tous les temps. Je crois même reconnaître dans toutes les circonstances de cet examen juridique le signe d'une bienveillance providentielle. (257) Je m'explique : un homme coupable de nombreux et graves délits, un député qui a livré des contrées où les Dieux devaient être honorés par vous et par vos alliés, a frappé de mort civile un citoyen qui avait consenti à l'accuser, Pourquoi ? afin que lui-même n'obtienne, pour ses crimes, ni pitié, ni pardon. De plus, en accusant Timarque, il m'a dénigré par système ; et, une autre fois, devant le Peuple, il m'a menacé de sa vengeance et de ses poursuites. (258) Pourquoi encore? afin que vous m'accordiez la bienveillance la plus large au moment où je l'accuse, moi qui connais à fond, moi qui ai suivi de l'oeil toutes ses scélératesses. Ce n'est pas tout : après avoir évité jusqu'à présent de rendre ses comptes, le voilà devant vous dans un moment où d'imminents périls suffiraient pour rendre inquiétante et même impossible l'impunité de sa corruption. Car, s'il faut, ô Athéniens! toujours détester, toujours punir les traîtres et les âmes vénales, c'est aujourd'hui surtout que cette sévérité serait opportune et universellement salutaire. (259) Un mal contagieux est venu s'abattre sur la Grèce; mal funeste, qui rend nécessaires et la protection du sort et votre vigilance. Les citoyens les plus notables que chaque État a jugés dignes de diriger ses affaires abjurent leur liberté, les malheureux! et, se parant des noms d'hôtes, d'amis, d'intimes de Philippe, ils choisissent, ils appellent la servitude. Le peuple et les magistrats, qui devraient les réprimer, les mettre à mort sur-le-champ, loin d'en rien faire, les admirent, les envient, ambitionnent le même succès. [260] Par cette conduite, par cette émulation coupable, les Thessaliens avaient perdu naguère leur ascendant et leur commune considération ; et aujourd'hui l'indépendance même leur est ravie, car plusieurs de leurs citadelles ont reçu garnison macédonienne. Pénétrant dans le Péloponnèse, ce mal a produit les massacres de l'Élide, et rempli d'un délire furieux ces misérables qui, pour s'élever les uns sur les autres, et de là tendre la main à Philippe, se sont souillés du sang de leurs proches et de leurs concitoyens. (261) Il ne s'est pas arrêté là : entré dans l'Arcadie, il l'a bouleversée ; et ces Arcadiens à qui la liberté devrait inspirer la noblesse de vos sentiments, puisque, seuls, ils sont, comme vous, enfants de leur sol, admirent Philippe, lui décernent et des statues et des couronnes, décident enfin que leurs villes lui seront ouvertes, s'il met le pied dans le Péloponnèse. (262) Même conduite chez les Argiens. Par Cérès! tout cela demande, à vrai dire, de grandes précautions contre une épidémie qui, après avoir parcouru les cités d'alentour, s'est introduite dans la vôtre, ô Athéniens! Tandis qu'elle n'a pas éclaté, veillez sur vous, et flétrissez ceux qui vous l'ont importée ; sinon, craignez de ne reconnaître l'utilité de mes avis que quand le remède vous aura manqué. (263) Hommes d'Athènes, ne voyez-vous pas, dans le désastre des Olynthiens, une leçon claire et vivante? Infortunés ! leur perte fut surtout le résultat de ce désordre, comme leur histoire vous le démontrera jusqu'à l'évidence. Avant la ligue chalcidienne, lorsqu'ils n'avaient encore que quatre cents cavaliers, et que leur nombre total n'excédait pas cinq mille, (264) Lacédémone, qui, vous le savez, dominait, à cette époque, sur l'un et l'autre élément, vint les attaquer avec des forces considérables de terre et de mer. Assaillis par cette formidable puissance, loin de perdre leur ville, loin de perdre un seul fort, ils remportèrent plusieurs victoires, tuèrent à l'ennemi trois généraux, et enfin conclurent la paix aux conditions qu'ils voulurent. (265) Mais quelques Olynthiens commencèrent à recevoir des présents; stupide, ou plutôt persécutée par le sort, la foule les crut plus dignes de confiance que ses orateurs fidèles; Lasthène couvrit sa maison de bois qui lui étaient donnés de Macédoine, Euthycrate nourrit de grands troupeaux de bœufs qu'il n'avait pas achetés, un autre revint avec des brebis, un troisième avec des chevaux; le Peuple, qu'ils trahissaient, répondit à leur conduite, non par sa colère, non par des punitions, mais par un regard d'admiration et d'envie, par une haute estime pour leurs talents. (266) Dans cette extrémité funeste, dans ce triomphe de la corruption, Olynthe, avec ses mille cavaliers, son infanterie de plus de dix mille hommes, l'alliance de tous ses voisins, vos secours de dix mille étrangers, de quatre mille citoyens et de cinquante trirèmes, Olynthe ne peut être sauvée. En moins d'une année de guerre, elle avait perdu, grâce aux traîtres, toutes les villes de la Chalcidique. Philippe, qui ne suffisait plus aux empressements de la trahison, ne savait quelle proie saisir la première, (267) il prit cinq mille cavaliers avec leurs armes, qui lui étaient livrés par les chefs mêmes : succès sans exemple ! Lumière du jour, sol de la patrie, temples, tombeaux, les coupables ne respectaient rien, pas même la renommée qui allait verser l'infamie sur de telles actions : tant il y a d'égarement et du délire, ô Athéniens! dans la cupidité! Vous, du moins, vous, soyez plus sages; poursuivez, punissez les mêmes crimes au nom de la nation ; car il serait étrange qu'après le décret énergique lancé par vous contre les traîtres d'Olynthe, on ne vous vît pas châtier la perfidie dans Athènes. — Lis ce décret. Lecture du Décret. (268) Les Hellènes et les Barbares ont applaudi, ô Juges! à vos décisions contre des traîtres, contre des ennemis des Dieux. Puisque des présents reçus sont le prélude et la cause des trahisons, que celui-là que vous aurez vu en recevoir soit traître à vos yeux. Si l'un livre les instants précieux, un second les moyens d'agir, un autre les troupes, c'est que chacun ne ruine que ce dont il peut disposer ; mais tous méritent également votre haine. (269) A vous seuls entre tous les peuples, ô Athéniens! il est donné de suivre, en cela, des exemples domestiques, et d'imiter, par vos œuvres, des aïeux que vous avez raison de louer. Si l'état présent de la République, si votre tranquillité actuelle ne vous permettent pas d'être leurs émules dans les batailles, dans les expéditions, dans les périls qui les ont illustrés, ah ! du moins, imitez leur sagesse. [270] La sagesse est un besoin de tous les temps, et la prudence ne connaît rien de plus fatigant, de plus déplaisant que la folie. Le temps pendant lequel vous siégez, employez-le à connaître, à décider ce qui convient dans chaque affaire : vous ferez ainsi prospérer la chose publique, vous soutiendrez la gloire de vos ancêtres ; une mauvaise décision serait funeste, serait indigne de nos pères. Quelle était donc leur pensée sur la vénalité? Greffier, prends cette pièce, et fais-en lecture. Il faut vous montrer que vous mollissez contre des actes que punissaient de mort vos aïeux. — Lis. Inscription de la Colonne. (271) Vous l'entendez, ô Athéniens ! cette inscription, qui déclare ennemi du peuple d'Athènes, ennemi de ses alliés, Arthmios de Zélia, fils de Pythonax, lui et sa race entière : pourquoi? pour avoir apporté chez les Hellènes l'or des Barbares. La conclusion naturelle, c'est que vos pères veillaient à ce que même un seul étranger ne nuisit, avec l'or, aux intérêts de la Grèce, tandis que vous ne prémunissez pas même Athènes contre les attentats d'un Athénien. Et cette inscription, l'a-t-on placée au hasard? (272) non, par Jupiter ! mais dans l'enceinte vaste et consacrée de l'Acropole que voilà, mais à droite de la grande Minerve d'airain, glorieux monument de la guerre contre les Barbares, érigé par la République aux frais de la Grèce. Alors la justice était chose si sainte, la punition d'un tel crime si importante, qu'on crut devoir placer ensemble, et la statue de la déesse, gage de notre valeur, et la sentence prononcée contre le coupable. Mais aujourd'hui, si vous n'arrêtez le débordement de la licence, l'impunité fera un jeu de cette infamie. (273) Et ce n'est pas dans cette action seule, ô Athéniens ! que vous feriez bien, selon moi, d'imiter vos ancêtres, c'est dans toute la suite de leur conduite. On vous a raconté, sans doute, que Callias, fils d'Hipponique, négociateur de ce célèbre traité de paix qui défendait au Grand-Roi de faire avancer des troupes à une journée de la mer, et de naviguer, avec un gros vaisseau, entre les îles Cyanées et les Chélidoniennes, faillit perdre la vie sur l'apparence de présents reçus dans son ambassade, et fut condamné, quand il rendit ses comptes, à une amende de cinquante talents. (274) Toutefois; jamais paix plus honorable ne fut, ni avant, ni depuis, conclue par la République. Là cependant ne se portait pas leur sollicitude : cette gloire était, selon eux, le fruit de leur bravoure et du renom d'Athènes ; mais la question du désintéressement, ils la résolvaient par le caractère du député. (275) Or, ils voulaient que tout homme public fût intègre et incorruptible; et la vénalité leur paraissait une si funeste ennemie de l'État, qu'ils ne la toléraient ni dans les affaires, ni dans les personnes. Et vous, Athéniens, après avoir vu la même paix renverser les remparts de vos alliés et bâtir des maisons à ses négociateurs, dépouiller la patrie de ses domaines et enrichir vos députés au delà de tous les rêves de leur ambition, vous ne les avez pas spontanément mis à mort! Il vous faut un accusateur! C'est sur des paroles que vous jugez des crimes attestés à tous les yeux par les faits ! (276) Les anciens exemples ne sont pas les seuls qu'on pourrait citer pour vous exhorter à punir. Des Athéniens qui vivent encore ont vu la justice frapper plusieurs citoyens. Je me bornerai a en nommer deux ou trois, qui furent punis de mort à l'occasion d'une mission bien moins funeste à la patrie que celle d'Eschine. — Prends la sentence, et lis. Lecture de la Sentence. (277) Par cet arrêt, ô Athéniens! vous avez condamné à la peine capitale ces députés qui comptaient parmi eux Épicrate, citoyen zélé, utile sous plus d'un rapport, disent nos vieillards; un de ceux qui avaient ramené le Peuple du Pirée, un démocrate sincère. Rien de tout cela n'a pu, rien n'a dû le sauver. Celui qui s'est chargé de fonctions aussi importantes ne doit pas être intègre à demi, ni s'armer de votre confiance pour vous porter de plus rudes coups; mais ne vous faire aucun tort volontaire est pour lui un absolu devoir. (278) Eh bien ! si, de tous les délits qui ont coûté la vie à ces députés, il en est un seul que les nôtres n'aient pas commis, faites-moi mourir à l'instant. Examinez : Attendu, dit la sentence, que les députés ont agi contre leurs instructions. Premier grief. Leurs instructions! ceux-ci ne les ont-ils pas violées? Le décret n'ordonne-t-il pas que la paix s'étende aux Athéniens et à leurs alliés? et n'en ont-ils pas exclu la Phocide? Qu'on prendra, dans chaque ville, le serment des chefs? et ne se sont- ils pas contentés du serment de ceux que leur envoyait Philippe? Le décret ne défend-il pas toute conférence particulière avec le prince? et ont-ils cessé un instant leurs négociations isolées? — (279) Attendu que plusieurs d'entre eux ont été convaincus d'avoir fait de faux rapports dans le Conseil. Mais ceux-ci ont osé en faire devant le Peuple; et comment sont-ils convaincus? par la preuve la plus éclatante, par les événements; car il est arrivé tout le contraire de ce qu'ils ont annoncé. — Qu'ils ont écrit des faussetés. Ceux-ci n'en ont-ils pas écrit? — Qu'ils ont menti à nos alliés, et reçu des présents. Au mot menti substituez ici exterminé; attentat, certes, bien plus sanglant. Pour les présents, s'ils niaient en avoir reçu, resterait à les en convaincre : mais s'ils l'avouent! Envoyez-les donc au supplice. [280] Eh quoi, Athéniens! vous, les enfants de ceux mêmes qui ont rendu cette sentence, vous, dont quelques-uns ont siégé avec eux, vous aurez souffert qu'un des généreux auteurs de la restauration populaire, Epicrate, fût puni, fût déchu de ses droits; que, récemment encore, une amende de dix talents fût imposée à Thrasybule, fils du démocrate de ce nom, qui a ramené le peuple de Phylé, et à l'un des descendants d'Harmodios et d'Aristogiton, ces bienfaiteurs suprêmes, qu'une loi, reconnaissante pour leurs antiques services, admet à partager vos libations dans tous les sacrifices et dans tous les temples, que vous chantez, que vous révérez à l'égal des héros et des Dieux ; (281) vous aurez vu tous ces citoyens subir des peines légales; indulgence, pitié, larmes de petits enfants dont les noms rappelaient tant de dévouement, rien n'aura pu les secourir : et le fils d'un Atromète, d'un maître d'école, et d'une Glaucothé, d'une meneuse de bacchantes, sacerdoce qui a été puni de mort dans une autre, un homme qui est dans vos mains, vous le lâcherez, quand il est d'un sang aussi vil, quand il n'a rien fait pour l'État, ni lui, ni son père, ni aucun de sa race ! (282) Où sont leurs dons en chevaux et en trirèmes? Quelles furent leurs campagnes, leurs chorégies, leurs charges publiques ? Montrez-nous leurs contributions, leurs sacrifices volontaires, leurs périlleux travaux ? De tant de services, en ont-ils jamais offert un seul à la patrie? Eh! quand ils les auraient rendus tous, l'iniquité, la vénalité de l'ambassade d'Eschine mériteraient encore la mort. Mais, s'il fut inutile citoyen et député perfide, ne le punirez- vous pas? (283) Ne vous rappellerez-vous point ces paroles de l'accusateur de Timarque? « N'attendons rien d'un État sans énergie contre les coupables, rien d'un gouvernement où les sollicitations et la pitié l'emportent sur les lois. Ne vous laissez attendrir ni par le grand âge de la mère de Timarque, ni par ses jeunes enfants, ni par personne ; ne voyez qu'une chose, c'est que, si vous délaissez les lois et le gouvernement, vous ne trouverez personne pour s'attendrir sur vous. » (284) Un malheureux a été frappé de mort civile pour avoir connu les crimes d'Eschine, et vous laisserez impuni le criminel ! Et pourquoi? S'il a cru que des citoyens coupables envers eux seuls méritaient une telle rigueur, par quelle peine ferez-vous donc expier des torts énormes envers la République, vous qui jugez sur la foi de votre serment? Je le jure, disait-il, la condamnation de Timarque réformera nos jeunes gens : eh bien ! la sienne réformera nos hommes politiques, qui jettent la patrie dans les derniers périls; or, ceux-là aussi doivent éveiller votre sollicitude. (285) Les mœurs de vos enfants ! non, par Jupiter ! tel n'a pas été son but lorsqu'il a perdu Timarque. Leurs moeurs, ô Athéniens! se soutiennent d'elles-mêmes; et puisse la République ne pas devenir assez malheureuse pour que sa jeunesse ait besoin de magistrats tels qu'un Aphobètos et un Eschine! (286) Son motif, sachez-le bien, c'était le décret de mort proposé par Timarque dans le Conseil contre tout citoyen convaincu d'avoir fait passer à Philippe des armes et des agrès de vaisseaux . Je le prouve. Depuis combien de temps Timarque haranguait-il le Peuple? depuis longtemps. Or, dans tout cet intervalle Eschine a pris part à l'administration, jamais indigné, jamais révolté de voir un pareil homme à la tribune, jusqu'à son retour de Macédoine, jusqu'à son engagement mercenaire avec Philippe. — Lis le texte du décret de Timarque. Lecture du Décret. (287) Celui donc qui, pour votre intérêt, a proposé qu'il fut défendu, sous peine capitale, d'envoyer, en temps de guerre, des armes à Philippe, est flétri par la mort civile; et celui qui a livré à Philippe les armes de vos alliés, c'est lui qui accusait et qui dissertait sur la prostitution, ô terre ! ô ciel ! assisté de ce couple de beaux-frères qui ne peut se montrer sans exciter la clameur publique, de l'infâme Nicias qui s'est vendu à Chabrias, en Égypte; de l'exécrable Cyrébion qui fait, sans masque, la débauche des bacchanales! Que dis-je? Eschine avait devant les yeux son frère Aphobètos ! C'est ce jour-là cependant que toutes ses paroles sur les libertins à gages se précipitaient en torrent ! (288) Combien sa perversité, combien ses impostures tiennent encore notre République au-dessous de son rang ! Passons, et arrêtons-nous sur ce que vous savez tous. Auparavant, ô Athéniens ! tous les Hellènes étaient dans l'attente de vos décrets ; aujourd'hui, c'est nous qui courons les nouvelles, c'est nous qui, toujours aux écoutes, épions les décisions des autres. Que font les Arcadiens? Qu'ont ordonné les Amphictyons? Où va Philippe? Est-il en vie? est-il mort? (289) N'est-ce pas là ce qui nous occupe? Pour moi, ce que je crains, ce n'est pas que Philippe meure ou vive; c'est que l'horreur des traîtres et l'ardeur à les punir ne soient mortes au cœur de la République. Philippe n'a rien qui m'effraie, si vous reprenez votre vigueur : mais que, chez vous, l'impunité soit acquise à ceux qui consentent à devenir ses mercenaires; que plusieurs de vos orateurs en crédit parlent pour eux, pour eux montent maintenant à la tribune, après s'être toujours défendu, par le passé, d'agir pour le Macédonien, voilà ce qui m'épouvante. [290] Car enfin, Eubule, d'où vient que, dans le procès d'Hégésilée, ton cousin, et dernièrement dans celui de Thrasybule, oncle de Nicératos, qui t'appelaient à leur secours, tu gardas le silence au premier tour de scrutin, et qu'à l'arbitration de la peine, loin de prononcer un mot pour leur défense, tu prias le tribunal de t'excuser? Quoi ! tu ne parles point pour des parents, pour des intimes; (291) et, pour Eschine, tu parleras! pour Eschine qui, lorsque Aristophon accusait Philonique, et, en sa personne, ta conduite dans l'État, s'était porté coaccusateur, et se rangeait parmi tes ennemis ! Toi qui, effrayant les Athéniens, avais dit qu'il fallait à l'instant descendre au Pirée, contribuer de ses biens, appliquer à la guerre les finances du théâtre, ou adopter la motion soutenue par Eschine et rédigée par l'infâme Philocrate, motion dont le résultat fut une paix ignominieuse; (292) c'est quand ils ont tout perdu par de nouveaux crimes, que tu te réconcilies avec eux ! En présence du Peuple, tu as chargé Philippe d'imprécations; tu as juré sur la tête de tes enfants que tu désirais la perte de Philippe, et tu vas prêter ton appui à Eschine ! Comment Philippe périra-t-il, si tu sauves ceux qui lui sont vendus? (293) Dénonciateur de Moeroclès, qui avait perçu vingt drachmes sur chaque fermier des mines, et de Céphisophon, que tu accusais de sacrilège pour avoir porté sept mines à la caisse trois jours trop tard, tu ne poursuis pas, que dis-je? tu exiges que l'on acquitte ceux qui ont reçu l'or du monarque, ceux qui l'avouent, les destructeurs de nos alliés, des coupables convaincus et pris en flagrant délit! (294) Voilà cependant les crimes redoutables, les crimes qui demandent la prévoyance la plus vigilante; mais les délits que tu poursuivais sont une moquerie. Vous allez en juger. N'y avait-il pas en Élide des gens qui volaient le Trésor? Cela est au moins très probable. Eh bien! en est-il un qui, de nos jours, ait participé au renversement de la démocratie élidienne? Aucun. Et quand Olynthe subsistait, manquait-elle de ces sortes de citoyens? non, j'imagine. Est-ce donc par eux qu'Olynthe a péri? Nullement. Et Mégare, croyez-vous qu'elle n'ait pas eu quelque fripon public, quelque concussionnaire? Impossible! ce mal s'y est aussi déclaré. Est-ce là que sont les auteurs des récentes infortunes des Mégariens? Non. (295) A qui donc imputer tant d'attentats, tant de désastres? A ceux qui s'honorent d'être appelés hôtes et amis de Philippe; à ceux qui sont à la tête des armées et des affaires ; à ceux qui se croient faits pour dominer le Peuple. Dernièrement, à Mégare, Périlaos n'était-il pas accusé, devant les Trois-Cents, de s'être rendu auprès de Philippe? Ptoeodore, le premier des Mégariens par ses richesses, par sa naissance, par son crédit, ne demanda-t-il point sa grâce, et ne l'envoya-t-il pas de nouveau vers ce prince? N'a-t-on pas vu ensuite le premier arriver à la tête des troupes étrangères, et le second brouiller tout au dedans ? (296) Tant il est vrai que, de toutes les précautions de la politique, la plus indispensable est de ne laisser aucun citoyen s'élever au-dessus de la foule! Je veux que l'acquittement et la condamnation ne dépendent point de telle volonté privée; mais que l'accusé, selon que les faits le protègent ou l'accablent, trouve ici le jugement qui lui est dû : ainsi l'entend la démocratie. (297) Les conjonctures ont rendu puissants plusieurs Athéniens, Callistrate, Aristophon, Diophante, et d'autres avant eux. Mais où chacun primait-il? à l'assemblée nationale. - Nul de vous, jusqu'à ce jour, n'a dominé, dans les tribunaux, sur les lois, sur vos serments. Ne souffrez pas qu'Eubule commence. Pour vous montrer combien vous feriez mieux de vous préserver de cet abus que de l'accréditer, je vais faire lire un oracle des Dieux, qui veillent toujours beaucoup plus à la conservation d'Athènes que ses gouvernants. — Lis l'oracle. Lecture de l'Oracle. (298) Tu entends, ô Athènes! les avis que te donnent les Dieux. Avais-tu la guerre quand ils t'ont parlé? c'est sur tes généraux qu'ils appellent ta méfiance; car, pendant la guerre, tes généraux sont tes chefs. Avais-tu la paix? c'est sur tes ministres; voilà tes guides, tes conseillers; voilà celui dont tu dois craindre les déceptions. L'oracle dit aux citoyens: Serrez-vous étroitement, afin de n'avoir tous qu'un même esprit, et de ne pas faire la joie de vos ennemis. (299) Or, n'est-ce la condamnation d'un homme si coupable envers vous, Athéniens, qui ferait la joie de Philippe? N'est-ce pas plutôt son acquittement? Quand Jupiter, quand Dioné, quand tous les Dieux vous ordonnent de ne rien faire qui puisse réjouir vos ennemis, ils vous exhortent tous à punir unanimement ceux de qui vos ennemis ont reçu quelque service. Au dehors sont d'insidieux agresseurs; au dedans sont leurs agents. Chacun a sa tâche : ceux-là donnent, ceux-ci reçoivent, ou défendent ceux qui ont reçu. [300] Mais la raison suffit pour montrer que, de tous les abus, le plus pernicieux, le plus redoutable, c'est de permettre à un citoyen distingué de se faire l'ami de ceux qui ne partagent pas les vœux du Peuple. Par quels moyens, en effet, Philippe s'est-il rendu maître de tout? Comment a-t-il réussi dans ses plus grandes entreprises? C'est en achetant les intérêts populaires de ceux qui en trafiquent; c'est en flattant, en corrompant les première citoyens de chaque État libre : voilà ses moyens. (301) Eh bien ! vous n'avez qu'à vouloir, il dépend de vous de les paralyser tous aujourd'hui : fermez l'oreille aux défenseurs de la trahison; montrez-leur qu'ils n'ont sur vous aucun empire, ces hommes qui se vantent d'être vos maîtres; punissez le ministre qui s'est vendu, et que son châtiment soit connu de tous. (302) Justes dans votre colère, ô Athéniens! contre tout homme qui, agissant ainsi, aurait livré vos alliés, vos amis et les conjonctures, avantages décisifs pour la fortune des États, vous serez plus justes encore en frappant Eschine. Enrôlé d'abord parmi les citoyens qui se méfiaient de Philippe, voyant le premier, voyant seul que ce prince était l'ennemi commun des Hellènes, il a changé de drapeau, il a trahi, il s'est déclaré soudain pour Philippe; et il ne mériterait pas mille morts? (303) Je le défie de nier ces faits. Quel est celui qui, dans les commencements, vous présenta Ischandre comme un envoyé de vos amis d'Arcadie? Qui criait que Philippe préparait des fers à la Grèce et au Péloponnèse, tandis qu'Athènes dormait? Qui débitait au Peuple tant de beaux et longs discours? Qui faisait lire les décrets de Miltiade et de Thémistocle, et le serment prêté par nos jeunes citoyens dans le temple d'Aglaure? (304) N'est-ce pas Eschine? Qui vous conseillait d'envoyer des députations presque jusqu'à la Mer Rouge, parce que Philippe tramait la perte de la Grèce, dont vous deviez être la providence et l'appui? N'est-ce pas Eubule qui dressa le décret? N'est-ce pas Eschine qui partit pour l'ambassade du Péloponnèse? Arrivé là, il sait quelles harangues il prononça. Quant au rapport qu'il fit aux Athéniens, les Athéniens sans doute s'en souviennent tous. (305) Le Barbare, l'exterminateur, voilà les noms qu'il prodiguait à Philippe. « L' Arcadie voit avec joie, vous disait-il, Athènes se réveiller et s'occuper de la Grèce. Mais rien ne m'a autant révolté que de rencontrer, à mon retour, Atrestidas revenant d'auprès de Philippe, et traînant à sa suite une trentaine de malheureux, femmes et enfants. Étonné, je demandai à un voyageur quel était cet homme, et la troupe qui le suivait. (306) C'est Atrestidas, me dit-on, qui s'en retourne avec des captifs olynthiens dont Philippe lui a fait présent. Alors je m'indignai, je pleurai, je gémis sur la malheureuse Grèce, spectatrice impassible de pareilles infortunes. Envoyez donc en Arcadie, pour accuser les agents de Philippe. Car des amis m'ont assuré qu'ils seront punis si Athènes tourne de ce côté son attention, et délègue des mandataires. » (307) Telles étaient alors ses paroles, ô Athéniens! paroles honorables, paroles dignes de la République. Mais, dès qu'il eut fait le voyage de Macédoine, dès qu'il eut vu ce Philippe, l'ennemi de la Grèce et le sien, parlait-il de même ou à peu près? Il s'en faut de beaucoup. Vous ne deviez plus penser à vos pères, citer leurs victoires, secourir aucun peuple. Conseiller de se concerter avec les Hellènes pour délibérer sur la paix ! Aviez-vous donc besoin d'un assentiment étranger pour terminer vos affaires? (308) Philippe, grands Dieux! était de tous les hommes le plus éloquent, le plus Grec, le plus Athénien par le cœur. Il y avait dans Athènes, ajoutait-il, des individus assez absurdes, assez moroses, pour ne pas rougir de l'injurier et de l'appeler Barbare. Est-il donc possible qu'à moins de s'être vendu, le même homme ait eu le front de se contredire ainsi? (309) Est-il possible qu'après l'horreur que lui avait inspirée Atrestidas avec ses captifs d'Olynthe, il se soit gratuitement résigné à être le complice d'un Philocrate, qui avait amené ici des Olynthiennes libres pour en faire le jouet de sa passion ; d'un Philocrate, si connu par sa débauche que, sans rappeler une seule de ses odieuses infamies, il suffit de dire qu'il a amené des femmes, pour que juges et auditeurs, devinant le reste, plaignent, j'en suis sûr, ces infortunées que ne plaignit pas Eschine, et dont l'aspect ne le fit point pleurer sur la Grèce, réduite à les voir outrager et chez leurs alliés, et par des ambassadeurs? [310] C'est sur lui-même qu'il pleurera, ce député si coupable ; il présentera peut-être ses enfants, et les mettra en scène. A la famille de cet homme, ô juges! opposez par la pensée les enfants de tant d'alliés, de tant d'amis, réduits en captivité, traînant de contrée en contrée leur indigence et leur malheur, ouvrage d'Eschine, et bien autrement dignes de votre compassion que ceux d'un père aussi criminel, que les fils d'un traître; opposez vos propres enfants, auxquels Philocrate et lui ont, par leur paix perpétuelle, ravi jusqu'à l'espérance. Que ses larmes vous rappellent que vous tenez entre vos mains l'homme qui vous excitait à envoyer eu Arcadie des commissaires charges d'accuser les créatures de Philippe. (311) Qu'est-il besoin aujourd'hui et d'une mission pour le Péloponnèse, et des dépenses et des fatigues d'un long voyage? Il suffit que chacun de vous s'avance jusqu'à cette tribune pour y déposer, en faveur de la patrie, un suffrage juste et pur contre l'administrateur, grands Dieux ! qui ne vous citait d'abord que Marathon, et Salamine, et batailles, et trophées, et qui, à son retour de Macédoine, changeant soudain de langage, vous disait de ne plus penser à vos aïeux, de vous taire sur leurs triomphes, de ne défendre aucune République, de ne pas débattre en commun les intérêts de la Grèce, de renverser, peu s'en faut, vos propres murailles : (312) conseils les plus honteux que nul, chez vous, ait jamais hasardés! Qu'on adresse à un Hellène, à un Barbare, cette question : « Dites-moi; de tous les pays, de tous les peuples de la Grèce, en est-il un seul qui eût conservé son nom, et fût habité par les Grecs qui l'occupent aujourd'hui, si nos pères n'eussent déployé, pour sa défense, tant de bravoure à Marathon et à Salamine? » Où sera l'homme assez stupide, assez ignorant, assez ennemi d'Athènes, pour ne pas avouer que la Grèce entière aurait passé sous le joug des Barbares? (313) Eh bien! ces grands hommes qu'aucun ennemi n'oserait frustrer d'un si glorieux éloge, Eschine exige que vous, leurs descendants, vous les effaciez de votre mémoire; et pourquoi? pour qu'il reçoive de l'or! Cependant, la louange due à leurs belles actions est la seule jouissance des illustres morts; c'est leur propriété, l'envie ne la dispute point à la tombe. Eschine, qui veut la leur arracher, mérite de perdre lui-même les droits civils. Voilà la vengeance que vous devez aujourd'hui à vos ancêtres. Cœur perfide ! tu as, par tes discours, déchiré comme une proie la gloire de leurs hauts faits; (314) et ces mêmes discours, source de tous nos malheurs, t'ont rendu riche et arrogant ; car, avant qu'il eût fait tant de blessures à la patrie, il avouait, Athéniens, avoir été greffier par la faveur de vos suffrages, et sa personne était modeste. Mais, depuis ses innombrables attentats, il fronce le sourcil ; et, si quelqu'un vient a dire, Voilà Eschine, l'ex-greffier, aussitôt il se croit insulté, il se déclare son ennemi. On le voit sur la place publique, la robe tombant jusqu'à la cheville, enflant ses joues, marcher du même pas que Pythoclès. Il est à présent un de ces hôtes, un de ces bons amis de Philippe, qui veulent se débarrasser de la démocratie, et qui ne voient dans notre constitution qu'une mer follement orageuse, cet homme dont les profondes salutations s'adressaient naguère à la table des pensionnaires du Peuple! (315) Retraçons rapidement la tortueuse politique dans laquelle Philippe vous a enlacés, avec l'aide de ces ennemis du ciel : ce tissu de fourberies appelle encore une fois nos investigations. Le prince soupirait depuis longtemps après la paix : les côtes de la Macédoine étaient pillées par nos corsaires, et le blocus de ses ports le privait de tous les avantages du commerce. Il nous renvoya donc, en les chargeant de paroles flatteuses, Néoptolème, Aristodème et Ctésiphon. (316) Dès l'arrivée de notre députation, il prit Eschine à ses gages, pour servir d'auxiliaire à l'infâme Philocrate, et triompher de quelques collègues qui voulaient la justice. Avec son concours, il vous écrivit une lettre sur laquelle il comptait principalement pour obtenir la paix. (317) Toutefois, il ne gagnait rien encore à agir ainsi contre vous, s'il ne ruinait la Phocide ; et cela n'était pas facile. La fortune, en effet, l'avait réduit à l'alternative ou de ne pouvoir exécuter un seul de ses projets, ou de manquer à ses engagements, de se parjurer, et de rendre tous les Hellènes et tous les Barbares témoins de sa perfidie. (318) Recevait-il la Phocide dans son alliance, l'admettait- il au même serment que vous? force était de violer la foi promise aux Thébains, qu'il avait juré de seconder dans la conquête de la Béotie, et aux Thessaliens, qu'il devait aider à rentrer dans la diète fédérale. L'excluait-il du traité, comme en effet il l'en a exclue? il pensait que vous alliez lui barrer le chemin, en jetant des troupes aux Thermopyles ; et vous l'auriez fait, si l'on ne vous eût donné le change. Il calculait que, dans ce cas, le passage lui serait Invinciblement fermé; (319) et, pour s'en convaincre, il lui suffisait de ses propres souvenirs. A sa première victoire sur les Phocidiens, victoire qui leur enleva leurs milices étrangères et Onomarque, leur chef et leur général, seule, entre tous les peuples grecs et barbares, Athènes accourut à leur secours : et, loin d'aller plus avant, loin de consommer son entreprise, le vainqueur ne put môme approcher des Thermopyles. [320] Il comprenait donc nettement qu'au milieu de ses démêlés actuels avec la Thessalie, privé, pour la première fois, du concours des Phéréens, et voyant Thèbes essuyer une défaite entière qu'attestait un trophée, il ne pouvait avancer si vous secouriez la Phocide, et que, sans le concours de la ruse, les tentatives de ses armes seraient toujours repoussées. Comment donc, se dit-il, sans me déclarer imposteur et parjure, viendrai-je à bout de tous mes projets? Comment? le voici. Je me procurerai quelques Athéniens qui se chargeront de tromper Athènes : car je ne veux pas de cette honte dans mon lot. (321) En conséquence, ses ambassadeurs vous prévenaient qu'il ne recevait pas les Phocidiens dans son alliance; et nos traîtres, prenant la parole après eux : « Évidemment Philippe ne peut avec honneur comprendre la Phocide dans le traité, par égard pour Thèbes et la Thessalie; mais, qu'il obtienne la paix et la principale influence dans les affaires; alors il fera ce que nous voudrions qu'il stipulât aujourd'hui. » (322) Insidieuses promesses, perfides suggestions, qui ont acquis à Philippe la paix, à l'exclusion de la Phocide. Il fallait encore vous détourner d'envoyer des troupes au passage où stationnaient, malgré la paix, cinquante trirèmes athéniennes, pour l'arrêter, s'il tentait de le franchir. Comment s'y prendre? (323) Quelle nouvelle ruse mettre en jeu ? On vous enlèvera les instants propices ; on arrêtera le mouvement commencé : par là, vous ne pourrez plus à votre gré vous mettre en campagne. Et telle fut visiblement la conduite des traîtres. Pour moi, je l'ai dit plus d'une fois, je ne pus prendre les devants ; j'avais même frété un bâtiment qu'on empêcha de partir. (324) Il fallait encore que les Phocidiens se livrassent eux-mêmes à la foi de Philippe, pour qu'il n'y eût pas un moment perdu, et qu'il ne fût porté chez nous aucun décret contraire à ses vues. Je ferai dire, par les députés d'Athènes, que la Phocide sera sauvée : ainsi, les Phocidiens qui pourraient se défier de moi, sur la parole des députés, se jetteront dans mes bras. Pour les Athéniens, nous les appellerons sur les lieux : croyant que tout va se passer à leur gré, ce peuple ne nous entravera par aucune résolution; et nous concerterons si bien les rapports et les promesses de nos créatures, qu'il ne bougera pas, quoi qu'il arrive. (325) Voilà les détours, voilà les artifices par lesquels tout a péri dans les mains de ces hommes, dignes eux-mêmes de périr cruellement. Aussi, tout à coup, loin de voir Thespies à Platée rétablies, vous apprîtes qu'Orchomène et Coronée étaient réduites en servitude. Loin que Thèbes fût humiliée, et son insolent orgueil abattu, les remparts des Phocidiens, des alliés d'Athènes, avaient été détruits, et détruits par ces mêmes Thébains dont les discours d'Eschine dispersaient la population. (326) Loin que l'Eubée nous fût livrée en dédommagement d'Amphipolis, Philippe élève sur ses côtes de nouveaux forts contre l'Attique,et ne cesse d'entreprendre sourdement sur Gérsestos et sur Mégare. Loin qu'Oropos nous soit rendue, nous prenons les armes pour défendre Drymos et le territoire de Panacte; ce que nous ne fîmes jamais, tant que les Phocidiens ont subsisté. (327) Loin qu'on maintienne dans le temple de Delphes les antiques usages, et qu'on exige la restitution du trésor sacré, les vrais Amphictyons ont été chassés et bannis d'un sol où il n'est pas resté pierre sur pierre; des Macédoniens, Barbares à qui ce titre n'appartint jamais, l'ont pris avec leur épée ; quiconque parlerait de rendre au Dieu ses richesses périrait comme les sacrilèges; Athènes est dépouillée du privilège de consulter l'oracle la première, (328) et tous les événements sont pour elle autant d'énigmes. Philippe a sauvé sa parole, et obtenu tout ce qu'il voulait; vous, qui espériez tout ce qu'on peut souhaiter, vous avez vu arriver tout le contraire. Avec les apparences de la paix, vous souffrez plus que pendant la guerre; les coupables ont reçu de l'or pour vous tromper, et leurs crimes sont encore impunis. (329) Que ces crimes soient le résultat de leur seule cupidité, que le salaire de tant de trahisons soit dans leurs mains, c'est là un fait éclairé depuis longtemps sous toutes ses faces. Par la démonstration rigoureuse de ce que vous saviez déjà, je serai même allé, je le crains, contre mon but, et je vous aurai importunés. Encore un mot, cependant. [330] Des ambassadeurs revenus de chez Philippe, en est-il un seul, ô juges! à qui vous élèveriez une statue sur la place publique? Que dis-je? lui assigneriez- vous une pension au Prytanée, ou telle autre récompense dont vous payez vos zélés serviteurs? non, sans doute. Et pourquoi? Ce n'est pas que vous soyez injustes, durs ou ingrats; mais c'est, diriez-vous, qu'ils ont agi pour l'intérêt de Philippe, et nullement pour le nôtre : réponse juste et vraie. (331) Eh bien ! croyez-vous que le monarque pense différemment? croyez- vous qu'il ait été si magnifique envers eux pour reconnaître leurs bons et loyaux services envers Athènes? Cela n'est point. Voyez l'accueil qu'il a fait à Hégésippe et à ses collègues. Sans parler du reste, il a fait expulser à son de trompe notre poète Xénoclide, pour avoir reçu chez lui ses concitoyens. Voilà comme il traite ceux qui soutiennent leur opinion et vos droits; ceux qui se vendent sont traités comme Eschine et Pbîlocrate. Faut-il encore des témoins? faut-il de plus fortes preuves? arrachera-t-on cela de votre conviction? (332) Tout à l'heure, devant cette enceinte, quelqu'un, s'approchant de moi, m'apprit la plus étrange nouvelle : Eschine a préparé une accusation contre Charès; et, par cette diversion oratoire, il espère vous donner le change. Athéniens, un procès ferait reconnaître que Charès vous a toujours servis avec tout le zèle, avec toute la fidélité dont il était capable, et que ses échecs furent l'ouvrage des hommes cupides qui ont ruiné vos affaires : mais je n'insiste point, je ferai même la concession la plus large. Tenons pour vrai tout ce qu'avancera l'accusé contre ce général : même alors ce procès serait une pure dérision. (333) Car je n'impute à Eschine ni aucun des événements de la guerre, dont les généraux seuls sont responsables, ni la paix faite par la République : oui, jusque-là, je le tiens quitte de tout. Quel est donc mon objet, et où commence mon accusation ? A l'appui qu'il a prêté à Philocrate en combattant les plus utiles propositions, lorsque Athènes négociait cette paix ; aux présents qu'il a reçus ; au temps précieux qu'il consuma ensuite dans la seconde ambassade. N'avoir exécuté aucun de vos ordres ; avoir trompé la République; avoir tout perdu par l'espoir pompeusement étalé de la docilité de Philippe à nos désirs; s'être fait l'avocat d'un prince coupable de tant d'injustices, et contre lequel d'autres citoyens armaient votre méfiance : (334) voilà mon accusation, voilà vos souvenirs. Ah! si la paix eût été, à mes yeux, juste et favorable pour tous ; si je n'avais vu ces hommes tout vendre, puis vous abuser par des mensonges, j'aurais moi-même demandé pour eux des éloges et des couronnes. Quant aux délits qu'a pu commettre un général, ils sont étrangers à la cause. Quel général, en effet, a perdu la Phocide, livré Alos, Doriskos, Kersobleptès, Mont-Sacré, les Thermopyles? Quel général a frayé à Philippe un chemin jusqu'à l'Attique à travers nos alliés et nos amis? Quel général a soumis à l'étranger Coronée, Orchomène, l'Eubée, (335) et, peu s'en fallait dernièrement, Mégare? Quel général a rendu Thèbes puissante? De tant de pertes, si graves, si nombreuses, pas une n'a été l'œuvre de vos chefs militaires, ou le résultat d'une cession faite à Philippe par les Athéniens persuadés dans un traité de paix (113) : toutes ont leur cause dans la cupidité de vos ambassadeurs. Si donc Eschine fuit et veut vous égarer vers quelque autre objet, résistez-lui par ces mots : Nous ne jugeons pas un général ; ce n'est pas sur la conduite de la guerre que tu es accusé. Ne dis pas qu'un autre ait été complice de la ruine des Phocidiens, mais démontre que tu n'y as aucune part. Pourquoi, si Démosthène a prévariqué, n'en parler qu'aujourd'hui ? Que ne l'accusais-tu quand il rendait ses comptes? Cela seul suffit pour te condamner. (336) Ne viens pas nous vanter les douceurs et les avantages de la paix; on ne t'impute pas d'avoir engagé la République à la faire : mais que cette paix ne soit pas une flétrissure et un outrage ; que, depuis sa conclusion, toutes nos espérances n'aient pas été déçues, tous nos droits anéantis : c'est là ce que tu dois prouver, puisque c'est là ce qu'on a démontré contre toi. D'ailleurs, pourquoi, aujourd'hui encore, louer le prince, auteur de tant de maux? Si vous le pressez ainsi, Athéniens, il ne saura que dire : vainement alors fera-t-il éclater sa voix, vainement l'aura-t-il exercée. (337) La voix! ce sujet demande aussi quelques mots. Tout fier de la sienne, Eschine, me dit-on, compte vous subjuguer par une illusion théâtrale. Quoi, Athéniens! celui qui, jouant les malheurs de Thyeste et les infortunes de Troie, fut, par vous, sifflé, chassé de la scène, presque lapidé, réduit enfin à renoncer aux troisièmes rôles ; celui-là, quand il a causé tant d'infortunes, non comme tragédien, mais comme chargé des plus hauts intérêts de sa patrie, vous captiverait par les sons de sa voix ! Ce serait, à mes yeux, la plus étrange inconséquence. (338) Loin de vous d'aussi sottes impressions ! Songez que c'est aux épreuves subies par les crieurs publics qu'il faut demander de forts poumons; mais que le choix d'un député, d'un citoyen qui veut devenir homme d'État, doit être basé sur son intégrité, sur la fierté de son âme lorsqu'il agit pour vous, sur son amour de l'égalité au milieu de vous. Moi, par exemple, Philippe ne m'a pas ébloui ; je n'ai eu des yeux que pour nos captifs, que j'ai rachetés ; je n'ai jamais fléchi devant ce prince. Eschine, le front dans la poussière, chantait ses victoires ; Eschine n'avait de dédains que pour Athènes. (339) Sans doute, l'éloquence, la voix, ou quelque autre avantage de ce genre, joint à l'ambition du patriotisme et de la vertu, doit être pour vous tous une cause de joie et l'objet de vos encouragements ; c'est un bien que se partage un peuple entier. Mais, se rencontre-t-il chez le méchant que la cupidité courbe devant un peu d'or? repoussez l'orateur, ne l'écoutez qu'avec haine et colère. Devenu, par le talent, une puissance, le méchant, chez vous, est le fléau de l'État. [340] Voyez combien Athènes a souffert de ce qui faisait la gloire d'Eschine! Les autres talents se soutiennent assez d'eux-mêmes : mais l'opposition des auditeurs frappe la parole d'impuissance. N'écoutez donc l'accusé que comme un perfide, un mercenaire, un imposteur. (341) À tant de motifs réunis qui demandent sa condamnation, ajoutez notre position vis-à-vis de Philippe. Réduit à la nécessité de respecter nos droits, il changera de politique. Son système, jusqu'à ce jour, fut de courtiser quelques hommes pour tromper le Peuple. Qu'il apprenne leur mort : c'est à vous, Peuple redevenu souverain, qu'il voudra désormais complaire. (342) Ou bien, s'il s'obstine dans son insolente audace, vous aurez, dans la personne de ces criminels, retranché de la République des gens toujours prêts à le servir. Coupables de tels forfaits alors même qu'ils se voyaient menacés par les tribunaux, que ne feront-ils pas, s'ils en sortent absous? Où est l'Euthycrate, où est le Lasthène que le dernier de nos traîtres ne va pas surpasser? (343) Quel citoyen ne rivalisera point de bassesse, quand il verra l'or, le crédit, et tout ce que l'amitié de Philippe peut prodiguer de biens, affluer vers ceux qui ont vendu la Grèce, tandis que des hommes intègres, qui ont fait des sacrifices de fortune, sont inquiétés, sont poursuivis par la haine et l'envie? Non, non; pour votre honneur, pour votre religion, pour votre sûreté, pour tous vos intérêts, n'acquittez pas Eschine : il importe que vous donniez, par son châtiment, une leçon à tous les Athéniens, à toute la Grèce.