[0] ÉLOGE DU JEUNE ÉPICRATE. (1) Puisque tu veux m'entendre, voici un discours que je vais te lire. Apprends d'abord l'intention de son auteur. Il veut faire l'éloge d'Épicrate, le plus aimable, à ses yeux, entre tous les beaux et nobles adolescents d'Athènes, et le premier, plus encore par les qualités de l'esprit que par la beauté. Mais il voit presque toutes ces louanges de l'amour apporter plus de honte que d'honneur à ceux qui en sont l'objet; il se tient en garde contre cet écueil, et, avec une conviction qui a pénétré son âme, il se hâte de dire qu'un amant vertueux ne fait, ne demande rien de déshonnête. L'amour dont tu vas entendre le langage est donc le pur amour. (2) Je dirai aussi tout ce qui fait la gloire de mon jeune ami; j'y mêlerai des conseils sur ses études, sur la carrière qu'il veut embrasser. Du reste, tout ceci est écrit comme des notes qu'on jette sur des tablettes. Un discours qu'on veut prononcer doit, par sa simplicité, imiter l'improvisation : mais écrivons-nous pour la postérité? que notre composition rivalise d'éclat avec la poésie : ici, tout le luxe du genre démonstratif; là, la simple persuasion. Pour prévenir mes écarts, pour m'empêcher d'épuiser mon sujet, figure-toi donc, en m'écoutant, que je prononce une harangue. J'ai d'ailleurs, et j'ai voulu avoir Épicrate lui-même pour auditeur. (3) Je vois quelques jeunes Athéniens, aimés et doués de beauté, ne savoir pas jouir de ce double bonheur. Fiers de leur visage, ils repoussent les assiduités des amants. D'où naît cette étrange erreur? pourquoi opposer cette humeur farouche même à ceux qui ne sollicitent qu'une chaste affection ? parce qu'il est des hommes qui la profanent. Voici ce que j'en ai conclu : c'est peu de se nuire à eux-mêmes, ces jeunes gens tendent à dépraver, dans le coeur des autres, des sentiments saints. (4) C'est une folie que les hommes sensés n'imiteront pas, surtout s'ils réfléchissent qu'aucune chose n'est, de soi, morale ou vicieuse, que nos affections se modifient beaucoup par la direction qu'elles reçoivent, et qu'il est absurde de porter le même jugement sur l'amant pudique et sur le libertin. De plus, quelle inconséquence d'admirer ceux qui possèdent de nombreux et fidèles amis; et de proscrire les amants, qui seuls (je parle des amants vertueux) nous font connaître l'intime union des âmes ! (5) Au reste, cette prévention ne m'étonne pas chez les hommes qui n'ont jamais vu l'amour aboutir à d'heureux résultats, ou qui se condamnent eux-mêmes, et se sentent incapables de cerner cette passion dans les limites de la vertu. Mais ceux qui, animés des mêmes sentiments que toi, savent fort bien quel charme l'amour pur répand sur notre vie ; ceux qui, comme tel, ont toujours vécu irréprochables, ceux-là ne laissent pas même entrevoir la plus légère souillure. (6) Deux buts, également utiles, s'offraient donc à moi quand j'ai pris la plume : décrire tes heureuses qualités, et, par là, te proposer pour modèle, et faire applaudir au choix que j'ai fait d'un tel ami ; achever d'éclairer ta jeune intelligence, et donner ainsi au public une preuve de ma sollicitude pour toi, à tous deux un nouveau gage de mutuelle affection. (7) Toutefois, je ne l'ignore pas, il est difficile de te louer dignement; il est, d'ordinaire, plus dangereux encore de donner des conseils qui engagent notre responsabilité. Mais aussi, celui qui reçoit des éloges mérités ne doit-il pas s'élever constamment, par la vertu, au-dessus même de son panégyrique? et ne puis-je compter ici sur le succès de mes conseils? Ceux dont l'esprit et le coeur sont également dépravés deviennent sourds à la voix de la sagesse; mais à peine l'homme sage et pur l'a-t-il entendue, qu'il lui obéit. (8) Voilà donc ce que j'espère au moment où j'aborde mon sujet. On conviendra unanimement avec mol que le plus bel ornement de la jeunesse consiste dans des traits gracieux, un coeur sage, quelque chose de mâle dans les sentiments comme sur toute la personne, et un langage toujours persuasif. Parmi ces dons, les uns sont innés ; et, pour toi, la fortune en a été si prodigue, que tu es devenu l'objet de l'admiration universelle. Les autres naissent d'un effort moral ; et les connaisseurs en vertu savent que tu as déjà poussé cette étude assez loin. (9) Or, pour mériter de vives louanges, il faut être le bien-aimé des dieux, et, tant par soi-même que par d'heureux hasards, conquérir l'admiration des hommes. Je montrerai plus tard tous les appuis par lesquels tu t'es élevé jusqu'à la vertu; et je tâcherai de ne donner à mes éloges d'autre lustre que celui de la vérité. [10] Je commencerai par celle de tes qualités qui frappe à la première vue, par cette éclatante beauté dont brille toute ta personne. Je ne lui trouve rien de comparable dans la nature ; et je me sens tenté de dire à ceux qui me liront : Allez, regardez Épicrate ; et vous me pardonnerez de ne mettre personne en parallèle avec lui. (11) Eh ! quel mortel oserait-on rapprocher de ce qui allume en nous une flamme immortelle, absorbe nos regards par sa présence, vit encore dans la pensée quand il a disparu, fait briller sur un corps humain une exquise élégance, une inaltérable fraîcheur, et je ne sais quel reflet de la divinité? Car on ne reprochera pas à ton visage ces fréquentes imperfections de la beauté, qui en troublent l'harmonie. (12) Souvent un défaut léger nuit à des traits gracieux. Rien de pareil dans mon ami. Un dieu, quel qu'il soit, voulant te douer d'une beauté parfaite, a écarté toutes les formes, toutes les teintes peu dignes de captiver les regards. (13) Le visage est ce qui les attire d'abord, et, dans le visage, ce sont les yeux. Or, c'est dans tes yeux surtout que le ciel s'est plu à prodiguer ses trésors. Il ne s'est pas borné, pour toi, au don de l'organe de la vue : tandis que le mérite de la plupart des humains se lit à peine dans leurs actions, il a fait resplendir dans ton regard ton admirable caractère, ta douceur, ton humanité, tes sentiments élevés, ta fermeté modeste. (14) Merveilleuse alliance! L'un fait dégénérer la douceur en faiblesse; l'autre, à force de dignité, passe pour superbe; celui-ci est brave, mais téméraire; celui-là paisible, mais apathique. Ne semble-t-il donc pas qu'en te dotant, dans les plus justes proportions, des qualités les plus heureuses, la nature ait voulu cette fois montrer, par un grand exemple, qu'elle sait sortir de ses propres lois, et reculer, quand il lui plaît, les bornes de l'humanité? (15) Si ta beauté pouvait être célébrée dignement, ou si elle était le seul objet de mon hommage, je devrais la contempler en détail, et, là-dessus, épuiser l'éloge. Mais il n'en est pas ainsi ; et, en retenant longtemps l'auditeur sur ce point, je pourrais le dégoûter de parcourir avec moi le reste de la carrière. (16) Et comment exprimer par le langage ces grâces délicates qui échapperaient au pinceau et au ciseau le plus habile? Le tableau, la statue gardent leur immobilité : on se demande comment ces images s'animeraient, si la vie descendait en elles ; mais toi, par le charme de ton caractère, par la grâce répandue sur toutes tes actions, tu rends incessamment vivante ton ineffable beauté. (17) Je passe donc aux qualités de ton âme. Souvent la jeunesse fait naître des bruits fâcheux sur ses moeurs : toi, au contraire, on te loue ; et c'est là le plus bel éloge que je puisse faire de ta pudeur. C'était peu pour toi de ne pas faillir; si jeune, tu as acquis une sagesse anticipée. J'atteste ici ta conduite dans la société des hommes. Tu en vois beaucoup, et de tous les caractères; tous tâchent de t'attirer dans leur intimité : or, par ton attitude réservée au milieu d'eux, tu as prêté un nouveau charme à leur affection. (18) Là, je reconnais des principes qui feront ta gloire, et te gagneront tous les coeurs. On estime et ceux qui conseillent, et ceux qui observent une grande prudence dans le choix des amis. Mais, si, d'une part, la fréquentation d'amis vicieux nous décrie inévitablement, de l'autre, une circonspection trop sévère indispose montre nous ceux qui nous approchent. Honneur à toi, qui as atteint un but en apparence inaccessible, et qui t'es élevé au-dessus de nous tous en triomphant de cette double difficulté ! [20] Aussi bon que prudent près de tous ceux qui t'ont voué leur amour, tu plais à tous, tu plais au delà de toute expression ; et je vois ici la marque de la plus généreuse nature. Combien y eu a-t-il qui s'irritent parfois, même contre les élus de leur coeur ! Jamais tu ne refusas les complaisances que permet la vertu; jamais amant n'osa même espérer de toi celles qui déshonorent : tel est l'empire que tu exerces; tel est l'inviolable respect qu'inspire ta pudeur ! (21) D'ordinaire, un adolescent fait consister une grande partie de sa modestie dans le silence. Que tu es au-dessus de pareilles précautions ! Ta conversation ne t'honore pas moins que tout le reste : légère sur les sujets badins, gracieuse encore dans les entretiens sérieux, elle devient tour à tour simple sans bassesse, animée sans malice, spirituelle avec naïveté. Tu parles enfin, mais comme tout sage père voudrait entendre parler son fils. (23) Me pardonnerait-on de ne rien dire de ton courage? Encore à l'entrée de la carrière, tu as vu naître plus d'une occasion de le montrer; et tout fait présumer que ton âge mûr fournira une plus ample matière à tes panégyristes. De nombreux témoins savent combien tu te plais à de périlleux exercices. C'est même ton occupation favorite ; et, soit que l'on voie ici un choix éclairé ou un noble instinct, ton caractère en reçoit un éclat nouveau. Voyant certains exercices permis aux étrangers, même aux esclaves, tu t'es appliqué principalement à ceux qui sont le privilége du citoyen. (24) Là encore, tu as su choisir. La course n'ajoute rien ni à la présence d'esprit ni au courage; le pugilat expose à des dangers sans fruit, et tend même à nous abrutir. Tu as pris, dans nos jeux publics, la part la plus belle, la plus digne d'un grand coeur : vive image de la guerre, puisqu'on y court tout armé ; (25) magnifique spectacle, qui semble nous élever au rang des dieux ; lice agréable et variée, où la plus noble palme attend le vainqueur. Que dis-je? le vaincu lui-même a sa récompense : car c'en est une que de faire dire en tout lieu qu'on a figuré dans ces jeux guerriers. Homère lui-même nous l'atteste dans ce poëme où il peint les luttes des Hellènes et des Barbares. Et voilà pourquoi, aujourd'hui encore, ces usages sont solennellement observés dans les principales cités de la Grèce. (26) Mais, persuadé que l'esprit n'a pas moins besoin d'exercice que le corps, tu as préludé aux luttes de nos gymnases par celles de l'école, tu as fortifié ta raison en même temps que tes membres; et, muni d'un double avantage, tu es descendu dans l'arène. (27) En essayant de célébrer tes victoires, j'aborde un sujet bien difficile; toutefois je ne reculerai pas. Il y aurait de l'ingratitude à refuser de louer ce qui nous a tant charmés, nous autres spectateurs. Parler de toutes les joutes où tu as brillé, ce serait franchir les limites imposées à ce discours. Il en est une où tu as été comblé de gloire : je la retracerai, me contentant d'indiquer les autres, pour ne pas abuser de l'attention de mes auditeurs. (28) Tes coursiers étaient lancés ; des rivaux te devançaient déjà; d'autres, plus nombreux, te suivaient. Tu les vainquis tous, et la couronne ceignit ta tête. Cette fois, la victoire, toute glorieuse qu'elle fût, n'était pas ce que nous admirions davantage : le mérite résidait surtout dans le péril habilement évité. Le char d'un des concurrents se précipitait contre le tien, et il semblait impossible de résister à la fougue de ses chevaux. Mais la peur qui nous faisait trembler pour toi ne passa point dans ton âme : aussi bien par ton intrépidité que par la merveilleuse impulsion donnée à ton char, tu évitas un choc terrible; que dis-je ? tu arrivas au but même avant les rivaux dont la course avait été aussi paisible que rapide. Ici encore, tu montras quel est ton empire sur les coeurs. (29) Qu'est-ce qui charme d'ordinaire les spectateurs de ces jeux animés? ce sont les accidents, les chevaux abattus, les chars volant en éclats. A ta vue, au contraire, on songeait, en frémissant, que tu allais être abîmé dans un de ces naufrages : tant ton heureux caractère a su se concilier la bienveillance universelle ! [30] S'il est beau de s'élever par quelque insigne avantage, combien n'est-il pas plus honorable de réunir tous les genres de mérite ? Éaque et Rhadamanthe sont chéris des dieux pour leur justice; Hercule, Castor et Pollux, pour leur course ; Ganymède, Adonis, pour leur beauté : chacun d'eux avait un grand titre à cette insigne faveur, mais un titre unique. Aussi, ce qui m'étonne, ce n'est pas la multitude de tes amis, c'est que tous les Hellènes ne soient pas de ce nombre. Puisqu'un héros doué d'une éminente qualité a été jugé digne de s'asseoir à la table des dieux, un mortel ne doit-il pas s'honorer d'avoir pour ami celui qui les réunit toutes? (31) Heureux donc ton père! heureuse ta mère ! heureux tous les parents de celui qui est l'orgueil de la jeunesse athénienne ! Mais plus heureux encore ceux que tu as choisis entre tous, pour leur donner la première place dans ton noble coeur ! Les liens qui t'unissent à ta famille ont été formés par le hasard : la vertu seule a rapproché de toi ceux que tu aimes ; et ils sont moins tes amants que tes seuls vrais appréciateurs. Je crois voir la providence des dieux, abandonnant à eux-mêmes les méchants, enfoncer dans le coeur des gens de bien un nouvel aiguillon, lorsqu'elle te doua d'une merveilleuse beauté. Non, non, cette beauté n'est pas un piège, un danger ; c'est la vertu même que nous embrassons en elle. (33) Que de choses encore j'aurais à dire à ta louange ! mais je dois m'arrêter : on douterait, à la fin, si je parle d'un simple mortel. Il faut t'avoir vu, t'avoir connu, t'avoir aimé, pour croire ton panégyriste. Par une erreur inévitable, ceux qui n'ont pas ce bonheur taxeront toujours d'exagération des éloges bien inférieurs à la vérité. (34) J'essayerai donc maintenant quelques conseils propres à rendre ta vie encore plus honorable. Puisses-tu ne pas glisser légèrement sur ce qui me reste à dire ! Ne prends pas non plus pour un vain étalage des rhéteurs des paroles dictées par le désir de t'être utile : ton erreur serait grande ; et, faute de t'arrêter aux plus sages avis, tu te nuirais à toi-même. (35) Qu'un naturel vulgaire et peu fait pour les nobles sentiments se rabaisse encore par quelque faute, nous ne le lui reprochons guère. Mais, quand on s'est élevé aussi haut que toi, quand on attire tous les regards, il faut, sons peine de blâme, ne rien négliger de ce qui perfectionne la vertu. Si, en écoutant un orateur traiter un tout autre sujet, ou saisit mal sa pensée, l'erreur, portant sur un seul point, ne peut être dangereuse. Mais mal comprendre ou dédaigner les préceptes de la morale, c'est s'exposer à des malheurs qui nous suivraient jusqu'au tombeau. (36) Epicrate ne commettra pas cette faute; il jettera un long regard sur la carrière qui s'ouvre devant ses pas : avec moi il voudra rechercher ce qui exerce le plus d'influence sur notre destinée ; quels sont les heureux principes, les règles sages, dont les fruits sont les plus abondants, dont l'ignorance ou l'oubli entraîne dans les plus grands malheurs. Il comprendra toute la portée d'une pareille étude pour notre félicité ou notre malheur à venir. (37) Tout, dans ce monde, est soumis à la pensée ; et la pensée reçoit sa direction et ses développements de la philosophie. Ne demeure pas étranger à cette science universelle, et ne te laisse pas effrayer par les travaux qu'elle exige. Songe plutôt que l'incurie et la paresse n'atteignent jamais le but même le plus facile, tandis qu'il n'en est pas d'inaccessible pour une active persévérance. (38) Songe que l'inconséquence la plus absurde, et cependant la plus commune, c'est de ne travailler qu'à augmenter ses forces physiques, ou ses richesses ; de braver mille maux pour l'amour de quelques biens extérieurs, pour arracher à la Fortune quelque avantage périssable ; tandis qu'on néglige de cultiver cette âme, qui domine tout notre être, guide immortel d'une existence passagère. Il est beau d'exciter l'admiration des hommes; mais c'est souvent un don du hasard. (39) Combien n'est-il pas plus beau de s'élever, par l'énergie de sa volonté, par la force de son intelligence, à ce qui honore le plus l'humanité ! Partout la Fortune se prostitue au vice; la Science réserve aux hommes vertueux ses pudiques faveurs. [40] Nous trouverons ailleurs, je l'espère, l'occasion de relever l'excellence de la philosophie ; mais qui nous empêche d'effleurer aujourd'hui ce noble sujet ? Voici une pensée sur laquelle j'appelle d'abord toute ton attention. L'éducation repose sur l'étude; elle est la science de notre développement physique et moral. La philosophie embrasse toutes les sciences. Plus ceux qui l'enseignent ont l'esprit élevé et pénétrant, plus elle se présente à l'esprit du disciple forte et gracieuse. (41) Les discussions publiques, le talent de la parole jouent un grand rôle dans la vie du citoyen : or, ce talent, comment se développera-t-il ? par la philosophie. La philosophie est donc nécessaire à quiconque prend part aux affaires de son pays. Notre patrimoine même va s'accroître, et par conséquent notre vie deviendra plus douce, si nous acquérons par l'étude et l'exercice tout ce qui peut s'enseigner. Et n'est-ce pas d'ailleurs un incontestable, un immense avantage que de s'élever par la sagesse, cette fille de l'étude, au-dessus de ses semblables? (42) Tout naturel heureux devient meilleur encore par l'effet d'une éducation éclairée : à quelle hauteur s'élèveraient donc, par le même moyen, ces caractères que la nature a déjà mis hors de ligne ? Les premiers parviennent à se vaincre; les seconds deviennent capables de dominer tous les autres. (43) Laisse, laisse à quelques favoris de l'aveugle fortune la stupide admiration du vulgaire ; et ne songe qu'à orner ton âme des biens les plus précieux. Si quelque jour, placé au timon de l'État, tu as besoin de prendre un parti prompt et énergique, éclaire-toi d'avance, médite, observe : c'est le moyen de ne pas être pris au dépourvu. (44) Appliquée aux besoins de la vie, toute science peut amener d'utiles résultats ; la politique surtout est, pour l'homme d'État, pour l'orateur, d'une utilité constante. On ne peut, sans honte, ignorer tout à fait la géométrie ; mais la réputation de bon géomètre est, à tout prendre, à peine digne de toi. Au contraire, qu'il est beau d'exceller dans la science du gouvernement ! qu'il est méprisable, le citoyen qui n'en a aucune notion ! (45) L'histoire est là, qui nous l'atteste : jette les yeux sur les grands hommes des âges précédents. Périclès, dont le savoir était si étendu, avait eu pour maître et pour ami Anaxagore de Clazomène ; et cet Athénien qui fut loin de le valoir, cet Alcibiade, singulier mélange de souplesse, de libertinage et de sentiments élevés, corrigea quelques vices naturels par les leçons de Socrate, et en cacha d'autres derrière l'éclat de ses belles actions. (46) Mais pourquoi chercher des exemples loin de notre époque ? Des contemporains ne peuvent-ils pas aussi être cités avec honneur ? Qu'est-ce qui a poussé Timothée, jeune encore, à la gloire et aux honneurs? est-ce le frivole plaisir de partager les jeux de ses amis? non, c'est l'éducation qu'il reçut d'Isocrate. Devenu chef de la république de Tarente, comment Archytas, d'abord inconnu, méprisé, a-t-il acquis dans la politique un nom aussi célèbre que dans la science ? c'est grâce à ses entretiens avec Platon. (47) Et tu comprendras qu'il en devait être ainsi. Pour exécuter de petites choses, pour obtenir des résultats de peu d'importance, il faut des connaissances, de l'art, des procédés certains : quelles études, quelles combinaisons deviennent donc indispensables, s'il s'agit de faire marcher une armée ou une nation ! (48) Toutefois, ne va pas conclure de la que je veuille te donner des leçons de ce grand art. Moi-même, je l'avoue sans honte, j'ai beaucoup à apprendre encore; d'ailleurs, j'aimerais mieux encore diriger les affaires que d'en enseigner la direction aux autres. Non que je dédaigne cette gloire des grands politiques, des hommes qui ont appliqué aux événements contemporains un grand sens et une haute éloquence : je veux seulement exprimer la vérité. (49) Je sais que beaucoup de citoyens, nés dans un rang obscur, ont acquis un grand nom dans la science du gouvernement, et que la gloire dont jouissait Solon vivant couronne encore son tombeau. Solon a laissé debout deux monuments de son courage et de sa sagesse : le trophée dressé contre les Mégariens, la conquête de Salamine; [50] que dis-je? il, nous a laissé ses lois, qui ont passé chez presque tous les peuples de la Grèce. Élevé si haut par son génie et par notre reconnaissance, Solon trouva sa plus noble place dans la société des sept sages : la philosophie était ce qui lui donnait le plus vif sentiment de sa supériorité ; et là se montre encore la haute raison de notre législateur. (51) J'approuve son sentiment, et je te recommande les études philosophiques. N'oublie pas tous ces dons précieux que tu as reçus de la nature et de la fortune. Si je les ai rappelés en commençant ce discours, ce n'était point pour capter tes bonnes grâces par un éloge intéressé : je voulais t'exhorter aux méditations des sages, et te décider à compléter en toi, par la raison, l'oeuvre du ciel. (52) Supérieur â ceux qui t'entourent, tu étendras ta noble émulation sur le reste des hommes ; tu te diras : Il est beau de ne laisser à aucun de mes semblables un avantage sur moi, de m'élever au-dessus des succès vulgaires, de développer, de faire fructifier tous les germes heureux déposés dans mon coeur, d'accomplir tout ce qu'attendent de moi mes amis. Tu appliqueras toutes tes forces à dépasser leur attente ; et, quand tu auras fini de m'écouter, tu feras cette réflexion : (53) Un discours peut plaire médiocrement, et satisfaire encore l'amour-propre de l'orateur: même dénués d'éloquence des conseils bienveillants peuvent tourner à l'avantage et à la gloire de ceux qui savent les pratiquer; le bon sens est la mesure ordinaire de notre valeur morale ; et le choix de nos études témoigne de la noblesse de nos penchants. Ton jugement sur toutes les grandes choses sera jugé lui-même; il faut t'y attendre. (54) Par là, puisses-tu paraître toujours digne de nos éloges ! puisse ton amitié être à jamais mon plus beau titre d'honneur ! Je ne chercherais pas si ardemment à te gagner à la philosophie, si ce n'était, à mes yeux, le moyen de satisfaire le mieux au devoir de l'amitié; je ne demanderais pas que, chez toi, le philosophe préparât l'homme d'État, si je ne voyais la république tombée dans les plus grands malheurs parce que de graves et habiles administrateurs lui manquent aujourd'hui. (55) J'ai donc voulu, par mes exhortations, te faire jouir, plus tard, et de ta vertu, et des honneurs qu'elle attirera sur ta tête. Car, je le prévois, tu ne seras pas libre de te renfermer dans la vie privée ; les hautes charges t'attendent, et te seront imposées. Plus on verra d'élévation dans tes idées, plus haut tu seras placé parmi nous, plus promptement on fera l'essai de tes talents. Pour ne point faillir un jour, achève donc de préparer, d'armer ton âme. (56) Voilà la tâche que tu as à remplir, et sur laquelle j'appelle toute la force de ta méditation. Exige aussi de tes amis des goûts qui soient en rapport avec tes hautes destinées. Plus de futiles entretiens, de dissipations frivoles ! Que tous, par la gravité de leurs moeurs et de leurs travaux, concourent, avec toi, à rendre ta vie recommandable. Par là, tes amis te seront aussi utiles qu'ils s'honoreront eux-mêmes. (57) Et qu'ils ne prennent pas ces avis pour une censure. Par une de ces bonnes fortunes qui n'appartiennent qu'à toi, tous tes amis sont dignes d'éloges; et tu n'admets à ton intimité que quelques jeunes hommes, les plus sensés et les plus vertueux. Sois toujours bon et affable envers tous ; mais, si tu veux conserver leur estime et celle de la république, n'écoute que les conseils des plus sages. Sois heureux !