[0] PRÉFACE DE L’AUTEUR Je ne doute pas, Atticus, que la plupart de mes lecteurs ne jugent cet ouvrage frivole et trop peu digne de si grands personnages, lorsqu’ils y liront le nom du maître de musique d’Épaminondas et qu’ils me verront compter au nombre de ses talents sa grâce à danser et son habileté à jouer de la flûte. Mais ces critiques seront en général des personnes étrangères à la littérature grecque, qui ne trouvent de bien que ce qui est conforme à leurs moeurs. Si elles apprenaient que les mêmes choses ne sont pas honorables ou honteuses chez tous les peuples, mais que partout on en juge d’après la tradition des ancêtres, elles ne s’étonneraient pas de me voir peindre fidèlement les moeurs des Grecs quand je retrace leurs vertus. En effet, ce ne fut pas un déshonneur pour Cimon, l’un des plus grands hommes d’Athènes, d’avoir épousé sa soeur germaine, parce que c’était un usage, reçu dans sa patrie, tandis que nos moeurs réprouvent une telle union. À Sparte, il n’y a point de veuve si noble qui ne se livre pour de l’argent. Dans presque toute la Grèce, c’était un grand titre d’honneur que d’être proclamé vainqueur à Olympie ; chez ces mêmes nations, il n’y avait point de honte à paraître sur la scène et à se donner en spectacle au peuple. De tous ces usages, les uns, parmi nous, sont réputés infâmes, les autres avilissants et déshonnêtes. Au contraire, nos moeurs admettent comme honorables bien des choses qui en Grèce sont tenues pour honteuses. Quel Romain rougit de conduire sa femme à un banquet ? Quelle mère de famille n’occupe dans la maison l’appartement d’honneur et ne fréquente le monde ? En Grèce, c’est bien différent : la femme n’est admise qu’aux repas de famille ; elle ne se tient que dans la partie la plus reculée de la maison, qui est appelée gynécée, où nul ne peut entrer, hormis les proches parents. Mais de plus longs détails me sont interdits et par la dimension de cet ouvrage et par l’impatience que j’éprouve d’aborder mon sujet. J’entre donc en matière, et je vais raconter dans ce livre la vie des grands capitaines [1] MILTIADE I. Miltiade, fils de Cimon, né à Athènes, l’emportait sur tous ses concitoyens par l’ancienneté de sa race, par la gloire de ses ancêtres, par sa modestie, et se trouvait à cet âge où l’on pouvait déjà non seulement fonder sur lui de grandes espérances, mais compter qu’il deviendrait tel qu’on le vit plus tard, lorsque les Athéniens résolurent d’envoyer une colonie dans la Chersonèse. Comme le nombre des colons était considérable, et que beaucoup d’Athéniens demandaient à faire partie de l’expédition, des députés pris parmi eux furent envoyés à Delphes pour consulter Apollon sur le choix d’un chef ; car les Thraces occupaient alors ces contrées, et il fallait les leur disputer les armes à la main. La Pythie enjoignit expressément à ceux qui l’interrogeaient de prendre Miltiade pour chef, ajoutant que, s’ils suivaient ce conseil, ils réussiraient dans leur entreprise. Sur cette réponse de l’oracle, Miltiade s’embarqua pour la Chersonèse à la tête d’une troupe d’élite. Il aborda à Lemnos, voulut soumettre les habitants de cette île à la domination d’Athènes, et les sollicita de se ranger volontairement à l’obéissance ; mais les Lemniens lui répondirent en plaisantant qu’ils se soumettraient lorsqu’il viendrait de chez lui avec une flotte, poussé par le vent Aquilon : car ce vent, qui souffle du nord, est contraire aux vaisseaux qui vont d’Athènes à Lemnos. Miltiade, qui n’avait pas le temps de s’arrêter, continua sa route vers le but qu’il s’était proposé, et arriva dans la Chersonèse. II. Après avoir en peu de temps dispersé les forces des barbares, maître de tout le pays qu’il était venu conquérir, il éleva des forteresses dans les positions les plus avantageuses, établit dans les campagnes tous ceux qu’il avait amenés avec lui, et les enrichit par de fréquentes excursions. En cela, il ne dut pas moins à sa prudence qu’à son bonheur : car, après avoir vaincu les armées ennemies grâce à la valeur de ses soldats, il organisa la colonie avec la plus grande équité, et résolut de s’y fixer lui-même. Il avait parmi les siens le rang de roi sans en porter le titre, et il tenait moins cet honneur de son autorité que de sa justice. Il n’en rendait pas moins de nombreux services aux Athéniens, ses compatriotes ; aussi conservait-il toujours le pouvoir du consentement de ceux qui l’avaient envoyé et de ceux avec lesquels il était parti. Lorsqu’il eut tout réglé en Chersonèse, il revint à Lemnos et demanda qu’on lui livrât la ville, selon ce qui avait été convenu : les Lemniens, en effet, avaient dit qu’ils se rendraient lorsqu’il viendrait de chez lui à Lemnos poussé par l’Aquilon ; or il habitait la Chersonèse. Les Cariens, qui occupaient alors Lemnos, ne s’attendaient guère à cette interprétation ; cependant, se voyant pris moins par leur promesse que par l’heureuse fortune de leurs adversaires, il n’osèrent pas résister et abandonnèrent l’île. Miltiade, avec le même bonheur, soumit aux Athéniens toutes les autres îles qui portent le nom de Cyclades. III. Vers la même époque, le roi de Perse Darius transporta une armée d’Asie en Europe et résolut de porter la guerre chez les Scythes. Il jeta un pont sur l’Ister pour le passage de ses troupes, et confia la garde de ce pont, en son absence, aux principaux citoyens de l’Ionie et de l’Éolide, qu’il avait amenés avec lui, et auxquels il avait conféré à perpétuité la souveraineté de ces pays. Il estimait en effet que le moyen le plus facile de retenir sous son autorité les peuples d’Asie qui parlaient la langue grecque était de remettre la défense des places à des amis à qui sa défaite ne pourrait laisser aucun espoir de salut. Miltiade était du nombre de ceux à qui fut confiée la garde du pont. Comme les messages arrivaient coup sur coup, annonçant que Darius n’était pas heureux dans son entreprise et que les Scythes le serraient de près, Miltiade exhorta les gardiens du pont à ne pas laisser échapper cette occasion que leur offrait la fortune de délivrer la Grèce : si Darius périssait avec les troupes qu’il avait emmenées, non seulement, disait-il, l’Europe serait à l’abri du danger, mais encore les peuples d’origine grecque qui habitaient en Asie se verraient affranchis de la domination et de la crainte des Perses. Rien n’était plus facile : le pont une fois coupé, le roi devait succomber en peu de jours ou par le fer des ennemis ou par le manque de vivres. La plupart se rangeaient à cet avis ; mais Histiée de Milet en empêcha l’exécution, disant que les intérêts de ceux qui possédaient l’autorité suprême n’étaient pas les mêmes que ceux de la multitude, parce que leur puissance était fondée sur celle de Darius ; une fois Darius mort, ils se verraient renversés et punis par leurs concitoyens. Aussi, loin d’approuver le sentiment des autres, il estimait que rien pour eux n’était plus utile que l’affermissement du trône de Perse. Le plus grand nombre embrassa cette opinion, et Miltiade, ne doutant pas qu’une proposition connue de tant de monde ne parvînt aux oreilles du roi, quitta la Chersonèse et revint à Athènes. Bien que son idée n’ait pas prévalu, il faut cependant lui savoir gré de s’être montré plus jaloux de la liberté de tous que de son propre pouvoir. IV. Cependant Darius, de retour d’Europe en Asie, sollicité par ses amis de ranger la Grèce sous son obéissance, équipa une flotte de cinq cents vaisseaux, dont il donna le commandement à Datis et à Artapherne ; il plaça aussi sous leurs ordres deux cent mille fantassins et dix mille cavaliers, alléguant, pour justifier ses hostilités, que les Athéniens avaient aidé les Ioniens à prendre Sardes et à massacrer la garnison persane. Les lieutenants de Darius abordèrent en Eubée, s’emparèrent promptement d’Érétrie, et envoyèrent tous les habitants en Asie vers le roi. Puis il marchèrent sur l’Attique, et firent descendre leurs troupes dans la plaine de Marathon, qui se trouve à peu près à dix milles d’Athènes. Les Athéniens, effrayés à la vue d’un péril si pressant, ne demandèrent cependant de secours qu’aux Lacédémoniens, et leur envoyèrent Philippide, un de ces coureurs appelés hémérodromes, pour leur faire savoir de quel prompt secours ils avaient besoin. En attendant ils élurent dix stratèges pour commander leurs troupes ; parmi ceux-ci était Miltiade. Une grande discussion s’éleva entre les chefs sur la question de savoir si l’on soutiendrait un siège ou si l’on marcherait à l’ennemi pour lui livrer bataille. Miltiade seul insistait avec force pour que l’on formât un camp au plus vite, disant que par là on augmenterait l’ardeur des citoyens, en leur montrant qu’on ne désespérait pas de leur courage, et qu’en même temps on ralentirait l’impétuosité de l’ennemi, étonné qu’une si faible troupe osât venir se mesurer avec lui. V. Dans cette circonstance, nulle cité ne vint au secours des Athéniens, à l’exception de Platées, qui envoya mille soldats. L’arrivée de ce renfort compléta le chiffre de dix mille hommes, et l’ardeur singulière de cette petite troupe, qui brûlait de combattre, fit que Miltiade l’emporta sur ses collègues. Entraînés par son influence, les Athéniens firent sortir leur armée de la ville et choisirent une situation favorable pour camper ; puis le lendemain, s’étant rangés au pied d’une montagne dans un ordre de bataille tout nouveau, ils engagèrent l’action avec une extrême vigueur. En plusieurs endroits ils avaient abattu des arbres, afin que, protégés d’un côté par les hauteurs, et de l’autre arrêtant la cavalerie ennemie par ces longues files d’arbres renversés, ils ne fussent pas enveloppés par le nombre. Bien que Datis reconnût que la position ne lui était pas avantageuse, cependant, comptant sur sa supériorité numérique, il désirait en venir aux mains, d’autant plus qu’il jugeait utile de terminer la lutte avant l’arrivée des secours de Lacédémone. Il rangea donc en bataille cent mille fantassins et dix mille cavaliers, puis il commença l’action. Dans cette journée, les Athéniens déployèrent une telle valeur qu’ils mirent en déroute une armée dix fois plus nombreuse que la leur, et que les Perses épouvantés regagnèrent, non pas leur camp, mais leurs vaisseaux. Il n’y a point encore eu jusqu’à ce jour de bataille plus fameuse : car jamais une si petite troupe ne terrassa des forces si considérables. VI. En parlant de cette victoire, je ne crois pas inutile de rapporter quelle fut la récompense décernée à Miltiade, afin qu’on puisse plus facilement comprendre que l’esprit des républiques est partout le même. Jadis les honneurs accordés par le peuple romain étaient rares et simples, et par cela même glorieux, tandis qu’ils n’ont plus de prix aujourd’hui qu’on les prodigue ; nous voyons qu’il en fut également ainsi chez les Athéniens. Ce Miltiade, qui avait affranchi Athènes et la Grèce tout entière, obtint pour unique récompense, lorsqu’on peignit la bataille de Marathon sur les murs du portique appelé le Pécile, l’honneur de figurer à la tête des dix stratèges, exhortant les soldats et engageant le combat. Ce même peuple, lorsqu’il fut devenu plus puissant et qu’il eut été corrompu par les largesses de ses magistrats, décerna trois cents statues à Démétrius de Phalère. VII. Après cette bataille, les Athéniens confièrent à Miltiade une flotte de soixante-dix vaisseaux pour faire la guerre aux îles qui avaient aidé les barbares ; à la tête de cette flotte, il fit rentrer dans le devoir la plupart de ces îles et prit possession de quelques-unes de vive force. Paros entre autres, orgueilleuse de sa puissance, ne voulut pas se rendre à ses raisons : il débarqua ses troupes, enferma la ville dans des lignes d’attaque et lui coupa toute communication ; puis, faisant avancer les mantelets et les tortues, il s’approcha des remparts. Il était sur le point de se rendre maître de la place, lorsqu’un bois sacré, qu’on découvrait au loin sur le continent, prit feu pendant la nuit, j’ignore par quel accident. Lorsque les assiégés et les assiégeants aperçurent les flammes, ils crurent également que c’était un signal donné par la flotte du roi. Il en résulta que les habitants de Paros ne songèrent plus à se rendre, et que Miltiade, craignant de voir survenir la flotte persane, brûla ses ouvrages et revint à Athènes avec le même nombre de vaisseaux qu’il avait en partant, au grand mécontentement de ses concitoyens. Il fut accusé de trahison, sous prétexte que, lorsqu’il pouvait prendre Paros, il s’était laissé corrompre par le roi et s’était retiré sans achever son entreprise. À ce moment, il était malade des suites de blessures reçues pendant le siège, et, comme il ne pouvait plaider lui-même sa cause, il fut défendu par son frère Tisagoras. L’affaire ayant été instruite, on lui fit grâce de la vie, mais on le condamna à une amende de cinquante talents, somme qui représentait les dépenses faites pour l’équipement de la flotte. Il ne pouvait payer comptant ; on le jeta en prison, et il y mourut. VIII. Paros ne fut qu’un prétexte pour l’accuser ; sa condamnation eut une autre cause. La tyrannie toute récente de Pisistrate avait appris aux Athéniens à redouter la puissance de leurs concitoyens. Miltiade, accoutumé à commander des armées, à exercer des magistratures, ne paraissait pas pouvoir demeurer un simple citoyen, alors surtout que l’habitude de dominer semblait lui en avoir fait un besoin. En effet, pendant toutes les années qu’il avait passées en Chersonèse, il y avait possédé le souverain pouvoir, et avait porté le nom de tyran, mais tyran légitime : car il avait dû son autorité non pas à la violence, mais au consentement des siens, et il l’avait conservée grâce à sa bonté. Or on appelle tyrans et on considère comme tels tous ceux qui se perpétuent au pouvoir dans un État qui jouissait auparavant de l’indépendance. Mais, pour Miltiade, il joignait à une extrême douceur une affabilité merveilleuse, et il n’y avait aucun citoyen, si humble qu’il fût, qui ne pût arriver librement jusqu’à lui ; son autorité était très grande auprès de toutes les cités, son nom célèbre, sa gloire militaire immense. Considérant toutes ces qualités, le peuple aima mieux frapper en lui un innocent que d’avoir plus longtemps à le craindre. [2] THÉMISTOCLE I. Thémistocle, fils de Néoclès, était Athénien. Les vices de sa première jeunesse furent rachetés par de grande vertus, si bien qu’on ne met personne au-dessus de lui et que peu sont placés au même rang. Mais commençons par le commencement. Son père, Néoclès, était noble ; il épousa une citoyenne d’Halicarnasse, qui donna le jour à Thémistocle. Celui-ci mécontenta ses parents en menant une vie dissolue et en négligeant ses intérêts domestiques ; son père le déshérita. Loin de l’abattre, cet affront le releva. Jugeant qu’il ne pouvait effacer cette tache qu’à force d’activité, il se consacra tout entier à la république, s’appliquant avec zèle à acquérir des amis et de la renommée. Souvent il plaidait les causes des particuliers, souvent il prenait la parole dans l’assemblée du peuple ; aucune affaire importante ne se traitait sans qu’il s’en mêlât ; il était prompt à trouver les solutions, et il les exposait avec une grande facilité de parole. Non moins rapide à exécuter qu’à imaginer, « il jugeait du présent, comme dit Thucydide, avec un tact extrêmement sûr, et devinait l’avenir avec une remarquable sagacité », aussi devint-il bientôt illustre. II. Le premier poste que lui confia sa patrie fut dans la guerre de Corcyre : élu stratège par le peuple pour conduire cette guerre, il rendit la république plus confiante en ses forces, non seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir. Les revenus publics, qu’on tirait des mines, se dissipaient tous les ans par les largesses des magistrats ; il persuada le peuple d’employer cet argent à équiper une flotte de cent vaisseaux. Cet armement ayant été bientôt fait, d’abord il dompta les Corcyréens ; puis, poursuivant les pirates, il rendit aux mers la sécurité. Par cette conduite, en même temps qu’il enrichissait les Athéniens, il les faisait devenir très habiles dans la guerre maritime. Ce fut surtout dans la lutte contre les Perses que l’on reconnut de quelle importance cela était pour le salut de la Grèce, lorsque Xerxès, sur terre et sur mer, apporta la guerre à toute l’Europe, avec des forces telles qu’on n’en vit jamais ni avant ni après lui. Sa flotte se composait de douze cents vaisseaux de guerre, que suivaient deux mille bâtiments de transport ; ses armées de terre comptaient sept cent mille fantassins et quatre cent mille cavaliers. La nouvelle de son approche s’étant répandue dans la Grèce, les Athéniens, qu’on disait menacés surtout à cause de la bataille de Marathon, envoyèrent consulter l’oracle de Delphes sur le parti qu’ils avaient à prendre. La Pythie leur répondit qu’ils devaient s’enfermer dans des murs de bois. Comme personne ne comprenait le sens de cette réponse, Thémistocle persuada ses concitoyens qu’Apollon leur conseillait de se transporter, eux et leurs biens, sur leurs vaisseaux, disant que c’étaient là les murs de bois dont voulait parler le dieu. Les Athéniens goûtèrent cet avis, doublèrent le nombre de leurs trirèmes, firent passer en partie à Salamine, en partie à Trézène, tout ce qui pouvait être transporté, confièrent aux prêtres et à quelques vieillards la citadelle et le soin des objets sacrés, et évacuèrent le reste de la ville. III. La plupart des cités désapprouvaient le conseil de Thémistocle et préféraient combattre sur terre. On envoya donc une troupe choisie, sous les ordres de Léonidas, roi de Sparte, pour occuper les Thermopyles et empêcher les barbares d’aller plus loin. Ces guerriers ne purent soutenir l’attaque des ennemis, et périrent tous à leur poste. Cependant la flotte commune de la Grèce, composée de trois cents vaisseaux, dont deux cents fournis par les Athéniens, livra bataille une première fois à la flotte du roi près d’Artémisium, entre l’Eubée et la terre ferme ; car Thémistocle recherchait les détroits, afin de ne pas être enveloppé. Bien que le succès eût été balancé, les Perses n’osèrent pas conserver leur position, dans la crainte que, si une partie de la flotte ennemie doublait l’Eubée, ils ne fussent mis en péril de deux côtés à la fois. Ils s’éloignèrent donc d’Artémisium, et vinrent mouiller en face d’Athènes, auprès de Salamine. IV. De son côté Xerxès, après avoir forcé les Thermopyles, marcha sur Athènes sans s’arrêter, tua les prêtres qu’il trouva dans la citadelle et la livra aux flammes. Cet incendie effraya les Grecs ; ils ne voulaient plus tenir la mer, et le plus grand nombre étaient d’avis de se retirer chez eux et de défendre leurs remparts. Thémistocle seul résista, disant que, réunis, il étaient en état de tenir tête aux Perses, et affirmant que, s’ils se disséminaient, ils devaient succomber ; c’est ce qu’il soutenait à Eurybiade, roi des Lacédémoniens, qui avait alors le commandement en chef. Comme il ne parvenait pas à le convaincre, il envoya au roi pendant la nuit le plus fidèle de ses esclaves, pour lui annoncer de sa part « que les Grecs étaient sur le point de fuir ; qu’une fois dispersés, il lui faudrait plus de peine et plus de temps pour terminer la guerre, car il serait obligé de les poursuivre en ici et là ; tandis que s’il les attaquait sur-le-champ, il les écraserait sans peine tous à la fois. » L’intention de Thémistocle était de forcer les Grecs à combattre malgré eux tous ensemble. Ce message entendu, le barbare, ne soupçonnant aucune ruse, livra bataille le lendemain dans une position très désavantageuse pour lui, très favorable au contraire à ses ennemis, sur une mer qui était si étroite qu’il ne put développer toute sa flotte. Il fut donc vaincu, plutôt par l’adresse de Thémistocle que par les armes de la Grèce. V. Malgré cet échec, il restait à Xerxès des forces assez considérables pour pouvoir accabler ses ennemis ; mais il fut encore forcé de reculer. Thémistocle, craignant qu’il ne voulût continuer la guerre, le fit avertir «qu’on se proposait de rompre le pont qu’il avait fait jeter sur l’Hellespont, et de lui fermer par ce moyen le retour en Asie.» Xerxès, persuadé, regagna l’Asie, en moins de trente jours, par la même route qu’il n’avait faite qu’en six mois, et regarda Thémistocle, non comme son vainqueur, mais comme son libérateur. Ce fut ainsi que la prudence d’un seul homme délivra la Grèce et fit triompher l’Europe de l’Asie. Cette victoire de Salamine est comparable à celle de Marathon ; car la plus grande flotte qu’on eût jamais vue y fut également défaite par un petit nombre de vaisseaux. VI. Thémistocle fut grand dans cette guerre ; il ne le fut pas moins dans la paix. Les Athéniens n’ayant que le port de Phalère, qui n’était ni spacieux ni sûr, il les persuada de construire le triple port du Pirée ; on l’entoura de murailles, et le Pirée, égalant la ville en magnificence, la surpassa en utilité réelle. Thémistocle rétablit aussi les murs d’Athènes, au péril de sa vie. Les Lacédémoniens s’efforcèrent en effet d’empêcher cet ouvrage. Ils se servaient du prétexte spécieux des invasions des barbares, prétendant qu’il ne fallait avoir, hors du Péloponnèse, aucune place forte, de peur que l’ennemi ne s’en emparât. Leur vrai motif était bien différent de celui qu’ils alléguaient. Athènes s’était acquis une si grande réputation chez tous les peuples, par les deux victoires de Marathon et de Salamine, qu’ils sentaient qu’il faudrait lui disputer l’empire. Ils voulaient donc qu’elle restât très faible. Lorsqu’ils eurent appris qu’on relevait les murs, ils envoyèrent des députés à Athènes pour le défendre. On cessa les travaux en leur présence, et on leur dit qu’on députerait à Lacédémone pour cet objet. Thémistocle se chargea de cette mission. Il partit d’abord seul, après avoir ordonné que les autres députés ne se mettent en chemin que lorsque les murs seraient élevés à une hauteur suffisante ; qu’on y fît travailler tous les esclaves et toutes les personnes libres ; qu’on n’épargnât aucun lieu, sacré ou profane, public ou particulier ; et qu’on amassât de toute part les matériaux qu’on jugeait propres à entrer dans une fortification. Il arriva de là que les murs d’Athènes furent rebâtis avec les démolitions des temples et des tombeaux. VII. Thémistocle, arrivé à Lacédémone, ne voulut point d’abord aller trouver les magistrats. Il chercha à gagner du temps, autant qu’il lui était possible, en prétextant qu’il attendait ses collègues. Pendant que les Lacédémoniens se plaignaient que l’ouvrage ne se faisait pas moins, et qu’il tâchait de les amuser, les autres députés le joignirent. Thémistocle, instruit par eux que les travaux étaient presque achevés, se rendit chez les éphores, magistrats souverains de Sparte. Il leur soutint qu’on leur avait dénoncé des faussetés ; qu’il était donc juste qu’ils envoient à Athènes des gens distingués par leur rang et leur probité, en qui on eût confiance, pour y vérifier le fait ; qu’en en attendant, ils le retiendraient lui-même en otage. On fit ce qu’il souhaitait. Trois citoyens, qui avaient exercé les premières charges, furent envoyés à Athènes. Thémistocle fit partir ses collègues avec eux, en leur recommandant de ne point les relâcher qu’on ne l’eût renvoyé lui-même. Quand il jugea qu’ils étaient arrivés à Athènes, il se présenta aux magistrats et au Sénat de Lacédémone, et leur déclara très librement « que les Athéniens avaient suivi son conseil, ce à quoi les autorisait le droit commun des nations, en entourant de murs les dieux publics de la Grèce, ceux de leur patrie et de leurs foyers, pour pouvoir les défendre plus facilement contre l’ennemi ; qu’en cela même, ils n’avaient pas fait une chose inutile à la Grèce ; que leur ville était un rempart opposé aux barbares, où déjà la flotte du roi de Perse avait fait naufrage à deux fois ; que les Lacédémoniens agissaient mal et avec injustice, en considérant plus l’intérêt de leur domination que celui de toute la Grèce ; qu’ainsi donc, s’ils désiraient le retour des députés qu’ils avaient envoyés à Athènes, ils le renvoient lui-même ; car autrement ils ne les reverraient plus. » VIII. Malgré tant de services, Thémistocle n’échappa point à l’envie de ses concitoyens. La même crainte qui avait causé la condamnation de Miltiade le fit bannir par l’ostracisme. Il alla vivre à Argos. Comme il y jouissait d’une grande considération, grâce à ses vertus, les Lacédémoniens envoyèrent des députés à Athènes, pour l’accuser, en son absence, de s’être uni avec le roi de Perse afin d’opprimer la Grèce. Sur cette accusation, il fut condamné comme traître, sans être entendu. À cette nouvelle, ne se trouvant pas assez en sûreté dans Argos, il se retira à Corcyre. Là, s’étant aperçu que les principaux citoyens craignaient que les Spartiates et les Athéniens ne leur déclarent la guerre à cause de lui, il se réfugia chez Admète roi des Molosses, avec lequel il avait eu des liaisons d’hospitalité. Ce prince étant absent lorsqu’il arriva chez lui. Thémistocle, pour l’engager plus religieusement à sa défense, prit entre ses bras la fille d’Admète, encore enfant, et se jeta avec elle dans une chapelle qui était très révérée. II n’en sortit qu’après que le roi l’eut assuré de sa protection, en lui tendant la main. Admète lui tint parole. Lorsque les Athéniens et les Spartiates réclamèrent officiellement Thémistocle il ne trahit point son suppliant. Il l’avertit de pourvoir à son salut, et de ne pas se croire en sûreté si près de ses ennemis. II le fit donc conduire à Pydna sous une escorte suffisante. Là, Thémistocle s’embarqua sur un vaisseau, sans être connu de personne. Une horrible tempête le portant vers Naxos, où se trouvait alors une armée athénienne, il sentit qu’il était perdu s’il y abordait. Forcé par cette circonstance fatale, il déclare au maître du vaisseau qui il est, lui promettant de grandes récompenses s’il le sauve. Celui-ci, touché de compassion pour un homme aussi illustre, retint le vaisseau à l’ancre à la hauteur de l’île, pendant un jour et une nuit, sans permettre à personne d’en sortir. Il aborda de là à Éphèse, et y mit à terre Thémistocle, qui depuis le récompensa dignement de ce service. IX. Je sais que la plupart des historiens ont écrit que Thémistocle passa en Asie sous le règne de Xerxès ; mais j’en crois préférablement Thucydide, parce qu’il vivait à l’époque la plus rapprochée de ceux qui ont laissé l’histoire de ces temps-là, et qu’il était de la même ville. Or, cet auteur dit que Thémistocle gagna les États d’Artaxerxès, et lui adressa une lettre conçue en ces termes : « Thémistocle vient à toi. Aucun Grec n’a fait plus de mal que moi à ta maison, lorsque j’ai été forcé de combattre ton père et de défendre ma patrie. Mais je lui ai fait plus de bien encore, lorsque, en sûreté moi-même, il a commencé d’être en péril. Comme il se disposait à retourner en Asie, après la bataille de Salamine je l’informai par une lettre qu’on pensait à rompre le pont qu’il avait jeté sur l’Hellespont, et à l’envelopper. Cet avis le sauva. Aujourd’hui, poursuivi par toute la Grèce, je me réfugie auprès de toi et te demande ton amitié. Si je l’obtiens, tu trouveras en moi un aussi bon ami que je fus ennemi généreux de ton père. Je te prie, au reste, de m’accorder une année pour réfléchir sur les projets dont je me propose de t’entretenir, et de me permettre, après ce terme, de me présenter devant toi. » X. Le roi, plein d’admiration pour la grandeur d’âme de Thémistocle et désirant s’attacher un homme de ce mérite, lui accorda sa demande. Thémistocle employa toute cette année à apprendre et à parler le persan, dans lequel il se rendit si habile, qu’il harangua, dit-on, le roi avec beaucoup plus de facilité que n’auraient pu le faire les naturels mêmes du pays. Après avoir fait à ce prince bien des promesses, dont la plus agréable était d’accabler la Grèce par les armes, s’il voulait user de ses conseils, il revint en Asie Mineure, comblé des présents d’Artaxerxès, et fixa sa demeure à Magnésie. Le roi lui avait fait don de cette ville (d’où il tirait chaque année cinquante talents), en lui disant qu’il lui donnait Magnésie pour lui fournir le pain, Lampsaque le vin, et Myunte l’ordinaire de sa table. Il existe encore de nos jours deux monuments qui nous rappellent Thémistocle : son tombeau près d’Athènes, où ses restes sont déposés, et ses statues sur la place publique de Magnésie. La plupart des historiens ont parlé diversement de sa mort ; mais je préfère encore ici l’autorité de Thucydide, qui dit qu’il mourut de maladie à Magnésie sans nier cependant que le bruit courut qu’il s’était empoisonné lui-même, désespérant de pouvoir réaliser la promesse qu’il avait faite au roi de conquérir la Grèce. Le même auteur rapporte que ses amis enterrèrent ses ossements dans l’Attique, mais en secret, parce qu’il avait été condamné pour crime de trahison, et que les lois ne permettaient pas de l’inhumer dans le pays. [3] ARISTIDE I. L’Athénien Aristide, fils de Lysimaque, était à peu près du même âge que Thémistocle ; aussi lui disputa-t-il le premier rang dans la cité. Ils s’accusèrent mutuellement ; mais on vit, dans leur rivalité, combien l’éloquence a d’avantage sur la vertu. Quoique Aristide eût acquis par son intégrité le surnom de Juste, titre dont jamais personne, que je sache, n’avait été honoré avant lui, il fut renversé par Thémistocle, et condamné par l’ostracisme à un bannissement de dix années. Sentant l’impossibilité de contenir la multitude soulevée, il céda à l’orage. On dit que, voyant un citoyen notifier son exil, il lui demanda pourquoi il agissait de la sorte, et quel crime avait commis Aristide pour être jugé digne d’une peine si rigoureuse. Cet homme lui répondit qu’il ne connaissait point Aristide, mais qu’il était choqué de ses efforts ambitieux pour se faire appeler Juste de préférence à tous ses concitoyens. Aristide ne subit pas entièrement les dix années d’exil portées par la loi. Six ans après, lors de la descente de Xerxès dans la Grèce, il fut rappelé dans sa patrie par un plébiscite. Déjà il avait assisté à la bataille navale de Salamine, avant que sa peine lui fût remise. II. II fut mis aussi, comme stratège, à la tête des Athéniens, dans la journée de Platées, où Mardonius fut défait, et les barbares taillés en pièces. Ce commandement est le seul grand fait militaire de sa vie ; mais combien d’autres traits signalent son intégrité et sa justice ! Le principal est que, lorsqu’il se trouva sur la flotte commune des Grecs, avec Pausanias, qui battit Mardonius, le commandement maritime fut transporté des Spartiates aux Athéniens. Les premiers avaient également commandé jusque-là sur mer et sur terre ; mais alors le caractère emporté de Pausanias et la modération d’Aristide déterminèrent presque tous les peuples de la Grèce à s’unir aux Athéniens et à les mettre à leur tête contre les barbares, afin d’être plus en état de les repousser, s’ils tentaient jamais une nouvelle guerre. III. Aristide fut chargé de régler la taxe que chaque ville devait fournir pour la construction des flottes et pour la levée des troupes. Ce fut d’après son avis qu’on déposa tous les ans à Delphes quatre cent soixante talents, dont on fit le trésor commun de la Grèce. Tout cet argent fut depuis transporté à Athènes. La preuve la plus certaine de l’intégrité d’Aristide, c’est qu’après avoir présidé à de si grandes opérations, il mourut dans une telle pauvreté qu’il laissa à peine de quoi fournir à ses funérailles. En sorte que ses filles furent nourries, dotées et mariées aux frais du trésor public. Il finit ses jours environ quatre ans après l’expulsion de Thémistocle. [4] PAUSANIAS I. Pausanias, de Sparte, fut un grand homme, sans doute, mais inégal et inconstant dans toute sa conduite. L’éclat de ses vertus fut effacé par ses vices. Sa bataille de Platées est très célèbre ; ce fut en effet sous sa conduite que Mardonius, Mède de nation, satrape et gendre de Darius, le plus vaillant et le plus habile des généraux de la Perse, à la tête de deux cent mille hommes de pied, tous gens d’élite, et de vingt mille cavaliers, fut mis en déroute par une armée peu nombreuse, et perdit lui-même la vie dans le combat. Enflé de cette victoire, il commença à former des intrigues et à donner un libre essor à son ambition. La première action dont on le blâma, fut d’avoir fait graver sur un trépied d’or, qui lui était revenu du butin et qu’il avait placé dans le temple de Delphes, une inscription portant que sous sa conduite les barbares avaient été détruits à Platées, et qu’en reconnaissance de cette victoire il avait fait ce présent à Apollon. Les Lacédémoniens rayèrent cette inscription, et gravèrent seulement sur le trépied le nom des villes qui avaient contribué à la défaite des Perses. Il. Après cette bataille, le même Pausanias fut mis à la tête de la flotte commune des Grecs, et envoyé à l’île de Chypre et sur l’Hellespont, pour en chasser les garnisons barbares. Également heureux dans cette expédition, il en devint plus fier et plus ambitieux encore. Après s’être rendu maître de Byzance, il renvoya secrètement à Xerxès plusieurs prisonniers persans d’un rang distingué, et entre autres quelques parents de ce prince, et chercha à faire croire qu’ils s’étaient évadés des prisons publiques. Il fit partir avec eux un certain Gongyle, d’Érétrie, qui devait donner une lettre au roi, qui, au rapport de Thucydide, était conçue en ces termes : « Pausanias, chef des Spartiates, ayant reconnu que les prisonniers qu’il a faits à Byzance sont tes parents, te les renvoie à titre de présent. Il désire s’unir à toi par les liens du sang, et te prie, si tu le trouves bon, de lui donner ta fille en mariage. À cette condition, il promet de t’aider à réduire sous ta puissance et la ville de Sparte et toutes les autres cités de la Grèce. Si tu veux donner suite à ces propositions, envoie-moi un homme sûr, avec lequel je puisse conférer ». Xerxès, ravi du salut de tant d’hommes qui lui étaient si nécessaires, envoie sur-le-champ Artabaze à Pausanias avec une lettre dans laquelle il le comble de louanges et lui demande de ne rien épargner pour effectuer ses promesses ; ajoutant que, s’il réussissait, rien ne lui serait refusé. Pausanias, instruit des dispositions du roi, en devint plus ardent à poursuivre son projet, et se rendit suspect aux Lacédémoniens. Rappelé à Sparte au milieu de ses menées, on le mit en jugement. Il fut absous, condamné cependant à une amende ; aussi ne lui rendit-on pas le commandement de la flotte. III. Il retourna de lui-même peu de temps après à l’armée ; et s’y conduisant non en homme adroit, mais en insensé, il y fit connaître ses desseins. Il quitta non seulement les moeurs, mais encore les manières et l’habillement de son pays. II avait un faste royal, portait l’habit médique, se faisait suivre d’une garde de Mèdes et d’Égyptiens. Sa table, servie dans le goût des Perses, était d’un luxe insupportable à ses convives mêmes. Il était inaccessible à ceux oui voulaient l’approcher ; il répondait avec hauteur ; il commandait avec dureté. Ne voulant plus retourner à Sparte, il s’était transporté à Colone, ville de la Troade. Là il tramait des complots également funestes à sa patrie et à lui-même. Quand les Lacédémoniens en furent informés, lis lui envoyèrent des députés avec la scytale, sur laquelle, selon leur usage, ils avaient écrit que, s’il ne revenait point, ils le condamneraient à mort. Pausanias, vivement ému de ce message, retourna à Sparte, espérant pouvoir encore écarter ce pressant danger par son argent et sa puissance. À peine y fut-il arrivé que les éphores le firent mettre en prison, les lois donnant à chacun de ces magistrats le pouvoir d’en user de cette sorte à l’égard du roi. Il se tira cependant de cette situation, mais il n’en resta pas moins suspect. On persistait à croire qu’il avait des intelligences avec le roi de Perse. Il est une classe nombreuse d’hommes, appelés ilotes, qui cultivent les terres des Spartiates et leur servent d’esclaves. On soupçonnait encore Pausanias de vouloir les soulever en leur faisant espérer la liberté. Mais comme on n’avait aucune preuve évidente par laquelle on pût se convaincre, on ne crut pas devoir juger, sur de simples soupçons, un homme si considérable et si illustre ; mais on résolut d’attendre que le fait se découvrît de lui- même. IV. Sur ces entrefaites, un jeune homme, nommé Argilius, que Pausanias aimait, fut chargé par Pausanias d’une lettre pour Artabaze. Comme aucun de ceux qui étaient partis avec de pareils messages n’était revenu, il soupçonna qu’il était fait quelque mention de lui. Il délia la lettre, et après l’avoir décachetée, vit que, s’il la portait, c’était fait de lui. Elle contenait d’ailleurs des détails relatifs au traité conclu entre Pausanias et le roi de Perse. Argilius remit cette lettre aux éphores. Je dois remarquer ici la sage circonspection des magistrats de Sparte ; l’indice même fourni par le jeune homme ne les décida point à faire arrêter Pausanias, et ils ne crurent devoir user de rigueur que lorsqu’il se serait découvert lui-même. Ils donnèrent pour cela leurs ordres au dénonciateur. Il y a à Ténare un temple de Neptune, que les Grecs regardent comme inviolable. Argilius s’y réfugia, et s’assit sur l’autel. On avait pratiqué tout auprès une loge souterraine d’où l’on pouvait entendre ceux qui viendraient lui parler. Quelques éphores y descendirent. Dès que Pausanias eut appris qu’Argilius s’était réfugié dans ce temple, il y accourut tout troublé. Le voyant sur l’autel, dans la posture d’un suppliant, il lui demanda la raison d’une démarche si subite. Argilius lui déclara ce qu’il avait appris par la lettre. Pausanias, encore plus effrayé, le prie de ne rien révéler et de ne point trahir son bienfaiteur, lui promettant que, s’il lui rendait ce service et le faisait sortir d’un si cruel embarras, il en serait amplement récompensé. V. Les éphores, ainsi instruits de tout, jugèrent plus à propos de faire arrêter le coupable dans la ville ; et ils en prirent le chemin. Pausanias, croyant avoir gagné Argilius, y retournait aussi. Comme on était sur le point de l’arrêter en route, il comprit à la mine d’un éphore, qui voulait l’avertir du danger, qu’on cherchait à le surprendre. II se réfugia donc dans le temple de Minerve appelé Chalcioecus, en devançant de peu ceux qui le poursuivaient. Les éphores en firent aussitôt murer les portes, afin qu’il ne pût en sortir, et on démolit le toit, pour qu’exposé à l’air, il mourût plus vite. On dit que sa mère vivait encore en ce temps-là, et que cette femme, alors très âgée, ayant appris le crime de son fils, s’empressa d’apporter une pierre à l’entrée du temple, pour l’y enfermer. C’est ainsi que Pausanias souilla par l’infamie de sa mort l’éclat de sa vie militaire. À peine l’eut-on tiré du temple, à demi mort, qu’il expira. Quelques-uns disaient qu’il fallait porter son cadavre au même endroit que les corps des suppliciés ; mais cet avis fut désapprouvé du plus grand nombre. On l’enterra loin du lieu où il était mort. Dans la suite, il fut exhumé par l’ordre de l’oracle de Delphes, et enseveli dans l’endroit même où il avait cessé de vivre. [5] CIMON I. La première jeunesse de Cimon l’Athénien, fils de Miltiade, fut extrêmement dure ; son père n’ayant pu payer l’amende à laquelle le peuple l’avait condamné, et étant mort en prison, il y fut détenu lui-même, et les lois ne permettaient pas qu’il recouvrât sa liberté avant d’avoir acquitté cette amende. Il avait épousé sa soeur, nommée Elpinicé, suivant en cela sa propre inclination autant que l’usage du pays ; car il est permis aux Athéniens d’épouser leur soeur de père. Un certain Callias, qui s’était enrichi dans les mines et qui avait moins de naissance que d’argent, désirant posséder Elpinicé, proposa à Cimon de payer pour lui, s’il voulait la lui céder pour épouse. Cimon rejetant cette offre avec mépris, Elpinicé protesta qu’elle ne laisserait point éteindre dans les fers la race de Miltiade, alors qu’elle pouvait l’empêcher, et qu’elle s’unirait à Callias, s’il remplissait sa promesse. II. Cimon, devenu libre de cette manière, parvint rapidement aux premières magistratures. Il avait en effet assez d’éloquence, une extrême générosité, une grande connaissance du droit civil et de l’art militaire, car il avait vécu dans les camps avec son père depuis son enfance. Aussi domina-t-il complètement ses concitoyens, et eut-il beaucoup d’autorité dans les armées. Élevé au commandement, il mit d’abord en fuite, sur les bords du fleuve Strymon, les nombreuses troupes des Thraces. Il fonda la ville d’Amphipolis, et y envoya une colonie de dix mille Athéniens. Il défit encore, près de Mycale, la flotte des Cypriens et des Phéniciens, composée de deux cents voiles, et la captura. Le même jour, il eut sur terre et sur mer un égal succès : car, dès qu’il se fut emparé des vaisseaux ennemis, il débarqua ses troupes, et renversa d’un seul choc une armée innombrable de barbares. Cette victoire lui procura un riche butin. Comme quelques îles s’étaient révoltées contre Athènes, à cause de la dureté de son gouvernement, en revenant dans ses foyers, il affermit dans leurs dispositions celles qui étaient bien intentionnées, et fit rentrer dans leur devoir celles qui s’en étaient écartées. Scyros, alors habitée par les Dolopes, ayant montré trop d’obstination et d’insolence, il la dépeupla, chassa de la ville et de l’île tous les anciens habitants, et distribua les terres à ses concitoyens. Les Thasiens, qui se confiaient dans leurs richesses, furent terrassés par sa présence. Le côté méridional de la citadelle d’Athènes fut orné de leurs dépouilles. III. Élevé par tant d’exploits au-dessus de tous ses concitoyens, Cimon fut en butte à la même haine qui avait poursuivi son père et les autres grands hommes d’Athènes. Il se vit condamné à un exil de dix ans, par le jugement appelé ostracisme. Les Athéniens en eurent plus de regret que lui-même. Les Spartiates leur ayant déclaré la guerre, après que Cimon eut courageusement supporté leur envie et leur ingratitude, ils regrettèrent sa valeur, qu’ils connaissaient, et le rappelèrent, cinq ans après, de son exil. Cimon, qui jouissait de l’hospitalité chez les Spartiates, pensant que les deux peuples gagneraient plus à vivre d’intelligence qu’à se combattre, partit de lui-même pour Lacédémone, et ménagea la paix entre ces deux puissantes cités. Peu de temps après, il fut envoyé contre l’île de Chypre avec deux cents vaisseaux. Il en avait déjà réduit la plus grande partie, lorsqu’il fut attaqué d’une maladie dont il mourut dans la ville de Citium. IV. Les Athéniens le regrettèrent longtemps, non seulement dans la guerre, mais dans la paix. Il était, en effet, si libéral, qu’ayant en plusieurs endroits des terres et des jardins, il ne faisait jamais garder ses fruits, pour n’empêcher personne d’en jouir à volonté. Les serviteurs qui le suivaient avaient toujours de l’argent sur eux, afin que, si quelqu’un avait besoin de ses secours, il pût l’assister sur-le-champ, craignant qu’un délai ne fût regardé comme un refus. Plus d’une fois, ayant rencontré un citoyen peu fortuné et mal vêtu, il lui donna son manteau. Il avait toujours une table assez abondante pour inviter tous ceux qu’il trouvait sur la place publique et qui n’étaient point priés ailleurs ; c’est ce qu’il faisait chaque jour. Son crédit, ses soins, sa fortune ne manquaient à personne. II enrichit plusieurs citoyens. Il fit ensevelir à ses frais beaucoup de pauvres, qui n’avaient pas laissé de quoi payer leurs funérailles. Avec cette conduite, il ne faut nullement être surpris si sa vie fut si tranquille, et sa mort suivie de tant de regrets. [6] LYSANDRE I. Lysandre, de Sparte, a laissé une grande réputation qu’il a due à sa fortune plus qu’à son mérite. On sait qu’il défit entièrement les Athéniens, dans la vingt- sixième année de la guerre du Péloponnèse ; mais on ignore de quelle manière. Ce succès fut l’effet, non de la valeur de ses troupes, mais de l’indiscipline des Athéniens qui, n’obéissant point à leurs chefs et ayant quitté leurs vaisseaux pour se disperser dans les campagnes, tombèrent entre les mains de l’ennemi. Dès lors Athènes fut forcée de se rendre. Lysandre, enflé de cette victoire, avant laquelle il avait toujours été factieux et plein d’audace, se livra tellement à son caractère, qu’il fit des Lacédémoniens l’horreur de la Grèce. Ces derniers avaient souvent dit qu’ils prenaient les armes pour briser le despotisme des Athéniens ; mais, quand Lysandre se fut emparé de leur flotte à Ægos-Potamos, il ne travailla qu’à mettre toutes les villes sous sa propre dépendance, en feignant d’agir pour les Lacédémoniens. Après en avoir chassé tous les partisans des Athéniens, il avait choisi, dans chacune, dix citoyens auxquels il avait confié le pouvoir suprême, n’admettant dans ce nombre de magistrats que des gens qui lui étaient attachés par les liens de l’hospitalité, ou qui lui avaient fait le serment d’être à lui. Ce décemvirat établi dans toutes les villes, tout s’y fit à sa volonté. Il. Pour ne pas fatiguer le lecteur du détail de ses cruautés et de ses perfidies, je me borne à en rapporter un seul exemple. En revenant de l’Asie, il se détourna vers Thasos. Parce que cette ville avait signalé sa fidélité pour les Athéniens, comme si les ennemis les plus constants devenaient ordinairement les plus fermes amis, il désira la renverser de fond en comble. Il vit que, s’il ne cachait pas son dessein, les Thasiens lui échapperaient par la fuite et se mettraient en sûreté. En conséquence .... {Lysandre, après s'être rendu maître de Thasos, sut qu'il y avait dans cette ville beaucoup d'habitants qui favorisaient les Athéniens, mais que la crainte des Lacédémoniens les obligeait à se tenir couverts. Lysandre convoqua les Thasiens au temple d'Hercule, et, leur parlant avec une bonté affectée, leur dit qu'il ne trouvait point étrange que, dans le changement arrivé dans leur ville, il restât encore des vestiges cachés dès premières inclinations ; que c'était une chose pardonnable ; que du reste on pouvait vivre en sûreté ; qu'il ne maltraiterait personne, et qu'on pouvait prendre confiance à la parole qu'il en donnait dans un lieu sacré, tel qu'était ce temple, et dans la ville d'Hercule, à qui ils avaient l'honneur d'appartenir à tant de titres. Les partisans cachés des Athéniens, rassurés par les belles paroles de Lysandre, commencèrent à se montrer plus librement, et Lysandre les laissa quelque temps jouir de cette fausse sécurité ; mais quand ils ne furent plus sur leurs gardes, il les fit enlever et mettre à mort.} III. Les Lacédémoniens abolirent donc la puissance décemvirale qu’il avait établie. Lysandre, outré de ressentiment, forma le projet de détruire la royauté dans Lacédémone. Sentant qu’il ne pouvait l’exécuter sans le secours des dieux, parce que les Spartiates avaient coutume de référer tout aux oracles, il tâcha d’abord de corrompre les prêtres de Delphes. N’ayant pu en venir à bout, il tenta ceux de Dodone. Rebuté aussi de ce côté, il dit qu’il avait fait à Jupiter Ammon un voeu dont il devait s’acquitter, s’imaginant qu’il aurait moins de peine à gagner les prêtres africains. Il partit pour l’Afrique dans cette espérance ; mais les principaux ministres du temple de Jupiter trompèrent beaucoup son attente. Non seulement ils furent incorruptibles, mais ils envoyèrent encore des députés à Lacédémone pour accuser Lysandre d’avoir essayé de séduire leurs prêtres. Appelé en justice pour ce crime, il fut absous par ses juges. On l’envoya au secours d’Orchomène. Il fut tué par les Thébains auprès d’Haliarte. Une harangue trouvée dans sa maison, après sa mort, justifia l’idée qu’on avait de lui. Il y conseille aux Lacédémoniens d’abolir la puissance royale, et de choisir, parmi tous les citoyens, un général chargé de faire la guerre. Cette pièce était d’ailleurs tournée de manière qu’elle paraissait s’accorder avec la décision divine, qu’il ne doutait pas d’obtenir à prix d’argent. On dit que c’est Cléon d’Halicarnasse qui l’avait composée. IV. Il ne faut point omettre ici le trait de Pharnabaze, satrape du roi de Perse. Lysandre, commandant la flotte, avait commis, dans le cours de la guerre, beaucoup d’actes d’avarice et de cruauté. Soupçonnant qu’on avait informé de ces faits les Lacédémoniens, il pria Pharnabaze de lui donner pour les éphores une attestation de la manière intègre avec laquelle il avait fait la guerre et traité les alliés, et de s’étendre sur ce point dans sa lettre, parce que son autorité serait d’un grand poids à cet égard. Pharnabaze lui promet tout son zèle ; il écrit une longue lettre où il le comble d’éloges, et la lit à Lysandre qui s’en montre satisfait. Mais le satrape, en la fermant, en substitue une autre toute cachetée, du même volume et d’une forme si semblable, qu’il était impossible de la distinguer de la première. Il faisait dans celle-ci le détail le plus exact de son avarice et de sa perfidie. Lysandre, retourné à Sparte, après avoir rendu le compte qu’il lui plut de sa conduite au premier magistrat, lui remit, comme un certificat, la lettre de Pharnabaze. Les éphores, l’ayant fait retirer, en prirent connaissance et la lui donnèrent ensuite à lire. Il fut ainsi, sans le savoir, son propre accusateur. [7] ALCIBIADE I. Alcibiade, fils de Clinias, était Athénien. La nature, en le formant, semble avoir voulu éprouver ses forces. Tous les historiens qui ont parlé de lui s’accordent à dire que personne ne l’a surpassé, ni en vices ni en vertus. Né dans une ville illustre, issu d’une grande famille, le plus beau des Athéniens de son âge, il était propre à tout, plein de jugement et d’habileté, grand capitaine sur mer et sur terre. II était très disert et l’un des plus habiles orateurs d’Athènes ; tel était le charme de sa figure et de sa voix, que personne ne pouvait résister à ses discours. Laborieux et patient quand il fallait l’être ; libéral, splendide au dehors comme chez lui ; affable, gracieux, se pliant avec adresse aux circonstances, lorsqu’il s’abandonnait au relâchement, et qu’aucun motif n’excitait l’activité de son esprit, on le voyait prodigue, débauché, intempérant ; en sorte que tout le monde s’étonnait de trouver dans un seul et même homme des moeurs si dissemblables et un caractère si plein de contrastes. Alcibiade fut élevé dans la maison de Périclès, dont on dit qu’il était le beau-fils, et il fut instruit par Socrate. Il épousa la fille d’Hipponicus, le plus riche de tous les Grecs de ce temps- là ; de manière que, s’il eût donné l’essor à son imagination, il n’aurait pu ni se figurer plus de faveurs, ni en obtenir de plus grandes que celles qu’il avait reçues et de la fortune et de la nature. II. Dans la guerre du Péloponnèse, ses conseils et son autorité décidèrent les Athéniens à attaquer Syracuse. Il fut lui-même élu général, et chargé de cette guerre. On lui donna en outre deux collègues, Nicias et Lamachus. Pendant qu’on faisait les préparatifs de l’expédition, et avant la sortie de la flotte, il arriva que tous les bustes de Mercure furent renversés dans une seule nuit, à l’exception de celui qui était placé devant la porte d’Andocide, et qu’on appela depuis, pour cette raison, le Mercure d’Andocide. Cet accident étant évidemment l’effet d’un complot, parce qu’il intéressait l’État, et non les particuliers, le peuple, épouvanté, craignit que quelque coup violent et subit n’opprimât la liberté publique. Le soupçon semblait devoir tomber sur Alcibiade, parce qu’il était réputé plus puissant et plus élevé qu’un homme privé ne doit l’être. Il s’était, en effet, attaché beaucoup de gens par ses libéralités, et un plus grand nombre encore en les défendant en justice. Aussi, toutes les fois qu’il paraissait en public, il attirait sur lui tous les yeux, et on ne lui égalait aucun citoyen. Il inspirait donc à la fois et de grandes espérances et de grandes craintes, parce qu’il pouvait ou beaucoup nuire, ou beaucoup servir. Il était d’ailleurs entaché d’infamie, par la raison qu’il célébrait, disait-on, les mystères dans sa maison, ce qui était un sacrilège aux yeux des Athéniens et semblait cacher quelque conjuration sous des dehors religieux. III. Ses ennemis le chargeaient de ce délit dans les assemblées du peuple, et le temps de partir pour la guerre approchait. Alcibiade considérant cette circonstance et n’ignorant point la conduite ordinaire des Athéniens, demandait que, si on voulait lui intenter quelque affaire, on informât contre lui pendant qu’il était présent, plutôt que de l’exposer, pendant son absence, aux accusations de la haine. Mais ses ennemis, sentant qu’ils ne pouvaient alors lui nuire, résolurent de rester en repos pour le moment et d’attendre qu’il fût parti, pour l’attaquer absent : c’est ce qu’ils firent. Quand ils le crurent arrivé en Sicile, ils lui intentèrent un procès pour sacrilège. Le magistrat lui ayant à ce sujet envoyé un message en Sicile, avec ordre de revenir pour se défendre, il ne voulut point désobéir, quoiqu’il eût un grand espoir de réussir dans l’expédition qui lui était confiée, et il monta sur la trirème qu’on lui avait envoyée pour le porter. Abordé à Thurium, en Italie, il se mit à réfléchir sur l’abus que ses concitoyens faisaient de la liberté, sur leur cruauté envers les nobles, et jugea que le meilleur parti était d’esquiver la tempête qui le menaçait. Il se déroba donc à ses gardes et se rendit d’abord à Élis, et ensuite à Thèbes. Mais lorsqu’il eut appris qu’il avait été condamné à mort, que ses biens avaient été confisqués, que le peuple avait forcé les Eumolpides à le maudire, selon la coutume, et que, pour mieux consacrer la mémoire de cet anathème, on en avait gravé la copie sur un pilier de pierre élevé dans un lieu public, il se retira à Lacédémone. Là il fit la guerre, non à sa patrie, mais à ses ennemis personnels, parce qu’ils étaient aussi ceux de sa patrie, comme il le disait lui-même ouvertement, qu’ils l’en avaient chassé, dans l’opinion qu’il pouvait lui rendre de grands services, et qu’ils avaient plus consulté leur haine particulière que le bien commun. Les Lacédémoniens firent d’abord amitié, par son conseil, avec le roi de Perse ; ensuite ils fortifièrent Décélie, dans l’Attique, et y établirent une garnison pour tenir Athènes en échec. Ce fut aussi par ses soins qu’ils détachèrent l’Ionie de l’alliance des Athéniens, ce qui leur donna la supériorité dans la guerre. IV. Cependant ces services inspirèrent aux Lacédémoniens moins d’amitié que de défiance et d’éloignement pour Alcibiade. Connaissant son ardent courage et sa grande habileté dans toutes les affaires, ils craignirent que l’amour de la patrie ne le portât quelque jour à les abandonner et à se réconcilier avec les siens. Ils songèrent en conséquence à chercher le moment de l’assassiner. Ce dessein ne put longtemps être ignoré d'Alcibiade. Il était si pénétrant qu’on ne pouvait le surprendre, surtout lorsqu’il s’étudiait à se tenir sur ses gardes. Il se retira donc auprès de Tissapherne, général de Darius. Quand il fut devenu son intime ami, voyant les forces des Athéniens s’affaiblir par leurs revers en Sicile, et celles des Spartiates s’accroître, il envoya des émissaires au préteur Pisandre, qui avait son armée sous les murs de Samos, afin de concerter son retour. Ce préteur partageait les vues d’Alcibiade ; il était ennemi de la puissance du peuple et partisan de la noblesse. Il échoua cependant dans cette tentative ; mais Thrasybule, fils de Lycus, le fit d’abord recevoir par l’armée, et créer général à Samos ; et Théramène ayant ensuite proposé son rappel, il fut rappelé par un décret du peuple, et associé à eux, quoique absent, dans le commandement de l’armée. La conduite de ces généraux changea tellement la face des affaires, que les Lacédémoniens, peu auparavant vainqueurs et puissants, furent épouvantés et demandèrent la paix. Ils avaient été vaincus cinq fois sur terre et trois fois sur mer ; ils avaient perdu deux cents trirèmes, dont l’ennemi s’était emparé. Conjointement avec ses collègues, Alcibiade avait recouvré l’Ionie, l’Hellespont et beaucoup de villes grecques, situées sur les côtes d’Asie. Ils en avaient emporté d’emblée un grand nombre, entre autres Byzance, et n’en avaient pas moins gagné par la clémence politique dont ils avaient usé envers les vaincus. Après de si glorieux exploits, ils revinrent à Athènes chargés de butin, avec une armée enrichie des dépouilles de l’ennemi. V. Toute la ville étant descendue au-devant d’eux au Pirée, ou avait un si grand désir de voir Alcibiade, que le peuple accourait en foule à sa trirème, comme s’il fût arrivé seul. On était en effet persuadé qu’il avait été l’auteur et des revers passés et des succès présents. On attribuait la perte de la Sicile et les victoires des Lacédémoniens à la faute qu’on avait commise en bannissant un homme de ce mérite. Et cette opinion semblait fondée ; car, depuis qu’Alcibiade avait commandé l’armée, les Lacédémoniens n’avaient pu tenir tête aux Athéniens. Quoique Théramène et Thrasybule eussent présidé aux mêmes opérations et débarqué avec lui au Pirée, le peuple n’accompagnait qu’Alcibiade ; et, ce qui jusqu’alors n’avait été usité que pour les vainqueurs d’Olympie, on lui présentait à l’envi des couronnes d’or et d’airain. Alcibiade, se rappelant ses disgrâces passées, recevait en pleurant de joie ces marques de l’affection de ces concitoyens. Lorsqu’il fut arrivé dans la ville, il convoqua le peuple et le harangua d’un ton si touchant, que les coeurs les plus durs versèrent des larmes sur son infortune et firent éclater leur indignation contre les auteurs de son exil. On eût dit que c’était un autre peuple, et non celui qui pleurait alors, qui l’avait condamné comme sacrilège. Ses biens lui furent rendus par un décret public ; les prêtres Eumolpides furent forcés de révoquer leur anathème, et les piliers sur lesquels on l’avait transcrit furent jetés dans la mer. VI. La joie d’Alcibiade dura peu. On lui avait décerné toutes sortes d’honneurs, on l’avait entièrement chargé de l’administration civile et militaire, et rendu l’arbitre de tout ; il demanda et obtint pour collègues Thrasybule et Adimante, et partit pour l’Asie avec une flotte ; mais il n’eut pas devant Cymé le succès auquel il s’attendait, et retomba dans la disgrâce du peuple. Comme on croyait que rien ne lui était impossible, on lui imputait tous les revers, en l’accusant ou de négligence ou de mauvaise volonté. C’est ce qui arriva dans cette occasion. On prétendait que, corrompu par le roi de Perse, il n’avait pas voulu prendre Cymé. Rien ne lui fut plus funeste, selon nous, que la trop haute opinion que l’on avait de son génie et de sa valeur. On le redoutait autant qu’on l’aimait. On craignait que, fier de son bonheur et de sa grande naissance, il n’ambitionnât la tyrannie. Sur ces motifs, on le destitua dans son absence, et l’on mit un autre à sa place. Alcibiade, en ayant été instruit, ne voulut point retourner à Athènes. Il se retira à Pactyé, y fortifia trois châteaux, Bornos, Bisanthé et Néontique, et, ayant ramassé un corps de troupes, pénétra, le premier des Grecs, dans la Thrace, jugeant plus glorieux pour lui de s’enrichir des dépouilles des barbares que de celles de la Grèce. Par cette expédition , il accrut sa renommée et ses richesses, et se lia d’une étroite amitié avec quelques rois de la Thrace. VII. Il ne put pas cependant détacher son coeur de sa patrie. Philoclès, général des Athéniens, ayant fait stationner sa flotte près d’Ægos-Potamos, non loin de celle de Lysandre, chef des Lacédémoniens, qui s’appliquait à traîner la guerre en longueur, autant qu’il lui était possible, parce que le roi de Perse leur fournissait de l’argent, et qu’au contraire Athènes épuisée n’avait plus que des armes et des vaisseaux, il se rendit à l’armée navale des Athéniens et là, en présence de tout le monde, il exposa que, si on le voulait, il forcerait Lysandre ou à combattre ou à demander la paix ; que les Spartiates évitaient une bataille navale, pare qu’ils étaient plus forts sur terre que sur mer ; mais qu’il lui était facile d’engager Seuthès, un des rois de Thrace, à les chasser de la terre ferme, et que, par cette mesure, ils seraient réduits à la nécessité de se battre sur mer ou de mettre fin à la guerre. Quoique Philoclès sentît qu’il avait raison, il ne voulut pas cependant suivre son avis ; il prévoyait qu’il n’aurait plus d’autorité dans l’armée, s’il y recevait Alcibiade ; que, si l’on avait quelque succès, il n’en partagerait nullement la gloire, et qu’au contraire, s’il arrivait quelque revers, il en serait seul accusé. Alcibiade lui dit en se retirant : « Puisque tu t’opposes au triomphe de la patrie, je t’avertis de tenir ta flotte près des ennemis ; car il est à craindre que la licence des soldats ne fournisse à Lysandre l’occasion de surprendre et d’accabler notre armée. » Alcibiade ne fut point trompé à cet égard. En effet, Lysandre, ayant appris de ses espions que les Athéniens étaient descendus à terre pour piller, et qu’ils avaient presque entièrement évacué leurs vaisseaux, ne laissa point échapper l’occasion d’agir, et d’un seul coup mit fin à la guerre. VIII. Alcibiade, après la défaite des Athéniens, ne se jugeant plus en sûreté où il était, se retira dans le fond de la Thrace, au-dessus de la Propontide, espérant pouvoir y cacher sa fortune ; mais il se trompait. Quand les Thraces s’aperçurent qu’il y était venu avec de grosses sommes d’argent, ils lui tendirent des embuscades ; ils lui enlevèrent les richesses qu’il avait apportées, mais ils ne purent le prendre lui- même. Alcibiade, ne voyant aucun lieu sûr pour lui dans la Grèce, à cause de la puissance des Lacédémoniens, passa en Asie, chez Pharnabaze, et le charma tellement par la douceur de ses manières, que bientôt il tint le premier rang dans son amitié. Ce satrape lui fit présent du château de Grynium en Phrygie, dont il retirait cinquante talents de revenu. Cette fortune ne contenta pas Alcibiade. Il ne pouvait souffrir qu’Athènes fût vaincue et asservie à Lacédémone. Il pensait uniquement à affranchir sa patrie ; mais il voyait qu’il ne pouvait exécuter ce dessein sans le roi de Perse. Il désirait donc s’en faire un ami, ne doutant point d’en venir facilement à bout, s’il pouvait seulement l’aborder. Il savait que son frère Cyrus se préparait secrètement à lui faire la guerre, avec l’aide des Spartiates ; et il voyait qu’en lui découvrant ce complot il acquerrait une grande faveur auprès de lui. IX. Pendant qu’il méditait ce projet et qu’il demandait à Pharnabaze de l’envoyer vers le roi, Critias et les autres tyrans d’Athènes dépêchèrent des gens affidés à Lysandre en Asie, pour l’aviser que, s’il ne faisait pas périr Alcibiade, le gouvernement qu’il avait établi lui-même dans Athènes ne pourrait pas subsister ; s’il voulait que son ouvrage durât, il devait poursuivre Alcibiade. Le Spartiate, animé par cet avis, résolut d’agir plus fortement auprès de Pharnabaze. Il lui déclara donc que les relations qui existaient entre le roi et les Lacédémoniens cesseraient, s’il ne livrait Alcibiade mort ou vif. Le satrape ne supporta point cette menace, et il aima mieux violer l’humanité qu’affaiblir la puissance du roi. En conséquence, il chargea Sysamithrès et Bagoas d’aller tuer Alcibiade, dans le temps qu’il était en Phrygie et préparait son voyage à la cour de Perse. Ces envoyés donnent secrètement aux voisins d’Alcibiade la commission de l’assassiner. Ceux-ci, n’osant pas l’attaquer avec le fer, entassèrent du bois, pendant la nuit, autour de la cabane où il reposait, et y mirent le feu, pour faire périr dans l’incendie un homme qu’ils ne se flattaient pas de pouvoir accabler par la force. Alcibiade, éveillé par le bruit de la flamme, voyant qu’on lui avait soustrait son épée, saisit le poignard de son ami : c’était un Arcadien qu’il avait logé, et qui n’avait jamais voulu le quitter. Il lui ordonne de le suivre, rassemble tous les vêtements qu’il trouve sous sa main, les jette au feu et échappe ainsi à la violence des flammes. Les barbares, voyant de loin qu’il s’était dérobé à l’incendie, le tuèrent à coups de traits et portèrent sa tête à Pharnabaze. Une femme qui vivait avec lui couvrit son corps de sa robe, et fit consumer son cadavre par ces mêmes flammes qu’on avait préparées pour le dévorer tout vivant. C’est ainsi qu’Alcibiade finit ses jours, à l’âge d’environ quarante ans. X. Cet homme diffamé par plusieurs auteurs, trois historiens très graves l’ont comblé des plus grands éloges : Thucydide, son contemporain, Théopompe, qui naquit peu de temps après, et Timée ; ces deux derniers, assurément très médisants, se sont accordés, je ne sais comment, à ne louer que lui. Ils en ont écrit ce que j’ai rapporté ci-dessus, et en outre ceci : qu’étant né dans Athènes, la ville la plus brillante de la Grèce, il avait surpassé tous les Athéniens par l’éclat et la dignité de sa vie ; que venu à Thèbes, après avoir été expulsé de sa patrie, il s’était si bien conformé aux goûts de ses habitants, qu’aucun d’entre eux ne pouvait l’égaler pour l’ardeur au travail et la force du corps (car tous les Béotiens s’appliquent plus à fortifier leurs membres qu’à aiguiser leur esprit) ; qu’à Lacédémone, dont les murs plaçaient la suprême vertu dans la patience, il s’était livré à une vie si dure qu’il vainquit tous les Spartiates en parcimonie de table, d’habillement et de train ; que se trouvant chez les Thraces, gens ivrognes et adonnés à la débauche, il les avait surpassés aussi dans ces excès ; qu’arrivé chez les Perses, parmi lesquels la plus grande gloire est de chasser avec intrépidité et de vivre avec luxe et avec mollesse, il copia si bien ces moeurs, qu’il parvint à se faire admirer ; que, par cette conduite, il sut toujours conquérir le premier rang dans l’estime et l’affection des peuples. Mais en voilà assez sur Alcibiade. Parlons des autres capitaines. [8] THRASYBULE I. Thrasybule, fils de Lycus, était Athénien. S’il fallait juger du mérite par lui-même, et sans égard à la fortune, je serais tenté de mettre Thrasybule au-dessus de tous les capitaines. Je ne lui préfère assurément personne pour la bonne foi, la constance, la grandeur d’âme, l’amour de la patrie. Plusieurs ont voulu, peu ont pu délivrer leur patrie d’un seul tyran ; il lui fut réservé d’affranchir la sienne des trente tyrans qui l’opprimaient. Mais je ne sais comment, tandis que ses vertus ne le cédaient à l’éclat d’aucune autre, plus d’une réputation a éclipsé la sienne. Il fit d’abord, dans la guerre du Péloponnèse, bien des choses sans Alcibiade ; Alcibiade n’en fit aucune sans lui : mais, par un certain avantage qui lui était naturel, il les tourna toutes à son profit. Du reste, les généraux partagent tous leurs exploits avec les soldats et la fortune, parce que, dans le choc des armées, le conseil est remplacé par les forces et par l’impétuosité des combattants. Le soldat revendique justement du général quelque portion du succès ; la fortune en réclame la plus grande part, et peut se vanter, avec raison, d’avoir plus fait que la prudence du chef. Mais le trait héroïque de Thrasybule n’appartient qu’à lui seul. En effet, les trente tyrans que les Spartiates avaient chargés du gouvernement d’Athènes, ayant opprimé cette ville, banni ou mis à mort une foule de citoyens échappés au hasard des combats, confisqué, pour se les partager entre eux, les biens du plus grand nombre, Thrasybule fut non seulement le premier, mais le seul, qui se déclara ouvertement leur adversaire. II. Quand il se réfugia dans Phylé, château très fortifié en Attique, il n’avait avec lui que trente des siens. Tel fut le principe du salut d’Athènes ; telle fut la force qui rendit la liberté à cette illustre république. Les tyrans méprisèrent d’abord Thrasybule et le petit nombre de ses gens. Ce mépris leur fut fatal, et salutaire à celui qui en était l’objet ; car il retarda la poursuite des uns, et rendit les autres plus forts, en leur donnant le temps de se préparer. Tant doit être gravée dans tous les esprits cette maxime, que, dans la guerre, il ne faut rien négliger ; et tant on a raison de dire, qu’on voit rarement pleurer la mère de l’homme qui sait craindre à propos. Cependant les forces de Thrasybule n’augmentèrent pas autant qu’il le pensait ; car, dès ce temps-là, les gens de bien parlaient plus courageusement pour la liberté qu’ils ne combattaient pour elle. Thrasybule passa de là au Pirée, et fortifia Munychie. Les tyrans en tentèrent deux fois l’attaque, et deux fois, honteusement repoussés, ils se réfugièrent au plus tôt dans la ville, après avoir perdu armes et bagages. Thrasybule fut aussi modéré que courageux ; il défendit de maltraiter ceux qui se rendaient, pensant qu’il était juste que des citoyens épargnent des citoyens. Il n’y eut de blessés que ceux qui voulurent attaquer les premiers. Il ne dépouilla aucun mort ; il ne toucha à rien, si ce n’est aux armes, dont il avait besoin, et aux provisions de bouche. Dans la seconde action, Critias, le chef des tyrans, fut tué, en combattant très vaillamment contre Thrasybule. III. Critias abattu, Pausanias, roi de Sparte, vint au secours des Athéniens. Il fit la paix entre Thrasybule et ceux qui occupaient la ville, à condition qu’on ne punirait de l’exil que les trente tyrans et les dix citoyens qui, créés ensuite préteurs, avaient usé de la même cruauté, et qu’on rendrait au peuple l’administration de la république. Thrasybule, après la conclusion de la paix, fit encore une belle action. Alors qu’il était tout puissant dans Athènes, il fit porter une loi qui défendait d’accuser ou de punir personne pour les faits passés ; et l’on appela cette loi la loi d’oubli. Non seulement il la publia, mais il la fit exécuter. Quelques-uns de ses compagnons d’exil voulant qu’on massacre ceux avec lesquels on s’était réconcilié, il l’empêcha par autorité publique, et tint la parole qu’il avait donnée. IV. Pour récompenser de si grands services, le peuple lui décerna une couronne d’honneur, formée de deux petites branches d’olivier. Comme c’était l’amour de ses concitoyens, et non la violence, qui la lui avait fait obtenir, elle n’excita aucune envie, et le couvrit de gloire. C’est donc avec raison que Pittacus, qu’on met au nombre des sept sages, dit aux habitants de Mitylène lorsqu’ils lui offraient plusieurs milliers d’arpents de terre : « Ne me donnez point, je vous prie, ce que plusieurs m’envieraient, et qui serait convoité du plus grand nombre. Je n’accepte que cent de ces arpents, qui marqueront et ma modération et votre bienveillance. En effet, un petit présent se conserve ; un présent trop riche ne reste guère. » Thrasybule, content de cette couronne, ne prétendit rien de plus, et pensa qu’aucun citoyen n’avait jamais été plus honoré. Fait préteur dans la suite, et chargé du commandement d’une flotte, il aborda en Cilicie. Comme son camp n’était pas assez diligemment gardé, les barbares firent de nuit une sortie et le tuèrent dans sa tente. [9] CONON I. Conon, d’Athènes, entra dans les affaires publiques pendant la guerre du Péloponnèse, dans laquelle il rendit de grands services. Il commanda les armées de terre en qualité de préteur, et, à la tête des forces navales, il fit de grandes choses sur mer. Ses exploits lui valurent une distinction particulière ; on le nomma gouverneur unique de toutes les îles. Durant son gouvernement, il prit Phères, colonie de Lacédémone. Il fut aussi préteur sur la fin de la guerre du Péloponnèse, lorsque les troupes des Athéniens furent défaites par Lysandre, près du fleuve Ægos. Mais il était alors absent, et l’affaire en fut conduite plus mal, car il était général habile et rigide sur la discipline. Aussi tout le monde pensait en ce temps-là que, s’il avait été présent, les Athéniens n’auraient pas éprouvé cette disgrâce. II. Les affaires ainsi ruinées, ayant appris que sa patrie était assiégée, il ne chercha point une retraite où il pourrait vivre lui-même en sûreté, mais un lieu d’où il pourrait secourir ses concitoyens. II se rendit donc auprès de Pharnabaze, satrape d’Ionie et de Lydie, et en même temps gendre et parent du roi de Perse. Pour gagner ses bonnes grâces, il n’épargna ni peines ni dangers. Les Lacédémoniens, après la défaite des Athéniens, avaient rompu l’alliance qu’ils avaient faite avec Artaxerxès, et avaient envoyé Agésilas faire la guerre en Asie, sur les sollicitations pressantes de Tissapherne, l’un des intimes du roi, qui s’était détaché de son amitié, et s’était ligué avec les Spartiates ; Pharnabaze eut le titre de général des troupes opposées à Agésilas, mais en effet Conon les commanda, et tout se fit d’après sa volonté. Il embarrassa beaucoup cet excellent capitaine, et souvent fit obstacle à ses plans ; et il est clair que, s’il n’eût pas été dans l’armée, Agésilas aurait enlevé au roi l’Asie jusqu’au mont Taurus. Après que les Spartiates eurent rappelé leur général, parce que les Béotiens et les Athéniens avaient déclaré la guerre à Lacédémone, Conon n’en resta pas moins auprès des généraux du roi, et leur fut à tous très utile. III. Tissapherne avait abandonné Artaxerxès ; mais ce prince croyait moins que tout autre à sa défection. Par ses grands et nombreux services il avait encore du crédit auprès du roi, alors même qu’il ne restait plus dans le devoir. Il n’est pas étonnant qu’Artaxerxès ne se portât pas facilement à le croire coupable, en se rappelant que c’était par son moyen qu’il avait vaincu son frère Cyrus. Conon, envoyé vers lui par Pharnabaze pour l’accuser, s’adressa d’abord, suivant l’usage des Perses, au chiliarque nommé Tithraustès, officier qui occupait la seconde place de l’empire, et lui exposa qu’il désirait conférer avec le roi : car on n’a point d’audience sans le chiliarque. « Rien ne s’y oppose, lui dit celui-ci ; mais examine si tu aimes mieux lui exposer de vive voix ce que tu as dans l’esprit, ou avoir recours à une lettre. Si tu parais en présence du roi, il est nécessaire que tu te prosternes devant lui. S’il t’en coûte de te soumettre à cet usage, confie-moi ta mission, tu n’en atteindras pas moins sûrement ton but. — Il ne me répugne point, lui répondit Conon, de rendre au roi tous les hommages qui lui sont dus ; mais je crains d’avilir ma patrie, qui est accoutumée à commander aux autres peuples, si je suis plutôt les usages des étrangers que les siens. » Il lui remit donc par écrit ce qu’il voulait. IV. Le roi, en ayant pris connaissance, fut si ému de son témoignage, qu’il déclara Tissapherne ennemi de l’État, ordonna de poursuivre par les armes les Lacédémoniens, et permit à Conon de choisir qui il voudrait pour trésorier de l’armée. Conon lui dit que ce n’était pas à lui, mais au roi même, qui devait très bien connaître les siens, à faire ce choix ; toutefois il lui conseillait de donner ce soin à Pharnabaze. Après avoir reçu de grands présents, il fut envoyé sur les côtes, pour imposer aux Cypriens, aux Phéniciens et aux autres États maritimes, une réquisition de galères, et pour équiper une flotte avec laquelle il pût garder la mer l’été suivant ; Pharnabaze lui avait été donné pour collègue, comme il l’avait lui-même voulu. Les Lacédémoniens, apprenant cette nouvelle, se disposèrent avec inquiétude à la lutte, parce qu’ils se ,jugeaient menacés d’une plus grande guerre que s’ils n’avaient eu à combattre qu’un barbare. Ils voyaient qu’un général courageux et prudent serait à la tête des forces du roi et savaient qu’ils ne pouvaient avoir sur lui l’avantage de l’habileté ni celui du nombre. Ils rassemblent donc une grande flotte, et partent sous la conduite de Pisandre. Conon, les attaquant près de Cnide, les met en fuite après un rude combat, leur prend plusieurs vaisseaux, et en coule à fond un plus grand nombre. Par cette victoire, non seulement Athènes, mais encore toute la Grèce, qui avait été sous la domination maritime des Spartiates, fut délivrée. Conon revient dans sa patrie avec une partie des vaisseaux, fait rétablir en même temps les murs du Pirée et ceux d’Athènes, ruinés par Lysandre, et donne à ses concitoyens cinquante talents qu’il avait reçus de Pharnabaze. V. Il arriva à Conon ce qui arrive à tous les hommes, d’être plus inconsidéré dans le bonheur que dans l’adversité. Croyant avoir vengé les injures de sa patrie, après avoir défait la flotte du Péloponnèse, il forma plus de voeux qu’il n’en put réaliser. Cependant ces voeux n’étaient ni impies ni blâmables, puisqu’il aimait mieux augmenter la puissance de sa patrie que celle du roi de Perse. Comme il s’était acquis une grande autorité par cette bataille navale qu’il avait livrée près de Cnide, non seulement parmi les barbares, mais encore parmi tous les peuples de la Grèce, il travailla sourdement à rendre aux Athéniens l’Ionie et l’Éolie. Mais ce dessein ne put être caché avec assez de soin, et Téribaze, qui commandait à Sardes, l’appela auprès de lui, feignant de vouloir lui confier une importante mission auprès du roi. Conon obéit à ce message ; mais en arrivant, il fut jeté dans une prison, où il resta quelque temps. Quelques-uns ont écrit qu’il fut conduit à la cour et qu’il y périt. Mais l’historien Dinon auquel j’ajoute beaucoup de foi sur les affaires des Perses, dit au contraire qu’il s’enfuit. II doute seulement si ce fut au su de Téribaze ou à son insu. [10] DION I. Dion de Syracuse, fils d’Hipparinus, né d’une famille illustre, se trouva mêlé aux affaires publiques sous la tyrannie des deux Denys. Car le premier Denys avait épousé Aristomaque, soeur de Dion, dont il eut deux fils, Hipparinus et Nysée, et autant de filles, nommées Séphrosyné et Arété. Il maria la première à Denys, son fils, auquel il laissa son trône, et la seconde, Arété, à Dion. Indépendamment de cette illustre alliance et de l’excellente réputation de ses ancêtres, Dion tenait encore de la nature beaucoup d’autres avantages : un esprit docile, honnête, propre aux meilleures études, cette dignité d’extérieur qui impose aux hommes, et en outre, de grandes richesses que son père lui avait laissées, et qu’il avait lui-même augmentées des présents du tyran. Il était très cher au premier Denys, non moins à cause de ses moeurs qu’à cause de sa parenté ; car, quoique la cruauté de ce prince lui déplût, il s’intéressait cependant à sa conservation, parce qu’il était son allié, et plus encore pour l’avantage de sa famille. Il assistait aux grandes affaires ; Denys suivait volontiers ses conseils, sauf dans les occasions où une passion trop violente venait se placer entre eux et lui. Toutes les ambassades les plus honorables étaient remplies par Dion, qui s’en acquittait avec zèle, et, en les exerçant avec fidélité, couvrait par son affabilité la dureté du nom de tyran. Les Carthaginois, vers lesquels il fut envoyé par Denys, ressentirent pour lui une admiration qu’ils n’avaient jamais eue pour aucun homme parlant la langue grecque. II. Denys n’ignorait point tout cela, et il sentait combien Dion lui faisait d’honneur à lui-même : aussi avait-il pour lui plus de complaisance que pour personne, et l’aimait- il comme s’il eût été son fils. La nouvelle étant arrivée que Platon était venu à Tarente, il ne put refuser au jeune Dion, qui brûlait d’envie de l’entendre, de le mander en Sicile. Il lui accorda donc sa demande, et fit conduire en grande pompe le philosophe à Syracuse. Dion admira et chérit tellement Platon, qu’il se livrait tout entier à lui. Platon ne fut pas moins charmé par Dion ; car, après avoir été cruellement outragé par le tyran, qui avait ordonné de le vendre, il se rendit à ses prières, et revint à la même cour. Sur ces entrefaites, Denys tomba malade. Comme son état inspirait de graves inquiétudes, Dion demanda aux médecins comment il était. Il les pria en même temps que, s’il se trouvait par hasard dans un danger sérieux, ils le lui déclarent, disant « qu’il voulait l’entretenir sur le partage du royaume, parce qu’il pensait que les enfants nés de sa soeur et de Denys devaient en avoir une partie. » Les médecins ne turent point ce propos ; ils le rapportèrent à Denys le fils, qui s’en émut vivement, et força les médecins de donner à son père un somnifère, afin que Dion n’eût pas le pouvoir de conférer avec lui. Le malade prit le breuvage, s’assoupit profondément, et mourut. III. Tel fut le commencement de la haine cachée que Dion et Denys avaient l’un pour l’autre, et qui s’accrut pour plusieurs raisons. Mais d’abord une amitié simulée subsista quelque temps entre eux. Dion ne cessait point de supplier Denys de faire venir Platon d’Athènes et d’user de ses conseils ; Denys, qui voulait imiter son père en quelque chose, fit ce qu’il souhaitait ; et, en même temps, il rappela à Syracuse l’historien Philiste, plus ami encore de la tyrannie que du tyran. Mais j’ai parlé de Philiste assez au long dans l’ouvrage que j’ai écrit sur les historiens grecs. Platon eut tant de pouvoir sur Denys par son autorité, et tant de force par son éloquence, qu’il le persuada de mettre fin à la tyrannie et de rendre la liberté aux Syracusains. Mais, détourné de ce dessein par le conseil de Philiste, il n’en devint que plus cruel. IV. Se voyant surpasser par Dion en lumières, en crédit, en popularité, et craignant, s’il le gardait auprès de lui, de lui fournir quelque occasion de le renverser, il lui donna un navire de trois rangs de rames pour le transporter à Corinthe, lui représentant qu’il le faisait pour tous les deux, car leur défiance mutuelle pouvait leur faire craindre à chacun d’être devancé par l’autre. Comme cette conduite indignait un grand nombre de citoyens et inspirait une vive haine contre le tyran, Denys fit embarquer tous les effets mobiliers de Dion, et les lui envoya : il voulait faire croire par là qu’il avait agi ainsi, non par haine de la personne, mais pour son propre salut. Mais, après qu’il eut appris que Dion ramassait un corps d’armée, et qu’il songeait à lui faire la guerre, il maria sa femme Arété à un autre, et ordonna qu’on élevât son fils de manière qu’en lui permettant tout il s’abreuvât des plus honteuses passions. Avant qu’il fût pubère, on lui amenait des courtisanes ; on le chargeait de vin et de viandes ; on ne lui laissait aucun moment de sobriété. Cet enfant put si peu supporter un changement de vie, après que son père fut revenu dans sa patrie (car on avait mis auprès de lui des surveillants chargés de le retirer de ses habitudes passées), qu’il se jeta du haut de la maison, et qu’il mourut de sa chute. Mais je reviens où j’en étais. V. Après que Dion fut arrivé à Corinthe, et qu’Héraclide, chassé aussi par Denys, dont il commandait la cavalerie, se fut retiré dans la même ville, ils se préparèrent de toute manière, l’un et l’autre, à faire la guerre au tyran. Mais ils n’avançaient pas beaucoup, parce qu’une tyrannie de tant d’années était considérée comme fort puissante. C’est pourquoi peu d’hommes se décidaient à partager leurs périls. Mais Dion, ne se confiant pas tant sur ses troupes que sur la haine qu’on portait au tyran, partit, plein de courage, avec deux bâtiments de charge, pour attaquer un empire de cinquante ans, défendu par cinq cents galères, cent mille hommes de pied et dix mille chevaux, et, ce qui étonna toutes les nations, il l’abattit si facilement, que le troisième jour après avoir touché en Sicile, il entra dans Syracuse. D’où l’on peut conclure qu’aucune domination n’est assurée, si elle n’a pour rempart l’amour du peuple. Denys était alors absent, et il attendait sa flotte en Italie, croyant qu’aucun de ses ennemis ne viendrait à lui sans de grandes forces. Mais il fut bien déçu ; car Dion réprima l’orgueil du tyran en se servant de ceux-là même qui avaient été sous la puissance de son adversaire. Il s’empara de toute cette partie de la Sicile qui avait été soumise à Denys, et de la même manière, de Syracuse, à l’exception de la citadelle et de l’île attenante à la ville. II conduisit l’affaire au point que Denys voulut conclure la paix aux conditions suivantes : « Dion posséderait la Sicile, Denys l’Italie, et Apollocrate, dans qui seul il avait la plus grande confiance, Syracuse. » VI. Un changement subit suivit des succès si prospères et si inopinés ; la fortune, dans son inconstance, entreprit d’abîmer celui qu’un peu auparavant elle avait élevé. Elle exerça d’abord sa cruauté sur le fils, dont j’ai parlé ci-dessus ; car, lorsque Dion eut repris sa femme, qui avait été donnée à un autre, et voulut ramener son fils de la plus excessive débauche à la vertu, ce père reçut par sa mort une douloureuse blessure. Il s’éleva ensuite une dissension entre lui et Héraclide. Celui-ci, qui ne voulait pas céder le premier rang, forma une faction ; il n’avait pas moins de crédit que Dion parmi les grands, du consentement desquels il était à la tête de l’armée navale, pendant que Dion commandait l’armée de terre. Dion ne put se résigner, et cita le vers d’Homère, au second livre de l’Iliade, où se trouve cette maxime « que l’État ne peut être bien gouverné par plusieurs maîtres ». Ce mot souleva une grande haine contre lui ; car il semblait avoir déclaré par là qu’il voulait que tout fût sous sa puissance. Il s’appliqua, non à adoucir la haine par la complaisance, mais à la réprimer par la rigueur, et fit tuer Héraclide, lorsqu’il fut arrivé à Syracuse. VII. Cette action causa la plus grande crainte à tout le monde ; car, Héraclide mis à mort, personne ne se croyait en sûreté. Dion, ayant écarté son adversaire, partagea plus librement aux soldats les biens de ceux qu’il savait opposés à ses intérêts. Ces biens distribués, comme il se faisait tous les jours de très grandes dépenses, l’argent commença bientôt à lui manquer, et il ne vit plus à quoi s’en prendre, sinon aux biens de ses amis. Telle était sa position, qu’en gagnant les soldats, il perdait les grands. Ces chagrins l’accablaient. N’étant point accoutumé à un mauvais renom, il ne souffrait point patiemment d’être mésestimé de ceux qui peu auparavant l’avaient élevé jusqu’au ciel par leurs éloges. Le bas peuple, voyant qu’il était devenu désagréable aux soldats, ne cessait de dire que le tyran était insupportable. VIII. Tandis que Dion, considérant l’état des choses, ne savait comment calmer l’exaspération dont il craignait les effets, un certain Callicrate, citoyen d’Athènes, qui était venu avec lui du Péloponnèse en Sicile, homme fin et adroit à tromper, sans aucune religion, sans aucune foi, vint le trouver, et lui dit qu’il était dans un grand danger à cause du mécontentement du peuple et de la haine des soldats ; qu’il ne pourrait s’y soustraire qu’en chargeant quelqu’un des siens de se feindre son ennemi ; que, s’il en trouvait un qui fût propre à cette commission, il connaîtrait aisément les dispositions de tout le monde, et se déferait de ses adversaires, parce qu’ils découvriraient leurs sentiments à un homme en mésintelligence avec lui. Ce dessein approuvé, Callicrate prend lui même ce rôle, et s’arme de l’imprudence de Dion. Il cherche des complices pour lui ôter la vie ; il s’abouche avec ses adversaires ; il forme une conjuration. La chose, confiée à beaucoup de personnes, ayant transpiré, est rapportée à Aristomaque, soeur de Dion, et à son épouse Arété. Ces femmes effrayées vont trouver celui qu’elles croient en danger. Mais Dion leur dit que Callicrate ne lui tend pas de piège, et que ce qui se fait, se fait par son ordre. Elles n’en conduisent pas moins Callicrate dans le temple de Proserpine, et le forcent d’y jurer que Dion n’a rien à craindre de lui. Non seulement celui-ci ne fut point détourné par ce serment de son entreprise, mais il en fut plus animé à la hâter, craignant que le projet ne fût découvert avant qu’il l’eût exécuté. IX. Dans cette résolution, le premier jour de fête, pendant que Dion se tenait chez lui, éloigné de la foule, et reposait dans un cabinet, à l’étage supérieur, il livre les postes les plus fortifiés de la ville aux conjurés, cerne les maisons avec des gardes, place des gens sûrs aux portes, avec ordre de n’en pas bouger, garnit une trirème d’hommes armés, la confie à Philostrate, son frère, et lui ordonne de la promener dans le port, comme s’il voulait exercer les rameurs, afin que, si la fortune entravait ses desseins, il lui restât un moyen de se mettre en sûreté. Dans le nombre des siens, il choisit quelque jeunes Zacynthiens, très hardis et très vigoureux, et les charge d’aller désarmés chez Dion, de manière qu’ils paraissent venir le visiter. Ceux-ci, étant connus, sont introduits. Mais dès qu’ils sont entrés, ils ferment la porte à clef, se jettent sur Dion, le saisissent dans son lit et le garrottent. Il se fit un grand bruit, tel qu’on pouvait l’entendre du dehors. Dans cette occasion, il fut facile à chacun de sentir, comme il a été souvent dit auparavant, combien la puissance d’un particulier est odieuse, et combien est misérable la vie de ceux qui aiment mieux être craints qu’aimés : car, si les gardes mêmes de Dion eussent été dans des dispositions favorables, ils auraient pu le sauver en brisant la porte, puisque ses assassins étaient sans armes et en demandaient à ceux du dehors. Comme personne ne venait à son secours, un certain Lycon, Syracusain, leur passa par la fenêtre une épée, avec laquelle il fut tué. X. Le meurtre une fois accompli, la multitude étant entrée pour voir ce qui s’était passé, quelques personnes furent massacrées par méprise ; car le bruit s’était bientôt répandu qu’on avait attenté à la vie de Dion, et un grand nombre de citoyens, qu’un tel crime indignait, étaient accourus. Égarés par de faux soupçons, ils égorgèrent des innocents comme coupables. Dès que la mort de Dion fut divulguée, l’esprit du peuple changea d’une manière étonnante ; car ceux qui, de son vivant, le nommaient sans cesse tyran, l’appelaient alors publiquement le libérateur de la patrie et le destructeur de la tyrannie. La compassion avait si subitement succédé à la haine, qu’ils auraient désiré le retirer des enfers, s’ils l’eussent pu, au prix de leur sang. Aussi fut-il enseveli dans la ville et dans le lieu le plus fréquenté, et l’État fit les frais de ses funérailles et de son tombeau. Dion mourut âgé d’environ cinquante- cinq ans, la quatrième année après son retour du Péloponnèse. [11] IPHICRATE I. L’Athénien Iphicrate dut son illustration moins à la grandeur de ses exploits qu’à sa science militaire. En effet, c’était un si habile capitaine, que non seulement on le comparait aux premiers de son siècle, mais qu’on ne lui préférait même aucun de ses devanciers. Il passa presque toute sa vie dans les camps, et commanda souvent les armées. Nulle part il n’échoua par sa faute, et toujours il vainquit à force d’habileté, car l’art militaire lui doit une foule d’innovations heureuses, ou d’améliorations importantes. II changea les armes de l’infanterie. Avant qu’il ne commande, elle se servait de très grands boucliers, de piques courtes, de petites épées. Iphicrate, au contraire, substitua la pelte à la parme, ce qui fit ensuite appeler peltastes les fantassins ; il les rendit ainsi plus légers pour les mouvements et pour les attaques. Il doubla la mesure de la pique ; il allongea les épées. Il changea aussi la matière des cuirasses, et, à la place de celles qui étaient faites d’anneaux d’airain, il en donna de lin. Les soldats devinrent ainsi plus lestes ; car, en diminuant le poids de leur armure, il leur en procura une qui couvrait également le corps sans l’appesantir. II. Il fit la guerre aux Thraces, et rétablit dans son royaume Seuthès, allié des Athéniens. À Corinthe, il commanda l’armée avec une si grande rigidité, qu’il n’y eut jamais dans la Grèce de troupes mieux exercées ni plus obéissantes ; il les accoutuma à savoir si bien se mettre d’elles-mêmes en bataille, que chaque soldat semblait avoir été rangé par le plus habile capitaine. Ce fut avec cette armée qu’il surprit et enleva la fameuse "mora" des Lacédémoniens, action qui fut grandement célébrée dans toute la Grèce. Il mit en fuite une seconde fois toutes leurs troupes dans la même guerre, et il acquit par cet exploit une grande gloire. Artaxerxès, voulant attaquer le roi d’Égypte, demanda Iphicrate aux Athéniens, pour le mettre à la tête de l’armée étrangère à sa solde, qui était de dix mille hommes. Il les instruisit dans toutes les parties de la discipline militaire ; et, comme autrefois les soldats romains formés par Fabius furent nommés les Fabiens, les soldats Iphicratiens furent très illustres chez les Grecs. Ayant marché au secours des Lacédémoniens, il arrêta l’impétuosité d’Épaminondas ; car sans son approche les Thébains ne se seraient point retirés de devant Sparte qu’ils ne l’eussent prise et détruite par le feu. III. Iphicrate était d’un grand courage ; d’une haute stature et d’un extérieur fait pour le commandement ; en sorte que son seul aspect inspirait l’admiration pour sa personne. Mais il était trop mou dans le travail et peu patient, comme l’a écrit Théopompe ; bon citoyen d’ailleurs et plein de loyauté. C’est ce qu’il montra dans plusieurs circonstances, entre autres en protégeant les enfants du Macédonien Amyntas : car Eurydice, mère de Perdiccas et de Philippe, se réfugia chez Iphicrate avec ses deux enfants encore en bas âge, après la mort d’Amyntas, et trouva en lui un protecteur. II vécut jusqu’à un âge avancé, en conservant l’affection de ses concitoyens. Il n’eut qu’une seule fois à repousser une accusation capitale, dans la guerre sociale, conjointement avec Timothée, et fut absous dans ce procès. Il laissa d’une Thrace, fille du roi Cotys, un fils nommé Ménesthée. Comme on demandait à celui-ci qui de son père ou de sa mère il estimait davantage, il répondit que c’était sa mère. Tout le monde s’étonnant de cette réponse : « C’est avec justice, reprit-il, que je parle ainsi : car mon père, autant qu’il a été en lui, m’a fait naître Thrace ; ma mère, au contraire, Athénien. » [12] CHABRIAS I. L’Athénien Chabrias fut aussi placé parmi les plus grands capitaines, et fit beaucoup de choses dignes de mémoire ; mais la plus brillante est le stratagème qu’il imagina dans la bataille qu’il donna près de Thèbes, lorsqu’il fut venu au secours des Béotiens. Le grand capitaine Agésilas comptait déjà sur la victoire, car il avait mis en déroute les troupes mercenaires ; Chabrias défendit au reste de son infanterie de céder le terrain ; et mettant un genou en terre appuyé contre son bouclier, et présentant la pique en avant, il lui apprit à soutenir le choc des ennemis. Agésilas, surpris de cette nouvelle manoeuvre, n’osa pas avancer, et rappela par le son de la trompette ses gens qui allaient déjà charger. Ce trait fut si célébré dans toute la Grèce, que Chabrias voulut que la statue qui lui serait élevée sur la place publique, par un décret du peuple athénien, fût dans cette attitude. D’où il arriva qu’ensuite les athlètes et les artistes de tous les genres firent donner aux statues qu’on leur dressait la pose qu’ils avaient au moment de leur victoire. II. Chabrias eut la conduite de plusieurs guerres en Europe comme général des Athéniens. Il en fit spontanément d’autres en Égypte. II alla au secours de Nectanabis et l’affermit sur le trône. Il fit la même chose à Cypre, mais en vertu d’un décret des Athéniens, qui le donnèrent comme aide à Évagoras ; et il n’en partit point qu’il n’eût soumis toute l’île par les armes : exploit par lequel les Athéniens acquirent une grande gloire. Sur ces entrefaites, la guerre fut allumée entre les Égyptiens et les Perses. Les Athéniens étaient unis avec Artaxerxès, les Spartiates avec les Égyptiens, de qui Agésilas leur roi tirait de grandes sommes. Chabrias considérant cet avantage, et ne cédant en rien à Agésilas, alla de lui-même à leur secours : il commanda l’armée navale égyptienne, et Agésilas , les troupes de terre. III. Les généraux du roi de Perse envoyèrent alors des ambassadeurs à Athènes, pour se plaindre de ce que Chabrias faisait la guerre contre ce prince avec les Égyptiens. Les Athéniens mirent en demeure Chabrias, et lui signifièrent que, s’il ne revenait pas avant le jour marqué, ils le condamneraient à mort. Sur ce message, il revint à Athènes, et il n’y resta pas plus longtemps qu’il n’était nécessaire : car il n’était pas volontiers devant les yeux de ses concitoyens, parce qu’il vivait trop splendidement et se livrait trop largement à ses goûts pour pouvoir échapper à l’envie de la multitude. C’est en effet un vice commun dans les villes grandes et libres, que l’envie y est la compagne de la gloire, qu’on y médit volontiers de ceux qu’on voit s’élever trop haut, et que les pauvres n’y envisagent pas tranquillement la fortune des riches, qui leur est étrangère. C’est pourquoi Chabrias s’absentait souvent d’Athènes, autant qu’il lui était possible et il n’était pas le seul qui aimât à s’en absenter. Presque tous les principaux citoyens de cette ville firent de même, parce qu’ils pensaient que s’éloigner des regards de leurs concitoyens, c’était s’éloigner de l’envie. Ainsi Conon vécut-il le plus souvent à Cypre. Iphicrate en Thrace, Timothée à Lesbos, Charès à Sigée. À la vérité, ce dernier différait des trois autres par les actions et par les moeurs, il fut pourtant honoré et puissant dans Athènes. IV. Chabrias périt dans la guerre sociale ; voici comment. Les Athéniens assiégeaient Chio. Chabrias était sur la flotte en simple particulier ; mais il y précédait en autorité tous ceux qui avaient des grades, et les soldats le considéraient plus que ceux qui commandaient. Cette distinction hâta sa mort. Comme il désirait entrer le premier dans le port, et qu’il ordonnait au pilote d’y diriger son vaisseau, il fut lui-même cause de sa perte. Après qu’il eut pénétré, les autres vaisseaux ne le suivirent point. Enveloppé de la multitude des ennemis, il combattait avec la plus grande valeur, quand son vaisseau, frappé d’un coup d’éperon, coula bas, tandis qu’il pouvait s’en retirer en se lançant dans la mer, parce que la flotte des Athéniens était proche et qu’elle l’aurait recueilli, il aima mieux périr que de jeter ses armes et d’abandonner le vaisseau qui l’avait porté. Les autres ne voulurent pas faire de même : ils se sauvèrent à la nage. Chabrias, pensant qu’une mort honnête est préférable à une vie honteuse, soutint de près le choc de l’ennemi et fut percé de traits. [13] TIMOTHÉE I. L’Athénien Timothée, fils de Conon, augmenta par bien des qualités personnelles la gloire qu’il avait reçue de son père. Il fut éloquent, actif, laborieux, également habile dans l’art militaire et dans le gouvernement. Il fit beaucoup de choses glorieuses, dont voici les plus brillantes. Il soumit par les armes les Olynthiens et les Byzantins. Il prit Samos, dont le siège, dans la guerre précédente, avait coûté aux Athéniens douze cents talents, et la leur rendit sans aucune dépense publique. Il fit la guerre à Cotys, et versa au trésor public douze cents talents de butin. Il fit lever le siège de Cyzique. Il marcha, conjointement avec Agésilas, au secours d’Ariobarzane. Le Spartiate ayant accepté de l’argent comptant, il aima mieux agrandir le domaine de ses concitoyens en territoires et en villes, que de prendre une somme dont il pouvait faire entrer une partie dans sa maison, et obtint pour eux Crithoté et Sestos. II. À la tête de l’armée navale, il longea les côtes du Péloponnèse et dispersa la flotte des Spartiates. Il réduisit Corcyre sous la puissance des Athéniens, et leur donna pour alliés les Épirotes, les Acarnaniens, les Chaoniens, et tous les peuples qui sont situés sur cette mer. Les Lacédémoniens se désistèrent par là de leur longue prétention, cédèrent spontanément aux Athéniens la prééminence maritime, et la suprématie d’Athènes sur mer fut reconnue par le traité qui intervint. Cette victoire causa une si grande joie aux peuples de l’Attique, qu’alors, pour la première fois, on éleva des autels à la Paix et qu’on établit un pulvinar pour cette déesse. Afin que la mémoire de ce glorieux événement fût durable, on dressa, par un décret du peuple, une statue à Timothée sur la place publique. Il était sans exemple jusqu’alors qu’on eût honoré le fils d’une statue, après en avoir érigé une au père. L’image de Timothée, placée auprès de celle de Conon, rajeunit la gloire de ce dernier. III. Timothée était avancé en âge et avait cessé de gérer des emplois, quand les Athéniens commencèrent à être pressés de tous côtés par la guerre. Samos avait quitté leur parti ; l’Hellespont s’était révolté ; Philippe de Macédoine, déjà puissant, méditait plusieurs entreprises. On lui avait opposé Charès ; mais on ne croyait pas que ce général pût défendre Athènes avec succès contre ce prince. On fait préteur Ménesthée, fils d’Iphicrate et gendre de Timothée, et l’on décrète qu’il parte pour cette guerre. On lui donne pour conseil deux hommes éminents en expérience et en sagesse, son père et son beau-père, parce qu’ils avaient une si grande autorité, qu’on espérait grandement recouvrer par eux ce qu’on avait perdu. Ils étaient partis pour Samos, et Charès, informé de leur venue, avait marché vers le même endroit avec ses troupes, de peur qu’il ne parût qu’on eût fait quelque chose sans lui. Mais, comme on approchait de l’île, il s’éleva une grande tempête. Les deux vieux généraux crurent sage de l’éviter et arrêtèrent la marche de leur flotte. Charès, suivant une idée téméraire, ne déféra point à l’autorité de ses anciens, et, comme si la fortune eût été sur son bord, il parvint où il voulait aller, et envoya dire à Timothée et Iphicrate de l’y suivre ; puis, ayant échoué dans son entreprise et ayant perdu plusieurs vaisseaux, il se retira au même lieu d’où il était parti, et de là écrivit aux magistrats d’Athènes qu’il lui aurait été facile de prendre Samos, s’il n’avait pas été abandonné de Timothée et d’Iphicrate. On leur en fit un crime. Le peuple, ardent, soupçonneux, léger, querelleur, et en outre envieux de la puissance, les rappelle. Ils sont accusés de trahison. Timothée est condamné, et son amende est taxée à cent talents. La haine d’une ville ingrate le força de se retirer à Chalcis. IV. Après sa mort, le peuple, se repentant de son jugement, réduisit l’amende des neuf dixièmes, et ordonna que son fils Conon donnerait dix talents pour rétablir une certaine partie des murs. Ainsi, par un exemple remarquable des variations de la fortune, les mêmes murailles que Conon avait relevées avec les dépouilles des ennemis, son petit-fils fut forcé de les rétablir sur son propre bien de famille, au grand déshonneur de sa maison. Nous pourrions produire plusieurs preuves de la vie modérée et sage de Timothée. Nous nous bornerons à une seule, parce qu’on en pourra facilement conjecturer combien il fut cher aux siens. Il comparut en justice dans sa première jeunesse, et non seulement ses amis et ses hôtes, simples particuliers, se réunirent pour le défendre, mais il se trouva encore parmi eux le tyran Jason, le prince le plus puissant de ce temps-là. Jason, qui ne se croyait pas en sûreté dans sa patrie sans satellites, vint à Athènes sans aucune escorte, et montra tant d’estime pour son hôte, qu’il aima mieux exposer sa vie que de manquer à Timothée en danger de perdre sa réputation. Cependant Timothée lui fit la guerre dans la suite par l’ordre du peuple, et jugea que les droits de la patrie sont plus sacrés que ceux de l’hospitalité. Ce fut là le dernier âge des grands généraux d’Athènes : ils finirent avec Iphicrate, Chabrias et Timothée, et, après leur mort, il n’y eut dans cette ville aucun capitaine digne de mémoire. [14] DATAME I. Je viens maintenant à l’homme le plus courageux et le plus habile de tous les barbares, si l’on excepte les deux Carthaginois Hamilcar et Hannibal. J’en parlerai avec d’autant plus de détails, que la plupart des choses qu’il a faites sont peu connues, et que les entreprises qui lui réussirent furent l’effet, non du nombre de ses troupes, mais de sa prudence, par laquelle il surpassait tous les capitaines. Mais l’histoire de sa vie, pour être bien comprise, demande à être exposée avec ordre et avec suite. Datame, fils de Camissare, Carien de naissance, et d’une femme scythe, fut d’abord placé auprès d’Artaxerxès, parmi les soldats qui gardaient le palais. Son père, Camissare, ayant été reconnu pour brave et expérimenté dans la guerre, et fidèle au roi dans plusieurs occasions, eut le gouvernement de la Cilicie, province contiguë à la Cappadoce qu’habitent les Leucosyriens. Ce fut dans la guerre d’Artaxerxès contre les Cadusiens que Datame fit sa première campagne et montra ce qu’il était. On y avait perdu plusieurs milliers de soldats ; ses services n’en furent que d’un plus grand prix. En sorte que, Camissare étant mort dans cette guerre, on lui donna le gouvernement de son père. II. II se montra ensuite aussi vaillant, lorsque Autophradate, par l’ordre du roi, poursuivit, les armes à la main, les peuples qui s’étaient révoltés. Car les ennemis, déjà entrés dans le camp des Perses, furent, grâce à lui, taillés en pièces, et le reste de l’armée du roi fut conservé. Il fut mis en conséquence à la tête de plus grandes entreprises. Thyus, issu de cet antique Pylémène, qu’Homère dit avoir été tué par Patrocle dans la guerre de Troie, était alors dynaste de la Paphlagonie. Comme il n’obéissait point aux ordres du roi, ce prince résolut de le poursuivre par les armes, et chargea de ce soin Datame, proche parent du Paphlagonien ; car ils étaient nés, l’un du frère, l’autre de la soeur. Pour cette raison, Datame voulut d’abord tout tenter pour ramener son parent à son devoir, sans employer les armes. II alla le trouver sans escorte, parce qu’il ne craignait aucun piège d’un ami ; mais il faillit périr : car Thyus voulut le tuer secrètement. La mère de Datame, tante paternelle du Paphlagonien, était avec son fils. Elle fut instruite de ce qui se passait, elle l’en avertit. Datame échappa au péril par la fuite et déclara la guerre à Thyus. Quoiqu’il eût été abandonné, dans cette expédition, par Ariobarzane, gouverneur de la Lydie, de l’Ionie et de toute la Phrygie, il ne la continua pas moins ardemment ; et il prit Thyus vivant, avec sa femme et ses enfants. III. Il eut soin que la nouvelle de cette action ne le devançât pas auprès du roi. Il se rendit donc, à l’insu de tout le monde, à l’endroit où ce prince était ; et le lendemain de son arrivée, il revêtit Thyus, homme d’une très haute taille et d’une figure effrayante, parce qu’il avait la chevelure et la barbe longues, d’une très belle robe, que les satrapes royaux avaient coutume de porter. II l’orna aussi d’un collier et de bracelets d’or, et du reste de la parure royale. Pour lui, enveloppé d’un épais manteau de paysan et d’une tunique hérissée de poils, ayant sur la tête un bonnet de chasseur, il tenait de la main droite une massue, et de la gauche une laisse, avec laquelle il menait Thyus devant lui, comme une bête sauvage qu’il aurait prise. La nouveauté de cet accoutrement et cette figure inconnue attirant tous les regards, on accourut en foule ; Thyus fut reconnu et on l’annonça au roi. D’abord ce prince ne le crut pas ; et il envoya Pharnabaze vérifier le fait. Aussitôt que la nouvelle lui eut été confirmée, il ordonna qu’on introduisit Datame, et ne se montra pas moins enchanté du succès obtenu que de la singularité du spectacle ; il s’applaudissait surtout de voir ce prince célèbre tombé dans son pouvoir au moment où il l’espérait le moins. Après avoir donc récompensé Datame magnifiquement, il l’envoya à l’armée qui se rassemblait alors, sous la conduite de Pharnabaze et de Tithraustès, pour la guerre d’Égypte ; et il ordonna qu’il y eût la même autorité que ces généraux. Mais après qu’il eut rappelé Pharnabaze, il lui donna le commandement en chef. IV. Pendant que Datame mettait l’armée sur pied avec la plus grande ardeur et qu’il se préparait à partir pour l’Égypte, des dépêches envoyées par le roi lui portèrent l’ordre d’attaquer Aspis, qui occupait la Cataonie province située au-dessus de la Cilicie et confinant à la Cappadoce. Aspis, qui habitait un pays couvert de forêts et garni de forts, non seulement ne se soumettait pas à la puissance du roi, mais désolait les régions voisines et enlevait les tributs qu’on portait à ce prince. Quoique Datame fût fort éloigné de ces contrées et qu’il se vît arraché à une plus grande entreprise, il crut devoir cependant obéir à la volonté du roi. Il monta donc sur un vaisseau avec un petit nombre de gens, mais qui étaient courageux ; pensant ce qui arriva: qu’il lui serait plus aisé d’accabler avec une petite troupe un ennemi surpris et non préparé, que de le vaincre avec une grande armée, une fois qu’il serait sur la défensive. Porté par ce navire en Cilicie, il débarque marche jour et nuit, passe le Taurus, et arrive où il voulait se rendre. Il s’informe en quel lieu est Aspis. Il apprend qu’il n’est pas bien éloigné et qu’il est parti pour la chasse. Pendant qu’il l’épie, on est instruit du sujet de sa venue. Aspis, pour faire résistance, range en ordre des Pisidiens avec Ies gens qu’il avait avec lui. Datame, en étant informé, prend ses armes, ordonne aux siens de le suivre, et pousse rapidement son cheval vers l’ennemi. Aspis, le voyant venir sur lui , est saisi de peur, et, ne pensant plus à se mettre en défense, il se rend de lui-même. Datame le remet, lié, à Mithridate, pour être mené au roi. V. Pendant que ces choses se passent, Artaxerxès, réfléchissant qu’il avait détourné le meilleur de ses généraux d’une grande guerre pour une expédition peu importante, se le reproche lui-même, et, croyant que Datame n’est point encore parti, il lui dépêche un courrier au camp d’Acé, pour lui dire de ne pas quitter l’armée. Le courrier, avant d’arriver, rencontre en chemin les gens qui amenaient Aspis. Datame, ayant acquis par cette célérité d’exécution toute la bienveillance du roi, s’attira une haine non moindre des courtisans, parce qu’ils voyaient qu’on faisait plus de cas de lui seul que d’eux tous. Ils se réunirent donc tous pour le perdre. Pandate, garde du trésor royal, ami de Datame, lui adresse une lettre par laquelle il lui annonce ces intrigues, et lui marque qu’il serait en grand danger, s’il arrivait quelque échec en Égypte sous son commandement ; que c’est en effet la coutume des rois d’attribuer les revers aux hommes et les succès à leur propre fortune ; qu’en conséquence, ils se déterminent facilement à la perte de ceux qui commandent au moment où on leur annonce des malheurs. Datame courait d’autant plus de risque, que ses ennemis étaient les gens qui avaient le plus de crédit auprès du roi. Datame, déjà de retour à l’armée d’Acé, ayant lu cette lettre, et n’ignorant point la vérité de ce qu’on lui mandait, résolut d’abandonner le roi. Il ne fit pourtant rien qui fût indigne de sa fidélité, car il mit à la tête de l’armée Androclès de Magnésie ; puis il se retira avec les siens en Cappadoce, et occupa la Paphlagonie qui lui est contiguë, cachant ses sentiments à l’égard du roi. Il fit secrètement alliance avec Ariobarzane ; il leva un petit corps d’armée, et mit les places fortes entre les mains de ses amis. VI. Mais ces dispositions n’avaient pas un grand succès à cause de la saison d’hiver. Il apprend que les Pisidiens ramassent quelques troupes contre lui ; il envoie vers eux, avec une armée, son fils Arsidée, qui est tué sur le champ de bataille. Lui-même alors se met en marche avec un corps assez peu nombreux, cachant la profonde blessure qu’il avait reçue et désirant atteindre l’ennemi avant que ses soldats fussent instruits de cette défaite, de peur que la connaissance de la mort de son fils n’affaiblît leur courage. II arrive et s’établit dans une position qui ne permet pas à l’ennemi de l’investir, et où il conserve lui-même la liberté de ses mouvements. Mithrobarzane, son beau-père, commandant la cavalerie, était avec lui. Celui-ci, désespérant de la fortune de son gendre, passa du côté des Pisidiens. Datame, en ayant été informé, sentit que s’il se répandait dans l’armée qu’il avait été abandonné par un homme qui lui appartenait de si près, les autres en feraient bientôt autant. Il publie que, « si Mithrobarzane a fait défection, c’est par son ordre ; qu’en se donnant pour transfuge, il sera reçu au milieu des ennemis et assurera leur défaite ; qu’il n’est donc pas juste qu’il soit abandonné, mais que tous doivent le suivre à l’instant que, s’ils agissent avec courage, les ennemis ne pourront résister, mais seront massacrés, et dans leur retranchement et au dehors. » On l’approuve ; il met la troupe en campagne, poursuit Mithrobarzane, et, au moment où celui-ci joignait les ennemis, les fait attaquer. Les Pisidiens, troublés de cette manoeuvre inattendue, se mettent en tête que les transfuges ont agi de mauvaise foi et de dessein prémédité, pour être reçus dans leur camp et leur causer un plus grand désastre, et ils tombent d’abord sur eux. Ceux-ci, ignorant ce qui se passait et pour quelle raison on les traitait ainsi, sont forcés de se battre avec ceux auxquels ils venaient se joindre et de se ranger du côté de ceux qu’ils avaient abandonnés. Comme ni les uns ni les autres ne les épargnaient, ils furent bientôt mis en pièces. Datame se jette sur le reste des Pisidiens qui résistaient, les dissipe du premier choc, poursuit les fuyards, en tue un grand nombre et se rend maître de leur camp. Par cette habile manoeuvre, d’un seul coup il abattit les traîtres et détruisit les ennemis ; et ce qui avait été projeté pour sa perte, il le fit servir pour son salut. Nous ne lisons nulle part qu’aucun capitaine ait imaginé un stratagème plus habile, ni qu’il l’ait plus promptement exécuté. VII. Scismas, l’aîné des fils de Datame, manqua pourtant de foi à ce grand homme ; il passa chez le roi et lui dénonça la défection de son père. Artaxerxès, ému de cette nouvelle, parce qu’il sentait avoir affaire à un homme courageux et habile, qui, après avoir réfléchi, osait agir, et qui avait coutume de réfléchir avant d’entreprendre, envoya Autophradate en Cappadoce. Pour que celui-ci ne pût pas pénétrer dans le défilé montueux où sont les portes de Cilicie, il voulut s’en saisir d’avance mais il ne put rassembler des troupes assez vite. Forcé de renoncer à ce dessein, il choisit, avec le corps qu’il avait ramassé, une position où l’ennemi ne pouvait ni l’envelopper ni passer outre sans être pressé des deux côtés ; et, si on voulait lui livrer bataille en ce lieu, la nature du terrain rétablissait l’égalité entre le petit nombre des siens et les forces considérables de ses adversaires. VIII. Quoique Autophradate vit tout cela, il jugea cependant plus convenable de livrer bataille que de se retirer avec une armée si puissante ou de rester si longtemps oisif dans un seul endroit. Il avait vingt mille cavaliers barbares, cent mille de ces fantassins que les Perses appellent Cardaces, et trois mille frondeurs de la même arme ; en outre, huit mille Cappadociens, dix mille Arméniens, cinq mille Paphlagoniens, dix mille Phrygiens, cinq mille Lydiens ; environ trois mille Aspendiens et Pisidiens, deux mille Ciliciens, autant de Captiens, trois mille Grecs soudoyés, et une très grande quantité de troupes légères. Contre ces forces, tout l’espoir de Datame consistait dans lui-même et dans la nature de la position qu’il occupait ; car il n’avait pas la vingtième partie de ces troupes. Comptant sur ces avantages, il en vint aux mains, et tailla en pièces plusieurs milliers d’ennemis sans avoir perdu lui-même plus de mille hommes de son armée. Aussi dressa-t-il le lendemain un trophée sur la place où il avait combattu la veille. Après avoir quitté ce poste, il fut supérieur aux Perses dans tous les combats, bien que toujours inférieur en troupes, parce qu’il n’en venait jamais aux mains que lorsqu’il avait enfermé l’ennemi dans d’étroits défilés ; et il y réussissait souvent, grâce à sa connaissance des lieux et à son habileté pour combiner ses plans. Autophradate, voyant que la guerre se prolongeait au détriment du roi plutôt que de ses ennemis, exhorta Datame à faire la paix et à rentrer en grâce avec Artaxerxès. Quoique Datame ne crût pas que cette réconciliation dût être sûre, il accepta pourtant ce parti, et dit qu’il enverrait des députés au roi. Ainsi se calma la guerre que le monarque avait entreprise contre Datame. Autophradate se retira dans la Phrygie. IX. Mais comme le roi avait conçu une haine implacable contre Datame, après avoir considéré qu’il ne pouvait l’accabler par les armes, il entreprit de le faire périr par trahison. Datame évita la plupart de ses pièges : ainsi, on l’avertit que certains, qui étaient du nombre de ses amis, lui tendaient des embûches ; mais comme ceux qui lui faisaient ce rapport étaient de ses ennemis, il crut ne devoir ni les croire ni négliger leur avertissement. Il voulut éprouver si l’avis était vrai ou faux. Il partit donc pour l’endroit où on lui avait dit que serait l’embuscade. Mais il choisit un homme parfaitement semblable à lui par le corps et par la taille ; il lui donna son habit, et le fit marcher dans le rang où il avait coutume d’être lui-même. Pour lui, vêtu en simple soldat, il se confondit parmi les gardes du corps. Quand la troupe fut arrivée à l’endroit désigné, ceux qui étaient embusqués, trompés par le rang et le costume, coururent sur l’homme qui avait été substitué à Datame. Celui-ci avait prescrit à ceux avec lesquels il marchait de se tenir prêts à faire ce qu’ils lui verraient faire à lui- même. Dès qu’il vit accourir les assassins, il leur lança des traits. Tous ayant fait la même chose, ils furent percés et tombèrent morts avant d’avoir atteint celui qu’ils voulaient attaquer. X. Cependant cet homme si adroit fut enfin surpris par la ruse de Mithridate, fils d’Ariobarzane. Mlithridate avait promis au roi « qu’il ôterait la vie à Datame, s’il lui permettait de faire impunément tout ce qu’il voudrait, et s’il lui donnait sa foi à cet égard, en lui envoyant l’effigie d’une main droite, suivant l’usage des Perses. » Après avoir reçu ce gage, il feint une inimitié entre le roi et lui ; il ramasse des troupes, et fait alliance de loin avec Datame ; il ravage les provinces du roi ; il force des châteaux ; il enlève de grandes dépouilles, dont il distribue une partie à ses gens et envoie l’autre à Datame. Il lui livre de la même manière un grand nombre de forts. En agissant longtemps de la sorte, il le persuada qu’il avait entrepris une guerre éternelle contre le roi ; et, pour ne pas se rendre suspect de trahison, il ne lui demanda pas de conférence et ne voulut pas le rencontrer. Il restait éloigné et remplissait son rôle d’allié, de sorte qu’ils paraissaient liés, non par des services mutuels, mais par la haine commune qu’ils avaient vouée au roi. XI. Lorsqu’il crut avoir assez prouvé sa bonne foi, il fait savoir à Datame qu’il est temps de rassembler de plus grandes armées et d'engager le combat contre le roi lui-même ; ajoutant qu’il viendrait, si Datame le trouvait bon, conférer avec lui sur cet objet, dans l’endroit qu’il voudrait. Datame y ayant consenti, on fixe l’époque et le lieu de la conférence. Quelques jours auparavant, Mithridate s’y transporte avec un homme dans lequel il avait une très grande confiance, et il y enfouit séparément des épées en divers endroits qu’il marque avec soin. Le jour même de l’entrevue, ils envoient l’un et l’autre des gens chargés de visiter les lieux et de les fouiller eux- mêmes. Ensuite ils s’embrassent. Après s’être entretenus quelque temps, ils se retirent chacun de son côté. Datame était déjà loin, quand Mithridate, avant de rejoindre les siens, pour ne pas inspirer quelque soupçon, revient sur ses pas ; il s’assied à un endroit où il avait déposé une arme, comme s’il voulait se reposer de sa fatigue, et il rappelle Datame, feignant d’avoir oublié de lui dire quelque chose. En l’attendant, il déterre l’arme qui était cachée, la tire du fourreau et la couvre de sa robe. Comme Datame s’approche, il lui dit qu’en se retirant il avait remarqué qu’un certain poste, qui était en vue, était propre à un campement. Tandis qu’il le montrait du doigt à Datame, et que celui-ci se retournait pour l’examiner, il le perça par derrière de son fer, et, avant que personne pût venir à son secours, lui ôta la vie. C’est ainsi que ce grand homme, qui avait vaincu un grand nombre d’ennemis par sa prudence et n’avait jamais triomphé par la perfidie, fut surpris à son tour par une amitié simulée. [15] ÉPAMINONDAS I. Épaminondas, fils de Polymnus, était Thébain. Avant de parler de lui, nous croyons devoir avertir nos lecteurs de ne pas mesurer les moeurs étrangères sur les leurs, et de ne pas croire que les choses qui sont frivoles à leurs yeux le soient également chez les autres peuples. Nous savons que, dans nos usages, la musique ne convient point au caractère d’un homme du premier rang, et que la danse est placée parmi les goûts vicieux. Toutes ces choses-là sont cependant réputées chez les Grecs, agréables et dignes d’éloges. Or, comme nous voulons tracer le tableau de la conduite et de la vie d’Épaminondas, nous pensons ne devoir omettre aucun trait qui soit propre à l’éclairer. Nous parlerons donc d’abord de sa naissance ; ensuite de ses études, et des maîtres qui le formèrent ; puis de ses moeurs, de ses talents, et de ses autres qualités dignes de mémoire ; enfin, de ses actions, que la plupart des historiens placent au-dessus de celles de tous les autres grands hommes de la Grèce. II. Nous avons nommé le père d’Épaminondas ; sa famille était honorable, mais tombée dans la pauvreté depuis plusieurs générations. Son éducation fut cependant supérieure à celle des autres Thébains. Il fut instruit à toucher de la cithare et à chanter au son des cordes par Denys, qui n’était pas moins célèbre parmi les musiciens que Damon ou Lamprus, dont les noms sont très célèbres ; à jouer de la flûte, par Olympiodore ; à danser, par Calliphron. Il eut pour maître de philosophie Lysis de Tarente, pythagoricien, auquel il fut si dévoué, que, jeune comme il était, il préféra le commerce de ce vieillard triste et sévère à celui de tous ceux de son âge, et qu’il ne se sépara de lui qu’après avoir tellement devancé ses condisciples dans les sciences, qu’on pouvait aisément juger qu’il surpasserait également tous ses émules dans les autres exercices. Relativement à nos usages, tous ces talents sont peu importants, ou même méprisables ; mais certainement, dans la Grèce, ils donnaient une grande gloire. Lorsque Épaminondas fut éphèbe et qu’il commença à s’adonner à la palestre, il ne s’attacha pas tant à requérir la force que l’agilité du corps, car il pensait que celle-là convenait aux athlètes et que celle-ci était utile aux gens de guerre. Il s’exerçait donc surtout à courir et à lutter, continuant la lutte tant qu’il pouvait, en restant debout, embrasser et combattre son adversaire. Il s’appliquait aussi beaucoup à manier les armes. III. A cette vigueur du corps se joignaient encore en lui plusieurs belles qualités de l’âme. Il était en effet modeste, prudent, grave ; profitant sagement des circonstances, habile dans la tactique, brave de sa personne et de la plus grande intrépidité ; tellement ami de la vérité, qu’il ne mentait point, même par jeu ; tempérant, doux, admirablement patient ; supportant non seulement les injustices du peuple, mais encore celles de ses amis ; taisant surtout ce qu’on lui confiait, silence quelquefois non moins utile que le talent de la parole. Il aimait à écouter, persuadé que c’est un moyen très facile de s’instruire. Quand il était venu dans un cercle où l’on discourait sur la politique ou sur la philosophie, il ne se retirait jamais que la conversation ne fût finie. Épaminondas supporta si facilement la pauvreté, que de ses services publics il ne recueillit que de la gloire. Pour se soutenir lui-même il ne recourait point à la bourse de ses amis ; mais, pour soulager les autres, il employa souvent son crédit, de telle manière qu’on peut juger que tout était commun entre ses amis et lui. Lorsqu’un de ses concitoyens avait été fait prisonnier par les ennemis, ou que la fille nubile d’un ami ne pouvait s’établir à cause de sa pauvreté, il assemblait tous ses autres amis, et imposait à chacun ce qu’il devait donner, suivant ses moyens ; la somme une fois réunie, il amenait celui qui demandait à ceux qui contribuaient, et lui faisait compter l’argent à lui-même, afin qu’il sût ce dont il était redevable à chacun. IV. Diomédon de Cyzique mit à l’épreuve l’intégrité d’Épaminondas. À la prière d’Artaxerxès, il avait entrepris de le corrompre par l’argent. II vint à Thèbes avec une grosse somme d’or, et, par un don de cinq talents, il fit entrer dans ses vues le jeune Micythus, qu’Épaminondas aimait alors beaucoup. Micythus va trouver Épaminondas et lui expose le sujet de la venue de Diomédon. « Il n’est pas besoin d’argent, dit Épaminondas en présence de ce dernier : car, si le roi de Perse désire des choses qui soient utiles aux Thébains, je suis prêt à les faire gratuitement ; mais si ces choses leur sont contraires, il n’a pas assez d’or et d’argent pour me séduire ; je ne voudrais point échanger contre tous les trésors de l’univers mon amour pour ma patrie. Toi, Diomédon, qui m’as tenté sans me connaître et qui m’as cru pareil à toi, je ne suis point étonné de ta démarche, et je te pardonne ; mais sors promptement de Thèbes, de peur que, n’ayant pu me corrompre, tu n’en corrompes d’autres. Toi, Micythus, rends-lui son argent ; si tu ne le fais aussitôt, je te livrerai aux magistrats. » Diomédon le priant de faire en sorte qu’il pût se retirer en sûreté et qu’il lui fût permis de remporter les sommes qu’il avait apportées : « Je le ferai, lui dit Épaminondas, non pas pour toi, mais pour moi ; de crainte que, si l’on te vole ton argent, on ne m’accuse de m’en être saisi par un larcin, après l’avoir refusé à titre de présent. » Épaminondas lui demanda où il voulait être conduit, et Diomédon ayant désigné Athènes, il lui donna une escorte, afin qu’il s’y rendit en sûreté. Il ne se contenta pas de cela. Il fit en sorte, par le moyen de l’Athénien Chabrias, dont nous avons fait mention ci-dessus, qu’il pût s’embarquer sans être maltraité. Cette preuve du désintéressement d’Épaminondas nous suffira. Nous pourrions sans doute en rapporter un grand nombre d’autres, mais il faut nous borner, parce que nous nous sommes proposé de renfermer dans ce seul livre les vies de beaucoup de grands hommes, que d’autres écrivains avant nous ont développées séparément, et en plusieurs milliers de lignes. V. Sans rival parmi les Thébains pour l’éloquence, Épaminondas n’était pas moins juste et concis dans ses réparties qu’orné dans ses discours suivis. Il eut pour détracteur un certain Ménéclide, né aussi à Thèbes, son adversaire dans l’administration de la république, assez exercé dans la parole, au moins pour un Thébain : car les hommes de cette nation ont plus de force de corps que d’esprit. Ce Ménéclide, voyant qu’Épaminondas excellait dans l’art militaire, avait coutume d’exhorter les Thébains à préférer la paix à la guerre, pour qu’on n’eût pas besoin des services de ce capitaine. « Tu trompes tes concitoyens par l’abus des termes, lui dit Épaminondas, en les détournant de la guerre. Sous le nom de repos, tu leur procures la servitude ; car la paix naît de la guerre. Ceux donc qui veulent en jouir longtemps doivent être exercés aux combats. Ainsi, Thébains, si vous voulez être le premier peuple de la Grèce, il vous faut vivre dans les camps, non dans les gymnases. » Comme le même Ménéclide lui reprochait de n’avoir point d’enfants et de ne s’être point marié, et surtout d’avoir l’insolence de croire qu’il avait atteint à la gloire militaire d’Agamemnon : « Cesse, Ménéclide, reprit-il, de me reprocher de n’avoir point de femme : il n’est personne que je désire moins consulter sur cet article. » Il faut dire que Ménéclide était soupçonné d’adultère. « Tu te trompes encore en pensant que je veuille rivaliser avec Agamemnon. Ce prince, avec les forces de toute la Grèce, prit à peine en dix ans une seule ville : moi, au contraire, avec les seules forces de Thèbes, et en un seul jour, j’ai mis en déroute les Lacédémoniens et délivré la Grèce entière. » VI, Épaminondas s’étant rendu à l’assemblée générale des Arcadiens, et leur demandant de se liguer avec les Thébains et les Argiens, Callistrate, député des Athéniens, qui, dans ce temps-là, surpassait tous les autres en éloquence, les conjurait au contraire de s’attacher aux peuples de l’Attique. Dans sa harangue, il déclama beaucoup contre les habitants de Thèbes et d’Argos, et, parmi ses invectives : « Arcadiens, dit-il, considérez quels hommes ont enfantés l’une et l’autre ville, et par ceux-là jugez des autres. Oreste et Alcméon, deux parricides, étaient d’Argos ; Oedipe, qui, après avoir tué son père, eut des enfants de sa propre mère, était né à Thèbes. » Épaminondas, répondant à ce discours, après avoir fini de parler sur les autres allégations de Callistrate, en vint à ces deux derniers reproches. Il s’étonna de la sottise du rhéteur athénien, qui n’avait pas réfléchi que ces hommes étaient nés innocents, et qu’ayant été chassés de leur patrie après y avoir commis leurs forfaits, ils avaient été reçus par les Athéniens. Mais son éloquence brilla principalement à Sparte. Les députés de tous les alliés s’y étaient réunis ; il censura si fortement, devant cette nombreuse assemblée d’envoyés, la tyrannie des Lacédémoniens, qu’il n’ébranla pas moins leur puissance par ce discours que par la bataille de Leuctres. Il décida dès lors, comme on le vit après, la défection des alliés de Sparte. VII. Qu’Épaminondas ait été patient, et qu’il ait supporté les injures de ses concitoyens, parce qu’il ne croyait pas qu’il fût permis d’avoir du ressentiment contre sa patrie, c’est ce que prouveront les exemples qui suivent. Les Thébains, n’ayant pas voulu, par un motif d’envie, le mettre à la tête de leur armée, choisirent pour général un homme qui ne connaissait pas la guerre, et qui, par sa faute, engagea de nombreuses troupes dans une telle position, que tout le monde craignait pour leur salut, parce qu’enfermées dans des passages étroits, elles étaient investies par les ennemis. On eut alors besoin de l’habileté d’Épaminondas, qui se trouvait en effet dans l’armée sans grade et en qualité de simple soldat. Lorsqu’on réclama son secours, il ne se souvint pas de l’affront qu’il avait reçu, et, après avoir dégagé l’armée, il la ramena saine et sauve à Thèbes. C’est ce qu’il fit, non pas une seule fois, mais souvent. Son trait le plus éclatant dans ce genre est celui-ci : lorsqu’il mena une armée dans le Péloponnèse contre les Lacédémoniens, il avait deux collègues, dont l’un était Pélopidas, homme vaillant et habile. Les trois généraux étant tombés dans la disgrâce du peuple, à cause des accusations de leurs ennemis, et ayant été, pour cette raison, destitués du commandement et remplacés par d’autres chefs, Épaminondas n’obéit point au décret, persuada ses collègues d’agir de même, et continua la guerre qu’il avait entreprise. Il prévoyait en effet que, s’il se soumettait à l’ordre du peuple, toute l’armée périrait par l’inexpérience et l’ignorance des nouveaux chefs. Il y avait à Thèbes une loi qui punissait de mort un général, s’il retenait le commandement au delà du terme prescrit. Épaminondas, considérant qu’elle avait été portée pour le salut de la république, ne voulut pas la faire servir à sa perte, et il exerça le commandement quatre mois de plus que le peuple ne l’avait décrété. VIII. Quand l’armée fut revenue à Thèbes, ses collègues furent mis ou accusation. Épaminondas leur permit de rejeter toute la faute sur lui, et de soutenir que c’était à cause de lui qu’ils n’avaient pas obéi à la loi. Ce système de défense les ayant mis hors de danger, personne ne pensait qu’Épaminondas répondît à l’assignation, parce qu’il n’avait rien à dire. Mais il comparut en jugement, ne nia aucun des faits dont ses ennemis lui faisaient des crimes, et avoua tout ce que ses collègues avaient dit. Il consentit à subir la peine infligée par la loi ; mais il demanda pour toute grâce à ses juges que, sur sa sentence de condamnation, ils écrivent ces paroles : « Épaminondas a été puni de mort par les Thébains, parce qu’il les a forcés de vaincre à Leuctres les Lacédémoniens, qu’aucun des Béotiens, avant qu’il fût leur général, n’avait osé regarder sur le champ de bataille ; parce que, par un seul combat, il a non seulement sauvé Thèbes de sa ruine, mais encore rendu la liberté à toute la Grèce ; parce qu’il a mis les affaires des deux peuples dans un tel état, que les Thébains ont assiégé Sparte, et que les Lacédémoniens se sont contentés de pouvoir sauver leurs vies ; et parce qu’il n’a pas cessé de faire la guerre qu’il n’ait bloqué la ville en rétablissant Messène. » Quand il eut prononcé ces paroles, une vive hilarité éclata dans toute l’assemblée, et aucun juge n’osa opiner. II sortit ainsi d’une affaire capitale avec la plus grande gloire. IX. Sur la fin de sa vie, Épaminondas commandait les Thébains à Mantinée. Comme il pressait trop audacieusement les ennemis dans une bataille rangée, il fut reconnu des Lacédémoniens, qui, faisant uniquement consister leur salut dans sa mort, fondirent tous sur lui seul, et ne se retirèrent, après un grand carnage de part et d’autre, que lorsqu’ils virent Épaminondas même frappé d’un spare lancé de loin pendant qu’il combattait très vaillamment, et tombé mort. Les Béotiens furent un peu ralentis par sa chute ; cependant ils ne quittèrent point le champ de bataille qu’ils n’eussent entièrement défait les troupes qui leur résistaient. Comme Épaminondas sentit qu’il avait reçu une blessure mortelle, et qu’il perdrait la vie dès qu’il aurait extrait la pointe du dard qui lui était restée dans le corps, il l’y garda jusqu’au moment où l’on lui annonça que les Béotiens avaient vaincu. Après qu’il eut appris cette nouvelle : « J’ai assez vécu, dit-il, car je meurs sans avoir été vaincu. » Ayant alors arraché le fer, il expira sur-le-champ. X. Épaminondas ne se maria jamais. Comme Pélopidas, qui avait un fils infâme, le lui reprochait et lui disait qu’il pourvoyait mal aux intérêts de la patrie en ne lui laissant point d’enfants : « Prends garde, lui répondit-il, de lui rendre un plus mauvais service en lui laissant un fils tel que le tien. Mais je ne peux manquer de lignée ; car je laisse la bataille de Leuctres, fille née de moi, qui non seulement doit me survivre, mais encore être immortelle. » Dans le temps que les bannis, conduits par Pélopidas, occupèrent Thèbes et chassèrent de la citadelle la garnison des Lacédémoniens, Épaminondas se tint dans sa maison, tant qu’il se fit un carnage de citoyens, ne voulant ni secourir ni combattre les méchants, pour ne pas rougir ses mains du sang des siens ; car il regardait comme funeste une victoire remportée sur des citoyens. Mais quand on commença d’attaquer les Lacédémoniens à la Cadmée, il parut aux premiers rangs. J’aurai assez parlé de ses exploits et de sa vie, si j’ajoute une seule chose que personne ne niera, savoir qu’avant la naissance et après la mort d’Épaminondas, Thèbes fut toujours soumise à une domination étrangère, et qu’au contraire, tant qu’il gouverna la république, elle fut la souveraine de toute la Grèce. D’où l’on peut juger qu’un seul homme valait plus qu’une ville entière. [16] PÉLOPIDAS I. Le Thébain Pélopidas est plus connu des historiens que du commun des hommes. Je ne sais de quelle manière exposer ses grandes actions. Je crains, en entreprenant de les développer, de paraître écrire, non sa vie, mais une histoire ; et en ne touchant qu’aux principales, de ne pas montrer assez clairement à ceux qui ne connaissent point l’histoire grecque, combien il a été grand homme. Je préviendrai donc, autant que je pourrai, l’un et l’autre inconvénient, et je remédierai, soit à la satiété, soit à l’ignorance des lecteurs. Le Lacédémonien Phébidas, menant une armée à Olynthe et passant par Thèbes, s’empara de la citadelle de la ville, qu’on nomme la Cadmée, à l’instigation d’un très petit nombre de Thébains, qui, pour résister plus facilement à la faction contraire, favorisaient les intérêts des Lacédémoniens. Il agit ainsi de sa volonté privée, et non en vertu d’une délibération publique. Les Lacédémoniens lui firent quitter l’armée pour ce fait, et le punirent d’une amende. Ils n’en rendirent pas plus aux Thébains leur citadelle, parce qu’étant dès lors brouillés avec eux, ils jugeaient plus à propos de les tenir assiégés que de les laisser libres. Car, depuis la guerre du Péloponnèse et l’assujettissement d’Athènes, ils pensaient qu’ils avaient affaire avec les Thébains, et que ceux-ci étaient le seul peuple de la Grèce qui osât leur résister. Dans cette idée, ils avaient donné à leurs amis les plus hautes magistratures, et ils avaient ou fait mourir ou envoyé en exil les chefs de l’autre faction. Pélopidas, dont nous écrivons la vie, était du nombre de ceux-ci, et se voyait privé de sa patrie. II. Tous ces bannis s’étaient transportés à Athènes, non pour y rester dans l’oisiveté, mais pour tâcher de recouvrer leur patrie à la première occasion que le hasard leur offrirait si près de Thèbes. Lors donc qu’ils jugèrent qu’il était temps d’exécuter leur dessein, ils choisirent avec ceux qui pensaient comme eux à Thèbes, pour accabler leurs ennemis et délivrer leur cité, le jour où les premiers magistrats avaient coutume de faire un festin entre eux. Souvent de grandes choses ont été accomplies avec de petits moyens ; mais, assurément, jamais une aussi forte puissance ne fut abattue avec de si faibles ressources. Douze jeunes gens, de ceux qui étaient punis de l’exil, se réunirent ; et il n’y eut pas plus de cent hommes en tout qui se soient exposés à un si grand péril. La puissance des Lacédémoniens fut renversée par ce petit nombre. Car, en faisant la guerre à la faction de leurs adversaires, les exilés la firent autant aux Spartiates, qui étaient les maîtres de toute la Grèce, et dont l’impérieuse grandeur, ébranlée par ce premier coup, tomba peu de temps après à la bataille de Leuctres. Ces douze bannis, ayant Pélopidas à leur tête, sortirent d’Athènes pendant le jour, pour pouvoir arriver à Thèbes sur le soir, et se mirent en chemin avec des chiens de chasse, portant des rets et vêtus en paysans, afin de faire route sans éveiller les soupçons. Arrivés au moment même qu’ils s’étaient proposé, ils rendirent à la maison de Charon, qui leur avait donné le jour et l’heure. III. Je veux insérer en cet endroit une réflexion, quoiqu’elle interrompe mon récit : c’est qu’une trop grande confiance cause souvent de grands malheurs. Il parvint aussitôt aux oreilles des magistrats thébains que les exilés étaient entrés dans la ville. Livrés au plaisir de boire et de manger, ils méprisèrent cette nouvelle, et ne prirent même pas la peine de s’instruire d’un fait aussi important. Il arriva en outre une chose qui manifesta plus encore leur démence. On apporta d’Athènes une lettre d’Archias, hiérophante, à l’Archias qui était alors le suprême magistrat de Thèbes, dans laquelle étaient marqués tous les détails du départ des exilés. Cette lettre lui ayant été remise lorsqu’il était déjà à table, il la plaça sous son coussin, et dit : « Je renvoie à demain les affaires sérieuses. » Mais quand la nuit fut avancée, tous ces magistrats, noyés de vin furent tués par les exilés, sous la conduite de Pélopidas. Cette exécution faite, non seulement les habitants de la ville, mais encore ceux de la campagne, appelés aux armes et à la liberté, accoururent de toutes parts. Ils chassèrent de la citadelle la garnison des Lacédémoniens, délivrèrent leur patrie de l’état de siège où elle était, et massacrèrent ou bannirent ceux qui avaient conseillé aux ennemis de s’emparer de la Cadmée. IV. Dans ces moments de trouble, Épaminondas, comme nous l’avons marqué ci- dessus, se tint tranquille chez lui, tant qu’on se battit contre des citoyens. L’honneur d’avoir délivré Thèbes appartient donc en propre à Pélopidas. Quant à ses autres actions glorieuses, elles lui sont presque toutes communes avec Épaminondas. À la bataille de Leuctres, où Épaminondas commandait en chef, il menait la troupe d’élite, qui la première renversa la phalange des Lacédémoniens. Il se trouva encore dans toutes les actions périlleuses de ce général ; ainsi, quand Épaminondas assiégea Sparte, il commanda l’une des ailes de son armée, et, afin de hâter le rétablissement de Messène, il se rendit chez les Perses en qualité d’ambassadeur. Pélopidas fut enfin le second personnage de Thèbes, mais de manière pourtant qu’il approchait de très près d’Épaminondas. V. Il eut en outre à lutter contre la mauvaise fortune. D’abord, il fut exilé de sa patrie, comme je l’ai rapporté. Plus tard, voulant réduire la Thessalie sous la puissance des Thébains, et se croyant assez garanti par son caractère d’ambassadeur, lequel est ordinairement sacré chez toutes les nations, il fut arrêté, avec Isménias, et jeté en prison par Alexandre, tyran de Phères. Épaminondas le remit en liberté en faisant la guerre à Alexandre. Après cette captivité, Pélopidas ne put calmer son ressentiment contre celui qui l’avait outragé. Il persuada les Thébains de marcher au secours de la Thessalie et de chasser ses tyrans. Comme on lui eut donné la conduite de cette guerre, et qu’il fut parti pour ce pays avec une armée, il ne balança point, aussitôt qu’il aperçut l’ennemi, à en venir aux mains avec lui. Dès qu’il eut remarqué Alexandre sur le champ de bataille, il poussa son cheval vers lui, tout enflammé de colère ; mais s’étant fort éloigné des siens, il fut percé d’une multitude de traits, et tomba mort sur la place. Cet événement arriva au moment où la victoire le favorisait, car déjà les troupes des tyrans pliaient. Toutes les villes de la Thessalie décernèrent, pour ce service, au général tué, des couronnes d’or et des statues de bronze, et donnèrent à ses enfants des terres considérables. [17] AGÉSILAS I. Le Lacédémonien Agésilas a été loué par tous les historiens ; il l’a été surtout d’une manière particulière par Xénophon, le disciple de Socrate, avec lequel il vivait très familièrement. Il disputa d’abord le trône à Léotychide, fils de son frère. C’était une coutume transmise aux Lacédémoniens par leurs ancêtres, qu’ils eussent toujours deux rois, qui en avaient le nom plus que l’autorité, tirés des deux familles de Proclès et d’Eurysthène, princes de la race d’Hercule qui furent les premiers rois de Sparte. Il n’était pas permis de remplacer l’une de ces deux familles par l’autre, en sorte que chacune conservait son rang de succession. On avait premièrement égard à l’ordre de la naissance, et l’on prenait pour roi l’aîné des fils du prince qui était mort sur le trône. S’il n’avait point laissé d’enfant mâle, alors le plus proche parent était choisi. Le roi Agis, frère d’Agésilas, avait laissé pour fils Léotychide, qu’il n’avait point reconnu de son vivant, mais qu’en mourant il avait avoué. Léotychide disputa l’honneur de la royauté à Agésilas, son oncle paternel ; mais il échoua : car, par la faveur de Lysandre, homme factieux, comme nous l’avons dit ci-dessus, et puissant en ce temps-là, Agésilas fut préféré. II. Dès que celui-ci fut en possession du gouvernement, il persuada les Lacédémoniens d’envoyer une armée en Asie et de faire la guerre au roi de Perse, leur représentant qu’il était plus à propos de se battre en Asie qu’en Europe. Le bruit s’était en effet répandu qu’Artaxerxès préparait une flotte et des troupes de terre pour les faire marcher contre la Grèce. Agésilas, ayant reçu le pouvoir d’agir, usa d’une si grande célérité, qu’il arriva en Asie avec une armée avant que les satrapes du roi eussent appris qu’il était parti ; de sorte qu’il les trouva tous sans inquiétude et sans défense. Tissapherne, qui avait alors la principale autorité parmi les généraux du roi, instruit de l’arrivée du Lacédémonien, lui demanda une trêve, feignant de travailler à accommoder les Lacédémoniens avec le roi, mais en effet pour rassembler des troupes ; et il en obtint une de trois mois. L’un et l’autre jurèrent de l’observer sans supercherie. Agésilas resta très fidèle à cette convention ; Tissapherne, au contraire, ne s’occupa qu’à préparer la guerre. Quoique le Lacédémonien le sentît, il garda pourtant son serment. Il disait « qu’il gagnait beaucoup en cela, parce que Tissapherne aliénait les hommes de sa cause et irritait les dieux par un parjure ; mais que lui, en gardant sa foi, raffermissait son armée, qui verrait les dieux se déclarer pour elle et les hommes lui être plus attachés, ces derniers ayant coutume d’embrasser le parti de ceux qu’ils voyaient fidèles à leur promesse. » III. Quand la trêve fut expirée, le barbare, ne doutant point que les ennemis ne se jettent de préférence sur la Carie, parce qu’il y possédait de nombreux domaines, et qu’en ce temps-là cette contrée passait pour très opulente, y avait concentré toutes ses troupes. Mais Agésilas tourna du côté de la Phrygie, et la ravagea avant que Tissapherne eût fait le moindre mouvement. Après que ses soldats se furent enrichis du grand butin qu’ils y firent, il ramena son armée à Éphèse, pour y passer l’hiver, y établit des ateliers d’armes et y fit ses préparatifs de guerre avec la plus grande activité. Afin que ses soldats accordent plus de soin à leurs armes et à leur équipement, il proposa des prix qui seraient donnés à ceux qui se distingueraient par leur zèle. Il fit la même chose pour les différents genres d’exercices, décernant de grandes récompenses à ceux qui y surpassaient les autres. Il parvint, par ces moyens, à avoir une armée très brillante et très exercée. Lorsqu’il jugea qu’il était temps de tirer ses troupes des quartiers d’hiver, il fit réflexion que, s’il déclarait publiquement vers quel pays il allait marcher, les ennemis ne le croiraient pas, et qu’ils occuperaient d’autres régions, ne doutant pas qu’il ne dût faire autrement qu’il n’aurait annoncé. En effet, quoiqu’il eût dit qu’il irait à Sardes, Tissapherne crut encore devoir protéger la Carie. Trompé dans son attente et voyant ses plans déconcertés, il partit, mais trop tard, pour aller défendre les siens. Lorsqu’il arriva, Agésilas avait déjà forcé beaucoup de places et enlevé un grand butin. Ce dernier, voyant que les ennemis lui étaient supérieurs en cavalerie, ne s’exposa jamais en rase campagne, et se battit dans des lieux où les gens de pied étaient les plus forts. Aussi, toutes les fois qu’il en vint aux mains, il repoussa les troupes du roi, malgré leur supériorité numérique, et il se conduisit dans cette guerre de telle sorte que dans l’opinion de tout le monde il était le vainqueur. IV. Pendant qu’il méditait de partir pour la Perse et d’attaquer le roi lui-même, il lui arriva un courrier dépêché par les éphores, et apportant la nouvelle que les Athéniens et les Béotiens avaient déclaré la guerre aux Lacédémoniens ; on l’engageait à ne pas hésiter à revenir. On ne doit pas moins admirer en ceci son tendre respect pour sa patrie que son mérite militaire. Étant à la tête d’une armée victorieuse, et ayant le plus grand espoir de se rendre maître du royaume des Perses, il se soumit à l’ordre des magistrats, bien qu’éloigné d’eux, avec autant de docilité que s’il se fût trouvé à Sparte, dans l’assemblée, simple particulier. Plût aux dieux que nos généraux eussent voulu suivre cet exemple ! Mais revenons à lui. Agésilas préféra à un puissant empire une bonne renommée, et jugea plus glorieux d’obéir aux lois de sa patrie que de subjuguer l’Asie par les armes. Animé de ces sentiments, il transporta ses troupes de l’autre côté de l’Hellespont avec une telle rapidité, qu’il fit en trente jours un trajet qui avait demandé à Xerxès une année entière. Il approchait du Péloponnèse, quand les Athéniens, avec les Béotiens et le reste de leurs alliés, tentèrent, auprès de Coronée, de lui fermer le passage ; mais il les défit dans une bataille terrible. Voici peut-être, le trait le plus glorieux de sa victoire : la plupart des fuyards s’étant réfugiés dans le temple de Minerve, on lui demanda ce qu’il voulait qu’on fît à leur égard ; bien qu’il eût reçu plusieurs blessures dans le combat, et qu’il se montrât irrité contre tous ceux qui avaient porté les armes contre lui, il sacrifia sa colère à la religion et défendit qu’on leur fît aucun mal. Ce ne fut pas seulement en Grèce qu’il respecta les temples des dieux ; mais chez les barbares même il conserva avec le plus grand scrupule toutes les images et tous les autels. Aussi disait-il souvent qu’il s’étonnait de ne pas voir mettre au nombre des sacrilèges ceux qui maltraitaient des suppliants, et de ne pas voir punir ceux qui portaient atteinte à la religion plus sévèrement que ceux qui dépouillaient les temples. V. Après la bataille de Coronée, tout l’effort de la guerre se concentra autour de Corinthe ; ce fut pour cette raison qu’on l’appela la guerre corinthienne. Dans un seul combat où commandait Agésilas, les ennemis perdirent dix mille hommes, et ce revers parut avoir ruiné leurs forces ; mais, loin de tirer vanité de son triomphe, il déplora la fortune de la Grèce, rendue veuve de tant d’enfants par la faute de ses ennemis : car, si les Grecs eussent été sages, c’était là un nombre de soldats suffisant pour tirer des Perses une vengeance éclatante. Lorsqu’il eut contraint les ennemis de se renfermer dans leurs murailles, de tous côtés on le pressait d'assiéger Corinthe ; mais il répondit qu’une telle conduite répugnait à son caractère, son rôle étant de forcer à rentrer dans leur devoir ceux qui s’en écartaient, et non de prendre d’assaut les villes les plus célèbres de la Grèce. « En effet, ajouta-t-il, si nous voulons anéantir ceux qui se sont rangés avec nous contre les barbares, ce sera nous vaincre nous-mêmes, sans que les Perses s’en mêlent, et, lorsqu’ils le voudront, ils n’auront plus de peine à nous asservir. » VI. Cependant arriva cette journée de Leuctres, si désastreuse aux Lacédémoniens ; pressé par une foule de citoyens d’entrer en campagne, Agésilas s’y refusa, comme s’il eût prévu l’issue de la lutte. Mais quand Épaminondas mit le siège devant Sparte, bien que la ville n’eût point de remparts, il se montra si grand capitaine que, de l’aveu de tous les contemporains, s’il n’eût existé, c’en était fait de Sparte. Dans ce moment suprême, son activité sauva tout. En effet, tandis que quelques jeunes gens, épouvantés de l’approche de l’ennemi, voulaient passer aux Thébains et s’étaient emparés d’une hauteur hors de la ville, Agésilas, comprenant combien ce serait une chose funeste que l’exemple d’une tentative de désertion, se porta sur cette éminence avec les siens, et, comme si les jeunes gens avaient agi dans de bonnes intentions, il les félicita d’avoir eu l’idée d’occuper un poste aussi important, ajoutant qu’il avait songé lui-même à s’en rendre maître. Ces éloges simulés ramenèrent les jeunes déserteurs, et, en laissant avec eux une partie de ceux qui l’avaient accompagné, il s’assura du poste : en effet, voyant leur nombre grossi d’hommes étrangers à leur complot, ils osèrent d’autant moins bouger qu’ils croyaient leurs intentions ignorées. VII. Il est certain que jamais, après la défaite de Leuctres, les Lacédémoniens ne purent se relever ni recouvrer leur ancienne prééminence ; cependant Agésilas ne cessa jamais d’aider sa patrie de tout son pouvoir. Les Lacédémoniens manquaient surtout d’argent ; il donna son appui à tous ceux qui se détachaient du roi de Perse, et consacra à soulager sa patrie avec les sommes considérables qu’il reçut d’eux. Un des traits les plus admirables de son caractère, c’est que, tandis que les rois, les gouverneurs et les villes le comblaient de présents magnifiques, il ne prit jamais rien pour lui et ne changea rien ni à la manière de vivre ni aux vêtements des Spartiates. II se contenta de la maison qu’avait habitée Eurysthène, l’auteur de sa race ; on n’y voyait en entrant rien qui annonçât le luxe ou le plaisir ; tout, au contraire, y témoignait la patience et la frugalité. Elle était en effet meublée de telle sorte que rien ne la distinguait de l’habitation du plus pauvre particulier. VIII. Si la nature s’était montrée libérale pour ce grand homme du côté des qualités de l’âme, il la trouva malveillante pour les dons du corps : en effet, il était de petite taille, de chétive apparence, et boiteux d’un pied. Cette infirmité le rendait quelque peu difforme : ceux qui le voyaient sans le connaître le méprisaient ; mais ceux qui connaissaient ses grandes qualités ne pouvaient assez l’admirer. Ainsi, lorsqu’à l’âge de quatre-vingts ans il alla en Égypte au secours de Tachos, il s’était couché sur le rivage avec les siens, sans aucun abri, n’ayant pour lit que la terre recouverte de fourrage sur lequel on avait simplement jeté des peaux ; ses compagnons s’étaient couchés près de lui, vêtus d’habits grossiers et usés, et leur costume, loin d’annoncer un roi parmi eux, faisait plutôt soupçonner la présence d’un homme peu opulent. La nouvelle de son arrivée étant parvenue aux officiers du roi, on s’empressa de lui apporter des présents de toute sorte. Ceux qui en étaient chargés demandèrent Agésilas, et on eut peine à leur faire croire que c’était un de ceux qui se trouvaient couchés là. Ils lui remirent au nom du roi les objets qu’ils avaient apportés ; mais il n’accepta rien que des quartiers de veau et d’autres provisions du même genre, qui lui étaient nécessaires pour le moment ; il distribua à ses esclaves les parfums, les couronnes, le dessert, et ordonna de remporter le reste. Les barbares le méprisèrent plus encore pour cela, pensant que le choix qu’il avait fait venait de son ignorance des bonnes choses. Il revenait d’Égypte avec deux cent vingt talents que le roi Nectanabis lui avait donnés et qu’il voulait offrir à sa patrie ; arrivé au port de Ménélas, qui est situé entre l’Égypte et la Cyrénaïque, il tomba malade et mourut. Ses amis, afin de le transporter plus facilement à Sparte, l’enduisirent de cire, à défaut de miel, et le ramenèrent ainsi dans son pays. [18] EUMÈNE I. Eumène était de Cardie. Si sa fortune avait répondu à son mérite, il n’aurait pas été plus grand, mais il serait devenu beaucoup plus célèbre et plus honoré ; car nous mesurons les grands hommes au mérite, et non à la fortune. Vivant à l’époque où florissaient les Macédoniens, son titre d’étranger nuisit beaucoup à son élévation ; il ne lui manqua que la noblesse de la naissance. Bien qu’il fût issu d’une des premières familles de Thrace, les Macédoniens voyaient avec peine qu’on le leur préférât quelquefois ; ils s’y résignaient cependant : car il l’emportait sur eux tous par son zèle, sa vigilance, sa patience, son habileté et la promptitude de son génie. Tout jeune encore, il obtint l’amitié de Philippe, fils d’Amyntas, et fut bientôt admis dans son intime familiarité : car dès le jeune âge un mérite éminent brillait en lui. Le roi le garda donc auprès de lui en qualité de secrétaire, poste beaucoup plus honorable chez les Grecs que chez les Romains. Chez nous, les secrétaires sont considérés comme des mercenaires, ce qu’ils sont en effet ; chez eux, au contraire, nul n’est admis à cet emploi, s’il n’est de naissance noble, d’une honnêteté et d’une activité éprouvées, parce qu’il faut qu’on le reçoive dans la confidence de tous les secrets. Eumène occupa sept ans ce poste de confiance auprès de Philippe. Quand ce prince eut été tué, il remplit treize ans les mêmes fonctions auprès d’Alexandre. Dans les derniers temps, il eut en outre le commandement de l’un des deux corps de cavalerie qu’on nommait hétaïres. Toujours il fut admis aux conseils de ces deux rois et prit part à toutes leurs entreprises. II. Alexandre était mort à Babylone ; ses amis se partagèrent ses royaumes, et l’empire suprême fut déféré à celui à qui Alexandre mourant avait remis son anneau, à Perdiccas ; car il avait semblé ainsi lui confier sa couronne, jusqu’au moment où ses enfants auraient atteint leur majorité. En effet, ceux qui paraissaient être plus avant que lui dans la faveur du roi, Cratère et Antipater, étaient absents ; celui de tous à qui Alexandre avait donné des marques évidentes d’une affection toute particulière, Éphestion, était mort. À cette époque, la Cappadoce fut donnée, ou plutôt assignée à Eumène ; car elle était alors au pouvoir des ennemis. Perdiccas s’était empressé de se l’associer, parce qu’il voyait en lui une loyauté et une activité remarquables ; bien convaincu, s’il parvenait à le gagner, qu’il lui serait fort utile dans les entreprises qu’il préparait. Il songeait, en effet, ce qui est l’ambition ordinaire à ceux qui ont une grande puissance, à s’approprier et à réunir entre ses mains les parts de tous les autres. Au reste, il ne fut pas le seul à l’essayer ; tous les amis d’Alexandre en firent autant. Léonnat le premier avait formé le projet de s’emparer de la Macédoine. Il s’efforça, par de nombreuses et éblouissantes promesses, d’obtenir qu’Eumène abandonnât Perdiccas et fît alliance avec lui. Ne pouvant l’y déterminer, il tenta de le faire périr ; et il y serait parvenu, si Eumène ne s’était échappé du camp la nuit et en secret. III. Cependant s’allumaient ces guerres d’extermination qui suivirent la mort d’Alexandre, et tous se réunirent pour accabler Perdiccas. Quoique Eumène vît sa faiblesse, obligé qu’il était de résister seul à tous les autres, il n’abandonna pas son ami, et se montra plus attaché à sa parole qu’à son propre salut. Perdiccas lui avait donné le commandement de cette partie de l’Asie qui est située entre le mont Taurus et l’Hellespont, et l’avait opposé seul à ses ennemis d’Europe : lui-même était parti pour attaquer l’Égypte, que possédait Ptolémée. Eumène avait des troupes peu considérables et peu solides, parce qu’elles n’étaient pas exercées et qu’elles avaient été enrôlées depuis peu ; cependant on annonçait l’approche de Cratère et d’Antipater, qui passaient l’Hellespont avec une armée nombreuse de Macédoniens : c’étaient deux capitaines éminents, tant par leur illustration que par leur expérience de la guerre ; et les soldats macédoniens jouissaient alors de la réputation qu’ont aujourd’hui les troupes romaines ; car les peuples les plus puissants sont toujours réputés les plus braves. Eumène comprenait que, si ses soldats savaient contre quels adversaires on les conduisait, non seulement ils ne marcheraient pas, mais ils se disperseraient à la première nouvelle. Il eut donc recours à un stratagème plein de sagesse, en menant ses soldats par des routes détournées, où ils ne pouvaient apprendre la vérité, et en les persuadant qu’il se portait contre des barbares. II persista jusqu’au bout dans ce plan, et son armée se trouva rangée en bataille et la lutte engagée avant que les soldats connussent quels étaient leurs adversaires. Il eut même soin de choisir le premier les positions, afin de faire donner sa cavalerie, par laquelle il était supérieur, plutôt que son infanterie, qui était inférieure en nombre. IV. Au milieu d’un combat acharné qui dura une grande partie du jour, le général en chef Cratère périt, ainsi que Néoptolème, qui commandait en second : Eumène lui-même s’était mesuré avec ce dernier. Enlacés l’un à l’autre, tombés ensemble de leurs chevaux, ils firent bien voir quelle haine les animait et que la lutte était plutôt entre leurs coeurs qu’entre leurs corps ; car ils ne lâchèrent pas prise avant que l’un des deux eût perdu la vie. Eumène avait reçu quelques blessures de la main de Néoptolème, et cependant il ne se retira pas de la mêlée, mais n’en pressa que plus vivement l’ennemi. Quand la cavalerie eut été taillée en pièces, le général Cratère tué, beaucoup d’officiers distingués faits prisonniers, l’infanterie, engagée dans une position d’où elle ne pouvait sortir que du gré d’Eumène, lui demanda la paix ; elle l’obtint, mais, infidèle à la foi jurée, dès qu’elle le put, elle alla rejoindre Antipater. Eumène essaya de ranimer Cratère, relevé à demi mort du champ de bataille. N’ayant pu y réussir, il lui fit de magnifiques funérailles, par égard pour le rang élevé de Cratère, pour l’ancienne amitié qui les unissait du temps d’Alexandre, et renvoya ses cendres en Macédoine à sa femme et à ses enfants. V. Tandis que ces événements se passent sur les bords de l’Hellespont, Perdiccas est tué près du Nil par Séleucus et Antigone, et le commandement suprême est déféré à Antipater. Ceux qui avaient abandonné son parti sont condamnés à mort par contumace sur le suffrage de l’armée ; parmi eux se trouvait Eumène. Le coup qui le frappait ne l’abattit point, et il n’en continua pas moins la guerre ; mais la modicité de ses ressources, sans accabler sa grande âme, lui ôtait cependant de son énergie. Antigone, qui le poursuivait avec de nombreuses troupes de toutes armes, était souvent harcelé dans sa marche et ne pouvait jamais en venir aux mains que dans des positions où il était possible à un petit nombre de tenir tête à des forces considérables. Mais à la fin, celui que l’habileté n’avait pu surprendre se vit enveloppé par la multitude. Il s’échappa cependant, après avoir perdu beaucoup des siens, et se réfugia dans un château de Phrygie, qui s’appelle Nora. Comme il était investi dans ce poste, et qu’il craignait, en séjournant dans un même lieu de ruiner sa cavalerie, parce qu’il n’y avait point d’espace pour la faire manoeuvrer, il trouva un moyen adroit d’échauffer et d’exercer le cheval sur place, afin qu’il mangeât plus volontiers, et qu’il ne fût pas privé du mouvement du corps. Il le sanglait sous le poitrail, lui tenait la tête trop haut pour qu’il pût toucher la terre des pieds de devant, et le forçait ensuite à coups de fouet à sauter et à regimber. Ce mouvement ne lui excitait pas moins la sueur que s’il eût couru en rase campagne. D’où il arriva, ce qui parut merveilleux à tout le monde, qu’il tira ses chevaux de ce fort aussi gras, après y avoir été enfermés plusieurs mois, que s’il les eût tenus dans des pâturages. Pendant ce blocus, tantôt il brûla, tantôt il ruina, et toutes les fois qu’il le voulut, les apprêts et les ouvrages d’Antigone. Il se tint dans ce même poste tant que dura l’hiver. Mais comme il ne pouvait camper en plein air, et que le printemps approchait, il feignit de vouloir se rendre ; pendant qu’il traitait des conditions, il trompa les officiers d’Antigone, et se dégagea sain et sauf, lui et tous les siens. VI. Olympias, mère d’Alexandre, lui ayant expédié en Asie des lettres et des courriers, pour lui demander s’il serait d’avis qu’elle vînt réclamer la Macédoine (car alors elle demeurait en Épire) et qu’elle s’emparât de ce royaume, il lui conseilla d’abord « de ne rien tenter et d’attendre que le fils d’Alexandre fût parvenu à la royauté ; mais que, si elle était entraînée en Macédoine par quelque désir ardent, elle oubliât toutes ses injures, et n’usât de rigueur contre personne. » Olympias ne fit rien de tout cela, car elle partit pour la Macédoine, et s’y comporta très cruellement. Elle pria Eumène, alors éloigné, « de ne pas souffrir que les ennemis déclarés de la maison et de la famille de Philippe anéantissent aussi sa race, et elle le conjura d’assister les enfants d’Alexandre. S’il lui accordait cette faveur, il fallait qu’il rassemblât au plus tôt des troupes, pour les amener à son secours. Afin qu’il le fît plus facilement, elle avait envoyé des lettres à tous les capitaines qui persistaient dans leur devoir, pour qu’ils lui obéissent, et qu’ils suivent ses conseils. » Eumène, très ému de ces paroles, jugea plus à propos de périr, si la fortune en décidait ainsi, en témoignant sa reconnaissance à ses bienfaiteurs, que de vivre ingrat. VII. Il leva donc des troupes et prépara la guerre contre Antigone. Comme il y avait avec lui un grand nombre d’illustres Macédoniens (parmi lesquels étaient Peucestès, qui avait été garde du corps d’Alexandre, et qui alors tenait la Perse ; et Antigène, qui commandait la phalange macédonienne), craignant l’envie, qu’il ne put néanmoins éviter, s’il avait, lui étranger, la suprême autorité, plutôt que d’autres Macédoniens, dont il y avait là une multitude, il dressa dans le quartier général un pavillon au nom d’Alexandre, ordonna qu’on y plaçât un siège d’or, avec le sceptre et le diadème, et que tous les officiers s’y rassemblent chaque jour, pour y délibérer des grandes affaires ; croyant qu’il serait moins envié, s’il paraissait conduire la guerre sous l’apparente autorité et à l’ombre du nom d’Alexandre. Il y réussit en effet : car, comme on s’assemblait, non au quartier d’Eumène, mais à celui du roi, et qu’on y tenait conseil, il disparaissait en quelque sorte, tandis que tout se faisait par lui seul. VIII. Il en vint aux mains avec Antigone dans la Parétacène, non pas en bataille rangée, mais dans une marche ; et l’ayant malmené, il l’obligea de retourner en Médie pour hiverner. Quant à lui, il distribua ses troupes sur les frontières de la Perse, non pas comme il le voulut, mais comme le forçait la volonté des soldats. Car cette phalange d’Alexandre le Grand, qui avait parcouru l’Asie et défait les Perses, soit par sa longue gloire, soit encore par sa licence ; prétendait non pas obéir à ses chefs, mais leur commander. C’est ce que font aujourd’hui nos vétérans. Aussi est-il à craindre que, par leur emportement et leur trop grande licence, ils ne fassent ce que ceux-là firent, qu’ils ne ruinent tout et ne perdent pas moins ceux pour lesquels ils ont combattu. Si on lit les actions de ces anciens vétérans, on reconnaîtra que celles des nôtres sont pareilles, et qu’il n’y a point de différence entre elles que le temps. Mais je reviens aux vieux soldats d’Eumène. Ils avaient choisi leurs quartiers d’hiver, consultant moins les règles de la guerre que leur commodité ; et ils s’étaient fort éloignés les uns des autres. Antigone l’apprit, et ne se sentant pas égal à des adversaires préparés, il résolut d’employer quelque stratagème nouveau. Il y avait deux chemins, par où l’on pouvait parvenir du pays des Mèdes, où il hivernait, aux quartiers des ennemis : l’un plus court, par des lieux déserts, que personne n’habitait, à cause du manque d’eau et qui, au reste, était d’environ dix journées ; l’autre, par lequel tout le monde allait, avait un circuit qui le rendait une fois plus long que le premier, mais il était fertile et abondant en toutes choses. Il sentait que s’il prenait celui-ci, les ennemis seraient informés de son approche avant qu’il eût fait le tiers de sa route ; au lieu qu’en marchant par les solitudes, il espérait les accabler à l’improviste. Pour exécuter son entreprise, il ordonna qu’on fît provision d’un grand nombre d’outres, et même de sacs de cuir, puis de fourrages et de viandes cuites pour dix jours, et qu’on fit très peu de feu dans le camp. Il cache à tous ses soldats la marche qu’il va faire ; et préparé de la sorte, il part, en prenant le chemin qu’il s’était proposé. IX. Il avait fait environ la moitié de sa route ; quand, par la fumée de son camp, Eumène soupçonna que les ennemis approchaient. Les capitaines s’assemblent; on met en question ce qu’il faut faire. Ils sentaient tous qu’on ne pouvait rassembler les troupes assez promptement pour prévenir l’arrivée d’Antigone. Là, comme ils chancellent tous et qu’ils désespèrent de leur salut, Eumène leur dit que « s’ils veulent user de célérité, et exécuter ses ordres, ce qu’ils n’ont pas fait auparavant, il les sortira d’embarras, et fera si bien que l’ennemi, pouvant franchir en cinq jours l’espace qui les séparait, serait retardé d’autant de jours. Qu’ils aillent donc parcourir leurs quartiers, et que chacun rassemble ses troupes. » Or, pour arrêter la marche précipitée d’Antigone, il emploie la ruse que voici. Il envoie des gens sûrs vers les plus basses montagnes, qui faisaient face à la route des ennemis ; et il leur ordonne d’allumer et d’étendre aussi loin qu’ils pourront de très grands feux, à la première veille de la nuit ; de les diminuer à la seconde veille, de les tendre très faibles à la troisième, et de faire soupçonner aux ennemis, par cette imitation de la pratique des camps, qu’on campe dans ces lieux-là, et qu’on a été prévenu de leur approche ; il recommande de faire la même chose la nuit suivante. Ceux à qui cet ordre avait été donné l’exécutent ponctuellement. Antigone, à l’entrée de la nuit, aperçoit des feux, croit qu’on a eu connaissance de sa venue et que les ennemis ont concentré leurs forces en cet endroit. Il modifie son plan, et, parce qu’il ne peut pas attaquer à l’improviste, il change de direction, prend les détours plus longs de la route où tout abonde, et s’y arrête un jour pour délasser ses soldats et refaire ses chevaux, afin de combattre avec une armée plus fraîche. X. C’est ainsi qu’Eumène surpassa en ruse un rusé capitaine, et arrêta sa célérité ; mais il n’en profita pas beaucoup : car, par l’envie des officiers avec lesquels il était, et par la perfidie des vieux soldats macédoniens, après être sorti victorieux d’un combat, il fut livré à Antigone, quoique l’armée lui eût juré trois fois en divers temps, qu’elle le défendrait et ne l’abandonnerait jamais. Mais quelques-uns furent si jaloux de son mérite, qu’ils aimèrent mieux manquer de foi que de ne pas le trahir. Antigone, quoique son ennemi mortel, l’aurait sauvé, si les siens le lui eussent permis, parce qu’il sentait qu’il ne pouvait être mieux aidé d’aucun autre dans les graves événements que l’on voyait déjà se préparer. Car Séleucus, Lysimaque et Ptolémée, déjà puissants en forces, contre lesquels il lui fallait combattre pour l’empire, allaient tomber sur lui. Mais ceux qui l’entouraient ne le souffrirent point, parce qu’ils voyaient qu’Eumène conservé, ils seraient tous peu estimés comparés à lui. D’ailleurs Antigone lui-même était tellement enflammé contre Eumène, qu’il ne pouvait s’adoucir que par l’espoir des importants services qu’il attendait de lui. XI. Lorsqu’il l’eut donc fait mettre en prison, et que l’officier de ses gardes lui eut demandé de quelle manière il voulait qu’on le gardât, il répondit : « Comme un lion très ardent, ou comme un éléphant très féroce ; » car il n’avait pas encore déterminé s’il le sauverait ou non. Deux sortes de personnes allaient voir Eumène : ceux qui, à cause de leur haine, voulaient repaître leurs yeux de sa disgrâce, et ceux qui, à cause de leur ancienne amitié, désiraient l’entretenir et le consoler. Il y venait aussi beaucoup de gens qui étaient curieux de connaître sa figure, et de voir comment était fait cet homme qu’ils avaient craint si longtemps et si vivement, et sur la perte duquel ils avaient fondé l’espoir de leur triomphe. Eumène, se voyant si longtemps dans les fers, dit à Onomarque, qui commandait dans la prison « qu’il s’étonnait d’être ainsi détenu depuis trois jours ; qu’il était indigne de la prudence d’Antigone d’abuser d’un vaincu au point de ne pas ordonner qu’on le mît à mort ou qu’on le relâchât. » Comme il semblait parler à Onomarque avec trop de fierté : « Quel homme es-tu donc ? lui dit celui-ci ; si tu avais tant de courage, pourquoi n’as-tu pas péri dans le combat, plutôt que de tomber au pouvoir de l’ennemi ? » Eumène lui répondit : « Plût aux dieux que cela fût arrivé ! Mais cet événement n’a pas eu lieu, parce que je n’ai jamais été aux prises avec un plus fort que moi. Je ne me suis jamais battu avec personne qui n’ait succombé sous moi ; car ce n’est point par la valeur de mes ennemis, mais par la perfidie de mes amis, que je suis tombé dans cette infortune. » Et cela n’était point faux.... Eumène avait une belle prestance, et un corps assez fort pour supporter la fatigue, quoiqu’il fût moins grand que bien fait. XII. Antigone, n’osant pas décider seul de son sort, en référa au conseil. Là, presque tous les officiers, extrêmement troublés, s’étonnèrent d’abord qu’on n’eût pas déjà fait mourir un homme par lequel, depuis tant d’années, ils avaient été si maltraités, qui les avait si souvent réduits au désespoir, et qui avait tué les plus grands capitaines ; qui enfin était seul si puissant, que, tant qu’il vivrait, ils ne pourraient pas être tranquilles, et après la mort duquel ils n’auraient plus d’embarras et de peines. Ils lui demandaient enfin « quels amis il emploierait à son service, s’il lui rendait la liberté. Pour eux, ils ne resteraient point auprès de lui avec Eumène. » Antigone, ayant connu la volonté du conseil, se laissa cependant encore sept jours pour délibérer là-dessus ; mais craignant qu’il ne s’élevât quelque sédition dans l’armée, il défendit que personne ne fût introduit auprès d’Eumène, et ordonna de lui retirer sa nourriture journalière ; disant qu’il ne ferait pas souffrir une mort violente à un homme qui autrefois avait été son ami. Cependant Eumène ne fut pas tourmenté de la faim plus de trois jours. Comme on levait le camp, il fut égorgé par ses gardes, à l’insu d’Antigone. XIII. C’est ainsi qu’à l’âge de quarante-cinq ans, Eumène, qui avait servi depuis sa vingtième année, comme nous l’avons marqué ci-dessus, sept ans auprès de Philippe et treize auprès d’Alexandre, en la même qualité de secrétaire, et avait commandé dans cet espace de temps une aile de cavalerie ; qui, après la mort d’Alexandre le Grand, avait été à la tête des armées, et avait en partie repoussé, en partie fait périr les plus grands capitaines : c’est ainsi, dis-je, qu’ayant été surpris, non par l’habileté d’Antigone, mais par le parjure des Macédoniens, Eumène termina sa vie. Ce qui fait aisément juger de la haute opinion qu’avaient de lui tous ceux qui, après Alexandre, furent appelés rois, c’est qu’aucun d’entre eux ne prit ce titre du vivant d’Eumène, mais seulement celui de gouverneur. Les mêmes capitaines, après sa mort, s’attribuèrent aussitôt les ornements royaux et le nom de rois. Ils ne voulurent plus tenir la parole qu’ils avaient donnée publiquement, de conserver le royaume aux enfants d’Alexandre ; et l’unique défenseur de la race royale n’étant plus en vie ils laissèrent éclater leurs sentiments. Les premiers qui se chargèrent de ce crime furent Antigone, Ptolémée, Séleucus, Lysimaque et Cassandre. Antigone remit le corps d’Eumène à ses proches, pour l’ensevelir. Ceux-ci lui firent des funérailles militaires et honorables, toute l’armée accompagnant le convoi, et ils eurent soin de faire transporter ses ossements en Cappadoce, auprès de sa mère, de sa femme et de ses enfants. [19] PHOCION I. Quoique l’Athénien Phocion ait souvent été à la tête des armées, et qu’il ait rempli les plus grandes magistratures, cependant l’intégrité de sa vie est beaucoup plus connue que ses travaux militaires. On ne fait donc aucune mention de ceux-ci, mais on célèbre beaucoup celle-là, pour laquelle il fut appelé l’homme de bien. Car il fut perpétuellement pauvre, tandis qu’il pouvait être très riche, à cause des fréquents honneurs qui lui avaient été conférés et des charges considérables qui lui étaient données par le peuple. Comme il refusait de grands présents en argent de la part du roi Philippe, et que les envoyés de ce prince pour l’engager à les accepter, lui représentaient que, s’il s’en passait facilement lui-même, il devait cependant avoir égard à ses enfants, auxquels il serait difficile, dans une extrême pauvreté, de soutenir la gloire de leur père, Phocion leur dit : « S’ils sont semblables à moi, ce même petit champ, qui m’a conduit à cette considération, les nourrira ; et s’ils ne me ressemblent pas, je ne veux point leur fournir de ressources pour alimenter et accroître leur dérèglement. » II. La fortune lui ayant été prospère presque jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, il devint, dans les derniers temps de sa vie, très odieux à ses concitoyens : premièrement, parce qu’il était convenu avec Démade de livrer la ville d’Athènes à Antipater ; et, en second lieu, parce que, sur son conseil, Démosthène et tous les autres citoyens qu’on jugeait bien mériter de la république avaient été exilés par un décret du peuple. Et il n’avait pas seulement offensé les esprits en ce qu’il avait mal servi la patrie à cet égard, mais encore en ce qu’il n’avait pas été fidèle à l’amitié : car c’était par la protection et à l’aide de Démosthène, qui le soutenait sous main contre Charès, qu’il était monté au degré d’élévation qu’il occupait ; défendu en divers temps par le même Démosthène, dans des affaires où il s’agissait de sa vie, il en était sorti acquitté. Phocion non seulement ne le protégea point dans ses dangers, mais encore le livra. Une accusation lui fut surtout fatale : tandis qu’il gouvernait la république, Dercylle l’avertit que Nicanor, lieutenant de Cassandre, cherchait à surprendre le Pirée, sans lequel Athènes ne peut absolument pas exister ; et le même Dercylle le requérait de pourvoir à ce que la ville ne fût pas privée de vivres : Phocion lui répondit qu’il n’existait point de danger, et qu’il était garant de tout. Cependant, peu de temps après, Nicanor se rendit maître du Pirée. Le peuple étant accouru armé pour reprendre le Pirée, non seulement Phocion n’appela personne aux armes, mais il ne voulut pas même se mettre à la tête de ceux qui étaient armés. III. Il y avait alors à Athènes deux factions, dont l’une soutenait la cause du peuple, l’autre celle des grands. Dans celle-ci étaient Phocion et Démétrius de Phalère : l’une et l’autre s’appuyait sur la protection des Macédoniens. Car le parti populaire favorisait Polysperchon ; les grands étaient pour Cassandre. Cependant celui-ci fut chassé de la Macédoine par Polysperchon, le peuple, devenu par là le plus fort, bannit aussitôt de leur patrie les chefs de la faction contraire, condamnés à perdre la tête, et parmi eux Phocion et Démétrius de Phalère ; et il envoya à cette occasion des ambassadeurs à Polysperchon, pour le prier de confirmer ses décrets. Phocion partit pour le même endroit. Quand il y fut arrivé, il reçut ordre de plaider sa cause, en apparence auprès du roi Philippe, mais en réalité auprès de Polysperchon ; car ce dernier était alors à la tête des affaires du roi. Accusé par Agnonide d’avoir livré le Pirée à Nicanor, il fut jeté en prison par sentence du conseil, et traduit à Athènes, pour que son procès lui fût fait selon les lois. IV. Dès qu’on fut arrivé, Phocion étant porté sur une voiture parce qu’il ne pouvait déjà plus aller à pied à cause de son grand âge, il se fit un grand concours de peuple. Les uns, se rappelant son ancienne réputation, avaient pitié de sa vieillesse ; mais le plus grand nombre était enflammé de colère, parce qu’on le soupçonnait d’avoir livré le Pirée, et surtout parce que, dans sa vieillesse, il s’était déclaré contre les intérêts du peuple. C’est pourquoi on ne lui donna pas même la faculté de parler et de plaider sa cause. Ayant été ensuite condamné par les juges, après quelques formalités légales, il fut livré aux Onze, auxquels, selon l’usage des Athéniens, ceux qui sont condamnés pour trahison ont coutume d’être remis. Pendant qu’il était conduit à la mort, Emphylète, avec, qui il avait été lié d’amitié, se présenta devant lui. Ce citoyen lui ayant dit, les larmes aux yeux : « Ah ! Phocion, quel indigne traitement ! » il lui répondit : « Je n’en suis point surpris ; car c’est la fin qu’ont eue la plupart des grands hommes d’Athènes. » La haine de la multitude contre lui fut si forte, qu’aucune personne libre n’osa lui rendre les derniers devoirs. Il fut donc enseveli par des esclaves. [20] TIMOLÉON I. Timoléon de Corinthe fut sans doute un grand homme, au jugement de tout le monde : car il eut le bonheur, unique peut-être, de délivrer le pays où il était né, opprimé par un tyran ; de bannir de Syracuse, au secours de laquelle il avait été envoyé, une servitude invétérée, et de rétablir dans son ancien état, par son arrivée, toute la Sicile, désolée pendant un grand nombre d’années par la guerre, et opprimée par les barbares. Dans ces expéditions, il éprouva l’une et l’autre fortune ; et, ce qui est réputé bien difficile, il supporta beaucoup plus sagement le bonheur que l’adversité. Son frère Timophane, élu général par les Corinthiens, s’étant emparé de la tyrannie par le moyen des soldats mercenaires, et Timoléon pouvant participer à la royauté, il fut si loin de se rendre complice de ce crime, qu’il préféra la liberté de ses concitoyens au salut de son frère, et aima mieux obéir aux lois de sa patrie que de lui commander. Dans cette disposition, il s’entendit avec un haruspice et un homme, leur commun allié, qui avait épousé leur soeur : c’était par eux qu’il voulait faire périr le tyran. Pour lui, non seulement il ne porta point les mains sur son frère, mais il ne voulut pas même voir son sang : car, pendant que le meurtre s’accomplissait, il se tint éloigné avec une troupe en armes, afin qu’aucun satellite du tyran ne pût courir à son secours. Cette belle action ne fut pas également approuvée de tout le monde. Quelques-uns pensaient qu’il avait attenté à la piété fraternelle, et par envie, ils dépréciaient la gloire de sa vertu. Quant à sa mère, après cette action, elle ne le reçut plus dans sa maison, et jamais elle ne le vit sans le maudire et sans l’appeler fratricide et impie. Il fut si fort touché de ces traitements, qu’il voulut quelquefois mettre fin à sa vie, et se dérober par la mort aux regards d’hommes ingrats. II. Cependant, Dion ayant été tué à Syracuse, Denys le Jeune s’empara derechef de cette ville. Ses ennemis demandèrent du secours aux Corinthiens, et un général pour mettre à leur tête dans la guerre. Timoléon y fut envoyé, et chassa Denys de toute la Sicile avec un bonheur incroyable. Quoiqu’il pût lui ôter la vie, il ne le voulut pas, et il fit en sorte qu’il se rendît en sûreté à Corinthe, parce que les Corinthiens avaient été souvent aidés des forces de l’un et de l’autre Denys. Timoléon voulait consacrer le souvenir de ces bienfaits ; et il pensait que la victoire la plus illustre était celle où il se trouvait plus de clémence que de cruauté. Il désirait enfin que Corinthe n’entendît pas dire seulement, mais vît même de ses yeux quel homme il avait vaincu, et de quel puissant trône il l’avait fait tomber dans la misère. Après la retraite de Denys, il fit la guerre à Icétas, qui avait été contraire à ce prince. Ce qui montra qu’Icétas avait été en désunion avec Denys, non par haine de la tyrannie, mais par ambition, c’est que lui-même, après l’expulsion de Denys, ne voulut pas se démettre du commandement. Icétas de fait, Timoléon mit en fuite, près du fleuve Crimesse, une très grande armée de Carthaginois, et les réduisit à se contenter de pouvoir conserver l’Afrique, eux qui déjà depuis un grand nombre d’années étaient en possession de la Sicile. Il fit aussi prisonnier Mamercus, général italien, homme belliqueux et puissant, qui était venu en Sicile aider les tyrans. III. Après avoir terminé ces entreprises, Timoléon voyant que non seulement les campagnes, mais encore les villes de Sicile avaient été désertées à cause de la longueur de la guerre, rechercha et réunit d’abord tous les Siciliens qu’il put trouver ; ensuite il fit venir des colons de Corinthe, parce que Syracuse avait d’abord été fondée par les habitants de cette ville. Il restitua aux anciens citoyens les biens qui leur appartenaient. Il partagea aux nouveaux les possessions que la guerre avait rendues vacantes. Il releva les murs renversés et les temples détruits, et rendit aux villes leurs lois et leur liberté. Après une très grande guerre, il procura un si grand repos à toute l’île, qu’il semblait le fondateur de ces villes, plutôt que ceux qui les premiers y avaient conduit des colonies. Il rasa la citadelle de Syracuse, que Denys avait élevée pour tenir la ville en état de siège. Il démolit tous les autres remparts de la tyrannie, et fit en sorte qu’il ne restât que le moins possible de tant de vestiges de la servitude. Assez puissant pour imposer son autorité, assez aimé pour obtenir la royauté sans que personne s’y opposât, Timoléon aima mieux inspirer l’amour que la crainte. Sitôt qu’il le put, il déposa le commandement, et vécut en simple particulier à Syracuse le reste de sa vie. Et en agissant ainsi il fit preuve de sagesse : car, ce que les rois peuvent à peine obtenir de l’autorité, il l’obtint de la bienveillance. Aucun honneur ne lui manqua ; et, dans la suite, on ne prit aucune décision publique à Syracuse avant d’avoir connu son sentiment. Jamais on ne préféra, jamais même on ne compara l’avis de personne au sien ; et ce n’était pas plus l’effet de l’affection que de la prudence. IV. Étant déjà fort âgé, Timoléon perdit la vue, sans avoir essuyé aucune maladie. II supporta ce malheur avec tant de résignation, que personne ne l’entendit jamais se plaindre, et qu’il n’assista pas moins aux affaires particulières et publiques. Il venait au théâtre, quand le conseil du peuple s’y tenait, porté, à cause de son infirmité, dans un char attelé de deux chevaux ; et de ce char, il disait ce qu’il pensait sur l’objet en délibération. Personne n’attribuait cette manière d’agir à l’orgueil ; car il ne sortit jamais de sa bouche rien d’arrogant ni de vain. Lorsqu’il entendait publier ses louanges, il ne disait jamais autre chose, sinon «qu’il rendait de très grandes actions de grâces aux dieux, et qu’il leur était très obligé de ce qu’ayant résolu de régénérer la Sicile, ils avaient voulu qu’il fût de préférence le chef de cette entreprise. » Car il pensait qu’aucune des choses humaines ne se fait sans la puissance et la volonté des dieux. Aussi avait-il bâti dans sa maison une chapelle à la Toute-Puissance et l’honorait-il très religieusement. V. Aux excellentes qualités de Timoléon se joignirent des circonstances merveilleuses ; car il donna ses plus grandes batailles le jour de sa naissance, d’où il arriva que toute la Sicile fit de ce jour un jour de fête. Comme un certain Lamestius, homme insolent et ingrat, voulait le contraindre à comparaître en justice, disant qu’il était en procès avec lui, et que plusieurs citoyens étaient accourus pour réprimer par la force l’impudence de cet homme, Timoléon les pria tous de ne pas le faire ; disant « qu’il avait accepté les plus grands travaux et les plus grands périls, pour que cette conduite fût permise à Lamestius et à tous les autres citoyens ; qu’en effet, le signe visible de la liberté consiste en ce que chacun ait le pouvoir de faire valoir ses prétentions selon les lois. » Un autre citoyen, nommé Déménète, homme pareil à Lamestius, s’étant mis à rabaisser les exploits de Timoléon et à proférer quelques invectives contre lui, Timoléon dit « qu’en ce moment enfin ses voeux étaient exaucés ; qu’effectivement il avait toujours demandé aux dieux de rendre aux Syracusains une liberté telle, qu’il fût licite à chacun de parler impunément de qui il voudrait. » Après sa mort, il fut enseveli par les Syracusains aux frais du trésor public, et avec le concours de toute la Sicile, dans le gymnase qui porte son nom. [21] DES ROIS I. Ce sont à peu près là les capitaines grecs qui nous ont paru dignes de mémoire, à l’exception des rois : car nous n’avons pas voulu toucher à leur histoire, parce qu’il n’en est point dont la vie n’ait été racontée séparément. Ils ne sont cependant pas fort nombreux. Le Lacédémonien Agésilas fut roi de nom et n’eut pas le pouvoir, ainsi que tous les autres rois spartiates. De ceux qui régnèrent par l’autorité, les plus distingués furent, à notre avis, chez les Perses, Cyrus et Darius fils d’Hystaspe. L’un et l’autre, d’abord simples particuliers, acquirent la royauté par leur mérite. Le premier fut tué dans une bataille chez les Massagètes : Darius mourut de vieillesse. Il y a eu encore trois autres célèbres rois de la même nation : Xerxès et les deux Artaxerxès, Longue-Main {Macrochir} et Mnémon. L’action la plus illustre de Xerxès, c’est d’avoir porté la guerre dans la Grèce, par terre et par mer, avec les armées les plus nombreuses qu’on eût vues de mémoire d’homme. La principale gloire de Longue-Main fut sa majestueuse et belle prestance, qu’il releva par une valeur guerrière incroyable : car aucun Persan ne fut plus brave que lui. Il brilla aussi par sa réputation de justice. Ayant, en effet, perdu son épouse par le crime de sa mère, il se livra bien à sa douleur, mais de manière qu’il la fit céder à la piété filiale. De ces rois, les deux du même nom payèrent le tribut à la nature, en mourant de maladie ; le troisième fut égorgé par Artaban, son lieutenant. II. De la nation des Macédoniens, deux rois ont précédé de beaucoup tous les autres par la gloire de leurs exploits : Philippe, fils d’Amyntas, et Alexandre le Grand. L’un d’eux mourut de maladie à Babylone ; Philippe fut tué à Égée par Pausanias, comme il allait assister aux jeux. Le seul roi célèbre d’Épire fut Pyrrhus, qui fit la guerre avec les Romains. Pendant qu’il assiégeait la ville d’Argos, dans le Péloponnèse, il périt, frappé d’un coup de pierre. Il y en eut de même un seul de Sicile, le premier Denys. Il fut, en effet, brave, savant dans la guerre ; et, ce qui ne se trouve pas facilement dans un tyran, point débauché, point présomptueux, point avare. Enfin il ne connut point de passion, hors celle de gouverner seul et toujours ; et, pour cette raison, il fut cruel. Car, en s’appliquant à affermir sa domination, il n’épargna la vie d’aucun de ceux qu’il soupçonnait de lui dresser des embûches. Ce prince, après s’être acquis la tyrannie par son courage, la retint avec un grand bonheur, et mourut âgé de plus de soixante ans, au sein d’un royaume florissant. Dans un espace de tant d’années, il ne vit la mort d’aucune personne de sa race, quoiqu’il eût eu des enfants de trois femmes, et qu’il lui fût né beaucoup de petit-fils. III. Il y eut aussi de grands rois parmi les amis d’Alexandre, qui, après sa mort, s’emparèrent de ses États. Du nombre furent Antigone et son fils Démétrius, Lysimaque, Séleucus et Ptolémée. Antigone, combattant contre Séleucus et Lysimaque, fut tué dans la bataille, Lysimaque reçut de Séleucus le même genre de mort ; car, leur alliance dissoute, ils se firent la guerre entre eux. Démétrius avait donné sa fille en mariage à Séleucus ; leur amitié n’en fut pas pour cela plus durable, et le beau-père, pris dans un combat, mourut de maladie dans la prison du gendre. Peu de temps après, Séleucus fut tué en trahison par Ptolémée Céranne, qu’il avait recueilli lorsqu’il eut été chassé d’Alexandrie par son père et qu’il eut besoin des secours d’autrui. Pour Ptolémée lui-même, après avoir remis de son vivant le royaume à son fils, il fut, dit-on, privé de la vie par ce même fils. Comme nous pensons en avoir assez dit sur ces rois, on nous saura gré peut-être de ne point passer sous silence Hamilcar et Hannibal, qui ont assurément éclipsé en grandeur d’âme et en habileté tous les capitaines nés en Afrique. [22] HAMILCAR I. Hamilcar, fils d’Hannibal, surnommé Barcas, était Carthaginois. Il commença fort jeune à commander l’armée en Sicile, vers les derniers temps de la première guerre punique. Tandis que, avant son arrivée dans cette île, les affaires des Carthaginois y allaient mal et sur mer et sur terre, aussitôt qu’il y fut présent , il ne céda jamais à l’ennemi, ni ne lui donna lieu de lui nuire ; souvent, au contraire, il le provoqua, lorsqu’il en eut l’occasion, et sortit toujours vainqueur du combat. Aussi, quand les Carthaginois avaient presque tout perdu en Sicile, il défendit Éryx de manière qu’il ne semblait point que la guerre eût été faite près de là. Cependant les Carthaginois ayant été vaincus dans un combat naval, aux îles Égates, par Caius Lutatius, consul romain, ils résolurent de mettre fin à la guerre, et laissèrent Hamilcar maître des négociations. Quoique celui-ci brûlât du désir de combattre, il crut cependant qu’il fallait s’attacher à la paix, parce qu’il sentait que sa patrie, épuisée de dépenses, ne pouvait pas supporter plus longtemps la calamité de la guerre ; mais au même moment il méditait si les affaires se rétablissaient tant soit peu, de renouveler la guerre, et de poursuivre les Romains par les armes jusqu’à ce qu’ils eussent triomphé à force de valeur, ou que, vaincus, ils eussent demandé quartier. Ce fut dans cette disposition qu’il négocia la paix. Il en traita avec tant de fierté que, Catulus lui déclarant « qu’il ne terminerait point la guerre, à moins que lui, Hamilcar, et ceux des siens qui avaient occupé Éryx ne sortent de la Sicile en mettant bas les armes ; » il répondit, « que, bien qu’il vît sa patrie succomber, il périrait plutôt que de retourner chez lui avec une si grande infamie ; qu’en effet, il n’était pas digne de son courage de livrer aux ennemis de sa patrie les armes qu’il en avait reçues contre eux. » Catulus dut céder à son obstination. Il. Sitôt qu’il fut arrivé à Carthage, il trouva la république dans un état bien différent de ce qu’il attendait : car, à cause de la longue durée de la lutte extérieure, il s’y alluma une guerre intestine, si forte que Carthage ne fut jamais dans un pareil danger, si ce n’est quand elle fut détruite. D’abord les soldats soudoyés, qui avaient servi contre les Romains, se révoltèrent ; et leur nombre était de vingt mille. Ils soulevèrent toute l’Afrique et assiégèrent Carthage même. Les Carthaginois furent tellement épouvantés de ces désastres, qu’ils demandèrent des secours aux Romains ; et ils les obtinrent. Mais à la fin, étant presque réduits au désespoir, ils firent Hamilcar général. Non seulement celui-ci repoussa les ennemis des murs de Carthage, tandis qu’ils étaient montés au nombre de plus de cent mille hommes armés, mais encore il les réduisit, au point qu’enfermés dans des défilés, il en périt plus par la faim que par le fer. Il rendit à sa patrie toutes les villes révoltées, entre autres Utique et Hippone, les plus puissantes de l’Afrique. Non content de cela, il étendit même les bornes de l’empire, et rétablit dans toute l’Afrique un si grand calme, qu’il semblait qu’il n’y avait eu aucune guerre depuis bien des années. III. Ces expéditions terminées à souhait, plein de confiance en lui-même et toujours acharné contre les Romains, pour qu’il trouvât plus facilement une cause de guerre, il fit en sorte d’être envoyé comme général, avec une armée en Espagne ; et il y mena son fils Hannibal, âgé de neuf ans. Il avait, en outre, avec lui, un jeune homme illustre et d’une grande beauté, nommé Hasdrubal. Hamilcar lui donna sa fille en mariage. Nous avons mentionné cet Hasdrubal, parce qu’après qu’Hamilcar eut été tué, il commanda l’armée et fit de grandes choses ; ce fut lui aussi qui pervertit le premier par des largesses les moeurs anciennes des Carthaginois ; après sa mort Hannibal reçut de l’armée le commandement. IV. Après qu’Hamilcar eut passé la mer, et qu’il fut arrivé en Espagne, il y fit de grands exploits, avec l’aide de la fortune : il soumit des nations très puissantes et très belliqueuses ; il enrichit toute l’Afrique de chevaux, d’armes et d’argent. Comme il méditait de porter la guerre en Italie, la neuvième année après qu’il était venu en Espagne, il fut tué en se battant contre les Vettons. Sa haine perpétuelle contre les Romains paraît avoir principalement suscité la seconde guerre punique ; car Hannibal son fils, grâce aux instances continuelles de son père, en vint à mieux aimer périr que de ne pas se mesurer avec les Romains. [23] HANNIBAL I. Hannibal, fils d’Hamilcar, était Carthaginois. S’il est vrai, ce dont personne ne doute, que le peuple romain ait surpassé tous les peuples en valeur, on ne doit point nier qu’Hannibal n’ait autant excellé en prudence et en habileté par-dessus tous les autres capitaines, que le peuple romain devançait en courage toutes les nations. Car, toutes les fois qu’Hannibal en est venu aux mains avec lui, il est toujours sorti vainqueur du combat. Que s’il n’avait pas été affaibli chez lui par l’envie de ses concitoyens, il semble qu’il aurait pu vaincre les Romains. Mais la jalousie d’un grand nombre triompha du mérite d’un seul. Héritier de la haine de son père pour Rome. il y resta si fidèle qu’il mourut avant d’y renoncer ; au point qu’ayant été chassé de sa patrie, et ayant besoin de secours étrangers, il ne cessa jamais de nourrir des projets de guerre contre les Romains. II. En effet, sans parler de Philippe, qu’il rendit de loin l’ennemi de Rome, le roi Antiochus fut le plus puissant de tous ceux de ce temps-là. Hannibal enflamma ce prince d’un si grand désir de faire la guerre, qu’il entreprit de porter ses armes en Italie, depuis les bords de la mer Rouge. Des ambassadeurs romains étant venus vers lui pour observer ses dispositions et travaillant par des menées clandestines à lui faire soupçonner qu’Hannibal, corrompu par eux-mêmes, avait des sentiments différents de ceux qu’il avait eus auparavant, et ne l’ayant pas fait en vain ; Hannibal l’apprit, et s’étant vu écarter des conseils secrets, il aborda le roi dans un moment favorable ; et, après lui avoir longuement parlé de sa bonne foi et de sa haine pour les Romains, il ajouta ces mots : « Mon père Hamilcar, quand j’étais petit enfant, puisque je n’avais pas plus de neuf ans, partant de Carthage pour l’Espagne en qualité de général, immola des victimes au grand Jupiter. Pendant que le sacrifice se faisait, il me demanda si je voudrais partir avec lui pour l’armée. Comme j’eus reçu cette proposition avec plaisir, et que je me fus mis à le prier de ne pas hésiter à m’emmener : Je le ferai, si tu me donnes la parole que je te demande. Et en même temps il me conduisit à l’autel, où il avait commencé à sacrifier ; et tous les autres assistants étant écartés, il m’ordonna, pendant que j’y posais la main, de jurer que je ne serais jamais en amitié avec les Romains. Ce serment que je fis à mon père, je l’ai gardé jusqu’à ce jour, de telle manière qu’il ne doit être douteux à personne que, durant le reste de ma vie, je ne sois dans la même disposition. Si donc tu médites quelque alliance à l’égard des Romains, tu feras prudemment de me le cacher ; mais quand tu prépareras la guerre contre eux, tu te nuiras à toi-même si tu ne me fais pas chef de l’entreprise. » III. À l’âge donc que nous avons dit, Hannibal partit pour l’Espagne avec son père ; à la mort d’Hamilcar, Hasdrubal lui ayant été donné pour successeur, Hannibal commanda toute la cavalerie. Le nouveau général ayant aussi été tué, l’armée lui déféra le suprême commandement. Ce choix, connu à Carthage, y fut approuvé par l’autorité publique. Hannibal ainsi fait général, ayant moins de vingt-cinq ans, soumit par les armes, dans le cours des années suivantes, toutes les nations de l’Espagne ; il prit de force Sagonte, ville alliée des Romains ; il forma trois armées très puissantes. II en envoya une en Afrique, il en laissa une en Espagne avec son frère Hasdrubal ; il mena la troisième avec lui en Italie. Il passa les défilés des Pyrénées. Partout où il fit route, il se battit avec les habitants du pays ; il ne laissa aucun peuple qu’il ne l’eût vaincu. Après qu’il fut arrivé aux Alpes, qui séparent l’Italie de la Gaule, que jamais personne n’avait traversées avant lui avec une armée, si ce n’est l’Hercule grec (d’où vient qu’aujourd’hui elles sont appelées les Alpes grecques), il tailla en pièces les habitants de ces montagnes, qui entreprenaient d’arrêter sa marche. Il s’ouvrit des passages, se fraya des chemins, et fit en sorte qu’un éléphant chargé pût marcher par des endroits où un homme seul et sans armes pouvait à peine ramper. Ce fut par là qu’il fit passer ses troupes, et qu’il parvint en Italie. IV. Il s’était battu près du Rhône avec le consul Cornélius Scipion, et l’avait repoussé. Il combattit le même consul auprès du Pô, pour Clastidium ; il le renvoya de là blessé et en fuite. Le même Scipion marcha une troisième fois contre lui vers la Trébie, avec son collègue Tibérius Longus. Hannibal en vint aux mains avec eux, et les défit l’un et l’autre. De là, il passa l’Apennin par le pays des Liguriens, marchant vers l’Étrurie. Dans cette route il fut attaqué d’un mal d’yeux si grave, que dans la suite il ne se servit jamais aussi bien de l’oeil droit qu’auparavant. Tandis qu’il était encore affligé de cette incommodité et qu’il était porté en litière, il fit perdre la vie au consul Caius Flaminius, et tailla en pièces son armée à Trasimène, après l’avoir cerné dans une embuscade. Il traita de même, peu de temps après, le préteur Caius Centénius, qui occupait des défilés avec un corps d’élite. Il entra ensuite en Apulie. Là, vinrent au-devant de lui les deux consuls, Caius Térentius Varron et L. Paul- Émile. Il mit en fuite leurs deux armées dans une seule bataille. Le consul Paul-Émile et, en outre, quelques consulaires y furent tués ; parmi ceux-ci, Cnéius Servilius Géminus, qui l’année précédente avait été consul. V. Après cette bataille, Hannibal marcha vers Rome sans trouver de résistance. Il s’arrêta sur les montagnes voisines de la ville. Après avoir campé là quelques jours, comme il retournait à Capoue, Quintus Fabius Maximus, dictateur des Romains, se présenta devant lui, sur le territoire de Falerne. Hannibal, enfermé dans des défilés, s’en dégagea la nuit, sans que son armée eût souffert. Il joua Fabius, général très rusé : car, pendant une nuit obscure, il mit le feu à des sarments liés aux cornes de jeunes taureaux, et lâcha de tous côtés une grande multitude de ces animaux, qui se dispersèrent çà et là. Par ce spectacle offert tout à coup aux yeux, il jeta une si grande terreur dans l’armée des Romains, qu’aucun d’eux n’osa sortir de son retranchement. Peu de jours après cette action, il mit en fuite, dans une bataille où il l’avait engagé par ruse, Marcus Minutius Rufus, maître de la cavalerie, qui avait une autorité égale à celle du dictateur. Dirigeant de loin les événements, il fit périr dans la Lucanie, après l’avoir attiré dans des embuscades, Tibérius Sempronius Gracchus, consul pour la seconde fois. Il fit perdre la vie de la même manière, auprès de Venouse, à Marcus Claudius Marcellus, qui avait été cinq fois consul. II serait long d’énumérer ses batailles. Un mot suffit pour faire juger de sa supériorité : tant qu’il fut dans l’Italie, personne ne lui résista sur un champ de bataille ; personne, après la bataille de Cannes, ne campa en plaine devant lui. VI. Ce guerrier invaincu, rappelé pour défendre sa patrie, fit la guerre contre Publius Scipion, fils de ce Publius Scipion que lui-même avait mis en fuite, d’abord près du Rhône, une seconde fois près du Pô, et une troisième auprès de la Trébie. Les ressources de sa patrie étant épuisées, il désira obtenir une trêve, pour l’attaquer dans la suite avec plus de force. Il eut une conférence avec Scipion, mais on ne s’accorda pas sur les conditions de la paix. Peu de jours après cet événement, il en vint aux mains avec le même général auprès de Zama. Battu et mis en fuite, il parvint, ce qui est incroyable à dire, en deux jours et deux nuits, à Adrumète, qui est distante de Zama d’environ trois cents milles. Dans cette fuite, les Numides, qui s’étaient sauvés avec lui du champ de bataille, lui tendirent des embûches ; non seulement il leur échappa, mais encore il les accabla eux-mêmes. À Adrumète, il recueillit le reste des fuyards, et, par de nouvelles levées, il forma en peu de jours un nombreux corps d’armée. VII Pendant qu’il s’occupait avec activité à préparer la guerre, les Carthaginois traitèrent avec les Romains. Hannibal n’en fut pas moins, ensuite, à la tête de l’armée, et il fit des entreprises en Afrique, ainsi que son frère Magon, jusqu’au consulat de Publius Sulpicius et de Caius Aurélius. Ceux-ci étant en charge, des ambassadeur carthaginois vinrent à Rome pour rendre grâces au sénat et au peuple romain de ce qu’ils avaient fait la paix avec eux, pour leur faire présent d’une couronne d’or, et leur demander en même temps que leurs otages fussent placés à Frégelles, et que leurs prisonniers leur fussent rendus. Il leur fut répondu, par un sénatus consulte, « que leur présent était agréable et bien reçu ; que leurs otages seraient dans le lieu où ils le demandaient ; mais qu’on ne leur remettrait point leurs prisonniers, parce qu’ils avaient, alors même encore, à la tête de leur armée, cet Hannibal par les mains duquel la guerre avait été entreprise, cet ennemi acharné du nom romain, et en même temps son frère Magon. » Les Carthaginois, ayant appris cette réponse, rappelèrent chez eux Hannibal et Magon. Hannibal revint et fut fait roi vingt-deux ans après avoir été préteur. Car on créait chaque année à Carthage deux rois annuels, comme deux consuls à Rome. Dans cette magistrature, Hannibal montra la même activité qu’il avait eue dans la guerre. Il trouva, en effet, dans de nouveaux impôts, non seulement de quoi payer aux Romains le tribut stipulé dans le traité, mais encore un excédent à verser dans le trésor public. Un an après sa préture, Marcus Claudius et Lucius Furius étant consuls, des ambassadeurs romains vinrent à Carthage. Hannibal, pensant qu’ils avaient été envoyés pour demander instamment qu’on leur livrât sa personne, avant qu’ils fussent admis au sénat, monta clandestinement sur un vaisseau, et s’enfuit en Syrie, auprès d’Antiochus. Cet événement devenu public, les Carthaginois envoyèrent deux bâtiments après lui, pour l’arrêter, s’ils pouvaient l’atteindre. Ils mirent ses biens en vente ; ils renversèrent sa maison de fond en comble ; ils le déclarèrent banni. VIII. Trois ans après sa fuite, Lucius Cornélius et Quintus Minucius étant consuls, Hannibal aborda en Afrique, sur les frontières des Cyrénéens, avec cinq vaisseaux, pour voir s’il pourrait par hasard entraîner les Carthaginois à faire la guerre, sur l’espoir et l’assurance du secours d’Antiochus, qu’il avait déjà persuadé de transporter ses armées en Italie. Il manda vers lui son frère Magon. Dès que les Carthaginois l’apprirent, ils frappèrent Magon absent de la même peine que son frère. Tout espoir étant perdu, les deux frères ayant levé l’ancre et mis à la voile, Hannibal parvint chez Antiochus. On a publié un double rapport sur la mort de Magon ; car les uns ont écrit qu’il périt dans un naufrage, les autres qu’il fut tué par ses propres domestiques. Quant à Antiochus, si, pour faire la guerre, il avait voulu se soumettre aux conseils d’Hannibal, comme il s’y était d’abord soumis en l’entreprenant, il aurait combattu pour l’empire plus près du Tibre que des Thermopyles. Quoique Hannibal lui vît tenter beaucoup d’entreprises d’une manière extravagante, il ne l’abandonna cependant en rien. Il commanda un petit nombre de vaisseaux, qu’il avait ordre de mener de Syrie en Asie, et avec ces vaisseaux il se battit contre la flotte des Rhodiens, sur la mer de Pamphylie. Quoique les siens fussent accablés par la multitude des ennemis, l’aile où il commandait conserva l’avantage. IX. Après la défaite d’Antiochus, Hannibal, craignant d’être livré aux Romains, ce qui serait sans doute arrivé, s’il eût exposé sa personne, se rendit en Crète, chez les Gortyniens, pour y réfléchir sur le lieu où il se réfugierait. Cet homme, le plus fin de tous, vit qu’il serait dans un grand péril, s’il ne prenait quelque précaution contre la cupidité des Crétois : car il portait avec lui une grande somme d’argent, et il savait que le bruit s’en était répandu. Voici l’expédient qu’il imagina : il remplit de plomb une grande quantité d’amphore ; il en couvre le haut d’or et d’argent ; il les dépose dans le temple de Diane, en présence des Gortyniens, feignant de confier ses richesses à leur bonne foi. Après les avoir ainsi induits en erreur, il remplit de son argent des statues d’airain qu’il portait avec lui, et les laisse par terre, à découvert, chez lui. Les Gortyniens gardent avec grand soin le temple, non pas tant contre d’autres que contre Hannibal, de peur que celui-ci n’enlevât quelque chose, à leur insu et ne l’emportât avec lui. X. Son bien ainsi conservé, et tous les Gortyniens joués, le Carthaginois se rendit auprès de Prusias, dans le Pont. Chez ce prince, il fut dans la même disposition à l’égard des Romains ; et il ne fit autre chose que de l’armer et de l’exciter contre eux. Comme il le voyait peu fort par ses ressources domestiques, il lui conciliait les autres rois, et lui unissait des nations belliqueuses. Eumène, roi de Pergame, prince grand ami des Romains, était en dissension avec Prusias, et la guerre se faisait entre eux et par mer et par terre, Hannibal désirait d’autant plus vivement qu’Eumène fût accablé. Mais Eumène était plus fort des deux côtés, à cause de l’alliance des Romains. Hannibal pensait que, s’il s’en délivrait, les autres entreprises lui seraient plus faciles à exécuter. Pour le faire périr, voici le moyen qu’il employa. Les deux rois devaient combattre sur mer dans peu de jours. Hannibal était inférieur par le nombre des vaisseaux ; il lui fallait combattre par la ruse, n’étant pas égal par les armes. Il ordonna qu’on ramassât une grande quantité de serpents venimeux, vivants, et qu’on les enfermât dans des vases de terre. Après qu’il en eut fait un grand amas, le jour même où il devait donner le combat naval, il convoque les soldats de marine, et leur commande de courir tous ensemble sur le seul vaisseau du roi Eumène ; de se borner à se défendre des autres, ajoutant qu’ils en viendraient facilement à bout grâce à la multitude de leurs serpents ; qu’au reste, il ferait en sorte qu’ils sachent quel vaisseau portait le roi ; s’ils le faisaient prisonnier, ou s’ils le tuaient, il leur promettait que cet exploit serait richement récompensé. XI. Cette exhortation faite aux soldats, les deux flottes s’avancent pour combattre. Rangées en ordre de bataille, avant que le signal du combat fût donné, Hannibal, pour indiquer clairement aux siens où se trouvait Eumène, envoie un messager dans un esquif avec le caducée. Aussitôt que celui-ci fut parvenu aux vaisseaux des ennemis, il déclara, en montrant une lettre, qu’il cherchait le roi. Sur-le-champ il fut conduit à Eumène, parce que personne ne doutait qu’on n’écrivît quelque chose de relatif à la paix. Le messager, après avoir ainsi découvert aux siens le vaisseau du chef, se retira vers le côté d’où il était venu. La lettre ouverte, Eumène n’y trouva rien, sinon des choses propres à le tourner en ridicule. Quoiqu’il fût étonné de cette conduite, et qu’il n’en imaginât pas la cause, il n’hésita cependant point à engager tout de suite le combat. Au premier choc des flottes, les Bithyniens, suivant l’ordre d’Hannibal, assaillent tous à la fois le vaisseau d’Eumène. Ce roi, ne pouvant soutenir leur impétueuse attaque, chercha son salut dans la fuite ; et il ne l’eût pas trouvé, s’il ne se fût retiré dans ses retranchements qui étaient établis sur le rivage prochain. Comme les autres vaisseaux pergaméniens pressaient trop vivement leurs adversaires, ceux-ci se mirent tout à coup à lancer les vases de terre dont nous avons fait mention ci-dessus. Ces vases ainsi jetés excitèrent d’abord le rire des combattants, et l’on ne pouvait comprendre pourquoi cela se faisait. Mais lorsque les Pergaméniens virent tous leurs vaisseaux remplis de serpents, épouvantés de cette nouveauté, ne voyant point quel péril ils devaient préférablement éviter, ils virèrent de bord, et regagnèrent leur camp naval. Hannibal surmonta ainsi, par l’adresse, les forces des Pergaméniens ; et non seulement cette fois, mais souvent, dans d’autres occasions, il mit en fuite les ennemis, par une égale prudence, avec des troupes de terre. XII. Pendant que ces choses se passaient en Asie, il arriva par hasard que les ambassadeurs de Prusias soupaient chez Lucius Quintus Flaminius, personnage consulaire ; on y parla d’Hannibal, et l’un d’entre eux dit qu’il était dans le royaume de Prusias. Le lendemain, Flaminius rapporta ce fait au sénat. Les pères conscrits, qui, Hannibal vivant, ne croyaient point devoir jamais être exempts de péril, envoyèrent en Bithynie des ambassadeurs, parmi lesquels était Flaminius, pour demander au roi de ne point garder auprès de lui leur ennemi déclaré, mais de le leur livrer. Prusias n’osa pas le leur refuser. Mais il les pria de ne point exiger qu’il fît une action qui était contre le droit de l’hospitalité ; ajoutant qu’ils l’arrêtent eux- mêmes, s’ils le pouvaient ; qu’ils trouveraient facilement l’endroit où il était. Hannibal ne se tenait, en effet, que dans un château dont le roi lui avait fait présent ; et il l’avait disposé de manière à se ménager des issues de tous les côtés, craignant toujours de voir arriver d’un moment à l’autre ce qui lui arriva. Les ambassadeurs romains s’étant rendus au château et l’ayant fait cerner par une multitude de soldats, un jeune domestique, qui regardait de la porte, dit à Hannibal que, contre la coutume, il paraissait un grand nombre d’hommes armés. Hannibal lui ordonna de faire le tour de toutes les portes de l’édifice, et de lui rapporter promptement s’il était de même investi de tous côtés. Le domestique lui ayant bientôt annoncé ce qui était, et déclaré que toutes les issues étaient occupées, il sentit que cela ne s’était point fait fortuitement, mais qu’on le cherchait, et qu’il ne devait pas conserver la vie plus longtemps. Pour ne pas la quitter au gré d’autrui, se rappelant ses anciennes vertus, il prit le poison qu’il avait coutume d’avoir toujours avec lui. XIII. C’est ainsi que cet homme courageux, après tant de travaux divers, trouva le repos à l’âge de soixante-dix ans. On ne convient point sous quels consuls il mourut. Car Atticus, dans ses Annales, écrit que ce fut sous le consulat de Marcus Claudius Marcellus et de Quintus Fabius Labéon. Mais Polybe dit que ce fut sous celui de Lucius Émilius Paulus et de Cnéius Bébius Tamphilus, et Sulpicius, sous celui de Publius Cornélius Céthégus et de Marcus Bébius Tamphilus. Ce grand homme, au milieu de guerres si importantes, s’adonna quelque temps aux lettres. On a de lui quelques livres écrits en langue grecque. Parmi eux est celui adressé aux Rhodiens, sur les expéditions de Cnéius Manlius Vulson en Asie. Plusieurs historiens ont transmis à la postérité les guerres qu’il a faites ; principalement deux qui habitèrent les camps et vécurent avec lui, tant que la fortune le permit : Silène et Sosile de Lacédémone. Hannibal eut même ce Sosile pour maître de lettres grecques. Mais il est temps, présent, de finir le premier livre, relatif aux capitaines grecs, et d’exposer les vies des capitaines romains, afin que, des actions des uns et des autres comparées, on puisse plus facilement juger quels sont ceux qu’on doit préférer. [24] M. PORCIUS CATON I. Caton, né au municipe de Tusculum, étant encore fort jeune, avant de briguer les honneurs, habita dans le pays des Sabins, parce qu’il y avait un petit fonds de terre qui lui avait été laissé par son père. Sur les exhortations de Lucius Valérius Flaccus qu’il eut depuis pour collègue dans le consulat et dans la censure, comme Marcus Perpenna Censorius avait coutume de le raconter, il vint demeurer à Rome, et commença par suivre le barreau. Il fit ses premières armes à l’âge de dix-sept ans. Sous les consuls Quintus Fabius Maxime et Marcus Claudius Marcellus, il fut tribun des soldats en Sicile. Lorsqu’il en fut revenu, il suivit l’armée de Caïus Claudius Néron, et ses services furent d’un grand prix à la bataille donnée à Sena, où périt Hasdrubal, frère d’Hannibal. II échut pour questeur au consul Publius Cornélius Scipion, surnommé l’Africain, avec lequel il ne vécut pas aussi bien que son emploi semblait le commander ; car il fut en dissension avec lui toute sa vie. Il fut fait édile du peuple avec Caius Helvius. Étant, préteur, il obtint le gouvernement de la Sardaigne, d’où il avait amené précédemment, lorsqu’il était questeur, en quittant l’Afrique, le poète Quintus Ennius ; ce que nous n’estimons pas moins que le plus magnifique triomphe sur les Sardes. II. Caton géra le consulat avec Lucius Valérius Flaccus. Le sort lui donna le gouvernement de l’Espagne citérieure, d’où il revint avec le triomphe. Comme il y restait trop longtemps, P. Scipion l’Africain, consul pour la seconde fois, dont il avait été questeur dans son premier consulat, voulut l’expulser de ce gouvernement, et lui succéder lui-même. Mais le sénat n’y prêta point les mains, parce qu’alors la république était administrée par le droit, et non par la puissance. Scipion, irrité de cela, après être sorti de charge, resta dans la ville en simple particulier. Caton, fait censeur avec le même Flaccus, exerça sévèrement cette magistrature ; car il punit un grand nombre de nobles, et il ajouta, en forme d’édit, beaucoup de nouveaux règlements aux anciennes ordonnances, à l’effet de réprimer le luxe qui commençait dès lors à faire des progrès. Pendant environ quatre-vingts ans, depuis sa première jeunesse jusqu’au dernier temps de sa vie, il ne cessa point de s’attirer des inimitiés dans l’intérêt de la république. Attaqué par plusieurs mécontents, non seulement il ne perdit rien de sa considération mais, tant qu’il vécut, la gloire de ses vertus augmenta. III. Il fut, en tout, d’une intelligence et d’une activité singulières : car il était à la fois et habile agriculteur, et versé dans le gouvernement, et jurisconsulte, et grand général, et orateur estimable, et très passionné pour les lettres. Quoiqu’il s’y fût appliqué étant déjà vieux, il y fit, cependant, de si grands progrès, qu’on ne pourrait pas trouver aisément quelque trait, ni d’histoire grecque ni d’histoire italienne, qui lui fût inconnu. Dans sa première jeunesse, il composa des harangues. Devenu vieux, il se mit à écrire des Histoires, dont il existe sept livres. Le premier contient les actions des rois du peuple romain ; le second et le troisième marquent d’où est née chaque ville d’Italie, et c’est sans doute pour cela qu’il appela tous ces livres Origines. Dans le quatrième, il renferme la première guerre punique ; dans le cinquième, la seconde. Tous ces objets sont racontés sommairement. Il a traité de la même manière les autres guerres des Romains, jusqu’à la préture de Servius Galba, qui pilla les Lusitaniens. Il n’a point nommé les généraux qui eurent la conduite de ces guerres ; il a cité les faits, sans mentionner leurs auteurs. Il a exposé dans ces mêmes livres tous les objets merveilleux qu’on voyait en Italie et dans les Espagnes. Dans cet ouvrage, on trouve beaucoup de soin, d’exactitude mais pas d’érudition. Nous avons dit plus de choses de sa vie et de ses moeurs dans le livre que nous avons fait séparément sur lui, à la prière de Titus Pomponius Atticus. Nous y renvoyons donc les amateurs de Caton. [25] ATTICUS I. Titus Pomponius Atticus, issu d’une famille aussi ancienne que le peuple romain, conserva toujours le rang de chevalier, qu’il avait reçu de ses ancêtres. Il eut un père économe, riche, eu égard au temps d’alors, et surtout très passionné pour les lettres. Selon qu’il les aimait lui-même, il fit instruire son fils dans toutes les connaissances qu’on doit donner au premier âge. L’enfant avait, outre l’aptitude et la docilité de l’esprit, une extrême douceur de figure et de voix ; en sorte que non seulement il saisissait avec célérité les choses qu’on lui enseignait, mais encore il les récitait supérieurement. Aussi, dans son enfance, était-il distingué parmi ceux de son âge, et brillait-il avec trop d’éclat pour ne pas piquer l’amour propre de ses condisciples. C’est pourquoi il les excitait tous par son application et ses succès. De ce nombre furent Lucius Torquatus, Caius Marius le fils, et Marcus Cicéron, dont il sut gagner les coeurs au point qu’ils n’eurent jamais d’ami plus cher que lui. II. Son père mourut de bonne heure. Étant fort jeune encore, il ne fut pas exempt de péril, à cause de son affinité avec Publius Sulpicius, qui fut tué étant tribun du peuple : car Anicia, cousine germaine d’Atticus, avait épousé Marcus Servius, frère de Publius Sulpicius. Ayant donc vu, après le meurtre de ce dernier, que la ville était troublée par le tumulte de Cinna, et qu’on ne lui donnait pas la faculté de vivre avec dignité, sans choquer l’un ou l’autre parti ; les esprits des citoyens étant désunis, tandis que les uns étaient pour la faction de Sylla, les autres pour celle de Cinna ; pensant que c’était un temps propre à suivre son goût pour l’étude, il se transporta à Athènes. Il n’en aida pas moins de ses moyens le jeune Marius, déclaré ennemi de la république, et le secourut de son argent dans sa fuite. De peur que cette expatriation n’apportât quelque dommage à ses biens, il fit passer aussi en Grèce une grande partie de sa fortune. III. Atticus y vécut de telle sorte, qu’il était, avec raison, très cher à tous les Athéniens. Car, outre qu’il les aidait de son crédit, déjà grand dans un jeune homme, il les assista souvent de ses propres deniers dans les besoins publics. Lorsqu’on était obligé d’emprunter pour acquitter les dettes de l’État, et qu’on ne pouvait le faire qu’à des conditions onéreuses, il s’interposait toujours, et fournissait la somme ; mais s’il n’acceptait jamais d’intérêts, il ne souffrait pas non plus qu’on lui dût au delà du terme convenu. L’un et l’autre était avantageux aux Athéniens, puisqu’il ne permettait pas que leur dette vieillît grâce à sa complaisance, ni qu’elle s’accrût par la multiplication des intérêts. Il ajouta à ce service une autre libéralité ; car il fit un présent de blé à tous les citoyens de manière qu’on en donna à chacun d’eux sept boisseaux, mesure qu’on appelle médimne à Athènes. Au reste, telle était sa manière d’agir, qu’il semblait être à la fois l’égal des derniers et des premiers citoyens. Cela fit qu’ils lui rendaient publiquement tous les honneurs qu’ils pouvaient, et qu’ils désiraient de le faire citoyen de leur ville. Il ne voulut point user de cette faveur, parce que quelques-uns prétendent qu’on perd le droit de bourgeoisie romaine quand on y en ajoute un autre. Tant qu’il fut présent, il s’opposa à ce qu’on lui élevât aucune statue ; mais lorsqu’il fut parti, il ne put pas l’empêcher. Les Athéniens lui en dressèrent donc quelques-unes, à lui et à sa fille, dans les lieux les plus vénérés : car, dans toute l’administration de la république, ils l’avaient eu pour conseil et pour agent. Ainsi ce fut un don de la fortune, que ce premier avantage qu’il eut d’être né préférablement dans une ville où se trouvait le domicile de toute la terre, et de l’avoir à la fois et pour patrie et pour souveraine ; mais ce fut une preuve de sa sagesse, que, s’étant transporté chez un peuple qui surpassait tous les autres en antiquité, en politesse, en savoir, il y fut chéri plus que personne. IV. Sylla, qui vint à Athènes en quittant l’Asie, eut continuellement Pomponius avec lui, tant qu’il y fut, car il était charmé du bon ton et des connaissances de ce jeune homme. Atticus, en effet, parlait si bien le grec, qu’il semblait né à Athènes. Il s’exprimait, d’ailleurs, en latin, avec tant d’agrément qu’il était clair qu’il y avait chez lui une certaine délicatesse native, et non acquise. Il récitait encore si bien des pièces de vers en grec et en latin, qu’on ne pouvait rien souhaiter de mieux. De là vint que Sylla ne pouvait se séparer d’Atticus, et qu’il désirait l’emmener avec lui. Comme il tentait de le persuader : « Ne cherche pas, je te prie, lui dit Atticus, à me conduire contre ceux qui m’ont fait abandonner l’Italie pour ne pas porter les armes contre toi avec eux. » Sylla, après avoir beaucoup loué la délicatesse de ses sentiments, ordonna, en partant, qu’on lui remît tous les présents qu’il avait reçus à Athènes. Atticus ayant séjourné plusieurs années dans cette ville, quoiqu’il s’occupât autant du soin de son bien que devait le faire un père de famille non négligent, et qu’il donnât tout le reste de son temps ou aux lettres ou aux affaires publiques d’Athènes, rendait cependant à ses amis d’utiles services ; car il allait souvent aux assemblées où se débattaient leurs intérêts, et n’y manquait même jamais dans les occasions importantes. Ce fut ainsi qu’il montra une fidélité singulière à Cicéron, quand il s’enfuit de sa patrie : il lui fit présent de deux cent cinquante mille sesterces. Quand Rome fut plus calme, Atticus revint dans cette ville, sous les consuls Lucius Cotta et Lucius Torquatus, à ce que je crois. Le jour de son départ fut un jour de deuil pour tous les Athéniens ; ils témoignèrent par leurs larmes la douleur qu’ils ressentiraient de sa perte dans la suite. V. Atticus avait pour oncle maternel Quintus Cécilius, chevalier romain ami de Lucius Lucullus, riche, d’un naturel très difficile, qu’il ménagea si respectueusement que, sans lui donner jamais de mécontentement, il conserva jusqu’à sa dernière vieillesse la bienveillance d’un homme que personne ne pouvait supporter. Par cette conduite, il recueillit le fruit de sa piété. Car Cécilius, en mourant, Ie fit son héritier pour les trois quarts de son bien : héritage dont il retira environ dix millions de sesterces. La soeur d’Atticus était mariée à Q. Tullius Cicéron ; et ce mariage avait été traité par Marcus Cicéron, avec lequel il vivait dans une amitié très étroite, depuis qu’ils avaient été condisciples, et même beaucoup plus familièrement qu’avec Quintus : d’où l’on peut juger qu’en fait d’amitié, la ressemblance des moeurs a plus de force que l’affinité. Il était encore intimement lié avec Quintus Hortensius, qui, dans ces temps- là, occupait le premier rang pour l’éloquence, de manière qu’on ne pouvait distinguer qui le chérissait le plus, de Cicéron ou d’Hortensius. Il vint à bout d’une chose plus difficile encore : c’est qu’aucun sentiment de jalousie ne vint jamais diviser ces deux grands rivaux de gloire, et qu’il fut lui-même le lien qui unit de tels hommes. VI. Dans les affaires publiques, il se conduisit de façon qu’il était et qu’il paraissait toujours être du meilleur parti, mais qu’il ne s’exposait point cependant aux flots civils, parce qu’il pensait que ceux qui s’y livraient n’étaient pas plus maîtres d’eux- mêmes que ceux qui étaient battus des flots de la mer. Il ne rechercha point les honneurs, tandis qu’ils lui étaient ouverts, soit à cause de son crédit, soit à cause de son mérite, parce qu’ils ne pouvaient ni être recherchés comme dans les anciens temps de la république, ni être obtenus en observant les lois, au milieu des largesses si excessives de la brigue, ni être gérés sans péril à l’avantage de la république, les moeurs de l’État étant corrompues. Il n’acheta jamais les biens d’aucun proscrit. II ne fut ni répondant ni adjudicataire. Il n’accusa personne, ni en son nom, ni en se joignant à l’accusateur. Il ne comparut point en justice pour son intérêt particulier ; il n’eut aucun procès. Il accepta les préfectures de plusieurs consuls et préteurs qui lui étaient déférées, mais sans jamais suivre personne dans son gouvernement ; il se contenta de l’honneur, et dédaigna le profit pécuniaire ; il ne voulut même pas aller en Asie avec Quintus Cicéron, tandis qu’il pouvait occuper le rang de son lieutenant. Il ne croyait point, en effet, qu’il lui convînt, après n’avoir pas voulu exercer la préture d’être à la suite d’un préteur. En quoi il consultait non seulement sa dignité, mais encore sa tranquillité, puisqu’il évitait même les soupçons de la médisance. D’où il arrivait que l’on était plus flatté de ses égards, puisqu’il les accordait au devoir, et non à la crainte ni à l’espérance. VII. La guerre civile de César éclata lorsque Atticus avait environ soixante ans. Il usa du privilège de son âge, et ne sortit pas de Rome. Il donna, de son bien, à ses amis partant pour se rendre auprès de Pompée, tout ce dont ils avaient besoin. Pompée lui-même ne s’offensa pas de ce qu’il n’était pas venu le rejoindre ; car il ne tenait de lui aucun bienfait éclatant, comme les autres, qui avaient acquis par son moyen ou des honneurs ou des richesses, et qui en partie suivirent son camp bien malgré eux, en partie restèrent chez eux, à son très grand mécontentement. Quant à l’inaction d’Atticus, elle fut tellement agréable à César, que, tandis qu’après sa victoire il imposait par ses lettres des contributions pécuniaires aux particuliers qui ne l’avaient point suivi, non seulement il n’inquiéta point Atticus, mais même il lui accorda la liberté du fils de sa soeur et celle de Quintus Cicéron, faits prisonniers au camp de Pompée. Ce fut ainsi qu’en suivant son ancienne règle de conduite, il évita de nouveaux périls. VIII. Quelque temps après, César ayant été tué, la république paraissait être au pouvoir des Brutus et de Cassius, et Rome entière semblait avoir passé dans leur parti. Atticus, déjà vieux, fut uni de telle sorte avec Marcus Brutus, que ce jeune homme ne vivait pas plus familièrement avec aucun citoyen de son âge qu’avec lui vieillard, et que non seulement il le consultait, mais même qu’il le fréquentait de préférence à tout autre. Quelques-uns eurent l’idée de faire établir une caisse particulière par les chevaliers romains, pour les meurtriers de César. Ils pensaient que ce projet pourrait être effectué, si les principaux de cet ordre commençaient à fournir des fonds. Atticus fut donc sollicité par Caius Flavius, ami de Brutus, de vouloir bien être à la tête de cette affaire. Mais lui, qui croyait qu’il faut rendre des services à ses amis sans esprit de parti, et qui s’était toujours tenu éloigné de ces sortes d’intrigues, répondit que, si Brutus avait besoin de sa fortune, elle était tout entière à sa disposition, mais qu’il ne conférerait ni ne se concerterait là dessus avec qui que ce fût. Ainsi ce concert de volontés fut rompu par le dissentiment du seul Atticus. Peu de temps après, Antoine commença à être le plus fort ; en sorte que Brutus et Cassius, voyant qu’ils n’avaient plus rien à espérer du côté des provinces, dont le gouvernement leur avait été donné, pour la forme, par les consuls, partirent pour l’exil. Atticus, qui n’avait pas voulu fournir de l’argent conjointement avec les autres, tandis que ce parti florissait, envoya cent mille sesterces en présent à Brutus vaincu et sortant de l’Italie. Il lui en fit donner encore trois cent mille en Épire, et n’adula pas plus la fortune d’Antoine qu’il n’abandonna Brutus et Cassius abattus. IX. La guerre se fit ensuite auprès de Modène. Si, dans cette circonstance, j’appelle Atticus seulement prudent, j’en dis moins que je ne dois, puisqu’il fut plutôt devin, si l’on doit appeler divination cette constante sagesse naturelle, qu’aucun accident n’augmente ni ne diminue. Antoine, déclaré ennemi de la république, avait abandonné l’Italie ; il n’y avait aucune espérance qu’il fût rétabli. Non seulement ses ennemis, qui alors étaient très nombreux et très puissants, mais encore ses partisans se donnaient à ses adversaires, et espéraient trouver quelque avantage à lui faire du mal. Ils poursuivaient ses amis ; ils cherchaient à dépouiller sa femme Fulvie ; ils se disposaient à faire périr ses enfants. Quoique Atticus jouît de l’intime familiarité de Cicéron, qu’il fût grand ami de Brutus, non seulement il ne se prêta point à maltraiter Antoine, mais au contraire, il protégea, autant qu’il put, ses amis qui s’enfuyaient de la ville ; il les assista de tout ce dont ils avaient besoin. Il rendit surtout à Publius Volumnius de tels services, qu’il n’aurait pas pu en recevoir davantage d’un père. Quant à Fulvie, comme elle était embarrassée de procès et qu’elle était tourmentée de grandes terreurs, il la servit avec tant d’attention et de soin, qu’elle ne comparut à aucune assignation sans Atticus, qui lui servit de caution en toute circonstance. Bien plus, comme elle avait, dans l’heureux état de sa fortune, acheté à terme un fonds de terre, et qu’après son désastre elle n’avait pas pu trouver à emprunter pour le payer, il s’entremit dans cette affaire, et lui prêta de l’argent sans intérêt et sans aucun contrat, regardant comme un très grand profit pour lui d’être connu pour un homme qui se souvenait des bienfaits et qui en était reconnaissant, et de faire voir en même temps qu’il avait coutume d’être l’ami, non de la fortune, mais des hommes. Quand il se conduisait ainsi, personne ne pouvait penser que ce fût par politique, car il ne venait dans l’idée à personne qu’Antoine serait un jour maître de la république. Cependant sa façon de penser et d’agir était blâmée de quelques grands, en ce qu’il semblait n’avoir pas assez de haine pour les mauvais citoyens. Mais Atticus, ayant son opinion à lui, considérait plutôt ce qu’il était juste qu’il fît, que ce que les autres loueraient. X. La fortune tourna, subitement. Dès qu’Antoine revint en Italie, il n’y eut personne qui n’eût pensé qu’Atticus serait dans un grand péril, à cause de son intime liaison avec Cicéron et Brutus. Aussi, à l’approche des généraux, il s’était retiré du Forum, craignant la proscription ; il se cachait chez Publius Volumnius, auquel, comme nous l’avons marqué un peu auparavant, il avait porté du secours ; car l’inconstance de la fortune était si grande en ces temps-là, que tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là étaient ou dans la plus haute élévation, ou dans un extrême péril. Atticus avait avec lui Quintus Gellius Canus, qui était de son âge et lui ressemblait beaucoup de caractère. C’est encore une preuve de la bonté de coeur d’Atticus, qu’il ait vécu si étroitement avec un homme qu’il avait connu enfant à l’école, et que leur amitié se soit accrue jusqu’à l’extrême vieillesse. Mais, quoique Antoine eût une si grande haine pour Cicéron, qu’il était l’ennemi non seulement de sa personne, mais encore de ses amis, et qu’il voulait les proscrire, cependant, à la sollicitation de plusieurs des siens, il se ressouvint des bons offices d’Atticus, et, après avoir demandé où il était, il lui écrivit de sa main de ne point craindre et de venir aussitôt chez lui ; qu’il l’avait effacé de la liste des proscrits, lui et Gellius Canus ; et de peur qu’il ne courût quelque danger, parce que ceci se passait de nuit, il lui envoya une escorte. Ce fut ainsi que, dans ces terribles circonstances, Atticus garantit non seulement sa personne, mais encore celle de son ami le plus cher. Il ne demanda point, en effet, la protection de qui que ce fût pour la conservation de sa seule vie, mais tout à la fois pour celle de Gellius, afin qu’il fût évident qu’il ne voulait d’aucune fortune séparée de la sienne. Si l’on comble d’éloges le pilote qui sauve son vaisseau d’une tempête et d’une mer pleine d’écueils, pourquoi n’admirerait-on pas la prudence d’un homme qui, à travers tant et de si violentes tempêtes civiles, parvient sain et sauf au rivage ? XI. Sitôt qu’il se fut tiré de ces désastres, Atticus n’eut pas d’autre occupation que d’assister les autres de tout son pouvoir. Lorsque le bas peuple, séduit par les récompenses des triumvirs, cherchait partout les proscrits, aucun d’eux ne se retira en Épire, à qui il manquât quelque chose ; aucun qui n’obtînt la liberté d’y demeurer pour toujours. Bien plus, après la bataille de Philippes et la mort de Caius Cassius et de Marcus Brutus, il s’occupa de soutenir L. Julius Mocilla, qui avait été préteur, et son fils, ainsi qu’Aulus Torquatus et les autres citoyens abattus par le même sort ; et il donna ordre qu’on leur fît transporter d’Épire en Samothrace tous les objets dont ils avaient besoin ; car il serait difficile de tout détailler, et cela n’est pas nécessaire. Nous voulons seulement faire entendre que la libéralité d’Atticus ne fut ni temporaire ni politique. On peut en juger par les faits eux-mêmes et par les circonstances, puisqu’il ne se vendit jamais aux puissants, et qu’il secourut toujours les malheureux : témoin Servilie, mère de Brutus, à laquelle il ne fut pas moins attaché après la mort de son fils que durant sa plus grande prospérité. Grâce à cette conduite libérale, il n’eut point d’ennemis, parce qu’il ne blessait personne, et que, s’il avait reçu quelque injure, il aimait mieux l’oublier que de la venger. Il gardait une immortelle mémoire des bienfaits reçus ; pour ceux qu’il avait rendus lui-même, il s’en ressouvenait aussi longtemps que celui qui les avait reçus en était reconnaissant. Toute sa conduite prouva la vérité de cette maxime, que « c’est par ses moeurs que chacun se fait sa fortune ». Il ne forma point, cependant, sa fortune, avant de se former soi-même, de manière à ne jamais subir un malheur mérité. XII. Atticus mérita donc, par ses vertus, que Marcus Vipsanius Agrippa, lié d’une amitié intime avec le jeune César, et pouvant, à cause de son mérite et de la puissance d’Octave, prétendre à quelque parti que ce fût, choisît préférablement son alliance, et aimât mieux épouser la fille d’un simple chevalier romain qu’une descendante d’une famille noble. Le médiateur de ce mariage (car il ne faut pas le cacher) fut Marc-Antoine, nommé triumvir pour constituer la république. Tandis qu’Atticus, par son crédit auprès de lui, pouvait augmenter ses biens, il fut si éloigné de tout sentiment de cupidité, qu’il ne se servit de son crédit que pour écarter par ses prières les périls ou les peines de ses amis. C’est ce qui parut, avec un très grand éclat, au temps même de la proscription. En effet, comme les triumvirs, suivant la manière dont les choses se passaient alors, avaient vendu les biens de Lucius Sauféius, chevalier romain du même âge que lui, qui, conduit par le goût de la philosophie, habitait à Athènes depuis plusieurs années, et qui avait en Italie d’importantes propriétés, Atticus fit si bien, par ses démarches et par son activité, que Sauféius apprit par le même messager qu’il avait perdu son patrimoine, et qu’il l’avait recouvré. Il tira aussi d’embarras L. Julius Calidus, qui fut, selon moi, depuis la mort de Lucrèce et de Catulle, le meilleur poète que notre siècle ait produit, et qui n’était pas moins homme de bien et instruit dans les plus belles connaissances. Calidus, après la proscription des chevaliers, avait été porté absent sur la liste des proscrits, par Publius Volumnius, préfet des ouvriers d’Antoine, à cause de ses grandes possessions en Afrique. Il est difficile de décider si dans ce moment il lui fut plus pénible ou plus glorieux de rendre de tels services ; car on vit bien qu’il eut autant de soin de ses amis éloignés que de ses amis présents. XIII. Cet excellent homme ne passa pas moins pour un bon père de famille que pour un bon citoyen. Quoiqu’il fût riche en argent comptant, personne ne fut moins acheteur, moins bâtisseur que lui. Il était cependant des mieux logés, et n’usait que des meilleures choses en tout genre. Il avait sur le mont Quirinal la maison Tamphilane, qui lui avait été laissée en héritage par son oncle maternel ; maison dont l’agrément ne consistait pas dans l’édifice, mais dans le bois qui y touchait. Car l’édifice lui-même, anciennement construit, annonçait plus de goût que d’opulence. II n’y fit pas d’autres changements que les réparations que le temps avait rendues nécessaires. Son domestique, à ne considérer que l’utilité, était excellent ; à en juger par l’apparence, il était à peine médiocre. Il s’y trouvait des jeunes gens très lettrés, de très bons lecteurs et beaucoup de copistes ; en sorte qu’il n’y avait même aucun de ses valets qui ne pût remplir d’une manière satisfaisante l’une et l’autre fonction. Les autres artistes, dont le train d’une maison a besoin, étaient également fort bons. Cependant il n’en eut aucun qui ne fût né chez lui, qui n’eût été formé chez lui ; ce qui est un signe non seulement de modération, mais de soin. Car ne pas désirer avec excès ce qu’on voit désirer de la sorte par un grand nombre, cela doit être regardé comme le propre d’un homme modéré ; et se le procurer plutôt par ses soins qu’à force d’argent, ce n’est point l’effet d’une médiocre industrie. Atticus était élégant, non magnifique ; brillant, non somptueux. II recherchait la propreté, mais sans étalage. Son mobilier, modeste et peu considérable, ne pouvait être remarqué d’aucune manière. Je n’omettrai pas non plus un trait qui paraîtra futile à quelques- uns. Étant un des plus riches chevaliers romains, et invitant chez lui fort généreusement des hommes de tous les ordres, nous savons, par son éphéméride, qu’il avait coutume de n’y porter en dépense pour chaque mois, l’un dans l’autre, pas plus de trois mille as ; et nous le disons comme une chose que nous n’avons pas ouï dire, mais que nous avons apprise par nous-même. Car souvent, à cause de notre familiarité avec Atticus, nous avons été dans le secret de ses affaires domestiques. XIV. Jamais, à sa table, d’autre divertissement que la voix d’un lecteur ; et c’est pour nous la plus agréable. Jamais on ne mangea chez lui sans quelque lecture, afin que les convives n’y goûtent pas moins le plaisir de l’esprit que celui de la bonne chère ; car il invitait des hommes dont les moeurs n’étaient pas éloignées des siennes. Quoiqu’il se fût fait une si grande augmentation à son bien, il ne changea rien de son train journalier, rien de son genre accoutumé de vie ; et il usa d’une si grande modération qu’il ne figura pas peu splendidement avec les deux millions de sesterces qu’il avait reçus de son père, qu’il ne vécut pas dans une plus grande abondance avec dix millions, qu’il n’avait commencé de vivre, et qu’il se tint au même degré dans l’une et l’autre fortune. Il n’eut ni jardin, ni maison somptueuse dans les faubourgs de Rome ou aux bords de la mer ; ni bien de campagne en Italie, excepté ceux d’Ardée et de Nomente ; et tout son revenu consistait dans ses possessions d’Épire et de la ville. D’où l’on peut juger qu’il avait coutume de mesurer l’usage des richesses, non sur la quantité, mais sur la raison. XV. Atticus ne mentait point, ni ne pouvait souffrir qu’on mentît. Aussi son affabilité était sérieuse, et sa gravité douce et aisée ; en sorte qu’il était difficile de savoir si ses amis le respectaient plus qu’ils ne l’aimaient. De quelque chose qu’il fût prié, il promettait avec circonspection, parce qu’il regardait comme un acte de légèreté, plutôt que de générosité, de promettre ce qu’on ne pouvait pas tenir. Mais aussi, il mettait un si grand soin à pousser l’affaire dont il s’était une fois chargé, qu’il semblait s’occuper, non d’un intérêt qui lui avait été commis, mais du sien propre. Il ne s’ennuya ni ne se rebuta jamais d’une entreprise : car il y croyait son honneur engagé, et il n’avait rien de plus cher. C’est ce qui faisait qu’il menait toutes les affaires des deux Cicéron, Marcus et Quintus, de Caton, d’Hortensius, d’Aulus Torquatus, et en outre celles de plusieurs chevaliers romains ; et on pouvait conclure de là que ce n’était pas par inertie, mais par principe, qu’il fuyait le maniement de celles de la république. XVI. Je ne puis pas apporter un plus grand témoignage de l’aménité de son caractère, qu’en disant qu’étant jeune il fut très agréable au vieux Sylla, et qu’étant vieux, il le fut au jeune Brutus ; qu’il vécut de telle sorte avec Quintus Hortensius et Marcus Cicéron, tous deux de son âge, qu’il est difficile de décider quel était l’âge avec lequel il sympathisait le mieux. Cicéron surtout l’aima singulièrement, au point que son frère même, Quintus, ne lui fut ni plus cher ni plus familier. Un indice de ce fait, indépendamment des ouvrages déjà publiés où il fait mention de lui, se trouve dans les 11 livres de lettres adressées par lui à Atticus, depuis son consulat jusqu’au dernier temps de sa vie. Celui qui lira ces lettres ne regrettera pas beaucoup une histoire suivie de ces temps ; car tout y est si bien décrit touchant les passions des principaux personnages, les vices des chefs, les révolutions de l’État, qu’il n’y a rien qui n’y paraisse à découvert, et qu’on peut facilement penser que la prudence est, en quelque sorte, une divination. Cicéron, en effet, a non seulement prédit ce qui est arrivé de son vivant, mais il a encore annoncé, comme un devin, ce qui arrive aujourd’hui. XVII. Pourquoi parlerais-je au long de la piété d’Atticus envers ses proches, puisque à la mort de sa mère, qu’il fit ensevelir à l’âge de quatre-vingt-dix ans, lorsqu’il en avait lui-même soixante-sept, je lui ai entendu dire, et en s’en glorifiant, qu’il n’avait jamais été dans le cas de se réconcilier avec elle, que jamais il n’avait été en inimitié avec sa soeur, qui était presque de son âge ? C’est là un signe, ou qu’il n’y eut jamais entre eux aucun sujet de plainte, ou qu’il a été d’une telle indulgence envers les siens, qu’il regardait comme un crime de se fâcher avec des personnes qu’il devait aimer. Et il n’agit pas ainsi par la seule impulsion de la nature, quoique nous y soyons toujours soumis, mais encore par principes : car il s’était pénétré des préceptes des principaux philosophes de telle manière qu’il s’en servait pour la conduite de la vie, et non pour l’ostentation. XVIII. Atticus était encore très grand imitateur des coutumes de nos ancêtres, et très grand amateur de l’antiquité ; il la connaissait si exactement, qu’il l’a posée tout entière dans l’ouvrage où il a rangé par ordre nos magistrats. En effet, nulle loi, nulle paix, nulle guerre, nulle action illustre du peuple romain, qui ne soit notée dans ce livre, à sa date ; et ce qui était très difficile, il y a fait entrer si habilement l’origine des familles, que nous pouvons y apprendre les descendances des hommes illustres. Il a fait la même chose, séparément, dans d’autres livres. Ainsi, à la prière de Marcus Brutus, il a dénombré par ordre la famille Junia, depuis sa souche jusqu’à ce temps-ci, notant chaque personnage, de qui il sortait, quelles dignités il avait exercées, et en quel temps. De la même manière, à la prière de Marcellus Claudius, il a dénombré la famille des Marcellus, et à la prière encore de Scipion Cornélius et de Fabius Maximus, celle des Fabiens, ainsi que celle des Émiliens. Rien ne peut être plus agréable que ces ouvrages à ceux qui ont quelque désir de connaître les hommes célèbres. Atticus toucha aussi à la poésie, pour se mettre en état, à ce que nous croyons, de mieux sentir la douceur de cet art. Il a fait connaître par des vers les citoyens romains qui ont été au-dessus de tous les autres par leurs charges et la grandeur de leurs actions ; et cela de manière qu’au bas des portraits de chacun il a énuméré, en quatre ou cinq vers au plus, leurs exploits et leurs magistratures. Il est à peine croyable que de si grands sujets aient pu être exposés si brièvement. Il existe aussi de lui un ouvrage composé en grec, sur le consulat de Cicéron. Nous avons mis au jour, du vivant d’Atticus, ce que nous avons dit de lui jusqu’ici. XIX. Maintenant, puisque la fortune a voulu que nous lui survivions, nous achèverons l’histoire de sa vie, et, autant que nous pourrons, nous montrerons aux lecteurs, par des exemples, comme nous l’avons marqué ci-dessus, que le plus souvent les moeurs de chacun déterminent sa fortune. Atticus, content du rang de chevalier, dans lequel il était né, parvint à l’alliance de l’empereur, fils du divin Jules, après avoir acquis déjà son amitié par la seule séduction de ses manières, comme il avait charmé déjà tant d’illustres citoyens, qui avaient autant de valeur qu’Auguste, mais une moindre fortune. Le bonheur qui suivit Auguste a été, en effet, si grand que la fortune ne lui a rien refusé de ce qu’elle avait auparavant donné à quelque autre, et qu’elle lui a ménagé ce qu’aucun citoyen romain n’a pu encore obtenir. Il naquit une petite-fille à Atticus, d’Agrippa, auquel il avait marié sa fille. Auguste la fiança, lorsqu’elle avait à peine un an, à Tibère Claude Néron, fils de Drusilla, et son beau-fils à lui. Cette alliance affermit leur étroite amitié, et rendit leur commerce familier plus fréquent. XX. Cependant, avant ces fiançailles, Auguste, non seulement, lorsqu’il était absent de la ville, n’adressa jamais de lettres à quelqu’un des siens, sans mander à Atticus ce qu’il faisait, surtout ce qu’il lisait, en quels lieux il se trouvait, et combien de temps il devait y rester ; mais encore, quand il était à Rome, et qu’à cause de ses infinies occupations il voyait Atticus moins souvent qu’il ne voulait, il ne se passait pourtant aucun jour qu’il ne lui écrivît, qu’il ne lui demandât quelque éclaircissement sur un point d’antiquité, ou qu’il ne lui proposât quelque question de poésie ; et même il plaisantait de temps en temps pour obtenir de lui des réponses plus longues. Cette correspondance eut ses résultats. Comme le temple de Jupiter Férétrien, placé par Romulus sur le Capitole, découvert par la vétusté et, par le défaut d’entretien, menaçait ruine, Auguste eut soin, par l’avis d’Atticus, de le faire réparer. Atticus n’était pas moins honoré, de loin, des lettres d’Antoine ; au point que celui-ci l’instruisait exactement, depuis les extrémités de la terre, de ce qu’il faisait, de ce qui occupait son esprit. On appréciera plus aisément le mérite d’Atticus, si l’on conçoit combien il fallait de sagesse pour se conserver le commerce et la bienveillance de deux hommes entre lesquels régnait non seulement l’émulation des plus grandes choses, mais une aussi forte jalousie que celle qui devait nécessairement se trouver entre Auguste et Antoine, puisque l’un et l’autre ambitionnaient d’être à la tête, non seulement de la ville de Rome, mais de la terre entière. XXI. Après avoir vécu ainsi soixante-dix-sept ans, et n’avoir pas moins grandi, jusqu’à sa dernière vieillesse, en considération qu’en crédit et en fortune (car il avait recueilli plusieurs héritages dus à la seule bonté de son caractère), après avoir joui d’une si grande prospérité de santé, que pendant trente ans il n’avait pas eu besoin de la médecine, Atticus contracta une maladie que d’abord lui-même et les médecins méprisèrent : car ils crurent que c’était un simple ténesme, pour lequel s’offraient des remèdes prompts et faciles. Lorsqu’il eut passé trois mois dans cette incommodité, sans aucunes douleurs que celles qu’il ressentait de son traitement, tout à coup le mal se jeta si violemment dans un intestin, qu’à la fin il lui sortit par les reins une fistule putride. Avant que cela lui arrivât, comme il sentait que ses douleurs croissaient de jour en jour, et que la fièvre s’y était, jointe, il fit appeler son gendre Agrippa, et avec lui L. Cornélius Balbus et Sextus Péducéus. Lorsqu’il vit qu’ils étaient venus, appuyé du coude sur son oreiller, il leur dit : « Il n’est nullement besoin que je vous expose en beaucoup de mots quelle attention, quelle diligence j’ai mise dans ce temps-ci à soigner ma santé, car vous en avez été vous-mêmes témoins. Puisque je vous ai satisfaits, comme j’espère, et que je n’ai rien omis de ce qui pouvait contribuer à me guérir, il me reste à pourvoir moi-même à mes intérêts. Je n’ai pas voulu que vous l’ignoriez ; je suis résolu de cesser de nourrir mon mal. Par tous les aliments que j’ai pris ces jours-ci, j’ai prolongé ma vie de manière que j’ai augmenté mes douleurs sans espoir de guérison. Je vous demande donc, premièrement, que vous approuviez mon dessein, et ensuite que vous ne tentiez pas vainement de m’en détourner. XXII. Atticus ayant tenu ce discours avec une si grande fermeté de voix et de visage, qu’il paraissait, non pas sortir de la vie, mais passer d’un domicile dans un autre, comme Agrippa le priait et le conjurait, en pleurant et en l’embrassant, de ne pas hâter lui-même le moment fatal, qui n’arriverait que trop tôt, et, puisqu’il pouvait encore vivre quelque temps, de se conserver pour lui-même et pour les siens, il fit cesser ses prières par sa taciturne obstination. S’étant ainsi abstenu deux jours de nourriture, la fièvre s’éloigna subitement, et le mal commença à être plus tolérable. Cependant il n’en effectua pas moins son projet, et mourut le cinquième jour après l’avoir formé, la veille des calendes d’avril, sous le consulat de Cneius Domitius et de Caius Sosius. Il fut porté à la sépulture dans une petite litière, comme il l’avait lui- même prescrit, sans aucune pompe funèbre, accompagné de tous les gens de bien, et avec le plus grand concours de peuple. Il fut enseveli auprès de la voie Appienne, à cinq milles de Rome, dans le monument de Quintus Cécilius, son oncle maternel.