[6,0,0] PANÉGYRIQUE SUR LE SIXIÈME CONSULAT D'HONORIUS. 1 Les objets que le jour présente à nos sens enchantés, le calme de la nuit les retrace à nos sens assoupis. Du lit où reposent ses membres fatigués, le chasseur se reporte en esprit au milieu des bois et de leurs hôtes. Le juge rêve des procès, le cocher songe aux chars et veut éloigner ses coursiers nocturnes d'une borne imaginaire. L'amant s'occupe de larcins, le pilote échange ses richesses, l'avare cherche à son réveil les trésors échappés de ses mains, et le malade altéré vide en vain des coupes qu'un sommeil rafraîchissant emplit dans une source limpide. Moi aussi, l'amour des muses me rappelle, dans le silence des nuits, à mes travaux accoutumés. Je croyais, dans le palais étoilé des cieux, porter des vers aux pieds de Jupiter. Entouré du choeur des immortels, je les voyais, telle est l'illusion du sommeil, applaudir à mes vers. Je chantais Encelade vaincu et Typhoé enchaîné, l'un dans les gouffres d'Inarime, l'autre sous le poids de l'Etna : je peignais les transports de l'Olympe au retour du vainqueur, et l'embellissais des dépouilles de Phlégra. Ce moment réalise le songe : non, je ne suis pas le jouet d'une vaine image, et la porte d'ivoire ne m'a pas envoyé des songes trompeurs. Ici je vois le monarque, je vois la cime de l'univers égale à l'Olympe ; et cette troupe sacrée me rappelle les immortels. Le sommeil n'a pu figurer rien de plus grand ; le poète trouve dans l'assemblée des sénateurs une assemblés de dieux. [6,1,1] Si nos pères consacraient des temples somptueux à la Fortune, pour avoir ramené leurs héros, cette déesse eut-elle jamais plus de droits à réclamer cet hommage de la reconnaissance ? Ce jour rend à la fois au consulat sa splendeur, à Rome sa majesté. La solennité du Champ de Mars et des suffrages n'est plus une vaine coutume, une image infidèle, le brillant simulacre d'un droit chimérique. La robe des consuls orne leur palais natal ; le chef de l'empire associe le citoyen au guerrier, et Mars, dans la plaine qui lui est consacrée, renouvelle l'auguste cérémonie des suffrages. Quelle sera cette année que le mont d'Évandre montre aux oiseaux protecteurs des Latins, cette année qu'inaugure le Tibre ! Sans doute toutes celles qui ont été marquées de votre nom ont toujours justifié les présages par les succès, et signalé vos consulats par des victoires ; mais elle promet, dès son aurore, plus de miracles, celle qu'embellissent à la fois le nom de Rome et celui d'Honorius. Ainsi que le Chaldéen observateur lit dans les planètes bienfaisantes une riante destinée pour tes mortels, lorsque, régnant au sommet de la voûte céleste, elles lancent de ces espaces élevés des rayons qu'émousserait une région inférieure : ainsi, quand le génie tutélaire du palais a placé à sa hauteur l'astre bienfaiteur de l'empire, Rome agrandit son espérance, et les présages sont infaillibles quand ils ont pour berceau le sol de la victoire. Quand le bel Apollon a quitté Delphes pour les autels de l'Ourse, l'onde castalienne ne diffère pas des sources sans vertu, ni le laurier des arbres sans honneur : la grotte gémit de son silence, le sanctuaire n'a plus d'adorateurs. Mais si ce dieu revient, et que, pour retrouver ses trépieds, soumettant au frein ses griffons obéissants, il abandonne les plages hyperboréennes, alors les grottes et les lauriers reprennent un langage, les sources se raniment ; sur les eaux règne une religieuse horreur : l'écho, avec plus d'éclat, s'échappe du sanctuaire, et les roches inspirées redisent des oracles. Voyez le mont Palatin, objet de nouveaux hommages, tressaillir d'allégresse sous les pas d'un dieu, rendre aux peuples suppliants des oracles plus sûrs que ceux de Delphes, et rajeunir ses lauriers qu'il destine à nos drapeaux. Non, l'univers n'a pas pour ses maîtres un plus digne séjour : il n'est pas de colline qui puisse mieux révéler leur grandeur et l'étendue de leur empire. Le palais, de son faîte sublime, domine la tribune ; des temples nombreux l'entourent ; un cercle d'immortels veille à sa garde : on aime à voir à ses pieds le sanctuaire de Jupiter, les géants suspendus à la roche Tarpéienne, les portes ciselées du Capitole, nos aigles fendant la nue, les demeures des dieux se pressantdans les airs, des colonnes tapissées de l'airain d'innombrables vaisseaux, des édifices appuyés sur des monts [6,1,50] ajoutés de la main de l'homme à l'ouvrage de la nature, et des arcs de triomphe chargés d'abondantes dépouilles ; mais l'éclat des métaux éblouit les regards, et l'or, partout répandu, les affaiblit et les fatigue. Le reconnais-tu, Prince auguste, ce palais ? Ce sont ces lieux que te montrait, dans ton enfance, le pieux auteur de tes jours, et que tu lui demandais pour partage ? Ce dieu, ce modèle des dieux, dans le cours de sa vie, n'a rien fait de plus digne de notre amour, que de passer dans les murs de Rome ses jours embellis par la victoire et par ta présence. C'est là qu'imitateur des plus vertueux Césars, il éloignait la terreur pour ne montrer que le citoyen, et que, mêlé aux jeux du peuple et souffrant ses innocentes railleries, il visitait, dépouillé de tout faste, le palais du patricien et la maison du pauvre. Quel amour embrase le peuple, lorsque, ennemie de la hauteur, l'affabilité incline le diadème du prince au niveau des sujets ! À peine tu paraissais à la vie, et le diadème ne ceignait pas encore ton front, qu'associé aux honneurs de Théodose, tu reposais ton enfance sur la pourpre de son manteau impérial, et, vêtu de la robe triomphale, tu apprenais à préluder à tes brillantas destinées. Cent peuples différents de langage, des satrapes chargés de demander la paix, te virent assis près de ton père, dans ce palais, et, le genou en terre, abaissèrent la tiare à tes pieds. C'est avec toi qu'il convia les tribus à d'abondantes largesses, avec toi encore qu'il visita, revêtu de la trabée, le temple radieux qui réunit le sénat, heureux de présenter un enfant aux hommages des Romains, et de familiariser avec l'empire son jeune héritier. Dès lors Rome jeta dans ton coeur de profondes et fortes racines ; Rome le remplit tout entier d'amour pour elle. Cet amour, né avec toi, croissait avec tes années : le berceau de ton enfance, le Bosphore, quand tu revins habiter son palais, ne put changer ce sentiment ; et quand ton père, en riant, te permettait de choisir pour empire la contrée que tu préférais : « Que l'Orient soit la part de mon frère, lui disais-tu ; je lui en abandonne le sceptre et les richesses ; qu'il règne sur l'Assyrien docile, que le Tigre et le Nil coulent sous ses lois : je suis heureux si Rome est mon partage ! » Prince, l'événement a réalisé tes voeux ; déjà, pour t'assurer l'empire des Latins, la Fortune enfante un nouveau rebelle ; cette seconde guerre est à peine terminée, que soudain tu quittes les plages orientales, pour prendre les rênes de l'Hespérie, qu'a deux fois délivrée la valeur de ton père. Sérène même, Sérène abandonne l'Orient, et t'accompagne à travers les cités illyriennes : aucun péril ne l'arrête ; son amour, pareil à celui d'une mère, chérit en toi le maître futur de l'empire, et le gendre que lui réserve le destin. Cependant Théodose, chargé d'années, regagne les plaines célestes : à ce moment critique, elle te dérobe à mille dangers, et te rend, gage précieux, au trône de ton oncle, à l'armée de son époux. Cette famille a rivalisé de tendresse ; et, des bras de Sérène qui te ramène, [6,1,100] Stilicon te reçoit dans ses bras caressants. Heureux Théodose, qui, en te laissant l'empire, vole sans alarme au séjour des dieux ! De la voûte éthérée, qu'il se voit, avec transport, illustré par tes exploits ! Deux monstres désolaient l'Europe et la Libye : enfantés, l'un dans les glaçons de Peucé, l'autre dans les sables de l'Atlas, Alaric et Gildon, dans leur sacrilège fureur, bravèrent souvent ton père : le premier, quand il quittait la Thrace, l'arrêta sur les bords de l'Hèbre ; le second, sourd à sa voix, refusa les secours que réclamait une guerre prochaine, et s'empara, au mépris d'un traité solennel, des plaines de la Libye. Aujourd'hui qu'il n'est plus, Théodose se rappelle sa juste colère, et trouve dans leur supplice une satisfaction, dans la vengeance de son fils un triomphe. Oreste a puni par le glaive le fils de Thyeste ; c'était un crime où se mêlait la piété filiale ; mais la gloire douteuse de ce meurtre a été balancée par l'horreur d'un parricide. Auguste abreuve d'un sang odieux les mânes de César ; mais la piété dont il se couvre n'est qu'une imposture, et la patrie regrette le sang des citoyens versé dans cet hécatombe. Pour toi, l'intérêt d'un père s'unit à celui de l'État, la guerre t'offre un double laurier ; et la même victoire délivre le monde et venge Théodose. Montée avec des cordes du Piérius, ma lyre célébra jadis la captivité de Gildon ; naguère, Stilicon entendit les accords où je peignais la défaite du Gète ; aujourd'hui ma Muse va chanter ton arrivée dans nos murs, et préluder par le récit des victoires remportées sous tes auspices. La mort, dans les champs de Pollence, avait affaibli les Barbares : maître d'une vie qu'il doit à la loi de la nécessité, survivant au trépas de ses guerriers, à la perte deses trésors, et précipité de l'élévation où le sort l'avait porté, Alaric est forcé de quitter l'Italie ; et la honte accompagne son retour. Tel un vaisseau, le repaire des pirates et le fléau des mers, où le crime entassa longtemps les richesses enlevées à de faibles esquifs, rencontre enfin une immense et belliqueuse galère : déjà, comme autrefois, il compte sur une proie facile ; mais la mort lui ravit le bras de ses rameurs ; ses voiles en lambeaux lui refusent leurs ailes ; le timon arraché, la vergue rompue, il est le jouet honteux des flots et des vents ; et le théâtre de ses ravages devient celui de son supplice. Tel Alaric emportait loin de Rome ses vaines menaces et fuyait l'Italie. Son entrée avait trouvé tous les sentiers ouverts ; aujourd'hui, mille obstacles traversent son retour. La terreur, à ses yeux, ferme toutes les issues ; et la vue des fleuves qu'il a franchis avec dédain glace, au moment de la fuite, son courage. Au sein de son humide palais, de ses grottes de cristal, le roi des fleuves, l'Éridan, ignorant encore ces grands changements, roulait mille pensées inquiètes. Quel sera le terme de ces combats ? Verra-t-on Jupiter [6,1,150] protéger l'empire, les lois, le repos des Romains ; ou plutôt, ennemi de leur liberté, rappeler les mortels à la vie des troupeaux ? Tandis que ces soucis partagent son esprit, une Naïade accourt, les cheveux épars, et se jetant dans les bras de son père : « Alaric reparaît, s'écrie-t elle, ô mon père ! Mais il n'a plus cet air triomphant qu'il nous montra naguère ; la pâleur de son visage étonnera tes regards. Tu aimeras à compter cette poignée de Barbares, ces faibles restes d'un peuple immense. Bannis désormais la tristesse et les plaintes, et rends enfin les nymphes mes soeurs à leurs plaisirs. » À ces mots, le dieu lève sur les ondes paisibles sa tête sourcilleuse ; et, des cornes d'or attachées à son front humide, répand sur les rivages une immense lumière. Un humble roseau ne couvre pas sa tête d'un feuillage vulgaire ; le peuplier l'ombrage de ses rameaux verdoyants, et l'ambre distille de ses cheveux. Un manteau couvre ses larges épaules ; et brodé dans le riche tissu, Phaéton, assis dans le char paternel, enflamme son vêtement d'azur. L'urne que presse sa poitrine et qu'embellissent les astres ciselés annonce l'ouvrage d'un immortel. Apollon, sur ce ciel étroit, a gravé tous les objets de sa douleur ; le vieux Cycnus devenu oiseau, les Héliades changées en arbres, et le fleuve qui lava les blessures de Phaéton expirant. Celui-ci habite une zône glacée ; soeurs tendres, les Héliades suivent ses pas, et le cygne, fidèle ami, déploie ses ailes qu'arrose la voie lactée. Plus loin, signe radieux, l'Éridan promène ses replis tortueux dans les plages brillantes du Notus, et, de ses flots étoilés, baigne les pieds d'Orion, armé d'une effrayante épée. Le dieu, sous ce splendide vêtement, voit le Barbare approcher, la tête baissée, de ses bords, et lui tient ce langage : « Alaric, est-ce ainsi que, peu constant dans tes projets, tu hâtes ton retour, et que l'Italie a perdu pour toi ses charmes ! Est-ce ainsi que tu renonces à l'espoir de nourrir ton coursier des herbages du Tibre, et de sillonner de la charrue les coteaux de l'Étrurie ! Monstre digne de tous les supplices de l'Érèbe! Quoi ! Tu as prétendu, tel que les Géants téméraires, outrager la cité des immortels ! Et l'exemple de Phaéton n'a pu enchaîner ta rage, Phaéton qui, précipité des airs, vint éteindre la foudre dans mes eaux alors qu'il eutla folle envie de conduire d'une main terrestre les rênes enflammées du Soleil, et qu'il espéra que d'un front mortel pourrait jaillir le jour ! Crois-moi, à prétendre aux dépouilles de Rome, ou à usurper le char du Soleil, la fureur est pareille et le forfait égal. » À ces mots, s'élevant au-dessus de ses flots, il appelle à grands cris les fleuves des Liguriens et des Vénètes : sur leurs rives verdoyantes lèvent leurs têtes humides et le Tésin si beau, l'Adda aux ondes azurées, l'Adige impétueux, le paresseux Mincio, le Timave qui, par neuf bouches, se précipite dans la mer. Tous, ils insultent à la retraite du Barbare, et rappellent dans les prairies pacifiées les troupeaux bondissants ; Pan, le protecteur du Lycée ; les Dryades et les Faunes, divinités des campagnes. [6,1,200] Et toi, ô Vérone, tu n'ajoutes pas peu à notre victoire sur le Gète : les plaines de Pollence et les remparts d'Asti ont moins fait pour la vengeance et le bonheur de Rome. Sous tes murs, Alaric une fois encore méconnaît les traités, et, forcé par ses défaites, veut, pour changer son sort, courir le dernier hasard. Mais vaines fureurs, parjures inutiles ! Sur un autre théâtre, son destin est le même : un grand nombre de ses guerriers sert de pâture aux oiseaux affamés ; et, gros de cadavres ennemis, l'Adige va rougir de leur sang les flots ioniens. L'infraction d'un traité offrait à Stilicon l'occasion d'un combat ; tous ses voeux l'appelaient ; il la saisit dès que le danger s'éloigne de Rome, et que l'Éridan l'a séparé du théâtre de la guerre : il applaudit aux mouvements séditieux que fait éclater si à propos le perfide ; et, par son exemple, encourageant le travail, il endure et la chaleur du soleil et la poussière de l'été. Le glaive en main, il se montre partout, partout il dispose des troupes inattendues, partout il vole où le besoin exige sa présence. Si les Latins cèdent à la fatigue, il recourt aux alliés, indifférent à leur perte ; il affaiblit à dessein l'un par l'autre les peuples farouches de l'Ister ; un double avantage est le fruit du combat : des deux côtés tombent immolés à nos intérêts les Barbares qu'il arme contre eux-mêmes. Et toi-même, Alaric, on t'aurait vu son captif et la proie de la mort, si l'indiscrète ardeur d'un Alain imprudent n'eût rompu nos mesures : presque sous la main du vainqueur, tu lui échappes en pressant de coups ton coursier haletant. Non, ta fuite n'est pas pour nous un regret : survis, seul reste de ton peuple, survis aux nombreux habitants de l'Ister : ton existence sera notre trophée. Tant de revers cependant n'abattent pas son âme altière ; il connaît les montagnes ; peut-être quelque sentier secret à travers les rochers lui ouvrira tout-à-coup l'accès de la Rhétie et de la Gaule. Mais il trouve un obstacle dans la vigilance de Stilicon ; qui pourrait endormir sa divine prudence, et tromper des yeux qui veillent à la garde de l'empire ? Jamais l'ennemi n'a pu découvrir les plans du héros, ni lui cacher les siens. Le Gète n'a pas de secrets que ne pénètre, de ruses que ne prévienne son clairvoyant rival. Arrêté dans tous ses projets, c'est sur une colline que va camper Alaric éperdu : en vain son coursier dévore des feuillages amers et mord de sa dent avide l'écorce des arbres ; en vain se déchaîne et s'accroît un fléau destructeur qu'ont produit des aliments insalubres et les vapeurs meurtrières de l'été : en vain le soldat orgueilleux le charge d'outrages et lui montre ses enfants captifs ; ni les ravages de la contagion, ni la famine accoutumée à braver le péril, ni le regret d'avoir perdu ses trésors, ni la honte ou la colère excitée par d'injurieuses paroles, rien ne peut l'attirer sur un théâtre mille fois témoin de ses défaites. Forcer un ennemi de s'avouer vaincu, voilà le plus beau triomphe. [6,1,250] Déjà la multitude des transfuges affaiblit son armée peu nombreuse, et chaque jour ravit des guerriers à son camp. Le mystère ne couvre plus les projets séditieux : c'est au grand jour que les bataillons entiers abandonnent leurs drapeaux. Alaric les poursuit, et par de vaines clameurs prétend les arrêter : déjà même il est aux prises avec ses sujets : quelquefois suppliant, éploré, il prononce leurs noms, leur rappelle d'anciens exploits et présente sa poitrine à leur inhumaine pitié : abattu par la disgrâce, il perd, avec ses soldats, et ses bras et ses forces. Tel le vieil habitant de l'Hybla, l'airain bruyant de Cybèle à la main, s'efforce de rappeler à leurs rayons abandonnés ses abeilles fugitives : en vain sa main se fatigue à faire entendre ces sons impuissants : c'en est fait ; il pleure la perte du miel, son doux trésor, et ces perfides essaims qui se sont enfuis sans retour de leurs cellules délaissées. Dès que la douleur laisse enfin un passage à sa voix, il considère d'un oeil humide les Alpes, qui lui sont si connues ; et, victime des caprices du sort, il compare à sa fuite actuelle son entrée triomphante. Alors une parole de sa bouche terminait une guerre, un léger mouvement de sa lance abattait les remparts, aplanissait les rochers : aujourd'hui, abandonné, sans espérance, il est lui-même offert en spectacle à ces monts qu'il a jadis heurtés de son pied. Jetant un dernier regard sur le ciel de l'Ausonie : « Contrée fatale, s'écrie-t-il, ô terre des Latins, où m'ont conduit de sinistres augures, abreuve-toi du sang des coupables, et laisse-toi toucher de l'excès de mes maux ! Moi, si heureux avant de pénétrer dans tes plaines, qui étonnais l'univers de ma grandeur, pareil à l'homme que les lois condamnent à l'exil ou livrent au bourreau, je sens déjà l'haleine des ennemis acharnés à ma poursuite. Malheureux, que dois-je déplorer le plus de mes premiers ou de mes derniers revers ? La défaite de Pollence et la perte de mes richesses m'ont été moins pénibles. Tels étaient les rigueurs du destin, me disais-je, et les hasards de la guerre ; du moins n'avais-je pas entièrement succombé : à mes côtés restaient encore des coursiers et des soldats. Avec ces débris de mes forces, je marchai vers ce mont qu'on appelle l'Apennin, dont la chaîne, si j'en crois les habitants, prolongée des frontières de la Ligurie jusqu'à Pélore dans la Sicile, embrasse les nombreuses peuplades de l'Italie, et sépare, dans son immense longueur, deux mers qui, à une vaste distance, pressent deux rivages opposés. Fidèle au dessein que m'avait d'abord inspiré la colère, si j'avais, renonçant à la vie, continué ma course à travers ces sommets escarpés, le désespoir m'eût prêté des forces. Qui sait ? J'aurais pu succomber avec plus de gloire sur les cendres de l'Ausonie ; rapproché de tes murs, ô Rome, je t'aurais vue du moins en mourant ; et ma mort eût été funeste au vainqueur qui m'eût poursuivi dans ces plaines fertiles. Mais je laissais en ses mains mes dépouilles, des enfants, des épouses adorées. Qu'importe ! Je n'en aurais que mieux conduit une armée plus légère. [6,1,300] Hélas, dans quels pièges m'a enveloppé l'adresse de Stilicon, ce fatal ennemi de ma nation ? Il ne feint de m'épargner que pour éteindre l'ardeur dans l'âme de mes guerriers, et me réduire à reporter la guerre par delà l'Éridan. Trève plus funeste que le plus cruel esclavage ! Le Gète alors a perdu son audace ; et j'ai, moi-même, signé ma mort : plus puissante que les armes, la clémence triomphe de mes guerriers : sous le voile de la Paix, Mars est plus dangereux ; et je tombe dans le piège que j'ai tendu. Où trouver désormais, dans ma détresse, des consolations ou des conseils ? L'ennemi m'est moins suspect que mes sujets. Mes sujets... Que n'ont-ils péri tous dans les combats ! Qui a cessé de vivre les armes à la main, n'a pas du moins cessé d'être à moi ; le glaive aurait honoré leur trépas, et leur défaite sur le champ de bataille m'arracherait moins de larmes que leur perfidie. Mais des clients de ma fortune, n'est-il aucun qui me reste ? Non, mes compagnons sont des traîtres, mes proches des ennemis. Pourquoi prolonger cette vie odieuse ? En quel séjour receler les débris de mon naufrage ? Et quelle terre trouverai-je où ne retentissent jamais à mes oreilles le nom de Stilicon et celui de la trop puissante Italie ? » Il dit : à l'approche de Stilicon, Alaric prend la fuite ; l'expérience qu'il a des aigles l'épouvante. À ses côtés marchent la Pâleur, la Faim livide, le Désespoir sillonné de blessures, et l'essaim bruyant des Maladies qu'a vomies l'enfer. Tel, pour purifier un corps, le ministre du ciel, instruit des usages, promène à l'entour une torche lustrale d'où s'exhale l'odeur du soufre azuré et du noir bitume ; puis il répand une céleste rosée et des herbes qui chassent les divinités ennemies ; enfin, implorant le dieu des expiations, Jupiter, et la reine du Tartare, Hécate, il lance la torche par-dessus sa tête du côté de l'Auster ; avec elle s'envole le charme détruit. Cependant brûle au coeur du plébéien et du sénateur un désir plus ardent de voir Honorius, et, malgré de fréquents refus, on réclame sa présence. Jamais, dit-on, nos aïeux ne soupirèrent d'un accord plus unanime après le retour de Trajan, lorsque ce héros eut brisé les armes du Dace, réduit l'Ourse indignée sous le joug, planté nos faisceaux sur les bords de l'Hypanis, et dressé sur le sol étonné de la Méotie un tribunal romain. Et toi, ô Marc-Aurèle, des voeux moins ardents te rappelèrent dans les temples de la patrie, lorsque la Fortune arracha à de semblables dangers l'Hespérie enveloppée par les Barbares. La gloire alors ne fut pas aux guerriers ; sur l'ennemi tomba une pluie de flammes. L'un est emporté tout tremblant sur le dos embrasé de son coursier ; l'autre tombe, sentant son casque se fondre sur sa tête ; la foudre rougit et dissout les lances, et les glaives coulent et s'évaporent. Ce combat, où il ne fut fait aucun usage des armes humaines, se passa tout entier dans le ciel. Peut-être les charmes que le Chaldéen emprunte à la magie armèrent-ils les immortels ; peut-être, j'aime à le croire, [6,1,350] les vertus de Marc-Aurèle méritèrent-elles la faveur du Maître du tonnerre. Non, le ciel, en ce jour, ne refuserait pas son secours aux Latins, si la force eût trahi notre courage. Mais la Providence n'a pas voulu ravir à l'homme la gloire de ses fatigues et laisser à la foudre des droits à des lauriers préparés par les sueurs de Stilicon et conquis par ta valeur. Déjà nombre de sénateurs envoyés et revenus n'avaient obtenu pour réponse que des délais : mais, impatiente des longs retards apportés aux voeux du peuple, Rome a quitté son mystérieux sanctuaire ; et, montrant sur son front l'éclat de la divinité, elle ébranle par ses plaintes l'irrésolution d'Honorius. « Prince, trop longtemps mon amour a dévoré tes dédains en silence ; mère des Césars, je viens faire entendre des plaintes. Jusques à quand le Ligurien préféré me ravira-t-il l'objet de mes désirs ? Jusques à quand le Rubicon, opposant son étroite barrière à mes transports, enviera-t-il son dieu au Tibre privé du bonheur de contempler tes traits radieux ? N'est-ce pas assez que j'aie une fois éprouvé tes dédains, lorsque le retour de l'Afrique sous tes lois me berça de l'espoir de ta présence ? Mes prières frappèrent sans succès tes oreilles. Moi, pour seconder ton triomphe, je soumettais au frein deux coursiers d'une blancheur éclatante, j'élevais à ton nom un arc sous lequel tu devais passer, dans tout l'éclat de la pourpre impériale, et je voulais, par ces monuments consacrés à tes combats, immortaliser la défense de la Libye. Déjà se préparaient, pour être exposées aux regards du dieu qui règne au Capitole, les images de la pompe triomphale : c'était une flotte qui, sur le métal ciselé, fendait, avec la rame, des flots dorés ; c'étaient les cités de Massilie, promenées devant le char du vainqueur ; c'étaient encore Triton, la tête couronnée de rameaux d'olivier, traîné par des coursiers domptés ; des légions d'esclaves, la robe retroussée, portant une image en bronze d'Atlas enchaîné, et Gildon lui-même victime, non des ruses qu'employèrent Bocchus et Sylla, mais de la force et du courage, près de subir dans un cachot le supplice de Jugurtha, et courbant sous le joug sa tête indocile. Mais loin de moi ces souvenirs ! Verrai-je aussi s'éloigner le triomphe conquis dans la guerre contre le Gète ? Est il pourtant un plus noble théâtre pour tant de gloire ? Oui, tes bienfaits accusent tes lenteurs : ton coeur, enchaîné par d'immortels services, pourrait-il, quand il nous a sauvés, cesser de nous aimer ? Déjà cent fois l'été a, sous la faux tranchante, abattu les moissons dorées du Gargare ; déjà le cercle des années, cent fois renouvelé sous un nouveau consul, a ramené les jeux séculaires que ne doit pas voir deux fois l'oeil d'un mortel. Pendant ces années, qui renferment vingt lustres de mon existence, trois époques diverses ont conduit les Césars dans mes murs ; mais c'est toujours la même cause, la discorde civile, qui a produit leur triomphe. Étaient-ils venus, vainqueurs superbes, montrer à mes yeux leurs chars rougis du sang latin ? Qui eût pu croire que les larmes des enfants dussent être un spectacle agréable pour une tendre mère ? Les tyrans ont péri ; mais combien m'a coûté leur trépas ! S'il a célébré ses combats [6,1,400] dans la Gaule, César s'est tu sur ses combats à Pharsale. Pour des guerriers qu'unirent le même sang et les mêmes drapeaux, la defaite est une calamité, la victoire un opprobre. Prince, qu'une gloire plus juste rappelle un antique usage : rapporte-moi, après une longue privation, des lauriers sans tache, moissonnés dans les champs ennemis ; et puisses-tu, par des dépouilles arrachées à des Barbares, absoudre enfin de coupables triomphes ! Jusques à quand verrai-je les princes, exilés de leur séjour, traîner de cités en cités le siège de l'empire ? Pourquoi livrer à un honteux abandon mes palais, d'où les autres ont emprunté leur nom ? Croit-on qu'on ne puisse de là gouverner le monde ? Phébus ne quitte jamais le centre de la céleste voûte, et cependant il n'est rien dans l'univers que n'éclairent ses rayons. Tenaient-ils avec moins de fermeté les rênes de l'Ister et du Rhin, les héros qui habitèrent mes remparts ? L'effroi glaçait-il moins l'Euphrate et le Tigre, lorsque le Mède et l'Indien venaient au pied du Capitole réclamer mon alliance et demander la paix ? Là vécurent ces mortels qui, pour leur vertu, adoptés par la vertu même, et placés avec le nom de fils au timon des affaires, formèrent, moins par le sang que par le mérite, une chaîne de monarques fameux. Là vécurent les Éliens, descendants de Nerva, les pieux Antonins et les belliqueux Sévères. Citoyen fidèle, honore mon enceinte : rends-nous enfin ta présence, et que le Tibre, qui naguère te reçut enfant des bras de ton père qui t'accompagnait, que le Tibre, se rappelant cette première solennité, t'adore aujourd'hui jeune homme, guidé par le héros ton beau-père. » Rome parlait encore, qu'Honorius la rassure en ces termes : « Jamais, ô déesse, tu ne m'accuseras d'indifférence à tes voeux : mère des lois, tu ne peux, sans crime, éprouver un refus. Mais cesse tes injustes plaintes contre tes enfants : non, vainqueur de l'Africain, je ne méprisai pas les ordres de la patrie qui m'appelait dans son sein ; Stilicon parut sur le char d'ivoire, et le consul y tint la place du monarque, le beau-père la place de son gendre. C'est moi que tu vis dans ce héros ; ainsi le croit ma tendresse qui, moins par le sang que par les exploits, a trouvé en lui un père. Eussé-je cent voix, je ne pourrais ébaucher le récit des services qu'il me rend à moi, ainsi qu'à l'univers ; mais apprends de ma bouche une de ses actions : la Renommée a pu la taire ; mes yeux l'ont vue ; j'en suis et le témoin et l'objet. Le dévastateur de la Grèce et de la Thrace qu'enivrent de nombreux succès et que le passage des Alpes embrase d'une homicide fureur, Alaric avait déjà rapproché ses troupes des cités de la Ligurie éperdue : l'hiver le rassure et le seconde, l'hiver, qui lui rappelle l'inclémence du ciel de sa patrie ; déjà il menace de franchir le retranchement et d'assiéger ma retraite ; il se berce de l'espoir insensé que l'éloignement des secours et l'horreur de la crainte me forceront de souscrire à la paix. Mais, inaccessible à la crainte, [6,1,450] je trouve un rempart dans l'arrivée prochaine de Stilicon et dans le souvenir de tes héros qui jamais, à la vue même du supplice, n'immolèrent leur honneur à l'amour d'une vie méprisable. La nuit couvrait la terre, et je voyais les feux des Barbares briller dans le lointain à l'égal des étoiles. Déjà la trompette avait éveillé la première sentinelle ; soudain, des plaines glacées de l'Ourse, arrive Stilicon. Mais Alaric, maître du pont qui coupe et fait écumer les ondes de l'Adda, avait occupé le chemin entre mon beau-père et moi. Que fera le héros ? Suspendra-t-il sa marche ? Nos dangers ne lui permettent aucun délai. Rompra-t-il les bataillons ennemis ? Mais une poignée de guerriers l'accompagne, tandis que, pour hâter les secours, il a laissé loin de lui des légions de Romains et d'alliés. Dans cette périlleuse alternative, il pense qu'il serait trop long d'attendre de tardifs secours, et c'est au mépris de ses propres dangers qu'il veut repousser les nôtres. Sa valeur, qu'enflamme la tendresse, le précipite, prodigue de sa vie, dans les rangs des Barbares ;le fer à la main, il fait tomber toutes les barrières ; et rapide comme la foudre, il franchit les tentes ennemies. Que les favoris d'Apollon me vantent à présent le fils de Tydée qui, secondé par le héros d'Ithaque et le perfide Dolon, pénétra dans le camp de Rhésus, roi des Thraces, lesquels étaient appesantis comme lui par la nourriture et le sommeil, et ramena captifs aux vaisseaux des Grecs des coursiers qui, selon les poètes, accoutumés à tout exagérer, surpassaient la neige en blancheur et le Zéphyr en vitesse. Voici un guerrier qui, sans surprendre par fraude un ennemi endormi, s'ouvre à la face du ciel un chemin avec le glaive, revient couvert de sang, et, par ses exploits, efface les exploits de Diomède autant que la lumière efface les ténèbres, que le héros efface le brigand. Dirai-je que des retranchements, élevés sur les bords du fleuve, garantissaient l'ennemi, à qui je rougirais de comparer Rhésus même éveillé ? Rhésus était enfant de la Thrace : Alaric en fut le conquérant. Les traits n'opposent pas un obstacle à Stilicon, ni les ondes un rempart. Tel, à la tête d'un pont ruiné, Coclès, repoussant les assauts de l'armée tyrrhénienne, traverse le Tibre, aux yeux étonnés de Tarquin, avec le bouclier dont il couvrit la ville, et, du milieu des flots, lance sur le tyran un regard où respire la fierté. Stilicon lui aussi a franchi l'Adda impétueux. Mais quand ils fendaient les flots, l'un présentait son dos à l'Étrurien, l'autre montrait au Gète sa poitrine. Ô Rome, enfante aujourd'hui des choeurs savants pour chanter cette éclatante action ; et que toute l'éloquence qui brille en tes grands hommes célèbre dignement le héros, mon second père. » À ces mots, Honorius lève les étendards ; et, sorti des murs de l'antique Ravenne, il abandonne et les bouches de l'Éridan et son port, où, dociles à des lois fixes, les flots d'une mer étrangère bouillonnent et portent des vaisseaux qui entrent avec eux, et avec eux se retirent ; les bords du fleuve, inondés et quittés tour à tour, imitent le flux et le reflux qu'impriment à l'Océan les phases de la lune. [6,1,500] Puis, du vieux temple où le reçoit la Fortune enchantée, l'oeil se promène sur la vallée rocailleuse où serpente le Métaure, sur un mont dont la voûte, formée par la nature et l'art, offre une route taillée au sein de la roche et domine sur les temples sourcilleux et les autels escarpés que les bergers de l'Apennin érigèrent à Jupiter. On visite aussi avec curiosité les eaux du Clitumne, qui, consacrées aux héros, blanchissent les taureaux destinés aux triomphes. Le prodige qu'elles présentent n'échappe pas à tes yeux : qu'on s'approche à pas silencieux, elles coulent avec lenteur ; si l'on hâte avec bruit la marche, elles s'agitent et bouillonnent ; et, tandis que, par une loi de leur nature, toutes les sources reflètent l'image des corps, celle-ci, fière de son nouveau destin, reproduit les actions humaines. Puis, élevée au-dessus d'une vaste plaine, Narnia gémit sous les pieds de ton coursier superbe ; Narnia rapprochée du fleuve sulfureux qui lui donna son nom, et qui promène, entre deux monts chargés d'épaisses forêts, sous des chênes touffus, ses ondes pâles et blanchissantes. Le Tibre enfin paraît, qui présente à tes lèvres ses ondes sacrées, à tes yeux des arcs magnifiques, des constructions immenses, une route péniblement tracée, et tous les monuments qui annoncent la reine des cités. Comme on voit, à l'arrivée d'un amant, une mère tendrement empressée, dans l'espoir d'un hyménée prochain, relever avec adresse les charmes de sa fille, arranger mille fois, de ses mains, sa robe et sa ceinture, presser son sein sous une agrafe d'une verte émeraude, entourer ses cheveux de diamants, sa gorge d'un collier, et charger ses oreilles de perles transparentes ; ainsi, jalouse de captiver tes regards, Rome te montre des ornements ajoutés aux sept collines, une grandeur jusqu'alors inconnue, et s'offre à toi décorée de nouveaux remparts, naguère achevés au bruit de l'approche des Barbares. C'est à l'Effroi, architecte diligent, qu'elle a dû sa beauté ; par un étrange contraste, ces signes de la vieillesse que lui imprima la paix, la guerre les efface ; la guerre élève soudain des tours, et, d'un mur circulaire, entoure et rajeunit les sept collines. L'air même sourit à nos voeux, et devenu plus pur, quoiqu'une pluie continue ait attristé la nuit, il voit, aux rayons du prince et du soleil, les nuages disparaître : on dirait que l'Auster n'a, par ses humides vapeurs, obscurci le flambeau du jour et rembruni l'astre renaissant de la nuit, que pour apprendre au ciel qu'à toi seul était réservé le retour de la sérénité. L'espace qui, du mont Palatin, s'étend au pont Milvius et celui qu'offrent les toits à qui peut y monter, une immense multitude les remplit. Sur les pavés roulent des flots de citoyens dont les épouses brillent sur le faîte des palais. La jeunesse tressaille à la vue d'un prince de son âge. Le vieillard, méprisant le passé, bénit le destin qui lui a permis de voir ce beau jour, et vante à la fois la tranquillité [6,1,550] du présent et la bonté d'un maître qui, seul parmi les Césars, défend aux sénateurs de marcher devant son char. C'est Euchérius en qui coule sans mélange le sang royal, c'est son auguste soeur, qui remplissent près d'un frère triomphant les devoirs du soldat. Telles furent les leçons d'un père à la fois sévère et tendre : toujours avare d'honneurs pour son fils et pour lui-même, il refuse à la nature ce qu'il accorde au respect. Voilà ce qui plaît à la vieillesse et ce qu'approuve l'âge mûr ; et le contraste qu'ils établissent entre l'ancienne et la nouvelle cour, leur montre dans Honorius un citoyen, dans ses prédécesseurs des tyrans. Ces joues à peine couvertes d'un tendre duvet, ces cheveux captifs sous un diadème, ces membres qu'embellissent les diamants de la trabée, ces épaules d'un demi-dieu, ce cou qui s'élève, digne objet de l'envie de Bacchus, au milieu des perles d'Érythrée, excitent l'admiration des dames romaines ; et la vierge novice, dont le front rougit d'une timide pudeur, promenant de tous côtés ses regards, interroge l'expérience de sa nourrice : « Que veulent, sur les enseignes, ces serpents à la gueule béante ? Flottent-ils au gré des vents ou, par des sifflements réels, menacent-ils de saisir un ennemi suspendu dans les airs ? » Quand elle voit le cavalier que l'acier enveloppe, et le coursier couvert d'un harnais d'airain, elle demande : « Quelle contrée a produit ces hommes de fer ? Quelle terre enfante ces coursiers de bronze ? Le métal insensible a t-il reçu du dieu de Lemnos le don de hennir ? Et pour les combats a-t-il animé ces statues ? » Partagée entre le plaisir et l'effroi, elle montre du doigt, sur les casques brillants, des aigrettes formées des plumes de l'oiseau de Junon, et des tissus rougis dans la pourpre qui, de l'épaule des coursiers, descendent et flottent sur l'airain de leurs flancs. C'est alors, ô Stilicon, que la Fortune te paya le prix de tes éclatants services. Porté sur le même char que ton gendre, tu le vis, dans la fleur de l'âge, triompher au sein de Rome, et tu rappelas à ta mémoire cette époque désastreuse, ce temps de trouble et d'effroi, où Théodose, au bord de la tombe, confia cet enfant à tes soins. Tes nombreuses vertus ont recueilli des fruits divers : ta fidélité a conservé un dépôt sacré, ta constance t'a permis de donner pour maître au monde un enfant ; ton dévouement a élevé en lui un gendre. Le voici cet enfant qui convoque aujourd'hui les Romains au pied de la tribune, et qui, appuyé sur le trône d'ivoire où siégea son père, retrace au sénat les causes et l'issue de nos combats, et, fidèle à l'exemple de nos aïeux, déroule à ses yeux les destins de l'empire, ne sachant ni exagérer, ni dissimuler dans ses discours. Certain de ses titres à la gloire, il dédaigne le secours d'une éloquence affectée. Les grands reconnaissent un égal ; et le sénat, où se montrent le prince sous la trabée et le guerrier sous la toge, peut marcher sous les enseignes de cette cour belliqueuse. La Victoire paraît aussi dans son temple : déesse tutélaire des Latins, elle couvre de ses ailes et de sa pompe éclatante le sanctuaire où s'assemblent les pères de la patrie : [6,1,600] compagne infatigable de tes drapeaux, elle jouit enfin de l'accomplissement de ses voeux : Honorius au sein de Rome, la Victoire aux ordres d'Honorius, voilà ce qu'elle promet à tous les âges. C'est de là que la voie sacrée, qui jamais ne mérita mieux ce nom, te conduit au palais des Césars. Une ardeur unanime enflamme les citoyens : l'appât des largesses ne l'a pas excitée : un or corrupteur, répandu à grands flots, ne t'achète pas des applaudissements mercenaires : c'est un coeur pur qui offre au mérite un hommage désintéressé : la conservation de sa vie, ce bien plus précieux que tous les trésors, te donne le coeur de chaque citoyen. Loin d'ici l'intérêt ! L'argent est sans prix pour qui doit la vie à l'amour du prince pour les sujets. Quelle ardeur éveille dans l'âme des citoyens la présence du Génie de l'empire ! Et quel retour témoigne le monarque, alors qu'il abaisse la majesté du diadème devant la majesté du peuple pressé dans l'amphithéâtre ! Alors s'élèvent vers le ciel, de tous les points du cirque, les cris tumultueux d'une multitude flattée de cet hommage ; et l'écho bruyant fait redire aux sept collines le nom d'Honorius. La carrière n'est pas ouverte aux seuls coursiers ; des tigres parcourent l'espace que parcouraient les chars ; un sol étranger voit les nourrissons de l'Afrique ensanglanter le sable d'une arène improvisée. Cette arène sert aussi de théâtre à des jeux guerriers. Souvent encore on y voit des bataillons armés, des marches régulières, des fuites étudiées, des retours sans désordre, l'art ingénieux des mêlées, tous les plaisirs d'un combat innocent : dès que le chef, le fouet à la main, a donné le signal, les rivaux forment et varient à la fois leurs mouvements ; tantôt ils rapprochent de leurs flancs, tantôt ils élèvent sur leur tête les boucliers. À ce bruit sourd se mêle le son aigu des épées ; et la sombre harmonie de l'airain répond en cadence au cliquetis de l'acier. La phalange entière à la fois s'est baissée, et tous ces casques inclinés te saluent, ô grand prince : puis les bataillons se séparent, et, disposés avec art, parcourent des circuits plus variés que l'inextricable séjour du monstrueux Minotaure, ou que les nombreux replis où s'égare le Méandre : enfin, changeant d'évolutions, ils s'arrondissent en cercles. Ainsi Janus, enchaînant la Guerre sous les portes immobiles de ses sombres cachots, offre à la Paix, sous l'appareil d'une lutte innocente, le spectacle d'un combat sans victimes. Déjà ce dieu, une couronne sur son double front, ouvre à l'année naissante les fastes du bonheur : déjà le Tibre voit réunis le sceptre de Romulus et la trabée de Brutus : après plusieurs siècles, le mont Palatin jouit de la présence d'un consul : la tribune voit la chaise curule que nos pères ne connurent que de nom : la place de Trajan, dès longtemps abandonnée, revoit les licteurs les faisceaux dorés à la main ; et couvrant pour la sixième fois de lauriers conquis sur le Gète la hache consulaire, Honorius presse d'un pied vainqueur la tête du Danube. C'est de son berceau même qu'elle va prendre l'essor, cette année, de toutes les années la plus belle : [6,1,650] une contrée lointaine ne la revêt pas d'un honneur étranger : le sénat est son premier théâtre : Rome, la première, contemple son aurore ; et la Victoire l'enfante sous les auspices de la paix. Honorez cette année d'un culte religieux, années que marquèrent de leurs noms des sujets vulgaires ; et vous, qu'embellirent en des temps et des lieux reculés le belliqueux Théodose et les Césars ses prédécesseurs, adorez, comme une divinité, l'année d'Honorius. Qu'elle reçoive, ô César, l'hommage de tes cinq consulats et de ceux que Rome te promet encore. Quand tu devrais être à jamais consul, ce sixième consulat n'en doit pas être moins orgueilleux de porter ton grand nom : meilleur que ceux qui l'ont précédé, de lui sortiront ceux qui doivent le suivre.