[0] Plaidoyer pour le roi Déjotarus. [1] I. César, dans toutes les causes importantes, j'éprouve, en prenant la parole, une vive émotion que ne semblent comporter ni mon âge, ni mon habitude des affaires. Mais aujourd'hui surtout, bien des motifs se réunissent pour me troubler; et autant mon devoir m'inspire de zèle pour la défense de Déjotarus, autant la crainte m'ôte de mes facultés. D'abord, j'ai à plaider pour la vie, pour la fortune d'un roi, et cette poursuite criminelle exercée contre une tête royale, bien qu'elle ne soit pas injuste à cause du danger qui vous a, dit-on, menacé, est tellement étrange, qu'il n'y en a pas d'exemple jusqu'à ce jour. D'un autre côté, ce roi, que je suis forcé aujourd'hui de défendre contre la plus odieuse accusation, est celui que j'étais habitué à honorer, ainsi que tout le sénat, pour les services qu'il n'a cessé de rendre à la république. Je l'avouerai aussi, je ne puis songer sans trouble à la cruauté de l'un des accusateurs, à l'indignité de l'autre. Oui, Castor est cruel, pour ne pas dire criminel et impie, lui qui met en péril les jours de son aïeul, lui dont la jeunesse vient s'attaquer à celui dont il devait défendre et protéger la vieillesse; lui qui signale ses premiers pas dans la vie par l'impiété et par le crime; qui corrompt un esclave de son aïeul, le pousse à accuser son maître, et le soustrait à la puissance des ambassadeurs. En voyant un esclave fugitif accuser son maître absent, son maître si étroitement attaché à notre république, en entendant ses paroles, j'ai éprouvé moins de douleur pour l'infortune du roi, que de crainte pour la sûreté générale. Comment ! lorsque les usages de nos ancêtres ne permirent pas même d'obtenir d'un esclave par les tourments un témoignage contre son maître, malgré la possibilité de lui arracher par la douleur l'aveu de la vérité, voici qu'un esclave vient en pleine liberté accuser celui qu'il ne pourrait même nommer au milieu des douleurs de la torture! [2] II. Une autre crainte me préoccupe quelquefois, César; mais je me rassure, quand je considère votre caractère. Si ma position est défavorable, votre sagesse la rend meilleure. Avoir pour juge celui contre la vie duquel on est accusé d'avoir voulu attenter, est un cas difficile, si on l'examine en lui-même; car il ya bien peu d'hommes qui, ayant à prononcer dans une affaire personnelle, ne montrent plus de partialité pour eux-mêmes que pour l'accusé. Mais votre rare mérite et votre noble caractère dissipent ma crainte. Si je dois redouter votre jugement à l'égard du roi Déjotarus, je sais que vous n'êtes point indifférent à ce qu'on peut penser de vous. Ce qui me trouble encore, c'est le choix inusité de ce tribunal. La cause la plus importante qui se puisse discuter, je la plaide dans l'intérieur d'un appartement, hors de cette enceinte, et loin de cette assemblée, qui soutiennent ordinairement les efforts de l'orateur. Je ne puis chercher d'encouragement que dans vos yeux, sur vos traits, sur votre visage; c'est sur vous seul que se portent mes regards; c'est à vous seul que s'adressent toutes mes paroles. Ces circonstances, toutes propres qu'elles sont à me donner l'espoir de faire triompher la vérité, le sont moins à remuer les passions, à inspirer les mouvements et les élans de l'éloquence. Si je plaidais cette cause dans le forum, César, sans cesser de vous avoir pour auditeur et pour juge, combien l'affluence du peuple romain me donnerait d'ardeur! Quel citoyen ne témoignerait son intérêt pour un roi dont on se souviendrait que toute la vie a été conacrée au service de la république? J'aurais devant moi le palais du sénat, je regarderais le foum, je prendrais à témoin le ciel même; et lorsque je songerais aux bienfaits des dieux Immortels, du peuple romain et du sénat envers le roi Dejotarus, les paroles ne pourraient me manquer. Puisque cette étroite enceinte me prive d'une partie de ces avantages, et que le lieu même affaiblit mes moyens de défense, c'est à vous, César, qui avez souvent plaidé pour d'autres, de juger par vous-même ce que j'éprouve, afin que votre équité et votre bienveillante attention diminuent plus facilement mon trouble. Mais, avant de parler sur le fond de l'accusation, je dirai quelques mots sur l'espérance des accusateurs. Je sais qu'ils n'ont pour eux ni le talent, ni l'expérience, ni l'habileté; toutefois, ils n'ont pas entrepris cette cause sans espoir et sans réflexion. [3] III. Ils n'ignoraient point que vous étiez irrité contre le roi Déjotarus; ils se souvenaient que vous lui aviez déjà fait sentir les effets de votre ressentiment ; ils savaient aussi que vous étiez bien disposé pour eux : et comme il s'agissait d'une affaire ou d'une cause où vous seriez vous-même partie intéressée, ils se flattaient de faire entrer facilement leurs accusations mensongères dans votre âme déjà prévenue. Délivrez-nous donc d'abord de cette crainte, César; au nom de votre bonne foi, de votre courage et de votre clémence, ne nous laissez pas soupçonner qu'il reste dans votre coeur aucune trace de ressentiment. Je vous en conjure par cette main que vous avez tendue au roi Déjotarus en gage d'hospitalité; par cette main, dis-je, qui est un garant non moins sûr de la foi dans les promesses que de la victoire dans les combats. Vous avez voulu entrer dans sa maison, renouer les liens d'une ancienne hospitalité; ses dieux pénates vous ont reçu, ses autels et ses foyers domestiques vous ont vu bienveillant et affectueux pour lui. Vous vous laissez fléchir facilement, César, et on n'a besoin de vous fléchir qu'une fois. Il n'est pas un seul des ennemis auxquels vous avez pardonné qui ait senti qu'il restât en vous la moindre inimitié. Qui ne connaît toutefois à quoi se réduisaient vos plaintes contre Déjotarus? Vous ne l'avez jamais accusé d'hostilité contre vous, vous lui avez reproché son peu d'affection et d'empressement, et son penchant à préférer l'amitié de Cn. Pompée à la vôtre. Vous disiez néanmoins que vous lui auriez pardonné, s'il s'était contenté d'envoyer à Pompée des troupes auxiliaires et même son fils, et s'il eût profité lui-même de l'excuse de son âge. Ainsi, en le déchargeant des accusations les plus graves, vous ne laissiez peser sur lui qu'une légère faute d'amitié. Non seulement vous ne l'avez point puni, mais vous l'avez délivré de toute crainte, vous l'avez reconnu pour votre hôte, vous lui avez laissé la couronne. Ce n'était point en effet par haine pour vous qu'il avait agi; il avait été entraîné par l'erreur commune. Ce roi que le sénat avait toujours honoré de ce titre dans ses décrets, qui depuis sa jeunesse avait regardé le sénat comme ce qu'il y avait de plus auguste et de plus sacré, qui était étranger d'ailleurs et vivait dans des pays lointains, est tombé dans les mêmes illusions que nous, qui sommes nés et qui avons toujours vécu au sein de la république. [4] IV. Lorsqu'il entendit dire qu'on avait pris les armes avec le consentement et l'autorité du sénat, que le soin de défendre la république était confié aux consuls, aux préteurs, aux tribuns du peuple, et à nous qui avions le titre d'imperator, ce prince, ami dévoué de cet empire, tremblait pour le salut du peuple romain auquel il voyait le sien étroitement attaché. Cependant, malgré ces vives appréhensions, il devait rester neutre ; mais ses craintes furent au comble lorsqu'il apprit que les consuls avaient abandonné l'Italie, que tous les consulaires (tel était en effet le bruit qu'on fit courir), que tout le sénat, toute l'Italie étaient bouleversés. Ces bruits et ces nouvelles avaient pénétré en Orient, sans que la vérité pût les suivre de près. Déjotarus ne savait rien des conditions que vous aviez offertes, de vos efforts pour ramener l'union et la paix, de la conspiration des ennemis de votre gloire. Néanmoins il resta tranquille jusqu'au moment où les députés et les lettres de Cn. Pompée lui arrivèrent. Pardonnez, César, pardonnez au roi Déjotarus d'avoir cédé à l'autorité d'un homme que nous avons tous suivi, sur lequel les dieux et les hommes avaient accumulé tant de faveurs, à l'élévation duquel vous aviez vous-même puissamment contribué. Si vos exploits ont éclipsé les plus brillantes réputations, nous n'avons point perdu pour cela le souvenir de Cn. Pompée. Qui ne sait quel fut l'éclat de son nom, sa puissance, sa gloire dans toutes les guerres, quels honneurs il reçut du peuple romain, du sénat et de vous? Sa renommée était autant au-dessus de celle des généraux qui l'avaient précédé, que la vôtre est au-dessus de toutes les autres. Nous comptions avec admiration les guerres, les victoires, les triomphes, les consulats de Pompée; nous ne pouvons compter les vôtres. [5] V. Le roi Déjotarus se joignit donc, dans cette malheureuse et fatale guerre, à celui qu'il avait jadis secondé dans de justes guerres contre les ennemis de Rome, celui avec lequel il était uni non seulement par l'hospitalité, mais par l'amitié. Il céda soit à ses prières, comme un ami ; soit à sa requête, comme un allié; soit à son ordre, comme un homme accoutumé à obéir au sénat: enfin, il vint trouver un fugitif et non un allié victorieux, pour partager les dangers plutôt que les succès. Aussi, après la bataille de Pharsale, se sépara-t-il de Pompée : il ne voulut pas poursuivre une espérance dont il ne voyait point le terme; il crut avoir satisfait aux devoirs de l'amitié, ou s'être assez longtemps égaré ; il se retira chez lui, et ne cessa, pendant la guerre d'Alexandrie, de servir vos intérêts. Il entretint dans ses États et à ses frais l'armée de Cn. Domitius, votre digne lieutenant; il envoya à Ephèse de l'argent à celui que vous aviez choisi comme votre ami le plus fidèle et le plus sûr; il vous en fournit une seconde et une troisième fois pour les besoins de la guerre, et fut forcé pour cela de vendre ses biens; il exposa sa personne aux dangers et combattit sous vos drapeaux contre Pharnace ; en un mot, il crut que votre ennemi était aussi le sien. Vous avez reconnu ses services, César, en lui accordant la haute dignité et le nom de roi. C'est donc celui que vous avez sauvé du danger, et revêtu du plus grand honneur, que l'on accuse d'avoir voulu vous assassiner dans son palais. Mais à moins de le regarder comme le plus fou des hommes, vous ne pouvez admettre de pareils soupçons. Je ne dirai point quelle scélératesse il fallait pour assassiner un hôte eu présence des dieux pénates; quelle barbarie, pour immoler celui qui est le plus bel ornement de tous les pays et de tous les siècles; quelle férocité, pour ne pas trembler devant le vainqueur de l'univers ; quelle inhumanité et quelle ingratitude, pour trouver un tyran dans celui à qui il devait le titre de roi. Je n'insisterai point sur ces considérations : mais quelle folie n'y aurait-il pas eu à attirer sur lui seul le ressentiment de tous les rois, dont plusieurs étaient ses voisins, de tous les peuples libres, de tous nos alliés, de toutes nos provinces, et les armes du monde entier? Dans quel abîme se serait-il précipité avec son royaume, sa famille, sa femme et son fils bien-aimé, s'il eût, non pas exécuté, mais seulement médité un tel attentat? [6] VI. Mais, dira-t-on, cet homme inconsidéré et téméraire ne prévoyait pas les suites de cette action. Qui fut jamais plus circonspect, plus réservé, plus prudent? Toutefois je ne veux point tant faire valoir ici en faveur de Déjotarus ses lumières et sa prudence, que la droiture et la pureté de sa vie. Vous connaissez, César, sa probité, vous connaissez son caractère, sa loyauté. En quel lieu le nom du peuple romain est-il parvenu où l'on n'ait entendu vanter l'intégrité, la fermeté, le courage, la bonne foi de Déjotarus? Ainsi donc, un crime que ne pouvait pas même imaginer un imprudent, parce que la crainte d'une perte certaine l'aurait arrêté, ni un scélérat, à moins qu'il n'eût perdu la raison, vous supposez qu'un homme de bien, qui certes n'est point un insensé, ait pu en concevoir l'idée ! Combien cette supposition est peu croyable, et qu'elle a peu de vraisemblance ! Lorsque vous êtes allé au château de Lucéium, dit l'accusateur, et que vous êtes entré dans le palais du roi, voire hôte, il y avait un lieu où étaient déposés les présents que ce roi vous réservait. Il voulait vous y conduire au sortir du bain, avant que vous vous missiez à table. Car il s'y trouvait des gens armés qui devaient vous assassiner. Voilà le crime, voilà l'accusation qu'un fugitif intente à son roi, un esclave à son maître! Pour moi, César, lorsqu'on vint me dire que le médecin Philippe, esclave du roi, qui avait accompagné les ambassadeurs, avait été gagné par ce jeune homme, un soupçon me vint à l'esprit : il subornera le médecin pour en faire un témoin, me dis-je; il supposera quelque empoisonnement. Cette imputation était contraire à la vérité, mais conforme aux habitudes des accusateurs. Que dit le médecin? pas un mot d'empoisonnement. Cependant ce crime était possible : d'abord on peut le commettre furtivement au moyen d'un breuvage ou des aliments; puis espérer l'impunité, et le nier, après l'avoir consommé. Si Déjotarus vous avait fait périr avec éclat, il aurait attiré sur lui la haine et la vengeance de toutes les nations; en employant le poison, il n'aurait jamais pu tromper la vigilance de Jupiter hospitalier, mais il aurait peut-être échappé aux regards des hommes. Ainsi, le crime qu'il pouvait préparer dans l'ombre et exécuter sûrement, il ne vous l'a point confié, à vous Philippe, son habile médecin, son esclave fidèle, comme il le croyait; et il vous aurait parlé des armes, des poignards, des embûches! Quelle accusation ingénieusement ourdie ! La fortune qui vous suit partout, disent-ils, vous a encore sauvé en cette occasion. Vous ne voulûtes pas voir les présents. [7] VII. Et depuis? Déjotarus, qui venait d'échouer dans son dessein, a-t-il aussitôt congédié sa troupe? ne pouvait-il tendre ses embûches ailleurs? Mais vous avez dit que vous reviendriez dans ce lieu après souper; et c'est ce que vous avez fait. Etait-il donc si difficile de retenir une heure ou deux les gens armés dans l'endroit où ils étaient apostés? Au sortir du repas où vous aviez montré beaucoup de gaieté et d'affabilité, vous êtes allé dans cette chambre comme vous l'aviez dit. Vous avez pu voir alors que Déjotarus était tel à votre égard que le roi Attale avait été à l'égard de Scipion l'Africain, auquel il envoya d'Asie jusqu'à Numance, disent nos annales, les présents les plus magnifiques; et Scipion les reçut devant toute l'armée. Lorsque Déjotarus vous eut offert lui-même les siens avec des sentiments et des manières dignes d'un roi, vous vous êtes retiré dans votre appartement. Je vous en conjure, César, rappelez-vous toutes ces circonstances; retracez-vous ce jour; représentez-vous les traits de ceux qui vous regardaient, qui vous admiraient: exprimaient-ils quelque crainte, quelque trouble? tout ne s'est-il point passé avec ordre, avec tranquillité, conformément aux habitudes d'un homme sage et vertueux ? Comment donc imaginer qu'il ait voulu vous tuer après le bain, et qu'il ne l'ait plus voulu après le repas? Il différa, dit-on jusqu'au lendemain, afin d'exécuter son crime quand on serait arrivé au château de Lucéium. Je ne vois point le motif de ce changement de lieu : mais on veut à toute force qu'il y ait eu une tentative de crime. Lorsque vous dites que vous vouliez vomir après souper, on vous conduisit au bain. C'est là qu'étaient les assassins. Mais votre fortune vous sauva encore une fois. Vous aimâtes mieux aller dans votre appartement. Que les dieux te maudissent, vil esclave! C'est pousser la perfidie et la méchanceté jusqu'à la sottise et la démence. Quoi! les gens apostés par Déjotarus étaient-ils des statues d'airain qu'on ne pouvait transporter du bain dans l'appartement? Voilà tout ce qui est relatif au projet d'assassinat, car l'accusateur n'a rien dit de plus. J'étais dans la confidence de ce projet, dit Philippe. Eh quoi! Déjotarus était-il assez insensé pour laisser partir celui qu'il avait fait le confident d'un tel crime? pour l'envoyer à Rome, où il savait qu'était son plus grand ennemi, son petit-fils, et César, aux jours duquel il avait attenté? surtout quand Philippe était le seul témoin qui pût déposer contre lui. Il a jeté mes frères en prison, dit encore Philippe, parce qu'ils étaient du complot. Ainsi, pendant qu'il emprisonnait ceux qui étaient restés auprès de lui, il te laissait partir pour Rome, toi qui étais, aussi bien qu'eux, dépositaire du secret? [8] VIII. Le reste de l'accusation porte sur deux points principaux : l'un, que le roi ne cessait d'épier l'occasion de faire éclater contre vous ses sentiments hostiles; l'autre, qu'il a levé une armée considérable pour vous combattre. Quant à la levée de cette armée, je n'en dirai que peu de mots, comme des autres griefs. Jamais le roi Déjotarus n'a eu une armée assez considérable, pour pouvoir faire la guerre au peuple romain; il n'avait que les forces suffisantes pour protéger ses frontières contre les incursions et les brigandages de l'ennemi, et pour envoyer des secours à nos généraux. Autrefois, il est vrai, il pouvait mettre sur pied un plus grand nombre de troupes; maintenant, il peut à peine entretenir quelques soldats. Mais, dit-on, il voulut envoyer un message à je ne sais quel Cécilius; et comme ceux qu'il avait chargés de cette mission refusaient de partir, il les fit mettre en prison. Je n'examine pas jusqu'à quel point il est vraisemblable que le roi ait manqué d'agents pour une mission, ou que ses envoyés ne lui aient pas obéi, ou que ceux qui s'étaient refusés à ses ordres dans une circonstance si importante aient été jetés en prison plutôt que mis à mort. Mais enfin, lorsqu'il adressait ce message à Cécilius, ne savait-il pas que ce parti avait été vaincu, ou bien regardait-il Cécilius comme un personnage important? Certes, lui qui connaît si bien les Romains, n'aurait eu pour Cécilius que du mépris, soit parce qu'il le connaissait, soit parce qu'il ne le connaissait pas. On a encore reproché au roi de ne vous avoir pas envoyé l'élite de sa cavalerie. C'étaient, je crois, de vieilles troupes, César : elles n'étaient point à comparer avec les vôtres; mais c'étaient ses meilleures. On prétend aussi qu'on a reconnu parmi ces cavaliers je ne sais quel esclave. Je ne le pense pas; je n'en ai point entendu parler. Mais, quand la chose serait arrivée, je ne croirais point qu'il y eût en cela de la faute du roi. [9] IX. Il avait contre vous des sentiments hostiles : comment? Il espérait peut-être qu'il vous serait difficile de vous tirer d'Alexandrie à cause de la nature du pays et du fleuve. Mais dans le même temps, il vous fournissait de l'argent, il nourrissait votre armée; il pourvoyait à tous les besoins de celui auquel vous aviez confié le gouvernement de l'Asie. Après votre victoire, non seulement il a été pour vous un hôte empressé, mais encore il a partagé vos dangers et vos combats. Vint ensuite la guerre d'Afrique; on fit courir sur vous des bruits alarmants, qui réveillèrent même cet extravagant Cécilius. Quels furent alors les sentiments du roi à votre égard ? il vendit ses biens à l'encan et aima mieux se dépouiller lui-même que de n'avoir point d'argent à vous fournir. Mais, dit-on, il envoyait dans le même temps à Nicée et à Ephèse des gens chargés de recueillir les nouvelles d'Afrique et de les lui rapporter en toute hâte. Ainsi quand on lui eut annoncé que Domitius avait péri dans un naufrage, que vous étiez assiégé dans une forteresse, il cita au sujet de Domitius un vers grec qui renferme le même sens que celui-ci dans notre langue : "Périssent nos amis, pourvu que nos ennemis succombent". Eût-il été votre plus mortel ennemi, il n'aurait point tenu ce langage. Déjotarus a le coeur bon, et ce vers est atroce. Comment d'ailleurs pouvait-il être en même temps l'ami de Domitius et votre ennemi ? Et pourquoi aurait-il été votre ennemi, lorsqu'il se souvenait qu'au lieu de le mettre à mort, lui et son fils, comme les droits de la guerre vous y autorisaient, vous leur aviez accordé le titre de roi? Poursuivons, et voyons jusqu'où va l'impudence de ce misérable. Il dit que Déjotarus, dans le transport de la joie que lui causa cette nouvelle, s'enivra et dansa tout nu pendant le repas. Y a-t-il des tortures et des supplices dignes de ce vil esclave? Vit-on jamais Déjotarus s'enivrer ou danser? Il a toutes les vertus d'un roi, vous ne l'ignorez sans doute pas, César. Il se distingue surtout par une rare et admirable frugalité. Je sais qu'on ne loue guère ordinairement cette qualité dans un roi. Dire qu'un prince est frugal, ce n'est pas faire de lui un grand éloge : le courage, la justice, la sévérité, la prudence, la grandeur d'âme, la munificence, la bienfaisance, la libéralité; voilà les vertus des rois : la frugalité est celle des particuliers. Qu'on en pense ce que l'on voudra : pour moi, je soutiens que la frugalité, ce qui veut dire, la modération et la tempérance, est une très grande vertu. Cette vertu brille en lui dès son plus jeune âge; toute l'Asie, nos magistrats, nos lieutenants, les chevaliers romains qui ont fait le commerce en Asie, ont pu le voir et en juger. C'est par l'assiduité de ses services envers notre république, qu'il a obtenu ce titre de roi; cependant, il employait tous les loisirs que lui laissaient les guerres du peuple romain, à former des liaisons, des amitiés, des relations d'affaires et d'intérêt avec nos concitoyens : il avait la réputation, non seulement d'un noble tétrarque, mais d'un excellent père de famille, d'un bon agriculteur, d'un actif fermier. Est-il croyable que celui qui, dans sa jeunesse et avant que d'avoir acquis tant de gloire, s'est toujours montré si sage et si réservé dans sa conduite, se soit mis à danser, à son âge et avec sa réputation? [10] X. Vous auriez mieux fait, Castor, d'imiter les moeurs et les principes de votre aïeul, que de calomnier, par l'organe d'un fugitif, un si estimable et si illustre prince. Si vous aviez eu pour aïeul un danseur, et non un homme qui est un modèle de modestie et de sagesse, une telle calomnie ne s'accorderait point avec son âge. Les exercices auxquels il s'était livré dès ses premières années, non pas la danse, mais l'art de manier les armes avec habileté, de monter à cheval avec adresse, son âge avancé l'en avait rendu incapable. Aussi quand à force de bras on avait placé Déjotarus sur son cheval, nous nous étonnions de voir ce vieillard s'y tenir si ferme. Mais ce jeune Castor qui servit sous mes ordres en Cilicie, qui fut mon compagnon d'armes en Grèce, quand il paraissait dans notre armée à la tête de sa cavalerie d'élite, que son père avait envoyée avec lui à Pompée, quelle foule il attirait autour de lui ! que d'étalage et d'ostentation ! comme il cherchait dans cette cause à surpasser tous les autres par son zèle et son ardeur! Et quand notre armée eût été perdue, quand moi qui m'étais toujours prononcé pour la paix, je conseillais, après la bataille de Pharsale, non pas de déposer, mais de jeter les armes, je ne pus jamais obtenir sa soumission, parce qu'il brûlait du désir de combattre, et qu'il croyait satisfaire aux volontés de son père. Heureuse famille, qui jouit non seulement de l'impunité, mais encore de la permission d'accuser les autres! Malheureux Déjotarus, qui est accusé devant vous par celui qui a servi sous les mêmes drapeaux, par ses enfants! Ne pouvez-vous donc, Castor, vous contenter de votre heureuse fortune? Faut-il y joindre la perte de vos proches? [11] XI. Que vous nourrissiez une inimitié, qui ne devrait point exister, je le veux bien; car le roi Déjotarus a tiré votre famille d'un état humble et obscur, et l'a produite au grand jour. Qui avait entendu parler de votre père avant qu'il fût devenu le gendre du roi? Mais quoique vous ayez, par la plus noire ingratitude, renié votre parenté, cependant vous pouviez montrer moins d'inhumanité dans la poursuite de votre haine, vous pouviez ne pas attaquer la vie d'un père, ne pas lui intenter une action capitale. Passons encore sur cet excès de haine et cet acharnement : fallait il encore violer tous les droits de la vie, de la sûreté commune et de l'humanité ? Suborner un esclave, le corrompre par des espérances et des promesses, l'entraîner chez vous, l'armer contre son maître, c'est déclarer une guerre exécrable, non pas à un de vos parents, mais à toutes les familles. Car si cette subornation d'esclave reste impunie, si elle est approuvée par une si grande autorité, rien ne garantit plus notre vie, ni les murs de nos maisons, ni nos lois, ni nos droits. Si ce qui fait partie de notre intérieur, ce qui nous appartient, peut s'échapper impunément, et se tourner contre nous, c'est l'esclave qui devient le maître, et le maître qui prend la place de l'esclave. O temps! ô moeurs! Ce Cn. Domitius, que, dans notre enfance, nous avons vu consul, censeur, grand pontife, avait, pendant son tribunat, cité en justice devant le peuple M. Scaurus, le premier citoyen de Rome. Un esclave de Scaurus vint le trouver secrètement pour faire des dénonciations contre son maître. Domitius le fit saisir et remener à Scaurus. Voyez quelle différence ! non pas que je veuille comparer Castor à Domitius. Mais enfin ce dernier rendit à un ennemi son esclave; vous, vous avez entraîné celui de votre aïeul : Domitius ne corrompit point l'esclave, ne voulut point l'entendre; vous l'avez corrompu : Domitius repoussa l'esclave qui lui offrait de le servir contre son maître; vous l'avez employé comme accusateur. Mais n'a-t-il été corrompu par vous qu'une seule fois? Lorsqu'il eut fait sa déposition, lorsqu'il eut passé quelque temps près de vous, ne retourna-t-il pas vers les ambassadeurs? N'alla-t-il pas trouver Domitius, ici présent? N'avoua-t-il pas, en présence de l'honorable Serv. Sulpicius, qui soupait alors chez Domitius, et en présence du jeune et estimable Torquatus, qu'il avait été corrompu par vous, et entraîné dans le mal par vos promesses? [12] XII. Quelle impudence! quelle cruauté! quel excès d'inhumanité ! Êtes-vous donc venu à Rome pour altérer nos droits et nos principes, pour souiller la douceur de nos moeurs par des infamies domestiques? Mais avec quelle adresse on a recueilli les griefs ! Blésamius, dit l'accusateur (car il se servait, pour vous outrager, du nom de cet honorable citoyen qui ne vous est pas inconnu), Blésamius écrivait souvent au roi que vous étiez haï, qu'on vous regardait comme un tyran; qu'en faisant ériger votre statue parmi celle des rois, vous aviez soulevé l'indignation générale; qu'on ne vous applaudissait jamais. Ne voyez-vous pas, César, que tous ces mensonges ont été ramassés parmi les bruits que la malveillance répand par la ville? Blésamius écrire que César est un tyran! Il avait vu en effet tomber la tête de beaucoup de citoyens! il en avait vu beaucoup persécutés, battus de verges, mis à mort par l'ordre de César! il avait vu nombre de familles ruinées et anéanties, le forum rempli de soldats armés! Nous n'avons point éprouvé avec vous les effets ordinaires de la victoire dans les guerres civiles. Oui, César, vous êtes le seul dont la victoire n'ait coûté la vie à personne hors du champ de bataille. Et celui que des citoyens libres, nés au sein de la liberté de Rome, n'accusent point de tyrannie, qu'ils regardent au contraire comme un vainqueur plein de clémence, paraîtrait un tyran à Blésamius, qui vit dans une monarchie ! Quant à la statue , songe-t-on à se plaindre de celle-là, surtout lorsqu'on en voit tant d'autres? Il est tout naturel sans doute de crier contre les statues de celui dont les trophées ne nous offensent point! Si c'est le lieu qui cause tant d'indignation, il n'y a jamais de place plus belle pour une statue que la tribune aux harangues. Que répondrai-je au sujet des applaudissements? Jamais vous ne les avez désirés; quelquefois le saisissement de l'admiration les a étouffés; peut-être aussi s'en est-on abstenu parce que rien de vulgaire ne saurait être digne de vous. [13] XIII. Je crois n'avoir rien oublié; mais il est une tâche que je me suis réservée pour la dernière partie de mon discours : c'est de faire rentrer Déjotarus dans vos bonnes grâces. Car je ne crains plus de votre part aucun ressentiment contre lui; je crains seulement que vous ne le soupçonniez d'en garder contre vous. Une telle pensée est loin de lui, croyez-moi, César; il se souvient des biens que vous lui avez conservés, et non de ceux qu'il a perdus ; il ne croit pas avoir été traité injustement par vous. Persuadé que vous aviez beaucoup à donner, il n'a point trouvé étrange que vos largesses se fissent aux dépens de celui qui était dans le parti contraire. Lorsque Antiochus, ce puissant roi d'Asie, eut reçu de Scipion vainqueur l'ordre de borner sa domination au mont Taurus; lorsqu'il eut perdu toute l'Asie, qui est maintenant une province romaine, il disait souvent que le peuple romain lui avait rendu service, en le déchargeant d'un gouvernement trop onéreux, et en resserrant son empire dans d'étroites limites. Combien n'est-il pas plus facile à Déjotarus de se consoler? car Antiochus subissait la peine due à son aveugle fureur; Déjotarus n'est coupable que d'égarement. Vous avez tout fait pour Déjotarus, César, en lui accordant, à lui et à son fils, le titre de roi. En gardant et conservant ce titre, il pense n'avoir rien perdu ni des bienfaits du peuple romain, ni de l'estime du sénat. Il a une âme grande et noble, et ne se laisse abattre ni par ses ennemis ni par la fortune. Il croit avoir acquis par sa conduite passée et posséder encore au fond de son coeur et dans sa vertu des biens qu'on ne pourrait lui ravir. Quel revers de fortune, quel coup du sort, quelle violence pourrait anéantir les décrets des généraux romains en faveur de Déjotarus? C'est un honneur qu'il a obtenu de tous ceux qui, depuis qu'il fut en âge de porter les armes, ont fait la guerre en Asie, en Cappadoce, dans le Pont, la Cilicie et la Syrie. Quant aux jugements portés sur lui par le sénat en tant d'occasions, jugements si honorables, et qui sont consignés dans les archives et les monuments publics du peuple romain, le temps pourra-t-il jamais les détruire, ou l'oubli les effacer? Que dirai-je de sa vertu, de sa grandeur d'âme, de sa prudence, de sa fermeté? qualités que tous les doctes et les sages regardent comme le souverain bien, et quelques-uns même comme le seul, et dans lesquelles ils placent toute la moralité et tout le bonheur de la vie. Pénétré de ces principes, et les méditant jour et nuit, Déjotarus, loin de nourrir contre vous aucun ressentiment (ce serait de l'ingratitude et de la folie), rapporte à votre clémence la tranquillité et le repos de sa vieillesse. [14] XIV. Si tels étaient déjà ses sentiments, je ne doute pas que votre lettre, dont j'ai lu une copie, et que vous avez remise à Tarragone entre les mains de Blésamius, ne l'ait encore rassuré et délivré de toute inquiétude. Vous l'engagez à avoir bon espoir, à être sans crainte ; or, je sais que de votre part ce ne sont pas de vaines paroles. Je me souviens que vous m'avez écrit à peu près dans les mêmes termes, et que les assurances que vous me donniez dans votre lettre n'étaient point trompeuses. J'ai fort à coeur la cause du roi Déjotarus : les intérêts de la république m'ont fait contracter amitié avec lui; nos goûts nous ont unis par des noeuds d'hospitalité; l'habitude a établi entre nous des liens d'intimité ; les services signalés qu'il a rendus à mon armée et à moi-même m'ont inspiré pour lui une tendre affection. Mais l'intérêt de Déjotarus n'est pas le seul qui me préoccupe, je dois songer en même temps à beaucoup d'honorables citoyens, auxquels il importe que vous ayez une fois pardonné, pour que votre générosité ne soit pas mise en doute, qu'il ne reste point dans le coeur des hommes d'éternelles inquiétudes, et que vous ne commenciez pas à inspirer de la défiance à ceux que vous avez une fois rassurés. Je ne dois point, César, selon la coutume des orateurs en de tels périls, essayer ici de vous attendrir par un discours; il n'en est pas besoin; votre coeur sait voler au-devant des suppliants et des malheureux, sans y être excité par des prières. Représentez-vous les deux rois; figurez-vous ce que vos yeux ne peuvent voir. Vous accorderez sans doute à la pitié, ce que vous aurez refusé au ressentiment. Il existe bien des monuments de votre clémence; mais ce qui la constate le mieux, c'est l'existence de ceux à qui vous aurez accordé la vie. Si de tels témoignages sont glorieux, quand on les trouve chez des particuliers, combien ne le seront-ils pas plus encore, quand on les trouvera chez des rois? Le nom de roi a toujours été respecté à Rome; mais le nom des rois alliés et amis y a été toujours sacré. [15] XV. Ces deux rois ont craint de perdre ce titre après votre victoire; mais comme vous le leur avez laissé et confirmé, j'ai la confiance qu'ils pourront le transmettre à leurs descendants. Voici les ambassadeurs du roi qui offrent d'engager leurs personnes pour le salut de leurs maîtres. C'est Hiéras, c'est Blésamius c'est Antigonus, qui sont depuis longtemps connus de vous et de nous tous; c'est Dorilaüs, qui se distingue, comme eux, par sa loyauté et par sa vertu, et qui fut naguère député vers vous avec Hiéras; ils sont tous dévoués aux deux rois et tous aussi, je l'espère, estimés de vous. Demandez à Blésamius s'il a jamais rien écrit au roi contre vous. Hiéras assume sur lui toute la responsabilité de cette cause; il se met à la place du roi sous le coup de toutes les accusations; il invoque votre mémoire, toujours si fidèle; il déclare qu'il ne vous a pas quitté un seul instant dans la tétrarchie de Déjotarus ; qu'il a assisté à votre entrée sur le territoire; qu'il vous a suivi jusqu'au moment de votre départ; qu'à votre sortie du bain il était avec vous; qu'il y était encore après le souper, quand vous avez examiné les présents, quand vous vous êtes retiré dans votre chambre; que le lendemain il ne se montra pas moins assidu auprès de vous. Si donc un seul des projets criminels que l'on reproche à Déjotarus a été conçu, il demande que vous le lui imputiez. Veuillez songer, César, qu'aujourd'hui votre sentence va causer la honte et le malheur de deux rois, ou leur sauver l'honneur avec la vie. Il est digne de la cruauté des accusateurs de désirer la perte des accusés; il convient à votre clémence d'assurer leur salut.