[1,0] LIVRE PREMIER [1,1] I. - Il subsiste dans la philosophie, tu l'ignores, Brutus, moins que personne, beaucoup de problèmes non encore résolus, mais s'il est une recherche particulièrement difficile, c'est celle qui a trait à la nature des dieux, tout enveloppée d'obscurité. Et cependant nulle ne paraît plus nécessaire, tant pour satisfaire notre désir de connaître que pour régler le culte. La diversité, la contrariété des opinions professées à ce sujet par les plus doctes montrent avec une force impossible à méconnaître que la cause, c'est-à-dire l'origine première de la philosophie est le défaut de science certaine et que les Académiciens ont sagement agi en suspendant leur jugement en cas d'incertitude. Quoi de plus téméraire qu'une affirmation inconsidérée? et quoi de plus inconsidéré, de plus indigne d'un sage à l'esprit ferme, résolu à rester d'accord avec lui-même, que d'adopter une idée fausse ou, dans un sujet mal exploré, mal connu, de soutenir une opinion avec assurance? C'est ainsi qu'en ce qui concerne les dieux, tandis que la plupart des philosophes affirment leur existence, thèse raisonnable et à laquelle la nature nous incline, Protagoras la tient pour douteuse, Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène la nient sans réserve. Parmi ceux qui se prononcent en sa faveur, il y a tant d'avis différents et opposés que ce serait une lourde tâche de les énumérer. On trouve de longs discours sur l'apparente extérieure des dieux, sur le lieu de leur résidence, sur la façon dont ils conduisent leur vie. Sur tous ces points, les philosophes discutent et sont aussi loin que possible de s'entendre. Mais la grande affaire dans ce débat est de savoir si les dieux sont complètement inactifs, ne se mêlent de rien, n'ont aucun souci du monde et ne le gouvernent pas ou si, au contraire, ils sont les architectes et les ordonnateurs de toutes choses, si c'est leur volonté qui les meut et les dirige. Nulle question n'est plus controversée et cependant, à moins qu'on n'arrive à une décision sur ce point, les hommes seront nécessairement dans la pire incertitude et dans l'ignorance des plus hautes vérités. [1,2] II. - Il y a eu, il y a encore des philosophes soutenant que les dieux ne se mettent nullement en peine des affaires humaines. Si cette opinion est la vraie, que deviennent la piété, la crainte des dieux, la religion? Nous avons à nous acquitter envers les dieux de beaucoup d'offices et la pureté, la franchise du coeur y sont requises, s'il est vrai que les immortels y ont égard et si, de leur côté, ils font quelque chose pour le genre humain. Si, au contraire, ils ne peuvent ni ne veulent nous être en aide, s'ils n'ont de nous aucun souci et si nos façons d'agir leur sont indifférentes, s'il n'est rien dans notre vie qui atteste leur influence, pourquoi seraient-ils l'objet d'un culte de notre part, à quoi servirait-il de les honorer, de leur adresser des prières? Tout de même que les autres vertus, la piété ne peut consister en un vain simulacre et, la piété disparaissant, la crainte des dieux, la religion s'en vont nécessairement avec elle, notre vie est bouleversée, le désordre règne. Je ne sais en vérité si, la piété venant à manquer, la bonne foi pourrait subsister, si même la rupture du lien social ne s'ensuivrait pas, si la justice, c'est-à-dire la plus haute des vertus, ne serait pas abolie, elle aussi. D'autres philosophes, en revanche, grands et de plus haute qualité, croient que l'intelligence et le calcul des dieux gouvernent le monde et règlent la destinée, que tout particulièrement la vie humaine est l'objet de leur soin, de leur action providentielle. Selon eux, le grain nourricier et tous les produits du sol, les variations de température, l'ordre régulier des saisons, le déplacement des corps célestes, qui font que les fruits de la terre croissent et viennent à maturité, manifestent l'intention qu'ont eue les dieux immortels de rendre ce monde habitable pour le genre humain. Ces philosophes rassemblent une foule d'exemples que je reproduirai dans le présent ouvrage et tels qu'on peut croire le monde fait tout exprès pour l'usage de l'homme. Carnéade, cependant, a dirigé contre cette doctrine de nombreuses objections et éveillé dans l'âme de ceux d'entre nous qui ont le courage de penser le besoin de rechercher la vérité. Nulle matière n'est plus sujette à discussion aussi bien pour les ignorants que pour les savants et, entre tant d'avis divers et opposés, il se peut qu'aucun ne soit vrai, il est impossible que plus d'un le soit. [1,3] III. - Je puis, en traitant ce sujet, calmer les alarmes qu'inspire la bienveillance et confondre l'hostilité de mes détracteurs. Je ferai repentir ceux-ci de leurs attaques, je donnerai à ceux-là la joie de s'instruire : nous devons éclairer en effet les amis qui nous avertissent mais riposter vigoureusement à nos ennemis. On a répandu, je le sais, beaucoup de paroles au sujet des ouvrages assez nombreux que j'ai publiés en un court espace de temps, je n'ignore pas qu'on a porté sur eux des jugements divers, les uns se demandant avec étonnement d'où me vient cette subite ardeur de philosopher, d'autres désirant savoir ce que je tiens pour vrai sur chaque sujet. Il y en a qui m'ont vu avec surprise donner ma préférence à une doctrine qui, au lieu de répandre la lumière sur tous les objets, les enveloppe en quelque sorte d'obscurité : j'ai pris, selon eux, de façon inattendue, la défense d'une école qui a cessé de rallier des partisans, qui depuis longtemps est abandonnée. Ce n'est cependant pas un feu soudain que mon ardeur pour la philosophie : dès ma prime jeunesse je m'y suis appliqué avec zèle et j'ai usé dans cette étude beaucoup de mes forces; au temps même où l'on m'en croyait le plus éloigné, je m'y adonnais plus que jamais. C'est ce qu'attestent mes discours tout pleins de pensées empruntées à des philosophes, mon intimité avec les plus savants hommes, ornement de ma demeure. Rappellerai-je les grands maîtres qui m'ont formé Diodote, Philon, Antiochus, Posidonius. Et s'il est vrai que tous les enseignements de la philosophie ont trait à la conduite de la vie, je crois pouvoir dire que, dans mes fonctions publiques et dans mes affaires privées, je me suis toujours montré tel que le veut une doctrine morale fondée en raison. [1,4] IV. - Si maintenant l'on me demande pourquoi j'ai attendu si tard pour écrire sur ces matières, rien ne m'est . plus aisé que de répondre. Languissant dans l'inaction, contraint à m'incliner devant une situation de fait qui laisse à un seul homme le soin de diriger l'État, j'ai cru que, dans l'intérêt même de la chose publique, il me fallait donner à mes concitoyens des clartés sur la philosophie et qu'il importait grandement à l'honneur et au prestige de notre cité que des sujets si beaux et d'une telle gravité fussent traités en latin. Je regrette d'autant moins d'avoir formé ce dessein que, j'en ai le sentiment, j'ai déjà éveillé en plus d'un le désir non seulement de s'instruire mais même d'écrire. Bien des gens versés dans les doctrines édifiées par les Grecs ne pouvaient pas communiquer leurs connaissances à leurs concitoyens parce qu'ils désespéraient d'exprimer en latin les idées venues de Grèce. J'ai cependant, à ce qu'il me semble, fait faire à notre idiome à cet égard des progrès tels que les Grecs ne l'emportent plus sur nous, même pour ce qui concerne la richesse du vocabulaire. M'ont aussi incité à cette entreprise la tristesse que je ressentais et les coups douloureux et immérités que m'a portés le sort. Si j'avais pu trouver à ces maux un soulagement plus efficace, je n'aurais pas cherché un asile dans la philosophie. Mais, pour tirer d'elle le parti le meilleur, je ne pouvais me contenter de lire ce qu'ont écrit les autres, il me fallait avoir avec elle un commerce qui me permît de l'embrasser tout entière et le moyen le plus aisé de la connaître dans toutes ses parties, que je compare aux membres d'un même corps, c'est de traiter par écrit tous les sujets que comprend la recherche de la vérité philosophique. Ils se font suite, en effet, avec une continuité merveilleuse, ils s'enchaînent de telle façon que tous paraissent liés entre eux et propres à former un tout bien ordonné. [1,5] V. - Pour ceux dont l'unique souci est de savoir quel est mon sentiment sur tout sujet, ils attendent de moi plus qu'il n'est nécessaire. Ce ne doit pas être l'autorité qui pèse dans une discussion, c'est par des arguments rationnels qu'il faut se laisser convaincre. L'autorité de ceux qui se posent en maîtres, dirai-je même, nuit aux disciples : ils cessent d'user de leur jugement propre, ils tiennent pour établi ce qu'affirme l'homme qui a su leur inspirer confiance. Je n'ai certes jamais approuvé la manière qu'on dit avoir été celle des Pythagoriciens : quand on leur demandait sur quel fondement ils appuyaient leurs affirmations, « le maître lui-même l'a dit », répondaient-ils. Le maître, c'était Pythagore. Il était entendu a priori parmi eux que l'autorité tenait lieu de raison. Quant à ceux que surprend le choix de l'école à laquelle j'appartiens, je crois leur avoir suffisamment répondu dans mes quatre Livres Académiques. Il n'est pas vrai que la cause dont je me suis fait l'avocat soit sans partisans, abandonnée de tous. Les opinions des hommes ne meurent point avec eux, il peut leur manquer un défenseur capable de leur donner du lustre et c'est ce qui est arrivé à cette façon de philosopher qui consiste à tout mettre en discüssion sans décider ouvertement sur aucun point. Née de Socrate, renouvelée par Arcésilas, affermie par Carnéade, elle est restée vivante jusqu'à nos jours. Je sais qu'en Grèce même elle n'a presque plus de représentants, mais cela ne tient pas à un tort inhérent à l'Académie, cela provient de ce que les hommes n'ont pas l'esprit assez actif. Si, en effet, c'est déjà beaucoup que de bien saisir une doctrine particulière, combien plus il est difficile de les connaître toutes. Or c'est là ce qu'on doit faire quand on se propose, pour arriver à la connaissance de la vérité, de chercher ce qu'on peut dire pour et contre tous les philosophes. Je ne prétends pas être parvenu au terme d'une tâche si grande et si malaisée, du moins je m'y suis appliqué. Il n'est pas possible cependant que ceux qui suivent cette méthode ne s'attachent à aucun principe. J'ai développé ailleurs ce point mais, comme il y a des gens particulièrement difficiles à convaincre et d'intelligence paresseuse, il convient de revenir à la charge. Notre thèse donc n'est pas qu'il n'y a aucune vérité, nous soutenons qu'à toute vérité l'erreur se mêle et lui ressemble tant qu'il n'existe pas de marque certaine permettant de la reconnaître. D'où cette conséquence qu'il y a beaucoup d'opinions méritant d'être approuvées, et, bien que les objets n'en soient pas connus avec certitude, comme elles sont liées à une idée qui paraît claire, c'est sur ces opinions probables que le sage doit régler sa vie. [1,6] VI. - Pour échapper à tout reproche, je vais d'ailleurs exposer les opinions des philosophes sur la nature des dieux. Je crois qu'il faut les rassembler tous ici et s'en remettre à eux de décider quelle est la vraie. S'ils arrivent à se mettre d'accord ou s'il s'en trouve un qui ait découvert la vérité définitive, je consens à reconnaître que l'Académie s'obstine à tort. Je puis donc m'écrier comme ce personnage des Synéphèbes: « Devant les Dieux je m'adresse à toute la population, à tous les jeunes hommes, je leur demande de me croire, je les sollicite, les supplie à genoux, les implore à cet effet. » Qu'est-ce donc qui lui paraissait tellement inouï? "Il se passe, disait-il, dans cette cité des choses prodigieuses : une marchande d'amour refuse par amitié de recevoir de l'argent de son amant." Ce n'est pas d'une plaisanterie qu'il s'agit ici : je convoque les philosophes à instruire une bien autre affaire : qu'ils examinent ce qu'il faut penser de la religion, de la piété, de la crainte des dieux, des cérémonies, de la foi, du serment, des temples, des sanctuaires, des sacrifices solennels, des auspices même à la prise desquels je préside. Tout cela est compris dans cette recherche relative aux dieux immortels. Que sur un sujet d'une telle importance il y ait tant de désaccord entre les hommes les plus doctes, il y a là, on le verra, de quoi contraindre au doute ceux même qui croient posséder une certitude. Cette observation, je l'ai faite bien souvent mais jamais elle ne s'est tant imposée à moi qu'au cours d'un débat serré, approfondi, chez mon ami Cotta sur les immortels. M'étant à son invitation expresse rendu chez lui au moment des féries latines, je le trouvai assis sous son portique et en train de discuter avec C. Velléius en qui les Épicuriens alors voyaient leur plus grand maître. Était présent aussi Q. Lucilius Balbus, si versé dans le stoïcisme, qu'on le comparait aux plus qualifiés à cet égard d'entre les Grecs. [1,7] VII. - Sitôt que Cotta me vit : «C'est bien à propos que tu arrives, me dit-il. Un grand débat vient de s'engager entre Velléius et moi sur un grand sujet et, zélé comme tu l'es pour la philosophie, tu ne peux manquer de t'y intéresser.» - «Certes, répondis-je, je crois en effet que je suis arrivé fort à propos. Je vois en vous trois qui êtes réunis ici les sectateurs principaux de trois doctrines. Si Pison était là, toutes les écoles, toutes celles du moins qui sont en crédit, seraient représentées». - Cotta reprit alors : «Si le livre de notre ami Antiochus dit vrai, ce livre qu'il a récemment envoyé à Balbus, tu n'as pas de raison de regretter l'absence de Pison. Pour Antiochus, en effet, les Stoïciens sont d'accord avec les Péripatéticiens sur le fond des choses, il n'y a que le langage qui diffère. Je serais heureux, Balbus, de savoir ce que tu penses de ce livre.» - « Moi, dit-il, je m'étonne qu'un homme aussi intelligent qu'Antiochus ne voie pas qu'il y a un dissentiment très grave entre les Stoïciens, pour qui le beau et l'utile ne sont pas seulement deux termes différents mais désignent deux genres de choses totalement distincts, et les Péripatéticiens qui confondent le beau et l'utile comme si c'étaient des notions du même genre et qu'il n'y eût entre elles qu'une différence de grandeur ou, si l'on veut, de degré. Ce n'est point là une querelle de mots, ce sont bien les idées qui sont nettement opposées. Mais nous trouverons l'occasion d'en reparler, revenons, si vous le voulez bien, au sujet dont nous avons commencé de nous entretenir.» - «Pour moi, dit Cotta, je le veux bien. Mais, ajouta-t-il en me regardant, pour que le nouvel arrivant n'ignore pas de quoi il est question, apprenons-lui qu'il s'agissait de la nature des dieux. Y trouvant, comme je l'ai toujours fait, de l'obscurité, je pressais Velléius de nous dire quelle est sur ce point l'opinion d'Épicure. Donc, Velléius, si cela ne te contrarie pas, veuille bien répéter ce que tu commençais à exposer.» - «Je le ferai, répondit Velléius, et cependant ce n'est pas moi qui trouverai en Cicéron un allié, c'est toi. Vous avez appris tous deux, continua-t-il en riant, du même Philon à ne rien savoir".» - Je répliquai alors : «A Cotta de voir ce que nous avons pu apprendre. Mais si tu crois que je suis ici pour lui servir de second, je proteste, c'est en auditeur, et en auditeur équitable que je suis venu, j'ai l'esprit libre, rien absolument ne m'oblige à soutenir, bon gré, mal gré, une opinion déterminée.» [1,8] VIII. - Velléius alors, avec confiance, en bon Épicurien ne craignant rien tant que de paraître avoir un doute sur un point quelconque, parla comme s'il arrivait en droite ligne de l'assemblée des dieux et des intermondes de son maître. «Ce que vous allez entendre, dit-il, ce ne sont pas des rêveries en l'air, de vaines conjectures, il ne sera pas question d'un dieu ouvrier et architecte du monde comme celui de Platon dans le Timée, ni de cette Pronoea des Stoïciens qui, en latin, s'appellerait Providence et qui fait penser à une vieille se targuant de connaître l'avenir. Je ne dépeindrai pas non plus un monde possédant une âme et des sens, un dieu de forme sphérique tournant, feu vivant, sur lui-même, toutes imaginations monstrueuses dignes de songeurs, plutôt que matière à dissertation pour des philosophes. Avec quels yeux en effet votre Platon a-t-il pu voir à l'ceuvre, pour l'édification d'un tel ouvrage, ce dieu dont il fait l'ordonnateur, le bâtisseur du monde? Comment ce dieu s'y prit-il? Quels furent ses outils, quels sont les moyens de transport dont il usa, de quelles machines, de quels ouvriers disposait-il pour s'acquitter d'une telle besogne? De quelle façon contraignait-il à l'obéissance l'air, le feu, l'eau et la terre? D'où les cinq figures géométriques, qui sont à la base de ces éléments et si bien faites pour affecter l'âme et engendrer les sensations, proviennent-elles? Tout cela tient beaucoup de place dans Platon et semble bien plutôt arbitrairement imaginé que méthodiquement découvert. Mais il y a une conception qui mérite la palme : après nous avoir montré un monde naissant, après nous l'avoir présenté, ou peu s'en faut, comme fait par une main d'ouvrier, Platon déclare que ce même monde est impérissable. Crois-tu qu'il ait effleuré la science de la nature, qu'il en ait eu seulement un avant-goût, l'auteur qui pense pouvoir attribuer l'éternité à un être qui n'a pas toujours existé? Quelle combinaison d'éléments est donc indissoluble? Quel objet, après avoir eu un commencement, pourrait ne pas avoir de fin? Quant à votre Pronoea, Balbus, est-elle identique au dieu de Platon? Je le demande alors, comme je le faisais tout à l'heure, qu'on me dise quels furent ses ouvriers, ses machines; qu'on me renseigne sur la conception et l'exécution de tout l'ouvrage. Si elle en diffère, pourquoi, contrairement à lui, a-t-elle créé un monde périssable? [1,9] IX. - Mais il y a une question que j'adresse aux deux écoles : pourquoi les architectes du monde ont-ils surgi brusquement après un sommeil remplissant des siècles innombrables? Ne dites pas que, n'y ayant pas de monde, il n'y avait pas non plus de siècles. Ceux dont je parle ne sont pas ceux que forment les années composées elles-mêmes d'un nombre fixe de jours alternant avec les nuits : ceux-là, je reconnais qu'ils ne se conçoivent pas sans un monde parcourant un cycle régulier. Mais il existait depuis un temps infini une éternité que ne mesuraient pas des intervalles de temps limités. Ce que fut cette éternité, on peut cependant se le représenter par analogie avec l'espace, car on ne conçoit même pas qu'un temps ait pu exister sans qu'un autre l'ait précédé. Je demande donc, Balbus, pourquoi votre Pronoea est restée inactive dans cette éternité? La peine ne pouvait pas être à redouter pour un dieu à la volonté de qui obéissent le ciel, les corps enflammés, les terres et les mers. Qu'y eut-il qui ait pu inspirer à ce dieu le désir de décorer et d'éclairer le monde comme ferait un édile? Est-ce pour avoir lui-même une demeure plus belle? Il avait donc vécu pendant un temps infini dans l'obscurité, dans une sorte de cabane sombre? Dirons-nous qu'ensuite la variété des objets dont nous voyons que se parent le ciel et la terre ait réjoui ses regards? Quel plaisir un dieu peut-il prendre à ce spectacle? Si vraiment il le goûtait, il n'aurait pu s'en priver si longtemps. Est-ce donc à cause des hommes, comme vous le dites presque toujours, qu'il a ainsi disposé les choses? Quels hommes? Les sages? Ce serait donc pour un bien petit nombre d'êtres qu'il eût entrepris un si grand travail. Les insensés? Mais d'abord on ne voit pas pourquoi il aurait voulu faire quoi que ce fût pour des indignes et de plus quel résultat a-t-il obtenu? Tous les insensés ne sont-ils pas très misérables et précisément parce qu'ils sont insensés? Quelle misère pouvons-nous dire plus grande que la leur? Et il faut ajouter que la vie est riche en accidents fâcheux et que, si les sages peuvent l'adoucir en contre-balançant le mal par le bien, les insensés sont également incapables d'éviter les peines futures et de supporter les présentes. [1,10] X. - Pour ceux qui, dans leurs discours, ont doté le monde d'une âme raisonnable, ils ignorent de la façon la plus complète en quelle figure d'être vivant la pensée active peut se rencontrer; j'y reviendrai un peu plus tard. Pour le moment je me bornerai à dire l'étonnement que me cause la lourdeur d'esprit de ces gens : ils veulent qu'un être animé soit impérissable, jouisse d'une félicité parfaite et en même temps affecte la figure d'une sphère parce que, suivant Platon, c'est la plus belle. Et si, pour moi celle du cylindre, du carré, du cône, de la pyramide a plus de beauté? Quelle vie d'ailleurs accordez-vous à votre dieu sphérique? Vous voulez qu'il se meuve avec une vitesse telle qu'on n'en peut imaginer une égale. Je ne vois pas où une âme ferme et jouissant d'un parfait bonheur pourrait trouver place dans un monde ainsi lancé à travers l'espace. Si, dans une partie, même la plus petite de notre corps, la morsure du froid ou celle du feu se faisait sentir, ce serait pour nous pénible, pourquoi ne le serait-ce pas pour un dieu? Or la terre, puisqu'elle est une partie du monde, est une partie du dieu et de très grandes régions terrestres sont, nous le voyons, inhabitables et incultes, les unes parce qu'un soleil trop ardent les brûle, les autres parce que, trop éloignées du soleil, elles sont couvertes de neige et engourdies par le froid. Il faudra donc dire, puisqu'elles appartiennent au monde, que le dieu souffre dans une partie de son corps d'un excès de chaleur, est glacé dans une autre. Telles sont en gros, Lucilius, les opinions qui ont cours dans ta secte, quant au reste je le dirai en remontant d'abord au premier en date des anciens philosophes. Thalès de Milet, qui ouvre la marche dans les recherches de cette nature, fit de l'eau le principe de toutes choses, son dieu était l'intelligence qui de cet élément les façonne. Si l'on admet l'existence de dieux n'ayant ni âme, ni sentiment, à quoi bon adjoindre à l'eau un esprit et si l'esprit peut exister seul en l'absence de tout corps, pourquoi faut-il lui adjoindre l'eau? L'opinion d'Anaximandre est que les dieux naissent, viennent au monde à de longs intervalles, puis qu'ils meurent et que ce sont des mondes innombrables. Mais comment concevoir un dieu qui ne soit pas éternel? Après lui Anaximène décida que l'air est Dieu, qu'il est engendré, qu'il est sans nombre et sans limite, toujours en mouvement, comme si, dépourvu de toute figure, l'air pouvait être un dieu, supposition d'autant moins admissible qu'un dieu doit avoir une figure très belle et que, de toute chose engendrée, il faut dire qu'elle est mortelle. [1,11] XI. - Anaxagore, qui fut un disciple d'Anaximène, soutint le premier qu'une intelligence avait, par sa puissance infinie et son calcul, disposé dans un certain ordre toutes les parties de l'univers et l'avait ainsi fait tel qu'il est. Ce philosophe n'a pas vu qu'il ne pouvait y avoir dans un être infini de mouvement d'ensemble non plus qu'un sentiment, il n'a pas vu que, d'une manière générale, une sensation n'est possible qu'à la condition que l'être sentant subisse un choc. Ajoutons que si cette intelligence dont parle Anaxagore est, en quelque manière, comme il le prétend, un être vivant, il devra y avoir dans cet être un principe intérieur qui justifie l'emploi du terme de vivant? Mais qu'y a-t-il de plus intérieur que l'esprit? Il faudra donc que cette intelligence se revête d'un corps extérieur. Ce parti ne convient pas à Anaxagore, mais on doit reconnaître qu'un esprit pur sans l'adjonction d'aucun organe lui permettant de recevoir des impressions, c'est une conception qui dépasse la force de notre intelligence et la connaissance dont elle est capable. Alcméon de Crotone confère un caractère divin au soleil, à la lune et aux autres astres ainsi qu'à l'âme il ne comprend pas qu'il attribue ainsi l'immortalité à des êtres périssables. Pythagore a cru qu'une âme était contenue dans la nature et circulait en elle, que nos âmes à nous en étaient des fragments détachés. Il n'a donc pas vu que le dieu est ainsi déchiré, dépecé, quand les âmes des hommes se séparent de lui. Et, quand elles sont malheureuses, ce qui est le cas pour le plus grand nombre, il faut donc qu'une partie du dieu soit en proie au malheur. Pourquoi, d'autre part, l'âme humaine ignorerait-elle quoi que ce fût, si elle était dieu? Comment enfin le dieu de Pythagore, s'il n'était qu'une âme, a-t-il pu s'implanter ou se répandre dans la nature? Xénophane, ensuite, veut à toutes choses, c'est-à-dire à un être infini, adjoindre par surcroît un esprit et faire du tout un dieu. Il commet au sujet de l'esprit la même erreur que les autres, mais, en ce qui concerne l'infini, il se trompe plus gravement car il ne peut y avoir de sentiment dans un être infini et rien ne peut venir s'ajouter à lui. Parménide imagine je ne sais quoi qui ressemble à une couronne (il l'appelle g-stephaneh) : un cercle lumineux qui ceint le ciel, voilà son dieu. On ne peut supposer en ce cercle une figure divine non plus qu'aucun sentiment. Il y a de ce philosophe beaucoup d'imaginations monstrueuses : il donne un caractère divin à la guerre, à la discorde, au désir effréné et à bien d'autres calamités qu'abolissent la maladie, le sommeil, l'oubli, le temps. Il trouve aussi quelque chose de divin dans les astres; je ne répéterai pas les objections que j'ai précédemment dirigées contre un autre à ce sujet. [1,12] XII. - Empédocle, qui a beaucoup d'idées fausses, se montre d'une faiblesse particulièrement lamentable quand il exprime son sentiment sur les dieux. Il admet en effet l'existence de quatre natures ou principes élémentaires dont toutes choses seraient formées et il en fait des dieux. Il est cependant manifeste que ces éléments naissent et meurent et sont privés de tout sentiment. Protagoras paraît ne pas avoir le moindre soupçon de la nature des dieux, puisqu'il se déclare incapable d'en rien dire qui vaille, de décider s'ils existent ou n'existent pas ou quels ils peuvent être. Parlerons-nous de Démocrite? Il comprend au nombre des dieux les images, qu'il croit vaguer divinement dans l'espace, et aussi les êtres qui répandent ou émettent ces images et, en outre, la connaissance et l'intelligence humaine. N'est-ce point là tomber dans la plus grande erreur? Après quoi il nie qu'il puisse y avoir rien d'impérissable parce qu'aucune chose ne demeure dans un même état. Ne supprime-t-il pas ainsi la divinité de façon radicale, allant à l'encontre de toutes les idées qu'on peut s'en faire. Quoi encore? L'air est le dieu reconnu par Diogène d'Apollonie. Quel sentiment peut-il avoir et quelle figure convenant à un dieu? Un long discours serait nécessaire si l'on voulait montrer combien il y a de flottement dans Platon. Dans le Timée, il déclare qu'on ne peut désigner par aucun nom le père de ce monde et, dans les livres où il traite des Lois, il est d'avis qu'on ne doit pas chercher à savoir ce qu'est Dieu. Quand il prétend que Dieu est incorporel, g-asohmatos, comme disent les Grecs, il est impossible de comprendre ce qu'il veut dire. Nécessairement un être sans corps ne pourrait avoir ni sentiment ni esprit de conduite, il ne pourrait goûter de plaisir et tout cela est cependant compris dans l'idée que nous avons des dieux. Le même Platon affirme aussi dans le Timée et dans les Lois que le monde est dieu et il en dit autant du ciel, des astres, de la terre, des âmes et des divinités instituées par nos ancêtres. On voit sans peine que ces opinions, fausses par elles-mêmes, sont en outre violemment contradictoires. Xénophon, moins abondant en paroles, tombe dans les mêmes erreurs ou à peu près. Dans ses Mémorables, il nous montre Socrate déclarant, au cours d'une discussion, qu'il ne faut pas chercher à savoir quelle est la figure de Dieu. Il fait aussi des dieux du soleil et de l'âme; tantôt il se prononce pour un Dieu unique, tantôt pour une pluralité de dieux. Ce sont à peu près les mêmes torts que j'ai relevés dans Platon. [1,13] XIII. - Antisthène, dans le livre qu'il a intitulé Physique, opposant aux dieux nombreux que reconnaissent les nations un Dieu unique existant réellement, enlève à la notion de divinité sa force et son contenu. Speusippe ne s'efforce guère moins de détruire dans les âmes la connaissance des dieux, lui qui, à la suite de son oncle Platon, parle d'une certaine force qui gouverne toutes choses et en fait un être animé. Aristote aussi, dans son troisième livre de la Philosophie, tombe dans bien des confusions, en quoi il ne diffère pas de son maître Platon. Tantôt il considère l'intelligence comme concentrant en elle tout ce qu'il peut y avoir de divin, tantôt il dit que le monde lui-même est un dieu, ailleurs il le subordonne à un être distinct qui a pour fonction de régler et de conserver le mouvement du monde par une sorte de mouvement rétrograde, après quoi il dira que l'éther céleste est un dieu, comme s'il ignorait que le ciel est une partie de ce monde auquel il a déjà conféré cette qualité. Comment d'ailleurs, dans un mouvement si rapide, le ciel pourrait-il conserver le sentiment essentiel à la divinité? Et, si le ciel lui-même est un dieu, quelle rési- dence attribuer à tant d'autres dieux? Quand Aristote prétend qu'un dieu n'a point de corps, il le prive de sentiment et aussi d'esprit de conduite. Comment en outre pourrait-il se mouvoir s'il n'a pas de corps et comment, s'il est dans un mouvement perpétuel, pourrait-il être tranquille et heureux. Xénocrate, élève du même maître, n'est pas plus raisonnable que lui en cette matière. Dans ses livres sur la nature des dieux, il ne décrit aucune figure divine, il dit, en revanche, qu'il y a huit dieux : les astres errants en font cinq, toutes les étoiles fixes en forment un seul, ce sont les membres dispersés d'un être unique, le soleil doit être tenu pour le septième, la lune pour une huitième divinité. En quel sens ces dieux peuvent-ils être heureux, on ne peut le comprendre. Héraclide du Pont, de la même école platonicienne, a écrit des livres pleins de contes puérils : tantôt c'est le monde qui est divin, tantôt c'est l'esprit. Il accorde aussi un caractère divin aux planètes, il prive son dieu de sentiment et veut que sa figure soit changeante. Enfin, toujours dans le même ouvrage, il range au nombre des dieux le ciel et la terre. Théophraste est d'une inconséquence également insupportable. Tantôt il attribue à l'intelligence le premier rang parmi les êtres divins, tantôt c'est le ciel qui est la divinité suprême, puis les constellations en zodiaque et les astres. Son disciple Straton, celui qu'on nomme le physicien, ne mérite pas qu'on l'écoute; il croit qu'une puissance divine existe dans la nature et qu'il faut voir en elle la cause des générations, des croissances et des décroissances mais qu'il n'y a en elle ni sentiment ni figure. [1,14] XIV. - Quant à Zénon - j'en viens maintenant à tes Stoïciens, Balbus - il attribue à la loi naturelle un caractère divin; elle possède, selon lui, une force qui commande les actions droites et interdit celles qui sont contraires à la rectitude. Comment il peut faire de cette loi un être animé, c'est ce que je n'arrive pas à comprendre, et cependant il faut pour nous satisfaire qu'un dieu soit vivant. Ailleurs il veut que l'éther soit dieu : peut-on concevoir un dieu dépourvu de sentiment, qui jamais ne s'offre à nous dans nos prières, nos désirs, nos voeux. Dans d'autres ouvrages, Zénon considère comme ayant un caractère divin une certaine raison à laquelle toute la nature participe. Il étend ce caractère aux astres, aux années, aux mois, aux saisons. Quand il interprète la théogonie d'Hésiode, il fait table rase de toutes les notions répandues et communément admises touchant les dieux, car il ne range parmi eux ni Jupiter, ni Junon, ni Vesta, ni quelque être que ce soit ayant un nom à lui appartenant : c'est, d'après lui, à des choses inanimées et muettes qu'on a donné ces noms dont le sens est symbolique. Ariston, disciple de Zénon, ne s'égare pas moins quand il soutient qu'on ne conçoit pas ce que peut être la figure d'un dieu, déclare que les dieux ne sentent pas et se demande si un dieu est ou n'est pas un être animé. Cléanthe, également disciple de Zénon, dit tantôt que c'est le monde lui-même qui est Dieu, et tantôt il donne ce nom à l'intelligence et à l'âme dont il dote la nature, ou encore le feu suprême, le plus haut situé, qui se répand tout autour du monde, enveloppe, ceint, embrasse toutes choses et qu'il appelle l'éther est, selon lui, le dieu par excellence. Ce même philosophe, comme pris de délire, dans les livres qu'il a écrits contre le plaisir, imagine parfois une figure, une apparence extérieure qu'il prête aux dieux, parfois attribue la divinité aux astres, parfois aussi il juge que la raison est ce qu'il y a de plus divin. En résumé, un dieu comme celui dont notre esprit a connaissance et dont nous prétendons que la notion se conserve dans l'âme comme une image empreinte en elle n'apparaît nulle part. [1,15] XV. - Persée, encore un philosophe disciple de Zénon, dit que l'on a considéré comme des dieux les hommes dont les inventions ont rendu la vie plus facile; les choses même qui sont utiles ou salutaires sont désignées par des noms de divinités. Il ne dit pas que nous les devons à des dieux qui en seraient les auteurs, ce sont les choses qui sont divines par elles-mêmes. Quoi de plus absurde que de rendre des honneurs divins à des choses vulgaires et sans beauté ou de mettre au nombre des dieux des hommes que la mort a détruits : le culte des dieux deviendrait donc une cérémonie funèbre? Voici maintenant Chrysippe qui passe pour le plus subtil interprète des rêveries stoïciennes : il réunit une grande troupe de dieux inconnus, tellement inconnus que nous ne pouvons même nous les représenter par conjecture en dépit de l'aptitude qu'a notre esprit à former toute sorte d'images. Il dit qu'une puissance divine est contenue dans la raison, dans l'âme et l'intelligence de la nature entière, il dit aussi que le monde lui-même est un dieu dont l'âme se répand partout et tantôt son dieu est la partie hégémonique de cette âme, celle qui consiste en intelligence et raison, d'où procède la nature entière et qui fait que tout subsiste, tantôt c'est un destin qui étend sur les choses son empire et enchaîne l'avenir; c'est aussi le feu et cet éther dont je parlais tout à l'heure, ce sont les éléments dont il est la source et qui découlent naturellement de lui : l'eau, la terre et l'air; c'est le soleil, la lune, les astres et, d'une manière générale, la totalité des êtres existants, ce sont enfin les hommes qui ont obtenu l'immortalité. Chrysippe s'efforce de montrer que le dieu que nous appelons Jupiter est l'éther, que Neptune est l'air qui souffle sur les mers, que Cérès est la terre et il applique avec constance la même méthode aux autres dieux. Il dit aussi que Jupiter est la force par laquelle s'impose la loi immuable, éternelle, réglant la vie, assignant à chacun son office et il en fait une nécessité inflexible d'où cette conséquence qu'il y a une vérité toujours présente des choses à venir; il n'est rien qu'on puisse dire divin dans toutes ces attributions. Tout cela se trouve dans le premier livre de Chrysippe sur la nature des dieux, dans le second il prétend accommoder les récits fabuleux d'Orphée, d'Hésiode, d'Homère de façon que les plus anciens poètes, qui n'ont jamais eu le moindre soupçon de ces théories, soient mués en Stoïciens. Diogène de Babylone, suivant cet exemple, a voulu, dans le livre qu'il a intitulé Minerve, dépouiller de son caractère fabuleux et expliquer scientifiquement l'enfantement de cette déesse par Jupiter et la naissance de cette vierge. [1,16] XVI. - Je viens d'exposer ce qu'on peut appeler non des opinions philosophiques mais des imaginations délirantes : les récits des poètes, que la douceur des voix qui les répandent rend plus dangereux, ne sont pas beaucoup plus absurdes : ils nous ont montré des dieux enflammés de colère et emportés par une passion furieuse, ils nous ont rendus témoins de leurs guerres, des batailles qu'ils se livrent, des combats qu'ils soutiennent, des blessures qu'ils reçoivent, ils nous ont dit leurs haines, leurs dissensions et leurs querelles, leur naissance, leur mort, leurs lamentations, le dérèglement de leur sensualité, leurs adultères, leurs captivités, leur commerce charnel avec l'espèce humaine, les mortels que procrée un immortel. Aux erreurs des poètes on peut joindre les prodiges que racontent les mages, les folies des Égyptiens dans le même ordre d'idées et enfin les opinions du vulgaire qui se distinguent par leur inconséquence et leur éloignement de la vérité. Quand on pense à ces croyances acceptées avec tant de légèreté, à ces insanités, on devrait vénérer Épicure et le mettre lui-même au nombre de ces êtres divins dont nous parlons. Seul, en effet, il affirme en premier lieu qu'il y a des dieux parce que la nature en a imprimé la notion dans toutes les âmes. Quelle est dans tout le genre humain la nation, quelle est la race qui, sans avoir reçu aucun enseignement, n'a pas, par avance, une certaine idée des dieux? C'est ce qu'Épicure appelle g-prolehpsis, c'est-à-dire la représentation précédemment acquise par le moyen des sens d'un objet, représentation à défaut de laquelle on ne pourrait le concevoir, ni entreprendre aucune recherche le concernant ni en discuter. Nous avons appris l'importance et l'utilité de ce principe dans le livre, qu'on croirait tombé du ciel, qu'a écrit Épicure sur le critérium et le canon de la vérité. [1,17] XVII. - Vous voyez maintenant posé bien clairement le principe dont toute notre recherche doit s'inspirer. Puisque, en effet, ce n'est pas en vertu d'une institution, d'une coutume, d'une convention, que cette manière de voir s'est établie et qu'il s'agit d'une croyance ferme et unanime, on ne peut ne pas accorder que les dieux existent dès lors que nous avons d'eux une notion implantée en nous ou plus exactement une connaissance naturelle : un jugement auquel tous donnent leur adhésion parce qu'ils sont ainsi faits est nécessairement vrai. Il faut donc reconnaître qu'il y a des dieux. Il y a un second point sur lequel tous à peu près, philosophes et ignorants, s'accordent : suivant ce que j'ai appelé une anticipation, l'on pourrait dire aussi une prénotion (à des idées nouvelles il faut appliquer des termes nouveaux, comme l'a fait Épicure en usant du mot de g-prolehpsis que nul n'osait employer avant lui), nous avons cette croyance que les dieux sont immortels et jouissent d'une félicité parfaite. Cette même nature qui a mis en nous la représentation des dieux a gravé dans nos esprits l'idée de leur éternité et celle de leur félicité. Cela étant, il faut tenir pour vraie cette proposition énoncée par Épicure : un être éternel et bienheureux n'a lui-même aucune affaire qui l'occupe et n'exige de personne qu'il se donne aucune peine, nul ne peut exciter sa colère ni gagner sa faveur, des sentiments de cette sorte étant des marques de faiblesse. J'en aurais assez dit si nous n'avions à nous préoccuper ici que du culte pieux dû aux dieux et à nous libérer de la superstition : la supériorité des dieux en effet, des êtres éternels et jouissant d'un bonheur parfait, appelle des hommages, l'excellence même d'une chose la rendant digne de vénération et toute crainte que pourrait inspirer la colère des dieux ou leur puissance étant suffisamment écartée. On doit connaître en effet qu'il n'y a nulle irritation à redouter, nulle faveur à espérer d'êtres qui, par définition, sont immortels et bienheureux, ils ne peuvent donc être menaçants pour nous. Mais, pour fortifier davantage cette croyance, nous ressentons le besoin de savoir quelle est la figure des dieux, quelle est leur vie, à quoi s'occupe leur esprit, quelle activité ils exercent. [1,18] XVIII. - Pour ce qui est de leur figure, la nature d'une part nous porte à nous en faire une certaine idée et le raisonnement nous y conduit de son côté. Pour nous tous, pour les hommes de toute nation, nulle forme autre que l'humaine ne convient. Quelle autre s'offre à nous aussi bien pendant la veille que dans le sommeil? Mais pour ne pas revenir toujours aux données premières de la connaissance, je fais observer que le raisonnement nous oblige à conclure de même. Puisqu'en effet il s'agit d'êtres l'emportant sur tous en excellence, tant par leur félicité que par leur immortalité, la forme qui leur est propre doit être la plus belle; or, par la façon dont les membres sont assemblés, par la noblesse des lignes, par toute sa configuration extérieure, la forme humaine n'est-elle pas belle entre toutes? Tes maîtres stoïciens du moins, Balbus (pour ce qui est de mon ami Cotta, il dira tantôt oui tantôt non), quand ils décrivent la création du monde par un artiste divin, ne manquent pas de montrer comme toutes les parties du corps sont bien ajustées non seulement en vue de l'usage, mais aussi pour donner au tout de la beauté. Si l'homme tient par sa structure le premier rang parmi les vivants, un dieu, étant lui aussi un vivant, ne pourra manquer d'avoir précisément la même structure puisqu'elle est la plus belle. Et puisqu'il est entendu que les dieux sont parfaitement heureux, que nul ne peut être heureux s'il n'a pas la vertu, que la vertu ne se conçoit pas sans la raison ni la raison sans la figure humaine, il faut reconnaître que cette figure est celle des dieux. Leur apparence toutefois n'est pas à proprement parler celle d'un corps, mais de quelque chose qui ressemble à un corps et où circule non du sang, mais un liquide qui ressemble à du sang. [1,19] XIX. - Ce sont là des distinctions que pouvait seul percevoir un esprit pénétrant et qui paraissent dans les écrits d'Épicure trop subtiles pour que le premier venu puisse les saisir. Confiant dans votre intelligence, j'en parlerai néanmoins plus brièvement que le sujet ne le requiert. Épicure donc, qui ne voyait pas seulement les choses profondément cachées, mais les touchait en quelque sorte de la main, enseigne en premier lieu qu'en vertu de leur essence et de leur nature, les dieux ne sont pas perçus par les sens, mais par l'esprit. Nous ne les connaissons pas non plus comme nous connaissons les objets matériels auxquels, en raison de leur consistance, Épicure donne le nom de g-steremnia ; de ceux-là nous sentons la solidité et chacun d'eux demeure numériquement identique à lui-même, tandis que nous percevons les dieux par un passage d'images semblables fondues entre elles : quand un courant sans fin d'images très semblables se forme d'innombrables atomes et se présente à nous, notre esprit tendu s'attache à ce spectacle avec ravissement et notre intelligence conçoit l'idée d'un être bienheureux et éternel. Mais la propriété la plus essentielle de cette infinité d'atomes et qui mérite la plus grande et diligente attention est qu'elle entraîne comme conséquence dans la nature un certain équilibre : toutes choses doivent être en nombre égal de façon à pouvoir s'opposer les unes aux autres. Épicure donne le nom d'isonomie à cette loi d'égale répartition. Il suit de là qu'à la multitude des mortels doit correspondre une multitude non moindre d'êtres immortels et que, si les forces de destruction sont innombrables, celles qui conservent doivent l'être aussi. Ton école et toi-même, Balbus, vous avez accoutumé de nous demander quelle sorte de vie mènent nos dieux, comment se passe le temps pour eux. Je réponds qu'on ne peut rien imaginer de plus heureux, que tout ce qui peut rendre l'existence douce coule pour eux de source : un dieu n'a pas à dépenser d'activité, nulle occupation ne l'absorbe, toute besogne pressante lui est épargnée, il s'épanouit dans sa sagesse et sa vertu, il a devant lui une perspective sans fin de plaisirs dont rien ne peut égaler le charme ni altérer la jouissance. [1,20] XX. - Ce dieu-là, Balbus, on peut à bon droit le déclarer bienheureux, quant. au vôtre, il est, dirai-je, surchargé de travail. S'il est identique au monde, il doit tourner autour de l'axe du ciel avec une rapidité qui passe l'imagination, sans le moindre instant de répit. Quel être connaît moins le repos et comment le bonheur se peut-il concevoir si le repos est impossible ? Si maintenant il y a dans le monde un dieu qui le régit et le gouverne, qui règle le cours des astres, le retour successif des saisons, maintient l'ordre dans la marche de toutes les parties de l'univers, surveille les terres et les mers et assure à l'homme la satisfaction de ses besoins vitaux, certes il est chargé d'une lourde et pénible besogne ! Pour nous la condition de la félicité c'est d'avoir l'âme tranquille et d'être déchargé de tout effort. Le maître auquel nous devons tout notre savoir nous a enseigné que le monde s'est fait naturellement, point n'étant besoin d'un constructeur, cette formation que vous niez qui soit possible sans un art divin est chose si aisée que la nature produira des mondes sans nombre, en produit, en a produit à l'infini. Vous ne concevez pas comment s'opère cette genèse sans l'intervention active d'une intelligence et en conséquence, comme les poètes tragiques embarrassés pour trouver un dénouement, vous avez recours à un dieu. Vous vous passeriez fort bien de lui si vous pouviez voir ces espaces innombrables, infinis, qui s'offrent à l'esprit et qu'il peut parcourir en tout sens et où jamais, quelque direction qu'il veuille suivre, il ne trouvera de borne où s'arrêter. Dans ces espaces également illimités dans toutes leurs dimensions, largeur, longueur et profondeur, circule une infinité d'atomes qui, séparés l'un de l'autre par le vide, s'attachent néanmoins les uns aux autres et, s'accrochant entre eux, forment des corps continus. C'est ainsi que se constituent les êtres diversement figurés que vous ne croyez pas qui puissent naître sans enclumes et soufflets. Vous nous asservissez ainsi à jamais au joug d'un maître inflexible que jour et nuit nous devons craindre. Comment ne pas redouter en effet un dieu qui veille à tout, pense à tout, observe tout, qui croit que tout se rapporte à lui, qui touche à tout et dont l'activité ne connaît pas de répit? C'est là l'origine de cette nécessité à laquelle vous donnez le nom de destin, en grec g-heimarmeneh : tout événement d'après vous découle par un enchaînement de causes d'une vérité éternelle. Quelle estime avoir pour une philosophie selon laquelle tout arrive en vertu d'un destin arrêté, opinion qui vous est commune avec les vieilles femmes, particulièrement les ignorantes. De là encore votre mantique, en latin "diuinatio" : si nous vous écoutions nous serions imbus d'une superstition telle que nous considérerions haruspices et augures, devins, prophètes et interprètes prétendus des songes, comme des personnages dignes de tout respect. Épicure nous a libérés de ces terreurs, grâce à lui nous respirons librement, nous ne craignons pas les dieux qui, nous le savons, n'ont aucune idée de rien faire qui puisse leur être à charge ni ne cherchent à imposer la moindre peine à d'autres qu'eux, nous honorons la nature et ne mettons rien au-dessus d'elle : c'est elle qui est pour nous l'objet d'un culte pieux. Mais, emporté par mon ardeur, je crains d'avoir été long. Il était difficile toutefois de traiter de façon trop incomplète un si grand sujet et d'une telle importance, si résolu que je fusse à écouter plutôt qu'à parler. [1,21] XXI. - Cotta dit alors avec sa courtoisie habituelle : « Si tu n'avais pas discouru comme tu l'as fait, Velléius, tu n'aurais rien pu tirer de moi; les idées ne me viennent pas aussi facilement quand il s'agit d'établir une thèse que lorsqu'il faut réfuter une opinion fausse. Je l'ai souvent éprouvé et tout à l'heure, en t'écoutant, cela m'a frappé. Qu'on me pose une question sur la nature des dieux, peut-être n'aurai-je rien à répondre. Mais que l'on me demande si je la crois telle que Velléius l'a définie, je dirai tout de suite : pas le moins du monde. Avant toutefois d'entreprendre la critique de tes théories, c'est sur toi-même que je veux exprimer mon sentiment. Ton grand ami m'avait souvent parlé de toi comme étant parmi les Romains le plus éminent des Épicuriens et n'ayant guère d'égaux en Grèce, mais n'ignorant pas combien il t'aime, je pensais qu'il y avait dans cet éloge un certain excès de bienveillance. A présent, bien qu'il soit toujours délicat de faire des compliments à une personne présente, je trouve que, sur un sujet obscur et plein de difficultés, tu t'es exprimé avec beaucoup de clarté et non seulement tu as su trouver tous les mots qu'il fallait, mais tu as mis dans ton exposition plus d'élégance que ceux de ton école n'ont accoutumé d'en mettre dans leurs discours. Pendant mon séjour à Athènes, j'ai souvent entendu Zénon, que mon maître Philon appelait le coryphée de l'épicurisme. Philon lui-même m'y engageait afin qu'ayant connu les thèses d'Épicure par le plus marquant de ses disciples je pusse mieux apprécier la façon dont lui-même les réfutait. Zénon, je dois le dire, n'avait pas la sécheresse en usage dans la secte, il parlait comme toi-même, clairement, avec force et élégance, mais tandis que je l'écoutais tout comme en t'écoutant toi-même (ne me sache pas mauvais gré de cet aveu), j'ai souvent éprouvé un chagrin véritable de voir de si belles qualités d'esprit s'employer à défendre des idées si peu sérieuses, pour ne pas dire si contraires au bon sens. Je n'ai pas, il est vrai, la prétention d'apporter rien qui vaille mieux : j'en faisais l'aveu à l'instant, en toutes matières et surtout en physique il m'est plus aisé de nier qu'une chose soit telle que d'autres le disent que de dire moi-même ce qu'elle est. [1,22] XXII. - Si tu me demandais ce qu'est un dieu ou quel il est, je suivrais l'exemple de Simonide : Hiéron, tyran de Syracuse, lui ayant posé précisément la même question, il sollicita un jour de réflexion, le lendemain deux jours et quand il eut ainsi à plusieurs reprises doublé le temps qu'il déclarait nécessaire à la recherche, Hiéron, surpris, finit par lui demander l'explication de tous ces retards : «C'est, dit-il, que plus j'y pense, plus la question me paraît obscure.» Je crois que Simonide - il n'était pas seulement d'après ce qu'on rapporte un poète charmant mais aussi un homme instruit et plein de sagesse - après que beaucoup d'hypothèses ingénieuses et subtiles se furent présentées à son esprit, n'arrivant pas à voir avec certitude laquelle était la plus vraie, désespérait de trouver une solution satisfaisante. Quant à ton Épicure (c'est à lui que j'en ai, non à toi), qu'avance-t-il qui soit digne, je ne dis pas d'un philosophe mais d'un homme un peu sérieux? La première question qui se pose dans une recherche ayant pour objet la nature des dieux est de savoir s'ils existent ou non. Il est difficile de nier leur existence. Oui, dans une assemblée publique, mais, dans un entretien comme celui que nous avons, rien n'est plus facile. Moi qui suis pontife et qui crois qu'il faut conserver pieusement les cérémonies religieuses et tout le culte national, je voudrais avoir, en ce qui concerne ce premier point, mieux qu'une opinion, je voudrais parvenir à la connaissance vraie. Bien des choses me viennent à l'esprit qui me troublent et me portent à penser par moments qu'il n'y a pas de dieux. Mais vois quel beau joueur je fais : je passerai condamnation sur toutes les opinions qui vous sont communes avec les autres philosophes, à commencer par la croyance à l'existence des dieux. Puisque tous l'admettent en effet, et moi tout le premier, je ne la combattrai donc pas; c'est le raisonnement par lequel tu veux l'établir qui ne me paraît pas très solide. [1,23] XXIII. - L'argument décisif qui nous oblige à reconnaître l'existence des dieux, c'est, as-tu déclaré, que les hommes de toutes nations et de toutes races y ont cru. Outre qu'il n'a pas grand poids, il enveloppe une erreur. En premier lieu d'où sais-tu ce que pensent les nations? J'estime, quant à moi, qu'il y a bien des peuples assez enfoncés dans la sauvagerie pour n'avoir des dieux aucune idée. Mais que penses-tu de Diagoras qu'on a nommé l'athée? Lui et, plus tard, Théodore n'ont-ils pas nié ouvertement les dieux ? De l'Abdéritain Protagoras toi-même as fait mention. Ce sophiste, le plus grand de son siècle, ayant énoncé au début de son livre cette proposition : «En ce qui concerne les dieux je ne puis dire s'ils existent ou n'existent pas, les Athéniens le chassèrent de leur ville et même de leur territoire et son ouvrage fut brûlé publiquement. Ce châtiment, auquel il ne put échapper pour avoir seulement émis un doute, détourne, je crois, plus d'un incrédule d'afficher son opinion. Que dire maintenant des sacrilèges, des impies, des parjures. Si jamais, comme le dit Lucilius, Lucius Tubulus ou Lupus ou Carbon, ce fils de Neptune, avaient cru à l'existence des dieux, auraient-ils poussé aussi loin leur audace criminelle? La preuve n'a donc pas, pour établir le bien-fondé de votre croyance, la force que vous croyez pouvoir lui attribuer. Toutefois, comme d'autres philosophes en usent aussi, je ne m'y arrêterai pas pour le moment. J'aime mieux en venir aux théories qui vous appartiennent en propre. J'accorde donc qu'il y a des dieux, apprends-moi maintenant d'où ils viennent, quel lieu ils habitent, quels ils sont de corps et d'esprit, quelle est leur vie. C'est tout cela que je voudrais savoir. Le monde est pour toi le règne des atomes, ils s'y donnent librement carrière, tu en abuses vraiment, tu fais d'eux tout ce qui te vient à l'esprit, c'est une matière que tu façonnes à ta guise. Mais, pour commencer, je dis, moi, que les atomes n'existent pas. Il n'y a pas de corps en effet [qui ne puisse être divisé]; le vide devrait être un espace libre de tout corps, or les corps occupent l'espace tout entier. Il n'y a donc point de vide et par suite point d'atomes. [1,24] XXIV. - Voilà ce que maintenant les physiciens ont décidé, tels sont leurs oracles. Sont-ils vrais ou faux, je ne sais, du moins leur thèse est-elle plus vraisemblable que la vôtre. C'est Démocrite, à moins que ce ne soit Leucippe, qui n'a pas craint de parler contrairement au bon sens de corpuscules, les uns polis, les autres rudes, ceux-ci ronds, ceux-là pointus, quelques-uns crochus et en quelque sorte recourbés, et suivant qui ces éléments ont formé le ciel et la terre sans qu'aucune puissance les y contraignit par des rencontres fortuites. Telle est l'opinion que tu soutiens encore, Velléius, et plutôt que d'abandonner le parti du maître que tu as choisi, tu renoncerais à n'importe quelle situation : tu as décidé qu'il te fallait être Épicurien avant de connaître cette théorie. Il te fallait donc ou bien embrasser ces folies ou bien déserter le drapeau sous lequel tu t'étais rangé. Que faudrait-il t'offrir pour que tu cessasses d'être Épicurien? A aucun prix, diras-tu, je n'abandonnerai une doctrine qui conduit à la félicité ni ne tournerai le dos à la vérité. La vérité de l'épicurisme? Pour ce qui est de la félicité je n'ai rien à dire, du moment qu'à ton sens elle consiste, même pour un dieu, dans une molle et parfaite fainéantise. Mais la vérité, où la places-tu? Tu as en vue, je pense, les mondes innombrables qui naissent à tous les instants du temps tandis que d'autres meurent. Ou encore ces corpuscules insécables qui, sans qu'aucune puissance supérieure, aucune raison les gouverne, produisent tant de merveilles? Mais je m'attaque à des conceptions qui n'appartiennent pas au seul Épicure et je manque ainsi au procédé généreux dont j'usais envers toi au début. J'accorderai donc que toutes choses sont formées d'atomes. Qu'importe? C'est la nature des dieux qu'il s'agit de définir. Admettons qu'ils soient composés d'atomes, ils ne seront donc pas éternels. Un être composé d'atomes a dû commencer d'exister à un certain moment, aucun dieu n'a été avant qu'il eût pris naissance, et, si les dieux ont un commencement, ils ont nécessairement une fin comme tu l'objectais tout à l'heure à Platon au sujet du monde. Que devient alors cette félicité éternelle qui, selon vous, est le caractère propre d'un dieu? Pour la conserver, dans quel fourré d'épines ne cherchez-vous pas refuge? Tu disais toi-même qu'un dieu n'a pas de corps mais quelque chose qui ressemble à un corps, pas de sang mais quelque chose qui ressemble à du sang. [1,25] XXV. - C'est d'ailleurs ainsi que vous faites la plupart du temps : quand vous avancez quelque proposition contraire à la vraisemblance, pour échapper aux objections vous en ajoutez une que l'on ne conçoit même pas qui exprime une possibilité : il vaudrait mieux accorder le point en discussion qu'oublier ainsi toute pudeur. Voyant par exemple que, si les atomes se portent vers le bas en vertu de leur poids, nous serons privés de tout pouvoir, puisque leurs mouvements seront réglés par un déterminisme rigoureux - Démocrite n'avait pas vu cela -, Épicure déclare que l'atome, alors qu'il suit la ligne droite assignée à la chute par la pesanteur, s'en écarte légèrement. Tenir un pareil langage, c'est bien pis que de ne pas pouvoir défendre la thèse qu'on avait adoptée. De même dans sa controverse avec les logiciens : selon eux dans toutes les propositions disjonctives, où il est dit qu'une chose est ou qu'elle n'est pas, il faut que l'une des deux thèses soit vraie, mais Épicure a craint qu'en appliquant ce principe à une disjonction telle que celle-ci : demain, ou bien Épicure sera en vie ou bien il ne sera plus en vie, il en résultât que l'événement à venir, quel qu'il soit, est nécessaire. Il a donc rejeté le principe suivant lequel une chose est ou n'est pas. Quoi de plus stupide? Arcésilas soutenait contre Zénon que le témoignage des sens est toujours faux, Zénon admettait qu'il l'est quelquefois mais non toujours. Épicure eut peur qu'en accordant que les sens peuvent nous tromper, ne fût-ce qu'une fois, il ne s'ensuivît qu'ils nous trompent toujours; pour lui donc tous les sens sont des messagers de vérité. Il n'y a rien de particulièrement adroit dans sa façon de répondre aux objections : les coups auxquels il s'expose sont plus durs que ceux qu'il veut éviter. C'est la même chose quand il s'agit de la nature des dieux : si les dieux, sont formés d'atomes groupés ils périront par dissolution, conséquence qu'Épicure voudrait éviter, c'est pourquoi il dit que les dieux n'ont pas un corps mais quelque chose qui ressemble à un corps, pas de sang mais quelque chose qui ressemble à du sang. [1,26] XXVI. - On s'étonne qu'un haruspice puisse ne pas rire quand il voit un autre haruspice; il est encore plus surprenant que vous puissiez vous tenir de rire quand vous êtes plusieurs Épicuriens ensemble : "Ce n'est pas un corps mais quelque chose qui ressemble à un corps." Je comprendrais de quoi il s'agit si l'on pensait à des figures de cire ou d'argile, je ne puis comprendre ce qu'est en un dieu quelque chose qui ressemble à un corps, quelque chose qui ressemble à du sang. Toi non plus, Velléius, tu ne le comprends pas, mais tu ne veux pas l'avouer. Ce sont des formules que vous répétez comme on vous les a dictées : Épicure les a inventées en rêvassant, puisqu'il se vante lui-même dans ses écrits de n'avoir pas eu de maître. Je le croirais volontiers, même s'il ne le disait pas, tout comme je croirais le propriétaire d'une maison mal construite se glorifiant de n'avoir pas eu d'architecte. Il n'y a rien dans l'épicurisme qui sente l'Académie ou le Lycée, rien même qui atteste qu'Épicure ait fait ses classes. Il lui était possible d'entendre les leçons de Xénocrate et ce qu'était Xénocrate, par les dieux immortels ! nous le savons; il y en a même qui-prétendent qu'effectivement il l'a fait, mais lui affirme que non, il doit le savoir mieux que personne. Il dit aussi qu'il a eu comme maître à Samos un certain Pamphile, élève lui-même de Platon. Il a en effet, dans son jeune temps, habité Samos avec son père et ses frères; son père Néoclès s'était vu attribuer là un champ par le sort, mais ce champ trop petit, ne suffisant pas à le faire vivre, il était devenu maître d'école. Au reste, Épicure parle de ce disciple de Platon avec un mépris superbe tant il a peur de paraître lui devoir une connaissance quelconque. Pour ce qui est de Nausiphanès, qui se rattache à Démocrite pas d'échappatoire possible : Épicure ne peut nier qu'il l'a eu comme maître, seulement il le décrie de son mieux. Et cependant s'il n'avait pas connu les théories de Démocrite, qu'aurait-il su? Qu'y a-t-il dans la physique d'Épicure qui ne vienne pas de Démocrite? Il a bien changé quelque chose ainsi que je le disais tout à l'heure en rappelant la déclinaison des atomes, mais on retrouve dans Épicure la plupart des idées de Démocrite, les atomes, le vide, les images matérielles, les espaces infinis et les mondes sans nombre, leur naissance, leur mort, presque tout ce dont est formée sa physique. Pour revenir maintenant à ce quelque chose qui ressemble à un corps, à ce quelque chose qui ressemble à du sang, qu'entends-tu par là? Je sais que tu connais tout cela mieux que moi, non seulement j'en fais l'aveu mais je ne t'envie pas ces lumières. Une pensée une fois exprimée par des mots, comment cependant se peut-il que Velléius la comprenne et que Cotta ne puisse pas la comprendre? Je sais ce que c'est qu'un corps ou du sang, je ne vois absolument pas ce que peut être quelque chose qui, sans être un corps, ressemble à un corps, et, sans être du sang, ressemble à du sang. Je ne pense pas que tu me caches la vérité comme faisait Pythagore avec les étrangers, ni que tu veuilles être obscur à dessein comme Héraclite, je, croirais plutôt - soit dit entre nous - que toi-même tu ne comprends pas. [1,27] XXVII. - Ce que je vois, c'est que, suivant la thèse défendue par toi, les dieux ont une forme extérieure telle qu'il n'y a rien en eux de consistant, de solide, aucun relief, aucune saillie, c'est une pure apparence, légère, diaphane. Il en est d'eux comme de la Vénus de Cos, ce n'est pas un corps mais une image à la ressemblance d'un corps et ce rouge qu'on voit se répandre et se mêler au blanc n'est pas du sang mais a seulement l'aspect du sang, si bien que les dieux n'ont pas de réalité, ce ne sont que des apparences. Suppose cependant que tu m'aies persuadé, que j'admette la vérité de ce que je ne conçois même pas, quelle va être la configuration, quels vont être les traits de ces dieux sans consistance? Vous ne manquez pas d'arguments pour établir que les dieux ont une figure humaine : d'abord, dites-vous, en vertu d'une idée bien arrêtée dans son esprit, quand l'homme veut se représenter un dieu c'est toujours ainsi qu'il l'imagine; ensuite parce qu'un dieu devant l'emporter sur tous les êtres, il faut que la forme qu'il revêt soit la plus belle qui se puisse et il n'en est pas qui se puisse égaler à l'humaine en beauté. En troisième lieu, vous mettez à contribution la raison seule la forme humaine peut être le siège d'un entendement. Voyons maintenant pour commencer ce que valent ces preuves, je crains en effet que vous ne vous arrogiez le droit de faire appel à des idées ne méritant pas du tout l'approbation. Qui a jamais été assez aveugle en cette matière pour ne pas voir que, si l'on a transféré aux dieux la forme humaine, c'est ou bien par un sage calcul pour amener des esprits peu dégrossis à leur rendre un culte et triompher des mauvais instincts, ou bien par superstition, pour qu'il y eût des dieux des effigies et qu'on crût, en se prosternant devant elles, rendre directement hommage aux dieux ? Les poètes, les peintres, les sculpteurs ont contribué à répandre ces croyances, car il n'était pas facile de représenter sous une forme autre que l'humaine des dieux agissants, s'appliquant à quelque entreprise. A cela s'est ajoutée cette opinion que rien ne paraît à l'homme plus beau que l'homme même. Mais toi, qui te dis physicien, ne vois-tu pas quelle maîtresse d'illusions flatteuses est la nature, quelle adresse elle met à nous tromper sur la valeur des satisfactions qu'elle nous procure? Penses-tu qu'il y ait sur la terre ou dans la mer un animal quelconque auquel un animal de la même espèce ne paraisse pas ce qu'il y a de plus charmant ? S'il n'en était pas ainsi, pourquoi un taureau n'éprouverait-il pas du désir pour une jument, un cheval pour une génisse? Te figures-tu qu'un aigle, un lion, un dauphin puisse préférer une autre forme à la sienne propre? Quoi d'étonnant dès lors si, conformément à une loi naturelle, l'homme juge que c'est l'homme ce qu'il y a de plus beau et que, pour cette raison, il imagine des dieux semblables à lui-même? [1,28] XXVIII. - Qu'en penses-tu? Si les animaux étaient des êtres doués de raison, n'accorderaient-ils pas tous le premier rang à leur espèce? Pour ce qui est de moi - je vais dire mon sentiment sans ambages - si bienveillant que je sois pour moi-même, je n'oserais pas me déclarer plus beau que le taureau qui emporta Europe. Il n'est pas question ici de l'intelligence humaine, du langage humain, mais de l'apparence extérieure, du physique. Imaginons un être mixte, un assemblage de parties empruntées à des espèces différentes, tel ce dieu marin appelé Triton, en qui le corps humain se complète bestialement par des nageoires à l'aide desquelles il se déplace, tu ne voudrais pas changer avec lui. Je traite un sujet délicat; telle est cependant la force de l'instinct qu'aucun homme ne consent à ressembler à un être qui ne soit pas lui-même un homme. Et encore à quel homme voudrait-on ressembler? Dans notre espèce, la beauté appartient-elle à tous indistinctement? Quand j'habitais Athènes, c'est à peine si dans une troupe d'éphèbes, il s'en trouvait un qui fût beau. Je vois ce qui te fait rire, mais tel est le fait. Ajoute que nous, à qui les anciens philosophes donnent toute liberté d'aimer les jeunes hommes, il arrive que nous trouvions de l'agrément à des défauts physiques. Alcée faisait ses délices d'une envie qu'avait au doigt un garçon. Et cependant une envie est une tache. Pour Alcée c'était une parure. Q. Catulus, le père de celui que nous connaissons, qui est mon collègue et mon ami, a aimé ton compatriote Roscius et a composé pour lui ces vers: Je m'étais arrêté pour saluer avec respect l'aube naissante et tout à coup Roscius surgit à ma gauche. Pardonnez-moi de le dire, habitants du ciel, ce mortel m'a paru plus beau qu'un dieu. Pour Catulus donc, Roscius était plus beau qu'un dieu et cependant il louchait affreusement, il louche d'ailleurs toujours. Peu importe, cela donnait à sa physionomie du piquant, cela paraissait à Catulus une grâce de plus. Mais revenons aux dieux. [1,29] XXIX. - Devons-nous croire qu'il y en a parmi eux qui, s'ils ne louchent pas, ont du moins des yeux clignotants? qui ont une envie, un nez camus? des chairs molles, un front trop large, une trop grosse tête? tous défauts qui se rencontrent parmi nous. Ou bien sont-ils tous irréprochables? A supposer qu'ils le soient, ont-ils tous le même visage? S'ils diffèrent, les traits de l'un sont plus beaux, ceux d'un autre le sont moins. Il y a donc un dieu qui n'est pas parfaitement beau. S'ils ont tous même visage, il faudra dire qu'il y a au ciel une Académie en plein épanouissement, car, n'y ayant point de différence d'un dieu à l'autre, il n'y aura parmi eux aucune connaissance, aucune perception possible. Mais qu'en sera-t-il s'il est entièrement faux que nous ne puissions concevoir les dieux qu'en leur attribuant une forme humaine? Continueras-tu néanmoins à défendre une thèse aussi absurde? Pour nous autres il se peut que les choses se passent comme tu le dis : dés l'enfance nous nous représentons Jupiter, Junon, Minerve, Neptune, Vulcain, Apollon et les autres dieux avec les traits que peintres et sculpteurs leur ont donnés et non seulement leur visage, mais leurs attributs, leur âge, leur vêtement sont pour nous chose fixée. Mais il n'en est pas de même pour les Égyptiens, les Syriens et en général pour presque tous les barbares : ils professent à l'égard de certains animaux des croyances plus solides que nous à l'égard des temples les plus respectés et des images les plus saintes. Bien des sanctuaires se sont vu dépouiller de leurs richesses, bien des statues de dieux ont pu être emportées au mépris de toute piété par des gens de chez nous, mais jamais on n'a entendu parler d'un crocodile, d'un ibis ou d'un chat auquel un Égyptien ait porté atteinte. Qu'en penses-tu? Apis, ce boeuf sacré des Égyptiens, n'est-il pas un dieu pour eux? Tout autant, par Hercule, que peut l'être pour toi cette Junon Sospita de ton pays que tu ne vois jamais, fût-ce en rêve, qu'avec sa peau de chèvre, sa lance, son petit bouclier, et ses chaussures recourbées. Telle n'est pas la Junon d'Argos ni la Junon romaine. Junon se présente donc sous un certain aspect aux Argiens, sous un autre aux habitants de Lanuvium, sous un autre encore à nous. Et de même autre est notre Jupiter Capitolin, autre le Jupiter Hammon des Africains. [1,30] XXX. - N'est-il pas honteux pour un physicien qui doit, par définition, explorer la nature, la poursuivre comme on poursuit un gibier, de prendre pour marques de vérité des représentations convenues? A ce compte on devra dire que Jupiter est toujours barbu, Apollon toujours imberbe, que Minerve a les yeux pers, que Neptune les a bleus. Bien mieux, nous admirons ce Vulcain d'Athènes, ceuvre d'Alcamène qui l'a représenté debout boitant légèrement sans que cette claudication sous le vêtement qui la dissimule ait rien de choquant. Il y aura donc pour nous un dieu boiteux, parce que tel est le Vulcain traditionnel. Mais voyons, devons-nous aussi considérer comme des caractères propres aux dieux les noms que nous leur donnons? Tout d'abord autant il y a de langages humains autant il y a pour les dieux d'appellations différentes. Toi, Velléius, tu restes Velléius quelque part que tu ailles, mais Vulcain ne s'appelle pas de même en Italie et en Afrique ou en Espagne. En second lieu, même dans les livres des pontifes, il n'y a pas un grand nombre de dieux qui soient nommés, tandis que les dieux sont innombrables. N'ont-ils donc pas de noms? Vous êtes dans l'obligation d'en juger ainsi; à quoi bon plusieurs noms, d'ailleurs, puisqu'ils ont tous même figure? Il eût été beau, Velléius, d'avouer que tu ignores ce que tu ne sais pas plutôt que de nous régaler de ces fariboles et de parler en homme qui ne croit pas lui-même ce qu'il dit ! Penses-tu qu'un dieu soit fait à mon image ou à la tienne? Certainement tu ne le penses pas. Mais alors? devrai-je dire que c'est le soleil ou la lune ou le ciel qui sont des divinités? Ils seraient donc parfaitement heureux? De quels plaisirs jouissent-ils? Possèdent-ils aussi la sagesse? Comment pourrait-il y avoir de la sagesse dans un être sans tête et sans membres? Telles sont vos objections. Si donc les dieux n'ont pas, ainsi que je l'ai montré, un corps humain, s'ils ne sont pas non plus, tu en es persuadé, tels que je viens de le supposer, pourquoi hésiter à nier leur existence? Tu n'oses pas. Je veux bien que cela soit sage encore qu'en ce moment, alors que nous sommes entre nous, tu n'aies rien à redouter et sembles plutôt avoir peur des dieux. Je sais des Épicuriens pleins de vénération pour les moindres figurines et cependant quelques personnes croient qu'Épicure a, en paroles, laissé subsister les dieux pour ne pas choquer les Athéniens, mais qu'en réalité il les a supprimés. Dans ce recueil de maximes brèves que vous appelez les g-kuriai g-doxae, il énonce, je crois, en premier lieu cette sentence : un être heureux et immortel n'a lui-même aucune affaire nuisant à son repos et n'impose de tâche à personne. [1,31] XXXI. - Il y en a qui pensent que dans cette phrase, il a employé à dessein la tournure ambiguë dont son ignorance est seule coupable : c'est faire injure à un homme aussi dépourvu de tout esprit de ruse. On peut se demander en effet s'il affirme l'existence d'un être heureux et immortel ou dit quel il serait s'il existait. On ne prend pas garde que, si son langage prête au doute dans ce passage, dans beaucoup d'autres endroits il s'est exprimé aussi nettement que tu l'as fait toi-même tout à l'heure et qu'il en est de même de Métrodore. Épicure croit certainement à l'existence des dieux et je n'ai vu personne qui ne fût autant que lui libre de cette crainte qu'il déclare qu'il ne faut pas avoir; celle de la mort et des dieux. Des gens d'esprit moyen ne s'émeuvent guère à ce sujet, mais lui proclame que tous les hommes en sont frappés de terreur. Les voleurs se comptent par milliers, ils ont la mort en face d'eux, d'autres pillent les temples toutes les fois qu'ils le peuvent. Je ne vois pas que la peur d'une condamnation capitale arrête les premiers ni celle des dieux les seconds. Mais puisque vous n'osez pas, Épicure, - je m'adresse maintenant à vous directement - nier l'existence des dieux, qu'est-ce donc qui vous empêche de mettre en un rang divin le soleil ou le monde ou quelque intelligence éternelle? Je n'ai jamais vu, dites-vous, une âme raisonnable et capable de calcul réfléchi dans un être qui ne fût pas à forme humaine. Avez-vous jamais vu rien de semblable au soleil ou à la lune ou aux cinq astres errants? Le soleil parcourt chaque année son orbite que limitent les solstices; la lune qui doit sa clarté au rayonnement de l'astre du jour accomplit en un mois sa révolution rituelle; les cinq planètes, les unes plus rapprochées, les autres plus éloignées de la terre, partent du même point pour décrire le même cercle dans des temps inégaux. Avez-vous jamais vu rien de tel, Épicure? Puisque rien n'existe que ce que nous avons touché ou vu, faut-il soutenir que le soleil, la lune, les planètes n'existent pas? Mais quoi? Avez-vous jamais vu un dieu de vos yeux? Pourquoi donc croyez-vous à son existence. Nous devrions donc rayer toute l'histoire comme aussi toute nouveauté qu'infère la raison. Suivant ce principe, les hommes qui habitent au milieu des terres ne croiront pas à l'existence de la mer? Que penser d'une pareille étroitesse d'esprit? Si vous étiez né à Sériphe et ne fussiez jamais sorti de cette île où vous n'auriez vu que de petits lièvres et de petits renards, vous resteriez donc incrédule si l'on vous parlait de lions et de panthères, et si l'on faisait mention d'un éléphant, vous penseriez qu'on se moque de vous. [1,32] XXXII. - Tu as, Vellélus, terminé ton exposé par un raisonnement en forme; contrairement à l'usage en vigueur dans ton école, tu as procédé en logicien : les dieux, as-tu dit, sont des êtres bienheureux. Accordé. Or nul ne peut être heureux sans la vertu. Cela aussi, je te le concède, et même volontiers. Mais la vertu ne se conçoit pas sans la raison. Voilà encore une proposition à laquelle on ne peut rien objecter. Tu ajoutes alors et il ne peut y avoir de raison que dans un être à figure humaine. Qui penses-tu qui t'accordera cela? Si cela était vrai d'ailleurs, quel besoin d'y arriver par degrés successifs. Tu aurais pu le poser tout de suite. Que signifie, je le demande, cette suite de propositions? Je t'ai vu passer de la félicité à la vertu, de la vertu à la raison; jusque-là l'on peut te suivre, mais ensuite comment t'y prends-tu pour aller de la raison à la forme humaine? Ce n'est plus là une déduction, c'est un saut brusque. Je ne comprends pas, ajouterai-je, pourquoi Épicure a mieux aimé dire que les dieux ressemblent aux hommes que non pas que les hommes aux dieux. Tu voudras savoir quelle est la différence, car enfin, diras-tu, si un objet ressemble à un autre, cet autre ressemble au premier. C'est juste, mais je fais observer que la structure par laquelle se définit la forme dont il s'agit n'est pas venue des hommes aux dieux, car si les dieux doivent être éternels ils ont toujours été, ils n'ont jamais commencé d'être tandis que les hommes naissent à un certain moment du temps, la forme humaine donc existait, c'était celle des dieux immortels avant qu'il y eût des hommes. Il ne faut donc pas dire que les dieux ont une forme humaine, mais que les hommes ont une forme divine. Qu'il en soit au reste comme vous voudrez, je demande par quelle fortune extraordinaire, par quel hasard prodigieux - selon vous, en effet, rien dans la nature n'arrive en vertu d'un dessein intelligent - une rencontre d'atomes aussi heureuse a pu se produire, comment subitement sont apparus des hommes ayant une forme semblable à celle des dieux. Devons-nous penser qu'une semence divine est tombée du ciel sur la terre et qu'ainsi se sont formés des hommes semblables à leurs pères. En vérité je voudrais savoir : cette parenté avec les dieux, je l'accepterais sans me faire prier. Mais vous ne dites rien de tel, vous prétendez qu'il est arrivé par hasard que nous fussions semblables aux dieux. Et il me faudrait maintenant chercher des arguments pour réfuter pareille thèse? Plût au ciel qu'il fût aussi facile de découvrir la vérité que de faire apparaître. la fausseté d'une théorie. [1,33] XXXIII. - Tu as, parlant d'abondance et faisant preuve d'une mémoire remarquable, passé en revue les opinions de tous les philosophes, depuis Thalès de Milet, sur la nature des dieux, et certes je ne demanderais pas mieux que d'admirer un Romain qui en sait si long. Tous ceux qui ont admis qu'un dieu existât sans avoir ni mains ni pieds t'ont paru délirer? Ne tient-on donc aucun compte, dans ta secte, de l'utilité par laquelle se justifie dans l'homme la présence de chacun de ses membres, ce qui pourrait vous amener à comprendre que les dieux n'en ont pas besoin? A quoi bon des pieds si l'on n'a pas à marcher? des mains si l'on n'a rien à saisir? Et j'en dirai autant des autres parties entrant dans la structure du corps où il ne peut rien y avoir qui soit en vain, sans raison d'être, superflu. C'est cela qui fait la supériorité de la nature sur l'art humain quelque habile qu'on veuille le supposer. Un dieu aura donc, selon vous, une langue bien qu'il ne parle pas, des dents, un palais, un gosier qui ne serviront à rien, et tous les organes que la nature a fabriqués en vue de la reproduction, un dieu les possédera sans en faire aucun usage? Le raisonnement s'applique tout aussi bien aux organes internes qu'aux externes : en quoi le coeur, les poumons, le foie peuvent-ils contribuer à la beauté d'un être si l'on supprime la fonction utile qu'ils remplissent? Et cependant c'est pour qu'il soit beau que vous voulez en doter, votre dieu. C'est en s'appuyant sur de pareilles rêveries qu'Épicure, Métrodore, Hermarque ont dressé un réquisitoire contre Pythagore, Platon, Empédocle; bien mieux que Léontium, une femme galante, n'a pas craint d'attaquer Théophraste dans un écrit de forme élégante, attique, c'est vrai, mais l'audace en est-elle moins choquante? Ce sont les habitués du jardin d'Épicure qui seuls ont pris tant de liberté. Et encore vous vous plaignez. Zénon était d'humeur querelleuse. Que dire d'Albucius? Quant à Phèdre, le plus courtois, le plus aimable des vieillards, il se mettait en colère dès qu'il m'arrivait de montrer un peu de vivacité dans la discussion, alors qu'Épicure a invectivé contre Aristote, a calomnié Phédon le disciple de Socrate, a en plusieurs volumes tenté d'écraser Timocrate, le frère de son grand ami Métrodore, parce qu'il y avait entre eux quelque insignifiant désaccord philosophique, s'est montré ingrat envers Démocrite même auquel il devait beaucoup, a médit de Nausiphanès son maître, dont il avait bien reçu quelque enseignement. [1,32] XXXIV. - Zénon ne se contentait pas de diriger des traits empoisonnés contre ses contemporains, Apollodore, Silus, d'autres encore, mais aussi contre Socrate, le père de la philosophie : il l'appelait d'un nom qu'on peut traduire le bouffon d'Athènes, il n'appelait jamais Chrysippe que Chrysippa. Toi-même, Velléius, alors que, tel un censeur, tu récitais tout à l'heure la liste des philosophes, tu déclarais que ces grands hommes étaient des insensés, des extravagants, des fous. Si cependant aucun d'eux n'a vu vrai sur la nature des dieux, il est fort à craindre que les dieux n'existent pas du tout. Tout ce que vous racontez à leur sujet, ce sont des fables à peine dignes de vieilles femmes bavardant le soir une fois la lampe allumée. Vous ne vous apercevez même pas de toutes les conséquences qu'impliquerait pour vous l'attribution aux dieux et aux hommes d'une même forme si nous vous l'accordions. Il faudrait qu'un dieu prît de son corps les mêmes soins qu'un homme, qu'il s'adonnât aux mêmes exercices : il aurait à marcher, à courir, à se coucher, à se baiser, à s'asseoir, à se servir de ses mains, voire à converser et à faire des discours. Vous voulez aussi qu'il y ait parmi les dieux des mâles et des femelles, inutile d'insister sur ce qui doit s'ensuivre. En vérité, je me demande, avec un étonnement qui ne cesse de grandir, comment votre chef d'école a pu en venir à de pareilles opinions. Vous ne cessez de crier bien haut qu'un dieu doit être bienheureux et immortel, que c'est là un point sur lequel nul doute n'est permis. Mais le fait de n'avoir pas deux pieds doit-il l'empêcher d'être heureux? L'euphorie, l'eudémonie - l'un et l'autre mot ont quelque chose de rébarbatif, mais nous les rendrons familiers par l'usage - cette félicité propre aux dieux enfin, quelle qu'elle soit, pourquoi ne pourrait-elle être en partage au soleil lointain ou à notre monde ou encore à quelque intelligence éternelle n'ayant d'un corps ni la figure ni les membres? Tout ce que tu trouves à dire, c'est : je n'ai jamais vu un soleil ou un monde bienheureux. Mais quoi? as-tu jamais vu un monde autre que le nôtre? Tu répondras : non. Pourquoi donc alors ne crains-tu pas de dire qu'il existe d'autres mondes dont tu ne fixes même pas le nombre à six cent mille par exemple, puisque tu les déclares innombrables. Le raisonnement t'a conduit à cette conclusion. Ne t'amènera-t-il pas ainsi à reconnaître qu'un dieu, puisqu'il doit être souverainement parfait, que sa félicité éternelle est un attribut qui n'appartient qu'à lui, tout de même qu'il a sur nous l'avantage de l'immortalité, doit nous surpasser également par l'excellence de son âme et la perfection de son corps. Inférieurs à lui à tous autres égards, pourquoi l'égalerions-nous par la figure? Il semble que, si l'homme peut se rapprocher d'un dieu, ce soit par la vertu plutôt que par son apparence extérieure. [1,35] XXXV. - Pour revenir sur votre argument habituel, peut-on rien dire d'aussi enfantin que de nier l'existence des espèces animales qui s'engendrent dans la mer Rouge ou dans l'Inde? Les hommes les plus avides de connaissances ne pourront jamais, malgré tous leurs efforts, avoir de contact immédiat avec tous les êtres peuplant la terre, la mer, les marais et les fleuves. Dirons-nous qu'ils n'existent pas parce que nous ne les avons jamais vus? Cette ressemblance, enfin, qui a pour vous tant de prix a-t-elle vraiment tant d'importance? Un chien ne ressemble-t-il pas à un loup? et, comme le dit Ennius, quelle n'est pas la ressemblance du singe, cet animal si laid, avec l'homme! Mais il y a de l'un à l'autre une différence d'ordre moral. L'éléphant l'emporte sur tous les animaux par l'intelligence, mais quelle masse pesante ! Je parle des bêtes, mais parmi les hommes même ne s'en trouve-t-il pas qui, très semblables par l'apparence extérieure, diffèrent par le caractère ou inversement, ont même caractère et diffèrent par la figure? Avec ta façon de raisonner, Velléius, vois où l'on est conduit. Tu as admis qu'il ne pouvait y avoir de raison que dans un être à forme humaine; un autre admettra que seul un habitant de la terre, un être dont l'existence a commencé à un certain moment, qui est devenu grand après avoir été petit, qui a fait des études, qui se compose d'une âme et d'un corps périssable et faible, enfin un homme, un mortel peut être raisonnable. Si vous protestez contre l'attribution à un dieu de tous ces caractères, pourquoi donc attachez-vous une telle importance à l'apparence extérieure? Ce que tu as pu voir, c'est que dans l'homme la raison et l'intelligence coexistent avec eux et tu déclares qu'il suffit de les retrancher pour avoir un dieu pourvu que les lignes du corps restent les mêmes. Ce n'est point là procéder à un examen sérieux. C'est en quelque sorte s'en remettre au sort et parler selon qu'il aura décidé. Peut-être as-tu négligé aussi d'observer que, non seulement dans un homme, mais dans un arbre, tout ce qui est superflu ou sans usage est une gêne. Combien il est pénible d'avoir un doigt en trop. Pourquoi? Parce que cinq doigts suffisent, qu'il s'agisse de la beauté de la main ou de l'usage qu'on en fait. Et ton dieu n'aurait pas seulement un doigt de trop, mais une tête, un cou, une nuque, des côtes, un ventre, un dos, des jarrets, des mains, des pieds, des cuisses, des jambes. Si c'est pour qu'il soit immortel que vous le supposez ainsi pourvu, je demande ce que ces parties du corps et le visage lui-même ont d'essentiel pour la vie. C'est plutôt le cerveau, le coeur, les poumons, le foie qui importent; ce sont ces organes-là qui sont vraiment vitaux : les traits du visage n'ont aucun rapport avec la durée de la vie. [1,36] XXXVI. - Et tu blâmes ceux qui, voyant le monde, voyant les parties qui sont, peut-on dire, ses membres le ciel, les terres, les mers, voyant aussi le soleil, la lune, les astres qui lui servent de parure, ayant appris à connaître la régularité des saisons, les changements et les alternances, ont jugé qu'il y avait pour former cet ensemble, pour le mettre en mouvement, pour le régler et le gouverner, une nature d'ordre supérieur et dominatrice? A supposer qu'ils se soient écartés de la bonne voie, je vois du moins quelle idée les dirige; mais toi? quel est le grand oeuvre, quelle est la production digne d'être admirée qui puisse paraître due à une intelligence divine et te permette d'affirmer l'existence des dieux? J'avais, dis-tu, à demeure dans l'âme, la représentation d'un dieu. Et aussi, à ce que je pense celle d'un Jupiter barbu, d'une Minerve casquée, tu ne pouvais les imaginer autrement, crois-tu qu'ils soient tels? Combien valent mieux les croyances de la foule ignorante qui n'attribue pas seulement à un dieu les membres de l'homme mais aussi leur usage. Ils se le représentent muni d'un arc, de flèches, d'une lance, d'un bouclier, d'un trident, de la foudre et sils ne voient pas les dieux en action, du moins ne peuvent-ils concevoir un dieu inactif. Ces Égyptiens même, de qui l'on rit, n'ont divinisé aucune bête sinon à cause de quelque service rendu par elle. Ainsi les ibis, qui sont des oiseaux de haute taille, aux pattes rigides, au bec de corne ailongé, sont pour les serpents de rudes adversaires; ils éloignent de l'Égypte un fléau en tuant et dévorant les serpents ailés que le vent d'Afrique amène du désert de Libye et font ainsi que ces animaux ne désolent pas le pays par leur morsure, quand ils sont en vie et ne l'empestent pas de puanteur quand ils sont morts. Je pourrais parler des services que rendent les ichneumons, les crocodiles, les chats, mais je ne veux pas allonger mon discours. Je me contenterai de dire en manière de conclusion que des barbares ont promu au rang de dieux certains animaux à cause de leur utilité, vos dieux à vous non seulement n'ont à leur actif aucun bienfait, mais ne font exactement rien. Un dieu, dit Épicure, n'a de tracas d'aucune sorte et pour lui en effet, comme pour les enfants trop délicats, la récréation est ce qu'il y a de meilleur au monde. [1,37] XXXVII. - Mais les enfants eux-mêmes quand ils ne travaillent plus, se donnent de l'exercice pour leur amusement; celui que vous appelez votre dieu goûte un repos si voisin de la torpeur que s'il venait à bouger on devrait craindre qu'il ne pût plus être au nombre des bienheureux, n'est-il pas vrai? Parlant ainsi vous ne condamnez pas seulement les dieux à l'immobilité, vous ne les rendez pas seulement incapables d'aucune action divine, mais vous faites ce que vous pouvez pour que les hommes eux aussi soient inactifs puisque, même en un dieu, l'accomplissement d'un acte quelconque est incompatible avec la félicité. Admettons cependant qu'un dieu soit fait à la ressemblance, à l'image de l'homme, où loge-t-il? quelle est sa résidence? En quelle région est-elle située? Quelle vie mène-t-il? De quoi cette félicité que vous dites lui appartenir est-elle faite? Pour qu'on puisse être qualifié de bienheureux il faut qu'on use de ses avantages et qu'on en retire le fruit. Parmi les choses inanimées chacune a son lieu propre qu'elle occupe naturellement : la terre est tout en bas et l'eau la recouvre, la région qui vient au-dessus appartient à l'air, celle qui est tout à fait supérieure, à l'éther enflammé. Quant aux animaux il en est de terrestres, d'autres sont aquatiques, d'autres encore amphibies; certains naissent du feu à ce que l'on croit et on les voit souvent qui voltigent dans des fournaises ardentes. Je demande donc premièrement, où peut, selon vous, habiter un dieu, ensuite quelle cause le fait se déplacer, s'il lui arrive de se mouvoir, puis, le propre d'un être animé étant de désirer un bien en accord avec sa nature, je demande aussi quelle chose est pour un dieu un objet de désir, enfin, plus généralement, quel usage il fait de son intelligence et de sa raison et en dernier lieu en quoi sa félicité consiste et comment se conçoit son éternité. De tous ces points, quel que soit celui que tu veuilles toucher, tu portes à ta doctrine un coup inguérissable. Quand on suit une mauvaise méthode on se trouve dans une situation inextricable. C'est ainsi que, d'après ton langage, l'apparence extérieure d'un dieu n'est point perçue par la vue mais par l'esprit, qu'elle est dépourvue de toute solidité, qu'elle ne se prête pas à l'identification, que c'est par le passage d'images semblables qu'elle est connue de nous, qu'en raison de leur multiplicité infinie, les atomes ne peuvent manquer de former toujours de nouveaux corps semblables et que, se portant sur eux, notre pensée forme l'idée d'êtres bienheureux et immortels. [1,38] XXXVIII. - Par les dieux mêmes dont nous parlons, que signifie tout ce discours? S'ils n'ont d'existence que pour l'imagination, s'ils n'ont aucune consistance, aucune réalité, quelle différence y a-t-il entre l'idée d'un dieu et celle d'un hippocentaure? Les autres philosophes considèrent une représentation mentale de cette sorte comme une chose parfaitement vaine, vous appelez cela l'entrée, la pénétration des images dans les âmes. Quand, par exemple, je crois voir Tib. Gracchus devant le Capitole en train de prononcer une harangue tandis qu'il fait procéder à un vote sur l'affaire d'Octavius, je n'hésite pas à dire que c'est là un mouvement de l'âme auquel ne correspond aucune réalité, pour toi ce sont les images détachées de Gracchus et d'Octavius qui subsistent et s'offrent à mon âme quand je me rapproche du Capitole. Il en est de même d'un dieu : la figure d'un être de cette sorte frappe souvent l'esprit et on le conçoit par suite comme bienheureux et éternel. Admettons l'existence des images faisant impression sur les âmes, le seul effet en sera qu'un objet d'une certaine configuration paraîtra devant elles. Cet objet fait-il aussi connaître pourquoi il est bienheureux et éternel? Qu'est-ce d'ailleurs que ces images dont vous parlez? D'où viennent-elles? Tout ce dévergondage a son origine dans Démocrite, mais on a dirigé contre lui quantité d'objections et vous n'y répondez pas mieux que lui, toute cette théorie est chancelante et boiteuse. Que des images de tous les illustres morts, Homère, Archiloque, Romulus, Numa, Pythagore, Platon viennent se présenter à moi, quoi de moins facile à établir, d'autant plus que ces personnages d'après vous ne m'apparaissent pas avec la figure qu'ils avaient de leur vivant? Comment peut-on dès lors affirmer que c'est eux? Ces images de quels originaux proviennent-elles? Aristote affirme que le poète Orphée n'a jamais existé et l'on attribue la poésie orphique à un certain Pythagoricien du nom de Cercops. Cependant Orphée, c'est-à-dire selon vous son image, est souvent présent à mon esprit. Comment se peut-il que du même homme j'ai moi une représentation, toi une autre. Comment se fait-il qu'on en ait de choses qui n'ont jamais eu d'existence comme Scylla ou la Chimère? ou encore que nous en ayons de personnages, de lieux, de villes que nous n'avons jamais vus? Comment se fait-il enfin qu'une image se présente à moi au gré de ma fantaisie et que pendant le sommeil elles viennent de façon toute spontanée? Tout cela, Velléius, est vraiment très peu sérieux. Vous faites pénétrer les images non seulement dans les yeux mais dans les âmes. [1,39] XXXIX. - Il n'y a pas si grand mal à plaisanter, mais vous abusez de la permission. Le passage rapide d'un courant d'images fait que plusieurs semblent se confondre en une seule, dites-vous. Je rougirais de dire que je ne comprends pas si vous-mêmes qui soutenez cette théorie la compreniez. Comment prouveras-tu qu'il y a un flux incessant d'images? et, à supposer que cela soit, comment prouver que ces images sont éternelles? Il y a, dis-tu, une infinité d'atomes. En suit-il que toutes choses sont éternelles? Tu cherches recours dans la loi d'équilibre (c'est ainsi que nous traduirons, si tu le veux bien, ce terme d'isonomie) et tu prétends que, l'existence d'une nature mortelle étant donnée, il doit y en avoir une immortelle. A ce compte, puisqu'il y a des hommes mortels, il faudra qu'il y en ait d'immortels et, les uns naissant sur terre, d'autres devront naître dans l'eau. De même, dis-tu aussi, qu'il y a des actions destructrices, il y en a qui conservent. Rien de plus juste, mais les êtres capables de conserver ce qui est ont eux-mêmes une existence réelle et je ne crois pas à celle de vos dieux. Ces effigies divines enfin comment les atomes les engendrent-ils? A supposer, ce qui n'est pas vrai, qu'ils existent, tout ce qu'ils pourraient faire, ce serait se pousser les uns les autres, s'entre-choquer peut-être, non certes produire un être ayant forme, figure, couleur et vie. Vous n'arrivez donc pas à expliquer la genèse d'un dieu immortel. [1,40] XL.- Voyons maintenant ce qu'il en est de la félicité. Sans la vertu, certes elle ne se conçoit en aucune façon; mais la vertu est agissante et votre dieu est inactif; il ne possède donc pas la vertu ni, par suite, la félicité. Quelle est donc leur vie? Une affluence de biens ininterrompue, dis-tu, sans que jamais un mal s'y joigne. Mais de quels biens sont-ils si riches? De plaisirs, je crois, de plaisirs se rapportant au corps, car vous n'en connaissez aucun qui n'ait son origine dans le corps et vous les ramenez tous au plaisir du corps. Je ne pense pas, Velléius, que tu ressembles à d'autres Épicuriens infidèles aux enseignements du maître. Certaines paroles d'Épicure les remplissent de confusion : il atteste qu'il ne connaît aucun bien qui ne soit lié aux plaisirs des sens, aux voluptés charnelles et il ne rougit pas de les énumérer. Quel aliment choisi, quelles boissons, quelles sortes de sons ou de fleurs, quels contacts, quelles odeurs employer pour inonder les dieux de volupté? Les poètes leur offrent des repas délectables, leur font verser à boire par Juventa ou Ganymède; et vous Épicure, que ferez-vous? Je ne vois pas d'où votre dieu pourrait tirer tous ces agréments, ni quel usage il en ferait. Les hommes sont donc mieux pourvus que les dieux par la nature pour vivre dans la félicité parce qu'ils sont capables de goûter un plus grand nombre de jouissances. Mais, diras-tu, il ne s'agit pas de ces plaisirs frivoles auxquels convient le nom de chatouillement des sens (j'use ici du terme qu'emploie Épicure). Jusqu'où pousseras-tu la plaisanterie? Mon ami Philon, lui aussi, ne pouvait souffrir que les Épicuriens se donnassent l'air de mépriser ces plaisirs faciles qui amollissent les âmes, son excellente mémoire lui permettait de citer mot à mot quantité de formules tirées des écrits d'Épicure, il en reproduisait ainsi beaucoup et de plus imprudentes qui sont de Métrodore, dépositaire de la sagesse épicurienne : ne reprochait-il pas à son frère Timocrate de mettre en doute que toute félicité eût sa demeure dans le ventre? Il l'a dit non pas une seule fois mais souvent. Je vois, Velléius, que tu n'y contredis pas, car tu connais les textes; si tu le contestais je les produirais. Observe que je ne m'en prends pas en ce moment à la doctrine qui ramène tout bien au plaisir, c'est une autre question, je montre que vos dieux ignorent le plaisir et que, par suite, aux termes mêmes de votre principe, ils ne peuvent pas non plus être qualifiés de bienheureux. [1,41] XLI. - Mais, dis-tu, ils n'éprouvent aucune souffrance. Cela suffit-il pour leur assurer cette abondance de biens que suppose une félicité parfaite? Un dieu, affirment les Épicuriens, ne cesse d'avoir dans l'esprit l'idée de son propre bonheur, il n'a aucune autre pensée qui l'occupe. Représente-toi donc, imagine que tu vois de tes yeux un dieu qui de toute éternité ne fait que se répéter à lui-même : «Comme je me sens bien ! comme je suis heureux !» Et encore je ne vois pas comment ce dieu, qui jouit d'une si grande félicité, peut ne pas craindre de périr alors qu'il est exposé sans nul répit à l'assaut des atomes, à des poussées, à des chocs incessants et que de lui-même des images se détachent de façon ininterrompue. Il n'est donc en réalité ni heureux ni éternel. Mais, objecteras-tu, Épicure a écrit des livres sur la religion, sur la piété envers les dieux. Quel est donc son langage dans ces livres? On croirait entendre un Tibérius Coruncanius, un Publius Scévola, l'un et l'autre grands pontifes, et non l'homme qui a sapé le fondement de toute religion, qui, tel Xerxès, a renversé les temples et les autels des dieux avec cette différence que Xerxès usait de la force des armes, Épicure de raisonnements. Pourquoi en vérité les hommes honoreraient-ils les dieux alors que les dieux non seulement n'ont pour les hommes aucune sollicitude particulière mais ne s'occupent d'eux en aucune façon, ne font exactement rien? Leur nature, insistez-vous, par sa supériorité, son excellence doit par elle-même attirer le sage et leur mériter son culte. Peut-il y avoir quelque chose de très relevé dans une nature qui se complaît dans sa jouissance, restera complètement inactive, l'est déjà et l'a toujours été? Quel culte pieux devons-nous à un dieu de qui nous n'avons rien reçu? Plus généralement que peut-il être dû à un être qui n'a jamais rien fait pour personne? La piété n'est pas autre chose qu'une justice rendue aux dieux, de quel droit attendraient-ils de nous quelque chose alors qu'il n'y a rien de commun entre eux et nous? La religion est la connaissance des devoirs que nous avons envers les dieux, pourquoi faudrait-il les trouver alors que nous n'avons rien de bon qui nous vienne d'eux, rien de bon à espérer d'eux, c'est ce que je ne conçois pas. [1,42] XLII. - Comment d'ailleurs les dieux pourraient-ils mériter notre respect en raison de l'admiration due à leur excellence, alors que nous ne voyons en eux rien d'excellent? Pour ce qui est de la superstition dont vous vous vantez d'avoir libéré l'humanité, c'était chose facile de la vaincre dès lors que vous retiriez aux dieux toute puissance d'agir. Penses-tu que Diagoras ou Théodore, qui niaient expressément l'existence des dieux, aient pu être superstitieux? Je ne crois que ce soit le cas même pour Protagoras qui refusait de se prononcer sur ce point. Les thèses soutenues par ces philosophes ne suppriment pas seulement la superstition dont l'élément essentiel est une vaine crainte des dieux, elles détruisent la religion et conséquemment le culte pieux qui leur est rendu. Voyons ! quand on dit que toutes les croyances relatives aux dieux immortels ont pour origine des fictions imaginées par d'habiles gens dans l'intérêt public, la crainte des dieux devant amener les hommes sur qui la raison n'a point d'empire à remplir leurs tâches convenablement, ne ruine-t-on pas la religion? Je te le demande, qu'en subsiste-t-il pour Prodicus de Céos, qui a soutenu qu'il fallait mettre les dieux au nombre des objets utiles à la vie humaine? Et les auteurs qui enseignent que l'on a divinisé après leur mort les hommes d'un grand courage, illustres ou puissants et que c'est là l'origine des êtres auxquels s'adresse notre culte, que nous invoquons et vénérons, ne sont-ils pas dépourvus de toute religion ! Cette théorie est tout particulièrement celle qu'a exposée Evhémère, notre poète Ennius l'a, entre tous les Épicuriens, suivi et a répandu ses idées. Evhémère indique le genre de mort des dieux et le lieu de leur sépulture. Est-ce là donner à la religion un appui ou la supprimer radicalement? Je ne dirai rien ici de la sainte et auguste Eleusis où sont initiés les humains des nations les plus lointaines; je passe également sous silence l'île de Samothrace et les mystères que célèbre une procession nocturne sous la protection d'un épais rideau d'arbres. Interprétés à la lumière de la raison ces rites traduisent une loi de la nature plutôt qu'ils ne renseignent sur ce que sont les dieux. [1,43] XLIII. - Démocrite aussi, je dois le dire, cet homme qu'il faut mettre au nombre des plus grands et à qui Épicure a emprunté l'eau servant à l'arrosage de son petit jardin, paraît fort peu sûr de lui-même quand il s'agit de la nature des dieux. Tantôt il prétend qu'il existe dans l'univers des images possédant un caractère divin, tantôt il dit que les éléments dont est formé l'esprit, répandus dans ce même univers, sont des dieux; ailleurs il donne ce nom à des images animées qui sont pour nous parfois bienfaisantes, parfois malfaisantes, ou encore à des images d'une grandeur telle qu'elles embrassent par dehors le monde entier, toutes inventions plus dignes de la patrie de Démocrite que de Démocrite lui-même. Qui, en effet, peut concevoir pareilles images, qui voudra les admirer, juger qu'elles méritent un culte religieux? Pour en revenir à Épicure, il a extirpé de l'âme humain jusqu'à la racine du sentiment religieux quand il a enlevé aux dieux leur caractère d'êtres secourables pouvant accorder aux hommes leur faveur; alors qu'il proclame l'excellence et la perfection de la nature divine, il lui dénie la bienveillance, c'est-à-dire précisément ce qui est la marque, le propre d'un être réellement supérieur et parfait. Quoi de meilleur, en effet, que la bienfaisance et la bonté? La refuser aux dieux comme vous le faites, c'est vouloir qu'il n'y ait pour aucun d'eux d'être cher tant parmi les hommes que parmi les dieux, qu'ils soient incapables d'aimer, incapables d'un sentiment tendre. Ce n'est donc pas seulement à l'égard des hommes, mais aussi à l'égard des autres dieux qu'ils professent une indifférence complète. [1,44] XLIV. - Combien mieux l'entendent les Stoïciens tant blâmés par vous ! A leur avis les sages ont de l'amitié pour les sages même inconnus d'eux. Rien, en effet, n'est plus digne d'amour que la vertu, nous chérirons donc qui la possède quelle que soit sa nature ---. Mais vous, quel mal ne faites-vous pas aux hommes quand vous traitez de faiblesse le désir de rendre service et la bienveillance ! Pour ne rien dire des dieux, de leur nature et de leur essence, croyez-vous vraiment que les hommes ne puissent être généreux et bienfaisants qu'à la condition d'être faibles? N'y a-t-il donc point entre gens de bien une charité naturelle? Le mot même d'amour d'où vient celui d'amitié nous est cher. Si c'est notre avantage personnel que nous recherchons dans l'amitié et non le bien d'une personne aimée, il ne faut plus parler d'amitié, il n'y a plus qu'une sorte de trafic où chacun cherche à gagner. Le bétail aime les prés et les champs de cette façon, il en tire profit, les hommes font de leur amour et de leur amitié un don gratuit. Combien plus ce doit être vrai des dieux qui n'ont pas de besoins, qui s'aiment entre eux et veillent sur les hommes. S'il n'en était pas ainsi pourquoi seraient-ils un objet de vénération? Pourquoi leur adresserions-nous des prières? A quoi bon des pontifes pour présider aux sacrifices des augures, pour prendre les auspices? Que signifient les souhaits, les voeux que nous demandons aux dieux d'exaucer. Mais, vas-tu me répéter, Épicure a écrit un livre sur le culte religieux. C'est raillerie de sa part et raillerie d'un auteur qui, à défaut d'esprit, ne manque pas d'effronterie. Quelle action la piété peut-elle avoir si les dieux n'ont aucun souci des affaires humaines? Et d'ailleurs comment un être animé peut-il n'avoir souci de rien? Posidonius, notre ami à tous, est assez dans le vrai quand, dans son cinquième livre sur la nature des dieux, il expose qu'Épicure ne croyait pas à l'existence d'êtres divins et que ce qu'il dit des immortels, il le dit pour ne pas se rendre odieux: il n'était pas assez insensé, en effet, pour s'imaginer qu'un dieu ressemble à un homme uniquement par les lignes du corps mais n'a aucune consistance, qu'il possède des membres, mais n'en fait aucun usage, que c'est un être sans épaisseur et translucide, qui ne fait rien pour personne, ne rend aucun service, parfaitement indifférent, totalement inactif. En premier lieu on ne conçoit pas l'existence de pareil assemblage de caractères. Épicure s'en rend compte et supprime la chose en gardant le mot. En admettant même, dirai-je ensuite, qu'il existe un dieu fait de telle sorte qu'il n'ait pour les hommes aucune bienveillance, aucun amour, eh bien ! je le déclare, je n'ai rien à démêler avec lui. Pourquoi lui demanderais-je de m'être propice, puisque selon vous bienveillance et amour sont marque de faiblesse?