[1,3,0] LETTRE III. LE ROI THÉODORIC A L’ILLUSTRE CASSIODORE, PATRICE. [1,3,1] Eloge du père de Cassiodore. [1,3,2] Ce qui est naturellement digne d’éloges se réjouit de sa propre honorabilité; bien que l’intégrité reconnue exerce un pouvoir réel puisqu’il engendre de hautes fonctions dans l’âme, car tous les bonnes choses sont liées à leurs fruits et il est impensable de ne pas récompenser la vertu; le sommet de mon opinion, néanmoins, est élevé car on peut constater que celui dont j’assure la promotion est doté d’un rare mérite. En effet, si le choix d’un homme juste se doit d’être impartial, ou le candidat d’un homme tempérant doté de réserve, celui qui a gagné l’accord de ses pairs par la vertu est évidemment destiné à toute récompense. Car quel plus grand honneur rechercher que de trouver un témoin de ses voeux, là où il n’existe pas le moindre soupçon. Certes, le verdict d’un souverain est uniquement constitué de ses actes, et une âme fortifiée par le pouvoir royal ne peut se plier à la flatterie. Bien sûr, il te faudra rappeler les actions intégrées dans ma conscience: quand tu te rendras compte que chaque fait est un instrument de plaisir pour mon esprit, tu recevras la récompense de ton labeur. Au début de notre règne lorsque le cœur des provinces flottait encore, tu as su détourner l’esprit des Siciliens d’un funeste entêtement et en leur évitant une faute, tu nous as exemptés nous mêmes de la nécessité de les châtier. Nommé par nous recteur de cette province, tu t’y es conduit en juge irréprochable n’opprimant personne par envie, n’élevant personne par faveur. Or si c’est partout chose difficile, c’est chose glorieuse dans sa patrie. Saine persuasion qui règle les choses sans une sombre vengeance ! Tu as évité une amende à une province, qui, de par sa loyauté, l’avait méritée. C’est là qu’en tenue militaire, tu as rendu la justice civile ; juge sans favoritisme, tu as pesé équitablement le droit public et le privé ; négligeant ton propre intérêt ; ne faisant aucun profit injuste, tu as convaincu les riches de bon caractère, sans donner place aux querelles, ni lieu au dénigrement. Dans un pays qui exporte rarement le silence et la patience, les voix de tes flatteurs ont combattu pour toi. Car nous savons par le témoignage de Tullius, combien les Siciliens sont naturellement querelleurs, ce qui les incite habituellement à accuser sans preuve leurs gouverneurs sur un simple doute. Mais je n’ai pas été satisfait de cette glorieuse réussite, je t’ai confié le poste de gouverneur de Lucanie et du Bruttium par crainte que ton pays natal ne bénéficie de la bonté à laquelle une autre province devrait avoir droit. Cependant, prodiguant ta loyauté habituelle, tu m’as incité à cet honneur même dont j’avais pensé pouvoir te rétribuer, tu as accru ma dette envers toi, alors qu’elle aurait dû disparaître. En toutes choses, tu t’es comporté comme un magistrat libre de toute erreur, n’écrasant personne par la rancune, ne favorisant qui que ce soit à cause d’avantages ou de flatteries. Comme cette réalisation est ardue dans tout pays, elle est pleine de gloire dans le sien propre. Il est inévitable que l’amitié conduise à la faveur, ou que des disputes continuelles engendrent la haine. J’ai encore plaisir à rappeler ce que tu as fait en tant que Préfet, une bénédiction des plus renommées pour l’Italie toute entière, quand tu as tout dirigé avec prévoyance et prouvé qu’il est très facile de prélever des impôts pour un magistrat honnête. Nul ne se plaint de ce qu’il paie sous une administration honnête, car un prélèvement correctement effectué n’est pas considéré comme une perte. Réjouis-toi maintenant de ta grâce et reçois doublement ton profit personnel, rejeté avec le mépris public. Car c’est un acquis glorieux que de recevoir l’approbation de ses concitoyens, et tes souverains bénéficient du fruit de tes mérites. Enhardi, donc, par cette louange si généreuse, je te confère, à juste titre, l’honneur du patriciat, afin que ce qui paraît aux autres une récompense, te semble seulement le paiement de tes services. A toi, le plus éminent des hommes, je souhaite triomphe et bonne fortune. Tu as contraint le cœur de ton souverain à cette confession : il est forcé d’admettre que le talent est en réalité ton bien. Que le ciel rende cet honneur perpétuel, car toutes les fois que je t’élève, je contracte envers toi une nouvelle dette. [1,4,0] LETTRE IV. LE ROI THÉODORIC AU SÉNAT DE LA VILLE DE ROME. [1,4,1] Elévation de Cassiodore au patriciat en récompense de ses mérites ; hauts faits des ancêtres de Cassiodore durant trois générations et de toute sa famille dont Héliodore. [1,4,2] 1. En vérité, Nous désirons, Pères Conscrits, que votre assemblée s’orne de la fleur de diverses dignités. Nous souhaitons accueillir dans les rangs du Sénat la liberté de l’esprit. Oui, une assemblée de ceux qui détiennent ces charges est un honneur pour le souverain, et tout ce qui peut vous apporter une heureuse satisfaction se verra à juste titre attribué à mon avantage. 2. Nous souhaitons avec passion qu'il y ait autant d'Astres de lumière dans votre assemblée, qu'il y a de sénateurs, puisque nous avons le pouvoir de les choisir à cette dignité ; nous ne voulons jeter les yeux que sur ceux qui ont des qualités nécessaires pour porter cette charge éminente ; Notre Félicité est achevée lorsque nous faisons rencontre de ces personnages, qui sont les Trésors des bonnes mœurs, et nous les considérons comme des objets dignes de l'honneur de notre Couronne, et des grâces de notre libéralité. 3. J’ai donc revêtu l’illustre Cassiodore, homme connu pour avoir occupé les plus hautes charges de l’Etat, de la dignité supérieure de Patrice : c’est ainsi que l’honneur d’une grande dignité proclamera les mérites de Notre représentant. Ce n’est pas un homme né par le jeu de la fortune dans un bonheur fragile, qui s’est envolé grâce à des promotions soudaines vers la plus haute dignité ; mais au contraire, comme les qualités s’améliorent continuellement, il est arrivé au sommet de la gloire par les diverses étapes des honneurs. 4. Car, comme vous le savez, son premier pas dans l’administration fut celui de Comte des Biens privés. Il ne s'acquitta pas en jeune homme de cette grande charge, qui semblait être au dessus des forces de son âge. On ne le vit jamais ni faire un faux pas, ni chanceler, comme il arrive assez ordinairement aux nouveaux Officiers qui manquent d'expérience. Il se conduisit toujours d’une manière à servir d’exemple. Il fut bientôt Comte des largesses sacrées, sa conduite fut si exemplaire qu’on lui conféra la dignité. 5. Que dire de l’ordre qu’il restaura dans les provinces ou rappeler les souvenirs de justice qu’il instaura entre des hommes de condition diverse ? Il vécut avec une telle intégrité qu’il établit à la fois l’impartialité de ses ordres et en donna l’exemple. Car un magistrat incorruptible est un excellent avocat du droit : il fait honte aux gens de mauvaise réputation. Car qui ne fuit pas le crime en voyant un complice en haut au tribunal ? C'est en vain qu'un ministre fait le sévère et le zélé pour la justice, lorsqu'il est lui-même esclave de l'avarice. Celui à qui une conscience sans tache ne donne pas d’autorité, n’a pas le talent de gouverner, puisque les excès se passent dans la peur uniquement quand on pense qu’ils offensent les magistrats. 6. Ayant pris l’habitude d’exercer sous le précédent roi , il vint à mon palais avec une réputation bien établie. Car vous vous souvenez, et aujourd’hui je vais vous rappeler certains faits récents, avec quelle modestie il s’est assis au sommet du Prétoire, quand on l’y a placé. Maintenu en cette haute position, à partir de là, il méprisa d'autant plus les vices de la réussite. 7. De fait, aucun don de fortune ne l’exalta ainsi, comme c’est le cas de nombreux, pour chausser les bottes du grand pouvoir ; au contraire il dirigea tout de façon juste et ne se rendit pas détestable à Notre Bienveillance. Il souhaita faire de grandes choses pour lui-même, tout en contenant sa grandeur dans les limites de sa modération. Car de là provient la meilleure preuve de son intégrité reconnue, le fait que, bien qu’un homme ait atteint le sommet, tous le jugent encore capables d’obtenir plus. Il unit heureusement les rentrées royales et le bonheur général, généreux envers le trésor et juste mais correct avec les personnes imposables. 8. La communauté fit alors l’expérience d’un homme d’honneur pour l’assemblée de Romulus ; un homme qui tout en restant modeste fit plus important que se couvrir de gloire, léguant à la postérité l’image de ses bonnes actions. Car lui qui peut succéder à des hommes de réputation a peur de mal faire. Comme vous le savez, alors, il fut terrible envers les fonctionnaires, doux envers les provinciaux, âpre à donner, n’acceptant qu’à regret, guidé par l’amour de la justice et la haine du crime. Un homme qui avait fait sien de renoncer aux biens d’autrui peut facilement respecter cette règle. Car le signe d’une âme indépendante est d’aimer l’avantage d’une bonne renommée et de haïr les biens provenant des procès. 9. Mais il n’y a que les personnes non apparentées aux nobles personnalités de son grand-père et de son père qui ont le droit de s’étonner de tels jugements. En vérité, une grande réputation fut attachée aux précédents Cassiodores. Bien que ce nom existe ailleurs, il appartient spécialement à cette famille. Une vieille souche, une race très appréciée, elle jouit d’une excellente réputation et ne s’est pas moins distinguée dans le Sénat que dans les Armées. Tous ceux de cette maison ont été remarquables par la richesse de leur taille et par la force et la souplesse de leur corps. 10. Le Père du candidat Cassiodore eut la dignité de Tribun et de Notaire, ou de Secrétaire d'Etat sous l'Empereur Valentinien III, honneur qui n'était alors accordé qu'aux personnages d'un mérite extraordinaire, parce que cette charge leur donnait entrée dans les Conseils de l'Empereur, et qu'ils avaient part à tous ses secrets, ce qui demande une vertu éprouvée, et une conduite irréprochable. 11. Et comme ceux qui se ressemblent en mœurs, ont du penchant les uns pour les autres, ce grand homme fut toujours lié d'une amitié fort étroite avec Aétius, et partagea avec lui ses glorieux travaux, pour le soutien de l’Empire. Aussi l’Empereur déférait-il à ses avis en toutes choses, à cause de son extrême sagesse, et des services importants qu'il rendait à l'Etat. Ce fut sur lui et sur Carpilion fils d'Aétius que ce Prince jeta les yeux, pour les envoyer en Ambassade vers Attila, Roi des Huns, dont les armes victorieuses faisaient trembler tout l’Empire. Il parût intrépide en présence de ce Prince devant qui tout l'Empire tremblait. Il méprisa ses regards terribles et menaçants, soutenu de la justice de sa cause. Il ne craignit point d'aller au devant des reproches de ce Conquérant, qui se laissait emporter à la fureur, et à la passion de se rendre maître de tout l'Univers. 12. Il trouva ce Roi féroce et bouffi d’orgueil mais il le rendit doux et traitable, et ce fut avec tant de force qu’il réfuta ses invectives et détruisit ses chicanes que ce Prince parut rechercher l’amitié de ce puissant Empire avec lequel il avait intérêt de ne point conclure la paix. La fermeté de Cassiodore fit concevoir une haute idée des ressources d’un Etat abattu par la crainte et l’on ne trouva plus faibles ceux qui paraissaient assez forts en employant de pareils Ambassadeurs. Il obtint une paix que l’on n’avait point espérée. Que l’on juge combien cette Négociation fut utile. On en recueillit le fruit avec une reconnaissance égale à l’ardeur avec laquelle on l’avait désirée. 13. La gloire de Cassiodore s’en accrut et juste estimateur d’un pareil service, l’Empereur le voulut récompenser par une augmentation de revenus Mais lui que sa modération naturelle rendait très riche n’aspira qu’après un repos honorable et demanda pour toute récompense qu’il lui fût permis de se retirer dans un lieu très agréable de l’Abruzze. Celui qu’il avait mis à couvert d un ennemi barbare ne put lui refuser le repos qu’il souhaitait et ce ne fut pas sans chagrin que l’Empereur vit son service abandonné par un homme qu’il avait reconnu si nécessaire à l’Etat. 14. Son aïeul, qui s'appelait Cassiodore, revêtu du titre d’Illustre qui ne pouvait pas être refusé à sa naissance, délivra la Sicile et l'Abruzze de l’invasion des Vandales, par sa valeur, et à la pointe de l'épée. On le vit ensuite tenir avec justice le premier rang dans ces provinces qu'il avait sauvées des mains d'un ennemi si cruel, et préservées d'une surprise si imprévue. C'est donc à sa valeur et à sa bonne conduite, que la République eut l'obligation, de ce que ces provinces si voisines d'Afrique ne devinrent point la proie de Genséric, dont Rome éprouva depuis la cruauté. 15. Mais la famille des Cassiodores s'était rendue recommandable dans l'Empire d'Orient. Il est constant qu’Héliodore que nous avons vu pendant deux fois neuf ans exercer dans cet Empire la Charge de Préfet du Prétoire était du même sang qu’eux. Cette Maison célèbre est entrée dans les deux Sénats de Rome et de Constantinople, ce qui la fait briller d un double éclat. Est-il une Noblesse plus étendue et plus considérable celle qui s’est trouvé digne d’illustrer l’un et l’autre Empire. 16. Cassiodore vécut avec toute la splendeur d’un premier Magistrat et toute la sécurité d’un particulier. Quoique la noblesse de son extraction le mit au dessus de tous, il savait gagner tous les cœurs en sorte que ceux qui par le droit de la liberté ne lui devaient pas être soumit étaient ceux qui dépendaient le plus de lui par le devoir de la reconnaissance qu’exigeaient les bienfaits qu’ils en recevaient continuellement. 17. Il jouissait d’ailleurs de si grandes richesses qu’il entretenait un bien plus grand nombre de chevaux que les Princes, mais la grandeur de sa fortune n’excitait point l’envie parce qu’il aimait à donner souvent et beaucoup. C’est pourquoi mon candidat arme et remonte tous les ans la Cavalerie des Goths. D’autant plus libéral qu’il l’est à titre héréditaire il donne lui même à la postérité les exemples qu’il a reçu de ses parents. 18. Notre considération pour lui m’a fait relater de tout ce qui précède dans l’ordre afin que chacun d’entre vous puisse comprendre que celui qui se résout à vivre avec des mœurs honorables peut renouveler la réputation de sa famille à ma cour. Et donc, Pères Conscrits, comme vous aimez honorez le bien, et puisque votre assentiment accompagne ma décision, votez favorablement l’élévation d’un homme qui a voulu le bien-être de tous. Car il s’agit plus d’un échange que d’une récompense ; en effet ceux qui vous ont honoré par des actions dignes d’éloges doivent être remerciés par un honneur réciproque. [1,5,0] LETTRE V. AU SÉNATEUR FLORIAN, LE ROI THÉODORIC. [1,5,1] Synthèse. [1,5,2] On ne doit pas engager éternellement des poursuites. Il faut trouver un moyen de parvenir à un havre de paix. C'est pourquoi, si les requérants nous ont à juste titre informés que la controverse sur la ferme de Mazenes avait été décidée légalement par le comte Annas, et qu’il ne semble pas y avoir de motif raisonnable pour interjeter appel, laissez s’accomplir la sentence de façon définitive et irrémédiable. Nous devons parfois sauver un homme enclin aux litiges de lui-même, tout comme un bon médecin ne peut pas permettre à son patient de prendre ce qui lui est dommageable.